Vatel (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 18 janvier 1825.

 

Personnages

 

VATEL, maître d’hôtel

CÉSAR VATEL, son fils

CANIVET, intendant

MANETTE, cuisinière

LARIDON, cuisinier

 

L’intérieur du laboratoire de Vatel ; par la porte du fond, on voit l’escalier qui conduit aux cuisines ; à la droite de l’acteur, les fourneaux, garnis de tout ce qui est nécessaire à la cuisine ; du même côté, la porte qui conduit au dehors ; à la gauche de l’acteur, et sur le premier plan, une porte qui conduit au cabinet de Vatel ; et sur l’autre plan, la porte qui conduit dans l’intérieur des appartements.

 

 

Scène première

 

CÉSAR, MANETTE

 

CÉSAR.

Entrez, Mademoiselle, entrez, n’ayez pas peur, mon père n’y est pas.

MANETTE.

En êtes-vous bien sûr, monsieur César ?

CÉSAR.

Certainement ; d’ailleurs, je suis ici chez moi, c’est mon cabinet de travail ; voilà mes ustensiles, mes livres et mes casseroles.

MANETTE.

Il est si méchant votre père !

CÉSAR.

Méchant ! non, il n’est point méchant, papa ; mais il est fier.

MANETTE.

Et pourquoi est-il fier ?

CÉSAR.

Manette, vous me demandez pourquoi ? parce qu’il s’appelle Vatel.

MANETTE.

C’est drôle ; car enfin, vous qui m’aimez, et qui n’êtes pas vaniteux, vous vous appelez aussi Vatel.

CÉSAR.

Oui, César Vatel, du nom de notre illustre aïeul.

MANETTE.

Ah çà ! mais qu’est-ce que c’était donc que cet aïeul ?

CÉSAR.

Ah ! c’était un malin, celui-là, un cuisinier de grande maison, qui a eu le bonheur de mourir la même année que monsieur de Turenne ! ça été une désolation dans toute la France. Mais, comme dit mon père, en étant son bonnet de coton : « Il n’y a rien à dire, il est mort au champ d’honneur. »

MANETTE.

Au champ d’honneur !

CÉSAR.

Oui. Son champ d’honneur à lui... la cuisine ! Un beau jour, le jour d’un grand dîner, comme aujourd’hui, la marée n’arrivait pas. Grand-papa Vatel s’est mis en colère ; il s’est cru déshonoré, comme si l’honneur tenait à quelques saumons de plus ou de moins ; il a pris son épée, il n’a fait ni une ni deux... et v’lan dans le cœur !

MANETTE.

Eh bien ?...

CÉSAR.

Eh bien ! il est mort ! et la marée est arrivée tout de suite après : voilà ce qu’il a gagné ! C’est une histoire bien connue, madame de Sévigné en parle. Je parie, Manette, que vous allez aussi me demander ce que c’était que madame de Sévigné ?

MANETTE.

Ma foi, je n’en sais rien.

CÉSAR.

Au fait, vous qui n’êtes qu’une petite cuisinière, vous ne pouvez pas connaître... Manette, madame de Sévigné était une maîtresse femme, une gaillarde qui écrivait des lettres toute la journée.

MANETTE.

Voyez-vous ça ?

CÉSAR.

Oui, mais des lettres un peu soignées, et puis des tas de lettres... douze volumes.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme.

Mon pèr’ me l’a dit.

MANETTE.

C’est unique.

CÉSAR.

Y en avait pour tous ses amis.

MANETTE.

Ç’aurait fait un’ fameus’ pratique
Pour la p’tit’ poste de Paris.

CÉSAR.

Sur rien ell’ faisait des histoires.

MANETTE.

C’est pas malin ! j’ connaissons ça,
C’est comm nous aut’s, dans nos mémoires,
J’en mettons toujours plus qu’y en a.

CÉSAR.

Enfin, Manette, voilà ce que c’était que madame de Sévigné et Vatel. Ce sont ces gens-là qui ont honoré le siècle de Louis XIV, ce siècle dont mon père parle toujours, car il est savant, mon père, il a fait des études.

MANETTE.

Vraiment ?

CÉSAR.

Oui, mais je crois qu’il aurait mieux fait d’être ignorant ; il se porterait mieux, et il n’aurait pas la tête détraquée ; car, je ne vous le cache pas, Manette, mon père a vraiment la tête détraquée.

MANETTE.

Il y a des moments où je le crois.

CÉSAR.

Quand une fois il s’est lancé dans ses grandes phrases, il n’y a plus moyen de l’arrêter ! il ne parle que par comparaisons ; il cite à chaque instant les Grecs et les Romains ; il mêle la littérature à la cuisine ; il fait de tout cela une macédoine à laquelle je ne comprends rien. Encore s’il était père, et s’il se laissait attendrir par mes prières ! Mais non ! Manette, nous ne serons jamais mari et femme.

MANETTE.

Qu’importe, pourvu que vous m’aimiez !

CÉSAR.

Dieu ! si je vous aime ! je ne pense qu’à vous : hier, j’en ai manqué une marengo et roussi une béchamel. Voilà-t-il une preuve !

MANETTE.

Qu’est-ce qu’il peut me reprocher, votre père ?

CÉSAR.

Tu n’es qu’une cuisinière bourgeoise, domestique du caissier de Son Excellence, qui demeure au quatrième ; et lui, Vatel, maître d’hôtel d’un ambassadeur, ne veut pas déroger... Dieu ! qu’est-ce que j’entends ? C’est mon père qui entre dans son laboratoire. Je me sauve.

MANETTE.

S’il me trouvait ici !

CÉSAR.

