Monte-Cristo (Deuxième partie) (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes, en six tableaux.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 4 février 1848.

 

Personnages

 

EDMOND DANTÈS

BUSONI

UN COMMIS

CADEROUSSE, tenant l’auberge du Pont-du-Gard

MOREL, armateur

VILLEFORT

DE BAVILLE           

BERTUCCIO

JACOPO

BENEDETTO

GAETANO  

JOANNÈS

MAXIMILIEN

EMMANUEL

PÉNÉLON   

UN GREFFIER

UN GEÔLIER                                 

UN BRIGADIER DOUANIER

JULIE, fille de Morel

LA CARCONTE, femme de Caderousse

MADAME MOREL

CONTREBANDIERS

DOUANIERS

MATELOTS, etc.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

L’île de Monte-Cristo. Sur le devant da théâtre, à droite, la plage ; la mer et les côtes orientales de la Corse ; à gauche, l’île s’élevant en montagne.

 

 

Scène première

 

BERTUCCIO, BENEDETTO, JACOPO, GAETANO, CONTREBANDIERS

 

BENEDETTO.

Tu peux venir, père Bertuccio, il n’y a personne.

BERTUCCIO.

Personne ?

BENEDETTO.

À l’exception des chèvres... Oh ! si j’avais un fusil... j’en vois une là-bas...

Il ajuste avec la main.

Pan !

JACOPO.

Quelque chose de bon se casserait le cou.

BENEDETTO.

Merci, cousin !

BERTUCCIO.

L’enfant avait dit vrai !

GAETANO.

Oh ! ce n’est pas l’île qui m’inquiète.

BERTUCCIO.

Qui t’inquiète donc ?

GAETANO.

Notre nouvelle recrue.

BERTUCCIO.

Bah !... En attendant, fais du feu, Benedetto.

BENEDETTO.

Du feu !... avec quoi ?

BERTUCCIO.

Pardieu ! avec du bois. La broussaille ne manque pas dans l’île, et le pauvre diable ne sera pas fâché de se réchauffer. Il a l’air d’un bon compagnon...

GAETANO.

Frère Bertuccio, tu te laisses vraiment trop prendre à ce mot : il a l’air...

BERTUCCIO.

Eh ! mon cher, tu as aidé à le sauver, et voilà maintenant que tu veux qu’on le rejette à l’eau...

GAETANO.

D’abord, ce n’est pas moi qui l’ai sauvé, c’est Jacopo.

BERTUCCIO.

N’étais-tu donc pas dans la barque qui a été au-devant de lui ?

GAETANO.

Oui, parce que je voulais voir ce que c’était.

JACOPO.

Eh bien, tu l’as vu : c’était un homme qui était en train de se noyer, et qui était noyé tout à fait, si nous étions arrivés cinq minutes plus tard.

GAETANO.

Peut-être eussions-nous du le laisser faire.

BERTUCCIO.

Et pourquoi cela ?

GAETANO.

Dame, les douaniers sont bien rusés...

BERTUCCIO.

Les douaniers ne poussent pas le dévouement jusqu’à se faire repêcher à dix lieues en mer sur une vergue... Benedetto, dis qu’on l’amène.

BENEDETTO.

Hé ! vous autres, apportez le noyé.

BERTUCCIO.

Noyé ?... Pas tout à fait. Dieu merci !

GAETANO.

N’importe, je suis d’avis qu’on lui fasse subir un interrogatoire en règle.

BERTUCCIO.

Oh ! quant à cela, je ne m’y oppose aucunement, au contraire, et, dès qu’il pourra parler, je veux y procéder moi-même... Ah ! le voici !

 

 

Scène II

 

BERTUCCIO, BENEDETTO, JACOPO, GAETANO, CONTREBANDIERS, DANTÈS

 

BERTUCCIO.

Eh bien, comment te trouves-tu, mon ami ?

DANTÈS.

Mieux ! ce caban et cet excellent rhum que vous m’avez fait boire m’ont rendu un peu de forces.

BERTUCCIO.

En veux-tu encore une gorgée ?

DANTÈS.

Ma foi ! ce n’est pas de refus.

BERTUCCIO.

La ! maintenant que cela va mieux, tu nous le dis toi-même, veux-tu nous raconter comment il se fait que nous t’ayons trouvé accroché à cette vergue, à dix lieues de la côte ?

DANTÈS.

C’est tout simple... J’étais matelot à bord d’un maltais venant de Syracuse et chargé de vins et de passoline... L’orage qui a eu lieu il y a trois jours nous a brisés contre les rochers de l’île de Lemaire. Tous mes compagnons ont péri. J’ai eu le bonheur de trouver un agrès flottant, je m’y suis cramponné... Le vent et la mer m’ont roulé pendant quarante-huit heures ; les forces me manquaient, lorsque je vous ai aperçus... J’ai fait des signaux, vous m’avez vu, vous avez envoyé une barque à mon secours, et vous m’avez sauvé la vie... Merci compagnons ; car je parle à des matelots comme moi, à ce que je présume ?

JACOPO.

Oui, oui, je crois que, lorsque je vous ai empoigné par les cheveux, il était temps.

DANTÈS.

Et cependant, il m’a semblé un moment que vous hésitiez.

JACOPO.

Ma foi, oui... Avec votre barbe et vos longs cheveux, vous aviez plutôt l’air d’un brigand que d’un honnête homme.

DANTÈS.

Oui, c’est un vœu que j’ai fait à Notre-Dame del Pie-di-Grotta, dans un moment de danger, d’être trois ans sans me couper la barbe ni les cheveux.

BERTUCCIO.

Et maintenant, mon brave, voyons, qu’allons-nous faire de toi ?

DANTÈS.

Hélas ! tout ce que vous voudrez... La felouque que je montais est perdue, le capitaine est noyé probablement, je suis le seul qui ait échappé à la mort... Mais, comme je suis assez bon matelot, jetez-moi dans le premier port où vous relâcherez, et je trouverai toujours de l’emploi sur un bâtiment marchand... N’allez-vous pas en Corse ?

BERTUCCIO.

Cette nuit, nous serons à Bastia.

DANTÈS.

Eh bien, soit ! vous me laisserez à Bastia.

BERTUCCIO.

Tu connais la Méditerranée ?

DANTÈS.

J’y navigue depuis mon enfance.

BERTUCCIO.

Tu connais les bons mouillages ?

DANTÈS.

Il y a peu de ports, même des plus difficiles, où je ne puisse entrer, et d’où je ne puisse sortir les yeux fermés.

JACOPO.

Eh bien, dites donc, patron, si le camarade dit vrai, qui empêche qu’il ne reste avec nous ?

GAETANO.

Oui, s’il dit vrai...

BERTUCCIO.

Le fait est que, dans l’état où vous êtes, mon ami, on promet beaucoup, quitte à tenir après ce qu’on peut.

DANTÈS.

Je tiendrai toujours plus que je ne promettrai, soyez tranquille.

JACOPO.

Questionne-le donc un peu...

BERTUCCIO.

Eh bien, voyons, puisque tu connais si bien tous les gisements de la Méditerranée, où sommes-nous ?

DANTÈS.

Nous sommes dans l’île de Monte-Cristo.

BERTUCCIO.

Allons, pas mal.

JACOPO.

Tu connais donc l’île de Monte-Cristo ?

DANTÈS.

Je l’avais eue bien souvent en vue ; mais je n’y avais jamais abordé.

GAETANO.

Jamais ?

DANTÈS.

Non ; je ne faisais pas la contrebande.

BERTUCCIO.

Ah ! ah ! tu te doutes donc qui nous sommes, nous qui y abordons ?

DANTÈS.

Vous êtes mes sauveurs.

BERTUCCIO.

Bien répondu, mordieu !... À la santé des braves gens de tous les états !

DANTÈS.

Je n’eusse pas deviné le vôtre, que voilà du rhum qui vous eût dénoncés.

BERTUCCIO.

Ce rhum t’a-t-il donné assez de forces pour venir avec nous ?

DANTÈS.

Où cela ?

BERTUCCIO.

À la chasse aux chèvres... Toutes les fois que nous venons ici, nous faisons notre provision de viande fraîche.

DANTÈS.

Merci... Je ne me sens pas la force de faire dix pas ; je resterai près de ce feu.

BERTUCCIO.

Bien... Seulement, ne t’éloigne pas, car nous te prévenons d’une chose...

DANTÈS.

De laquelle ? Dites !

BERTUCCIO.

C’est que, dans une heure, nous partons... Le vent est bon, et nous avons affaire cette nuit sur la côte de Corse.

DANTÈS.

Oh ! soyez tranquille.

BERTUCCIO.

Désires-tu que Benedetto reste près de toi ?

BENEDETTO, bas.

Merci ! j’aime mieux aller à la chasse, moi.

DANTÈS.

Non, ce serait une punition pour lui, je le vois bien... C’est votre fils ?

BERTUCCIO.

C’est un enfant que le ciel m’a envoyé.

DANTÈS.

Bonne chance !... À propos, quel quantième avons-nous ?

BERTUCCIO.

Le 3 mars.

DANTÈS.

De quelle année ?

BERTUCCIO.

Comment de quelle année ?... Tu demandes de quelle année ?...

DANTÈS.

Oui.

BERTUCCIO.

Tu as oublié l’année où nous sommes ?

DANTÈS, souriant.

Que voulez-vous ! j’ai eu si grand’peur en voyant se briser le bâtiment, que j’en ai perdu la mémoire. Nous sommes donc le 3 mars, dites-vous, de l’année ?...

BERTUCCIO.

De l’année 1829.

DANTÈS.

De l’année 1829... Merci... Au revoir, mes amis.

 

 

Scène III

 

DANTÈS, seul

 

Quatorze ans ! quatorze ans !... Quatorze ans de prison !... Et de quelle prison, mon Dieu !... Ô Fernand ! ô Villefort ! Danglars ! j’ai fait un serment terrible : prenez garde, prenez garde !... Me voilà seul, me voilà au but... Le Seigneur m’y a conduit comme par miracle ; comme par miracle, il éloigne mes compagnons. Dans deux heures, ces gens-là repartiront, riches de cinquante piastres, pour aller essayer, en risquant leur vie, d’en gagner cinquante autres ; puis ils reviendront, riches du double, dilapider le trésor dans une ville quelconque, avec la fierté des sultans et la confiance des nababs ; aujourd’hui, l’espérance fait que je méprise leur richesse, qui me paraît la profonde misère... Demain, la déception fera peut-être que je serai forcé de regarder cette misère comme le suprême bonheur... Oh ! non, non, cela ne sera pas... Le savant, l’infaillible Faria ne se sera point trompé sur une seule chose... Je suis dans l’île de Monte-Cristo, et l’île de Monte-Cristo renferme un trésor... Voyons : d’abord, rappelons-nous les termes de ce testament que l’eau a dévoré. Je ne l’ai lu qu’une fois... Mon Dieu ! mon Dieu ! si j’allais l’avoir oublié !... Non, non, m’y voilà... « Mon légataire universel... que j’ai enfoui, dans un endroit qu’il connaît pour l’avoir visité avec moi, c’est-à-dire dans les grottes de l’île de Monte-Cristo... tout ce que je possédais de lingots, d’or monnayé, pierreries, diamants, bijoux ; que seul je connais l’existence de ce trésor, qui peut monter à cinq millions d’écus romains, et qu’il trouvera ayant levé la... » Mon Dieu !... ah ! oui... « La vingtième roche, à partir de la petite crique de l’est en droite ligne... » C’est cela, c’est cela... je n’ai rien oublié... La petite crique de l’est, la voici... Les roches... Tandis qu’ils me croient mourant et qu’ils me laissent seuls...

Coup de feu.

Oh ! ils sont déjà loin ; cherchons... Les roches... Oh ! oh ! cette entaille serait-elle un indice ?... Sur celle-ci encore, une entaille pareille... La même sur celle-ci...

Comptant.

Une, deux, trois, sept, huit, neuf, dix, onze... À la douzième, les entailles disparaissent... C’est celle-ci !... Sous ce rocher sont les grottes... Mais comment a-t-on pu hisser jusqu’ici un pareil rocher ?... Impossible !... Ah ! je comprends : au lieu de le monter, on l’a fait descendre... Le trésor est là... Oui, mais comment lever ce rocher à moi seul ?... Ce rocher ne doit pas se lever, il doit tourner sur sa base... Ce rocher doit obéir à la main d’un homme seul, car on ne confie pas à d’autres hommes un pareil secret ! Voyons, ces pierres ont été ajoutées, la mousse a poussé dessus, mais ces pierres ne font point partie du roc... Oh ! une pioche, une pince... Peut-être ce petit arbre suffira-t-il...

Il coupe l’arbre et déblaye le bas du rocher.

Oh ! je le savais bien, que toutes ces pierres n’étaient point adhérentes... Maintenant, il doit y avoir à cette roche quelque trou profond pour y introduire le levier... Voici ! voici !... Donc, en pesant de cette façon, la pierre doit tourner... Elle tourne ! elle tourne !... Ah !...

Regardant.

Un escalier...

Pause.

Si j’avais une lumière, une torche...

Il descend en scène.

Ce sapin enflammé m’en servira... Voyons, soyons homme ! accoutumé à l’adversité, ne nous laissons point abattre par une déception... ou, sans cela, serait-ce donc pour rien que j’aurais souffert ?... Le cœur se brise lorsque, après avoir été dilaté par l’espérance, il rentre et se renferme dans la froide réalité... Allons, allons, Faria a fait un rêve ; le cardinal Spada n’a rien enfoui dans cette grotte... ou, s’il y a enfoui quelque trésor. César Borgia, l’intrépide aventurier, l’infatigable et sombre larron, y est venu après lui, a découvert sa trace, a suivi les mêmes brisées que moi... comme moi a soulevé cette pierre, et, descendu avant moi, ne m’a rien laissé à prendre après lui... Oui, ceci est une aventure à trouver sa place dans la vie mêlée d’ombre et de lumière de ce royal bandit ; oui, Borgia est venu quelque nuit ici, un flambeau d’une main, une épée de l’autre... À vingt pas de lui, au pied de cette roche, peut-être, se tenaient, sombres et menaçants, deux sbires, interrogeant l’air, la terre et la mer, tandis que leur maître entrait, comme je vais le faire, secouant les ténèbres de son bras redoutable et flamboyant...

Pause.

Or, maintenant que je ne compte plus sur rien, maintenant que je me suis dit qu’il serait insensé de conserver quelque espoir, la suite de cette aventure est pour moi une chose de curiosité, voilà tout... Cependant, si Borgia... s’il y était venu, il y fût venu pour prendre le trésor, et il connaissait trop bien l’emploi du temps pour avoir perdu le sien à replacer ce rocher sur sa base... Ah ! j’entends mes compagnons qui reviennent... À la garde de Dieu !... Descendons !...

À l’aide d’un anneau de fer scellé dans la pierre, il la soulève, descend, la replace au-dessus de sa tête et disparaît.

 

 

Scène IV

 

BERTUCCIO, BENEDETTO, JACOPO, GAETANO, CONTREBANDIERS

 

BERTUCCIO.

Allons, hé ! Jacopo !... Gaetano !... voilà la nuit qui vient, il est temps de partir... Hé ! nous autres de la barque, appareillons !... Où est le Maltais ?... Il se sera traîné jusqu’à la barque, probablement.

BENEDETTO.

Père Bertuccio, que dis-tu de cela ?...

Il montre une chèvre morte sur ses épaules.

BERTUCCIO.

Qui l’a tuée ?

BENEDETTO.

Moi.

BERTUCCIO.

Et avec quoi ?

BENEDETTO.

Avec le fusil du cousin Jacopo.

JACOPO.

Menteur !... Allons, allons, Gaetano !

GAETANO.

Demonio ! je ne sais plus comment descendre.

JACOPO.

Laisse-toi glisser... Là !

GAETANO.

Où est le Maltais ?

JACOPO.

Je ne sais pas.

BERTUCCIO.

Dans la barque, sans doute.

UN MATELOT.

Nous sommes parés.

BERTUCCIO.

Bien ! mais il faut retrouver le pauvre diable, nous ne pouvons pas l’abandonner ici.

GAETANO.

Bah ! un espion peut-être ; le grand malheur !

BERTUCCIO.

Un espion peut-être... peut-être aussi un honnête homme.

Au Matelot de la barque.

Le Maltais est-il avec vous ?

LE MATELOT.

Quel Maltais ?

BERTUCCIO.

L’homme que nous avons sauvé, et qui se noyait.

LE MATELOT.

Nous ne l’avons pas vu.

GAETANO.

Allons, allons ! il est l’heure.

BERTUCCIO.

Mais nous allons donc abandonner ce malheureux ?

GAETANO.

Tant pis pour lui !... D’ailleurs, nous revenons dans deux ou trois jours.

BERTUCCIO.

Laissons-lui un ou deux biscuits, un fusil et de la poudre... Il fera des signaux au premier bâtiment qui passera, et on l’enverra prendre.

JACOPO.

Cependant on pourrait encore attendre, ce me semble.

GAETANO.

Allons, allons, le biscuit, le fusil, la poudre... et partons !

JACOPO, tirant quatre piastres de sa poche.

Partageons avec lui. Dieu me le rendra.

Il met deux piastres sur le biscuit.

BENEDETTO, à part.

Ah ! cousin Jacopo, si je te les demandais, tu ne me les donnerais pas.

BERTUCCIO.

Allons, puisqu’il ne vient pas... Hé ! le Maltais !

TOUS.

Le Maltais !

BENEDETTO, mettant les deux piastres dans sa poche.

Hé ! le Maltais !

BERTUCCIO.

Courage, enfants !... Vers huit heures, la brise se lèvera... En attendant, nageons vivement !...

BENEDETTO.

Et moi ! et moi !...

LES MATELOTS, chantant.

Le moment arrive
De quitter la rire :
La barque dérive
Et fuit loin du bord ;
Mais la voile grise,
Qui cherche la brise,
Retombe indécise ;
La brise s’endort...
Ah ! ah !...

BENEDETTO.

Hé ! le Maltais !

Bertuccio tire un coup de fusil.

LES MATELOTS.

Le ciel est aride.
Aucun vent ne ride
La face limpide
De l’immense lac,
Et le capitaine
Que la rame traîne,
Respirant à peine,
Dort dans son hamac
Ah ! ah !...

À la fin du second couplet, la barque des Contrebandiers disparaît ; on entend encore crier : « Le Maltais ! » puis un autre coup de fusil dans le lointain ; puis plus rien. Alors, la pierre tourne de nouveau, l’orifice de la grotte s’éclaire. Dantès paraît, le flambeau à la main, le visage exalté.

DANTÈS.

Faria avait dit vrai ! À moi le trésor des Spada ! à moi le monde !...

 

 

ACTE II

 

 

Deuxième Tableau

 

L’auberge du Pont-du-Gard.

 

 

Scène première

 

CADEROUSSE, LA CARCONTE, BERTUCCIO

 

CADEROUSSE.

Tais-toi, femme ! je te dis que c’est la volonté de Dieu que cela soit ainsi.

LA CARCONTE.

Et moi, je te dis que je ne veux pas me taire, je te dis que je veux me plaindre... C’est le seul soulagement qui me reste ne me l’ôte pas.

BERTUCCIO.

Vous avez raison, ma bonne femme ; plaignez vous !

