Urbain Grandier (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes et un prologue, en treize tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Historique, le 30 mars 1850.

 

Personnages

 

URBAIN GRANDIER

LE CARDINAL-DUC DE RICHELIEU

MAURIZIO

OLIVIER DE SOURDIS

LAUBARDEMONT

L’ABBÉ GRILLAU

LE BAILLI

MIGNON

LE MARÉCHAL DE SCHOMBERG

NOGARET

BARACÉ

UN PRÊTRE

UN EXEMPT

UN GREFFIER

DEUX HOMMES DU PEUPLE

UN RELIGIEUX

DEUX DOMESTIQUES

DEUX SENTINELLES

UN GEÔLIER

UN SUISSE

DANIEL

JEANNE DE LAUBARDEMONT

URSULE DE SABLÉ

LA COMTESSE

MADAME GRANDIER

BIANCA

UNE SŒUR

BALLET

 

 

PROLOGUE

 

 

Premier Tableau

 

Une grande terrasse à arcades surmontée d’une galerie et tenant toute la largeur du théâtre. À gauche, un pavillon avec balcon praticable. À droite, une entrée avec un escalier de huit ou dix marches montant à un étage supérieur. On parvient à la terrasse par un grand escalier pareil à l’autre et qui est appuyé au pavillon de gauche. À travers les arcades, on aperçoit la ville de Casal, puis la plaine, puis, au delà de la plaine, la chaîne neigeuse des Alpes.

 

 

Scène première

 

UNE SENTINELLE, au pied de l’escalier, TROIS ou QUATRE SERVITEURS de la maison, groupés sur la terrasse

 

PREMIER SERVITEUR, regardant.

C’est lui !

DEUXIÈME SERVITEUR.

Mais non ; puisqu’il est à Mantoue, comment veux-tu que ce soit lui ?

PREMIER SERVITEUR.

Eh bien, il arrive de Mantoue. Parce qu’il avait quitté Casal, as-tu cru qu’il n’y reviendrait jamais ?

UNE FEMME.

Moi, je suis de l’avis de Bartolomeo, je crois que c’est lui.

PREMIER SERVITEUR.

C’est si bien lui, qu’il monte le même cheval qu’il avait quand il est parti il y a trois mois.

LA FEMME.

Ah ! maintenant, je le reconnais... C’est madame la comtesse qui va être joyeuse !

PREMIER SERVITEUR.

C’est mademoiselle Bianca qui va être triste !

DEUXIÈME SERVITEUR.

Triste de revoir son frère ?

PREMIER SERVITEUR.

Tais-toi donc ! un homme qui est cause que l’on entre au couvent quand on aimerait mieux se marier, est-ce que cela s’appelle un frère ?

LA FEMME.

Oh ! je veux être la première à annoncer cette bonne nouvelle à madame la comtesse.

PREMIER SERVITEUR.

C’est cela, faites votre cour !

LA FEMME.

Qu’est-ce que cela te fait ? Ce n’est point à tes dépens.

Appelant.

Madame la comtesse ! madame la comtesse !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LA COMTESSE, au haut de l’escalier, puis MAURIZIO, montant l’escalier tandis que sa mère le descend

 

LA COMTESSE.

Eh bien, que signifie tout ce bruit ?

LA FEMME.

C’est M. le comte, le seigneur Maurizio, notre jeune maître !

LA COMTESSE.

Mon fils ?

LA FEMME.

Lui-même. Tenez, le voilà qui monte l’escalier.

Les Serviteurs saluent.

LA COMTESSE.

C’est toi, mon cher enfant ?

MAURIZIO.

Oui, ma mère.

Aux Serviteurs.

C’est bien, bonjour.

LA COMTESSE.

Et d’où vient que tu nous arrives ainsi sans prévenir ?

MAURIZIO.

Parce qu’il y a huit jours, j’ignorais encore que je dusse venir. Sou Altesse le grand-duc, ayant appris que les Français, conduits par le cardinal-duc, marchaient sur Casal, m’a envoyé prendre des nouvelles. Ma foi, je n’ai pas perdu mon temps, et je suis arrivé tout juste pour assister à la prise de la ville. C’était la plus belle perle de sa couronne ducale, qu’il avait perdue et qu’il vient de retrouver. Celui qui lui en dira le premier mot ne sera pas mal reçu, et j’espère que ce sera moi.

LA COMTESSE.

Ainsi, Casal est rendue ?

MAURIZIO.

Oui ; la nouvelle est toute fraîche, et j’ai vu le gouverneur en personne apporter les clefs au cardinal-duc, il y a de cela tout au plus un quart d’heure.

LA COMTESSE.

Eusses-tu reconnu un prince de l’Église sous le costume que porte Son Éminence ?

MAURIZIO.

Non, ma mère ; mais j’ai reconnu le vainqueur de la Rochelle, du Pas-de-Suze, de Privas, le premier ministre du roi Louis XIII enfin. Au reste, ce costume, à ce qu’on assure, lui est plus utile que le manteau de cardinal. Au métier qu’il fait, mieux vaut un casque qu’une barrette. Est-ce vrai que, hier, une balle espagnole a eu l’insolence de venir s’aplatir sur sa cuirasse ? J’ai entendu raconter cela au camp. On ajoutait même que, sans un soldat du régiment de Poitou, qui a tiré monseigneur d’une embuscade, c’était Son Éminence qui était prisonnière du gouverneur de Casal, au lieu que ce fût le gouverneur de Casal qui fût prisonnier de Son Éminence.

LA COMTESSE.

En effet, il n’a été bruit que de cela toute la soirée ; on a cherché le soldat, mais inutilement.

MAURIZIO.

Diable ! voilà qui fait l’éloge de sa modestie ; mais je suis tranquille, il se retrouvera.

LA COMTESSE.

Tu es si bien instruit de toutes choses, que je ne te demande pas si tu sais que le cardinal-duc nous a fait l’honneur de choisir ce palais pour son hôtel.

MAURIZIO.

Et c’est un honneur qui aurait pu nous coûter notre palais, si les choses n’avaient pas tourné ainsi. En tout cas, je présume que ma bonne mère n’a pas laissé échapper cette occasion de lui parler de la vocation de son fils pour la diplomatie, et de sa fille pour le cloitre.

LA COMTESSE.

Oui, Maurizio, oui, je lui ai parié de toi, et il m’a promis de te recommander au duc de Mantoue.

MAURIZIO.

Et de ma sœur, qu’en a-t-il dit ?

LA COMTESSE.

Il a compris qu’une grande fortune était nécessaire à l’héritier d’un grand nom, tandis que cette fortune est inutile à une jeune fille qui n’est appelée à jouer aucun rôle dans le monde.

MAURIZIO.

Et vous avez obtenu... ?

LA COMTESSE.

Une dispense pour Bianca ; demain, elle entre au couvent, et, dans un mois, elle fait profession.

MAURIZIO.

Et l’a-t-il vue ?

LA COMTESSE.

Bianca ? Non.

MAURIZIO.

Et où est-elle ?

LA COMTESSE.

Dans ce pavillon.

MAURIZIO.

Ce pavillon est bien isolé, ma mère.

LA COMTESSE.

J’ai la clef de la porte et la clef de la jalousie. On ne descend de la terrasse que par cet escalier, que garde nuit et jour une sentinelle ; et, l’Ave Maria une fois sonné, nul ne peut sortir de la maison sans un ordre ou un laisser passer du cardinal.

MAURIZIO.

Allons, je vois que vous avez tout prévu... Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

LA COMTESSE.

Le cardinal qui revient, sans doute.

MAURIZIO.

C’est lui-même... Voyez donc, madame, quelle tournure guerrière il a à cheval, et si l’on ne dirait pas un cavalier consommé ! Sonnez les trompettes et agitez les bannières !

On obéit sur la galerie. Fanfares.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LA COMTESSE, MAURIZIO, TROIS HOMMES qui viennent relever LA SENTINELLE de l’escalier

 

LA NOUVELLE SENTINELLE.

Le mot d’ordre ?

LA SENTINELLE qui se retire.

Paris et Piémont.

LA NOUVELLE SENTINELLE.

La consigne ?

L’AUTRE SENTINELLES.

Ne laisser sortir personne après le dernier coup de l’Ave Maria, sans un laisser passer ou un ordre écrit du cardinal.

LA NOUVELLE SENTINELLE.

C’est bien.

LA FEMME de la Comtesse.

Madame la comtesse ?

LA COMTESSE.

Qu’y a-t-il ?

LA FEMME.

Une dame française, qui se dit de noblesse, fait demander à madame la comtesse la permission d’attendre M. le cardinal sur cette terrasse : elle a une requête à présenter à Son Éminence.

LA COMTESSE.

Qu’elle monte.

LA FEMME.

Venez, madame.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, UNE FEMME VOILÉE, puis SCHOMBERG, OLIVIER, LE CARDINAL et SON CORTÈGE

 

La Femme voilée passe devant la Sentinelle, qu’elle regarde attentivement à travers son voile, salue la Comtesse et va s’appuyer à une des arcades. En ce moment, tout ce qui est en scène indique que le Cardinal approche. Les Serviteurs descendent l’escalier, entrent par la porte latérale et se groupent sur la terrasse et sur la galerie. Des trompettes précèdent le Cardinal. Hommes et instruments sont aux armes de France. Puis vient la bannière du Cardinal, sur le même rang que la bannière de France. Puis paraît un Officier, portant les clefs de Casal ; puis le Cardinal, cuirassé, l’épée au côté : seulement, un Page porte son casque ; il a la calotte rouge. Puis viennent le maréchal de Schomberg, le maréchal de la Force, le maréchal de Marilhac, Olivier de Sourdis, Baracé, Nogaret et autres Gentilshommes et Capitaines.