Dis que tu viens le consulter, ça flattera son amour-propre. Pour ce qui est de l’amour-propre, il en a à revendre, et il en met à toutes sauces.

Il se sauve.

 

 

Scène II

 

VATEL, MANETTE

 

VATEL, entrant d’un air sombre et rêveur.

Mon dîner ne me sort pas de la tête... il est là... il y est.

À Manette.

Qu’est-ce que vous faites ici ?

MANETTE.

Monsieur Vatel, c’est que mon bourgeois a aujourd’hui quelques amis, et je venais vous consulter.

VATEL.

Me consulter ! je n’ai jamais refusé mes conseils. À quoi servirait l’instruction, si nous ne la répandions pas dans les basses classes de la société ? Que voulez-vous ?

MANETTE.

Je voudrais faire des côtelettes à la minute.

VATEL, allant prendre une brochure.

Des côtelettes à la minute ! tenez, Manette, étudiez d’abord mon discours préliminaire sur les filets de mouton, page 32, filets sautés, filets piqués, filets marines. Lisez tout haut.

Voyant qu’elle hésite.

Est-ce que vous ne savez pas lire, Manette ?

MANETTE.

Non, Monsieur.

VATEL.

Elle ne sait pas lire ! il y a pourtant des gens qui font la cuisine, et qui ne savent pas lire ! et pourquoi, c’est qu’il est encore, dans Paris même, des personnes qui regardent la cuisine comme un métier. Je l’ai dit cent fois à M. le comte, tant qu’on ne l’apprendra pas par principes, tant qu’il n’y aura point de conservatoire, la France ne pourra pas former de jeunes cuisiniers. Il faut qu’elle y renonce.

Ôtant le livre des mains de Manette.

Rendez-moi ce livre, vous ne me comprendriez pas.

MANETTE.

Au fait, si c’est écrit comme ce que vous venez de dire, ça se pourrait bien.

Elle va pour sortir.

VATEL, la retenant.

Un instant, Manette, passons à un autre article. Parlez-moi franchement : vous veniez ici pour voir mon fils.

MANETTE.

Monsieur Vatel !...

VATEL.

Écoutez-moi, Manette. Je pourrais me laisser aller à quelques accès de colère qui m’échaufferaient le sang et me feraient manquer mon dîner, j’aime mieux vous parler le langage de la raison et du sentiment. Manette, c’est un père qui vous en supplie, ne détournez pas César de ses études, de ses travaux domestiques. Je le regardais hier, s’essayant sur un suprême... il a de la verve, du style, du génie, il peut aller... plus loin que moi. Mais que deviendra-t-il, hélas ! si l’amour anéantit toutes ses facultés intellectuelles ?

MANETTE.

Intellectuelles ! Et pour qui me prenez-vous ? Apprenez que, si M. César me recherche, c’est pour le mariage.

VATEL.

C’est justement ce qui me désespère. César est du sang des Vatel ; mais il en est le reste ; nous sommes fils et petits-fils de cordons bleus. Tu me diras, peut-être, que c’est le hasard qui fixe le rang ; je ne dis pas le contraire ; mais enfin pourquoi le hasard m’a-t-il donné une position sociale si élevée ?

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Hélas ! les destins t’ont placée
Chez un bourgeois ; c’est un malheur.
Moi, j’occupe un rez-de-chaussée
Dans l’hôtel de l’ambassadeur.
Ce mot doit suffire, je pense ;
Toi qui demeures presque aux cieux,
Tu dois savoir entre nous deux
Combien ils ont mis de distance.

MANETTE.

Hélas ! oui.

VATEL.

Elle est attendrie ! oui, tu es attendrie ! Eh bien ! alors, Manette, fais-moi le plaisir de t’en aller.

MANETTE.

Mais, monsieur Vatel...

VATEL.

Laisse-moi, te dis-je. Je tiens mon second service, il vient de me venir : le soufflé à la diplomate à gauche, et le pannequais à l’angle droit. Va-t’en, va-t’en. Quand je suis dans l’inspiration, il faut me laisser à moi-même. Ne vois-tu pas le dieu qui m’agite ?

MANETTE.

Ah çà ! quand il est dans cet état-là, il doit renverser toutes les casseroles. Voilà-t-il pas bien de l’embarras pour un mauvais dîner ! Je vais mettre mon pot-au-feu...

Elle sort.

VATEL.

Son pot-au-feu ! une expression comme celle-là me fait bouillir... de colère ! Ignoble pot-au-feu !

 

 

Scène III

 

VATEL, seul

 

Ma tête est brûlante, brûlante comme mes fourneaux ; un dîner de soixante couverts, un dîner diplomatique ! Vatel, il y va de ta gloire ! des diplomates, ça s’y connaît.

Air de Marianne.

Je sens toute mon importance,
Et je suis fier de mon talent,
Surtout quand je vois l’influence
Que les dîners ont à présent.
À qui la gloire ?
J’aime à le croire,
Au cuisinier
Qui sait bien son métier.
Un bon dîner
Peut nous donner
Beaucoup d’esprit,
Ou beaucoup de crédit.
Le dîner gouverne à la ronde ;
Partout ses droits sont reconnus,
Et la fourchette de Cornus
Est le sceptre du monde.

Au dernier dîner de l’ambassadeur d’Angleterre, on a parlé d’un mets autrefois en vogue, et dont la recette est perdue depuis soixante ans le pudding à la chipolata : ces messieurs ont ouvert un concours et proposé un prix à celui qui serait assez heureux pour retrouver ce secret ; mais je ne sais comment vaincre la difficulté ; car enfin raisonnons : le pudding est d’origine anglaise, et la chipolata d’origine italienne ; et pour fondre ces deux caractères, pour que la transition ne soit pas trop brusque, pour que la liaison ne soit pas heurtée, j’en approche ; mais je n’y suis pas encore ; c’est ça, et ça n’est pas ça. Mais si je ne peux risquer le pudding, tâchons aujourd’hui de nous surpasser nous-même. Mon premier service est bien, je suis content du style, c’est sévère ; mais il y a du grandiose, un grandiose qui convient à la circonstance.