LA CARCONTE.

Faire tout ce que l’on peut pour gagner honnêtement et bravement sa vie, et puis sentir qu’on est perdu sans ressources, qu’il n’y a plus moyen de lutter ; et tout cela parce qu’il a plu à un méchant ingénieur de tracer un canal par lequel toutes les marchandises vont se dégorger dans la mer, au lieu de laisser cette belle et bonne route faire tranquillement son état... Autrefois, on ne pouvait pas suffire au monde ; aujourd’hui, c’est à peine si on vend une bouteille de vin de six sous par jour... Vivez donc à deux là-dessus, et un chien par-dessus le marché... Je disais toujours à Gaspard : « Il faut le tuer, ton chien ; » il n’a jamais voulu.

BERTUCCIO.

Et pourquoi le tuer ?... Pauvre bête, s’il vous ennuie, donnez-le-moi.

CADEROUSSE.

Je veux le garder, moi... Je l’aime, Margotin.

LA CARCONTE.

Un chien qui mange autant qu’une personne, c’était bon quand nous étions riches... Et à quoi sert-il ?... Si on le vendait au moins avec nos meubles, nous en serions débarrassés.

BERTUCCIO.

Et quand les vend-on, vos meubles ?

LA CARCONTE.

Dimanche ! c’est-à-dire dans trois jours...

CADEROUSSE.

C’est bon ; quand ils seront vendus, on n’aura plus d’embarras ; nous serons, comme l’ami Bertuccio, logés à la belle étoile... Est-ce qu’il a une maison, lui ?... Non, il est contrebandier, et il n’en fait pas de plus mauvaises affaires... Si tu avais sa bourse, tu ne serais pas embarrassée pour dimanche...

BERTUCCIO.

Eh bien, voilà justement ce qui vous trompe, père Caderousse, et la preuve...

Il tire sa bourse.

Deux pièces de cinq francs, voilà le reste... Il est vrai que, si le coup de ce soir réussit...

CADEROUSSE.

Il réussira ; vous avez du bonheur, vous !

BERTUCCIO.

Eh bien, Caderousse, s’il réussit...

CADEROUSSE.

S’il réussit ?

BERTUCCIO.

Écoute bien ce que je vais te dire.

CADEROUSSE.

Oh ! j’écoute ; je n’ai que cela à faire.

BERTUCCIO.

Pour combien vous poursuit-on ?

LA CARCONTE.

Pour cent écus.

BERTUCCIO.

Eh bien, écoute... Si le coup de ce soir réussit, aussi vrai que voilà un verre de vin de Cahors, on ne vendra pas vos meubles dimanche.

CADEROUSSE.

Merci, Bertuccio, tu es un brave homme !... Mais, vois-tu, nous y aurons échappé cette fois, encore, et, après, ce sera à recommencer.

BERTUCCIO.

Bah ! bah ! il y a un Dieu pour les braves gens.

Caderousse hausse les épaules.

LA CARCONTE.

Merci toujours, monsieur Bertuccio... La promesse est faite, n’est-ce pas ?

BERTUCCIO.

J’ai juré... D’ailleurs, il n’y avait pas besoin de cela... Mais je puis toujours compter sur ma cachette ?

CADEROUSSE.

Elle est là, ta cachette, sous l’escalier... Tu entres dans le jardin, tu refermes la porte, tu te glisses dans le bûcher et tu te tapis là sous l’escalier... As-tu besoin de t’en aller par la grande route, tu passes par ici, personne ne t’a vu, bonsoir... Et, tandis que l’on te cherche au bord du canal, tu gagnes le pays.

LA CARCONTE.

Et c’est bien fait ! qu’ont-ils à se mêler de notre commerce, ces gueux de douaniers ?... Ce sont eux qui nous ruinent, avec leurs impôts !

BERTUCCIO.

Alors, donnez-moi la clef du jardin... Lequel de vous deux a la clef du jardin ?...

CADEROUSSE, tendant la clef.

Moi ; la voilà.

LA CARCONTE.

Tu ne peux pas la lui apporter, fainéant !...

CADEROUSSE.

Tiens ! qu’il la vienne prendre... Je me chauffe, moi.

LA CARCONTE.

Tu te chauffes, et, moi, je grelotte.

BERTUCCIO, regardant à la porte.

Eh ! eh ! qui nous arrive donc à cheval ?

CADEROUSSE.

Parbleu ! tu le vois bien, une espèce de pasteur.

BERTUCCIO.

Viendrait-il ici ?

CADEROUSSE.

Pour quoi faire ?

BERTUCCIO.

Pour se rafraîchir. Dis donc !

CADEROUSSE.

Quoi ?

BERTUCCIO.

Je trouve qu’il monte trop bien à cheval pour un homme pieux.

CADEROUSSE.

Eh bien, après ?

BERTUCCIO.

Si c’était quelque gendarme déguisé ?

CADEROUSSE.

Ça serait drôle !

BERTUCCIO.

N’importe, j’utilise la clef.

CADEROUSSE.

À ton aise.

BERTUCCIO.

C’est dit : cette nuit, nous débarquons la marchandise ; demain matin, nous vendons, et, si cela se passe sans malheur, demain soir... Adieu, la mère.

Il lui tend la main.

Demain soir, vous avez vos cent écus.

LA CARCONTE.

Que le bon Dieu vous entende !

Bertuccio sort.

CADEROUSSE.

Oui, ça sera une belle avance !... Mais Bertuccio avait raison, tron de l’air ! on dirait qu’il vient ici... Il regarde l’enseigne... Il s’arrête... Est-ce l’auberge du Pont-du-Gard que vous cherchez, monsieur ?

 

 

Scène II

 

CADEROUSSE, LA CARCONTE, BERTUCCIO, BUSONI, en manteau, en habit à larges pans, guêtres de cheval

 

BUSONI, en dehors.

Oui, mon ami.

CADEROUSSE.

Alors, vous l’avez trouvée... C’est ici.

BUSONI.

C’est bien !...

Il descend de cheval.

CADEROUSSE.

Faut-il conduire votre cheval à l’écurie ?

BUSONI.

Non ; attachez-le au volet, ça suffira.

CADEROUSSE.

Monsieur, que désirez-vous ? que demandez-vous ? Me voilà à vos ordres.

BUSONI.

N’êtes-vous point M. Caderousse ?

CADEROUSSE.

Gaspard Caderousse, pour vous servir, monsieur !

BUSONI.

Vous demeuriez autrefois à Marseille, n’est-ce pas ?

CADEROUSSE.

Oui.

BUSONI.

Allées de Meilhan ?

CADEROUSSE.

Oui.

BUSONI.

Au quatrième ?

CADEROUSSE.

Oui.

BUSONI.

Et vous y exerciez l’état de tailleur ?

CADEROUSSE.

C’est cela ; mais l’état a mal tourné ; il y fait si chaud à ce coquin de Marseille, que je crois qu’on finira par ne plus s’y habiller du tout... À propos de chaleur, ne voulez-vous pas vous rafraîchir, monsieur ?

BUSONI.

Si fait, donnez-moi une bouteille de votre meilleur vin, et nous reprendrons la conversation où nous la laissons.

CADEROUSSE.

Oh ! il n’y a pas besoin de l’interrompre, si vous êtes pressé... Allez ! allez !...

BUSONI, à part.

Ce que l’on m’avait dit est vrai, la maison est pauvre.

CADEROUSSE.

Ah ! oui, vous regardez autour de vous...

Il continue de parler tout en descendant à la cave.

Et vous trouvez que l’ameublement n’est pas riche... C’est vrai ; mais, que voulez-vous ! il ne suffit pas d’être honnête homme pour prospérer dans ce monde...

S’approchant avec sa bouteille.

Oui, oui, d’être honnête homme... de cela, je puis m’en vanté, et tout le monde n’en peut pas dire autant.

BUSONI.

Tant mieux si ce que vous me dites là est vrai, monsieur Caderousse ; car, tôt ou tard, j’en ai la conviction, l’honnête homme est récompensé, et le méchant puni.

CADEROUSSE.

C’est peut-être votre état de dire cela... Et puis, après, on est libre de ne pas croire ce que vous dites.

BUSONI.

Vous avez tort de parler ainsi, mon ami ; car peut-être vais-je tout à l’heure vous donner la preuve de ce que j’avance.

CADEROUSSE.

Que voulez-vous dire ?

BUSONI.

Vous dites que vous êtes bien Gaspard Caderousse, et que c’est bien vous qui, en 1814, exerciez l’état de tailleur aux allées de Meilhan, à Marseille ?

CADEROUSSE.

C’est bien moi ! et s’il vous faut des preuves...

BUSONI.

Votre parole me suffit. Avez-vous connu, en 1814 ou 1815, un marin qui s’appelait Dantès ?

CADEROUSSE.

Dantès... Edmond Dantès, n’est-ce pas ?

BUSONI.

En effet, je crois qu’il s’appelait Edmond.

CADEROUSSE.

S’il s’appelait Edmond !... je le crois bien, le petit ! c’était un de mes meilleurs amis. Qu’est-il devenu, ce pauvre Edmond ?... Monsieur, l’avez-vous connu ? vit-il encore ? est-il libre ? est-il heureux ?

BUSONI.

Il est mort !

CADEROUSSE.

Mort !

BUSONI.

Mort prisonnier ! mort plus malheureux et plus désespéré que les forçats qui traînent le boulet au bagne de Toulon !

CADEROUSSE.

Pauvre petit ! Eh bien, voilà encore une preuve de ce que je vous disais, monsieur... Ah ! le monde va de mal en pis, monsieur !... Qu’il tombe donc du ciel deux jours de poudre et cinq minutes de feu, et que tout soit dit !

BUSONI.

Vous paraissez aimer ce garçon de tout votre cœur, monsieur ?

CADEROUSSE.

Oui, je l’aimais bien... quoique j’aie à me reprocher d’avoir un instant envié son bonheur... Et de quoi est-il mort ?

BUSONI.

Et de quoi meurt-on en prison, lorsqu’on y entre à vingt ans et qu’on y meurt à trente, si ce n’est de la prison elle-même ?... Mais écoutez bien ceci ; ce qu’il y a d’étrange, c’est que Dantès, à son lit de mort, m’a toujours juré, juré sur le Christ, qu’il ignorait la cause de sa captivité.

CADEROUSSE.

C’est vrai, c’est vrai, monsieur : il ne pouvait pas la savoir.

BUSONI.

C’est ce qui fait qu’il m’a chargé d’éclaircir son malheur, qu’il n’avait jamais pu éclaircir lui-même, et de réhabiliter sa mémoire, si sa mémoire avait reçu quelque souillure.

CADEROUSSE.

Il vous a chargé de cela ?

BUSONI.

Oui ; un riche Anglais, son compagnon d’infortune, qui sortit de prison à la seconde restauration, était possesseur d’un diamant d’une grande valeur ; en sortant de prison, il voulut laisser à Dantès, qui l’avait soigné comme un frère dans une maladie qu’il avait faite, un témoignage de sa reconnaissance, en lui donnant ce diamant. Dantès, au lieu de s’en servir pour séduire ses geôliers, le conserva toujours précieusement pour le cas où il sortirait de prison ; car sa fortune était assurée par la vente seule du diamant.

CADEROUSSE.

C’était donc, comme vous le dites, un diamant d’une grande valeur ?

BUSONI.

D’une grande valeur pour Edmond : le diamant était évalué cinquante mille francs.

CADEROUSSE.

Cinquante mille francs ! il est donc gros comme une noix ?

BUSONI.

Non, pas tout à fait. Vous allez en juger, d’ailleurs.

Il tire le diamant de sa poche et le montre à Caderousse.

CADEROUSSE.

Et cela vaut cinquante mille francs ?

BUSONI.

Sans la monture, qui est elle-même d’un certain prix.

Il remet le diamant dans sa poche.

CADEROUSSE.

Mais comment vous trouvez-vous possesseur de ce diamant ? Dantès vous a donc fait son héritier ?

BUSONI.

Non ; mais il m’a fait son exécuteur testamentaire. « J’avais trois bons amis et une fiancée, m’a dit Dantès ; tous quatre, j’en suis sûr, me regrettent sincèrement. Un de ces bons amis s’appelait Caderousse, l’autre s’appelait Danglars, le troisième s’appelait Fernand. Quant à ma fiancée... »

CADEROUSSE.

Eh bien ?

BUSONI.

Je ne me rappelle plus le nom de la fiancée d’Edmond.

CADEROUSSE.

Je me le rappelle, moi : elle s’appelait Mercédès.

BUSONI.

Ah ! oui, c’est cela... Donnez-moi un verre d’eau, mon ami...

Il boit quelques gorgées et pose son verre sur la table.

Où en étions-nous ?

CADEROUSSE.

La fiancée s’appelait Mercédès.

BUSONI.

C’est cela... « Vous irez à Marseille... » C’est toujours Dantès qui parle, comprenez-vous ?

CADEROUSSE.

Parfaitement.

BUSONI.

« Vous ferez cinq parts du prix de ce diamant, et vous les partagerez entre ces bons amis, les seuls êtres qui m’aient aimé sur la terre. »

CADEROUSSE.

Comment, cinq parts ?... Vous ne m’avez nommé que quatre personnes.

BUSONI.

Parce que la cinquième est morte, à ce qu’on m’a dit... La cinquième était le père de Dantès.

CADEROUSSE.

Hélas ! oui, le pauvre cher homme est mort...

BUSONI.

J’ai appris cet événement à Marseille... Mais il était arrivé depuis si longtemps, que l’on n’a pu me donner aucun détail sur cette mort... Savez-vous quelque chose de la fin de ce vieillard, vous, monsieur ?

LA CARCONTE.

Caderousse, Caderousse, prends garde à ce que tu vas dire !...

Busoni se retourne et aperçoit la Carconte.

CADEROUSSE.

De quoi te mêles-tu, femme ?... Monsieur vient chez nous et me demande des renseignements ; la politesse veut que je les lui donne.

LA CARCONTE.

Oui ; mais la prudence veut que tu les refuses. Qui te dit dans quelle intention on veut te faire parler, bavard ?

BUSONI.

Dans une excellente, madame, je vous assure... Votre mari n’a donc rien à craindre, surtout s’il répond franchement.

LA CARCONTE.

Rien à craindre ?... Oui, c’est cela, on commence par de belles promesses ; puis on se contente, après, de dire qu’on n’a rien à craindre ; puis l’on s’en va sans rien tenir de ce que l’on a promis, et, un beau matin, le malheur tombe sur le pauvre monde, sans que l’on sache d’où il vient...

BUSONI.

Soyez tranquille, bonne femme, le malheur ne vous viendra pas de mon côté, je vous en réponds...

CADEROUSSE.

Ne faites pas attention à elle ; elle ne trouve rien de bien parce qu’elle est malade... Elle a les fièvres, vous comprenez... et ça la mine, pauvre créature !...

BUSONI, la regardant avec pitié.

Oui, je comprends...

CADEROUSSE.

Que voulez-vous savoir ? Dites !

BUSONI.

Je veux savoir d’abord comment ce pauvre vieillard est mort.

CADEROUSSE.

Oh ! l’histoire est bien triste, monsieur...

BUSONI.

Oui... Edmond m’a raconté les choses jusqu’au moment où il a été arrêté, dans un petit cabaret des environs de Marseille, au milieu du repas de ses fiançailles.

CADEROUSSE.

C’est cela... Et le repas, qui avait eu un gai commencement, eut une triste fin... Un commissaire de police, suivi de quatre fusiliers, entra, et Dantès fut arrêté...

BUSONI.

Après ?...

CADEROUSSE.

Tandis que M. Morel courait prendre des informations, le vieillard retourna seul à la maison, ploya son habit de noces en pleurant, passa toute la journée à aller et venir dans sa chambre, et, le soir, il ne se coucha point ; car, moi qui demeurais au-dessous de lui, je l’entendis marcher toute la nuit... Et, je dois le dire, chacun de ses pas me broyait le cœur comme s’il eût réellement mis le pied sur ma poitrine...

BUSONI.

Après ?...

CADEROUSSE.

Le lendemain, Mercédès vint à Marseille pour implorer la protection de M. de Villefort. Elle n’obtint rien... Mais, du même coup, elle alla rendre visite au vieillard. Quand elle le vit si abattu, quand elle sut qu’il ne s’était pas couché, qu’il n’avait rien pris depuis la veille, elle voulut l’emmener avec elle ; mais le vieillard n’y voulut pas consentir. « Non, non, disait-il, je ne quitterai jamais cette maison ; car, comme c’est moi que mon pauvre enfant aime avant toute chose, s’il sort de prison, c’est moi qu’il accourra voir tout d’abord. »

BUSONI.

Après ?...

CADEROUSSE.

J’écoutais tout cela du palier, car j’aurais voulu que Mercédès déterminât le vieillard à la suivre... Ce pas qui retentissait nuit et jour sur ma tête ne me laissait pas un instant de repos...

BUSONI.

Mais vous ne montiez pas près du vieillard ?...

CADEROUSSE.

Pourquoi faire ?

BUSONI.

Pour le consoler.

CADEROUSSE.

Eh ! monsieur, on ne console que ceux qui veulent être consolés, et lui ne voulait pas l’être... Une nuit cependant que j’écoutais ses sanglots, je n’y pus pas résister, je montai ; mais, quand j’arrivai près de la porte, il ne sanglotait plus, il priait... Ce qu’il trouvait d’éloquentes paroles et de pitoyables supplications, je ne saurais vous le redire, monsieur... C’était plus que de la pitié, c’était plus que de la douleur...

BUSONI.

Pauvre père !...

CADEROUSSE.

Aussi, je me dis, ce jour-là : « C’est bien heureux que je sois seul et que le ciel ne m’ait pas envoyé d’enfants ; car, si j’étais père et qu’on m’eût enlevé mon fils, ne pouvant trouver dans mon cœur ni dans ma mémoire tout ce qu’il dit au bon Dieu, j’irais tout droit me précipiter dans la mer pour ne pas souffrir plus longtemps. »

BUSONI.

Enfin ?

CADEROUSSE.

De jour en jour, il vivait plus seul et plus isolé. Souvent M. Morel et Mercédès venaient le voir ; mais, quoique je fusse bien certain qu’il était chez lui, sa porte n’en restait pas moins fermée. Aussi le vieux Dantès finit par demeurer seul tout à fait... Je ne voyais plus monter de temps en temps chez lui que des gens inconnus, qui en descendaient presque aussitôt avec quelque paquet mal dissimulé... Pauvre bonhomme, peu à peu il vendait, pour vivre, tout ce qu’il avait !

BUSONI.

Mon Dieu !

CADEROUSSE.

Enfin il arriva au bout de ses pauvres hardes... Il devait trois termes, on menaça de le renvoyer... Il demanda huit jours encore : le propriétaire les lui accorda. Pendant les trois premiers jours, je l’entendis marcher comme d’habitude ; mais, le quatrième, je n’entendis plus rien... Alors, je montai et regardai parle trou de la serrure... Il était si pâle et si défait, que je courus prévenir Mercédès et M. Morel... Tous deux accoururent. M. Morel amenait un médecin qui reconnut une maladie d’estomac, et ordonna la diète... J’étais là, monsieur, et je n’oublierai jamais le sourire du vieillard à cette ordonnance... Dès lors, il ouvrit sa porte, il avait une excuse pour ne plus manger : le médecin avait ordonné la diète...