SCHOMBERG.

Son Éminence a désiré voir le soldat qui, hier, a été assez heureux pour venir à son aide.

LE CARDINAL.

Dites pour me sauver la vie, maréchal. Où est-il ?

SCHOMBERG.

C’est lui qui présente les armes à Votre Éminence.

LE CARDINAL.

Ah ! ah ! en effet, je le reconnais.

À la Sentinelle.

Comment t’appelles-tu ?

LA SENTINELLE.

Urbain Grandier, monseigneur.

LE CARDINAL.

Où es-tu né ?

GRANDIER.

Au bourg de Rovère, près de Sablé, dans le bas Maine.

LE CARDINAL.

À quel régiment appartiens-tu ?

GRANDIER.

Au régiment de Poitou.

LE CARDINAL.

Depuis combien de temps es-tu soldat ?

GRANDIER.

Depuis trois ans.

LE CARDINAL.

Est-ce la première fois que tu te trouves sous mes ordres ?

GRANDIER.

J’étais au siège de la Rochelle, à l’attaque du Pas-de-Suze, à la prise de Privas.

LE CARDINAL.

D’où vient que tu n’es pas encore officier, étant si brave ?

GRANDIER.

C’est que, pour devenir officier, monseigneur, ce n’est point assez d’être brave, il faut encore être noble.

LE CARDINAL.

Et tu ne l’es pas ?

GRANDIER.

Je l’ai dit à monseigneur, je suis un pauvre paysan.

LE CARDINAL.

Sais-tu lire ?

GRANDIER, souriant.

Oui, monseigneur.

LE CARDINAL.

Pourquoi souris-tu ?

GRANDIER.

J’ai eu tort. L’orgueil est un des sept péchés mortels.

LE CARDINAL, se retournant vers Schomberg.

Que dit-il, maréchal ?

SCHOMBERG.

Il dit, monseigneur, ou plutôt il ne dit pas... mais je vais le dire pour lui, moi...

GRANDIER.

Monsieur le maréchal !...

SCHOMBERG.

Allons donc ! pas de fausse, ou plutôt pas de sotte modestie, Grandier. L’occasion ne se retrouvera peut-être jamais pareille à celle-ci. Ce que ne vous a pas dit cet honnête garçon, monseigneur, c’est qu’étant neveu d’un homme très savant, qu’on appelait Claude Grandier, il a étudié l’astrologie et l’alchimie avec son oncle ; c’est qu’ayant été élevé au collège des Jésuites de Bordeaux, il a appris les langues anciennes, de sorte qu’il parle latin comme Mathurin Régnier, et grec comme Conrard, et cela, sans compter l’anglais et l’allemand. En outre, il est peintre, musicien, algébriste... que sais-je, moi ?

LE CARDINAL.

Oh ! oh ! voilà bien de la science pour un seul homme !

À Grandier.

Quel est votre capitaine, mon ami ?

GRANDIER.

M. Olivier de Sourdis.

LE CARDINAL.

Neveu de M. d’Escoubleau de Sourdis, archevêque de Bordeaux ?

SCHOMBERG.

Lui-même.

LE CARDINAL.

M. Olivier de Sourdis est-il là ?

OLIVIER, sortant de la foule.

Me voici, monseigneur.

LE CARDINAL.

Vous connaissez cet homme, monsieur de Sourdis ?

OLIVIER.

Oui, monseigneur.

LE CARDINAL.

Depuis longtemps ?

OLIVIER.

Depuis que je me connais moi-même.

LE CARDINAL.

Êtes-vous du même pays que lui ?

OLIVIER.

Je suis de la Flèche, monseigneur, et nous avons été au collège ensemble. C’est moi qui l’ai engagé.

LE CARDINAL.

Qu’en dites-vous ?

OLIVIER.

Au collège, c’était un des meilleurs élèves ; à l’armée, c’est un de nos meilleurs soldats.

LE CARDINAL.

Est-il aussi savant qu’on le dit ?

OLIVIER.

Davantage, probablement, monseigneur.

LE CARDINAL.

Pourquoi, étant si savant, s’est-il fait soldat au lieu de se faire clerc ?

OLIVIER, s’approchant du Cardinal.

Je crois le pauvre garçon amoureux d’une fille de noblesse, monseigneur, et il aura espéré faire son chemin par l’épée.

LE CARDINAL.

Alors, c’est un homme qu’on peut avancer ?

OLIVIER.

Ce sera justice.

LE CARDINAL.

Vous me répondez de lui ?

OLIVIER.

Comme de moi-même, monseigneur.

LE CARDINAL.

C’est bien.

Se retournant vers un Homme en noir qui a pris des notes.

Vous avez entendu ?

LE SECRÉTAIRE.

C’est écrit, monseigneur.

LE CARDINAL.

Vous entendrez parler de moi, Grandier.

GRANDIER.

J’attendrai humblement les ordres de Votre Éminence.

Olivier de Sourdis et le Secrétaire font trois pas en arrière. En se retournant, le Cardinal se trouve en face de la Comtesse et de Maurizio.

LE CARDINAL.

Ah ! c’est vous, notre gracieuse hôtesse ?

LA COMTESSE.

Son Éminence permet-elle que je lui présente mon fils, le comte Maurizio dei Albizzi ?

LE CARDINAL.

Vous m’avez déjà parlé de ce jeune homme, il me semble ?

LA COMTESSE.

Oui, monseigneur, et même Son Éminence a daigné me promettre pour lui sa haute protection.

LE CARDINAL.

Vous aimez ardemment votre fils, comtesse ?

LA COMTESSE.

Ardemment, oui, monseigneur.

LE CARDINAL.

Vous l’aimez au point de lui sacrifier sa sœur Bianca ?

LA COMTESSE.

Au point de lui sacrifier ma vie.

LE CARDINAL.

Vous êtes au duc de Mantoue, comte ?

MAURIZIO.

Je suis son secrétaire intime, monseigneur.

LE CARDINAL.

Il vous a envoyé en Piémont ?

MAURIZIO.

Pour avoir des nouvelles de Casal, oui, monseigneur.

LE CARDINAL.

Vous désirez retourner près de lui avec une puissante recommandation ?

MAURIZIO.

Je me regarderais comme un homme trop heureux si j’avais celle de Votre Éminence.

LE CARDINAL.

Prenez les clefs de la ville que je viens de lui reconquérir, et portez-les-lui de ma part. C’est, je crois, la meilleure recommandation que je puisse vous donner.

MAURIZIO.

Oh ! monseigneur !

LE CARDINAL.

Ce n’est point tout. Écoutez bien ceci : Je désire avoir, de temps eu temps, des nouvelles de Son Altesse, que j’aime et estime fort ; l’intérêt que je lui porte est même si grand, que je ne suis indifférent à rien de ce qui lui arrive, à rien de ce qu’il fait, à rien même de ce qu’il pense. Je vous autorise à m’écrire directement, une fois par semaine, comte Maurizio.

MAURIZIO.

Monseigneur !

LE CARDINAL.

Allez, monsieur ; à partir de ce moment, votre fortune est entre vos mains.

OLIVIER, qui a entendu.

Ah ! pauvre Bianca, voilà qui m’explique pourquoi il t’a condamnée.

MAURIZIO, embrassant la Comtesse.

Adieu, ma mère, adieu !...

Bas.

Je vous recommande ma sœur.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, hors MAURIZIO

 

LA FEMME VOILÉE, s’avançant vers le Cardinal et mettant un genou en terre.

Monseigneur...

LE CARDINAL.

Qui êtes-vous ?

LA FEMME VOILÉE.

Je suis la fille d’un de vos plus dévoués serviteurs.

LE CARDINAL.

Que désirez-vous ?

LA FEMME VOILÉE.

Être entendue en confession par Votre Éminence.

LE CARDINAL.

Pourquoi venez-vous à moi, au lieu de vous adresser à tout autre ?

LA FEMME VOILÉE.

Parce que mon crime est si grand, que vous seul, monseigneur, en vertu des pouvoirs que vous tenez de Rome, êtes assez grand pour m’absoudre.

LE CARDINAL.

Suivez-moi.

Le Cardinal sort. Tout le monde le suit, excepté Urbain Grandier, Olivier de Sourdis, Nogaret et Baracé.

 

 

Scène VI

 

GRANDIER, OLIVIER, NOGARET, BARACÉ

 

OLIVIER.

Nogaret ! Baracé !

NOGARET et BARACÉ.

Nous voilà.

OLIVIER.

Vous m’avez dit que je pouvais compter sur vous ?

NOGARET.

Et nous te le répétons.

OLIVIER.

C’est bien. Baracé, va m’attendre sur la route de Cérisoles.

BARACÉ.

Avec combien de chevaux ?

OLIVIER.

Avec trois : un pour elle, un pour moi, un pour mon laquais.

BARACÉ.

Nous ne l’accompagnerons pas ?

OLIVIER.

C’est bien assez du danger que je vous fais courir.