Rêvant.

Si je remplaçais ma truite à la génoise par un brochet à l’indienne. Non,. ne changeons rien, le premier jet est le meilleur ; et si j’ai un défaut, c’est de vouloir toujours corriger. C’est fini, je n’y touche plus. Voyons, maintenant mon second service.

Il s’assied auprès du fourneau et compose.

Air : Je meurs d’amour, belle comtesse. (Fragment de Jeannot et Colin.)

Il écrit.

Poularde, ortolans, bécassine.

Cherchant.

Bécassine,
Rosbiff d’agneau près d’un jambon rôti,
Faisans truffés et galantine,
Timbale de macaroni.
Bien, jusqu’ici.
Puis de Nérac une terrine ;
C’est fort bien. Galantine,
Et terrine ;
Et puis, par un heureux mélange,
Croque-en-bouche au café, crème de chocolat ;
Un pouplin en regard d’un baba.
Une charlotte russe, et puis... ce n’est pas ça :
Une charlotte russe, un miroton d’orange.

Avec joie.

Le pouplin répond au baba,
Et la charlotte russe au miroton d’orange.
Ah ! c’est superbe ! c’est charmant !
C’est un chef-d’œuvre, assurément.

Il ne s’agit plus maintenant que de l’exécution. Holà ! quelqu’un. Laridon ! Laridon !

LARIDON.

Monsieur ?

VATEL.

Appelez messieurs les marmitons, et que toute la cuisine monte à l’office.

Laridon va à l’escalier qui conduit aux cuisines, il appelle les marmitons qui montent aussitôt.

 

 

Scène IV

 

VATEL, CÉSAR, LARIDON, CHŒUR DE MARMITONS

 

Tous les marmitons en entrant se rangent sur deux lignes à droite et à gauche du théâtre ; César est à la tête de la ligne de gauche, Laridon à la tête de la ligne à droite.

VATEL.

Messieurs, chefs, sous-chefs, aides, marmitons, tournebroches, gâte-sauces, vous avez travaillé hier toute la journée, vous avez passé la nuit sur vos fourneaux. Je veux bien maintenant vous dire pourquoi : M. l’ambassadeur donne aujourd’hui un grand dîner, un repas de soixante couverts ; je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, chacun fera son devoir : Monseigneur y compte, et moi aussi.

CÉSAR.

C’est convenu.

VATEL.

Silence, mon fils ; le premier sous-chef veillera aux entrées ; vous, Laridon, vous ne quitterez point la broche ; quant à César, à dater d’aujourd’hui, il passera aux gratins, et je lui confie une inspection générale.

CÉSAR.

Quelle faveur !

VATEL.

Tâche de t’en rendre digne. Quant à moi, Messieurs, je ne me place nulle part ; mais je serai partout, et vous me verrez toujours au feu.

Donnant un papier à Laridon.

Voici votre partie.

À César.

Mon fils, voici la vôtre.

LARIDON.

Monsieur Vatel...

VATEL, le regardant.

Qu’est-ce ?

LARIDON.

Je vous demande bien pardon, monsieur Vatel, si j’ose vous dire quelque chose.

VATEL.

Parlez, Monsieur ; je permets toutes les observations qui sont dans l’intérêt de l’art.

LARIDON.

Dans ma partie, au premier service, j’ai des grives et des foies gras en caisse, ça fait deux caisses à côté l’une de l’autre.

VATEL.

C’est juste, il y a pléonasme. Je vous remercie de la critique. Vous placerez, entre les deux, une escalope de lapereaux.

LARIDON.

Et en regard ?...

VATEL, rêvant.

En regard, un vol-au-vent de Macédoine. Voici un exemple, Messieurs : voilà un jeune homme qui raisonne, et qui se rend compte. Monsieur le chef, vous exécuterez mon plan à la lettre, et en même temps vous le ferez étudier à ces Messieurs. J’entends que demain on m’en fasse une analyse.

CÉSAR.

Oui, papa, on s’y conformera.

VATEL.

César, je vous ai demandé du silence. Cette journée, Messieurs, doit mettre le comble à notre gloire. J’en conviens, chaque peuple a son plat national. L’Angleterre est depuis longtemps célèbre, par son rosbiff. L’Italie est la terre classique du macaroni, de temps immémorial. L’Allemagne s’est illustrée par sa soupe à la bière, qui, soit dit entre nous, ne vaut pas le diable. La Russie nous montre avec orgueil sa charlotte. L’Espagne elle-même a son olla podrida. Mais que sont toutes ces fades productions, comparées aux chefs-d’œuvre de l’école française ?

CÉSAR.

Elles ne sont rien, mon père.

VATEL.

Mon fils, voilà la troisième fois que vous m’interrompez. Maintenant, Messieurs, descendez à l’étude.

Ils vont pour sortir.

 

 

Scène V

 

VATEL, CÉSAR, LARIDON, CANIVET, CHŒUR DE MARMITONS

 

CANIVET.

Arrêtez, Messieurs.

VATEL.

Eh mais ! que nous veut monsieur Canivet, l’intendant de Son Excellence ?

CANIVET.

Je viens vous prévenir, Messieurs, que je n’ai parlé ni à M. Vatel ni à Monseigneur du désordre d’hier ; mais si aujourd’hui le service ne se faisait pas mieux...