BUSONI.

Continuez, continuez...

CADEROUSSE.

Mercédès le trouva si changé, que, comme la première fois, elle voulut le faire transporter chez elle... C’était aussi l’avis de M. Morel, qui voulait le faire transporter de force ; mais le vieillard cria tant, qu’ils eurent peur... Mercédès resta au chevet de son lit, et M. Morel s’éloigna en faisant signe qu’il laissait une bourse sur la cheminée... Mais, armé de l’ordonnance du médecin, le vieillard ne voulut rien prendre, de sorte qu’après neuf jours de désespoir et d’abstinence, le vieillard expira en maudissant ceux qui avaient causé son malheur, et en disant à Mercédès : « Si vous revoyez mon Edmond, dites-lui que je meurs en le bénissant !... »

BUSONI, se levant et faisant un tour dans la chambre, puis revenant près de Caderousse.

Et... vous croyez qu’il est mort de faim ?...

CADEROUSSE.

De faim ! oui, monsieur, je dis qu’il est mort de faim.

BUSONI, s’écriant.

De faim ! de faim !... Mais les plus vils animaux ne meurent pas de faim ! Les chiens qui errent dans les rues trouvent une main compatissante qui leur jette un morceau de pain, et un homme, un chrétien, est mort au milieu d’autres hommes qui se disaient chrétiens comme lui !... Impossible ! oh ! c’est impossible !...

CADEROUSSE.

J’ai dit ce que j’ai dit.

LA CARCONTE.

Et tu as eu tort.

BUSONI.

Oh ! avouez que voilà un grand malheur !

CADEROUSSE.

D’autant plus grand que Dieu n’y est pour rien et que les hommes seuls en sont cause.

BUSONI.

Ainsi, vous dites que c’est Fernand ?... ainsi, vous dites que c’est Danglars ?...

CADEROUSSE, effrayé.

Je n’ai encore rien dit !

BUSONI.

Qui ont fait mourir le fils de désespoir, et le père de faim ?...

LA CARCONTE.

Tu vois ! tu vois !...

CADEROUSSE.

Monsieur, si vous ne me dites pas dans quel but vous venez, je ne vous dirai plus rien.

BUSONI.

Inutile, inutile... Maintenant, je sais tout.

CADEROUSSE.

Vous savez tout ?...

BUSONI.

Oui ! N’est-ce pas, il y a eu une dénonciation écrite par Danglars, jetée à la poste par Fernand ?... Ne dites pas que cela n’est pas vrai, vous étiez là.

CADEROUSSE.

Hélas ! hélas ! oui, j’y étais !...

LA CARCONTE.

Je te l’avais bien dit, malheureux !

BUSONI.

Vous y étiez, et vous ne vous êtes pas opposé à cette infamie ?... Ô Faria ! Faria ! que tu connaissais bien les hommes et les choses !... Mais, alors, vous êtes leur complice !

LA CARCONTE.

Entends-tu ? entends-tu ?...

CADEROUSSE.

Monsieur, ils m’avaient fait boire au point que j’en avais perdu la raison... Je dis tout ce que l’on peut dire dans cet état... Alors, ils me répondirent que c’était une plaisanterie qu’ils avaient voulu faire, et que cette plaisanterie n’aurait pas de suites.

BUSONI.

Je comprends... vous laissâtes faire, voilà tout.

CADEROUSSE.

Oui... et c’est mon remords de la nuit et du jour.

BUSONI.

Bien, monsieur... S’accuser ainsi, c’est mériter son pardon.

CADEROUSSE.

Malheureusement, Edmond est mort et ne m’a pas pardonné, lui !...

BUSONI, se levant, faisant deux ou trois pas, et revenant s’asseoir à sa place.

Vous m’avez nommé deux ou trois fois un certain Morel... Quel était cet homme ?

CADEROUSSE.

C’était l’armateur du Pharaon ; le patron de Dantès.

BUSONI.

Et je crois comprendre, d’après ce que vous me dites, le rôle qu’il a joué dans toute cette triste affaire...

CADEROUSSE.

Le rôle d’un homme honnête et courageux. Vingt fois il intercéda pour Edmond. Quand l’empereur rentra, il écrivit, pria, menaça, si bien qu’à la deuxième restauration, il fut fort persécuté comme bonapartiste. Souvent il était venu chez le père d’Edmond, pour lui offrir de le retirer chez lui, et, la veille de sa mort, je vous l’ai dit, il laissa sur la cheminée une bourse avec laquelle on paya les dettes du bonhomme et l’on subvint aux frais de son enterrement ; en sorte que le pauvre vieillard put au moins mourir comme il avait vécu, sans faire de tort à personne... C’est encore moi qui ai la bourse... une grande bourse en filet rouge...

BUSONI.

Et ce Morel, vit-il encore ?

CADEROUSSE.

Oui, monsieur.

BUSONI.

En ce cas, ce doit être un homme riche, heureux, béni du Seigneur ?

CADEROUSSE.

Oui, heureux... comme moi.

BUSONI.

M. Morel serait malheureux ?

CADEROUSSE.

Il touche à la misère, monsieur ! il touche au déshonneur !

BUSONI.

Impossible !...

CADEROUSSE.

C’est bien cela, cependant... Après vingt-cinq ans de travail, après avoir acquis la plus honorable place dans le commerce de Marseille, M. Morel est ruiné de fond en comble. Il a perdu cinq vaisseaux en deux ans ; il a essuyé des banqueroutes effroyables ; il n’a plus d’espérance que dans ce même Pharaon que commandait ce pauvre Dantès, et qui doit revenir des Indes avec un chargement de cochenille et d’indigo. Si ce navire-là lui manque comme les autres, il est perdu !

BUSONI.

Il a une femme et des enfants, je crois ?

CADEROUSSE.

Oui ; il a une femme qui est le modèle des femmes ; une fille, une sainte ! un fils, lieutenant dans l’armée à vingt ans. Mais tout cela double son désespoir, au lieu de le calmer ; s’il était seul, il se brûlerait la cervelle... et tout serait dit.

BUSONI.

C’est affreux !...

CADEROUSSE.

Et voilà comme Dieu récompense la vertu !... Tenez, moi qui n’ai jamais fait une mauvaise action, à part celle que je vous ai racontée, moi, je suis dans la misère, tandis que Fernand et Danglars roulent sur l’or... Car vous saurez...

BUSONI.

Je le sais : l’un est comte, l’autre est banquier ; mais, si haut qu’ils soient placés, croyez-moi, la justice de Dieu saura les atteindre... Maintenant, je n’ai plus à vous demander de nouvelles que d’une seule personne... On m’a dit, quand je me suis informé à Marseille, on m’a dit que Mercédès avait disparu...

CADEROUSSE.

Oui, disparu comme disparaît le soleil... pour reparaître plus brillant.

BUSONI.

Mercédès a-t-elle donc fait fortune aussi ?

CADEROUSSE.

Elle a épousé Fernand, et s’appelle la comtesse de Morcerf !

BUSONI.

Et combien de temps après la disparition d’Edmond Mercédès a-t-elle épousé Fernand ?

CADEROUSSE.

Dix-huit mois.

BUSONI.

Dix-huit mois !... dix-huit mois de fidélité ! Au fait, que peut demander de plus l’amant le plus adoré ?... Et elle a épousé Fernand, où cela ?

CADEROUSSE.

À l’église des Accoules.

BUSONI, se levant.

C’était la même église où elle devait épouser Edmond ; il n’y avait que le fiancé de changé... Maintenant, encore un mot, le dernier... Et M. de Villefort ?

CADEROUSSE.

Je ne le connaissais pas, lui ; je sais seulement qu’il est mort.

BUSONI.

Oh ! malheur !

CADEROUSSE.

Oui, le malheur, il est grand ; c’était un bien digne homme !

BUSONI.

Et comment est-il mort ?

CADEROUSSE.

Il avait fait exécuter un pauvre Corse qui avait fait une peau, et le frère de ce Corse...

BUSONI.

Eh bien ?

CADEROUSSE.

Eh bien, il l’a tué sans duel...

BUSONI, à part.

Ah ! celui-là m’échappera donc ! Je ne vous accuse pas, mon Dieu ! mais la mort, c’est bien peu pour le crime qu’il avait commis...

À Caderousse.

Et vous connaissez l’assassin ?

CADEROUSSE.

C’était un de mes amis.

BUSONI.

Il se nomme ?...

CADEROUSSE.

Oh ! vous voulez que je vous dise comment il se nomme ?

BUSONI.

Oui, je le veux.

CADEROUSSE.

Il se nomme Bertuccio.

LA CARCONTE.

Dénonceras-tu donc tout le monde, aujourd’hui ?...

BUSONI.

Bertuccio ! N’est-ce pas un patron qui fait la contrebande entre Livourne et Marseille ?

CADEROUSSE.

Oui, et entre Marseille et Nîmes.

LA CARCONTE.

Quand on dit qu’il ne pourra pas se taire !...

CADEROUSSE.

Au reste, ça ne lui a pas porté malheur, il a gagné de l’argent dans son état... Il n’y a que moi qui me ruine, il n’y a que moi qui sois pauvre, misérable et oublié de Dieu !

BUSONI, tirant le diamant de sa poche.

Vous vous trompez, mon ami... Dieu paraît oublier parfois, quand sa justice se repose ; mais il arrive toujours un moment où il se souvient, et en voici la preuve.

Il donne le diamant à Caderousse.

Prenez ce diamant, il est à vous.

CADEROUSSE.

À moi seul ?... Oh ! monsieur, ne vous jouez pas de moi !...

BUSONI.

Je sais ce que c’est que le bonheur et le désespoir... Je ne me jouerai jamais du bonheur ou du désespoir d’un homme ! Prenez donc... Mais, en échange...

CADEROUSSE.

Ah ! vous demandez quelque chose ?...

BUSONI.

Oui ; je demande cette bourse de soie rouge que M. Morel a laissée sur la cheminée du vieux Dantès.

LA CARCONTE, se rapprochant, tandis que Caderousse va à l’armoire.

Et le diamant est pour nous ?

BUSONI.

Oui, pour vous.

CADEROUSSE.

Voilà la bourse.

BUSONI.

Voilà le diamant.

CADEROUSSE.

Oh ! vous êtes véritablement un brave homme, monsieur ! car, en vérité, personne ne savait qu’Edmond vous eût donné ce diamant, et vous auriez pu le garder.

BUSONI.

Ah çà ! tout ce que tu m’as dit est vrai, et j’y puis croire en tout point ?

CADEROUSSE.

Tenez, monsieur, voici, dans ce coin, un christ de bois bénit ; voici sur ce bahut le livre d’Évangiles de ma femme... Ouvrez ce livre, et la main étendue vers le Christ, je vais vous jurer sur l’Évangile, sur le salut de mon âme, sur ma foi de chrétien, que je vous ai raconté toutes choses comme elles s’étaient passées... et comme l’ange des hommes les dira à l’oreille de Dieu, le jour du jugement dernier !...

BUSONI.

C’est bien... Que ce diamant vous profite ! soyez heureux, je pars... Adieu !...

 

 

Scène III

 

LA CARCONTE, CADEROUSSE

 

LA CARCONTE.

Dis donc, Gaspard, est-ce que nous rêvons ?

CADEROUSSE.

Non, parbleu ! nous sommes bien éveillés, et la preuve, c’est que voilà le diamant.

LA CARCONTE, d’une voix sourde.

Et s’il était faux ?...

CADEROUSSE, pâlissant.

Faux ! faux !... Et pourquoi cet homme m’aurait-il donné un diamant faux ?...

LA CARCONTE.

Pour avoir ton secret sans le payer, imbécile !

CADEROUSSE.

Oh ! je le saurai, et dans un instant...

LA CARCONTE.

Comment cela ?

CADEROUSSE.

C’est la foire de Beaucaire ; il y a un grand bijoutier de Paris... tu sais... M. Joannès, qui vient tous les ans et qui est si riche...

LA CARCONTE.

Eh bien ?...

CADEROUSSE.

Eh bien, je vais aller le lui montrer... Dans une heure, je suis de retour...

LA CARCONTE.

Va...

Il sort.

Cinquante mille francs !... c’est de l’argent, mais ce n’est pas une fortune !... Cependant, ça nous irait bien dans ce moment-ci ; nous nous en retournerions à Marseille, je me ferais soigner, et peut-être parviendrais-je à me débarrasser de ces malheureuses fièvres... Oh ! j’ai froid, j’ai froid !...

Elle attise le feu ; on frappe.

Encore un voyageur... Il paraît que c’est le jour... Entrez, entrez !...

Une patrouille de Douaniers entre.

Non, ce sont les douaniers.

 

 

Scène IV

 

LES DOUANIERS, LA CARCONTE

 

LE CHEF DES DOUANIERS.

Bonsoir, la mère, bonsoir...

LA CARCONTE.

Bonsoir...

LE CHEF.

Voyons, dérangez-vous un petit peu, et donnez-nous une bouteille de votre meilleur pour nous rafraîchir. Nous ne nous informerons pas s’il a payé les droits, soyez tranquille.

LA CARCONTE.

Descendre dans la cave, quand je grelotte déjà au coin du feu...

LE CHEF.

Voulez-vous que nous y allions nous-mêmes ?

LA CARCONTE.

Non, j’y vais...

Elle descend à la cave.

LE CHEF, déroulant un papier.

Voilà le plan du canal, avec tous les bateaux qui sont dessus... Voyez-vous, c’est celui-ci, le plus près du bord, en droite ligne avec la maison... Cinq de nos hommes remonteront, cinq descendront ; puis, arrivés au bord du canal, à cinq cents pas l’un de l’autre, nous nous rejoindrons... Si les hommes nous échappent, le bateau ne nous échappera pas.

UN DOUANIER.

Et de quoi est-il chargé ?

LE CHEF.

De rhum et de tabac.

LA CARCONTE.

Que disent-ils ?

LE CHEF.

Chut ! voici la Carconte... Eh bien, il fait chaud ce soir, madame Caderousse...

LA CARCONTE.

Je ne sais pas.

LE CHEF.

Est-ce que vous avez du rhum ?

LA CARCONTE.

Du rhum ici ! pour quoi faire ?... Ce n’est qu’à la ville qu’on trouve ça.

UN DOUANIER.

Si vous aviez seulement un petit morceau de tabac en carotte, gros comme cela...

LA CARCONTE.

Je ne fais pas la contrebande.

LE CHEF.

Où donc est Caderousse ?

LA CARCONTE.

Il est allé promener.

LE CHEF.

Le quel côté ?

LA CARCONTE.

Je n’en sais rien.

LE DOUANIER.

En voilà une qui dément le proverbe...

LE CHEF.

Le fait est qu’elle n’est pas causeuse... À votre santé, la mère !

LA CARCONTE.

Merci !

 

 

Scène V

 

LES DOUANIERS, LA CARCONTE, CADEROUSSE, entrant

 

CADEROUSSE.

Femme !...

LA CARCONTE.

Ah ! c’est toi...

CADEROUSSE.

Oui...

LA CARCONTE.

Tu n’as donc pas été à Beaucaire ?

CADEROUSSE.

Non, je l’ai rencontré sur la route...

LA CARCONTE.

Qui ?

CADEROUSSE.

M. Joannès.

LA CARCONTE.

Par quel hasard ?

CADEROUSSE.

Il allait faire un paiement à Montpellier.

LA CARCONTE.

Et le lui as-tu montré ?

CADEROUSSE.

Oui.

LA CARCONTE.

Eh bien ?

CADEROUSSE.

Il est bon.

LA CARCONTE.

De sorte qu’il vaut... ?

CADEROUSSE.

Cinquante mille francs.

LA CARCONTE.

Mon Dieu !

LE CHEF.

Hé ! l’ami ?

CADEROUSSE.

Me voilà.

LE CHEF.

Combien les deux bouteilles ?

CADEROUSSE.

Ce que vous voudrez.

LE CHEF.

Comment ! ce que nous voudrons ?

CADEROUSSE.

Ah ! pardon, je ne sais pas ce que je dis... C’est dix sous.

LA CARCONTE.

Gaspard ! Gaspard !

CADEROUSSE.

Hein ?

LA CARCONTE.

Où est-il ?

CADEROUSSE.

Il met son cheval à l’écurie.

LA CARCONTE.

Et il a de l’argent sur lui ?

CADEROUSSE.

Oui.

LA CARCONTE.

Une forte somme ?

CADEROUSSE.

Assez pour nous payer tout de suite, à ce qu’il paraît.

LE CHEF.

Tiens, voilà tes dix sous... Adieu !

CADEROUSSE.

Merci... Approchez, monsieur Joannès, approchez.

Les Douaniers sortent.

 

 

Scène VI

 

JOANNÈS, CADEROUSSE, LA CARCONTE

 

JOANNÈS.

Qu’est-ce que ces gens-là ?

CADEROUSSE.

Ce sont des douaniers, n’ayez pas peur.

LA CARCONTE.

Ah ! monsieur, ce brave homme ne nous a donc pas trompés... et le diamant est bon ?

CADEROUSSE.

Oui, oui, il est bon... et la preuve, c’est que M. Joannès est prêt à nous en donner cinquante mille francs.

JOANNÈS.

C’est-à-dire que j’en ai offert quarante mille francs.

LA CARCONTE.

Quarante mille !... Nous ne le donnerons certainement pas pour ce prix-là... Le voyageur nous a dit qu’il valait cinquante mille francs, et sans la mouture encore.

JOANNÈS.

Montrez-le-moi, que je le regarde encore une fois... On juge mal les pierres à une première vue.

CADEROUSSE.

Tenez...

JOANNÈS.

J’ai dit quarante-cinq mille francs, et je ne m’en dédirai pas... D’ailleurs, c’est juste la somme que j’allais porter à Montpellier, et que je me trouve avoir sur moi.

CADEROUSSE.

Oh ! qu’à cela ne tienne ! je retournerai avec vous à Beaucaire pour chercher les cinq autres mille francs.

JOANNÈS.

Non, cela ne vaut pas davantage... et encore, je suis fâché d’avoir offert cette somme, attendu qu’il y a dans la pierre un défaut que je n’avais pas remarqué d’abord.

CADEROUSSE, remettant le diamant dans sa poche.

Bon, bon, bon... On le vendra à un autre.

JOANNÈS.

Oui, mais un autre ne sera pas si facile que moi ; un autre ne se contentera pas des renseignements que vous m’avez donnés... Il n’est pas naturel qu’un homme comme vous possède un diamant de cinquante mille francs. Il ira prévenir les magistrats ; il faudra retrouver le voyageur... Vous ne savez pas même son nom... et les voyageurs qui donnent des diamants de deux mille louis sont rares... La justice commencera par mettre la main dessus, on vous enverra en prison, et, si vous êtes reconnu innocent, qu’on vous mette dehors après trois ou quatre mois de captivité, la bague pourra s’être égarée au greffe, où l’on vous donnera peut-être une pierre fausse qui vaudra trois francs, au lieu d’un diamant qui en vaut cinquante mille peut-être, mais que vous en conviendrez, mon brave homme, on court certains risques à acheter.

Caderousse et sa femme s’interrogent du regard.

CADEROUSSE.

Non, décidément... nous ne sommes pas assez riches pour perdre cinq mille francs.

JOANNÈS.