NOGARET.

Et moi, que faut-il que je fasse ?

OLIVIER.

Toi, va chercher l’échelle de soie ; assure-toi de la solidité des crampons, et viens me rejoindre ici.

BARACÉ.

Ainsi, moi là-bas avec les chevaux ?

OLIVIER.

Tout sellés, tout bridés.

NOGARET.

Et moi ici ?

OLIVIER.

Avec l’échelle de corde.

NOGARET et BARACÉ.

Mais la sentinelle ?

OLIVIER.

C’est Grandier... Je le connais... J’en fais mon affaire.

NOGARET et BARACÉ.

Bien.

OLIVIER.

Allez.

Les deux jeunes gens sortent.

 

 

Scène VII

 

GRANDIER, OLIVIER

 

OLIVIER, allant à Grandier.

Urbain !

GRANDIER.

Mon capitaine ?...

OLIVIER.

Nous sommes de vieux amis, n’est-ce pas ?

GRANDIER.

C’est-à-dire qu’il y a déjà longtemps que vous me faites l’honneur d’avoir de l’amitié pour moi.

OLIVIER.

Tu m’as quelquefois parlé de ta reconnaissance pour les petits services que j’ai eu le bonheur de te rendre.

GRANDIER.

Dix fois je vous ai dit que, le jour où vous me demanderiez ma vie, ma vie serait à vous.

OLIVIER.

Eh bien, si tu crois nie devoir quelque chose, Grandier, l’heure est venue de l’acquitter envers moi, et bien au delà.

GRANDIER.

J’écoute.

OLIVIER.

Grandier, tu tiens ma joie, mon bonheur, ma vie entre tes mains.

GRANDIER.

Ordonnez, monsieur de Sourdis.

OLIVIER.

Écoute, Grandier. J’aime ! Tu sais ce que c’est que d’aimer, toi aussi. Eh bien, j’aime Bianca comme tu aimes Ursule.

GRANDIER.

Alors, vous l’aimez grandement et saintement, mon capitaine !

OLIVIER.

Si l’on t’enlevait Ursule, que ferais-tu ?

GRANDIER.

Je tuerais celui qui me l’enlèverait.

OLIVIER.

Oui ; mais, si tu ne pouvais pas le tuer ? si celui qui te l’enlève était son frère ?

GRANDIER.

Son frère ?

OLIVIER.

Et si on te l’enlevait pour la donner à Dieu malgré elle ?

GRANDIER.

Est-ce donc pour la faire religieuse qu’on vous la prend ?

OLIVIER.

Oui.

GRANDIER.

On la donne à Dieu malgré elle, et elle a une mère ?

OLIVIER.

Oh ! c’est cette mère qui est sans pitié, sans entrailles ; c’est cette mère qui la sacrifie à la fortune de son fils.

GRANDIER.

Pourquoi ne vous adressez-vous point an cardinal, qui a de l’amitié pour vous, monsieur de Sourdis ?

OLIVIER.

Parce que les intérêts du cardinal passent avant ses amitiés, parce qu’il a acheté l’âme du frère en lui promettant que sa sœur serait religieuse, parce qu’il avait besoin d’un espion auprès du duc de Mantoue, et que Maurizio dei Albizzi sera cet espion, et cela, à la condition que l’on enterrera sa sœur vivante ! sa sœur, qui, étant d’un autre lit que lui, possède toute la fortune.

GRANDIER.

Et quand la conduit-on au couvent ?

OLIVIER.

Demain.

GRANDIER.

Vous aime-t-elle, monsieur de Sourdis ?

OLIVIER.

Comme je l’aime, Urbain.

GRANDIER.

De sorte qu’elle est décidée à fuir ?

OLIVIER.

Elle n’attend que le signal.

GRANDIER.

Il faut l’enlever, alors.

OLIVIER.

Oh ! mon ami, tu m’aideras donc ?

GRANDIER.

Ne vous ai-je pas dit que ma vie était à vous ? Après ma garde, disposez de moi, monsieur de Sourdis.

OLIVIER.

Non, non, tu n’as pas besoin de quitter ton poste ; au contraire.

GRANDIER.

Comment cela ?

OLIVIER.

Elle est là, dans ce pavillon, enfermée dans sa chambre ; mais j’ai la clef de la jalousie, que j’ai fait faire d’après une empreinte en cire qu’elle m’a jetée.

GRANDIER, devenant grave.

Alors, dépêchez-vous de l’enlever avant l’Ave Maria, mon capitaine.

OLIVIER.

Avant l’Ave Maria ?

GRANDIER.

Oui.

OLIVIER.

Impossible ! l’Ave Maria va sonner dans dix minutes.

GRANDIER.

C’est qu’après l’Ave Maria, c’est plus impossible encore, monsieur de Sourdis.

OLIVIER.

Je ne comprends pas ; explique-toi.

GRANDIER.

Il faut qu’elle descende par celle fenêtre, n’est-ce pas ?

OLIVIER.

Oui.

GRANDIER.

Il faut qu’elle passe par cet escalier ?

OLIVIER.

Oui.

GRANDIER.

Eh bien, mon capitaine, après le dernier coup de l’Ave Maria, nul ne peut sortir du château s’il n’est porteur d’un ordre ou d’un laisser passer du cardinal, c’est la consigne.

OLIVIER.

Mais puisque c’est toi qui es de garde jusqu’à neuf heures...

GRANDIER, tristement.

Oui, mon capitaine ; et c’est justement parce que c’est moi qui suis de garde que vous ne passerez pas.

OLIVIER.

Grandier !

GRANDIER.

La consigne, mon capitaine.

OLIVIER.

Grandier, ta mémoire est bien courte, et ton dévouement bien scrupuleux.

GRANDIER.

Vous êtes officier, monsieur de Sourdis, et, par conséquent, vous savez ce que c’est qu’une consigne. Monsieur de Sourdis, pardonnez-moi.

OLIVIER.

Eh bien, comme votre officier, je vous ordonne de me laisser passer, entendez-vous ?

GRANDIER.

Mon capitaine, je vous ai offert ma vie, tuez-moi ; je ne donnerai pas l’alarme, je ne crierai pas : « Qui vive ? » je ne me défendrai pas ; tuez-moi, je vous le conseille, car, vivant, non, sur mon honneur, je ne vous laisserai point passer.

OLIVIER.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! quand tout était prêt, quand je touche au bonheur, quand il est là ! Grandier, au nom du ciel !... Tiens, tiens, voici l’Ave Maria qui sonne.

GRANDIER.

Prenez garde ! on vient.

OLIVIER.

Que faire, mon Dieu ? que faire ?

GRANDIER.

C’est une femme ; sa mère peut-être. Éloignez-vous.

OLIVIER, se précipitant par les degrés.

Oh ! Grandier, Grandier ! n’est-ce pas que tu te laisseras fléchir ?...

 

 

Scène VIII

 

GRANDIER, LA FEMME VOILÉE

 

L’Ave Maria tinte lentement pendant toute cette scène. La Femme voilée attend qu’Olivier de Sourdis se soit éloigné ; puis elle s’approche de Grandier et lève son voile.

GRANDIER, reculant.

Jeanne de Laubardemont !

JEANNE.

Ah ! tu m’as reconnue, Grandier ? C’est de bon augure.

GRANDIER.

Que voulez-vous de moi, madame ? et que venez-vous faire en Italie ?

JEANNE.

Je veux te rappeler que tu m’as aimée, Grandier, et je viens te dire, moi, que je t’aime encore.

GRANDIER.

Hélas ! madame, cet amour dont vous parlez fut le premier rêve de ma jeunesse ; ma jeunesse est envolée, et elle a emporté ses rêves avec elle.

JEANNE.

Grandier, depuis que tu as quitté Bordeaux, et il y a cinq ans de cela, Grandier, je ne t’ai point perdu de vue, et j’ai été convaincue d’une chose.

GRANDIER.

Laquelle ?

JEANNE.

C’est que tu étais ambitieux.

GRANDIER.

C’est vrai.

JEANNE.

C’est qu’à défaut de la noblesse, que le ciel aveugle t’a refusée, tu voulais la science, tu voulais la richesse.

GRANDIER.

C’est vrai.

JEANNE.

C’est que, le jour où tu as quitté la plume pour l’épée, tu as dit : « Dans trois ans, je serai tué, ou je serai capitaine. »

GRANDIER.

C’est encore vrai.

JEANNE.

Savant, tu l’es autant que homme qui soit au monde ; riche, tu peux l’être ; capitaine, dis un mot, et tu le seras.

GRANDIER.

Je ne vous comprends pas, madame.

JEANNE.

Alors, je te répéterai ce que je t’ai déjà dit : Grandier, je t’aime !... Eh bien, qu’y a-t-il donc dans ce mot qui t’épouvante ? Ce n’est pas la première fois que je te fais cet aveu, et je t’ai vu l’implorer à genoux.

GRANDIER.

C’est vrai, madame ; mais, quand j’implorais cet aveu, j’étais presque un enfant Que voulez-vous ! quand on est jeune, on ignore ou l’on oublie. J’avais oublié que vous étiez riche, que vous étiez noble, que vous vous nommiez Jeanne de Laubardemont. Il ne m’a fallu qu’un mot pour me rappeler à la raison. Ce mot a éclairé mon esprit ; j’ai compris mon néant comparé à votre grandeur, et je me suis fait justice en me retirant.