VATEL.

Que dites-vous ?

CANIVET.

Je ne veux dénoncer personne ; mais hier on a roussi une béchamel et manqué une marengo.

VATEL.

Et je n’en ai pas été instruit !... Vous avez eu tort, monsieur Canivet. Sans la discipline, il n’y a pas moyen d’administrer, et je dois commencer la journée par un acte de sévérité. Vous l’avez entendu, Messieurs, on a manqué un poulet à la marengo.

CÉSAR, à part.

Gare la bombe !

VATEL.

De plus, une béchamel a été roussie. Personne ne répond ; cette béchamel s’est-elle roussie toute seule ? J’atteste que le coupable ne restera pas une heure de plus dans les cuisines de Son Excellence.

CANIVET.

Que dites-vous ?

VATEL.

Je vous prie de le nommer, et à l’instant même...

CANIVET.

C’est impossible ; et quand vous saurez qu’il est dans votre propre famille...

CÉSAR.

Monsieur Canivet, les affaires de famille ne vous regardent pas.

VATEL.

Mon fils !...

CÉSAR.

De quoi se mêle-t-il ?

VATEL.

Quel soupçon !... serait-ce ?...

CANIVET.

Il n’est que trop vrai.

VATEL.

Mon fils est coupable ! malheureux père ! infortuné Brutus ! N’importe, j’ai dit qu’il fallait un exemple.

Aux marmitons.

Sortez.

LARIDON, s’approchant et d’un ton suppliant.

Monsieur Vatel...

VATEL.

Sortez tous, et qu’on me laisse avec lui.

César veut se sauver.

César, je vous défends de sortir. Monsieur Canivet, restez.

Tous les cuisiniers et marmitons défilent en silence.

 

 

Scène VI

 

VATEL, CANIVET, CÉSAR

 

VATEL.

Il est donc vrai, c’est toi, mon fils ?

CÉSAR.

Eh bien ! oui, je ne dis pas non ; jetais à l’ouvrage, j’ai entendu la voix de Manette, et j’ai tout oublié.

VATEL.

Quand je disais que cet amour-là lui ferait perdre son état !

CANIVET.

Mon cher Vatel, un peu d’indulgence.

VATEL.

Laissez-moi, monsieur Canivet. Vous ne savez pas ce que j’ai fait pour lui. Dès sa plus tendre enfance, il a sucé les principes et les morceaux les plus substantiels ! Pour les saines doctrines, je l’en ai nourri, je l’en ai farci ; je l’ai élevé à la brochette.

CÉSAR.

Mon père... pour qui me prenez-vous !

VATEL.

Tais-toi ! oui, je le redis encore, je t’ai élevé à la brochette. Et au lieu de me seconder dans mes importants travaux, au lieu de m’aider dans la recherche de ce pudding à la chipolata, de ce mets diplomatique qui m’absorbe depuis huit jours, tu ne penses qu’à ton amour, tu négliges tes études ; tu aurais pu devenir un artiste, tu ne seras qu’un fricoteur.

CÉSAR.

Mon père !...

VATEL.

Eh !...

CÉSAR.

Je vous passe le mot, parce que vous êtes en colère ; mais il ne faudrait pas recommencer.

VATEL.

Ah ! tu me menaces, tu perds le respect ; eh bien ! je te chasse.

CANIVET.

Monsieur Vatel, y pensez-vous !...

VATEL.

Oui, Monsieur, il faut un exemple.

À César.

Ôte ton couteau, ton tablier, ton bonnet de coton.

César quitte chaque pièce à mesure que son père le lui ordonne.

Dépose tes insignes. Je te dégrade ; tu n’est plus officier de la maison de Son Excellence.

CÉSAR.

C’est dit. Maintenant, je suis mon bourgeois.

VATEL.

Vous le voyez, il ne rougit seulement pas, tandis qu’à sa place, nos aïeux, jadis...

CÉSAR.

Ah ben oui !... si vous croyez que je vais faire comme grand-papa Vatel !

VATEL.

Tu n’es qu’un mauvais sujet ! un Joconde, un Lovelace. Est-ce bien là mon sang ? En vérité, Monsieur Canivet, il y a des moments où j’ose soupçonner madame Vatel.

CÉSAR.

Mon père, si je ne vous respectais pas... Mais, puisque me voilà à la réforme et sans appointements, ne pourriez-vous pas me donner le bien de ma mère ? je suis majeur.

VATEL.

Je te le donnerai, le bien de ta mère. Mange-le, chenapan, mange, puisque tu aimes mieux manger que de faire manger les autres. Adieu, tu m’as entendu ?

CÉSAR.

Oui, mon père, je suis destitué.

VATEL.

Ah ! mon cher monsieur Canivet ! il me fera mourir de chagrin. Mais, oublions mes douleurs domestiques ; avant que d’être père, je suis maître d’hôtel. Venez, je vais vous communiquer mon plan.

Ils entrent dans la chambre à gauche.

 

 

Scène VII

 

CÉSAR, seul

 

Il est fou, mon père ! et c’est bien heureux pour lui ; car s’il n’était pas fou, il serait bête. Oh ! oui, il le serait. Mais je l’aime, mon père, je le respecte, mais je ne respecte pas ses préjugés. Pourquoi veut-il qu’un cuisinier soit insensible ?

Air de Céline.

L’amour au foyer de la broche
Souvent alluma son flambeau ;
Jadis, tranquille et sans reproche,
Je ne pensais qu’à mon fourneau :
Mais quand, tout entier à l’ouvrage,
Des réchauds je bravais l’ardeur,
Le fou qui brûlait mon visage
A pénétré jusqu’à mon cœur.

