Marguerite de France (Gabriel GILBERT)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, en 1640.
Personnages
HENRY II, Roi d’Angleterre
ÉLÉONOR, Reine d’Angleterre
HENRY, fils du Roi
MARGUERITE, fille de France, et femme de Henri fils
HONFROY, lieutenant du Roi
PENBROK, ministre d’État
CAMBRIDGE, ministre d’État
BÉLINDE, confidente de la Princesse
SUFFOLK, capitaine des gardes
QUELQUES SOLDATS
La Scène est en Angleterre, dans le camp du Roi.
À MADAME LA DUCHESSE D’ÉGUILLON
MADAME,
Si Marguerite de France voit une seconde fois la Lumière, c’est à vous à qui elle en a l’obligation ; c’est par votre commandement qu’elle sort du tombeau, et que les Muses la font revivre. Les traverses et les disgrâces de sa première vie lui auraient justement fait appréhender de revoir le monde ; si je ne lui eusse fait espérer que vous lui serviriez d’asile, et que vous ne l’abandonneriez pas après l’avoir fait naître. Elle n’aura rien à craindre si vous devenez sa protectrice ; personne n’osera l’attaquer, et son père ne sera pas en peine de prendre les armes pour sa défense. Elle eut autrefois assez de force toute seule pour vaincre la Fortune ; mais à présent elle reconnaît sa faiblesse, et confesse qu’elle a besoin de vôtre secours. Elle est si généreuse, qu’elle rougirait de demander de l’assistance à une autre : mais elle sait qu’il n’y a point de honte d’implorer celle de la Vertu. Si vous considérez, Madame, la personne qui vous parle, vous trouverez qu’elle est digne de la faveur qu’elle vous demande ; bien qu’elle contre plusieurs Rois dans sa race, la grandeur de sa Naissance, est ce qui est de moins grand en elle, et son Rang est beaucoup au dessous de ses Perfections. Elle a les grâces du corps avec les avantages de l’Esprit ; mais quelques rares qualités qu’elle possède, elle ne laisse pas d’être votre inférieure ; et tout ce que l’on admire en elle, n’est que l’ombre de ce que l’on voit reluire en vous. C’est avec grande raison, Madame, que chacun vous contemple comme un miracle de la Nature, et comme un Chef-d’œuvre de la Sagesse : la Fortune qui est son esclave, est aussi la votre, et l’Envie même se tait en votre faveur, pour laisser parler la Renommée ; Elle dit de vous, ce qu’elle n’a jamais dit de personnage, et publie hautement que vous êtes Parfaite. Toutes vos actions sont des preuves de cette vérité, et par vos hautes Vertus, vous montrez bien que vous êtes digne Nièce du Grand Cardinal de Richelieu, de qui la vie donnera de l’étonnement à la postérité ; qui fait vois un Héros en notre siècle qui n’a point au son semblable dans les siècles passés, et dont les Poètes mêmes ne nous ont pas laissé l’idée. Mais il ne m’appartient pas de parler d’un sujet qui est au dessus des plus sublimes pensées, et des plus riches expressions, non plus que de vous, Madame, ma raison se perdrait parmi des lumières si éclatantes : souffrez donc que mes respects et mon silence me tiennent lieu d’éloquence et d’esprit, et que ne pouvant parler dignement de vous, il me soit permis au moins de vous admirer et de me dire,
MADAME,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
G. G.
ACTE I
Scène première
LE ROI, HONFROY, CAMBRIDGE
LE ROI, parlant à Honfroy.
Va, généreux Honfroy, visite mon armée,
Que le son de l’airain, qu’il rend animée,
Bannisse des soldats la crainte et le sommeil,
Que chacun soit armé, qu’au lever du Soleil
Je puisse voir mon camp en état de combattre,
Et de mes ennemis le grand orgueil abattre,
En leur faisant sentir mon bras victorieux :
Va donc, sans plus tarder, et reviens en ces lieux.
Honfroy, s’en va et le Roi continue.
Que ce ciel sans clarté, et cette nuit profonde
Qui de son voile obscur enveloppe le monde,
Est un parfait Tableau de l’état où je suis ;
Mon esprit accablé de tristesse et d’ennuis,
Parmi le bruit d’un camp cherche la solitude.
CAMBRIDGE.
Sire, quittez ces soins, et cette inquiétude,
Votre esprit généreux les devrait étouffer,
Vous allez au combat, mais c’est pour triompher.
LE ROI.
Ce n’est pas seulement des soins d’une bataille
Que mon cœur agité maintenant se travaille,
Mon esprit de tout temps nourri dans les hasards
Pourrait-il redouter les orages de Mars ?
Moi qui dans les périls ai su naître la victoire,
Craindrais-je que mon fils me fût ravir ma gloire ?
Qu’un jeune Audacieux me vienne faire la loi,
Lui qui n’a rien de grand que d’être issu de moi,
Qui connaît ma prudence, et qui sait mon courage,
Qui sous moi de la guerre a fait l’apprentissage,
Pour témoins avec lui de mes faits redoutés
J’ai des peuples vaincus, et des Rois surmontés :
J’ai joint à mes États des nations entières,
Des bords de l’Océan j’ai borné mes frontières,
Et jusques dans le ciel porté le nom Anglais ;
J’ai vaincu les Bretons, les rebelles Gallois,
Le peuple de Northumbrie à ma puissance cède,
Et les fiers habitants qu’arrose la Tuède,
Les cruels Irlandais du monde séparés,
De montagnes, de mers, puissamment remparés,
Ces sauvages sans lois soumis à mon Empire,
Suivent celles enfin que je leur veux prescrire.
Ma valeur est connue en cent climats divers,
Et mon nom glorieux vole par l’Univers.
Mais tandis que je prends des Villes, des Provinces,
Et que j’assujettis des Peuples et des Princes,
Un injuste Tyran s’empare de mon cœur,
Et rend captif celui qui fut toujours vainqueur ;
Je le confesse, Amour, à ta gloire, à ma honte,
Je cède à ton pouvoir, ta force me surmonte :
Mais, quelque mal qu’on souffre en l’empire amoureux,
Je ne me plaindrais point de mon sort rigoureux,
Si de quelque autre objet mon âme était charmée,
Je bénirais le trait dont elle est entamée.
Devais-tu me traiter, cruel, comme tu fis ?
En me faisant aimer la Femme de mon Fils,
Si je la baissais, j’aurais l’âme inhumaine :
Mais l’amour qui m’enflamme est pire que la haine ;
La Tamise fait voir sur ses bords fréquentés
Tant de soleils naissants, tant de jeunes Beautés
Que je pouvais aimer, et sans peine et sans crime
Sans offenser mon sang, sans ternir mon estime :
Les appas criminels sont sur moi tant puissants,
Et je suis insensible aux appas innocents :
Mais si ma flamme aussi n’était pas criminelle,
Je n’aurais pas donné mon cœur à la plus Belle.
Fille du grand Louis, bel Astre des Français,
Tu viens de ta lumière éclairer les Anglais
Pour accomplir du ciel la fatale ordonnance,
Et pour assujettir l’Angleterre à la France :
De me vaincre jamais elle n’eût le bonheur,
Le sort à tes beautés réservait cet honneur :
Ce qu’un Héros n’a peu, leur éclat l’a su faire,
Ton œil est plus puissant que le bras de ton père,
Les lys de ton beau teint, tes charmes, tes appas
Me font sans résister mettre les armes bas.
Ô miracle d’amour, ô divine Marguerite !
Vante donc ta puissance, exalte ton mérite ;
Des Princes et des Rois sont au-dessous de moi,
Je leur donne des lois, et je les prends de toi :
Je n’acquis de l’honneur que pour croître ta gloire,
Tu gagnes, me vainquant, la dernière victoire.
Je sais bien qu’en aimant ce Chef-d’œuvre des Cieux,
Reine, à mon sang, je me rends odieux :
Que ma flamme offensant mon fils et mon épouse,
Rend celui-ci rebelle, et fait l’autre jalouse :
Que l’on m’accusera de violer ma foi :
Mais le puissant objet qui me donne la loi
Ôtant à ma raison le pouvoir de me luire,
Veut qu’à ses volontés je me laisse conduire.
Venez donc Saint Hymen, honneur et piété
Avec moi rendez, tous hommage à la Beauté,
En vain à ses attraits vous feriez résistance,
Car la Nature en eux mit toute sa puissance.
Mais ce n’est pas assez de me laisser charmer,
Si je n’ai le secret qui me peut faire aimer.
Enseigne-moi, Cambridge, un trait de ton adresse
Qui range à mes désirs l’esprit de la Princesse,
En vain sans la gagner, et sans plier son cœur,
Aujourd’hui de mon fils je serais le vainqueur.
CAMBRIDGE.
Sire, pour la gagner et contenter vos flammes
Il ne faut qu’observer quel est l’humeur des femmes.
De quelle passion leur cœur est combattu,
Ce n’est pas le mérite et la haute vertu,
La fleur de la beauté, celle de la jeunesse,
Qui peuvent captiver l’esprit d’une Maîtresse :
Les pompes, les grandeurs, l’éclat des dignités
De ce sexe superbe, ont les sens enchantés
Il n’aime que la gloire, après il soupire,
Et ne chérit rien tant qu’un Sceptre et qu’un Empire :
S’il aime les honneurs, ils le peuvent gagner.
Pour voir donc la Princesse à vos vœux se soumettre,
C’est un bandeau Royal qu’il lui faudra promettre ;
Dites que sur le Trône on la verra monter ;
C’est par là seulement qu’il la faudra tenter.
Vous la verrez ainsi mener à ce seul nom de Reine,
Par là vous en aurez la conquête certaine.
C’est l’unique moyen qui vaincra sa rigueur,
Et votre Diadème est le prix de son cœur.
LE ROI.
J’aimerais beaucoup mieux qu’elle eût pour ma personne
L’Amour qui allumerait l’éclat d’une Couronne.
CAMBRIDGE.
N’aurez-vous pas toujours ce que vous désirez ;
Votre Couronne et vous n’étant point séparés,
L’on ne peut aimer bon, que l’on n’aime aussi l’autre :
Après tout, son vouloir se doit régler au vôtre :
Et puisque vous tenez ce Trésor en vos mains,
Vos désirs amoureux ne peuvent être vains.
LE ROI.
Je la révère trop pour la vouloir contraindre,
Mon cœur, sans soupirer, ne pourrait l’ouïr plaindre,
Et si sa belle bouche aux reproches s’ouvrait
De mille traits mortels elle le percerait,
Cette même beauté, ce même œil qui m’enflamme
M’inspire avec ces feux le respect dedans l’âme,
Ne me flatte donc point d’un absolu pouvoir,
Car c’est par la douceur que je la veux avoir :
L’Amour en s’agenouillant avec cette belle
Lui donna le pouvoir qu’un sceptre eût pour elle,
Je ne puis me servir de mon autorité,
Je suis maître des Lois, et esclave de sa Beauté :
Je pourrais toutefois posséder la Princesse,
En qualité d’Épouse, et non pas de Maîtresse,
En vain l’on tente un cœur que l’honneur a fait sien,
Et l’amour sans Hymen n’en obtient jamais rien.
Je l’entretiens aussi d’une amour conjugale,
Et pour offrir prétendre à ma couche Royale,
Elle sait qu’elle vient d’un assez noble sang.
CAMBRIDGE.
Mais elle sait aussi qu’un autre tient ce rang.
LE ROI.
Quand on me verrait faire un divorce avec elle,
Ce ne lui serait pas une chose nouvelle,
Et je ne ferais rien qu’à l’exemple d’autrui :
Un Roi l’eût fait, je le puis après lui,
Je devrais redouter mon Fils plus que la Reine,
Mais je puis à mes Lois le soumettre sans peine,
Étant comme je suis, et son Père et son Roi,
Je suis aussi son Juge, il doit subir ma loi.
À nul mortel pour moi je ne dois rendre compte :
Mais j’aperçois Penbrok, et je ne puis sans honte
Lui parler de l’objet qui me tient arrêté,
Mon aveugle désir craint sa sûreté ;
Ce prudent Gouverneur de mes jeunes années,
Par ses sages conseils a fait mes destinées.
Puisque l’âge le rend contraire à mes Amours,
Parlons ici de la Guerre, et changeons de discours.
Dans le soin inquiet, dont mon cœur se travaille,
Dans le point où je suis, de donner la bataille,
Penbrok, pour mon honneur que me conseilles-tu ?
Scène II
PEMBROK, LE ROI, CAMBRIDGE
PEMBROK.
Sire, ce que serait votre propre vertu,
Ce que la Nature aussi voudrait que fût un Père,
S’il pouvait l’écouter plutôt que sa colère.
LE ROI.
Quoi ! si mon fils rebelle a fait un attentat
Contre ma personne, et contre mon État,
Puis-je pas justement punir un tel outrage ?
Il croit que ma valeur soit éteinte avec l’âge,
Et qu’il pourra changer mon Trône en un cercueil ;
Mais pour humilier son détestable orgueil,
Je n’ai que trop de force, et trop de hardiesse,
La fureur fait en moi ce qu’eût fait la jeunesse,
Elle rend à mon bras sa première vigueur,
Et m’appelle au combat pour en sortir vainqueur.
PEMBROK.
Je veux que la Victoire, en déployant ses ailes,
Vous prépare un triomphe et des palmes nouvelles,
Que vos fiers ennemis soient dans peu déconfits,
Au rang de vos vaincus mettrez-vous votre fils ?