JEANNE.

Eh bien, toute réparation ne t’est-elle pas accordée, Grandier ? Tu as oublié, et je me souviens ; tu t’éloignes, je te suis ; tu ne m’aimes plus, moi, je t’aime encore. Oui, Grandier, comme tu le dis, je suis riche, je suis noble, je m’appelle Jeanne de Laubardemont... Grandier, veux-tu de moi pour ta femme ? Je suis libre, j’ai l’autorisation de disposer de ma main, et voilà un brevet en blanc, signé du cardinal duc, qui fait mon futur époux capitaine.

GRANDIER.

C’est cent fois plus que je ne mérite, madame... Dieu est témoin que ma reconnaissance pour vous est profonde ; mais je ne puis accepter.

JEANNE.

Tu ne peux accepter ?

GRANDIER.

Il n’y a pas d’union possible sans un amour mutuel.

JEANNE.

Oui, et je t’aime encore, et tu ne m’aimes plus.

GRANDIER.

Ce n’est point ma faute, madame ; quelque chose que je ne puis dire, quelque chose de terrible a passé entre nos deux amours et a tué le mien.

JEANNE.

Ainsi, tu ne m’aimes plus, Grandier ?

GRANDIER.

Je ne puis, du moins, accepter l’honneur que vous me faites.

JEANNE.

Tu ne m’aimes plus... Avoue-le franchement.

GRANDIER.

Je ne vous haïrai jamais, voilà tout ce que je puis vous promettre.

JEANNE.

Tu ne m’aimes plus... Dis donc que tu ne m’aimes plus !

GRANDIER.

Je ne vous aime plus.

JEANNE, montrant un papier à Grandier.

Laissez-moi passer, monsieur... Voici l’ordre du cardinal.

GRANDIER.

Passez, madame.

JEANNE, sur la seconde marche.

Grandier, je retourne en France ; tu n’as rien à faire dire à Ursule de Sablé ?

GRANDIER.

Si fait !... Dites-lui que je suis son humble serviteur, madame, et que, exilé ou non, de près ou de loin, mon dernier soupir sera pour elle.

JEANNE, à part, en sortant.

Oh ! c’était donc vrai ! il l’aime ! il l’aime !

 

 

Scène IX

 

GRANDIER, SCHOMBERG, OLIVIER

 

GRANDIER, la regardant s’éloigner.

Pauvre femme !

SCHOMBERG, au haut des degrés.

Grandier !

GRANDIER.

Monsieur le maréchal ?...

SCHOMBERG.

Son Éminence le cardinal-duc désire vous parler.

GRANDIER.

Je ne puis quitter ce poste, monseigneur, je suis de garde.

SCHOMBERG.

Holà ! quelqu’un qui prenne pour un instant la faction d’Urbain Grandier !... Son Éminence ne saurait attendre.

GRANDIER, bas, à Olivier, qui reparaît.

Monsieur de Sourdis, comprenez-vous ?

OLIVIER.

Oh ! mon ami, merci ! merci !

Haut.

Monsieur le maréchal, Urbain est libre, je ferai le reste de sa faction.

SCHOMBERG.

Qui êtes-vous, monsieur ?

OLIVIER.

Olivier de Sourdis, capitaine au régiment de Poitou.

SCHOMBERG.

Ah ! oui !... Merci, monsieur de Sourdis... Venez, Grandier.

GRANDIER.

Bonne chance, mon capitaine !

OLIVIER.

Oh ! le brave cœur !

Grandier monte, salue Schomberg et entre derrière lui chez le Cardinal.

 

 

Scène X

 

OLIVIER, puis BIANCA, derrière la jalousie, puis NOGARET

 

OLIVIER.

Et maintenant, pas un instant à perdre !

Allant au balcon.

Bianca ! Bianca !

BIANCA.

Est-ce vous, Olivier ?

OLIVIER.

Oui, oui, c’est moi.

BIANCA.

Mon Dieu, le moment est-il venu ?

OLIVIER.

Non-seulement il est venu, mais encore nous n’avons pas un instant à perdre.

BIANCA.

Vous savez que je suis enfermée ?

OLIVIER.

Faites descendre un ruban à travers les barreaux de votre jalousie.

BIANCA.

Attendez.

OLIVIER.

Au nom du ciel, hâtez-vous !

BIANCA.

Voici le ruban.

OLIVIER, attachant la clef au ruban.

Voici la clef.

BIANCA.

Quelqu’un !

OLIVIER.

Ne craignez rien, c’est un ami.

BIANCA.

Je puis donc ouvrir ?

OLIVIER.

Oui.

À Nogaret, qui entre.

As-tu l’échelle ?

NOGARET.

La voici.

OLIVIER, jetant l’échelle à Bianca.

Fixez les attaches au balcon, Bianca, et songez que c’est votre vie, c’est-à-dire plus que ma vie, que vous allez risquer.

Nogaret fixe l’échelle sur la terrasse, Bianca attache l’autre extrémité au balcon, Olivier monte.

BIANCA.

Devant Dieu, c’est mon époux qui m’enlève, n’est-ce pas ?

OLIVIER, étendant la main.

Devant Dieu, c’est votre époux que vous suivez, Bianca. Venez, venez !

Au moment où elle touche terre, Grandier reparaît.

BIANCA.

Me voici !

NOGARET.

Quelqu’un !

OLIVIER.

Emmène-la, Nogaret, emmène-la ! Moi, s’il le faut, je me ferai tuer ici.

BIANCA.

Olivier ! Olivier !

Nogaret l’entraîne.

 

 

Scène XI

 

OLIVIER, GRANDIER

 

OLIVIER, se jetant au-devant de Grandier.

On ne passe pas !

GRANDIER.

Monsieur de Sourdis ! monsieur de Sourdis ! je suis capitaine, j’ai cent mille livres pour lever une compagnie, six mois de liberté avant de rentrer sous les drapeaux. Oh ! monsieur de Sourdis, soyez aussi heureux que moi ! c’est tout ce que je souhaite.

Il se précipite par les degrés.

 

 

Scène XII

 

OLIVIER, UN SERGENT et DEUX HOMMES

 

LE SERGENT.

Monsieur notre capitaine, en faction à la place d’Urbain Grandier ?

OLIVIER.

Oui, monsieur. Son Éminence a fait appeler Urbain Grandier, et, de l’autorisation de M. de Schomberg, j’ai pris sa place un instant, comme vous voyez.

LA NOUVELLE SENTINELLE.

Le mot d’ordre, mon capitaine ?

OLIVIER.

Palis et Piémont.

LA NOUVELLE SENTINELLE.

La consigne ?

OLIVIER.

Ne laisser sortir personne sans un ordre ou un laisser passer du cardinal-duc. Bonne garde, messieurs !

Il s’élance à son tour dans l’escalier et disparaît, tandis que le Sergent et le Soldat continuent leur chemin et disparaissent sous l’arcade.

 

 

Deuxième Tableau

 

Une chambre dans la maison natale de Grandier, au village de Rovère.

 

 

Scène première

 

L’ABBÉ GRILLAU, puis GRANDIER

 

GRILLAU.

Je ne sais pas, mais il me semble que, pendant qu’ils sont allés sur la grande route au-devant de notre cher Urbain, il me semble que je me suis un peu endormi, moi. C’est étonnant ! cela me fait toujours cet effet-là quand je lis mon bréviaire.

GRANDIER, passant la tête par la fenêtre.

Il ne faut pas dire cela devant monseigneur l’évêque, père Grillau.

GRILLAU.

Tiens ! Grandier !... C’est toi, mon enfant ! c’est toi, mon Urbain !

GRANDIER, entrant par la porte.

Oui, mon bon et cher instituteur, c’est moi, votre élève.

GRILLAU.

Oh ! mon élève... En voilà un élève qui en remontrerait un peu à son maître !

GRANDIER.

Pas du côté du cœur, au moins. Dites-moi, mon ami, rien de fâcheux n’est arrivé, que vous êtes seul ici ?

GRILLAU.

Eh ! non, sois tranquille : est-ce que Dieu ne veille pas sur les braves gens ?

GRANDIER.

Alors, ma mère et mon frère se portent bien ?

GRILLAU.

À merveille ! et ils sont allés au-devant de toi.

GRANDIER.

Ils sont allés, dites-vous ? Mon mauvais sujet de Daniel est donc ici ?

GRILLAU.

Eh ! certainement. Ta mère n’a pas eu plus tôt la lettre, que, comme elle ne sait pas lire, la pauvre chère femme, elle est accourue chez moi pour que je la lui lusse, et je ne la lui ai pas eu plus tôt lue, qu’elle m’a fait écrire à ton frère d’accourir afin que la fêle fût complète. Oh ! il ne se l’est pas fait dire deux fois, et il est arrivé avant-hier, ton mauvais sujet de Daniel, comme tu dis.

GRANDIER.

Si bien qu’ils sont allés au-devant de moi ?

GRILLAU.

Oui.

GRANDIER.

Sur la grande route ?

GRILLAU.

Certainement.

GRANDIER.

Ah ! voilà, c’est ma faute.

GRILLAU.

À toi ?

GRANDIER.