 

 

Scène VIII

 

CÉSAR, MANETTE

 

MANETTE.

Ah ! vous voilà, monsieur César ? J’ai une bonne nouvelle qui me fait bien de la peine.

CÉSAR.

Qu’est-ce donc ?

MANETTE.

Mon bourgeois a changé d’idée ; il va dîner en ville.

CÉSAR.

Chez un de ses amis ?

MANETTE.

Non ; chez un ami de sa femme.

CÉSAR.

C’est la même chose. Eh bien ! qu’est-ce que cela vous fait ?

MANETTE.

Cela me fait, que je m’en vais être libre toute la soirée, et que si vous n’étiez pas retenu ici par votre père, et par le repas de M. l’ambassadeur, j’aurais quelque chose à vous proposer.

CÉSAR.

N’est-ce que cela ?... Je suis libre comme l’air.

MANETTE.

Que voulez-vous dire ?

CÉSAR.

Que je viens d’être destitué à l’instant même : c’est comme un fait exprès. Moi, j’ai toujours eu du bonheur.

MANETTE.

Ah ! que je suis contente ! parce que je viens d’inviter deux ou trois de mes bonnes amies, Rose et Eulalie, que vous connaissez.

CÉSAR.

Eulalie en sera ?

MANETTE.

Et si vous voulez être des nôtres ?...

CÉSAR.

Je le veux bien.

MANETTE.

Ah ! mon Dieu ! j’y pense maintenant, et je suis bien fâchée de vous avoir invité, parce que c’est moi qui ferai le dîner ; et vous qui êtes un élève de votre père, vous qui avez du talent, je n’oserai jamais...

CÉSAR.

Laissez donc. Est-ce que vous croyez que je suis difficile ? J’aime bien mieux la cuisine bourgeoise que la cuisine paternelle.

MANETTE.

Dame ! je ferai de mon mieux. Mais dites-moi toujours ce que vous voudriez.

CÉSAR.

Ce qui vous plaira.

MANETTE.

Non, Monsieur ! Je veux savoir ce que vous aimez mieux.

CÉSAR.

Quelle bonté ! quelle douceur ! quelle femme j’aurais là ? Eh bien ! Manette... Cette pauvre fille, il ne faut pas lui demander quelque chose de bien difficile. Un miroton, une blanquette : les premiers éléments.

MANETTE.

N’est-ce que cela ?

CÉSAR.

Sans doute. Vous sentez bien que je n’irai pas vous demander des coulis, des friteaux, des mets diplomatiques ; et, comme dit mon père, des puddings à la chipolata.

MANETTE.

Comment dites-vous ?

CÉSAR.

Pudding à la chipolata. C’est un gâteau anglais-italien, que papa voudrait servir à son dîner de grands seigneurs. Mais il a beau chercher, absent.

MANETTE.

Eh bien ! je serai plus habile que lui ; je vous traiterai en grand seigneur, je vous en donnerai un.

CÉSAR.

Comment ! Manette, vous savez ce que c’est ?

MANETTE.

Je me rappelle très bien ce nom-là, pour n’avoir jamais pu le prononcer.

CÉSAR.

Pudding à la chipolata.

MANETTE.

Mais j’avais une tante qui possédait la recette. C’est ce qui lui valu d’être enlevée par un cuisinier anglais.

CÉSAR.

Diable ! s’il en est ainsi, ne dites ce secret-là à personne ! Je n’ai pas envie qu’on vous enlève avec la recette.

MANETTE.

Oh ! ne craignez rien, ça n’est pas difficile. Cependant, je ne pourrai guère le faire dans ma petite cuisine.

CÉSAR.

Pourquoi pas ici ? sur un fourneau particulier ?

MANETTE.

D’autant plus qu’il y a là tout ce qu’il faut.

Air : Dormez donc, mes chères amours.

Premier couplet.

Mais il me faut encore ici
Du rhum, du madère.

CÉSAR, lui donnant ce qu’elle demande.

En voici.

MANETTE.

Des raisins, du macaroni.

CÉSAR.

Le ciel ensemble nous destina
À fair’ l’amour et la cuisine.
Dans notre hymen que d’heureux jours !

Il prend un soufflet pendant que Manette travaille.

En soufflant l’ feu j’ pourrai toujours
Parler ainsi de nos amours.

MANETTE.

Soufflez, soufflez,
Ne parlez pas, soufflez toujours.

Deuxième couplet.

CÉSAR.

Quels beaux yeux et quel bras charmant !

MANETTE.

Cela prend figure, vraiment.

CÉSAR, lui prenant le bras.

Grâce à notre double talent,
Vivre ensembl’ nous s’ra bien facile.

MANETTE.

Tenez-vous donc, restez tranquille.

CÉSAR.

Quand l’hymen charmera nos jours,
À quel moyen avoir recours,
Pour que rien n’éteign’ nos amours ?

MANETTE.

Soufflez, soufflez,
Soufflez, Monsieur, soufflez toujours.

ENSEMBLE.

Soufflez toujours.
Soufflons toujours.

On entend appeler du dehors.

Manette ! Manette !

MANETTE.

C’est Eulalie qui m’appelle pour mettre le couvert. Tenez, prenez ma place. Tournez de temps en temps, et puis laissez sur le feu... voilà comme faisait ma tante.

Elle sort en courant.