Voulez-vous le couvrir de honte et de misère ?
LE ROI.
Un fils peut bien, sans honte, être vaincu d’un père.
PEMBROK.
Un père, en le vainquant, n’acquiert donc point d’honneur.
Sire, s’il est ainsi, votre insigne valeur,
Doit fuir un combat, où la triste victoire
Ôte au vainqueur son prix, et ravale sa gloire.
LE ROI.
Encore que ce combat me soit peu glorieux,
Je veux pour retenir les esprits factieux
Remettre à la raison ce courage rebelle,
Et par son châtiment rendre chacun fidèle
Étouffant en naissant ces monstrueux projets,
Je mettrai le respect au cœur de mes sujets,
Chacun par cet exemple aura soin de me plaire,
On craindra d’irriter le feu de ma colère,
Si je n’épargne pas jusqu’à mon propre sang,
Pour maintenir l’État, et conserver mon rang.
PEMBROK.
À qui vous doit le jour, ôterez-vous la vie ?
LE ROI.
Non.
PEMBROK.
Empêcherez-vous qu’elle lui soit ravie ?
Dans les champs de la mort, en l’ardeur du combat,
Pourrez-vous retenir la rage du soldat,
Et de l’aveugle Mars les fureurs inhumaines ?
Du sang de votre fils rougirez-vous ces plaines ?
Avec trop de regret vous verriez son trépas ;
Aussi le juste Ciel ne le permettra pas ;
Loin de faire fleurir la paix dans l’Angleterre,
Sa défaite et sa mort rallumeraient la guerre,
Si des corps des Français ces champs étaient semés,
Bellone en renaîtrait avec des hommes armés.
Les peuples belliqueux et de Seine et de Loire,
Avecque leur Monarque ambitieux de gloire
Qui recherche en tous lieux matière à sa valeur,
Viendrait vous attaquer avec juste couleur,
Lui qui delà les Mers fut chercher des conquêtes,
Qui voulut triompher des vents et des tempêtes,
Qui prit pieusement la querelle des Cieux,
Et porta ses vertus jusqu’ dans les Saints lieux,
Abandonnerait-il, et sa fille et son Gendre ?
Verrait-il les Français au sépulcre descendre,
Et plaindre tristement leur destin malheureux,
Sans apaiser de sang leurs Mânes généreux ?
Sa guerrière vertu de la vôtre jalouse,
Jadis vous affronta dans les Champs de Toulouse,
Et si son grand renom, l’éclat de ses hauts faits,
Vous fit lors prudemment incliner à la paix,
Si vous la fîtes donc avec le Roi de France,
N’ayant à soutenir que sa seule puissance,
Il est plus à propos de la faire aujourd’hui,
Le Prince, votre fils, s’étant joint avec lui.
LE ROI.
La victoire m’attend, elle m’est assurée.
PEMBROK.
Au lieu de violer l’alliance jurée,
Entretenez l’accord fait avec les Français,
Songez que la Justice est la force des Rois,
Que leur Trône a pour base une vertu si belle,
Et que votre valeur n’est qu’un vice sans elle.
En rendant aujourd’hui l’Épouse à son Époux,
Rendez à votre fils ce que l’on doit à tous :
Si vous rompiez le nœud d’un si saint Hyménée,
Contre les lois du Ciel et votre foi donnée,
Rome avec raison bientôt fulminerait,
Et le Tibre en fureur qui se déborderait ;
Et son fils aîné prenant part à l’outrage
Loin droit avec la Seine, et le Rhin et le Tage ;
Oui, contre vous l’Europe armerait tous ses Rois,
Chacun d’eux dès longtemps jaloux de vos exploits,
Voyant avec frayeur votre Empire s’étendre,
Voudrait vous voir réduit au point de vous défendre,
Et faire sous le fais ployer votre vertu.
Sire, écoutez ce mal.
LE ROI.
Cambridge, qu’en dis-tu ?
CAMBRIDGE.
Ces timides conseils, et ces terreurs Paniques,
Sire, offensent à tort vos vertus héroïques,
Si vous eussiez vécu dans un lâche repos,
Vous n’eussiez pas atteint la gloire des Héros,
Non, sans ce grand courage, et cette hardiesse,
Vous ne seriez encore que Duc de Normandie :
Vous ne porteriez pas le Sceptre des Anglois,
Vous n’eussiez pas rangé l’Irlande sous vos lois,
Et votre bras domptant, Mortemer et Malcaulme,
De quatre grands États n’eût pas failli un Royaume.
Dans le degré d’honneur où vous êtes monté,
Votre nom est partout fameux et redouté,
Au bruit de vos exploits toute l’Europe tremble,
Que l’Empire des Lys tous ces peuples assemble,
Et joigne à son parti les autres Potentats,
Vous serez un Rempart pour couvrir vos États,
Votre haute valeur n’a rien qui la surmonte,
On ne peut l’attaquer sans perte ni sans honte,
Plus elle a d’ennemis, plus elle acquiert d’honneur :
Mais un lâche toujours appréhende un malheur.
PEMBROK.
Tu nommes lâcheté le bon sens, la prudence :
Oui, Sire, j’ai parlé selon ma conscience,
Quand j’ai voulu porter votre esprit à la paix.
LE ROI.
Qu’on ne m’en parle plus.
PEMBROK.
Ah ! Sire, je me tais.
Scène III
LE ROI, LA REINE
LE ROI.
Mais j’aperçois la Reine : elle vient pour se plaindre,
Qu’une femme jalouse est une chose à craindre,
Ô Dieu que celle-ci me cause de tourment !
Elle est le seul obstacle à mon contentement :
Qui vous amène encor ? que voulez-vous, Madame ?
LA REINE.
Comme vous honorant, et comme votre femme,
Comme ayant part, Monseigneur, dans tous vos intérêts,
Voyant de votre camp les funestes apprêts,
Voyant la larme à l’œil, la fatale journée,
Qui du Père ou du Fils bornant la destinée,
Rendra leur nom horrible à la postérité,
Je viens représenter à votre Majesté,
Qu’elle ne peut gagner qu’une infâme victoire,
Et qu’elle a peu de soin de conserver sa gloire.
LE ROI.
À l’augmenter encor je mets tout mon souci.
LA REINE.
Ce n’est pas en avoir quand on agit ainsi,
Que l’on n’est point touché de raisons ni de larmes.
LE ROI.
Une juste fureur me met en main les armes,
C’est avec trop d’orgueil qu’on choque mon pouvoir,
Je dois donner des lois, non pas en recevoir,
Et je dois châtier un ingrat, un perfide.
LA REINE.
De votre propre Fils ferez-vous l’homicide ?
Tremperez-vous vos mains dans votre propre sang ?
LE ROI.
Non, mais je maintiendrai la splendeur de mon rang,
L’on ne me peut blâmer dedans cette aventure,
C’est moi qu’on vient troubler.
LA REINE.
Vous avez fait l’injure.
LE ROI.
On en doit accuser ce traître désormais.
LA REINE.
Mais si son Mariage est le nœud de la paix,
Puisque vous le rompez, vous commencez la guerre.
LE ROI.
Il cherchait un prétexte, et vient en Angleterre,
Poussé d’ambition, non pas de l’amour,
Il ne tend qu’à me ôter la lumière du jour,
Il veut me voir périr au milieu des alarmes,
Il a perdu la honte, et lorsqu’il prend les armes,
Il ne fait que trop voir ses crimes à chacun.
LA REINE.
Au contraire, il les prend pour en empêcher un.
LE ROI.
Il ne respecte plus, ni son Roi, ni son Père,
C’est pourquoi désormais, je ne le considère
Que comme un Fils ingrat, un rebelle vassal.
LA REINE.
Ajoutez donc encore, comme un fâcheux Rival.
LE ROI.
Ses soupçons mal fondés par dans votre fantaisie,
Logent dans votre sein l’infâme jalousie.
LA REINE.
Fuyez un lâche amour, cessez de m’offenser,
Je ferai ces soupçons, vous les verrez cesser ;
Mais c’est avec raison, si je parais jalouse,
Peut-on mettre en mon lit une seconde Épouse ?
Avant que mon trépas ait mis la Cour en deuil,
Avant qu’on ait conduit mon corps dans le cercueil,
Le descendrai du Trône afin qu’une autre y monte,
Quoi ! je pourrais survivre un moment à ma honte,
Avant que d’accomplir ce funeste dessein,
Venez, venez plonger un poignard dans mon sein,
Contentez votre amour, contentez votre envie :
Mais en montrant l’honneur, privez-moi de la vie.
LE ROI.
Apaisez-vous, Madame, et retenez vos pleurs.
LA REINE.
Vous, arrêtez plutôt le cours de mes malheurs,
Par ce qu’il tient mon âme à la vôtre enchaînée,
Par le sacré respect qu’on doit à l’Hyménée,
Par le saint nom d’Épouse, et si ce n’est assez,
Pour détourner le coup dont vous me menacez,
Que ces gages d’amour sortis de notre couche,
Qu’au moins nos chers enfants, que votre sang vous touche.
LE ROI.
Rien ne peut empêcher ce que j’ai résolu,
Je suis ensemble Père, et Monarque absolu,
Et qui ose irriter doit craindre la tempête.
LA REINE.
Un Monarque plus grand tonne sur votre tête,
Quiconque est criminel doit craindre son pouvoir,
Puisque vous méprisez l’honneur et le devoir,
Que ce cœur tout brûlant d’amour est de colère,
Mêle une haine impie à sa flamme adultère ;
Enfin puisque les noms, et de Père et d’Époux,
Si saints chez les mortels ne peuvent rien sur vous,
Que rien ne vous retient de faire une injustice ;
J’ai déjà vu le crime, et prévois le supplice,
Le ciel qui reconnaît votre injuste rigueur,
Pour vous mieux châtier vous endurcit le cœur ;
Sa justice au péché veut égaler la peine,
Et vous acheminant où la fureur vous mène,
Vous fera voir bien tôt pour comble de malheur,
Parricide, ou vaincu, sans vie, ou sans honneur.
Allez donc, violez le Droit et la Nature,
Hâtez-vous d’enfanter cette horrible aventure,
Servez-vous de la nuit pour un dessein pareil,
Allez, n’attendez pas le lever du Soleil.
LE ROI.
Sa colère impuissante, avec son faux présage,
Loin de me retenir m’irrite davantage,
De cet esprit jaloux je recevrai la loi,
Elle craint pour mon sang, mais bien moins que pour soi.
Elle craint justement que je la répudie :
Mais puisqu’elle m’outrage, et qu’elle est si hardie,
J’irai pour ce sujet rechercher le passé :
Si ma femme et mon fils m’ont tous deux offensé,
Si contre tous les deux ma haine est légitime,
Je puis aimer sans honte, et puis vaincre sans crime,
Être Amant et Mari, Père et Victorieux,
Sans attirer sur moi la colère des Cieux.
Scène IV
LE ROI, HONFROY, PENBROK
LE ROI.
Eh bien ! témoigne-t-on une assurance grande.
HONFROY.
Les troupes de l’Écosse, et celles de l’Irlande,
Sire, ont grossi le Camp, et l’ont rempli d’espoir,
Chacun est disposé de faire son devoir,
De forces et de cœur votre armée est pourvue.
LE ROI.
Je m’en vais l’animer encore par ma vue.
PENBROK.
Ô Ciel ! dans le besoin inspire notre Roi,
Et banni de ces lieux les maux que je prévois.
ACTE II
Scène première
LA PRINCESSE, BÉLINDE
LA PRINCESSE.
Bélinde, dans le ciel je vois déjà l’Aurore,
Et mon fidèle Époux n’arrive point encore,
M’avais-tu pas promis qu’aux premiers feux du jour,
Je verrais en ces lieux l’objet de mon amour ?
Si je ne puis souffrir une si longue absence,
Devrait-il pas avoir la même impatience ?
Ne doit-il pas m’aimer puisque qu’il est mon Époux ?
BÉLINDE.
Madame, il doit dans peu se rendre auprès de vous ;
Lui-même adoucira vos passions cruelles :
Bien qu’un Amant soit prompt, que l’Amour ait des ailes,
Ils ne sauraient marcher que sur les pas du temps ;
Mais l’un et l’autre enfin rendront vos vœux contents.
LA PRINCESSE.
Que l’espoir d’un grand bien cause d’inquiétude !
Que son retardement est une chose rude !
L’impatiente ardeur qui me donne la loi,
Fait que tous les moments sont des siècles pour moi :
Mais mon cœur craint d’ailleurs, il se plaint, il soupire.
BÉLINDE.
Madame, que craint-il ?
LA PRINCESSE.
Il craint ce qu’il désire.
Bien que je brûle, hélas ! de revoir ce vainqueur,
Cet adorable Époux, qui règne dans mon cœur ;
Que sa douce présence ait borné mon envie ;
Elle m’est toutefois moins chère que sa vie.
Le Roi plus que jamais me paraît irrité,
Et son fils dans ce camp n’est pas en sécurité.
BÉLINDE.
Il peut, sans nul danger, passer d’un camp à l’autre,
Et sa tenue n’est pas plus sûre, que la vôtre ;
Puis, il n’y doit venir qu’en habit déguisé,
Et ce déguisement rend son dessein aisé :
Le Comte de Suffolk, jusqu’ici vous l’amène,
L’escorte qu’il lui fait, vous doit tirer de peine.
LA PRINCESSE.
Mais, m’y dois-je fier ?