Oui, mon père, à moi ; j’ai oublié de leur dire une chose, c’est qu’il y a des souvenirs de jeunesse, des mystères d’enfance qui s’étendent dans la vie bien au delà de l’enfance et de la jeunesse ; quand on est né dans une grande ville comme Paris, on n’a pas de patrie, on a une rue, voilà tout ; mais, au village, c’est autre chose ; Virgile l’a dit, mon père : O fortunatos nimium !...

GRILLAU.

Allons, voilà que tu vas parler latin ; tu te souviens bien que je n’en savais que ce que je t’en ai appris, en sorte que ce que tu sais, je ne le sais plus.

GRANDIER.

Vous avez raison, mon père.

GRILLAU.

N’importe ! que dit ce païen de Virgile ? Voyons, explique-moi cela en français, mon enfant.

GRANDIER.

Ce qu’il dit ? Il dit : « Trop heureux ceux qui sont nés dans les champs, s’ils connaissent leur bonheur !... » Moi, je suis né dans les champs et je connais ce bonheur-là.

GRILLAU.

Et tu te trouves heureux, alors ?

GRANDIER.

Oh ! oui, bien heureux !

GRILLAU.

Seulement, ce que tu m’as dit m’explique Virgile, mais ne me dit point pourquoi tu n’as pas rencontré ta mère ?

GRANDIER.

Pourquoi ? Écoutez bien : parce qu’en revenant, mon père, j’ai trouvé, aboutissant à la route, un sentier familier à mon enfance ; il m’a semblé aussi que ma belle jeunesse, toute couronnée de fleurs, m’attendait à l’entrée de ce sentier et me faisait signe de la suivre. Alors, j’ai quitté le grand chemin, le chemin qui conduit aux villes, pour suivre cette haie d’aubépines et de sureaux qui conduit au cimetière : c’est là que dorment mon père et mon oncle, mes deux maîtres après vous ; c’est bien le moins qu’on visite les morts avant les vivants, et qu’on les salue les premiers, puisqu’on les a quittés depuis plus longtemps.

GRILLAU.

Cher Grandier ! savant comme un mage, et, avec cela, bon et pur comme un enfant !

GRANDIER.

C’est que mon cœur n’a pas vieilli ; il y a vingt-cinq ans que je jouais dans ce sentier, que je cueillais des fleurs au pied de la haie, que je cherchais sons l’herbe des insectes d’or et d’émeraude... Eh bien, pour moi, c’était hier ; il n’y a pas une fleur que je ne reconnaisse, pas une touffe d’herbe que je ne sache par cœur, et ce que je vais vous dire va vous paraître étrange : non-seulement je reconnais tout cela, mais il me semble que tout cela me reconnaît, que tout cela a des yeux pour me voir, une voix pour me saluer, une âme pour m’accueillir ; si bien que, lorsque je suis passé, si je me retourne et que j’écoute, je vois l’herbe et la fleur se pencher l’une vers l’autre, et je les entends se dire, dans la langue de l’herbe et des fleurs : « Tu sais, ma sœur, c’est lui ! »

GRILLAU.

Vois-tu, quand tu me dis de ces choses-là, Urbain, je regrette que tu ne sois pas curé, que tu ne sois pas moine, que tu ne sois pas prêtre enfin. Ah ! les beaux sermons que tu aurais faits ! et comme tu aurais bien parlé du bon Dieu !

GRANDIER.

Oh ! le bon Dieu n’a pas besoin de moi pour dire ses louanges, mon père. Quand il a fait le monde, il l’a empli de sa Divinité, et tout parle de sa puissance dans la création, depuis le brin d’herbe qui sort de terre jusqu’au soleil qui le fait fleurir...

GRILLAU.

Grandier, mon bon ami, quand je suis près de toi, je me fais bien l’effet d’être le brin d’herbe, et toi le soleil. J’aime Dieu comme je puis, et toi comme tu sais.

GRANDIER.

Et qui vous dit, mon père, que l’humilité de votre cœur ne lui est pas plus agréable que l’orgueil de mon esprit ? Vous enviez ma science ; eh bien, moi, Urbain le savant, comme vous m’appelez, moi, dès que je m’appuie sur vous, je me repose et je me sens meilleur. Oh ! cela est si vrai, mon ami, qu’au lieu de courir après ma mère, après mon frère, et vous savez si je les aime ! cela est si vrai, que je reste ici près de vous, car... je voudrais vous dire des choses que je n’ai pas dites aux pins savants, je voudrais vous faire une confession que je n’ai encore faite ni aux archevêques ni aux cardinaux.

GRILLAU.

Une confession, à moi, Urbain ?

GRANDIER.

Oui, plus qu’une confession même, un cas de conscience.

GRILLAU.

Urbain, parfois on disait, tant tu étais savant ! on disait que tu étais sorcier. Aurais-tu vu le diable, par hasard ?

GRANDIER.

Non, je ne l’ai pas vu ; mais peut-être lui ai-je donné prise sur moi. Un poète anglais que vous ne connaissez pas, mon père, dit que les âmes mélancoliques sont faciles à damner. Si j’étais sur la route de la damnation !

GRILLAU.

Oh ! oh ! depuis ton voyage en Italie ? Dame, on dit que les Italiennes sont bien belles.

GRANDIER.

Je ne sais pas comment sont les Italiennes, mon père ; car mon cœur était resté en France, et les yeux sans le cœur ne sont qu’un vain miroir qui peut refléter les objets, mais qui n’en garde pas le souvenir. Non, il y a plus longtemps que cela que je doute.

GRILLAU.

Tu doutes, Urbain ! tu doutes ! et de quoi donc doutes-tu ?

GRANDIER.

Oh ! rassurez-vous... De moi-même.

GRILLAU.

Et à quel propos ce doute t’a-t-il pris ?

GRANDIER.

À propos d’une puissance qui m’a été donnée.

GRILLAU.

À toi ?

GRANDIER.

Mais une puissance telle, une puissance si grande, si étrange surtout, qu’elle ne peut venir que du ciel ou de l’enfer, de Dieu ou du démon !

GRILLAU.

Explique-toi, mon enfant.

GRANDIER.

Je vais raconter, mon père, ce sera toute mon explication. Vous savez que mon frère a dix ans de moins que moi ; vous savez encore combien je l’aime ; aussi, quand il était tout enfant et que je l’entendais pleurer, j’allais aussitôt à lui. Hélas ! chez l’enfant comme chez l’homme, il y a toujours une souffrance au fond des larmes. Seulement, celui qui passe voit les larmes et ne s’inquiète pas de la souffrance ; de sorte que, si c’est un enfant qui pleure, on dit : « Il est méchant ! » si c’est un homme, on dit : « Il est faible ! » Mais, moi qui savais le contraire, quand Daniel pleurait, j’allais à lui, et, comme j’avais lu dans Platon un chapitre intitulé : De la force de la volonté, je lui prenais les mains et je le regardais fixement, avec la volonté absolue, constante, inflexible, que la douleur se calmât et que les larmes s’arrêtassent. Alors, tout ce que j’avais de facultés en moi enveloppait sa faiblesse dans leur puissance, et bientôt, en effet, comme par magie, je voyais la douleur se calmer et les larmes se tarir, puis le sourire jetait comme un doux rayon sur son visage, puis ses yeux se fermaient, puis venait le sommeil, un sommeil si doux, si charmant, si paisible, qu’il ne me semblait pas un sommeil humain. Un jour, enfin, ce sommeil me parut si plein d’ineffable béatitude, qu’il me sembla voir l’âme de l’enfant derrière ses lèvres entr’ouvertes. Alors, je lui parlai comme on parle, non pas au sommeil, mais à l’extase. Mon père, il me répondit !

GRILLAU.

Tout endormi qu’il était ?

GRANDIER.

Oui, tout endormi ; mais ce n’est point encore là qu’est la chose étrange, inouïe, miraculeuse : c’est que les obstacles matériels avaient disparu, et qu’à distance, à travers les murailles, il voyait en dormant.

GRILLAU.

Grandier !

GRANDIER.

Écoutez jusqu’au bout. Je lui avais demandé, – c’était la première question qui s’était offerte â mon esprit, – je lui avais demandé où était notre mère. Alors, sans quitter sa place, sans se lever du fauteuil où il était assis : « Attends, frère, je la cherche ; » puis, les yeux fermés toujours : « Ah ! continua-t-il, attends, je la vois ; attends, elle cueille du buis au potager de l’étang, puis elle va le faire bénir à l’église... Tiens, ce n’est pas M. l’abbé Grillau qui le bénit ; c’est le vicaire... Ah ! la voilà qui sort de l’église ; elle s’arrête à causer avec mon oncle Claude... il lui donne une petite croix d’or... elle le quitte... elle vient... Ouvre-lui la porte, frère ! » Je cours à la porte : ma mère était sur le seuil. Elle avait été cueillir du buis au potager de l’étang ; elle avait été le faire bénir à l’église ; c’était le vicaire qui l’avait bénit et non pas vous. À cinquante pas d’ici, elle avait rencontré mon oncle Claude, et elle tenait dans sa main la petite croix d’or qu’il lui avait donnée et qu’elle porte encore à son cou.

GRILLAU.

Tu es sûr de ce que tu dis là, Grandier ?

GRANDIER.

Vingt fois j’ai renouvelé l’épreuve, et jamais il ne s’est trompé.

GRILLAU.

Lui as-tu parlé de cela ?

GRANDIER.