 

 

Scène IX

 

CÉSAR, seul

 

C’est drôle... c’est pourtant elle qui m’apprend... C’est comme une histoire que je lisais l’autre soir : Sargines, ou l’Élève de l’Amour. L’amour ! c’est si bien inventé. D’abord ça embellit tout, même ce ragoût-là, qui sans cela n’aurait pas trop bonne mine. C’est noir en diable, et je ne sais pas où elle a été chercher des combinaisons comme celle-là. Mais enfin, puisqu’elle dit que c’est bon, j’ai confiance ; et ça sera toujours comme ça dans notre ménage ; elle me fera avaler tout ce qu’elle voudra.

 

 

Scène X

 

CÉSAR, à droite, à son fourneau, VATEL et CANIVET, sortant de la chambre à gauche

 

VATEL, tenant une casserole à la main.

Vous êtes donc content de mes dispositions ?

CANIVET.

C est à merveille ; je ne crains pas de le dire, mon cher Vatel, ce dîner-là est ce que vous avez fait de mieux.

VATEL.

Mon cher monsieur Canivet, que vous me faites de joie en me parlant ainsi ; vrai, ça m’était nécessaire ; il faut bien que la gloire me dédommage un peu de mes chagrins domestiques. J’avais tellement besoin de me distraire, que moi-même je me suis mis à l’ouvrage, et voilà un plat que j’ai travaillé : c’est tout bonnement une capilotade de volaille ; mais la main du maître y a passé, et je vous prie de la faire placer devant Monseigneur.

CANIVET.

Soyez tranquille. Vous croyez donc qu’on peut commencer le service ?

VATEL.

Attendez.

Il va à l’escalier des cuisines et crie :

Laridon ! Où en est la première division ?

LARIDON, répondant de l’intérieur.

On est en mesure ; on n’attend plus que le signal.

VATEL, tirant sa montre.

Cinq heures et demie.

Revenant à l’escalier, et criant :

Attention, Messieurs, chacun à son poste ; aux fourneaux !

On entend répéter dans l’intérieur des cuisines à différents intervalles : Aux fourneaux ! aux fourneaux !

et qu’on commence à dresser.

CANIVET.

C’est bien. Je me rends dans la salle à manger, où je vais tout disposer.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

VATEL, CÉSAR, toujours à son fourneau

 

VATEL, regardant César.

Qui est-ce qui est là ? qui est-ce qui fricotte encore quand j’ai ordonné qu’on dressât le dîner ? Ah ! c’est toi, César ?

CÉSAR.

Oui, Monsieur, je travaille.

VATEL.

Tu travailles ?

CÉSAR.

Ne faut-il pas que je fasse mon dîner ? J’espère que la discipline n’ordonne pas que je meure de faim ?

VATEL.

Ça ne va pas jusque-là.

CÉSAR.

Mon père, vous m’obligez à vous dire que ce n’est plus de votre ressort ; mêlez-vous de votre dîner.

VATEL.

Quelque soufflé, des crèmes, des blancs-mangers, du marivaudage.

CÉSAR.

Je me lance dans la composition. Ceci est un plat de notre invention, à mademoiselle Manette et à moi.

VATEL.

Toujours mademoiselle Manette.

CÉSAR.

Mais, mon père...

VATEL.

Tais-toi, César.

LARIDON, entrant.

Monsieur, la première division est prête.

VATEL.

Vous dresserez cette capilotade, et vous la ferez mettre en ligne. Allons, Messieurs de la seconde division. Eh bien ! est-ce qu’on ne m’entend pas ? J’y vais moi-même. La seconde division en avant !

Il descend avec Laridon dans les cuisines.

 

 

Scène XII

 

CÉSAR, seul

 

C’est ça ; voilà mon père qui triomphe. Il ne sait plus où donner de la tête ; c’est son bonheur.

Regardant du côté des cuisines.

Voilà-t-il des plats ! en voilà-t-il ! et ce n’est qu’une division. Ils ne pourront jamais manger tout cela ; tandis que nous, qui n’avons qu’un seul ragoût, et encore je n’en ai pas grande opinion. Dieu ! quelle idée !... un de plus, un de moins, ils ne s’en apercevront pas sur la quantité, et ça fera une fameuse surprise pour notre dîner. Personne ici, en avant la malice... c’est un tour de page... les pages et les marmitons ont toujours été pour la malice.

Il prend le plat que Vatel avait laissé sur la table.

On vient... je me sauve, et je reviens dans l’instant reprendre notre pudding.

Il sort en courant par la porte à droite.

 

 

Scène XIII

 

VATEL, LARIDON, arrivant des cuisines

 

VATEL.

Laridon, vite mon habit.

LARIDON.

Le voici.

VATEL ôte son tablier et passe son habit à la française.

Mon chapeau, mon épée.

LARIDON.

Voilà...

Il la lui donne.

VATEL.

Mon épée...

La regardant avant de la prendre.

l’épée de Vatel... du grand Vatel... l’héritage de mes pères !

En ce moment tous les marmitons, portant chacun un plat, passent des cuisines dans l’intérieur des appartements, et défilent en silence ; les regardant.

Quelle activité ! et pourtant quel silence ! Dieu ! que ces préparatifs sont imposants ! le quart d’heure qui précède le combat est plus terrible que le combat lui-même. Allons, l’affaire va commencer ; le sort en est jeté. À la grâce de Dieu ! Quel état que le nôtre ! jamais un moment de repos ; car on dîne tous les jours. Et comment la gloire nous récompense-t-elle ? le poète du moins peut revivre dans ses vers, le peintre dans ses tableaux, le sculpteur dans ses statues ; mais les chefs-d’œuvre du cuisinier, plus ils sont parfaits et moins il en reste, et notre gloire, fugitive comme l’appétit, n’a pour elle que la mémoire de l’estomac, plus ingrate encore que celle du cœur.

 

 

Scène XIV

 

VATEL, CANIVET, UN DOMESTIQUE

 

CANIVET.