BÉLINDE.
Il est homme d’honneur.
LA PRINCESSE.
Il tient entre ses mains ma vie et mon bonheur :
Dans un dessein si grand et de telle importance,
On ne saurait avoir assez de défiance.
BÉLINDE.
Votre Altesse le sait, ce n’est pas d’aujourd’hui,
Que Suffolk m’a donné quelque pouvoir sur lui ;
En vous obéissant, il sait qu’il me peut plaire :
Pour moi, je le connais généreux et sincère ;
Quand on a sa parole, on en doit faire état ;
Et puis en vous servant, il croit servir l’État.
LA PRINCESSE.
Pourquoi tardent-ils tant ?
BÉLINDE.
C’est votre impatience,
Qui les fait accuser de peu de diligence :
Modérez cette crainte, et ce ardent souci.
LA PRINCESSE.
Aïe, le lever du Soleil ils devaient être ici.
BÉLINDE.
Vous voyez qu’il commence à peine sa carrière,
Et ne répand encore qu’une ombre lumière.
LA PRINCESSE.
Dois-je craindre le jour, et dans l’obscurité
Témoigner mon amour et ma fidélité ?
En traitant en secret des flammes légitimes,
Faut-il voir les vertus agir comme les crimes ?
BÉLINDE.
Il faut céder au temps, pour être enfin heureux :
Le sort n’est pas toujours injuste et rigoureux ;
Pour le bien et le mal, la Fortune est changeante.
LA PRINCESSE.
Je vois, pour mon malheur, qu’elle devient constante ;
Elle a fait un Tyran d’un équitable Roi,
Il apprend pour me perdre à violer sa foi :
Hélas ! quand il jurera cette illustre alliance,
De la Couronne Anglaise, et de celle de France,
Et que mon Fils, et Moi, par un accord si doux,
Prîmes les sacrés noms, et d’Épouse et d’Époux,
Qu’on nous joignît tous deux du saint nœud d’Hyménée ;
On ne comptait encor que ma treizième année ;
Le Prince était aussi d’un âge presque égal ;
Incapables tous deux de l’amour conjugal,
Et des pures ardeurs d’un chaste mariage :
Mais, puisqu’il ne voit plus nul obstacle dans l’âge,
Que n’accomplît-il donc cet illustre traité,
Fait avec tant de joie, et de solennité ?
Depuis un lustre entier il cherche des excuses ;
Le temps qui fait tout voir, à découvert ses ruses,
L’on connaît son dessein, l’on sait trop quel il est,
Et que j’ai ce malheur, que ma beauté lui plaît :
Le crime est dans son cœur, et parle par sa bouche ;
En voulant de son Fils déshonorer la couche,
Il tâche à triompher de ma pudicité,
Et veut des fleurs de Lys souiller la pureté :
Il flatte ses désirs d’une infâme victoire,
À me ravir l’honneur, il met toute sa gloire :
Ô France ! o mon Époux ! ô ciel ! ô ma pudeur !
Avant que de complaire à sa brutale ardeur,
Mes yeux seront couverts d’éternelles ténèbres,
Et les siens ne verront que mes pompes funèbres.
BÉLINDE.
Quoi ! son amour doit-il vous être suspect ?
Et voudrait-il passer les bornes du respect ?
Pourrait-il outrager la Beauté qu’il adore ?
LA PRINCESSE.
Plus cet honneur est grand, plus il me déshonore :
Plus il est complaisant, humble, et respectueux,
Et plus il me fait voir ses feux incestueux.
Mes vertus en tremblant reçoivent son hommage.
Et d’un voile de feu me couvrent le visage.
Ah ! Bélinde abusée : Et quoi ! ne vois-tu pas,
Qu’il tend à mon honneur ces funestes appas ?
BÉLINDE.
Il faut contre la ruse employer la prudence ;
Et de peur qu’il ne passe à quelque violence,
S’il voyait mépriser sa personne, et ses vœux,
Il faut feindre, Madame, et complaire à ses feux :
Souffrez qu’il vous en parle, et qu’il vous importune :
Les Rois, et les Amants, l’Amour, et la Fortune,
Peuvent malaisément supporter un mépris,
De leurs plus hauts souhaits ils s’estiment le prix :
À l’abord la douceur leur sert comme d’amorce ;
Mais étant inutile, ils sentent de la force ;
Sachant l’amour du Roi, redoutez son pouvoir.
LA PRINCESSE.
Faut-il dissimuler, et trahir mon devoir ?
Pour augmenter encore les soupçons de la Reine,
D’un discours complaisant cacherai-je ma haine ?
Cèlerai-je au Tyran ce que j’ai dans le sein ?
Fomenterai-je un crime, en flattant son dessein ?
Pour sauver mon honneur, ferai-je un acte infâme ?
Fournirai-je toujours d’aliment à sa flamme ?
Et croissant son espoir ainsi de jour en jour,
Ferai-je éclore un Monstre, avec son amour ?
BÉLINDE.
On peut dissimuler de peur qu’un mal n’arrive.
LA PRINCESSE.
Faut-il qu’avec moi la vertu soit captive ?
Qu’elle ne puisse plus agir en liberté ?
Ô rigoureuse loi ! dure nécessité !
BÉLINDE.
Il faut que de vos pleurs la source enfin s’étanche ;
Votre époux dans son camp fait voir l’écharpe blanche ;
Les favoris de Mars, les généreux Français,
Font ondoyer les Lys dans les champs Anglais :
Mettez votre espérance en ces foudres de guerre,
À qui le Ciel promet l’Empire de la terre,
Et qui rendront un jour par leurs faits glorieux,
De l’Aigle et du Croissant, leurs Rois victorieux.
LA PRINCESSE.
C’est un seul contre dix.
BÉLINDE.
Chacun d’eux en vaut mille.
Au lieu de vous troubler, d’une âme plus tranquille,
Attendez que l’Amour, et ces braves Guerriers,
Couronnent votre Époux de Myrthe, et de Lauriers.
LA PRINCESSE.
Si son bonheur dépend du sort douteux des armes,
J’ai bien sujet de craindre, et de verser des larmes ?
BÉLINDE.
Vos soucis et vos soins offensent sa valeur ;
Son courage est si grand, qu’il vaincra le malheur ;
Rassurez vos esprits.
LA PRINCESSE.
Et je crains, et j’espère,
L’espère tout du Fils, et je crains tout du Père.
BÉLINDE.
Mais j’aperçois Suffolk, il vient de ce côté,
Et le Prince le suit.
LA PRINCESSE.
Ô Ciel plein de bonté !
Qui veux par notre venue adoucir nos supplices :
Fais qu’aucun déplaisir ne trouble ces délices,
Sois notre Protecteur, et veillez dessus nous.
Scène II
LE PRINCE, LA PRINCESSE
LE PRINCE,
Ah ! je la vois ! C’est elle.
LA PRINCESSE.
Ah Monsieur ! est-ce vous ?
LE PRINCE.
Mon âme en vous voyant dans le plaisir se noie,
Madame, reconnaissez votre Époux à sa joie.
LA PRINCESSE.
Je le reconnais mieux à sa fidélité.
LE PRINCE.
Vous m’obligez beaucoup : mais ô rare beauté !
Votre cœur est constant, si le mien est fidèle.
LA PRINCESSE.
Ma flamme vient du ciel, et doit être immortelle,
Le temps qui vous l’apprit, vous le confirmera,
Au-delà de mes jours mon amour durera ;
Ni Trône, ni grandeur, ni richesse, ni gloire,
Ne vous effaceront jamais de ma mémoire ;
Tout ce qui peut flatter les cœurs ambitieux,
Tout ce qu’on voit d’illustre et de grand sous les cieux,
Un Monarque vainqueur du Couchant à l’Aurore,
Ne me fait rien au prix de celui que j’adore.
LE PRINCE.
Que cette noble ardeur me touche vivement,
Croyez que j’ai pour vous le même sentiment,
Je jure par le sort et le jour qui m’éclaire,
Que rien sous le Soleil sans vous ne me peut plaire.
Mon cœur n’est seulement sensible qu’à vos coups,
La plus grande beauté, du climat le plus doux,
Ne ferait à mes yeux qu’une beauté commune,
Quand elle conduirait le char de la Fortune,
Quand le bruit de son nom remplirait l’Univers,
Quand elle régnerait sur cent peuples divers,
Qu’on recevrait ses lois du Couchant à l’Aurore,
Je la mépriserais pour celle que j’adore.
LA PRINCESSE.
Ce que le ciel unit, ne se peut séparer,
Et ses liens sacrés doivent toujours durer :
Il me forma pour vous ; car dès que je fus née,
Je vis ma liberté sous vos lois enchaînée,
Et le flambeau à Hymen et celui de l’Amour,
Me luire aussitôt que le flambeau du jour ;
Je fus femme à l’instant que je vis la lumière,
Et j’ai dit mon Époux, aussi tôt que mon Père.
LE PRINCE.
Quoi ! vous n’aimez que moi ?
LA PRINCESSE.
Non, je n’aime que vous ;
Et je n’ai qu’une foi, qu’un cœur, et qu’un Époux,
Mais quel est mon malheur ! si mon âme contrainte,
Ou pleure son absence, ou lui parle avec crainte :
Mille timides soins agitent mes esprits :
J’ai peur que dans ces lieux vous ne soyez surpris,
Mon amour craint pour vous.
LE PRINCE.
Ne soyez point en peine,
Et n’appréhendez point que le Roi nous surprenne ;
S’il avait par hasard le dessein de vous voir,
Suffolk qui veille exprès, nous le ferait savoir.
LA PRINCESSE.
Depuis trois fois cinq ans, un saint nœud nous assemble,
Et l’on ne permet pas que nous soyons ensemble :
Un barbare, ennemi de nos chastes désirs,
S’oppose à notre bien, et détruit nos plaisirs :
Ils vous nomment perfide, et lui seul est parjure ;
Celui qui veut punir, c’est lui qui fait l’injure.
LE PRINCE.
Je prends avec regret les armes aujourd’hui ;
Mais j’y suis obligé, je vous dois plus qu’à lui,
Vous êtes mon Épouse, et lui n’est que mon Père.
LA PRINCESSE.
L’honneur, autant que moi, vous oblige à le faire.
LE PRINCE.
Je veux qu’il soit cruel, et qu’il me traite mal,
Qu’il soit en même temps, mon Père et mon Rival.
Je suis toujours son fils, encore qu’il soit injuste,
Et monté sur le Trône, il me paraît Auguste.
LA PRINCESSE.
Il ne tient plus le rang de Père, ni de Roi,
Puisqu’il veut violer la Nature, et la Loi,
Et qu’il tend à priver par une lâche envie,
Un Époux de sa femme, et son Fils de la vie.
LE PRINCE.
Je ne crois pas qu’il ait ce crime dans le sein ;
Et puis je pourrais faire avorter son dessein.
Mon Camp est plein d’espoir d’une illustre Noblesse,
D’invincibles Français pleins de cœur et d’adresse,
Qui regardent l’honneur comme leur seule fin,
Et comme s’ils étaient les maîtres du Destin,
Que la Parque n’eût point d’autre arme que leurs armes,
Ils font toujours sans peur aux plus chaudes alarmes.
J’ai vu ce que je dis, et ces braves Guerriers,
Déjà sous ma conduite ont cueilli des Lauriers.
LA PRINCESSE.
Ne vous flattez point trop du gain d’une victoire ;
Pensez à votre Épouse aussi bien qu’à la gloire ;
Que l’une comme l’autre ait pour vous des appas,
La gloire n’est jamais que proche du trépas,
Et la mort en tous lieux fuit comme son ombre :
L’on vous cède en valeur, mais l’on vous passe en nombre.
LE PRINCE.
Je pense déjà voir mon camp victorieux,
La victoire pour moi doit descendre des cieux ;
J’ai de faire la guerre un sujet légitime.
LA PRINCESSE.
La Fortune souvent favorise le crime.
LE PRINCE.
Je ne redoute point l’iniquité du fort,
La puissance du Roi, ni les traits de la mort,
Mais.
LA PRINCESSE.
Quoi donc ?
LE PRINCE.
Je ne puis vous cacher ma pensée,
Ni la triste douleur, dont j’ai l’âme oppressée.
Jusqu’à dedans mon camp ce bruit s’est répandu.
LA PRINCESSE.
Dites donc promptement, qu’avez-vous entendu ?
LE PRINCE.
Un discours qui m’outrage, et qui me perce l’âme,
Fatal la mort à mon honneur, à ma vie, à ma flamme.
LA PRINCESSE.
Quoi ?
LE PRINCE.
Que malgré mes feux, notre Hymen, votre foi,
Vous recevez les vœux...
LA PRINCESSE.
De qui, dites...
LE PRINCE.
Du Roi.
LA PRINCESSE.
Juste Ciel !
LE PRINCE.
Ce discours n’a rien de vraisemblable ;
Mais, si pour mon malheur il était véritable ;
Ah ! devants qu’un Rival jouit de mes amours,
La rage et la fureur viendraient à mon secours ?
Et du Père, et du Fils, hâtant les funérailles,
Verseraient tout leur sang au milieu des batailles ;
Ce tragique spectacle à chacun fera voir,
Ce que peut un Amant alors qu’il perd l’espoir ?
Écoutez !
SUFFOLK.
Le Roi vient.
LE PRINCE.
Ah ! cruelle disgrâce,
Comment à mon Rival quitterai-je la place,
Sans que de ces soupçons mon cœur soit éclairci ?