Comme vous voudrez mon cher ami... Je vous eusse cependant payé en belle monnaie... Voyez !

Il tire de sa poche une poignée d’or qu’il étale sur la table.

CADEROUSSE.

Qu’en dis-tu, femme ?

LA CARCONTE.

Donne, donne... S’il retourne à Beaucaire, il nous dénoncera... Eh ! qui sait si nous pourrons jamais remettre la main sur notre donneur de diamants ?

CADEROUSSE.

Eh bien, soit ! prenez le diamant ; mais madame Caderousse veut une chaîne d’or, et moi, je demande une paire de boucles d’argent.

JOANNÈS.

Tenez, je suis rond en affaires... voilà ma boîte d’échantillons, prenez ce que vous voudrez.

La Carconte choisit une chaîne, Caderousse une paire de boucles.

J’espère que vous ne vous plaindrez plus ?

CADEROUSSE.

Le voyageur avait dit qu’il valait cinquante mille francs.

JOANNÈS, lui prenant le diamant des mains.

Allons, allons, donnez donc... Quel homme terrible, morbleu ! je lui compte quarante-cinq mille francs, deux mille cinq cents livres de rente, et il n’est pas encore content !

CADEROUSSE.

Et les quarante-cinq mille francs, où sont-ils ? Voyons !...

JOANNÈS.

Les voilà.

LA CARCONTE.

Attendez que j’allume la lampe ; il n’y fait plus clair, et l’on pourrait se tromper.

JOANNÈS.

Oh ! comptez, comptez, la somme en vaut la peine.

LA CARCONTE.

Qu’est-ce que c’est que ces papiers-là ?

CADEROUSSE.

Des billets de banque... Tu sais bien ce que c’est que des billets de banque ?

LA CARCONTE.

J’en ai entendu parler ; mais je n’en ai jamais vu.

JOANNÈS.

Eh bien, votre compte y est-il ?

CADEROUSSE.

Oui... Donne le portefeuille, Carconte, et cherche un sac... Maintenant, monsieur Joannès, quoique vous nous ayez soulevé une dizaine de mille francs, voulez-vous souper avec nous ?

JOANNÈS.

Non... Il se fait tard, et, puisque je ne vais pas à Montpellier, il faut que je retourne à Beaucaire... Neuf heures, morbleu !... Adieu, mes petits enfants... et, s’il vous revient encore d’autres voyageurs avec des bagues... vous comprenez ?...

Un coup de tonnerre se fait entendre.

CADEROUSSE.

Oh ! oh ! vous allez partir par ce temps-là ?

JOANNÈS.

Bah ! je n’ai pas peur du tonnerre.

LA CARCONTE.

Et des voleurs ?... La route n’est jamais bien sûre, monsieur Joannès...

JOANNÈS, tirant de sa poche une paire de pistolets.

Quant aux voleurs, voilà pour eux : des chiens qui aboient et qui mordent en même temps... C’est pour les deux premiers qui auront envie de votre diamant, père Caderousse.

La Carconte et Caderousse échangent un regard.

CADEROUSSE.

Alors, bon voyage !

JOANNÈS.

Merci.

Il ouvre la porte ; éclairs, vent, pluie.

Nous allons avoir un joli petit temps... Et deux lieues à faire par ce temps-là !...

CADEROUSSE.

Restez, vous coucherez ici.

LA CARCONTE.

Oui, restez... Nous aurons bien soin de vous.

JOANNÈS.

Non pas, il faut que je retourne ce soir à Beaucaire... Adieu !... Il ne fait ni ciel ni terre, ma parole d’honneur !

CADEROUSSE.

Votre cheval est là ?

JOANNÈS.

Oui... Faut-il prendre à gauche ? faut-il prendre à droite ?

CADEROUSSE.

À droite... il n’y a pas à se tromper, la route est bordée d’arbres de chaque côté.

JOANNÈS, déjà loin.

Bon !

 

 

Scène VII

 

CADEROUSSE, LA CARCONTE

 

LA CARCONTE.

Ferme donc la porte... Je n’aime pas les portes ouvertes quand il tonne.

CADEROUSSE, fermant la porte à double tour.

Et quand il y a de l’argent à la maison, n’est-ce pas ?

Il revient près de sa femme.

LA CARCONTE.

Pourquoi donc lui as-tu offert de coucher ici ?

CADEROUSSE, tressaillant.

Moi ?... Mais pour... pour qu’il n’ait pas la peine de retourner à Beaucaire.

LA CARCONTE.

Je croyais que c’était pour autre chose.

CADEROUSSE.

Femme ! femme ! as-tu de pareilles idées ? et pourquoi, les ayant, ne les gardes-tu pas pour toi ?

LA CARCONTE.

C’est égal, tu n’es pas un homme.

CADEROUSSE.

Comment cela ?

LA CARCONTE.

Si tu avais été un homme, il ne serait pas sorti d’ici.

CADEROUSSE.

Femme !...

LA CARCONTE.

La route fait un coude... et il est obligé de suivre la route... tandis que, pour quelqu’un qui connaît le pays...

CADEROUSSE.

Eh bien ?...

LA CARCONTE.

Il y a, le long du canal, un chemin qui raccourcit...

CADEROUSSE.

Femme, tu offenses le bon Dieu... Tiens, écoute !...

Coup de tonnerre. Silence d’un instant. On frappe à la porte.

LA CARCONTE.

On a frappé !...

CADEROUSSE, la main sur l’or et les billets.

Qui est là ?...

JOANNÈS.

Moi !...

CADEROUSSE.

Qui, vous ?...

JOANNÈS.

Pardieu ! Joannès, le bijoutier.

LA CARCONTE.

Eh bien, que disais-tu donc ? Le voilà qui revient !

JOANNÈS.

Ouvrez donc vite !

CADEROUSSE, tombant sur sa chaise.

Oh ! Seigneur !...

LA CARCONTE, allant à la porte.

Voilà ! voilà !... Entrez donc, cher monsieur Joannès.

 

 

Scène VIII

 

JOANNÈS, CADEROUSSE, LA CARCONTE

 

JOANNÈS.

Ma foi, il paraît que le diable ne veut pas que je retourne à Beaucaire ce soir... Les plus courtes folies sont les meilleures, mon cher monsieur Caderousse... Vous m’avez offert l’hospitalité, je l’accepte, et je reviens pour coucher chez vous.

LA CARCONTE.

Et vous faites bien, monsieur.

JOANNÈS.

Est-ce que vous avez des voyageurs dans votre auberge ?

CADEROUSSE.

Non... Nous ne donnons pas à coucher ; nous sommes trop près de la ville, et personne ne s’arrête chez nous.

JOANNÈS.

Alors, je vais vous gêner horriblement.

LA CARCONTE.

Nous gêner, nous ?... Pas le moins du monde, je vous jure.

JOANNÈS.

Voyons, où me mettez-vous ?

LA CARCONTE.

Dans la chambre là-haut.

JOANNÈS.

Mais c’est votre chambre ?

LA CARCONTE.

Oh ! n’importe... Nous avons un second lit dans la chambre à côté de celle-ci.

CADEROUSSE.

Femme !...

LA CARCONTE.

Tais-toi !

JOANNÈS.

Alors, c’est bien.

LA CARCONTE, qui à mis le couvert pendant ce temps.

Là !... quand vous voudrez souper, tout est prêt.

JOANNÈS.

Et vous ?

CADEROUSSE, enfermant son or et ses billets dans une armoire.

Moi, je ne souperai pas.

LA CARCONTE.

Nous avons dîné très tard.

JOANNÈS.

Alors, je vais souper seul.

LA CARCONTE.

Oui, nous vous servirons...

On entend la pluie et le tonnerre.

Voyez-vous !... Vous avez bien fait de revenir, monsieur Joannès.

JOANNÈS.

Ce qui n’empêche pas que, si l’orage s’apaise, je me mettrai en route.

CADEROUSSE.

Oh ! c’est le mistral ! c’est le mistral !... Nous en avons pour jusqu’à demain.

JOANNÈS.

Ma foi, tant pis pour ceux qui sont dehors !

LA CARCONTE.

Oui, ils passeront une mauvaise nuit... et ce ne sera pas comme vous, monsieur Joannès... Vous n’aurez pas une chambre élégante ni un bon lit ; mais vous serez à couvert, au moins, et vous aurez des draps blancs.

CADEROUSSE.

Cependant...

JOANNÈS.

Quoi ?

CADEROUSSE, allant à la porte.

Je crois que l’ouragan se calme, monsieur...

Ouragan.

LA CARCONTE.

Es-tu fou ? Tiens...

La porte, brisée par le vent, s’ouvre avec violence.

JOANNÈS.

Allons ! allons ! je vois bien qu’il faut en prendre son parti... Vous dites donc, la mère, que ma chambre... ?

LA CARCONTE.

Est prête ; prenez l’escalier, cette lampe...

JOANNÈS.

Et vous ?

LA CARCONTE.

Oh ! nous, nous en allumerons une autre.

JOANNÈS.

Allons, bonsoir !

CADEROUSSE.

Cependant, monsieur Joannès...

LA CARCONTE.

Te tairas-tu, malheureux !

JOANNÈS.

Quoi ?

LA CARCONTE.

Rien... Bonne nuit, monsieur Joannès, bonne nuit !

CADEROUSSE, tombant sur la pierre, dans l’intérieur de la cheminée.

Ah !

 

 

Scène IX

 

CADEROUSSE, LA CARCONTE

 

LA CARCONTE, allant à Caderousse.

Eh bien ?

CADEROUSSE.

Quoi ?

LA CARCONTE.

Il est là !

CADEROUSSE.

Je le sais ; ce n’est pas moi qui l’y ai attiré, Dieu merci !

LA CARCONTE.

Imbécile ! Quarante-cinq mille francs que nous avons et le diamant qu’il a, font quatre-vingt-quinze mille francs... En voilà une fortune, à la bonne heure !

CADEROUSSE.

Femme, femme, ne me tente pas !

LA CARCONTE.

Oh ! tu as peur ?...

CADEROUSSE.

Tais-toi, que je te dis, tais-toi !... ce n’est pas la peur.

LA CARCONTE.

Qu’est-ce que c’est donc, alors ?... Personne ne l’a vu entrer ici ?

CADEROUSSE.

Mais tu es donc le démon ?

LA CARCONTE.

Personne ne l’en verra sortir... On l’enterrera dans la cave, ou on le jettera dans le canal ; nous laisserons vendre nos meubles comme si nous n’avions pas le sou, et nous nous en irons tranquillement avec cinq mille livres de rente dans notre poche.

CADEROUSSE.

Ah ! tu ne trembles donc plus la fièvre, maintenant ?

LA CARCONTE.

Non ; il me semble que je suis guérie.

Elle va détacher un couteau.

CADEROUSSE.

Que fais-tu ?

LA CARCONTE.

Je croyais que c’était décidé ?

CADEROUSSE.

Il a ses pistolets.

LA CARCONTE.

Ah bah ! est-ce qu’on y voit clair la nuit ?... Et puis il dort déjà.

JOANNÈS, de sa chambre.

Bonsoir, père Caderousse !... bonsoir, mère Madeleine !...

LA CARCONTE.

Il éteint sa lampe, vois-tu ?

CADEROUSSE.

Mais nous n’y verrons pas non plus, nous.

LA CARCONTE.

Avec cela que nous ne connaissons pas la chambre !

CADEROUSSE.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

LA CARCONTE.

Quand on pense que ça se vante d’être un homme !

CADEROUSSE, saisissant une hache.

Eh bien, puisque tu le veux...

LA CARCONTE.

Allons donc !

Ils montent, sur une musique sourde, ouvrent la porte ; on entend un cri, le bruit d’une lutte, un coup de pistolet ; la Carconte reparaît sanglante et tombe sur l’escalier.

BERTUCCIO, poussant la porte du réduit.

Mon Dieu ! que se passe-t-il donc ici ?

 

 

ACTE III

 

 

Troisième Tableau

 

Chez M. de Baville.

 

 

Scène première

 

DE BAVILLE, JULIE, puis UN DOMESTIQUE

 

DE BAVILLE.

Eh bien, mademoiselle, dites à M. Morel que je l’attends.

JULIE.

Merci, monsieur, au nom de mon père.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur, il y a là cet Anglais, renvoyé de la maison Thompson et French.

DE BAVILLE.

Faites entrer.

LE DOMESTIQUE.

Entrez, monsieur.

 

 

Scène II

 

DE BAVILLE, JULIE, UN COMMIS

 

Sur la porte, Julie et le Commis se rencontrent.

LE COMMIS.

Pardon, mademoiselle.

Il se range ; Julie sort. Le Commis la suit des yeux.

DE BAVILLE.

Puis-je savoir, monsieur, ce qui me procure l’honneur de votre visite ?

LE COMMIS.

Monsieur, je suis le premier commis de la maison Tompson et French, de Rome ; nous sommes depuis dix ans en relations avec la maison Morel et fils, de Marseille ; nous avons une centaine de mille francs engagés dans ces relations, et, comme nous avons appris là-bas que la maison menaçait ruine, j’arrive tout exprès de Rome pour vous demander des renseignements.

DE BAVILLE.

Hélas ! monsieur, vos craintes ne sont que trop bien fondées, et vous voyez en moi un homme désespéré ! J’avais deux cent mille francs placés dans la maison Morel ; ces deux cent mille francs étaient la dot de ma fille, que je comptais marier dans quinze jours. Ils étaient remboursables, cent mille francs le 15 de ce mois-ci, cent mille francs le 15 du mois prochain. J’avais donné avis à M. Morel de mon désir que ce remboursement se fît avec exactitude, et voilà qu’il vient de m’envoyer sa fille, que vous avez vue, pour me demander un rendez-vous... Or, j’ai bien peur...

LE COMMIS.

Que cela ne ressemble à un atermoiement ?

DE BAVILLE.

Mieux que cela, à une banqueroute.

LE COMMIS.

Ainsi, monsieur, cette créance vous inspire des craintes ?

DE BAVILLE.

C’est-à-dire que je la regarde comme perdue.

LE COMMIS.

Oh !... un marché, monsieur...

DE BAVILLE.

Lequel ?

LE COMMIS.

Je vous l’achète, moi.

DE BAVILLE.

Que m’achetez-vous ?

LE COMMIS.

Cette créance.

DE BAVILLE.

Vous ?

LE COMMIS.

Oui, moi !

DE BAVILLE.

Mais à un rabais énorme, sans doute ?

LE COMMIS.

Oh ! notre maison ne fait pas ces sortes d’affaires. Moyennant deux cent mille francs.

DE BAVILLE.

Et vous payez ?...

LE COMMIS.

Comptant...

Il tire une liasse de billets de banque.

Eh bien, monsieur ?...

DE BAVILLE, après un instant d’hésitation.

Monsieur, mon devoir d’honnête homme m’oblige à vous dire que vous n’aurez pas vingt pour cent de cette créance.

LE COMMIS.

Cela ne me regarde pas, monsieur ; cela regarde la maison Thompson et French, au nom de laquelle j’agis. Peut-être a-t-elle intérêt à hâter la ruine d’une maison rivale. Mais, pour moi, je suis prêt à vous compter cette somme, moyennant un transport...

DE BAVILLE.

Soit, monsieur ; c’est trop juste... Maintenant, veuillez me dire quel est le droit de commission que vous désirez. Ordinairement, nous payons un et demi. Voulez-vous deux ? voulez-vous trois ? voulez-vous cinq ?

LE COMMIS.

Je désire autre chose.

DE BAVILLE.

Parlez, monsieur, je vous écoute.

LE COMMIS.

Vous êtes inspecteur des prisons ?

DE BAVILLE.

Depuis plus de quinze ans...

LE COMMIS.

Vous tenez des registres ?

DE BAVILLE.

D’entrée et de sortie, sans doute.

LE COMMIS.

Et, dans ces registres, il y a des notes ?

DE BAVILLE.

Des notes relatives aux prisonniers... Oui, chacun a son dossier.

LE COMMIS.

Eh bien, monsieur, j’ai beaucoup connu, en Angleterre, un abbé qui a disparu tout à coup, en 1811... J’ai appris qu’il avait été détenu au château d’If, et je voudrais avoir quelques détails...

DE BAVILLE.

Comment le nommiez-vous ?

LE COMMIS.

Faria...

DE BAVILLE.

Oh ! je me le rappelle parfaitement : il était fou.

LE COMMIS.

On disait cela.

DE BAVILLE.

Oh ! il l’était bien réellement.

LE COMMIS.

C’est possible !... Quelle était sa folie ?

DE BAVILLE.

Il prétendait avoir connaissance d’un immense trésor, et promettait des sommes fabuleuses au gouvernement, si on voulait le mettre en liberté.

LE COMMIS.

Et il est mort ?...

DE BAVILLE.

Oui, monsieur, il y a six mois, en février dernier...

LE COMMIS.

Vous ayez une heureuse mémoire, monsieur, pour tous rappeler ainsi les dates.

DE BAVILLE.

Je me rappelle celle-ci, parce que la mort du pauvre diable fut accompagnée d’une circonstance singulière.

LE COMMIS.

Peut-on connaître cette circonstance ?

DE BAVILLE.

Oh ! mon Dieu, oui, monsieur. Son cachot était éloigné d’une quarantaine de pieds, à peu près, de celui d’un ancien agent bonapartiste, d’un des hommes qui avaient le plus contribué au retour de l’empereur, en 1815 ; homme très résolu, très dangereux...

LE COMMIS.

Ah ! vraiment !... très résolu et très dangereux ?

DE BAVILLE.

Oh ! il y a sur lui, dans son dossier, des notes terribles !...

LE COMMIS.

Mais de qui ces notes ?

DE BAVILLE.

De celui qui a instruit l’affaire.

LE COMMIS.

Et cet homme qui a instruit l’affaire ?

DE BAVILLE.

M. de Villefort.

LE COMMIS.

Oh ! ce pauvre M. de Villefort, qui a été tué, assassiné ?...

DE BAVILLE.

Tué !... assassiné !...

LE COMMIS.

Oui... et qui est mort.

DE BAVILLE.

Mort ?... Eh ! monsieur, qui vous a fait cette histoire ?... M. de Villefort est vivant comme vous et moi.

LE COMMIS.

Vivant ?

DE BAVILLE.

Oui.

LE COMMIS.

Vous en êtes sûr ?

DE BAVILLE.

Grâce au ciel ! Et la preuve, c’est qu’il m’a écrit il n’y a pas huit jours.

LE COMMIS.

Grâce au ciel ! vous avez raison... Mais, pour revenir au prisonnier, puisqu’il avait si efficacement contribué au retour de l’usurpateur, comment, après ce retour... ?

DE BAVILLE.

Oui, vous voulez savoir comment il se fait que, pendant les Cent-Jours, il soit demeuré en prison ?... Oh ! quant à cela, monsieur, le pauvre diable jouait de malheur. Imaginez-vous que M. Morel, son patron, avait fait pour lui toutes les démarches imaginables, jusqu’à adresser une pétition à l’empereur ; mais cette pétition a été retardée on ne sait comment, et n’est arrivée à Paris qu’après Waterloo, de sorte que, tombant entre les mains des Bourbons, au lieu de tomber dans les mains de Bonaparte, elle a perdu Dantès, quand elle eût dû le sauver.

LE COMMIS.

En effet, c’était une fatalité. Mais vous, monsieur, comme inspecteur, vous avez connu ce prisonnier ?