Eh bien ! monsieur Vatel, qu’est-ce que vous faites là ? Vous ne savez donc pas ce qui arrive ?

VATEL.

Qu’y a-t-il donc ?

CANIVET.

Apparemment que vous n’avez pas bien examiné votre menu.

VATEL.

Mon menu... si vous vouliez dire mon plan.

CANIVET.

Enfin, ce sera ce que vous voudrez ; mais il manque un plat, et le service est incomplet.

VATEL.

Y pensez-vous ? Moi, un service incomplet ! un service borgne ! c’est comme si vous disiez que M. Racine a fait des vers faux. Voyez plutôt mon brouillon, mon manuscrit.

CANIVET.

Il ne s’agit pas de cela ; il manque un plat au centre, juste devant Monseigneur.

VATEL.

Et cette capilotade que j’ai esquissée moi-même.

CANIVET.

Elle n’y est pas, et, à quelque prix que ce soit, il nous faut un trente-deuxième plat.

VATEL.

Un trente-deuxième plat !... mais non, c’est impossible. Monsieur Canivet, je vous en supplie, attendez un instant, et prenez pitié de moi, ma tête n’y est plus ; il faut qu’on m’ait trompé, qu’il y ait eu du désordre dans la marche, quelque fausse évolution. Je cours aux cuisines.

Il sort tout effaré.

 

 

Scène XV

 

CANIVET, UN DOMESTIQUE

 

CANIVET.

Ce pauvre Vatel ! il en perdra la raison, et il ne sait plus ce qu’il fait. Eh mais !... qu’est-ce que je vois dans ce fourneau ?

Il s’approche du fourneau de César.

Eh parbleu ! voilà son trente-deuxième plat.

Au domestique.

Allons, Lafleur, un plat, vite.

Le domestique donne un grand plat ; Canivet verse la casserole dans le plat.

Portez tout de suite, et placez-le en face de Monseigneur, entendez-vous, et ne perdez pas de temps.

Le domestique sort en emportant le plat.

 

 

Scène XVI

 

CANIVET, VATEL

 

VATEL, accourant.

C’est fait de moi, je ne le trouve pas.

CANIVET.

Rassurez-vous, monsieur Vatel, il est retrouvé.

VATEL.

Ah ! je respire !

CANIVET.

Il était là.

Montrant le fourneau.

VATEL.

Où, là ? sur le fourneau de César ? et vous l’avez ?...

CANIVET.

Je l’ai envoyé.

VATEL.

Ô ciel !

À part.

Un ragoût de mademoiselle Manette !

CANIVET.

Qu’avez-vous donc !

VATEL.

Rien. Il vaut mieux que vous ignoriez toujours...

À part.

Un mets roturier sur la table de Monseigneur !

Haut.

Allez monsieur Canivet, je vous en conjure, empêchez...

CANIVET.

Impossible, c’est servi.

VATEL.

C’est servi ! je suis perdu, déshonoré ! Monsieur, je ne survivrai pas à un pareil affront.

CANIVET.

Allons donc, vous êtes fou.

VATEL.

Je connais le sang qui coule dans mes veines, et je sais ce qui me reste à faire ; laissez-moi, monsieur Canivet.

CANIVET.

Mais, mon pauvre Vatel !...

VATEL.

Laissez-moi, vous dis-je ; j’ai besoin d’être seul !...

CANIVET, en sortant.

En voilà un à qui l’amour de son art fera tourner la tête.

 

 

Scène XVII

 

VATEL, seul

 

Oui, le dessein en est pris. Quand je récapitule mon existence depuis le premier chapitre jusqu’à la dernière page, il n’y a plus qu’une manière d’en finir, pour que la fin réponde au commencement. J’étais jeune encore quand la révolution est venue renverser toutes les fortunes et toutes les tables ; les premiers cuisiniers de Paris portèrent à l’étranger les trésors de la science et leurs plus belles inventions ; la béchamel s’était réfugiée en Allemagne, et la fricassée de poulet est passée en Angleterre. Je voulus du moins que la capilotade de volaille restât à la France, et que, dans un temps subversif de tout principe, la cuisine fût la seule qui, grâce à moi, conservât les saines doctrines. J’illustrai le Directoire, que je fis surnommer le Lucullus des gouvernements. – On ne parle plus de ses actions ; on parle encore de ses dîners. Et c’est lorsque j’allais être proclamé primus inter pares, c’est dans ce moment qu’un revers imprévu vient détruire ma réputation, et ce n’est pas seulement dans ma patrie, c’est presque aux yeux de l’Europe que je vais recevoir un pareil affront ; c’est en présence des ambassadeurs d’Espagne, de Suède, de Russie ! Que diront les Suédois ? Ah ! cette journée-ci sera ma bataille de Pultawa ! et j’y survivrais ? Non, mon aïeul m’a tracé mon devoir, et pour moins que cela, jadis ! Oui, je le vois, je l’entends ; c’est lui qui me fait signe.

Ôtant son chapeau.

Vatel, mon aïeul, que veux-tu ? tu m’appelles ? Ne vous impatientez pas, mânes de mes aïeux, je suis à vous dans la minute.

Il va pour détacher son épée de sa ceinture ; en ce moment, on entend Laridon qui crie : Monsieur Vatel !

 

 

Scène XVIII

 

VATEL, LARIDON

 

LARIDON, dans l’intérieur.

Monsieur Vatel, monsieur Vatel !

Entrant et dans la plus grande joie.

Gloire à vous !

VATEL.

Gloire à moi ?

LARIDON.

Oui, tous les convives sont dans l’enchantement. C’est surtout le dernier plat, celui qu’on avait mis devant Monseigneur.