Madame, jurez-moi.
LA PRINCESSE.
Fuyez, fuyez d’ici.
SUFFOLK.
Monsieur, vous vous perdez.
LE PRINCE.
Allons, je me retire.
LA PRINCESSE.
Ô malheur ! pouvait-il m’arriver rien de pire,
Que de voir d’un Époux la jalousie furieuse,
Sans avoir eu le temps de le tirer d’erreur ?
Scène III
LE ROI accompagné d’HONFROY, LA PRINCESSE
LE ROI, parlant à Honfroy.
J’ai visité mon camp, tout m’est de bon présage.
Tout est en fort bon ordre, en un fort bon équipage,
Et ce nouveau renfort de six mille Écossais,
Qui peut seul égaler le nombre des Français,
Fait que je ne tiens plus la victoire douteuse.
J’aperçois la Princesse, elle est bien matineuse ;
Mais tout Roi que je suis, il faut faire ma cour,
Et Mars doit rendre hommage à la mère d’Amour.
Il parle à la Princesse.
Madame, quel sujet vous rend si diligente ;
Et pourquoi si matin ouvrez-vous votre tente ?
J’en ignore la cause, et m’en dois étonner ;
Vous n’avez point, je crois, de bataille à donner.
LA PRINCESSE.
Si dès le point du jour la gloire vous réveille,
Le souci ne veut pas non plus que je sommeille.
LE ROI.
Vous en pouvez causer, et non pas en avoir,
Vous avez sur les cœurs un absolu pouvoir ;
Et vous ne devez pas vous croire infortunée,
Vous qui des plus grands Rois faites la destinée :
De moi je viens offrir pour charmer vos ennuis,
Tout ce que je possède, et tout ce que je puis ;
Ma personne, mes biens, mon Sceptre, et mon Empire.
LA PRINCESSE.
C’est plus qu’on ne me doit, et que je ne désire.
LE ROI.
Vos honneurs doivent être égaux à vos beautés ;
Ils ne le seraient pas, s’ils étaient limités :
Je fais vœu désormais, pour ne vous faire injure,
De vous en rendre aussi ce qui seront sans mesure.
LA PRINCESSE.
Mon cœur avec raison ne les peut accepter.
Et n’est pas en état de les pouvoir goûter.
LE ROI.
Pour jouir d’un bonheur, et d’une gloire extrême,
Vous n’avez seulement qu’à chérir qui vous aime.
LA PRINCESSE.
Et c’est ce que je fais.
LE ROI.
Recevez-vous mes vœux ?
Oui, l’ardeur de régner allume enfin ses feux ;
J’ai vaincu de son cœur la froide indifférence,
Il ne résiste plus, sinon par bienséance :
Si votre esprit, Madame, approuve mes ardeurs,
Vous allez parvenir au sommet des grandeurs.
LA PRINCESSE.
Sire, vous savez trop le saint nœud qui m’engage,
Et vous n’ignorez pas les lois du mariage.
LE ROI.
Vous demeurez toujours en votre liberté,
L’on n’en a fait encore que la solennité,
Et rien ne vous oblige à garder l’alliance,
Qu’un intérêt d’État fit faire en votre enfance.
LA PRINCESSE.
Si d’un nouvel Hymen j’allumais le flambeau,
Avant qu’on eût conduit mon Époux au tombeau,
Que dirait l’Angleterre ? et que dirait la Reine ?
LE ROI.
Laissez-moi en le souci, n’en soyez point en peine :
Il faut que tout fléchisse aux volontés des Rois,
Et leur grandeur suprême est au-dessus des lois.
Montrez-vous seulement une fois généreuse ;
Ayez assez de cœur, pour devenir heureuse.
LA PRINCESSE.
Ô bon Dieu !
LE ROI.
Recevez un Roi pour votre Amant ;
Servez-vous désormais de votre jugement.
Et ne méprisez plus les trésors de la sagesse,
Pour un éclat qui passe, une fleur de jeunesse,
Compagne de l’erreur, et de mille défauts :
Les biens qui sont en moi ne sont point des biens faux.
En préférant ma flamme, à la flamme d’un autre,
Quel sera mon bonheur ! et quel sera le vôtre !
Mille biens à la fois vous seront apprêtés ;
Rien ne pourra manquer à vos félicités.
On verra luire en vous, l’éclat qui m’environne ;
Avec moi, vos beautés montant dessus le Trône,
Le Diadème au front, le Sceptre dans les mains,
Vous régirez le sort d’un grand nombre d’humains :
Ainsi que dans mon cœur régnant dans cette terre ;
Et l’Irlande, et l’Écosse, avec l’Angleterre,
Vous tiendront pour leur Reine, et toutes à la fois
Viendront vous rendre hommage, et recevoir vos lois.
Pour vous le siècle d’or renaîtra dans cette Île :
Ayant goûté longtemps, dans un repos tranquille,
Du plaisir de régner, la gloire, et les douceurs,
Vos glorieux enfants seront mes successeurs :
Voilà le heur qui suivra le cours de votre vie,
Si votre volonté s’accorde à mon envie.
LA PRINCESSE.
Que répondrai-je ? hélas !
LE ROI.
Pourquoi vous affliger,
L’on ignore la cause, et n’en puis que juger ?
LA PRINCESSE.
Quoi ! serais-je sans trouble au milieu des alarmes ?
Verrai-je à mon sujet tant d’escadrons en armes ?
Les deux camps se choquer, et d’un commun effort,
Et le Père, et le Fils, qui recherchent leur mort,
Qu’au lieu d’un saint Amour la seule fureur guide,
Et de l’un des vainqueurs, doit faire un parricide :
Verrai-je tant de maux, sans horreur, sans effroi ?
LE ROI.
Madame, ne craignez, ni pour vous, ni pour moi,
Je serai le vainqueur, la céleste justice
Arme aujourd’hui mon bras, pour châtier le vice.
LA PRINCESSE.
Pour perdre votre Fils.
LE ROI.
C’est un monstre odieux,
Digne de ma colère, et de celle des cieux,
Le perfide, l’ingrat, m’a déclaré la guerre,
D’escadrons ennemis il a couvert ma terre,
Excité contre moi les autres Potentats,
Conduit les Étrangers jusqu’à dans mes États,
Fait soulever mon peuple, et détruit mes Provinces,
Ce nouvel Absalon est la honte des Princes :
Ce serpent a tourné sa fureur contre moi,
Et ne respecte plus son Père ni son Roi.
Pour monter sur mon Trône, il m’en veut voir descendre,
Il attaque ma vie, et la devrait défendre,
Quel crime est comparable à son impiété,
S’il veut m’ôter le sceptre avec la clarté ?
LA PRINCESSE.
Lui, qui brûla toujours de l’amour de la gloire,
Pourrait-il bien commettre une action si noire,
Serait-il si méchant étant sorti de vous ?
LE ROI.
Vous devez détester cet infidèle Époux,
Il n’est point attiré par l’éclat de vos charmes,
La seule ambition lui fait prendre les armes,
L’amour n’inspire point un si lâche dessein,
Mégère au lieu de vous habite dans son sein,
Et se le fait seconder de Mars et de Bellone :
Il demande une femme, et veut une Couronne,
Déjà de la pensée il occupe mon rang,
Et sa pourpre Royale est peinte de mon sang :
Mais sans beaucoup d’effort, ma grande renommée,
Suffira pour tourner ses desseins enfumés,
De mes braves soldats, les fermes bataillons,
Enlèveront les siens comme des tourbillons,
Sans qu’ils puissent jamais leur faire résistance,
Je les surpasserai tant en forces qu’en prudence,
Dans peu mes ennemis se verront déconfis.
LA PRINCESSE.
Quelle gloire auriez-vous de vaincre votre Fils.
Je veux qu’il ait failli, qu’il vous ait pu déplaire,
Quand il serait coupable, n’êtes-vous pas son Père ?
Ce nom vous doit porter à des moyens plus doux :
Monsieur, toute l’Europe a les yeux dessus vous ;
Que votre propre humeur ait pour vous quelque charmes,
Au lieu de décider vos débats par les armes,
Que la seule raison les décide aujourd’hui,
Puis qu’il est plus séant, pour vous et pour lui.
LE ROI.
Je l’irais rechercher ? je ne le puis sans honte,
À ce penser le sang au visage me monte ;
Quoi ! j’irais lâchement lui demander la paix :
C’est à lui de le faire, il est temps désormais :
Il est trop orgueilleux pour implorer ma grâce ;
Mais je saurai bientôt châtier son audace,
Et lors que je l’aurai soumis à mon pouvoir,
Ce Rebelle, à loisir, apprendra son devoir.
LA PRINCESSE.
Songez encore un coup, qui vous allez combattre.
LE ROI.
Un Colosse d’orgueil, est-ce que je dois abattre.
LA PRINCESSE.
Hélas !
LE ROI.
Espérez tout, et ne redoutez rien ;
Car c’est pour votre bonheur, autant que pour le mien ;
Et mon bras aujourd’hui n’obtiendra la victoire,
Que pour vous couronner des rayons de ma gloire.
ACTE III
Scène première
LA REINE, LA PRINCESSE
LA REINE.
Quelques puissants que soient vos soins, et vos soucis,
Espérez que bien tôt ils seront adoucis ;
Vous auriez tort de craindre en semblables alarmes.
Puisque la main du Roi doit essuyer vos larmes.
LA PRINCESSE.
Je crains pour mon Époux, lui fort les fait verser,
Et lui seul des humains, les peut faire cesser :
Mais j’appréhende tout, son généreux courage,
Qui devrait m’affaiblir, me trouble d’avantage,
Je crains qu’il ne l’expose au milieu d’un danger,
D’où sa valeur ne puisse après le dégager :
Mars est impitoyable, et l’horrible Bellone,
En l’ardeur des combats ne respecte personne ;
Tous sans distinction, sous ses coups elle abat,
Et n’épargne non plus le Chef que le Soldat.
LA REINE.
En perdant mon Époux, vous engagez un autre ;
Toujours au pis aller, le mien sera le vôtre.
Le Roi vous chérit fort, ses feux vous sont connus.
LA PRINCESSE.
Sa haine, et ses mépris me plairaient beaucoup plus.
LA REINE.
Quoi ! le dédaignez-vous à cause qu’il vous aime,
Et n’estimez-vous rien un Royal Diadème.
LA PRINCESSE.
Qui le doit quelque jour posséder justement,
Par diverses moyens le cherche rarement.
LA REINE.
Lorsqu’à de grands honneurs la femme veut prétendre,
Ce n’est pas son humeur d’espérer, et d’attendre ;
Le désir qui la presse est un feu violent,
Et pour elle le temps marche d’un pas trop lent ;
Rien ne peut contenter son âme trop hautaine,
La Princesse toujours désire d’être Reine ;
L’éclat du second rang ne la peut contenter,
Et son esprit superbe au Trône veut monter.
Surtout, ces grands desseins font en l’esprit des Belles,
Leurs moindres passions prennent bien tôt des ailes,
Elles volent bien haut, et dedans peu de temps,
Veulent que leurs désirs soient frustrés, ou contents :
Leur beauté les aveugle, et leur cœur plein d’audace,
Croit qu’en leur seule main, un Sceptre à bonne grâce ;
Que tout autre sans doute, injustement le tient,
Et que l’on leur ravit ce qui leur appartient.
Ces secrets sentiments ne font-ce pas les vôtres ?
Seriez-vous seule enfin différente des autres ?
Non, non, vous craignez peu de commettre un forfait,
Pourvue que votre orgueil soit par là satisfait.
LA PRINCESSE.
Pour croire que le vice en mon âme domine,
Je sors d’une trop belle, et trop noble origine :
Le sang de Charlemagne, adorable aux François,
N’a point accoutumé de violer les lois ;
Ma race qui jouit d’une gloire immortelle,
A toujours estimé le crime indigne d’elle.
LA REINE.
Nous n’héritons jamais des vertus des Aïeux,
Leur âme les emporte avec soi dans les Cieux ;
Ce n’était point par autre, qu’on est vaillant, ou sage,
Et le cœur vertueux de soi-même est l’ouvrage.
LA PRINCESSE.
Les Héros avec eux n’ont pu tout emporter,
Ils nous laissent leur vie, afin de l’imiter,
Leurs hautes actions, qu’ici-bas on contemple,
Servent à leurs Neveux de lumière et d’exemple ;
Et je ne sais quoi passe au cœur de leurs enfants,
Pour les rendre comme eux des vices triomphants.
LA REINE.
Mille exemples fameux enseignent le contraire ;
Vous en êtes vous-même une preuve assez claire.
LA PRINCESSE.
L’honneur me fut toujours aussi cher que le jour,
J’ai vécu sans reproche aux yeux de cette Cour ;
D’aucune lâcheté mon esprit n’est capable.
LA REINE.
Jamais le criminel ne s’avoue coupable.
LA PRINCESSE.
À plus forte raison le juste encore moins.
LA REINE.
Des passions du Roi j’ai de très bons témoins.
LA PRINCESSE.
Contre tous vos soupçons, contre la violence,
Je ne puis opposer que ma seule innocence.
LA REINE.
Vous ne résistez point, il est trop grand Seigneur.
LA PRINCESSE.
Il peut tout sur ma vie, et rien sur mon honneur,
LA REINE.
Il ne vous déplaît pas qu’un grand Roi vous caresse.
LA PRINCESSE.