DE BAVILLE.

Oui, oui ; j’ai eu l’occasion de voir moi-même cet homme en 1818 ou 1819. On ne descendait dans son cachot qu’avec un piquet de soldats... Cet homme m’a fait une profonde impression, et je n’oublierai jamais son visage.

LE COMMIS, souriant.

Vous ne l’oublierez jamais ?...

DE BAVILLE.

Jamais, monsieur !

LE COMMIS.

Et comment s’appelait ce dangereux conspirateur ?

DE BAVILLE.

Edmond Dantès.

LE COMMIS.

De sorte que cet Edmond Dantès... ?

DE BAVILLE.

S’était procuré des outils, ou en avait fabriqué, car on trouva un couloir à l’aide duquel les prisonniers communiquaient.

LE COMMIS.

Pour l’évasion ?...

DE BAVILLE.

Justement ; mais, par malheur pour les prisonniers, Faria fut frappé d’une attaque de catalepsie et mourut.

LE COMMIS.

Je comprends... Alors, la fuite n’était plus possible ?

DE BAVILLE.

Pour le mort, oui, mais non pour le vivant. Imaginez-vous, au contraire, que cet enragé Dantès y vit un moyen de hâter sa fuite... Il pensait sans doute que les prisonniers morts au château d’If étaient enterrés dans un cimetière ordinaire. Il transporta le défunt dans sa chambre, le coucha dans son lit, prit sa place dans le sac, et attendit.

LE COMMIS.

C’était un moyen hasardeux !...

DE BAVILLE.

Oh ! je vous ai dit que c’était un homme fort résolu, et qui, heureusement, a débarrassé lui-même le gouvernement des craintes qu’on avait à son sujet.

LE COMMIS.

Comment cela ?

DE BAVILLE.

Vous ne comprenez pas ?

LE COMMIS.

Non, j’ai l’entendement difficile.

DE BAVILLE.

Le château d’If n’a pas de cimetière : on jette tout simplement les morts à la mer, après leur avoir attaché aux pieds un boulet de trente-six.

LE COMMIS.

Eh bien ?

DE BAVILLE.

Eh bien, on lui attacha un boulet de trente-six aux pieds, et on le jeta à la mer.

LE COMMIS.

En vérité !

DE BAVILLE.

Vous comprenez quel dut être l’étonnement du fugitif, lorsqu’il se sentit précipiter du haut en bas des rochers...  J’eusse voulu voir sa figure en ce moment-là...

LE COMMIS.

C’eût été difficile.

DE BAVILLE.

N’importe, je me le représente.

LE COMMIS.

Et moi aussi !... De sorte qu’il fut noyé ?

DE BAVILLE.

Bel et bien !... Et, du même coup, le gouverneur du Château d’If fut débarrassé du furieux et du fou.

LE COMMIS.

Mais cet événement a été constaté ?

DE BAVILLE.

Sans doute, par un acte mortuaire. Vous comprenez que les parents ou les amis de ce Dantès pouvaient avoir intérêt à s’assurer s’il était mort ou vivant.

LE COMMIS.

De sorte qu’aujourd’hui, amis et parents... ?

DE BAVILLE.

Peuvent être tranquilles ; il est mort et bien mort, et on leur délivrera attestation de cette mort quand ils voudront.

LE COMMIS.

Mais les registres ?...

DE BAVILLE.

Ah ! oui, c’est vrai. Vous dites donc, monsieur, que vous désirez voir ce qui avait rapport à ce pauvre abbé, qui était la douceur même ?

LE COMMIS.

Cela me fera plaisir.

DE BAVILLE.

Tenez, monsieur, voici le carton ; mais, comme vous n’avez point qualité pour examiner ces registres, et que je fais en votre faveur une concession que je ne devrais pas faire, passez dans mon cabinet.

LE COMMIS.

Et le dossier de ce Dantès était aussi... ?

DE BAVILLE.

Oui, monsieur, ils sont ensemble...

LE COMMIS.

Eh bien, pendant ce temps...

DE BAVILLE.

Je prépare le transport, soyez tranquille.

 

 

Scène III

 

DE BAVILLE, puis UN VALET

 

DE BAVILLE, écrivant.

« Cejourd’hui, 5 juin 1829, j’ai, par ces présentes, cédé et transporté... » Quel diable d’intérêt la maison Thompson et French peut-elle avoir à m’acheter cette créance ?... Ma foi, n’importe, la chose ne me regarde pas, et, pourvu que je rentre dans mes deux cent mille francs...

LE VALET.

M. Morel...

DE BAVILLE.

Il arrive bien ; faites entrer.

LE VALET.

Entrez, monsieur.

 

 

Scène IV

 

DE BAVILLE, MOREL, puis LE COMMIS

 

DE BAVILLE.

Ah ! c’est vous, mon cher monsieur Morel... Bonjour, bonjour !... Et votre fils, M. Maximilien, est-il toujours en garnison à Nîmes ?

MOREL.

Oui, monsieur, toujours. J’ai eu l’honneur de vous faire demander un entretien...

DE BAVILLE.

Oui, par mademoiselle votre fille ; une charmante enfant... Eh bien, quand la marions-nous à M. Emmanuel ?

MOREL.

Hélas ! monsieur, l’homme propose et Dieu dispose...

DE BAVILLE.

Vous ne me paraissez pas gai, cher monsieur Morel ?...

MOREL.

Monsieur, je venais vous parler de ce remboursement de cent mille francs, que j’avais à vous faire le 15 courant...

DE BAVILLE.

Mon cher monsieur Morel, ce n’est plus à moi que vous avez affaire.

MOREL.

Comment cela ?

DE BAVILLE.

J’ai cédé ma créance.

MOREL.

Vous avez cédé votre créance !... Et à qui, mon Dieu ?

LE COMMIS, rentrant.

À moi, monsieur...

MOREL.

À vous ?

DE BAVILLE.

Vous comprenez... C’est donc à monsieur seulement que vous avez affaire... Ainsi, si vous avez quelque chose à demander... votre très humble, monsieur Morel... cela ne me regarde plus.

Au Commis.

Voici le transport...

LE COMMIS.

Voici vingt billets de banque de cinq mille francs chacun... C’était votre compte ?

DE BAVILLE.

Oui, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MOREL, LE COMMIS

 

MOREL.

Pardon, monsieur, mais qui êtes-vous ?

LE COMMIS.

Je suis le premier commis de la maison Thompson et French, de Rome, pour vous servir, monsieur.

MOREL.

J’apprends, monsieur, et par vous et par M. de Baville, une nouvelle étrange et qui ne peut d’ailleurs que m’être agréable, d’après les relations que j’ai toujours eues avec la maison à laquelle vous appartenez.

LE COMMIS.

Oui, monsieur, voici le fait : la maison Thompson et French a, dans le courant de ce mois-ci et du mois prochain, trois ou quatre cent mille francs à payer en France ; or, connaissant votre rigoureuse exactitude, elle a réuni tout le papier portant votre signature qu’elle a pu trouver, et elle m’a chargé, au fur et à mesure des échéances, d’en toucher les fonds chez vous, et d’en faire emploi.

MOREL, avec un soupir.

Ainsi, monsieur, vous avez des traites signées par moi ?...

LE COMMIS.

Pour une somme assez considérable...

MOREL.

Pour quelle somme ?

LE COMMIS.

Mais voici d’abord un transport de deux cent mille francs fait à notre maison par M. de Baville, qui, je crois, a dû tout à l’heure vous prévenir lui-même de ce transport... Reconnaissez-vous lui devoir cette somme ?

MOREL.

Certainement !

LE COMMIS.

Puis voilà trente-deux mille cinq cents francs, fin courant ; ce sont des traites signées de vous et passées à notre ordre par des tiers porteurs... Est-ce bien votre signature ?

MOREL.

Je la reconnais... Est-ce tout, monsieur ?

LE COMMIS.

Non, j’ai encore, pour la fin du mois, ces valeurs-ci, que m’ont passées la maison Pascal et la maison Turner et Wild, de Marseille... Cinquante ou cinquante-cinq mille francs.

MOREL.

Eh bien, monsieur ?...

LE COMMIS.

Eh bien, monsieur, je ne vous cacherai pas que, tout en faisant la part de votre probité sans reproche, le bruit public de Marseille... pardon si je vous dis cela... est que vous n’êtes pas en mesure de faire face à vos affaires.

MOREL.

Monsieur, jusqu’à présent, et voilà bientôt vingt-quatre ans que j’ai reçu la maison de mon père, qui lui-même l’avait gérée pendant trente-cinq, pas un billet signé Morel et fils n’a été présenté à la caisse sans être payé.

LE COMMIS.

Oui, je sais cela, monsieur ; mais parlez-moi franchement, loyalement... payerez-vous ceux-ci avec la même exactitude ?

MOREL.

Aux questions posées avec franchise, il faut une réponse franche... Oui, monsieur, je payerai, si mon bâtiment arrive à bon port ; car son arrivée me rendra le crédit que des accidents successifs m’ont ôté ; mais, si, par malheur, le Pharaon, cette dernière ressource sur laquelle je compte, vient à me manquer...

LE COMMIS.

Eh bien ?...

MOREL.

Eh bien, monsieur, c’est cruel à dire ! mais, déjà habitué au malheur, il faut que je m’habitue à la honte... Eh bien, je crois que je serai forcé de suspendre mes payements...

LE COMMIS.

N’avez-vous donc point d’amis qui puissent vous aider, dans cette circonstance ?

MOREL.

Dans les affaires, monsieur, on n’a point d’amis, on n’a que des correspondants...

LE COMMIS.

Ainsi, vous n’avez qu’une seule espérance ?

MOREL.

Une seule...

LE COMMIS.

La dernière ?

MOREL.

La dernière...

LE COMMIS.

De sorte que, si cette espérance vous fait défaut... ?

MOREL.

Je suis perdu, monsieur ! complètement perdu !...

LE COMMIS.

Comme je passais sur la Cannebière, un navire entrait dans le port.

MOREL.

Je le sais.

LE COMMIS.

Et ce n’est pas le vôtre ?

MOREL.

Non ; c’est un navire bordelais, la Gironde... Il vient de l’Inde aussi, mais ce n’est pas le mien.

LE COMMIS.

Peut-être a-t-il eu connaissance du Pharaon et vous apporte-t-il quelque nouvelle...

MOREL.

Faut-il que je vous le dise, monsieur ? Je crains presque autant d’apprendre des nouvelles de mon trois-mâts que de rester dans l’incertitude...

D’une voix triste.

Ce retard n’est pas naturel, monsieur... Le Pharaon est parti de Calcutta le 5 février ; depuis plus d’un mois, il devrait être ici...

LE COMMIS.

Qu’est cela, et que veut dire ce bruit ?

MOREL.

Oh ! mon Dieu, qu’y a-t-il encore ?

JULIE, en dehors.

Mon père ! où est mon père ?...

MOREL.

C’est ma fille... Que vient-elle faire ici ?

 

 

Scène VI

 

MOREL, LE COMMIS, JULIE, puis PÉNÉLON, EMMANUEL, MATELOTS

 

JULIE, entrant et se jetant aux pieds de Morel, tombé dans un fauteuil.

Mon père, mon père, pardonnez-moi d’être la messagère d’une mauvaise nouvelle !...

MOREL, joignant les mains.

Seigneur ! Seigneur !...

JULIE.

Du courage, mon père ! du courage !...

MOREL.

Ainsi le Pharaon a péri ?...

JULIE.

Oui, mon père...

MOREL.

Et l’équipage ?

JULIE.

Sauvé...

MOREL, se levant, les mains au ciel.

Merci, mon Dieu ! Au moins, vous ne frappez que moi.

Pénélon passe sa tête par la porte.

Entrez, mes enfants. Car je présume que vous êtes tous à la porte...

PÉNÉLON.

Oui, monsieur Morel, nous voilà.

EMMANUEL.

Entrez, mes amis...

MOREL.

Comment cela est-il donc arrivé, mon Dieu ?...

EMMANUEL.

Avancez Pénélon, et racontez l’événement.

PÉNÉLON.

Bonjour, monsieur Morel... Eh bien, vous voyez... 

MOREL.

Où est le capitaine ?

PÉNÉLON.

Resté malade à Palma ; mais ce ne sera rien, il faut l’espérer, et, l’un de ces matins, vous le verrez arriver aussi bien portant que vous et moi...

MOREL.

C’est bien, Pénélon. Parle maintenant, mon ami.

PÉNÉLON.

Pour lors, monsieur Morel, nous étions donc quelque chose comme cela entre le cap Blanc et le cap Moyador, marchant avec une jolie brise sud-sud-est, quand le capitaine s’approche de moi... il faut vous dire que j’étais à la barre... et me dit : « Pénélon, que penses-tu de ces nuages qui montent là-bas à l’horizon ? – Ce que j’en pense, c’est qu’ils montent plus vite qu’ils n’en ont le droit, et qu’ils sont plus noirs qu’il ne convient à de braves nuages qui n’auraient que de bonnes intentions... – C’est mon avis aussi, dit le capitaine ; mais je vais un peu les attraper... Holà ! hé ! range à serrer le cacatois et à haler bas le clinfoc !... Bon ! dit le capitaine, nous avons encore trop de toile... Range à carguer la grande voile !... » Cinq minutes après, la grande voile était carguée et nous marchions avec la misaine, les huniers et les perroquets.

LE COMMIS.

C’était encore trop dans ces parages-là... J’aurais pris quatre ris, et je me serais débarrassé de la misaine.

PÉNÉLON.

Nous fîmes mieux que cela, monsieur : nous amenâmes les huniers, nous carguâmes la brigantine et nous mîmes la barre au vent pour courir devant la tempête... Cinq minutes après, nous nous en allions à sec de voiles...

LE COMMIS.

J’ai vu votre Pharaon dans le port de Civita-Vecchia. Le bâtiment était bien vieux pour risquer cela...

PÉNÉLON.

Pour un Anglais, dites donc, les autres, il connaît son affaire. Eh bien, monsieur l’Anglais, vous avez raison... Au bout de quelques heures, nous étions ballottés que le diable en aurait pris les armes... Il se déclare une voie d’eau ; en vingt-quatre heures, nous en avions cinq pieds... Or, quand un bâtiment a cinq pieds d’eau dans le ventre, voyez-vous, demandez à monsieur, qui a l’air de s’y connaître, il peut bien passer pour hydropique. « Allons, dit le capitaine, assez comme cela, mes enfants ; nous avons fait tout ce que nous avons pu pour sauver le bâtiment ; maintenant, tâchons de sauver les hommes... À la chaloupe, enfants, et plus vite que ça !... » En un tour de main, la chaloupe est à la mer. Le capitaine y descendit le dernier, ou plutôt, non, il n’y descendit pas, c’est moi qui le pris à bras-le-corps et qui le jetai aux camarades ; après quoi, je sautai à mon. tour... Il était temps... Comme je venais de sauter, le pont creva avec un bruit, qu’on aurait dit la bordée d’un vaisseau de quarante-huit. Dix minutes après, il plongea de l’avant, puis de l’arrière, puis il se mit à tourner sur lui-même comme un chien  qui court après sa queue... et puis bonsoir, la compagnie ! Brrrou ! il n’y avait plus de Pharaon ! Voilà comment ça s’est passé ; monsieur Morel ; parole d’honneur, en vérité de Dieu, foi de marin !... N’est-ce pas, vous autres ?

MOREL.

Mais vous, mes enfants ?...

PÉNÉLON.

Oh ! nous... nous sommes restés trois jours sans boire ni manger, si bien que nous parlions déjà de tirer au sort pour savoir quel serait celui qui alimenterait les autres, quand nous aperçûmes la Gironde. Nous lui fîmes des signaux, elle nous vit, mit le cap sur nous et nous recueillit...

MOREL.

Bien, mes amis, vous êtes de braves gens, et je savais d’avance que, dans le malheur qui me frappe, il n’y a pas d’autre coupable que ma destinée... C’est la volonté de Dieu et non la faute des hommes... Maintenant, combien vous est-il dû de solde ?

PÉNÉLON.

Oh ! ne parlons pas de cela, monsieur Morel.

MOREL.

Au contraire, parlons-en, mes amis.

PÉNÉLON.

Eh bien, on nous doit trois mois...

MOREL.

Emmanuel, vous payerez deux cents francs à chacun de ces braves gens... À une autre époque, j’aurais ajouté à ces deux cents francs, deus cents autres francs de gratification ; mais les temps sont malheureux, mes amis, et le peu d’argent qui me reste ne m’appartient plus ; excusez-moi donc et ne m’en aimez pas moins pour cela...

PÉNÉLON, après avoir consulté ses camarades.

Pour ce qui est de l’argent, monsieur Morel...

MOREL.

Eh bien ?

PÉNÉLON.

Eh bien, monsieur, les camarades disent que, pour le moment, ils auront assez de cinquante francs, et qu’ils attendront pour le reste.

MOREL.

Merci, merci, mes amis... Vous êtes tous de braves cœurs ! mais prenez, et, si vous trouvez un bon service, entrez-y... Vous êtes libres.

PÉNÉLON.

Comment ! monsieur Morel, vous nous renvoyez ?... Vous êtes donc mécontent de nous ?

MOREL.

Non, mes enfants, tout au contraire... Mais, n’ayant plus de bâtiments, je n’ai plus besoin de matelots.

PÉNÉLON.

Comment, vous n’avez plus de bâtiments ?... Vous en ferez bâtir d’autres, nous attendrons... Dieu merci, nous savons ce que c’est que de bourlinguer.

MOREL.

Mais je n’ai plus d’argent pour faire construire des bâtiments... Mes amis, je ne puis accepter.

PÉNÉLON.

Eh bien, si vous n’avez plus d’argent, il ne faut pas nous payer alors... Nous ferons comme a fait ce pauvre Pharaon, nous courrons à sec, voilà tout.

MOREL.

Assez, assez, mes amis... Emmanuel, emmenez ces braves gens... J’étouffe !... Allez, mes amis, allez ! nous nous retrouverons dans des temps meilleurs...

PÉNÉLON.

Au moins, c’est au revoir, n’est-ce pas, monsieur Morel ?

MOREL.

Oui, oui, je l’espère... Allez, allez !... Laisse-moi aussi, ma Julie ; j’ai à causer avec monsieur.

 

 

Scène VII

 

MOREL, LE COMMIS

 

MOREL.

Eh bien, monsieur, vous avez tout vu, tout entendu... Je n’ai plus rien à vous apprendre...

LE COMMIS.

J’ai vu, monsieur, qu’il vous était arrivé un malheur immérité, et cela m’a affermi dans le désir que j’avais déjà de vous être agréable.

MOREL.

Oh ! monsieur !...

LE COMMIS.

Voyons, je suis un de vos principaux créanciers, n’est-ce pas ?

MOREL.

Vous êtes, du moins, celui qui possède des valeurs à la plus courte échéance.

LE COMMIS.

Vous désirez un délai pour me payer ?

MOREL.

Un délai pourrait me sauver l’honneur, et, par conséquent, la vie.

LE COMMIS.

Quel temps demandez-vous ?

MOREL.

Deux mois.

LE COMMIS.

Je vous en donne trois.

MOREL.

Et vous croyez que la maison Thompson et French...

LE COMMIS.