À Daniel ?... Non. Vous seul, Dieu et moi savons cela.

GRILLAU.

Maintenant, Urbain, ne serait-ce pas ton frère, et non point toi, qui serait doué ? J’ai entendu raconter qu’il y avait des enfants et des vieillards qui avaient la double vue... et j’explique cela : les enfants étant près du berceau et les vieillards près de la tombe, enfants et vieillards sont près de Dieu, qui est le commencement et la fin de toute chose.

GRANDIER.

Je dirais comme vous, mon père, si Daniel était le seul sur lequel j’eusse essayé mon pouvoir.

GRILLAU.

Tu l’as essayé sur d’autres que lui ?

GRANDIER.

Écoutez, voilà où je crains bien d’être tombé dans une faute ; voilà où je tremble de voir le doigt du mauvais esprit.

GRILLAU.

Parle.

GRANDIER.

Il y a six ans de cela, j’étais à Bordeaux, je sortais du collège... Je devins amoureux d’une jeune fille ; son nom, je ne puis le dire... tout à l’heure vous comprendrez pourquoi ; seulement, elle était de noblesse. Malgré la différence de nos conditions, elle avait encouragé mon amour. Cependant, au milieu de nos heures heureuses quoique chastes, mon père, il passait parfois sur son front de subites tristesses qu’elle s’efforçait de me cacher, mais qui, malgré ses efforts, étaient aussi visibles pour moi que l’ombre de ces nuages qui courent sur les blés. Vingt fois je lui demandai ce qu’elle avait et pourquoi elle s’assombrissait ainsi tout à coup ; mais toujours elle refusa de me répondre. Un matin, après l’avoir quittée la veille au soir et pressée de questions inutiles, je reçus d’elle une lettre dans laquelle elle me défendait de la revoir. Je lus et relus cette lettre, et, avec l’instinct et peut-être l’orgueil d’un amant, je crus deviner, à une certaine hésitation dans le style, à une espèce de tremblement dans l’écriture, je crus deviner que cette lettre lui avait été imposée, que cette lettre, écrite par elle, lui avait été dictée par un autre. Le soir même, je devais retourner chez elle, car peu de jours se passaient sans que nous nous vissions. Elle habitait une maison isolée près de la rivière. La nuit venue, je me cachai parmi les aunes et les saules qui trempaient leurs branches dans l’eau. À dix heures, je vis entrer chez elle un homme qui n’en sortit qu’a minuit. Il me sembla que je n’avais jamais vu cet homme, qui, d’ailleurs, se cachait dans un grand manteau. La fenêtre de la chambre de celle que j’aimais donnait sur un jardin où bien souvent nous nous étions promenés ensemble. Je franchis le mur de ce jardin ; la fenêtre était ouverte, mais les rideaux étaient tirés. Je montai le long du treillage et je parvins jusqu’au balcon. Elle était assise devant une table, la tête entre ses mains ; au bruit que je fis en enjambant la balustrade, elle releva le front. J’allais être surpris escaladant une fenêtre comme un voleur... elle allait appeler, crier peut-être... J’étendis le bras vers elle, et, sans la toucher, sans prononcer une parole, par la seule puissance de la volonté jaillissant de tous mes pores, je l’arrêtai. Elle demeura le regard fixe, immobile comme une statue. Alors, je reconnus ce sommeil étrange que j’avais déjà étudié chez mon frère... Mais, au lieu d’être calme et doux comme celui de Daniel, son sommeil, à elle, était agité, haletant, presque convulsif. Je voulus savoir si elle parlerait aussi, et je l’interrogeai. D’abord, elle s’obstina à se taire ; mais, à mon ordre, elle céda. Ah ! pourquoi ne resta-t-elle pas muette !... ma conscience ne serait point chargée aujourd’hui de ce terrible secret !... Mon père, je ne m’étais pas trompé : la lettre que j’avais reçue avait été dictée ; elle l’avait écrite malgré elle, obéissant à une puissance plus forte que la sienne. Cet homme que j’avais vu sortir de sa maison, c’était son amant... et cet amant...

Baissant la voix.

l’incestueux !... c’était son père !

GRILLAU.

Mon Dieu !

GRANDIER.

Chut ! l’ai-je dit ?... Du moins, je n’ai nommé personne, n’est-ce pas ?

GRILLAU.

Et tu ne l’as pas revue depuis ce temps ?

GRANDIER.

Je n’ai jamais cherché à la revoir, du moins.

GRILLAU.

Tu as raison, Grandier. Il y a là-dessous une œuvre inconnue. D’où vient-elle ? Je l’ignore comme toi. Avais-tu sur toi quelque objet bénit lorsque tu fis ces diverses expériences ?

GRANDIER.

À la dernière, j’avais à mon cou cette médaille sainte que ma mère me donna le jour de mon départ.

GRILLAU.

Alors, ce n’est pas le mauvais esprit qui est en toi, puisque cette médaille bénite eût été plus puissante que lui.

GRANDIER.

Qu’est-ce donc, alors ?

GRILLAU.

Écoute, Grandier, tu veux toujours éclaircir tes doutes ?

GRANDIER.

Oh ! oui, mon père, je le veux.

GRILLAU.

Eh bien, essayons dès aujourd’hui ; le plus tôt sera le meilleur. Je n’ai pas la prétention d’être un saint homme ; mais je suis un honnête homme qui défie Satan, Belzébuth, Astaroth et toute l’infâme légion ; tu feras devant moi l’essai de ce pouvoir sur ton frère ; pendant ce temps, je dirai un acte de foi, et, s’il y a un diable quelconque au fond de tout cela, si bien caché qu’il soit, il faudra qu’il montre le bout de l’oreille !

GRANDIER.

Chut ! j’entends du bruit.

 

 

Scène II

 

GRILLAU, GRANDIER, DANIEL, à sa fenêtre, puis MADAME GRANDIER

 

DANIEL.

Ma mère ! ma mère ! cela ne m’étonne point si nous ne voyions pas venir Grandier : il est ici.

GRANDIER.

Daniel ! cher enfant !

DANIEL, accourant.

Bonjour, frère, bonjour !... Oh ! c’est moi qui l’ai embrassé le premier !

MADAME GRANDIER.

Que dis-tu donc ? ici ? Grandier ici ? Mais par où es-tu donc passé, mon enfant ? Jésus, mon Dieu ! C’est vrai, le voilà.

Se pendant à son cou.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

GRANDIER.

Ma mère, ma bonne mère !

DANIEL.

Je te le prête, tu me le rendras ? Ah ! c’était donc vous qui l’aviez accaparé, père Grillau ? On vous en donnera, des soldats du roi, pour les confisquer à votre profit !

Ouvrant le bréviaire de l’Abbé.

Te Deum laudamus...

GRILLAU.

Que fais-tu donc, mauvais sujet ?

DANIEL.

Tiens ! il est de retour, je chante le Te Deum.

GRANDIER.

Oui, de retour, et bien heureux, ma mère ! car je ne vous ai pas tout dit dans ma lettre ; voyez comme je suis égoïste, j’ai tardé huit jours à vous faire part de mon bonheur, je voulais vous l’apprendre moi-même.

MADAME GRANDIER.

Oh ! tout ce que tu fais est bien fait ; va, dis donc maintenant, puisque te voilà...

GRANDIER.

Ma mère, je suis capitaine.

MADAME GRANDIER.

Tu y es donc parvenu ? Et qui t’a fait capitaine, mon Dieu ?

GRANDIER.

Le cardinal.

DANIEL.

Comment ! tu es capitaine ? capitaine comme M. de Sourdis ? tu vas avoir des habits brodés comme les siens ?

GRANDIER.

J’ai cent mille livres pour lever une compagnie.

MADAME GRANDIER.

Et qui t’a donné ces cent mille livres ?

GRANDIER.

Le cardinal.

DANIEL.

Vive le cardinal !

GRANDIER.

Ce n’est pas le tout.

MADAME GRANDIER.

Comment ! ce n’est pas le tout ?

GRANDIER.

Non, j’ai gardé le meilleur pour la fin, ma mère.

MADAME GRANDIER.

Dis donc vite, alors !

GRANDIER.

Six mois de liberté, ma mère, six mois à passer près de vous !

MADAME GRANDIER.

Et qui te les as accordés ?

GRANDIER.

Le cardinal.

MADAME GRANDIER.

Saint homme !

DANIEL, criant à tue-tête.

Vive le cardinal !

Chantant et faisant tourner l’Abbé.

Tra deri deri la la deri dera !

GRILLAU.

Mais que fais-tu donc ?

DANIEL.

Tiens ! quand je suis content, je danse : c’est ma manière de louer Dieu, à moi.

MADAME GRANDIER, regardant autour d’elle.

Ah ! Grandier, mon enfant, comme tu vas trouver maintenant cette maison pauvre !

GRANDIER.

Pauvre, ma mère ! pauvre, la maison où vous avez donné l’exemple de toutes les vertus ! pauvre, la maison où vous avez été chaste épouse, bonne mère ! pauvre, cette chapelle, cette église, ce temple, ma mère ! Si tout cet or qu’on m’a donné était à moi, je ferais enchâsser d’or le seuil que votre pied béni touche tous les jours !

MADAME GRANDIER.