Mes soupirs continuels, mes pleurs et ma tristesse,
Vous témoignent assez combien cela m’est doux.
LA REINE.
Que ne passez-vous donc au camp de votre Époux ?
LA PRINCESSE
Quand j’ai fait ce dessein, a-t-on pas su ma fuite ?
Et dans mon pavillon m’a-t-on pas reconduite ?
Ne me blâmez donc point si j’ai fait mon devoir.
LA REINE.
Le Roi le sait bien tôt, vous lui fîtes savoir.
LA PRINCESSE.
Cela se contredit.
LA REINE.
Votre âme dissimule,
Comme il brûle d’amour, l’ambition vous brûle ;
Et vous croyez sortir d’un assez noble sang,
Pour entrer dans sa couche, et pour tenir mon rang :
Le connaissant son esprit, ses ruses et ses finesses ;
Sachez donc qu’ils vous trompent avec leurs promesses,
Qu’il ne fait des serments que pour vous décevoir,
Et que ce qu’il promet n’est pas en son pouvoir.
Le Roi ne peut jamais rompre mon mariage,
Et nos communs enfants m’en sont un trop bon gage,
Le nœud qui nous assemble est saint, et solennel,
Il ne peut défaire sans être criminel,
Et sans se préparer une seconde guerre,
Ce que le Ciel et Rome ont lié sur la terre.
Ne vous flattez donc point, et voyez clairement,
Qu’encore que le Roi couvert d’aveuglement,
Vous élève en mon rang, en mon lieu vous caresse,
Vous ne pourrez passer que pour une Maîtresse.
LA PRINCESSE.
Ah ! vous m’offensez trop, et votre Majesté
D’outrager la vertu prend trop de liberté,
Je vous laisse vos biens, je vous les abandonne,
Je ne désire point cette illustre Couronne ;
Ce Sceptre, cet Époux, cet éclat, ce bonheur,
Je vous les laisse tous, laissez-moi mon honneur,
Adorable Vertu ! que j’ai toujours soutenue,
Est-ce de la façon qu’on honore ma vie ?
Ô ciel ! o juste ciel ! n’était-ce pas assez,
Et des malheurs présents, et des malheurs passés ?
N’avais-je pas assez montré ma patience ?
De souffrir d’un Tyran l’iniquité, la violence,
Et de voir mon Époux toujours absent de moi,
Sans qu’on m’accuse encore d’avoir trahi ma foi ?
Et qu’on impute, hélas ! à mon sort déplorable,
Un crime si méchant, et si peu irréprochable.
LA REINE.
Si votre cœur n’est point sous le vice abattu,
Si votre sage esprit s’applique à la vertu,
Que par ces actions il en donne assurance,
Le Roi pour ce sujet tout à propos s’avance ;
Empêchez le combat, bien qu’il l’ait résolu,
Vous avez sur son âme un pouvoir absolu.
La Reine s’en va.
Scène II
LE ROI, LA PRINCESSE
LA PRINCESSE.
Son redoutable aspect me glace le courage,
Quand je vois ce superbe et cruel équipage,
Je pense à mon Époux, le cœur me bat au sein,
Sire, songez un peu quel est votre dessein,
Au sang de votre fils tremperez-vous vos armes,
Pour vous en détourner versez-je en vain des larmes ?
Le combat ne peut-il être un peu différé.
LE ROI.
Déjà pour ce sujet tout est préparé,
Les Trompettes sonnent, et mes troupes vaillantes,
Déployaient hors du camp les Enseignes volantes,
Et déjà sous le chef se rangeait le soldat,
On allait commencer ce furieux combat,
Quand mon rebelle Fils en redoutant l’issue,
Afin de m’obliger à faire une entrevue,
M’envoya de sa part un Héraut promptement ;
Je pourrais renvoyer ce Héraut justement,
Son crime de me voir l’a rendu trop indigne ;
Mais pour de mes bontés rendre une preuve insigne,
Pour ne lui pas laisser jusqu’au moindre sujet,
Qui pût servir d’excuse à son lâche projet,
Encore que ma foi lui dût être un bon gage,
Il a voulu pourtant son frère pour otage,
Et j’ai tout accordé pour le convaincre mieux ;
Cette entrevue enfin doit se faire en ces lieux :
Mais puisqu’ainsi qu’à moi cette affaire vous touche,
Vous la déciderez par votre belle bouche,
Vous en serez l’arbitre. Ah ! le voici qui vient.
LA PRINCESSE.
Le Ciel a vu mes pleurs, et de moi se souvient.
LE ROI.
Madame, vous verrez que je vais le confondre,
Et qu’il ne pourra seulement me répondre ;
Vous en allez avoir le divertissement.
LA PRINCESSE.
Ah ! je vois mon Époux ! qu’il me paraît charmant !
Scène III
LE PRINCE, LE ROI, LA PRINCESSE
LE PRINCE.
Monsieur, C’est malgré moi que j’ai su vous déplaire,
Je vous dois dur respect, et vous êtes mon Père,
Aussi dans votre camp je me crois sans danger,
L’otage que j’ai pris n’est que pour l’étranger ;
L’eusse aimé mieux périr que vous croire infidèle,
Et sous le droit des gens, étant la foi paternelle,
J’ai cru sortir d’ici comme j’y suis entré,
Et j’ai cru que c’était, quoi qu’on m’ait remontré,
Un acte de vertu plutôt que d’imprudence,
Que d’avoir en son père une entière fiance,
Qui puisse garder la foi même à ses ennemis,
Me tiendra sa parole.
LE ROI.
Oui, je te l’ai promis.
Bien que de ta personne à présent tu sois maître,
Par une trahison je ne puis perdre un traître,
Sans violer ma foi, crois que j’ai le pouvoir,
De ranger un rebelle aux termes du devoir :
Avant que le Soleil achève sa carrière,
On verra ce grand cœur, cette vertu guerrière,
Et si dans le combat ton courage indompté,
Égalera ta malice et ton impiété,
Si ton perfide esprit qui veut trop entreprendre,
Mettant un crime au jour, sait aussi le défendre.
LE PRINCE.
Je prends avec regret les armes contre vous,
Je voudrais, et le dis hautement devant tous,
Que quelqu’autre moyen me pût rendre ma femme,
Sans troubler vos États, sans encourir ce blâme :
À mes justes de désirs ne la refusez pas,
Vous me verrez bientôt mettre les armes bas,
Et vous mettrez d’accord l’Angleterre et la France.
LE ROI.
Qui mérite la peine, attend la récompense.
LE PRINCE.
Quelque crime pourtant qu’on veuille m’imputer,
J’ai vécu dans l’honneur, et je m’en puis vanter,
Je n’ai point démenti ma naissance Royale,
Je n’ai jamais fait voir une âme déloyale.
LE ROI.
Plutôt, quel crime est-il que tu n’aies commis ?
N’es-tu pas le plus grand de tous mes ennemis ?
N’as-tu pas amené l’Étranger dans cette Île ?
N’es-tu pas le flambeau de la guerre Civile ?
N’as-tu pas mis le feu dans ton propre pays ?
Par toi-même les tiens ne sont-ils pas trahis ?
N’as-tu pas avec toi fait rebeller tes frères ?
Si je n’eusse empêché tes fureurs téméraires,
N’eusses-tu pas contraint un père en ses vieux ans,
D’implorer la merci de ses ingrats enfants ?
LE PRINCE.
J’ai voulu témoigner comme j’étais fidèle,
Et ma juste colère est l’effet de mon zèle.
LE ROI.
Est-ce ainsi que l’on rend des preuves de sa foi,
De trahir sa Patrie, et son Père et son Roi ?
LE PRINCE.
J’ai demandé ma femme, et voilà tout mon crime.
LA PRINCESSE.
Ah ! qu’il sait bien défendre un amour légitime.
LE ROI.
Sous ce prétexte faux, et sous ce nom d’amour,
On tendait à m’ôter et le Sceptre et le jour,
On voyait à regret un vieillard sur le Trône,
La femme qu’on voulait était une Couronne,
Et de ce feint Hymen le funeste flambeau,
N’eût servi seulement qu’à me mettre au tombeau :
Autrement contre un Père eût-on eu d’autres armes
Que des soumissions, des prières, des larmes ?
LE PRINCE.
Nous avons devant vous soupiré longuement,
Et la Princesse est moi, mais toujours vainement,
Vous n’avez écouté ni raisons, ni prières,
Et mes pleurs méprisés ont produit ces misères,
Ce bel Astre qui fait les jours et les saisons,
A passé quinze fois par ses douze Maisons,
Et fait le cercle entier qui mesure l’année,
Depuis qu’on nous rangea sous les lois d’Hyménée,
Et l’on veut se séparer en ce funeste jour,
Ce que l’honneur assemble et le temps et l’amour.
Si je suis criminel, mon crime c’est que j’aime,
Je demande une femme et non point un Diadème,
L’amour fait des amants, non des ambitieux :
Si vous craignez pourtant je quitterai ces lieux,
Si votre propre rang vous donne de l’ombrage,
J’irai de l’Irlandais voir la terre Sauvage,
Afin qu’aucun soupçon ne vous puisse affliger,
Je passerai mes jours sur ce bord étranger,
Pour vous mieux exempter du soin qui vous dévore,
Si ce lieu reculé n’est pas assez loin encore,
J’irai me confiner aux bouts de l’Univers,
Chez le triste Sarmate en ces climats déserts,
D’où n’approche jamais l’Astre qui nous éclaire,
Ou ne parviendra pas même votre colère ?
Pourvu que mon Épouse accompagne mes pas
L’exil me sera doux, glorieux, plein d’appas ;
Le cœur de ma Princesse est le Trône où j’aspire,
Cédez-moi sa beauté, je vous cède l’Empire,
Elle seule est ma gloire et mon souverain bien,
Avec elle j’ai tout, sans elle je n’ai rien.
Si je ne prétends donc ni Sceptre, ni Couronne,
Ce qui n’est qu’à moi seul, du moins qu’on me le donne.
Ne privez plus mes yeux de leur plus cher objet,
Et vous m’éprouverez bon fils et bon sujet.
Je n’ai point malgré vous traité cette Alliance,
J’ai reçu de vos mains la Princesse de France,
Vous me l’avez donnée, et j’ai dû l’accepter,
Sans faire une injustice, on ne peut me l’ôter.
LE ROI.
J’eus raison de traiter ces noces solennelles :
Mais les choses changeant, je dois changer comme elles,
Un trop grand mal naîtrait du bien que tu prétends,
Le sage doit toujours s’accommoder au temps,
Et le Roi doit songer au bien de son Empire.
LE PRINCE.
On peut tous ce prétexte, et tout faire, et tout dire :
Une raison d’État couvre un autre dessein.
LE ROI.
Quoi ! Sais-tu mes secrets ? lis-tu dedans mon sein ?
Et peux-tu me donner des leçons de prudence ?
LE PRINCE.
Aimer parfaitement, est toute ma science.
LE ROI.
Sans doute ton amour est sans comparaison,
Puisqu’il t’ôte le sens, avecque la raison.
Car si tu conservais un reste de lumière,
Tu saurais, que l’on doit toute chose à son Père ;
L’obéissance au Roi, l’amour au Bienfaiteur,
Des biens dont tu jouis, tu m’avoueras l’auteur :
Tu portais avec moi le sacré Diadème ;
Mais ton ingratitude est-elle pas extrême ?
LE PRINCE.
Si je porte la pourpre, et le bandeau Royal,
Traitez-moi donc en Prince et non pas en vassal.
LA PRINCESSE.
Réponse généreuse ?
LE ROI.
Ton âme était trop vaine,
Tu t’es privé toi même, en excitant ma haine,
Du rang, dont mon amour t’aurait trop honoré :
N’es-tu pas un ingrat, un fils dénaturé ?
As-tu pu m’attaquer, sans être impie et lâche ?
LE PRINCE.
Mais vous n’ignorez pas le lien qui m’attache.
LE ROI.
Que peux-tu m’opposer au paternel amour ?
LE PRINCE.
Un amour conjugal.
LE ROI.
Quoi ! lui dois-tu le jour ?
Tiens-tu de cette Épouse, après qui tu soupires,
La flamme qui t’anime, et l’air que tu respires ?
Pareille jouis-tu des clartés du Soleil ?
En reçus-tu jamais aucun bien fait pareil,
Qui puisse t’obliger à la reconnaissance ?
Non, tu tiens de moi seul le bien de la naissance ;
C’est par moi que tu viens de la race des Rois.
LE PRINCE.
Je sais ce que je suis, et ce que je vous dois :
Tout ce que j’ai reçu, je suis prêt à le rendre ;
Si je vous dois mon sang, je le veux bien répandre :
Mais sachant comme il faut m’acquitter envers vous,
Je sais ce qu’à l’Épouse aussi doit son Époux.
Un Père en nous ouvrant les portes de la vie,
Les ouvre à tous les maux dont on la voit suivie ;
Mais la femme adoucit notre sort rigoureux,
Et l’on ne la forma, que pour nous rendre heureux :
Si la vie est un mal, elle en est le remède ;
La nature voulut qu’elle nous fût une aide,
Que sa douce présence allégeât nos travaux,
Dissipât nos ennuis, et charmât tous nos maux.
LE ROI.
C’est ainsi qu’un ingrat, et qu’un lâche préfère
Le plaisir à l’honneur, et sa femme à son père.
LE PRINCE.