Soyez tranquille, monsieur, je prends tout sur moi. Nous sommes aujourd’hui le 5 juin...

MOREL.

Oui.

LE COMMIS.

Eh bien, faites-moi une seule traite de deux cent quatre-vingt-sept mille francs, au 5 septembre ; et, le 5 septembre, à onze heures du matin, je me présenterai chez vous...

Il déchire les billets.

MOREL.

Monsieur...

LE COMMIS.

Eh bien ?

MOREL.

Que faites-vous ?

LE COMMIS.

Je n’ai plus besoin de toutes ces paperasses, puisque vous allez me donner une seule traite.

MOREL.

Mais vous ne l’avez pas encore...

LE COMMIS.

J’ai mieux que cela, monsieur, j’ai votre parole.

MOREL, écrivant.

Voici la traite, monsieur.

LE COMMIS.

Le 5 septembre, à onze heures...

MOREL.

Je vous attendrai... et, le 5 septembre, vous serez payé, ou je serai mort.

 

 

Scène VIII

 

DE BAVILLE, LE COMMIS, UN LAQUAIS

 

DE BAVILLE.

Eh bien, monsieur ?...

LE COMMIS.

Eh bien, monsieur, vous aviez dit vrai, ce pauvre M. Morel est vraiment dans une situation malheureuse.

DE BAVILLE.

Et cela change-t-il quelque chose à vos dispositions ?

LE COMMIS.

Non, monsieur ; c’était toujours la même chose.

UN LAQUAIS.

Monsieur peut-il recevoir en ce moment ?

DE BAVILLE.

C’est selon... Qui demande à être reçu ?

LE LAQUAIS.

Un voyageur qui arrive en chaise de poste, et qui se prétend ami de monsieur.

DE BAVILLE.

A-t-il dit son nom ?

LE LAQUAIS.

Il a remis sa carte.

DE BAVILLE.

Donnez...

Il lit.

M. de Villefort... Faites entrer...

Le Laquais sort.

LE COMMIS, à part.

Villefort !... Villefort, à Nîmes !... Bertuccio, son assassin, dans les prisons de Nîmes !... Oh ! raison de plus pour voir ce Bertuccio !

DE BAVILLE.

Eh ! justement, c’est l’homme dont nous parlions tout à l’heure et que vous disiez mort... Voulez-vous que je vous présente à lui ?

LE COMMIS.

Oh ! oui, volontiers ; je désire voir moi-même qu’il était bien vivant.

 

 

Scène IX

 

DE BAVILLE, LE COMMIS, VILLEFORT

 

VILLEFORT.

Bonjour, mon cher de Baville !

DE BAVILLE.

Bonjour, mon cher monsieur de Villefort !

Montrant le Commis.

M. le représentant de la maison Thompson et French, de Rome...

Au Commis.

Vous voyez, monsieur, l’un des hommes les plus éloquents, les plus probes, les plus intègres de notre époque.

LE COMMIS.

Je suis charmé de connaître l’homme le plus éloquent, le plus probe, le plus intègre de notre époque ; mais je ne puis pas demeurer plus longtemps aujourd’hui... Plus tard, j’aurai le bonheur de rencontrer monsieur... Plus tard !

Il sort.

 

 

Scène X

 

DE BAVILLE, VILLEFORT

 

VILLEFORT, à part.

En vérité, ces Anglais sont d’une politesse... Ah çà ! je vous dérange, cher ami ?

DE BAVILLE.

Non pas, non pas... au contraire... En vérité, c’est merveille de vous voir dans notre pauvre ville de province !... Et qui vous ramène chez nous ?

VILLEFORT.

Une inspection que je fais des prisons du Midi. Mais, dites-moi, j’ai vu dans les journaux, puis ensuite j’ai été informé officiellement qu’un prisonnier du château d’If, nommé Edmond Dantès, avait péri en essayant de fuir ?...

DE BAVILLE.

C’est la vérité.

VILLEFORT.

Cet homme, c’est moi, qui avais instruit son procès.

DE BAVILLE.

Je le sais.

VILLEFORT.

Et il est réellement mort ?

DE BAVILLE.

Oh ! parfaitement.

VILLEFORT.

Avez-vous gardé son dossier ?

DE BAVILLE.

Avec le plus grand soin !

VILLEFORT.

Vous l’avez ?

DE BAVILLE.

Ici !

VILLEFORT.

Je voudrais jeter un coup d’œil sur cette vieille affaire.

DE BAVILLE, à part.

Lui aussi !...

Haut.

Rien de plus facile ; le carton est dans la chambre à côté ; je vous le remets à l’instant même.

VILLEFORT.

Pendant ce temps, mon cher ami, si vous avez quelque chose à faire, ne vous gênez point, je vous prie ; seulement, dites qu’on ne vienne pas me déranger.

DE BAVILLE.

Tenez, voici vos dossiers... Voyez, lisez, feuilletez ; moi, je vais annoncer une nouvelle à madame de Baville.

VILLEFORT.

Une bonne nouvelle, à ce que dit votre physionomie !...

DE BAVILLE.

Ma foi, oui ! deux cent mille francs que nous croyions perdus viennent de nous rentrer d’une façon inespérée.

VILLEFORT.

Je vous en fais mon compliment.

DE BAVILLE, sortant.

Merci !... Vous êtes chez vous !

 

 

Scène XI

 

VILLEFORT, seul

 

Tant qu’il a vécu, je n’ai point osé regarder en arrière ; maintenant qu’il est mort, que tout ce qui se rattache à cette terrible affaire soit anéanti avec lui... J’ai déjà bien assez d’un spectre, sans craindre encore celui-là. Et ce Bertuccio qui vient d’être jeté dans les prisons de Nîmes !... Mon Dieu ! s’il allait parler !... Oh ! mais me voici !... Voyons... Ceci est le dossier de Faria, qui était en prison avec ce Dantès... Ah ! voici le sien !... Oui, oui, je reconnais cet interrogatoire interrompu par l’apparition de mon père... Le voilà tout entier de ma main... Cet interrogatoire peut subsister ; mais ce qu’il est important de distraire de ce dossier, ce sont mes notes à moi, ces notes d’après lesquelles le malheureux est resté quatorze ans en prison, et n’en est sorti que pour périr d’une façon si affreuse !... Ah ! mon père, mon père ! c’est une terrible responsabilité que vous avez imposée à ma conscience !... Eh bien, c’est étrange ! je ne vois plus la dénonciation où je l’avais classée... La dénonciation était là... Mes notes, mes notes absentes aussi !... Il y avait, j’en suis bien certain, des notes écrites de ma main contre cet homme... Il y avait une pétition adressée par Morel à l’usurpateur... Ces trois pièces manquent... Voyons, j’ai mal cherché peut-être... Mais non... non... non... voilà bien le dossier tout entier... ces pièces n’y sont pas... Oh ! j’ai trop tardé à venir, j’ai trop tardé !... Mon Dieu ! mon Dieu !...

Appelant.

Baville ! Baville !... Il faut qu’il ait classé tous ces dossiers et mis les notes à part... Baville !...

 

 

Scène XII

 

DE BAVILLE, VILLEFORT

 

DE BAVILLE.

Qu’y a-t-il ? Vous m’avez appelé, mon hôte ?

VILLEFORT.

Oui... Vous connaissiez le dossier de ce Dantès, n’est-ce pas ?

DE BAVILLE.

Sans doute, je l’ai feuilleté dix fois... Le pauvre diable m’avait inspiré de l’intérêt, je voulais faire quelque chose pour lui, et, sans vos notes, qui le dépeignaient comme un bonapartiste enragé...

VILLEFORT.

Ces notes étaient d’accord avec la dénonciation et avec la demande même de M. Morel à l’usurpateur... Mais, dites-moi, ces notes, cette dénonciation, cette demande...

DE BAVILLE.

Eh bien ?

VILLEFORT.

Vous les avez mises à part, sans doute ?

DE BAVILLE.

Moi ? Non !... Elles sont avec les autres pièces au dossier...

VILLEFORT.

Vous faites erreur, mon cher ; elles n’y sont plus.

DE BAVILLE.

Elles n’y sont plus ?

VILLEFORT.

Voyez vous-même !

DE BAVILLE.

Comment cela ?... À l’époque de la mort de cet homme, et à propos de cette mort, je les ai revues, touchées, feuilletées... Où sont-elles, alors ?

VILLEFORT.

Baville !...

DE BAVILLE.

Quoi ?...

VILLEFORT.

Ce dossier n’est pas sorti de vos mains ?

DE BAVILLE.

Non !

VILLEFORT.

Personne n’est venu vous en demander communication ?

DE BAVILLE.

De ce dossier ? Je ne crois pas... je...

VILLEFORT.

Baville, il faut que ces pièces se retrouvent, il le faut, et je vous fais responsable...

À part.

Mon Dieu ! si j’allais arriver trop tard aussi pour ce Bertuccio !... si déjà des révélations...

Haut.

Baville, je repasserai chez vous À cinq heures ; jusque-là, videz vos cartons, remuez votre cabinet, bouleversez vos papiers, mais retrouvez ces trois pièces, il me les faut... Au revoir ! au revoir !...

DE BAVILLE, seul.

Oh ! cet Anglais m’aurait-ii fait payer sa commission plus cher que je ne croyais ?...

 

 

ACTE IV

 

 

Quatrième Tableau

 

Les prisons de Nîmes.

 

 

Scène première

 

UN GREFFIER, BERTUCCIO

 

LE GREFFIER.

Et vous persistez dans vos dénégations ?

BERTUCCIO.

Je persiste à dire la vérité.

LE GREFFIER.

Ainsi, vous affirmez que ce n’est pas vous qui avez tué le juif Joannès ?

BERTUCCIO.

Non-seulement je l’affirme, mais encore je vous indique le véritable assassin.

LE GREFFIER.

Donc, selon vous, le bijoutier aurait été assassiné par un nommé Caderousse et par sa femme ?

BERTUCCIO.

Oui ; mais il est juste de dire que Caderousse n’a fait que céder aux instigations de sa femme... Aussi, Dieu a-t-il pris soin déjà de punir le véritable meurtrier.

LE GREFFIER.

Oui ; mais ce que vous regardez comme une manifestation de la justice de Dieu, est un grand malheur pour vous, mon ami... La Carconte est morte, Caderousse est sauvé ; le prétendu Busoni, celui qui a donné le diamant, ne se retrouve pas... tandis que vous, vous avez été trouvé... et trouvé dans la chambre même où gisait encore la victime.

BERTUCCIO.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! faut-il vous le redire encore pour la centième fois, et ne comprendrez-vous pas que je n’étais là que simple spectateur ?... Je suis contrebandier, je vous l’ai dit... eh bien, nous faisions des affaires avec Caderousse...

LE GREFFIER.

Oui, c’est-à-dire qu’il recelait votre rhum et votre tabac ?...

BERTUCCIO.

Je ne dis pas non... Punissez-moi comme contrebandier... sur ce point, je n’ai rien à dire, et mérite la punition ; mais, quant à ce qui est de l’assassinat...

LE GREFFIER.

Il me semble cependant que MM. les Corses ne se font pas faute de jouer du fusil ou du couteau...

BERTUCCIO.

Pour accomplir une vendette, mais non pour consommer un vol.

LE GREFFIER.

Alors, vous prétendez que Caderousse et sa femme ont assassiné le bijoutier pour le voler ?

BERTUCCIO.

Je ne prétends pas, j’affirme... J’étais dans ma cachette ordinaire, sous l’escalier... Je m’étais endormi, après avoir vu M. Busoni donner à l’aubergiste et à sa femme un beau diamant, et le bijoutier leur compter quarante-cinq bonnes mille livres, quand, tout à coup, je fus réveillé par un coup de pistolet et par une espèce de pluie qui filtrait à travers les marches de l’escalier... Le coup de pistolet, c’était le bijoutier qui l’avait tiré... cette pluie, c’était le sang de la Carconte qui tombait goutte à goutte sur moi... Alors, je sortis à moitié de ma cachette, j’entendis les pas d’un homme qui marchait au-dessus de ma tête ; ses pas faisaient craquer l’escalier... L’homme descendit, s’approcha de la cheminée et alluma une chandelle... C’était Caderousse !... je l’ai vu comme je vous vois... Il avait le visage pâle, la chemise ensanglantée... Il remonta, et j’entendis de nouveau au-dessus de ma tête ses pas rapides et inquiets... Puis il redescendit... Il tenait l’écrin à la main ; il s’assura que le diamant était dedans, le roula dans son mouchoir rouge, qu’il tourna autour de son cou, puis courut à l’armoire où il avait enfermé son or et ses billets, les mit dans ses poches et disparut par la porte du jardin... Alors, tout devint clair à mes yeux... En ce moment, je crus entendre des gémissements... Le malheureux bijoutier pouvait ne pas être mort, peut-être était-il en mon pouvoir de lui porter quelque secours. Je saisis la chandelle, je m’élançai dans l’escalier, j’enjambai le cadavre de la Carconte, et j’entrai dans la chambre !... Je n’oublierai jamais ce que j’y vis... Deux ou trois meubles étaient renversés ; les draps, auxquels le malheureux bijoutier s’était cramponné, traînaient par la chambre ; sa tête, appuyée contre la muraille, nageait dans une mare de sang qui s’échappait de trois larges blessures reçues dans la poitrine. Dans la quatrième était resté un long couteau de cuisine dont on ne voyait que le manche. Je m’approchai du bijoutier, il n’était pas mort... Effectivement, au bruit que je fis, à l’ébranlement du plancher, il rouvrit des yeux hagards, parvint à les fixer un instant sur moi, remua les lèvres comme s’il voulait parler, et expira !... Cet affreux spectacle m’avait rendu presque insensé. Du moment que je ne pouvais plus porter secours à ce malheureux, je n’éprouvai plus qu’un seul désir, celui de fuir. Je me précipitai dans l’escalier en enfonçant mes mains dans mes cheveux et en poussant un rugissement de terreur !...

LE GREFFIER.

Bien, bien, continuez !...

BERTUCCIO.

Dans la salle inférieure, il y avait cinq ou six douaniers, trois ou quatre gendarmes, toute une troupe armée... On s’empara de moi, je n’essayai même pas de faire résistance, je n’étais plus le maître de mes sens... J’essayai de parler, je poussai des cris inarticulés, voilà tout !... Cependant je compris que l’on me prenait pour l’assassin. Je me dégageai des mains des hommes qui me tenaient, en criant : « Ce n’est pas moi !... ce n’est pas moi !... » Deux gendarmes me mirent en joue avec leur carabine... « Si tu fais un mouvement, dirent-ils, tu es mort ! – Mais, m’écriai-je, puisque je vous répète que ce n’est pas moi ! – Tu conteras cette histoire aux juges de Nîmes, me répondirent-ils ; en attendant, suis-nous, et, si nous avons un conseil à te donner, c’est de ne pas faire résistance... » Vous savez le reste.

LE GREFFIER.

Oui, nous comprenons, vous avez fait le coup avec l’aubergiste ; mais, plus adroit que toi, l’aubergiste s’est sauvé en emportant le magot ; alors, tu le charges, tu le dénonces, c’est tout simple.

BERTUCCIO.

Oh ! je vous jure... Mon Dieu ! mon Dieu ! mais on n’a donc pas fait chercher M. Busoni ?

LE GREFFIER.

Au contraire ; mais personne ne l’a vu, personne ne le connaît... Vous avez beaucoup d’imagination, vous autres Corses, et tu auras inventé un M. Busoni, comme tu as inventé le reste de cette histoire.

BERTUCCIO.

Dieu, qui m’entend et qui me voit. Dieu sait si je mens... Faites ce que vous voudrez, monsieur, j’ai dit la vérité !

 

 

Scène II

 

LE GREFFIER, BERTUCCIO, BUSONI

 

BUSONI.

Voulez-vous me laisser seul avec cet homme ?

BERTUCCIO.

Oh ! mon dieu ! c’est un miracle !

LE GREFFIER.

Seul avec cet homme ?

BUSONI.

Oui... Je suis accouru à franc étrier... J’avais appris qu’il désirait me parler.

BERTUCCIO.

Oh ! oui, oui !... Depuis que je suis arrêté, je vous attends je vous appelle !

LE GREFFIER.

Mais c’est chose défendue, monsieur.

BUSONI.

Voici un permis du juge d’instruction.

LE GREFFIER.

« Laissez communiquer avec le prisonnier n° 15 M. Busoni... » Vous êtes... ?

BUSONI.

M. Busoni... oui, monsieur.

LE GREFFIER.

La permission est en règle... Désirez-vous que nous assistions à l’entretien ?

BUSONI.

Je désire lui parler seul.

Le Greffier se retire.

 

 

Scène III

 

BUSONI, BERTUCCIO

 

BERTUCCIO.

Monsieur, si vous êtes véritablement M. Busoni, vous savez que l’histoire du diamant est vraie ?

BUSONI.

Je le sais.

BERTUCCIO.

Et, quoiqu’on m’ait trouvé tout ensanglanté dans la chambre du mort, ce n’est pas moi qui suis le coupable.

BUSONI.

Je le sais encore.

BERTUCCIO.

Alors, vous direz la vérité à mes juges ?

BUSONI.

Oui.

BERTUCCIO.

Oh ! bonheur !...

BUSONI.

Mais à une condition...

BERTUCCIO.

Laquelle ?

BUSONI.

C’est que tu me la diras, à moi.

BERTUCCIO.

À vous ?... Quelle vérité voulez-vous que je vous dise, puisque je ne suis pas coupable ?

BUSONI.

Tu avais un frère ?

BERTUCCIO.

Oui.

BUSONI.

Comment est-il mort ?

BERTUCCIO.

Pourquoi cette question ?

BUSONI.

Je te demande comment il est mort ?

BERTUCCIO.

Mais...

BUSONI.

Tu as promis de dire la vérité... Dis-la...

BERTUCCIO.

Vous me demandez comment ce frère est mort ?

BUSONI.

Je te le demande.

BERTUCCIO.

Il est mort sur l’échafaud !

BUSONI.

Ah !... Et quel crime avait-il commis ?

BERTUCCIO.

Il n’avait pas commis de crime : il s’était vengé de son ennemi !

BUSONI.

En le tuant ?...

BERTUCCIO.

En le tuant, oui !...

BUSONI.

Et, à tes yeux, ce n’est pas un crime de se venger de son ennemi !

BERTUCCIO.

Non, si on se venge après lui avoir déclaré la vendetta.

BUSONI.

Et pourquoi n’est-ce pas un crime ?

BERTUCCIO.

Parce qu’alors il est prévenu, et que c’est à lui de se garder.

BUSONI.

Et qu’ont dit les juges de ton frère de ce beau raisonnement, maître Bertuccio ?

BERTUCCIO.

Ils l’ont condamné !...

BUSONI.

À tort, selon vous ?

BERTUCCIO.

À tort !...

BUSONI.

Alors, selon vous, la mort de votre frère est un assassinat ?

BERTUCCIO.

Oui !...

BUSONI.

Et, par conséquent, ses juges sont des assassins ?

BERTUCCIO.

Oui !...

BUSONI.

En ce cas, pourquoi ne les avez-vous pas tués ?

BERTUCCIO.

Je ne pouvais les tuer tous !

BUSONI.

Ce qui veut dire que vous avez fait un choix ?

BERTUCCIO.

Oui !...

BUSONI.