Au reste, tu vois, mon enfant, je l’ai rendue la plus belle possible, cette pauvre maison ; voilà les fleurs que tu aimes ; voilà ces belles étoiles que tu m’as envoyées d’Italie ; j’ai voulu qu’elle aussi te sourit, puisqu’elle allait te revoir.

GRANDIER.

Oui, voici bien mes fleurs, voici bien mes étoffes ; mais il me semble qu’il manque une chose ici.

MADAME GRANDIER.

Oui, cette belle madone que tu m’as envoyée de Suze, où tu l’as copiée, disais-tu, pendant ta garnison. Tiens, la voici ; que voulais-tu que je fisse de ce brocart d’or, sinon un voile pour elle ?

Elle découvre la madone.

GRANDIER.

Ah !

DANIEL.

Grandier, est-ce que tu ne trouves pas qu’elle ressemble un peu, beaucoup même, à la demoiselle de Sablé, ta madone de Suze ?

GRANDIER.

Chut ! enfant, ne rions pas avec les choses saintes. – Ma mère, vous croyez que je vous ai tout dit, n’est-ce pas ? Eh bien non, il me reste à vous apprendre un dernier bonheur ; mais, avant tout, dites-moi, comment se porte-t-elle ?

MADAME GRANDIER.

Est-ce qu’on ne se porte pas toujours bien quand on est heureuse ?

GRANDIER.

Elle est donc heureuse ?

MADAME GRANDIER.

Presque aussi heureuse que moi.

GRANDIER.

Y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vue ?

MADAME GRANDIER.

Dimanche dernier, à la messe.

DANIEL.

Et moi, hier matin, dans le parc.

GRANDIER.

Est-elle toujours belle ?

MADAME GRANDIER.

Comme les anges.

GRANDIER.

Ma mère, elle m’aime, elle est libre, elle m’attend !

MADAME GRANDIER.

Elle est donc encore plus ma fille que tu n’es mon fils, car tu ne me dis cela qu’aujourd’hui, toi, et elle me l’a dit depuis un mois...Mais je suis là, j’oublie que tu as fait une longue route, que tu as chaud, que tu as soif, faim peut-être ; j’oublie que tu as envie de la revoir... Viens, Daniel, viens m’aider.

GRANDIER, répondant au regard de l’Abbé.

Non, ma mère, permettez, je le garde.

MADAME GRANDIER.

Mais embrasse-moi donc, au moins !

GRANDIER.

Oh ! oui, et jamais assez, ma mère !

Madame Grandier sors.

 

 

Scène III

 

DANIEL, GRANDIER, GRILLAU

 

DANIEL.

Oh ! je sais bien pourquoi tu me gardes, va ! Je sais bien de qui tu veux parler.

GRANDIER.

Ah ! tu sais cela, toi ?

DANIEL.

Tu veux me parler de la demoiselle de Sablé ; tu me gardes parce que je t’ai raconté que je l’avais vue hier.

GRANDIER.

Eh bien, oui ; que t’a-t-elle dit, cher enfant ?

DANIEL.

Elle m’a demandé de tes nouvelles, elle m’a dit que je te ressemblais, et elle m’a embrassé au front.

GRANDIER, l’embrassant au même endroit.

C’est tout ?

DANIEL.

Puis elle m’a montré ses fleurs, ses oiseaux, le château, le parc, et elle m’a dit : « Tu sais que tout cela est à lui ? »

GRANDIER.

Chère Ursule ! Alors, elle m’aime toujours ?

DANIEL.

Oh ! cela, elle ne me l’a pas dit ; non ! mais je l’ai vu.

GRANDIER.

Alors, tu connais le parc ?

DANIEL.

Oui.

GRANDIER.

Le château ?

DANIEL.

Oui.

GRANDIER.

Les appartements ?

DANIEL.

Oui.

GRANDIER.

Par conséquent, tu peux me dire où elle est en ce moment-ci.

DANIEL.

Moi ?

GRANDIER.

Oui ; ce qu’elle fait.

DANIEL.

Comment veux-tu que je te dise cela ?

GRANDIER.

Ce à quoi elle pense, enfin.

DANIEL.

Ah çà ! mais je ne suis pas sorcier ! J’ai de bons yeux, c’est vrai, mais enfin, je ne puis voir d’ici à Sablé, moi...

GRANDIER.

Ah ! si je voulais bien...

DANIEL.

Comment ! si tu voulais bien, toi, je verrais, moi, à une lieue d’ici ?

GRANDIER.

Oui.

DANIEL.

Oh !

GRANDIER.

Et tu me dirais ce que fait Ursule.

DANIEL.

Oh ! oh !

GRANDIER.

Et même ce qu’elle pense.

DANIEL.

Allons donc ! tu te moques de moi, frère.

GRANDIER.

Non, donne-moi tes mains.

DANIEL.

Les voilà.

GRANDIER.

Regarde-moi.

DANIEL.

Je te regarde.

GRANDIER.

C’est bien.

DANIEL.

Oh ! Grandier... je me rappelle ; Grandier, c’est comme lorsque j’étais enfant, et que je pleurais, et que tu me consolais en m’endormant... Ah !

Il ferme les yeux.

GRANDIER.

Tenez, mon père, voilà qu’il dort.

GRILLAU.

C’est, ma foi, vrai !

La figure de l’enfant, d’animée et de sonnante qu’elle était, devient calme.

GRANDIER.

Daniel !

DANIEL, avec un autre accent que lorsqu’il était éveillé.

Frère ?

GRANDIER.

Devine ce que je veux.

DANIEL.

Oui, puisque je lis dans ta pensée... Tu veux que je te donne des nouvelles de la demoiselle de Sablé, n’est-ce pas ?

GRANDIER.

Oui. Vois-tu ?

DANIEL.

Ouvre-moi les yeux, frère.

GRANDIER.

Attends.

Il passe la main devant les yeux de l’enfant, qui se fixent comme en extase.

DANIEL.

Je vois.

GRANDIER.

Regarde ; vois-tu Ursule ?

DANIEL.

Non, pas encore, je la cherche.

GRANDIER.

Crois-tu que tu la trouveras ?

DANIEL.

Certainement ! je vais aller partout où j’ai été avec elle hier. Ah ! me voilà dans le parc d’abord.

GRANDIER.

Y est-elle ?

DANIEL.

Non, elle n’y est pas.

GRANDIER.

Entre au château, alors.

DANIEL.

C’est ce que je fais, je monte le perron... Ah ! mon Dieu !

GRANDIER.

Quoi ?

DANIEL.

Mais on dirait qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire au château !

GRANDIER.

Et que s’y passe-t-il ? Voyons, regarde.

DANIEL.

Les domestiques courent, ils pleurent, les cloches de la chapelle sonnent.

GRANDIER.

Oh ! Daniel, tu te trompes... Regarde bien, écoute bien.

DANIEL.

Oh ! je ne me trompe pas.

GRANDIER.

Mais Ursule, la vois-tu ?

DANIEL.

Non, non, je ne la vois pas.

GRANDIER.

Ni dans le parc, ni dans le château ?... Mais où donc est-elle ?

DANIEL.

Attends, attends, je vais les suivre.

GRANDIER.

Oui ?

DANIEL.

Les prêtres.

GRANDIER.

Les prêtres ?

DANIEL.

Oui, les voilà qui entrent au château.

GRANDIER.

Que viennent-ils y faire ?

DANIEL.

Attends ! attends ! ils montent l’escalier ; ils ouvrent une porte : c’est la porte de sa chambre. Ah ! pauvre Urbain ! je la vois, je la vois !

GRANDIER.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que lui arrive-t-il ? que fait-elle ?

DANIEL.

Elle se soulève sur son lit, elle veut parler, elle retombe, elle se meurt... elle est morte !

GRANDIER, s’élançant hors de la chambre.

Oh ! Ursule ! Ursule !

 

 

Scène IV

 

DANIEL, GRILLAU, MADAME GRANDIER, accourant

 

MADAME GRANDIER.

Qui appelle ? qui crie ?... J’ai entendu la voix d’Urbain...

Apercevant Daniel renversé dans les bras de Grillau.

Daniel ! mon enfant ! Daniel !

DANIEL, se réveillant.

Qu’est-il donc arrivé ?

GRILLAU.

Emmenez cet enfant, emmenez-le, et je vous dirai tout.

 

 

Troisième Tableau

 

Une chambre du château de Sablé. Chambre mortuaire. Ursule est couchée, pâle et immobile, sur son lit ; elle a la couronne des cierges, le crucifix sur la poitrine, les mains croisées sur le crucifix. Les Prêtres, les Enfants de chœur et les Diacres entourent son lit. Les Serviteurs de la maison sont a genoux dans la chambre. Le changement à vue se fait sur le chant du De Profundis.

 

 

Scène première

 

URSULE, couchée, LES PÊTRES, LES SERVITEURS, priant

 

UN PRÊTRE.

J’ai, du plus profond de l’abîme,

Les bras tordus par la douleur,

Crié vers le Maître sublime :

« Pitié pour nous, pitié Seigneur ! »

Musique religieuse.

LE PRÊTRE, reprenant.

« Pitié pour l’enfant éphémère

Dont l’œil si limpide et si doux,

Fermé sur le sein de sa mère,

N’a rien connu, pas même vous !

« Pitié pour le vieillard qui doute,

Sous le fardeau des ans plié,

Et qui, vers la fin de sa route,

Même vous, a tout oublié ! »

Musique religieuse. Urbain Grandier paraît et se met à genoux parmi les Serviteurs.