Bien que sa vertu seule ait droit de me charmer,
Mille raisons encore m’obligent à l’aimer :
Puis qu’elle est ici-bas ma compagne fidèle,
Mon âme la doit suivre, et tout quitter pour elle ;
Ce doit être l’objet de mon plus cher souci :
La nature et le Ciel me l’ordonnent ainsi ;
C’est la plus juste loi, comme elle est la première ;
Et l’homme eut une femme, avant qu’il eût un père.
LE ROI.
Ton esprit trouve assez de mauvaises raisons ;
Mais l’on reconnaît trop toutes tes trahisons ;
Le voile est si subtil de tes noirs artifices,
Qu’on découvre au travers tes taches, et tes vices ;
Tes forfaits sont plus grands qu’on n’en peut inventer.
Si ton Père l’avoue, on n’en doit plus douter.
Crois-tu que la Princesse, et sage, et magnanime,
Voulût, en t’épousant, prendre part à ton crime,
Et que par un Hymen, de stable à chacun,
Le vice et la vertu ne devinssent plus qu’un ?
Peut-elle pas encore disposer d’elle-même ?
La voudrais-tu forcer ? et veux-tu qu’elle t’aime,
Si son esprit en fait un généreux refus ?
LE PRINCE.
Il faut auparavant l’écouter là-dessus.
LE ROI.
Madame, parlez donc, ne craignez point de dire
Tout ce que la raison dans l’âme vous inspire ?
Montrez de votre cœur la générosité.
LA PRINCESSE.
Puisque je puis enfin parler en liberté,
Le Prince est mon Époux, je n’en puis avoir d’autre ;
Sire je suis sa femme, et la Reine est la vôtre :
Je le dis hautement devant tous aujourd’hui ;
Quoique il puisse arriver je ne ferai qu’à lui.
LE ROI.
Ô sexe plein de fraude, âme double et traîtresse !
LE PRINCE.
Ah, vertueuse Épouse ! adorable Princesse !
Ah, précieux trésor ! et d’honneur et de foi !
Suis-je pas trop heureux, si vous êtes à moi ?
LE ROI.
Tu parles en vainqueur en tenant ce langage :
Il faut auparavant témoigner ton courage.
Tu sais bien que le prix n’est que pour le vainqueur,
Et que pour l’emporter, il faut avoir du cœur.
Mars s’en va décider cette illustre querelle,
Son effroyable voix au combat nous appelle.
LE PRINCE.
Jurons plutôt la paix, terminons ces débats.
Madame est satisfaite.
LE ROI.
Et je ne le suis pas.
LE PRINCE.
Ô Ciel ! quelle injustice.
LE ROI.
Insolent, téméraire,
Sors, et n’irrite plus le feu de ma colère.
LA PRINCESSE.
Hélas.
LE PRINCE.
Espérez tout, avant la fin du jour
Vous verrez triompher le Ciel, et mon Amour.
LA PRINCESSE
Maître absolu du sort, Monarque plein de gloire,
Qui fais ou bon te semble incliner la victoire
Et dispense aux humains avec pouvoir égal
Et l’honneur et la honte, et le bien et le mal ;
Par un nouveau laurier n’orgueillis point le vice,
Arme d’un fer vengeur le bras de ta Justice,
Et pour rendre ce jour et ton nom solennel
Conserve l’Innocent, et perds le Criminel.
ACTE IV
Scène première
BÉLINDE, PENBROK
BÉLINDE.
Le Prince est donc vaincu.
PENBROK.
Son Armée est défaite,
Vers ces tristes soldats cherchent une retraite,
Et le nombre inégal entre les combattants
A fait que le combat n’a pas duré longtemps :
Les Anglais ont payé sans faire résistance,
Ils n’ont pu de leur Roi soutenir la présence :
Mais les Français hardis ainsi que des Lions,
D’abord s’étaient fait jour entre nos bataillons,
Leur âme était d’honneur et de gloire enflammée :
Mais ayant sur les bras tout le gros de l’armée,
Ne pouvant vaincre, au moins ils sont morts glorieux,
Honfroy suit les fuyards, le Roi victorieux
Vient mettre ses lauriers aux pieds de la Princesse.
Elle sort de sa Tente.
BÉLINDE.
Ah ! qu’elle a de tristesse.
PENBROK.
Je lui viens de conter ce funeste malheur,
Je laisse un libre cours à sa intense douleur.
Scène II
LA PRINCESSE, BÉLINDE
LA PRINCESSE.
Enfin tout est perdu, la fortune cruelle
A trahi la valeur et mon Époux fidèle,
Elle a dans le besoin le juste abandonné
Et d’un nouveau laurier le vice est couronné.
BÉLINDE.
Madame, modérez l’ennui qui vous travaille,
Encore que votre Époux ait perdu la bataille,
Il peut tenter le sort une seconde fois,
Et possible au vainqueur donnera-t-il des lois :
Le bonheur des humains n’a rien qui soit durable,
La fortune est changeante, et Mars est variable.
LA PRINCESSE :
Hélas ! j’ignore encore quel est son triste sort,
S’il est libre ou captif, s’il est vivant ou mort :
Mais j’aperçois le Roi, sa démarche orgueilleuse
Ne témoigne que trop que je suis malheureuse.
Quoi, pourrai-je bien voir ce superbe vainqueur,
Triompher de celui qui règne dans mon cœur ?
Non, non, Bélinde, non, évitons sa présence.
BÉLINDE.
Faites plutôt ici luire votre constance,
Montrez en méprisant son pouvoir abolis,
Une âme magnanime, un Esprit résolu.
Scène III
LE ROI, LA PRINCESSE
LE ROI.
Vous me voyez encore en mon habit de gloire
Fraîchement descendu du char de la victoire ;
Mes soldats comme moi vainqueurs et glorieux,
Préparent mon triomphe et rendent grâces aux cieux,
Tandis que les vaincus soupirent leur misère,
Et dans des fers honteux ont leur juste salaire.
Enfin le juste ciel qui les a découverts,
A fait justice au Père en punissant le Fils.
LA PRINCESSE
Elle était pour le Fils et non pas pour le Père :
Et si vous avez eu la fortune prospère,
Si l’aveugle destin s’est déclaré pour vous,
Le droit et la raison étaient pour mon Époux :
Mais ne m’affligez point dans mon sort déplorable.
Ah ! Prince malheureux, Princesse misérable.
LE ROI.
Tandis que des lauriers me pressent les cheveux,
Le perfide ne fait que d’inutiles vœux,
Ses prières au Ciel ne sont point parvenues,
Et ses cris méprisés se perdent dans les nues.
LA PRINCESSE.
Sa vertu magnanime est résolue à tout,
Sa fortune tombant, son courage est debout,
Je l’aimai dans la bonne et l’aime en la mauvaise,
Puisqu’il est mon Époux, le ciel veut qu’il me plaise.
LE ROI.
On plaint un malheureux, mais on ne l’aime pas,
Le Prince sans couronne est aussi sans appas,
Il n’est point de bonheur où n’est pas la fortune,
Mais elle ne fuit pas une vertu commune :
Elle fuit seulement le prudent en tous lieux,
Celui qu’elle caresse est favori des Cieux ;
De ce divin séjour ici bas on l’envoie,
Avec elle en tous lieux elle amène la joie.
Possédant les trésors, les honneurs, les plaisirs,
Elle a tout ce qui peut contenter nos désirs.
Depuis le jour heureux qui marque ma naissance
Je n’ai point vainement imploré sa puissance,
Elle me favorise en la guerre, en la paix,
Et dans le besoin ne me quitte jamais ;
Elle m’est en tout temps, et propice et fidèle,
Étendant avec moi vous serez avec elle,
Et pour voir accomplir vos souhaits et vos vœux,
Vous n’avez qu’à vouloir les choses que je veux ;
Vous avez l’esprit grand, servez-vous-en, Madame,
Et ne méprisez plus mon Sceptre ni ma flamme.
LA PRINCESSE.
Monsieur, considérez plutôt ce que je suis,
Et ne m’obligez point à plus que je ne puis,
Mon âme vous respecte, et mon cœur vous révère,
Comme plein de vertus, comme Roi, comme Père ;
Ne le pouvant pas faire en qualité d’Époux,
Je chéris comme tel ce qui descend de vous,
Aimant en votre Fils votre vivante image,
J’aime un autre vous-même.
LE ROI.
Ô l’étrange langage !
Comment, vous dédaignez l’affection d’un Roi ?
Quoi, ce rebut du sort vous plaît donc plus que moi,
Et rends à votre esprit mon ardeur importune ?
LA PRINCESSE.
Je chéris ses vertus et non pas sa fortune.
LE ROI.
Il n’a point de vertus, et son peu de valeur
Est cause de sa perte et de tout son bonheur.
L’audacieux qu’il est, peut-il encore prétendre,
À ce rare trésor qu’il n’a pas su défendre,
Et qu’à de plus vaillants le ciel veut réserver.
LA PRINCESSE.
Ma seule foi suffit pour le lui conserver.
LE ROI.
Après cette défaite, et cet affront insigne,
Votre esprit généreux l’en doit juger indigne.
LA PRINCESSE.
Sans crime autre que lui, ne me peut posséder.
LE ROI.
Le vaincu, toutes fois au vainqueur doit céder ;
Mais Honfroy vient à nous tout changé de visage.
Scène IV
HONFROY, LE ROI, LA PRINCESSE
HONFROY.
Victoire funeste ! Ah malheureux message !
LA PRINCESSE.
Quel serait l’accident qui le trouble si fort ?
HONFROY.
Sire, je vous viens faire un funeste rapport.
LE ROI.
Mon âme qui n’est point à la peur accessible,
Rend contre les malheurs mon courage invincible :
Parle donc sans user de discours superflus,
Et ne déguise rien.
HONFROY.
Le Prince ne vit plus.
LE ROI.
Il est mort, il est mort, est-ce chose certaine ?
HONFROY.
Mes yeux en sont témoins.
LA PRINCESSE.
Ah ! fortune inhumaine.
LE ROI.
Je me vois malheureux au milieu du bonheur,
Ah ! que trop chèrement j’achète cet honneur,
S’il faut perdre mon fils en gagnant la victoire,
Achevez néanmoins cette funeste histoire.
HONFROY.
Lorsque tout succombait sous vos vaillants efforts,
Que votre bras couvrait la campagne de morts,
Que l’armée ennemie au désespoir réduite
Commençait à chercher son salut en sa fuite,
Poussant avec ardeur devant moi les fuyards,
Je découvris le Prince, et vis ce jeune Mars,
Qui piqué de la gloire et d’une noble envie,
Préférait vaillamment son salut à sa vie :
Il s’était engagé parmi des Irlandais,
Et je le reconnus à son riche harnais :
Dans ce péril extrême il montre son courage
Il fait des assaillants un horrible carnage,
Des plus audacieux on le voit triompher,
Et la parque sanglante est au bout de son fer :
Bien que de son grand cœur la force incomparable,
À ses fiers ennemis l’eût rendu redoutable,
Malgré ses beaux exploits, craignant pour son malheur
Que le nombre à la fin n’accablât la valeur,
Je ne perds point de temps, et jusques là je donne
Autant pour m’assurer après de sa personne,
Suivant l’ordre reçu de votre Majesté,
Que pour le secourir en cette extrémité.
Je cours donc droit à lui d’une grande vitesse,
Je fais signe en courant, dis que c’est son Altesse,
Mais mes signes sont vains, mes cris mal entendus.
LA PRINCESSE.
Ah ! puis-je sans mourir écouter le surplus.
HONFROY.
Tandis que les Irlandais, remplis de barbarie,
L’attaquent tous ensemble avec grande furie,
Leur rage bannissant la crainte, et la terreur,
Ni les coups, ni la mort ne leur font plus d’horreur.
Ces courages félons n’ont l’œil qu’à la vengeance,
Et la honte qu’un seul leur fasse résistance,
Jointe au regret qu’ils ont de leurs compagnons morts,
Fait qu’ils redoublent tous leurs cris, et leurs efforts,
Afin que dans son sang leurs armes soient trempées ;
Cinquante bras contre un attirent leurs épées,
Et le bruit éclatant en retentit aux Cieux ;
Il soutient quelque temps cet assaut furieux :
Mais il cède à la fin aux coups de la tempête,
Par pièces son armure lui tombe de la tête,
Cette troupe à l’instant de ces perfides mains
La défigure, hélas ! de cent coups inhumains,
Son sang à gros bouillons coule sur sa cuirasse,
Et son corps pâle et froid, tombe mort sur la place.
LA PRINCESSE.
Ah ! monstres inhumains.
LE ROI.
J’ai le cœur tout transi.
LA PRINCESSE.
Hélas !
LE ROI.
Mais qui est-ce encore l’on apporte ici ?
Scène V
LA PRINCESSE, LE ROI, HONFROY, BÉLINDE, QUELQUES SOLDATS qui apportent une épée sanglante avec un Écu
LA PRINCESSE.
Quel horrible spectacle à mes yeux se présente ?
LE ROI.
Ah ! c’est lui, c’est mon fils : Ah perte trop sanglante !
La Parque pour ma honte a voulu triompher,
À ce nom de Henry, je reconnais ce fer,
Je vois dans cet écu les armes d’Angleterre,
Voici l’heure des mortels, et le fruit de la guerre.
Ô Destins ennemis ! ô sort injurieux,
Vous couvrez de cyprès mon front victorieux.
Fortune, tu me fais des biens en ta colère,
Et le nom de vainqueur m’ôte celui de père :
Si j’eusse pu prévoir le malheur de ta mort,
J’eusse empêché, mon Fils, un si tragique sort,
L’on n’eût point vu ton sang déshonorer mes armes.