Et l’un d’eux a payé pour les autres ?

BERTUCCIO.

L’un d’eux a payé pour les autres.

BUSONI.

Lequel ?

BERTUCCIO

M. de Villefort.

BUSONI.

Ah !... Et tu dis que tu l’as tué ?

BERTUCCIO.

Oui !...

BUSONI.

Tu en es sûr ?

BERTUCCIO.

J’ai senti le couteau entrer jusqu’au manche.

BUSONI.

Ce n’est pas une raison.

BERTOCCIO.

Je l’ai vu tomber...

BUSONI.

Ce n’est pas une raison encore.

BERTUCCIO.

J’ai entendu son dernier cri... C’était un cri suprême !...

BUSONI.

Bien, bien !... Vous comprenez, mon ami, peu m’importe à moi qu’il soit mort on vivant. C’est votre opinion que je demande, voilà tout.

BERTUCCIO.

Mon opinion est qu’il est mort.

BUSONI.

Si cependant il vivait, ne craindriez-vous pas quelque poursuite ?

BERTUCCIO.

Non !...

BUSONI.

Comment, non ?... Vous assassinez un homme dont l’état est de faire punir les assassins, et, quand vous vous attaquez à lui-même, vous pensez qu’il aura moins de souci de sa vengeance qu’il n’en avait de celle des autres ?

BERTUCCIO.

Voulût-il me faire poursuivre, il n’oserait !

BUSONI.

Oh ! citoyen Bertuccio, il ne faudrait pas vous y fier !

BERTUCCIO.

Il n’oserait, vous dis-je.

BUSONI.

Expliquez-vous.

BERTUCCIO.

C’est un secret.

BUSONI.

Vous avez promis de n’en pas avoir pour moi.

BERTUCCIO.

Mais un secret terrible !...

BUSONI.

Raison de plus pour me le confier.

BERTUCCIO.

À vous ?... Mais qui êtes-vous ?

BUSONI.

Enfin, que vous importe que je suis, pourvu que je vous sauve ?

BERTUCCIO.

Vous le voulez ?

BUSONI.

C’est une condition du marché... Pourquoi n’oserait-il pas vous poursuivre ? Voyons.

BERTUCCIO.

Lorsque je l’ai frappé...

BUSONI.

Eh bien ?...

BERTUCCIO.

Eh bien, il commettait un crime.

BUSONI.

Un crime !... En êtes-vous bien sûr, mon cher monsieur Bertuccio ?... Cela ne me paraît pas probable, à moi.

BERTOCCIO.

J’en ai la preuve.

BUSONI.

Et quel crime commettait-il ?

BERTUCCIO.

Il enterrait un enfant.

BUSONI.

Ce n’est pas là un grand crime, ce me semble.

BERTUCCIO.

Non, si l’enfant eût été mort...

BUSONI.

Comment ! l’enfant n’était pas mort ?

BERTUCCIO.

Non, vous dis-je, non : il était vivant !

BUSONI.

Ah ! ah ! c’est autre chose, ceci... Et qu’est devenu cet enfant ?

BERTUCCIO.

Je l’ai emporté.

BUSONI.

Pour quoi faire ?

BERTUCCIO.

Comme une expiation.

BUSONI.

De sorte que vous avez élevé cet enfant.

BERTUCCIO.

Oui...

BUSONI.

Sous quel nom ?

BERTUCCIO.

Sous celui de Benedetto Bertuccio... Je n’avais pas d’enfant, j’ai cru que là Providence m’envoyait celui-là.

BUSONI.

Et il a prospéré, sans doute ?

BERTUCCIO.

Ne parlons pas de lui.

BUSONI.

Au contraire, parlons-en... Il est en Corse ?

BERTUCCIO.

Je ne sais pas où il est.

BUSONI.

L’auriez-vous perdu ?

BERTUCCIO.

Il s’est enfui...

BUSONI.

Comment cela ?

BERTUCCIO.

Pour obéir à ses mauvais instincts, sans doute.

BUSONI.

Mais, en cherchant bien, vous pourriez retrouver cet enfant, ce me semble ?

BERTUCCIO.

Je ne désire pas le retrouver.

BUSONI.

Eh bien, soit ; vous me donnerez son signalement ; je le chercherai pour vous.

BERTUCCIO.

Pourquoi cela ?

BUSONI.

J’en ai besoin.

BERTUCCIO.

Monsieur, vous avez une intention que je ne puis comprendre ; vous marchez vers un but que je ne connais pas.

BUSONI.

Qu’as-tu besoin de comprendre mon intention ? quel intérêt as-tu de connaître mon but ?... Ce qui t’importe, n’est-ce pas, c’est que j’aille dire à tes juges que tu n’es pas coupable ? et j’y vais.

BERTUCCIO.

Mais vous allez revenir ?

BUSONI.

Parbleu !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BERTUCCIO, seul

 

Cet homme ne vient pas dans une bonne intention, cet homme n’agit pas dans un but de charité ; mais, il l’a dit, peu m’importe son intention, peu m’importe son but, il m’a promis de me sauver, et, pourvu qu’il me sauve, je n’ai rien autre chose à exiger de lui.

 

 

Scène V

 

UN GEÔLIER, BENEDETTO, BERTUCCIO

 

LE GEÔLIER.

Entre, serpenteau !

BENEDETTO.

Dites donc, dites donc, vous devriez bien au moins éclairer, chez vous.

BERTUCCIO, reconnaissant la voix de Benedetto.

Ah !

LE GEÔLIER.

Le beau malheur, quand tu te casserais le cou, méchant grinche !

BENEDETTO.

Charmant geôlier !... Dites donc, monsieur... monsieur le concierge ?...

LE GEÔLIER.

Quoi ?

BENEDETTO.

Est-ce qu’il n’y a personne autre dans l’appartement ?... Il me semble bien grand pour moi seul.

LE GEÔLIER.

Non, il y a un locataire.

BENEDETTO.

Un collègue ?

LE GEÔLIER.

Mieux que cela...

BENEDETTO.

Bah ! il a... ?

LE GEÔLIER.

Justement !

BENEDETTO.

Dites donc, voulez-vous me présenter à lui ?

LE GEÔLIER.

Bah ! tu te présenteras bien tout seul...

BENEDETTO.

Vous croyez ?... À propos, eh ! eh !... ne vous en allez donc pas comme cela, l’ami... À quelle heure le dîner ?

LE GEÔLIER.

Dans une heure !

BENEDETTO.

Merci !

BERTUCCIO.

C’est lui ! le malheureux !

 

 

Scène VI

 

BENEDETTO, BERTUCCIO

 

BENEDETTO.

Bonjour, voisin !... Il paraît qu’il est sourd !...

Plus haut.

Bonjour, voisin !... Sourd et muet... Parlons-lui la langue de ce bon M. Sicard.

Il fait des signes.

BERTUCCIO.

Que veux-tu ?

BENEDETTO.

Ah ! je me trompais, il n’est que misanthrope !... Eh bien, notre ami, que vous est-il donc arrivé ?

BERTUCCIO.

Hélas !

BENEDETTO.

Il gémit !... Ah ! voilà ce que c’est que de porter des couteaux sur soi... La moutarde vous monte au nez, et puis... on en est fâché après ; mais, bonsoir, il n’est plus temps !

BERTUCCIO, bas.

Oh ! le malheureux !... arrivé là, à son âge !

BENEDETTO.

Il soupire ! Diable ! diable !

BERTUCCIO.

Et vous, pourquoi êtes-vous ici, mon ami ?

BENEDETTO.

Oh ! moi, pour des bêtises, des misères, des riens ; d’ailleurs, je n’ai pas l’âge ; trois mois dans une maison de correction, voilà tout...

BERTUCCIO.

Mais, enfin, qu’as-tu fait ?

BENEDETTO.

Moi ?... J’ai acheté un singe.

BERTUCCIO.

C’est-à-dire que tu l’as volé.

BENEDETTO.

Non pas, je l’ai bien acheté vingt francs. Seulement, j’ai emprunté vingt francs comme cela, sans les demander.

BERTUCCIO.

Et à qui ?

BENEDETTO.

Au voisin Vasilio. Il faut vous dire que je suis Corse, né natif du village de Rogliano. J’avais mon père, un bonhomme de contrebandier... J’aurais pu être contrebandier comme lui ; mais, ma foi, ça m’ennuyait... J’aime mieux me promener le jour et dormir la nuit... Dans l’état, il fallait se promener la nuit et ne pas dormir le jour... J’ai laissé là l’état, j’ai emprunté, comme je vous le disais, au voisin Vasilio une trentaine de francs ; avec six francs, j’ai passé à Marseille ; avec vingt francs, j’ai acheté un singe... ç’a toujours été mon ambition. Alors, j’ai dressé mon singe, un animal charmant, plein d’intelligence... Il montait aux persiennes et entrait dans les chambres ; quand il y avait quelqu’un, il ôtait son chapeau aux locataires... quand il n’y avait personne, il prenait ce qu’il trouvait... Vous savez, les singes, ça aime ce qui reluit... eh bien, il prenait tout ce qui reluisait, mon singe.

BERTUCCIO.

Et c’est pour cela qu’on t’a arrêté ?

BENEDETTO.

Ah ben, oui !... Malheureusement, ce maudit singe, il était gourmand comme un homme... Il trouve chez un naturaliste où il se promenait un papillon enfilé dans une épingle ; il se figure que c’est quelque chose de bon à manger, il avale le papillon et l’épingle... Couic ! plus de singe... J’ai été obligé de continuer le métier tout seul... Je me suis fait pincer... Mais, comme c’est la première fois, je demanderai pardon, j’intéresserai mes juges, et j’en serai quitte pour trois mois de prison... Peut-être bien même qu’il y aura quelque philanthrope qui m’adoptera...

BERTUCCIO.

Et, sorti de prison, tu comptes reprendre la même vie ?...

BENEDETTO.

Un peu !

BERTUCCIO.

Mais sais-tu où cela te mènera, malheureux ?...

BENEDETTO.

Oui, oui ; mais, comme dit le proverbe italien

Che va piano, va sano,
E che va sano, va lontano.

BERTUCCIO.

De sorte que tu crois ainsi échapper au dernier châtiment ?

BENEDETTO.

Mais oui !

BERTUCCIO.

Eh bien, tu te trompes, tu vas mourir !...

BENEDETTO.

Moi ?

BERTUCCIO.

Oui, toi ! Me reconnais-tu ?

BENEDETTO.

Père Bertuccio !

BERTUCCIO.

Oui, père Bertuccio... qui ne veut pas que tu le déshonores par le vol, par la prison et par le bagne... En France, c’est la vendetta qu’on punit de mort... En Corse, c’est le vol.

BENEDETTO.

Mais, père Bertuccio, nous ne sommes pas en Corse...

BERTUCCIO.

N’importe ! nous sommes Corses tous deux... À genoux !...

BENEDETTO.

À genoux ! Pour quoi faire ? pourquoi voulez-vous que je me mette à genoux ?

BERTUCCIO.

À genoux, te dis-je, voleur !

BENEDETTO.

M’y voilà !

BERTUCCIO.

Fais ta prière !

BENEDETTO.

Je suis si troublé ! Mon Dieu, je ne m’en souviens plus.

BERTUCCIO.

Répète alors ce que je vais te dire !

BENEDETTO.

Mais vous n’avez pas d’armes !

BERTUCCIO.

Répète !

BENEDETTO.

Ils ne vous ont pas laissé votre stylet !

BERTUCCIO.

« Mon Dieu, pardonnez-moi mes péchés... »

BENEDETTO.

Oh ! vous voulez m’étrangler avec cette chaîne !...

BERTUCCIO.

« Pardonnez-moi mes péchés... et le crime honteux de vol dont je me suis rendu coupable... » Répète, répète, ou, je te jure, tu mourras sans prière, et par conséquent sans miséricorde...

BENEDETTO.

Eh ! vous n’avez pas le droit de me tuer ! Vous n’êtes pas mon père !

BERTUCCIO.

Oh !

 

 

Scène VII

 

BENEDETTO, BERTUCCIO, BUSONI, LE GEÔLIER

 

BUSONI.

Eh bien, il dit la vérité, voilà tout ! Vous n’avez pas le droit de tuer cet enfant, car vous n’êtes pas son père. Et puis ce serait dommage de l’arrêter en route ; il promet trop, vous en conviendrez...

BERTUCCIO.

Seigneur, ayez pitié de moi !

BENEDETTO.

Tiens ! d’où sort-il donc, celui-là ? Merci, monsieur !

BUSONI, au Geôlier.

Éloignez momentanément cet enfant... Il est important que les deux prisonniers ne restent pas ensemble.

LE GEÔLIER.

Allons, viens par ici ; nous avons une niche vide.

BENEDETTO.

Où vous voudrez, pourvu que ce ne soit pas avec monsieur.

 

 

Scène VIII

 

BUSONI, BERTUCCIO

 

BUSONI.

Ah çà ! mon cher ami, que me disiez vous donc ?

BERTUCCIO.

À quel propos, monsieur ? car, en vérité, j’ai la tête perdue...

BUSONI.

Mais à propos de celui qui a fait condamner votre frère...

BERTUCCIO.

À propos de M. de Villefort ?

BUSONI.

Oui.

BERTUCCIO.

Eh bien, je vous disais...

BUSONI.

Oui, que vous lui aviez enfoncé un poignard jusqu’au manche dans la poitrine...

BERTUCCIO.

Sans doute.

BUSONI.

Et que vous aviez entendu son dernier cri, c’est-à-dire son dernier soupir ?

BERTUCCIO.

Après ?

BUSONI.

Et que, par conséquent, il était mort !

BERTUCCIO.

Eh bien ?

BUSONI.

Eh bien, vous vous trompiez, mon cher monsieur ! vous vous trompiez du tout au tout !

BERTUCCIO.

Que dites-vous là !

BUSONI.

Je dis qu’il est vivant, et très vivant...

BERTUCCIO.

Vivant ?

BUSONI.

Oui.

BERTUCCIO.

Vous l’avez vu ?

BUSONI.

Je l’ai vu.

BERTUCCIO.

Où cela ?

BUSONI.

Ici.

BERTUCCIO.

À Nîmes ?

BUSONI.

Au greffe.

BERTUCCIO.

Au greffe !... Et qu’y venait-il faire ?

BUSONI.

Demander une permission pour vous voir.

BERTUCCIO.

Pour me voir... moi ?

BUSONI.

Sans doute.

BERTUCCIO.

Me voir !... et dans quel but, me voir ?

BUSONI.

Dame, il est en tournée ; peut-être on lui aura parlé de vous, et il désire vous entretenir.

BERTUCCIO.

Impossible !

BUSONI.

Impossible !... Eh ! parbleu ! tenez, le voilà !

BERTUCCIO.

Que dois-je faire ? Dites !

BUSONI.

Pas un mot de ce qu’est devenu l’enfant.

BERTUCCIO.

Et vous me répondez... ?

BUSONI.

De tout !

BERTUCCIO.

Alors, soyez tranquille !

 

 

Scène IX

 

BUSONI, BERTUCCIO, VILLEFORT, LE GEÔLIER

 

LE GEÔLIER.

Tenez, le voilà là-bas, au pied de la colonne.

VILLEFORT.

Bien... Laissez-moi seul avec lui.

BUSONI, à part, se retirant.

Ah ! Villefort, je crois que c’est ici comme chez Baville, et que tu arrives trop tard.

Il sort.

 

 

Scène X

 

VILLEFORT, BERTUCCIO

 

VILLEFORT.

Me reconnais-tu ?

BERTUCCIO.

Non.

VILLEFORT.

Regarde-moi bien.

BERTUCCIO.

Je vous regarde.

VILLEFORT.

Eh bien ?

BERTUCCIO.

Je ne vous reconnais pas.

VILLEFORT.

Je suis Gérard de Villefort !

BERTUCCIO.

C’est possible !

VILLEFORT.

Comment, c’est possible ?

BERTUCCIO.

Oui, je ne vous connais pas !

VILLEFORT.

Tu ne me connais pas ?

BERTUCCIO.

Non !

VILLEFORT.

Et la maison d’Auteuil, la connais-tu ?... le jardin de cette maison, t’en souviens-tu ?

BERTUCCIO.

Non !

VILLEFORT.

Et la nuit du 30 septembre, te la rappelles-tu ?

BERTUCCIO.

J’ai quarante-cinq ans ; cette nuit est donc revenue déjà quarante-cinq fois passer dans ma vie : je ne me rappelle pas laquelle de ces nuits vous voulez dire.

VILLEFORT.

Je veux dire : le 30 septembre 1819, que faisais-tu ?

BERTUCCIO.

Je l’ai oublié.

VILLEFORT.

Eh bien, moi, je m’en souviens : tu assassinais un homme.

BERTUCCIO.

C’est possible !... Si j’ai assassiné un homme pendant cette nuit-là, vous en avez sans doute la preuve... Accusez-moi, condamnez-moi, exécutez-moi.

VILLEFORT.

Non, non, je ne veux rien de tout cela : je viens, au contraire, t’offrir un pacte.

BERTUCCIO.

Un pacte entre le glaive de la justice et la tête du coupable ?... Impossible ! Un homme aussi sévère que l’est M. de Villefort ne peut offrir une pareille chose ; impossible !

VILLEFORT.

Eh bien, écoute, ce n’est point comme magistrat que je viens ; je viens en ami.

BERTUCCIO.

Vous dites que vous avez fait exécuter mon frère, et vous venez en ami ? vous dites que je vous ai déclaré la vendetta, et vous venez en ami ? vous dites que j’ai voulu vous assassiner, et vous venez en ami ?... Impossible, encore une fois, impossible !...

VILLEFORT.

Me croirez-vous, si je vous offre la liberté ?

BERTUCCIO.

Je ne suis point coupable.

VILLEFORT.

La fortune ?

BERTUCCIO.

Je me trouve riche.

VILLEFORT.

Insensé, qui refuses tout cela, pour un mot qui ne te coûterait rien à me dire...

BERTUCCIO.

Eh bien, puisque vous le voulez absolument, je vais vous le dire, ce mot.

VILLEFORT.

Dis !

BERTUCCIO.

Le 30 septembre, à deux heures du matin, un homme sortit de la maison d’Auteuil, une lanterne dans une main, une bèche dans l’autre. Il posa sa lanterne à terre, creusa, avec la bêche, un trou dans le massif, et y déposa un coffre.

VILLEFORT.

Oui ! oui !...

BERTUCCIO.

Mais, au moment où il le couvrait de terre...

VILLEFORT.

Au moment où il le couvrait de terre... ?

BERTUCCIO.

Un assassin le frappa...

VILLEFORT.

Oui, oui !...

BERTUCCIO.

Et, croyant que le coffre renfermait un trésor, il l’emporta.

VILLEFORT.

Et ce coffre, il l’ouvrit ?

BERTUCCIO.

Sans doute ! il fallait bien qu’il vit ce qu’il y avait dedans.

VILLEFORT.

Et il y avait ?...

BERTUCCIO.

Un enfant !

VILLEFORT.

Mort !

BERTUCCIO.

Vivant !

VILLEFORT.

Cet enfant, qu’est-il devenu ?

BERTUCCIO.

Je ne sais pas.

VILLEFORT.

Comment, tu ne sais pas ?

BERTUCCIO.

Non !

VILLEFORT.