VATEL.

Quoi ? le dernier ?

LARIDON.

Il a ravi tous les suffrages... l’ambassadeur d’Angleterre y est revenu trois fois.

VATEL.

Trois fois ! ô noble lord !

LARIDON.

Il n’en reste plus ! tout a été enlevé, et tout le monde prétend que c’est le véritable pudding à la chipolata que vous seul avez retrouvé.

VATEL, troublé.

Moi ! il se pourrait ! j’ai peine à comprendre mon mérite... Oh ! que la gloire est souvent inexplicable !

 

 

Scène XIX

 

VATEL, LARIDON, CÉSAR, MANETTE

 

CÉSAR, entrant avec Manette par la porte à droite.

Venez, venez, je l’ai laissé là sur le fourneau. Eh bien ! où est-il donc ?

MANETTE.

Il n’y est plus, notre gâteau.

VATEL.

Dieu ! c’était son ouvrage !

À César qui veut lui parler.

Mon fils, taisez-vous.

CÉSAR.

Que je me taise ?

VATEL.

Vous saurez pourquoi.

CÉSAR.

Est-ce que vous consentez à notre mariage ?

VATEL.

Non, sans doute. Mais taisez-vous, et ne déshonorez pas votre père.

CÉSAR.

Moi, mon père ! le ciel m’en préserve !... Qu’est-ce qu’il y a donc ?

 

 

Scène XX

 

VATEL, LARIDON, CÉSAR, MANETTE, CANIVET, UN DOMESTIQUE, portant sur un grand plat une branche de laurier

 

CANIVET.

Mon cher Vatel, j’accours vous rassurer. Votre modestie seule vous faisait douter du succès. Monseigneur est enchanté, et, détachant les lauriers d’un jambon de Mayence, il m’a chargé de vous les apporter.

VATEL, s’inclinant.

Quel honneur !

CANIVET.

Bien plus, l’ambassadeur de Danemark voulait vous prendre à son service. Il offrait même quarante mille francs, que Monseigneur a refusés.

VATEL.

Je remercie Monseigneur, il sait m’apprécier.

CANIVET.

Mais apprenant que vous aviez un fils, M. l’ambassadeur propose de l’emmener en Danemark, moyennant douze mille francs d’appointements.

VATEL.

Il se pourrait ! eh bien ! César, qu’en dis-tu ?

CÉSAR.

Mon père, j’y songerai.

CANIVET.

L’ambassadeur n’y met qu’une seule condition, mon cher Vatel ; il exige que, demain chez lui, vous fassiez un pareil pudding à la chipolata.

VATEL, à part.

Ah ! mon Dieu !

MANETTE.

Quoi ! c’était...

CÉSAR.

Vous ne me disiez pas...

VATEL.

Silence, mon fils, point d’explication.

CÉSAR.

Au contraire, c’est qu’il en faut : si Manette n’est pas ma femme, elle gardera sa recette, et adieu les honneurs.

VATEL, à voix basse.

Tais-toi, et laisse agir ton père ; le talent ennoblit tout à ses yeux, et où il y a du mérite, il n’y a plus de préjugés. Viens, Manette, viens, ma fille.

MANETTE.

Quoi ! monsieur Vatel, vous consentez...

VATEL.

Oui, sans doute : mais dis-moi, avant tout, qu’as-tu ajouté tantôt à ce pudding ?

MANETTE.

Du macaroni et de la purée de marrons.

VATEL.

C’est juste, voilà la transition, la liaison qui me manquait, et un pareil secret entre mes mains... Mon fils, elle peut maintenant entrer dans la famille, elle apporte une assez belle dot.

 

 

Scène XXI

 

VATEL, LARIDON, CÉSAR, MANETTE, CANIVET, UN DOMESTIQUE, TOUTE LA CUISINE

 

Tous les cuisiniers et marmitons se placent au coté droit du théâtre. Vatel est sur le devant à gauche, et César à son côté.

VATEL.

Messieurs, je vous présente le maître d’hôtel de l’ambassadeur de Danemark.

Laridon se prosterne devant César, et lui baise la main.

Et toi, mon fils, mon cher César, rends-toi digne des hautes fonctions auxquelles tu es nommé. Tu vas dans un pays neuf, César ; le Danemark est bien en arrière dans la science culinaire : c’est à loi d’y semer, d’y faire germer les bonnes doctrines ; ne donne dans aucun excès ; marche d’un pas ferme entre les doubles écueils de l’incuit et du trop cuit ; sois sage dans les assaisonnements ; sois modéré dans les épices, et surtout ne porte jamais le poivre jusqu’au fanatisme. Adieu, mon fils, encore une fois adieu. Embrasse-moi, César ! n’oublie jamais que tu es du sang des Vatel ; et, dans quelque situation que tu te trouves, aie toujours présentes devant les yeux la mort de ton aïeul et la vie de ton père.

Chœur général.

Air du chœur des chasseurs dans Robin des bois.

VATEL, à César.

Mon cœur paternel
Te rend ses bonnes grâces ;
Va suivre les traces
Du grand Vatel.

CHŒUR.

Son cœur paternel
Te rend ses bonnes grâces ;
Va suivre les traces
Du grand Vatel.

MANETTE.

Il faut qu’ tout l’ monde vive ;
Et quand ce couvert
À plus d’un convive
Ce soir est offert,
Qu’un bravo propice
Accueill’ chaqu’ service,
Pour que l’auteur puisse
Avoir son dessert.

CHŒUR.

Qu’un bravo propice
Accueill’ chaqu’ service.
Pour que l’auteur puisse
Avoir son dessert.
Tra, la, la, la, la, la,
La, la, la, la, la.

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