LA PRINCESSE.
Hélas !
LE ROI.
Venez mêler vos larmes à mes larmes.
LA PRINCESSE.
Je ne reverrai plus ce chef d’œuvre des Cieux,
Et pour jamais la mort en a privé mes yeux.
Jamais, Ah ! ce jamais me comble de tristesse,
Faut-il que la vertu, le courage, l’adresse,
La grâce, la beauté, la valeur, les appas,
Soient tous assujettis à la loi du trépas ?
Oui, mon Époux est mort, une jalouse envie,
M’a privé de celui sans qui je hais la vie :
C’était ici le jour à mon bonheur préfix,
Barbare, vois mes pleurs et le sang de ton fils,
Voilà ce qu’a produit ton généreux courage,
Ta sublime vertu, c’est ici ton ouvrage.
LE ROI.
Un aveugle destin a causé ce malheur,
Moi même j’en ressens une extrême douleur,
Et voudrais que mon sang lui pût rendre la vie.
LA PRINCESSE.
Non, non, ta rage encor ne s’est pas assoupie,
Suis tous les mouvements de ta noire fureur,
Après un parricide on n’a rien en horreur,
Et tu crains toutefois d’être trop exécrable ;
Commets un crime encore tu seras moins coupable,
Donne moi le moyen de suivre mon Époux,
En me donnant la mort, cruel, assemble-nous,
En finissant mes jours mets fin à ma misère,
Satisfais mon amour avecque ta colère,
En vengeant mes mépris contente mon dessein,
Frappe, donne le coup, vois que je tends le sein,
Il faut double victime à ta fureur jalouse.
Même au sang de ton Fils celui de son Épouse.
LE ROI.
Son transport violent m’oblige à la quitter,
Je n’ose lui répondre, et crains de l’irriter,
Je la révère encore avecque ses injures,
Puis le corps de mon fils entretient mes blessures,
Honfroy, que l’on donne ordre à ces derniers honneurs.
Il parle à Bélinde.
Et toi de la Princesse apaise les fureurs.
Madame où courez-vous, Suffolk qu’on la retienne,
Sa douleur ne ferait que redoubler la mienne.
BÉLINDE.
Madame, modérez ces violents transports.
LA PRINCESSE.
Quoi, veut-on m’empêcher de voir ce triste corps ?
Il plaît à mon Amour, cet objet déplorable,
Tout horrible qu’il est m’est encore agréable,
Il s’en va le barbare où vont tous mes désirs,
Et me laisse en ces lieux avec mes déplaisirs.
Tyran, va triompher de ma triste aventure,
Pour la seconde fois viole la Nature,
À l’entour de ce corps vole comme un corbeau,
Que ton perfide dessein lui serve de tombeau,
Il n’en peut avoir un qui soit plus exécrable :
Couronne donc par là ton crime abominable.
Quoi, voulez-vous aussi me traiter comme lui ?
Voulez-vous ajouter la rage à mon ennui ?
À ce cruel plaisir porteriez-vous envie ?
Rendez-moi mon Époux, ou m’arrachez la vie.
BÉLINDE.
Madame.
LA PRINCESSE.
C’est en vain que tu retiens mes pas,
Pour le rencontrer mieux j’irai droit au trépas.
Ah, misérable amante ! Ah veuve infortunée !
Regarde avec horreur quelle est ta destinée ;
Vois comme chaque mal est d’un autre suivi,
Et que vivant et mort ton Époux t’est ravi.
BÉLINDE.
À vaincre les malheurs montrez de la constance,
Modérez ces regrets : mais la Reine s’avance.
Scène VI
LA PRINCESSE, LA REINE
LA PRINCESSE.
Un Père envers son Fils voyez la pitié,
Et que du Prince mort il ne m’est rien resté.
Hélas ! pour son Époux on m’a su reconnaître,
Seulement quand j’étais incapable de l’être,
Et quand je fus capable on nous a séparés :
Maintenant les destins contre moi conjurés,
L’ont privé de la vie, et telle est ma disgrâce
Qu’on ne veut pas souffrir que tout mort je l’embrasse.
LA REINE.
Ah ! cruelle aventure : Ah tragiques Amours,
Ah ! fatal accident qui bornera mes jours,
Ce Prince n’était point descendu de ma couche,
Son trépas toutefois sensiblement me touche,
Le Roi voit ses desseins sans nul empêchement :
Mais faisons au besoin agir le jugement,
Le Roi vous persécute, et je viens à votre aide.
LA PRINCESSE.
Non, non, il n’est plus temps, mon mal est sans remède,
Père dénaturé, exécrable bourreau,
Qui mets avec ton fils son Épouse au tombeau,
L’enfer me serait doux au prix de tes caresses,
J’abhorre ta personne ainsi que tes richesses,
Titres, pompes, grandeurs, espérances, plaisirs,
Vous n’êtes point l’objet qui flatte mes désirs,
Éloignez-vous de moi trop vains sujets de joie,
Je veux que des ennuis mon âme soit la proie ;
Tout ce qui peut plutôt avancer mon trépas,
En l’état où je suis à pour moi des appas :
Ne me quittez donc point mes compagnes fidèles,
Larmes, tristesse, horreurs, plaintes, douleurs cruelles,
Mon unique espérance, aimable désespoir,
Viens tôt me secourir, viens montrer ton pouvoir,
Viens loger dans mon sein, viens vaincre la Nature,
Et me conduis enfin dedans la sépulture,
Le fer et le poison me sembleront bien doux,
Puisqu’ils me rejoindront à mon fidèle Époux.
LA REINE.
Quoi, faut-il qu’au besoin votre vertu succombe ?
Et qu’avec votre Époux elle entre dans la tombe,
Qu’elle vous abandonne en la nécessité,
Vous avez tant montré de générosité,
De courage, d’amour, de constance, de zèle,
Et le Prince toujours vous espérait fidèle,
Il vous fit dédaigner les caresses du Roi,
La fortune jamais n’ébranla votre foi,
Votre cœur fut plus grand que tout ce qu’elle donne,
Surmontez la mauvaise ayant vaincu la bonne,
Vous avez si long-temps supporté constamment,
De votre cher époux le triste éloignement :
Puisqu’aussi bien la mort n’est qu’une longue absence,
Témoignez donc encore cette même constance.
LA PRINCESSE.
Des maux que j’ai soufferts mon esprit est lassé.
LA REINE.
L’avenir est à craindre plus que le passé,
Je sais que votre cœur est de glace, et de flamme,
Que l’amour et la haine ont partagé votre âme,
Que le Roi vous déplaît, et vous est odieux,
Autant que votre Époux était cher à vos yeux :
Ne pouvant fuir l’un, tâchez d’éviter l’autre,
Ici mon intérêt n’est rien au prix du vôtre,
Craignez un second mal pire que le premier,
Qui ferait suffisant de le faire oublier,
Quittez donc promptement ce rivage infidèle,
Fuyez ce Roi barbare, et cette Île cruelle,
Sauvez avec vous votre honneur sur les eaux,
Vous ne manquerez point d’hommes, ni de vaisseaux,
J’en ai déjà de prêts avec toute assurance,
Il vous reconduiront aux rivages de France,
Là dans les bras d’un père, et sous un ciel plus doux,
Vous vous consolerez de la mort d’un Époux.
LA PRINCESSE.
En l’état où je suis on ne me peut contraindre,
Et qui cherche la mort il n’a plus rien à craindre :
À cela seulement mon esprit se résout,
Ce remède est facile on le trouve partout,
Dans les feux, dans les airs, dans les eaux, sur la terre,
Et sans aller en France elle est en Angleterre,
Elle erre autour de moi propice à mon dessein,
Avec le désespoir elle loge en mon sein,
Des malheureux humains cette unique espérance,
M’est un port assuré contre la violence.
LA REINE.
Bélinde mes conseils ne sont pas de saison,
Son mal encore récent lui trouble la raison,
Quand elle aura calmé les flots de sa colère,
Elle pourra goûter cet avis salutaire,
Lorsqu’il lui qu’elle a tort d’ainsi le négliger,
Pour moi dans le besoin je voudrais t’obliger.
Scène VII
LA PRINCESSE, BÉLINDE
LA PRINCESSE.
Dans le trouble puissant qui me rend furieuse,
Que mon courage est lâche, et la mort paresseuse,
Ma douleur qui devrait me conduire au trépas,
N’attendrait-elle point le secours de mon bras,
Oui, je veux qu’un poignard ouvrant mes tristes veines,
Fasse couler ensemble, et mon sang et mes peines.
BÉLINDE.
Celle que fuit partout la crainte, et la terreur,
La mort que chacun fuit ne vous fait point horreur ?
LA PRINCESSE.
Non, tes raisons pour moi sont des raisons frivoles,
Écoute seulement mes dernières paroles,
Lorsque tu me verras dans le nombre des morts,
Et que mon triste esprit aura quitté mon corps,
Rends-moi de ton amour cette preuve dernière,
Le Roi t’accordera cette juste prière,
Aux reliques des morts les plus cruelles sont doux,
Qu’un seul tombeau m’enferme avec mon Époux,
Et si notre malheur, la fortune, et l’envie,
Nous sépare toujours quand nous fûmes en vie,
Au moins après la mort que nous soyons unis,
Et que dans le cercueil nos tourments soient finis :
Je sens que ma douleur devient plus véhémente,
Et secondant mes vœux je la crois suffisante,
De rompre de mon corps la mortelle prison,
Sans user du secours du fer ni du poison.
Mais fuyons de ces lieux, et courons avec Zèle,
Où la Parque m’attend, où mon Époux m’appelle,
Puisqu’il faut de ma vie éteindre le flambeau,
Allons rendre l’esprit sur son triste tombeau.
BÉLINDE.
Ne l’abandonnons point dans sa fureur cruelle,
Empêchons son dessein, ou mourrons avec elle.
ACTE V
Scène première
LE ROI, PENBROK
LE ROI.
Je n’osent visiter mon camp victorieux,
L’image de mon fils s’offrirait à mes yeux,
Je le verrais encore, et l’aspect de ces armes,
qui verseront son sang attirera mes larmes,
Mon deuil s’augmenterait, et le soldat vainqueur,
Pour la seconde fois me percerait le cœur.
Ah, Prince malheureux ! Mais plus malheureux père,
Si je suis l’Artisan de ma propre misère.
Ah mon fils ! Ta valeur n’eut rien d’égal à foi,
Ouvrant mes bataillons tu vins jusqu’à moi,
Moissonnant mes soldats ainsi qu’une tempête ;
Mon Casque par malheur me tombant de la tête,
Tu demeurais vainqueur en montrant la clarté ;
Mais tu voulus plutôt montrer ta piété ;
Levant les armes haut sans m’en faire d’outrage,
Tu t’en allas ailleurs témoigner ton courage ;
En épargnant mon sang pour répandre le tien,
Tu fus quitte envers moi, tu ne me dus plus rien ;
Je t’ai donné la vie, et je te dois la mienne ;
Mais tu me la donnas aux dépens de la tienne.
Je confesse trop tard que je fus criminel,
Qu’un autre amour vainquit mon amour paternel,
Et tenant en ses fers mon âme prisonnière,
Me ravit la raison, pour t’ôter la lumière.
Mon aveugle fureur cause ton triste sort,
L’auteur de ta naissance, est celui de ta mort ;
La flamme de mon cœur ne fut pas légitime,
Le détesté mes feux, et l’horreur de mon crime ;
Ma douleur me fait voir ma faute clairement,
La perte que j’ai faite en est le châtiment.
Ah ! tes conseils Penbrok, étaient pleins de prudence,
Et je voudrais qu’il fût encore en ma puissance
De les mettre en effet, quand je t’entends parler ;
Mais hélas ! le passé ne se peut rappeler.
PENBROK.
Si le Prince est gisants dans la sépulture,
S’il a payé les droits qu’on doit à la nature,
Et si tout le regret de votre Majesté
Est de ne lui pouvoir témoigner sa bonté,
Lui rendant son Épouse avec la lumière ;
Sire, en vous la vertu trouve assez de matière,
Et ne la pouvant plus pratiquer envers lui,
Quelle vous serve au moins à vaincre votre ennui,
À ne point succomber aux coups de la tristesse :
Le Sage a toujours lieu d’exercer la sagesse.
Scène II
HONFROY, LE ROI, PENBROK
HONFROY.
Sire, le Prince vient.
LE ROI.
Mon fils vient ! il est mort.
HONFROY.
Il est dans votre camp, et vit malgré le sort,
Sa mort n’obscurcit point votre illustre victoire.
LE ROI.
Tu te trompes, Honfroy, je ne te saurai croire,
Ton esprit abusé tâche à me décevoir.
HONFROY.
Comme mes yeux l’ont vu vos yeux le peuvent voir,
Il est désespéré, la fureur le transporte,
Il dit qu’il veut mourir, que la Princesse est morte.
Je l’aperçois, c’est lui.
Scène III
LE PRINCE, LE ROI, PENBROK
LE PRINCE, tenant un poignard à la main.
Enfin il faut mourir.
LE ROI.
Dieu, qu’est-ce que je vois !
Mon fils mort est vivant, et paraît devant moi.
LE PRINCE.
Je veux suivre au tombeau ma compagne fidèle,
Elle est morte pour moi, je dois mourir pour elle.