Voyons, dis-moi ce qu’est devenu cet enfant !... Tu refuses de parler, parce que tu crois à une récompense commune, médiocre, misérable... Écoute, écoute ! je te donnerai cinquante mille francs !... Tu ne réponds pas ?... Tiens, il y a cent mille francs dans ce portefeuille, ils sont à toi... Parle... Où est cet enfant ?... Tu ne réponds pas ?... Eh bien, je te fais sortir de prison ; viens avec moi, et ce que tu voudras, je le ferai !

BERTUCCIO.

Fais que mon frère vive.

VILLEFORT.

Oh ! malheureux ! tu sais bien que je ne suis pas un Dieu pour faire un pareil miracle ; n’exige donc de moi que ce que peut faire un homme, et je le ferai... Cet enfant, où est-il ? Je te le demande... je te le demande à genoux...

BERTUCCIO, à part.

Ah ! mon frère, je crois que tu es mieux vengé que si je l’avais tué du coup.

VILLEFORT.

On vient ! on vient !...

 

 

Scène XI

 

VILLEFORT, BERTUCCIO, LE GEÔLIIER, BUSONI, LE GREFFIER

 

LE GREFFIER, à Villefort.

Monsieur, il est inutile que vous continuiez d’interroger cet homme, il n’est pas coupable.

VILLEFORT.

Comment cela ?

LE GREFFIER.

Non ; le véritable assassin, le tailleur Caderousse, a été arrêté, et il avoue tout...

VILLEFORT.

De sorte que cet homme est libre ?

BUSONI, à Bertuccio.

Vous voyez que je vous ai tenu parole.

BERTUCCIO.

Et moi aussi !

VILLEFORT.

Ah ! j’en deviendrai fou !

 

 

ACTE V

 

 

Cinquième Tableau

 

Le cabinet de Morel.

 

 

Scène première

 

MOREL, JULIE, MADAME MOREL

 

MADAME MOREL.

Eh bien, mon ami ?...

JULIE.

Eh bien, mon père ?...

MADAME MOREL.

Comme nous t’attendions avec impatience, mon Dieu !...

JULIE.

Ton voyage a-t-il été bon ?...

MOREL.

Hélas !...

MADAME MOREL.

Tu ne nous dis rien, sinon que tu t’en vas, et tu nous laisses dans une inquiétude mortelle !...

JULIE.

N’as-tu donc plus confiance en nous, bon père ?

MOREL.

J’ai eu confiance en vous, pauvres amies, tant que j’ai eu de bonnes nouvelles à vous apprendre ; mais à quoi bon vous faire partager mes espérances, quand toutes mes espérances, maintenant, se changent en désappointements et en douleurs ?...

MADAME MOREL.

Mais enfin, ce voyage ?...

MOREL.

Inutile, comme tout ce que j’ai fait ; infructueux, comme tout ce que j’ai tenté !...

MADAME MOREL.

Comment, ce Danglars, qui nous doit sa fortune, puisque c’est nous qui lui avons avancé ses premiers fonds... ?

MOREL.

Ah ! il y a si longtemps de cela !...

JULIE.

Mon père, peut-être lui-même est-il dans l’impossibilité...

MOREL.

Danglars est millionnaire : un mot de lui m’ouvrait un crédit ; il m’a refusé ce mot !...

MADAME MOREL.

De sorte que... ?

MOREL.

De sorte que c’est aujourd’hui le 5 septembre, et qu’il est dix heures du matin !...

JULIE.

Où vas-tu, bon père ?...

MOREL.

Dans ma chambre...

JULIE.

Que faire ?...

MOREL.

Chercher un papier dont j’ai besoin, mon enfant !...

JULIE.

Veux-tu que je l’aille chercher, moi ?...

MOREL.

Merci !... À propos, Julie ?...

JULIE.

Plaît-il, mon père ?...

MOREL.

Rends-moi la clef de ce cabinet...

JULIE.

Mon Dieu ! qu’ai-je fait de mal pour que vous me repreniez cette clef ?...

MOREL.

Rien, mon enfant !...

JULIE.

Vous ne me la repreniez, autrefois, que lorsque vous vouliez me punir...

MADAME MOREL, bas, à sa fille.

Ne la rends pas !...

JULIE.

Mon père, elle est dans ma chambre, je vais l’aller chercher !...

MOREL.

Va !...

JULIE.

Oui, j’y vais, j’y vais !...

MOREL.

Et toi, rentre chez toi, ma bonne amie : tu sais que j’ai l’habitude d’être seul ici...

MADAME MOREL.

Nous nous en allons, mon ami.

Morel sort.

 

 

Scène II

 

JULIE, MADAME MOREL

 

JULIE.

Ma mère !...

MADAME MOREL.

Mon enfant !...

JULIE.

Ne trouvez-vous pas quelque chose d’étrange dans la façon dont mon père nous parle ?...

MADAME MOREL.

Voilà pourquoi je te disais de ne pas lui rendre cette clef !... Mon Dieu, que peut-il faire dans cette chambre ?...

JULIE.

Entrez-y !...

MADAME MOREL.

Je n’ose... N’as-tu pas entendu qu’il nous a défendu, non-seulement de l’y suivre, mais encore de demeurer ici ?

JULIE.

Attendez !...

MADAME MOREL.

Que fais-tu ?

JULIE.

Je vais regarder par le trou de la serrure.

MADAME MOREL.

Est-il dans la chambre ?

JULIE.

Oui !

MADAME MOREL.

Que fait-il ?

JULIE.

Il écrit.

MADAME MOREL.

Peux-tu distinguer sur quel papier ?

JULIE.

On dirait sur du papier timbré.

MADAME MOREL.

Oh ! mon Dieu !

JULIE.

Quoi ?

MADAME MOREL.

Écrirait-il son testament ?...

JULIE.

Oh ! que dites-vous là !...

MADAME MOREL.

Seigneur, envoyez-nous quelque bonne pensée !

JULIE.

Écoutez, ma mère ; peut être ai-je eu tort...

MADAME MOREL.

Qu’as-tu fait ?...

JULIE.

Quand j’ai vu, avant-hier, que mon père ne revenait pas, et ne nous donnait pas de ses nouvelles...

MADAME MOREL.

Eh bien ?

JULIE.

J’ai écrit à Maximilien...

MADAME MOREL.

De venir ?

JULIE.

Oui...

MADAME MOREL.

Ah ! c’est une inspiration du ciel !... La voiture de Nîmes arrive à dix heures précises, je crois ?...

JULIE.

Oui, ma mère... et il est dix heures passées... Descendez, ma mère... Attendez-le, prévenez-le...

MADAME MOREL.

Tu restes, n’est-ce pas ?

JULIE.

Oui, soyez tranquille !...

 

 

Scène III

 

JULIE, puis EMMANUEL

 

JULIE.

Il écrit toujours... Ah ! il a fini, il signe, il met le papier dans une enveloppe, et la met dans le tiroir du secrétaire... Pauvre père ! on dirait qu’il s’essuie les yeux, qu’il pleure !... Mon Dieu, mon Dieu ! est-il possible que mon bon père pleure, et que vous ne m’envoyiez pas un moyen de le consoler, de le secourir, de venir à son aide ?... Oh ! c’est impossible... Vous le voyez, mon Dieu ! je vous prie, je vous supplie !...

EMMANUEL, paraissant.

Mademoiselle !...

JULIE.

Qu’y a-t-il ?

EMMANUEL.

Un étranger vient de me remettre cette lettre, en recommandant qu’elle ne soit ouverte que par vous seule !...

JULIE.

Que par moi seule !...

EMMANUEL.

Il a dit qu’il s’agissait de la vie de votre père !...

JULIE.

Je la vie de mon père ?... Donnez !... donnez !...

Lisant.

« Rendez-vous à l’instant même aux allées de Meilhan ; présentez-vous au n° 15, demandez à la concierge la clef de la chambre du cinquième ; entrez dans cette chambre, prenez, sur le coin de la cheminée, une bourse en filet de soie rouge, et apportez cette bourse avant onze heures... Si une autre personne que vous se présentait, ou si vous vous présentiez accompagnée, le concierge répondrait qu’il ne sait pas ce que vous voulez dire... » Pas de signature...

EMMANUEL.

Vous allez donc aller où cette lettre vous dit ?

JULIE.

Certainement que j’y vais !

EMMANUEL.

Laissez-moi vous accompagner, au moins !

JULIE.

N’avez-vous pas entendu ?... « Si une autre personne que vous se présentait, ou si vous vous présentiez accompagnée, le concierge répondrait qu’il ne sait pas ce que vous voulez dire... »

EMMANUEL.

Mon Dieu ! s’il allait vous arriver malheur !... si c’était quelqu’un qui vous en voulût !...

JULIE.

Qui pourrait en vouloir à une pauvre jeune fille comme moi ? Ai-je jamais fait du mal à personne ?

EMMANUEL.

Vous avez raison... Allez et que Dieu vous conduise !

JULIE.

Voilà mon frère... voilà ma mère... Silence, Emmanuel !...

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME MOREL, MAXIMILIEN, EMMANUEL

 

MAXIMILIEN.

Eh bien, oui, ma mère, me voilà ! calmez-vous ! Mais où donc est Julie ?

MADAME MOREL.

Elle était ici, je l’ai laissé ici...

EMMANUEL.

Oui, madame, c’est vrai ; mais elle vient de sortir.

MADAME MOREL.

De la chambre, mais pas de la maison ?

EMMANUEL.

Au contraire, madame, de la maison, à ce que je crois.

MAXIMILIEN.

Eh bien, qu’y a-t-il donc d’effrayant à cela, ma mère ?...

MADAME MOREL.

Rien ; mais, en ce moment, vois-tu, tout m’effraye, tout m’épouvante... Emmanuel, laissez-nous, et, si Julie rentre, dites-lui de nous venir rejoindre à l’instant même.

EMMANUEL.

Oui, madame.

 

 

Scène V

 

MADAME MOREL, MAXIMILIEN

 

MAXIMILIEN.

Maintenant que nous voilà seuls, dites-moi, ma mère, je vous en supplie, pourquoi ma sœur m’a écrit cette lettre si pressante... et vous-même pourquoi vous me recevez avec ces hésitations, ces frissonnements et ces larmes ?...

MADAME MOREL.

Il y a, mon fils, que c’est aujourd’hui le 5 septembre, que c’est aujourd’hui jour d’échéance, et qu’aujourd’hui ton père doit payer... Mais... silence ! je l’entends qui vient... Cache-toi là, et ne le perds pas de vue... J’ai peur qu’il n’ait quelque mauvais dessein.

MAXIMILIEN.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

MADAME MOREL.

Le voilà !

 

 

Scène VI

 

MOREL, MADAME MOREL, MAXIMILIEN, caché

 

MOREL.

Encore ici ! j’avais prié qu’on laissât ce cabinet libre !...

MADAME MOREL.

Je me retire, mon ami, tu le vois.

MOREL.

Où est Julie ?

MADAME MOREL.

Mais elle est là, sans doute... Veux-tu que je l’appelle ?

MOREL.

Non, cela est mieux ainsi... Va, va...

Elle sort ; il ferme la porte à double tour, va à son bureau, s’assied, tire une paire de pistolets de dessous sa redingote.

MAXIMILIEN, s’avançant.

Mon père, pourquoi ces pistolets ?

MOREL.

Maximilien !... mon fils !... Il ne me manquait que ce dernier coup !...

MAXIMILIEN.

Ces armes, mon père !... Au nom du ciel, pourquoi ces armes ?...

MOREL, relevant la tête et regardant son fils.

Maximilien, tu es un homme, et un homme d’honneur... Je vais te le dire.

Lui montrant le registre.

Regarde...

MAXIMILIEN.

Quoi ?

MOREL.

Dans une demi-heure, j’ai à payer deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs... Je possède en tout quinze mille cinq cents francs ; regarde, l’arrêt des chiffres est irrévocable... Je n’ai rien à y ajouter.

MAXIMILIEN.

Et vous avez tout fait, mon père, pour aller au-devant de ce malheur ?

MOREL.

Oui...

MAXIMILIEN.

Vous ne comptez sur aucune rentrée ?

MOREL.

Sur aucune.

MAXIMILIEN.

Vous avez épuisé toutes vos ressources ?

MOREL.

Toutes !...

MAXIMILIEN.

Et, dans une demi-heure, notre nom est déshonoré ?...

MOREL.

Le sang lave le déshonneur.

MAXIMILIEN.

Vous avez raison, mon père, et je vous comprends...

Étendant la main vers les pistolets.

Il y en a un pour vous, il y en a un pour moi... Merci...

MOREL.

Et ta mère... ta sœur... qui les nourrira ?

MAXIMILIEN.

Mon père, songez que vous me dites de vivre ?

MOREL.

Oui, je te le dis, car c’est ton devoir... Tu as l’esprit calme et fort, Maximilien... Maximilien, tu n’es pas un homme ordinaire... Je ne le commande rien, je ne t’ordonne rien ; seulement, je te dis : Examine la situation comme si tu y étais étranger, et juge-la toi-même.

MAXIMILIEN, détachant ses épaulettes.

C’est bien, mon père... Je vivrai.

MOREL, le pressant sur son cœur.

Ah ! tu sais qu’il n’y a point de ma faute...

MAXIMILIEN.

Je sais, mon père, que vous êtes le plus honnête homme que j’aie jamais connu.

MOREL.

C’est bien, tout est dit... Maintenant, retourne près de ta mère et de ta sœur.

MAXIMILIEN, fléchissant le genou.

Mon père, bénissez-moi !

MOREL, embrassant deux ou trois fois son fils au front.

Oh ! oui, oui, je te bénis en mon nom et au nom de trois générations d’hommes irréprochables !... Écoute donc ce qu’ils te disent par ma voix : L’édifice que le malheur a détruit, la Providence peut le rebâtir ; en me voyant mort d’une pareille mort, les plus inexorables auront pitié de toi... À toi, peut-être, on donnera le temps qu’on ne m’eût point donné... Alors, mon fils, tâche que le mot infâme ne soit point prononcé... Mets-toi â l’œuvre, travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement... Vivez, toi, ta mère et ta sœur, du strict nécessaire, afin que, jour par jour, le bien de ceux à qui je dois s’augmente et fructifie entre tes mains... Songe que ce sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel, que celui de la réhabilitation ; que le jour où, dans ce même bureau, tu diras : « Messieurs, mon père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je fais aujourd’hui ; mais il est mort tranquille et calme, parce qu’il savait en mourant que je le ferais !... »

MAXIMILIEN.

Oh ! mon père ! mon père ! si cependant vous pouviez vivre !...

MOREL.

Non, non ; car, si je vis, tout change : l’intérêt devient du doute... la pitié, de l’acharnement... Si je vis, je ne suis plus qu’un homme qui a manqué à sa parole, qui a failli à ses engagements, je ne suis plus qu’un banqueroutier... Enfin, si je meurs, au contraire, songes-y, Maximilien, mon cadavre est celui d’un honnête homme malheureux. Vivant, mes meilleurs amis évitent ma maison ! mort, Marseille tout entier me suit en pleurant jusqu’à ma dernière demeure... Vivant, tu as honte de mon nom ! mort, tu lèves haut la tête et tu dis : « Je suis le fils de celui qui s’est tué parce que pour la première fois il a manqué à sa parole !... »

MAXIMILIEN.

Mon père ! mon père !...

MOREL.

Maintenant, laisse-moi seul, et tâche d’éloigner les femmes.

MAXIMILIEN.

Ne voulez-vous pas revoir ma sœur, mon père ?

MOREL.

Je l’ai vue ce matin, et je l’ai embrassée.

MAXIMILIEN.

N’avez-vous pas quelques recommandations particulières à me faire ?

MOREL.

Si fait, mon fils, une recommandation sacrée...

MAXIMILIEN.

Dites !

MOREL.

La maison Thompson et French est la seule qui ait eu pitié de moi... Son mandataire, celui-là même qui, dans dix minutes, se présentera pour toucher le montant d’une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille francs, je ne te dirai pas m’a accordé... mais m’a offert trois mois... Que cette maison soit remboursée la première, mon fils... que cet homme te soit sacré !

MAXIMILIEN.

Oui, mon père.

MOREL.

Et maintenant, encore une fois... adieu !... Tu trouveras mon testament dans le secrétaire de la chambre à coucher.

MAXIMILIEN, s’arrêtant.

Ah ! ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...

MOREL.

Écoute, Maximilien... suppose que je sois soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre d’emporter une redoute, que tu saches que je dois être tué en l’emportant... ne me dirais-tu pas : « Allez, mon père, car vous êtes déshonoré en restant... et mieux vaut la mort que la honte ? »

MAXIMILIEN.

Oui, oui !... Allez, mon père !...

Il s’élance hors de l’appartement.

 

 

Scène VII

 

MOREL, puis JULIE

 

MOREL.

Et maintenant, mon Dieu ! nous voilà face à face !...

Il prend un pistolet ; l’heure sonne.

JULIE.

Mon père ! mon père ! vous êtes sauvé !...

MOREL.

Mon Dieu !... Quoi ?... qu’y a-t-il ?...

JULIE.

Cette bourse !... cette bourse !... Voyez !...

MOREL.

Ma traite acquittée !... un diamant !... « Dot de Julie. » Que veut dire cela ?... Voyons, mon enfant, explique-toi... Où as-tu trouvé cette bourse ?

JULIE.

Dans une maison des allées de Meilhan, au n° 15, sur le coin de la cheminée d’une pauvre petite chambre au cinquième étage.

MOREL.

C’était la chambre du vieux Dantès... Cette bourse, c’est celle que je lui laissai la veille de sa mort...

JULIE.

Tenez, lisez...

MOREL.

Qu’est-ce ?

JULIE.

Une lettre qu’un étranger m’a fait remettre ce matin.

MOREL, lisant.

« Rendez-vous à l’instant même aux allées de Meilhan ; présentez-vous au n° 15 ; demandez à la concierge la clef de la chambre du cinquième ; prenez sur le coin de la cheminée une bourse en filet de soie rouge, et apportez cette bourse à votre père, il est important qu’il ait cette bourse avant onze heures. »

 

 

Scène VIII

 

MOREL, JULIE, MAXIMILIEN, puis EMMANUEL

 

MAXIMILIEN.

Mon père, que me disiez-vous donc que le Pharaon était perdu ?

MOREL.

Hélas !...

EMMANUEL.

Monsieur Morel !... le Pharaon !... le Pharaon !...

MOREL.

Êtes-vous fous ?...

EMMANUEL.

Monsieur, je tous dis qu’on signale le Pharaon.

MOREL.

Allons, mes enfants, allons voir... Et que Dieu ait pitié de nous si c’est une fausse nouvelle !

 

 

Sixième Tableau

 

Le port de Marseille. Toute la population est sur le quai ; un vaisseau entre à pleine voiles dans le port.

 

 

Scène unique

 

JULIE, MOREL, EMMANUEL, MAXIMILIEN, DANTÈS, PEUPLE

 

TOUS.

Le Pharaon !... le Pharaon !...

MOREL, au milieu de sa famille.

Mes enfants, il y a miracle !...

DANTÈS, dans un coin du port.

Sois heureux, noble cœur !... sois béni, surtout, pour tout le bien que tu as fait et que tu feras encore... et que ma reconnaissance reste dans l’ombre comme ton bienfait !...

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