Un Tyran à la mort m’a ravi mes Amours,
De ma belle Princesse, ils ont borné les jours,
Marguerite n’est plus, elle cesse de vivre,
Attends-moi, chère Épouse, attends, je te vais suivre.
LE ROI.
Ce n’est que son fantôme, il ne faut point douter,
Qui sort de chez les morts pour me persécuter.
PENBROK.
C’est le Prince lui-même.
LE PRINCE, apercevant le Roi.
Ah ! je vois ce Barbare
Qui de ma chaste Épouse à jamais me sépare :
Suivons les mouvements d’un furieux amour,
Et parlons hardiment, s’il faut perdre le jour.
LE ROI.
Ah ! qu’il est en fureur.
LE PRINCE.
Je viens, trop lâche Père,
Vous montrer votre fils en l’état de vous plaire ;
Je vais remplir d’horreur ces exécrables lieux,
Ouvrez pour voir mon sang vos parricides yeux.
Avec l’Épouse encor que vous m’avez donnée,
Barbare, reprenez ma vie infortunée.
LE ROI.
He quoi ! viens-tu, mon fils, pour troubler mon repos,
Par cette vision, et ces sanglants propos :
Ta mort n’est que trop bien imprimée en mon courage,
Ne me retrace point cette funeste image ;
Voyant ton corps meurtri, j’ai trop vu mes malheurs
Et déjà pour ton sang, j’ai trop versé de pleurs.
LE PRINCE.
Je suis un corps vivant, que la fureur anime,
Et je viens pour mourir, non pour venger un crime.
LE ROI.
Voyant ton corps sanglant sur la terre étendu,
Te voyant au cercueil j’ai cru t’avoir perdu.
LE PRINCE.
Le jeune Artus mourut combattant sous mes armes,
Ma fausse mort vous fit verser de fausses larmes ;
Je regrette sa perte, et votre seul ennui
Est qu’il est mort pour moi et non pas moi pour lui ;
Étant dans le combat vêtu d’armes pareilles,
Son trépas a été frappé vos oreilles.
Mais mon Épouse, ayant un véritable amour,
Ne put me croire mort et se voir encore le jour,
Et voulut au tombeau chercher de l’allégeance :
Mais je redoute encore que quelque violence,
Que l’on a voulu faire à ses chastes appas,
Ne lui fit avancer l’heure de son trépas,
Plutôt que sa pudeur reçût aucune injure :
Car je sais que son cœur fut la retraite pure,
Des plus saintes vertus, et de l’honnêteté,
Et que l’honneur lui fut plus cher que la clarté.
Si j’étais assuré qu’on m’est fait cet outrage,
Un affront si sanglant redoublerait ma rage,
Je n’aurais plus alors respect ni piété,
Ma fureur passerait jusqu’à l’extrême.
LE ROI.
Mon fils, retiens un peu le torrent qui t’emporte
Et que la passion ne soit pas la plus forte :
Rappelle ta raison, et reconnais en moi
Le sacré Caractère, et de Père, et de Roi :
Banni de ton esprit cette fureur jalouse,
Je n’ai point fait d’injure à ta pudique Épouse,
Je ne vous ai jamais contre elle usé d’aucun effort,
Et tu fus abusé lorsque tu crus sa mort.
LE PRINCE.
Non, non, on m’en a fait un rapport trop fidèle,
D’un soldat de ce Camp, j’en ai su la nouvelle,
Qui jusque dedans Cestre est venu l’apporter,
La chose est trop certaine, et je n’en puis douter,
Faut-il de mon malheur une plus claire marque ?
Si lui-même la vit dans les bras de la Parque ;
Et s’il m’a de sa mort marqué l’heure et les lieux,
Mais ma douleur pourtant me l’enseigne encore mieux.
LE ROI.
J’ai pitié de tes maux ; mais calme ta furie.
LE PRINCE.
Votre compassion n’est qu’une barbarie :
Vous voulez arrêter mes justes mouvements,
Et prolongeant mes jours, prolonger mes tourments.
Vous avez commencé cette trame funeste,
C’est à moi désormais d’achever ce qui reste ;
Je saurai bien sans vous aller droit à la mort.
Et l’Épouse, et l’Époux n’auront qu’un même sort,
Mais avant que mon sang rougisse cette place,
Par ma bouche, l’amour vous demande une grâce :
Montrez-vous une fois sensible à la pitié,
Qu’on m’apporte le corps de ma chère moitié,
Digne de tout mon sang, et des larmes publiques :
Que je contemple au moins ces aimables reliques !
Dans un triste linceul est enclos tout mon bien :
Après cette faveur, je ne demande rien.
Que l’on contente donc ma misérable envie ;
J’en attends que cela pour sortir de la vie,
Je veux voir en mourant ce que j’aimais le mieux ;
Et me sacrifiant à vos barbares yeux,
À la haine d’un Père, à l’amour d’une femme,
L’immolerai ma vie, et verserai mon âme.
LE ROI.
Tu te plains sans raison de ce double malheur ;
Elle conserve encore et la vie et l’honneur
Ne te flatte point d’une fausse espérance,
Penbrok en est témoin, est digne de créance.
PENBROK.
Son pavillon rempli de tumulte et d’effroi,
M’y fit depuis n’aura accompagner le Roi ;
Oui, je la vis, hélas ! dans le désir barbare,
De priver l’univers d’une beauté si rare ;
Elle allait d’un poignard ouvrir son chaste sein,
Si l’on n’eût empêché son tragique dessein ;
En arrachant le fer de sa main meurtrière,
Elle voulait vous suivre en quittant la lumière :
Mais croyez qu’elle vit, et que Sa Majesté
Ne vous abuse point, mais dit la vérité.
Pour ôter tout sujet de doute à son Altesse,
Sire, faites venir en ces lieux la Princesse ;
Commandez, s’il vous plaît, qu’on la conduise ici.
LE ROI.
Bien, qu’on l’amène donc, que je suis en son ciel !
LE PRINCE.
Quoi ! vivrait-elle encore, je ne le saurais croire ;
Sa mort est trop au fond gravée en ma mémoire,
Et pour quelle raison, connaissant mon amour,
M’aurait-on assuré qu’elle eût perdu le jour.
PENBROK.
Cette fausse nouvelle en ce camp fut semée,
Et sans doute quelqu’un qui l’avait vue pâmée,
Et ses femmes en pleurs qui regrettaient sa mort,
Allant jusque dans Cestre en faire le rapport,
Vous trompa, Monseigneur, s’étant trompé soi-même.
LE PRINCE.
Si ma Princesse vit, mon bonheur est extrême,
Et si je peux encore contempler sa beauté,
Je n’accuserai plus le sort de cruauté :
Je serai trop heureux pourvu que je la voie,
Et mes maux serviront à redoubler ma joie :
Mais d’un espoir trop vain, je flatte mon désir,
Et la douleur se mêle à mon secret plaisir.
PENBROK.
Le Prince est inquiet, le doute, et l’assurance
Agitent son esprit de crainte, et d’espérance.
LE ROI.
Que le mien est troublé ! qu’il est triste et confus !
PENBROK.
Oubliez le passé, Sire, n’y songez plus,
Montrez-vous aujourd’hui digne d’un diadème,
Il est plus glorieux de se vaincre soi-même,
De savoir de son cœur dompter les passions,
Que dans le champ de Mars vaincre des Nations.
Si la Princesse vit, ainsi que son Altesse,
Vous devez accomplir votre sainte promesse,
Et vous ressouvenant de vos derniers propos,
Remettre votre esprit et l’État en repos.
Scène IV
LA REINE, LE PRINCE, LE ROI, PENBROK
LA REINE.
Un bruit court dans le Camp, et pourtant incroyable,
Que le Prince est vivant.
PENBROK.
Ce bruit est véritable.
LE PRINCE.
Madame, vous voyez ce Prince malheureux,
Qui souffre depuis longtemps un destin rigoureux,
Et qui ne sait encore s'il doit mourir, ou vivre.
LA REINE.
Votre fidèle Épouse était prête à vous suivre :
Chacun donnait déjà des pleurs à vos Vertus ;
On voyait des soldats tous les cœurs abattus,
Et le Roi maudissant les succès de ses armes,
Mouillait, en soupirant, son triomphe de larmes.
LE PRINCE.
Je ne méritais pas d'être tant regretté.
LA REINE.
Vous méritez de voir plus longtemps la clarté :
Aussi le ciel pour vous a fait un grand miracle ;
Le Roi dans vos desseins ne mettra plus d'obstacle ;
Il fut de votre mort touché trop vivement
Pour vouloir empêcher votre contentement :
S'il aime votre vie, il la doit rendre heureuse,
Et son âme n'est pas à demi généreuse :
Alors que vous avez tout sujet d'espérer,
Pourquoi secrètement vous oit-on soupirer ?
LE PRINCE.
Si mon Épouse vit, d'où vient qu'elle n'arrive,
Et que d'un si grand bien si longtemps on me prive ?
LA REINE.
Je l'aperçois qui vient.
Scène V
LE PRINCE, LA PRINCESSE, LE ROI, PENBROK, LA REINE, etc.
LE PRINCE.
Est-ce elle que je vois ?
LA PRINCESSE.
Vous croirais-je, mes yeux ? vous dois-je ajouter foi ?
Est-ce vous, mon Époux ?
LE PRINCE.
Est-ce vous, ma Princesse ?
Quoi ! pouvez-vous encore avoir de la tristesse ?
LA PRINCESSE.
Votre mort est si fortement imprimée en mes esprits,
Que pour goûter ce bien mes sens sont trop surpris.
Ce plaisir est si grand qu’il me semble un mensonge ;
Et lorsque je vous vois, je crois faire un beau songe.
LE PRINCE.
Si vous me crûtes mort, je vous crus morte aussi :
Mais le passé ne peut me causer de souci,
Et le bon bonheur présent tellement me possède,
Que contre le plaisir j’ai besoin de remède ;
Je dois appréhender que l’aise que je sens,
Ne me prive à la fin de l’usage des sens.
LA PRINCESSE.
Si je vous ai vu mort, songez qu’elle est ma joie,
Qu’en dépit de la Parque, encore je vous revoie,
Que malgré les destins, vivant je vous revoie.
Mais il faut que le Ciel vous ait ressuscité,
Ou bien que mon esprit fût un temps enchanté :
Je ne sais là-dessus que penser, ni que croire.
LE PRINCE.
Vous saurez à loisir tout au long cette histoire :
Il vaut mieux employer ces précieux instants,
À rendre notre flamme, et nos désirs contents.
Le Roi tient en ses mains notre heur et notre vie ;
Il faut le supplier d’accomplir notre envie,
Ou de finir nos maux par un heureux trépas.
LE ROI.
Quelle a de Majesté, de grâces, et d’appas !
Qu’il sort de ses beaux yeux de vives étincelles !
PENBROK.
La Gloire et la Vertu sont encore plus belles !
LE PRINCE.
Je viens à vos genoux vous demander pardon ;
Mais ne me jugez pas indigne de ce don :
Je confesse, Monsieur, que j’eus beaucoup d’audace,
Comme coupable aussi, s’implore votre grâce,
Et pour mieux l’obtenir de votre Majesté,
Je ne veux réclamer que sa seule bonté.
LA PRINCESSE.
Monseigneur, prenez pitié de ma triste aventure,
Oyez avec ma voix, celle de la nature :
En vous priant pour moi, je prie aussi pour vous :
Vous sauvez votre fils, en sauvant mon Époux :
Ne le punissez point s’il vit dans l’innocence,
Et s’il est criminel, montrez votre clémence :
Est-il quelque mortel sur la terre aujourd’hui,
Qui puisse mieux mériter de l’éprouver que lui ?
LA REINE.
Monseigneur, pour obtenir leur grâce toute entière,
À leur prière encore j’ajoute ma prière ;
La justice avec moi vous parle aussi pour eux,
Rendez à votre peuple, et ces Époux heureux :
Le ciel, en préservant le Prince du naufrage,
A voulu commencer, achevez son ouvrage ;
Accomplissez en terre un Hymen glorieux,
Qui semble des longtemps être fait dans les Cieux.
LE PRINCE.
Montrez-vous Roi clément, ou Prince redoutable,
Soyez Père sensible, ou Juge impitoyable ;
Et puisque dans vos mains vous tenez notre sort,
Ou signez notre Hymen, ou signez notre mort.
LE ROI.
Non, non, c’est trop longtemps vous tenir en balance,
Votre fidèle amour aura sa récompense,
Il faut qu’il soit enfin de myrthe couronné ;
Puisqu’ainsi dans le ciel il était ordonné :
Nul ne peut s’opposer contre la destinée.
Le consentement de moi à ce saint Hyménée,
Je ne veux plus troubler vos desseins amoureux,
Ne redoutez plus rien, allez, vivez heureux.
Il faut que votre deuil dans le plaisir se noie ;
Et je veux dès ce soir, pour vous combler de joie,
Que le flambeau d’Hymen dans ma superbe Cour,
Éclairer le Triomphe, et les Pompes d’Amour.
LE PRINCE.
Que vous nous obligez par des bontés si grandes !
Et que nous vous devons et de vœux et d’offrandes !
LE ROI.
Tu tiendras avec moi le Sceptre des Anglois,
Et du Père et du Fils ils recevront les Lois,
Rendant en ce beau jour ma promesse accomplie,
Qui fait que la Tamise à la Seine s’allie
Entre deux fiers Rois, cet Hymen désormais
S’en va faire fleurir une éternelle paix.