LE PRÊTRE, reprenant après avoir vu Urbain.

« Pitié surtout au solitaire

Qui suit le sentier douloureux !

Le dernier qui reste sur terre,

Seigneur, est le plus malheureux ! »

Musique religieuse. Les Prêtres jettent de l’eau bénite sur la morte et s’éloignent. Les Serviteurs sortent les uns après les autres.

 

 

Scène II

 

GRANDIER, puis MADAME GRANDIER et DANIEL

 

Urbain s’approche du pied du lit.

GRANDIER.

C’est pour vivre avec toi sur la terre, chaste enfant, vierge pure, que j’ai voulu conquérir les honneurs et les richesses de la terre, et voilà que, pressée de recevoir la couronne des anges, tu es allée m’attendre au ciel. C’est donc au ciel désormais que doivent tendre mes vœux, c’est au ciel que je vais te rejoindre. Adieu donc aux joies de la terre ! adieu à tous les hochets du monde ! adieu à tous les symboles de l’ambition ! Le royaume des cieux est au pauvre de corps, à l’humble d’esprit ; le royaume des cieux est à celui qui prie, et non à celui qui combat, à celui qui se courbe, et non à celui qui lutte.

Ici entrent la mère de Grandier et Daniel.

Donc, loin de moi les panaches flottants,

Il jette son feutre.

les armes éclatantes,

Il jette son épée.

les signes du commandement.

Il jette son écharpe.

Ursule, devant cet autel où vient de s’accomplir le mystérieux sacrifice de la mort, ton fiancé renonce, non pas à la vie, mais au monde. Dieu seul, qui donne la vie, peut disposer de la vie, et le seul suicide qui soit digne du chrétien, c’est le cloître. Ursule, à partir du moment où tu as exhalé ton dernier soupir, le capitaine Grandier a cessé d’exister pour faire place au moine Urbain. À lui donc la solitude, à lui la prière, à lui le cilice. Pardon, Daniel ! pardon, ma mère ! Quelque chose de plus puissant que vous m’arrache à vous.

La mère de Grandier et Daniel sont restes appuyés l’un contre l’autre.

MADAME GRANDIER.

Mon enfant !

DANIEL.

Grandier !

GRANDIER.

Daniel ! ma mère ! adieu !

S’arrachant de leurs bras, et allant tomber aux pieds de la morte.

À toi, Ursule, à toi, dans ce monde et dans l’autre !

MADAME GRANDIER, levant les bras au ciel.

Ainsi soit-il !

 

 

ACTE I

 

 

Quatrième Tableau

 

L’église de Loudun.

 

 

Scène première

 

MIGNON, MAURIZIO

 

MIGNON.

Dame, vous comprenez, monsieur le comte, c’est une chose sérieuse qu’une prise de voile, la professe surtout étant étrangère, et l’on tient à être en règle.

MAURIZIO.

Eh ! mon cher monsieur, vous y êtes, en règle ! Voici votre dispense, voici la donation de six mille écus romains faite par la comtesse Albizzi à votre couvent, ou plutôt au couvent des Ursulines, dont vous êtes directeur. Enfin, voici pour vous la survivance à la cure de Saint-Pierre de Loudun, avec un bénéfice de trois mille livres pour vous faire prendre patience. Quant au reste, la chose est bien simple, mon Dieu ! Ma sœur, encore mineure, a été enlevée de la maison maternelle par un officier français, qui, pendant que nous avions obtenu sa mise en retraite chez les Ursulines de Loudun, l’a abandonnée, et court l’Italie pour son plaisir. D’ailleurs, il me semble que Bianca ne vous fait pas résistance, n’est-ce pas ?

MIGNON.

Non, monsieur le comte ; depuis qu’elle sait que M. de Sourdis ne l’aime plus, elle va, au contraire, au-devant de l’heure qu’elle semblait tant redouter auparavant.

MAURIZIO.

Et, dites-moi, les vœux une fois prononcés, ils sont, en France comme en Italie, indissolubles, n’est-ce pas ?

MIGNON.

Oui, monsieur le comte.

MAURIZIO.

Oh ! c’est que vous avez un diable de parlement !

MIGNON.

Il ne connaît pas des affaires ecclésiastiques.

MAURIZIO.

De sorte que, quand même elle apprendrait, dame ! il faut tout supposer, quand elle apprendrait que nous nous sommes trompés à l’égard de M. de Sourdis, et que M. de Sourdis l’aime toujours...

MIGNON.

M. de Sourdis aime donc toujours votre sœur ?

MAURIZIO.

Eh ! mon Dieu ! qui vous dit cela ? Je suppose, moi !... Comment voulez-vous que je sache, en France, ce qu’il fait là-bas, en Italie ? On m’écrit qu’il va se marier avec la plus riche héritière de Turin ; je le crois, et vous devez le croire aussi, vous, jusqu’à ce que vous ayez preuve du contraire.

MIGNON.

Je le crois aussi, monsieur le comte.

MAURIZIO.

De sorte que, lorsqu’elle apprendrait que nous nous sommes trompés, et que, par conséquent, nous l’avions trompée, une fois les vœux prononcés... ?

MIGNON.

Il n’y a plus moyen de revenir dessus ; non, monsieur le comte, et il n’y a pas d’exemple...

MAURIZIO.

Bien, merci, c’est assez. Elle ignore que je suis ici, n’est-ce pas ?

MIGNON.

Elle vous croit à Mantoue. Et, comme, hier encore, nous lui avons remis une lettre de vous qui est censée venir d’Italie...

MAURIZIO.

Bon ! je suis là, derrière ce pilier ; personne ne me connaît que vous, la supérieure et votre vicaire Barré ; je ne paraîtrais que s’il était absolument besoin. Ah ! voici qu’on ouvre. Ne vous faites pas attendre, hein ?

MIGNON, se retirant.

Monsieur le comte peut être tranquille. Tous les ordres sont donnés et toutes les précautions sont prises pour qu’il n’y ait aucun retard.

Il s’éloigne.

 

 

Scène II

 

MAURIZIO, puis LE BAILLI, puis MADAME GRANDIER, DANIEL

 

MAURIZIO.

Bien ! Cet homme est un ambitieux subalterne qui fera tout pour donner une fille d’une grande naissance au couvent qu’il dirige. Avec quel plaisir et quel orgueil il me faisait tout à l’heure l’énumération de ses pénitentes ! Est-ce qu’il croit par hasard que j’aurais mis ma sœur dans un chapitre qui n’eût pas été noble ?

LE BAILLI, s’approchant du Comte.

Monsieur est étranger ?

MAURIZIO.

Oui, monsieur. Je désire assister à la prise de voile.

LE BAILLI.

Et, en attendant, monsieur regarde notre église ?

MAURIZIO.

Oui, monsieur.

LE BAILLI.

Oh ! c’est une magnifique église ! Comment la trouvez-vous ?

MAURIZIO.

Pas mal.

LE BAILLI.

Comment ; pas mal ?

MAURIZIO.

Sans doute, pour une petite ville.

LE BAILLI.

Oh ! oh ! Loudun n’est pas précisément une petite ville, monsieur ; d’ailleurs, il y a un bailliage. C’est moi qui suis bailli.

MAURIZIO.

Je suis votre serviteur, monsieur.

Il s’éloigne.

LE BAILLI.

C’est moi qui suis le vôtre... Je disais donc qu’il y a un bailliage, une abbaye, un couvent d’ursulines, où nous comptons les noms les plus considérables de la province : une demoiselle de Fasili, cousine du cardinal-duc, deux dames de Barbenis, de la maison de Nogaret, une demoiselle de Baracé, une...

S’apercevant qu’il parle seul.

Eh bien, mais il est poli, ce monsieur !

Allant à la mère d’Urbain, qui est agenouillée à une chaise.

Ah ! vous voilà, madame Grandier ?

MADAME GRANDIER.

Oui, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

Est-ce que c’est Urbain qui fait le sermon ?

MADAME GRANDIER.

Non, monsieur.

LE BAILLI.

Tiens ! et pourquoi cela ? C’est pourtant son affaire, morbleu ! Bon ! moi qui jure dans une église ! mais, comme c’est pour louer un saint, le bon Dieu me le pardonnera, car c’est un saint que votre fils, à ce que disent toutes nos femmes, du moins.

DANIEL, entrant.

Elles n’en disent pas autant de vous, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

De moi ? que disent-elles donc de moi ?

DANIEL.

Oh ! je vous le répéterais bien, mais je n’ose pas dans une église.

LE BAILLI.

Avez-vous vu ce petit drôle !

DANIEL.

Embrassez-moi, maman.

Madame Grandier l’embrasse.

LE BAILLI.

Est-il vrai, madame Grandier, que votre fils ne vous a pas revue, ni vous ni son frère, depuis qu’il a prononcé ses vœux ?

MADAME GRANDIER.

Vous savez, monsieur le bailli, que c’est un grand chagrin qui a déterminé Grandier à se faire prêtre. Les liens qui l’attachaient au monde n’ont pas été dénoués, ils ont été rompus, et, s’il nous eût revus dans le cours de la première année, il eût craint, a-t-il dit, que notre vue ne fît monter ses douleurs au-dessus de sa résignation.

LE BAILLI.

Et quand y aura-t-il un an qu’il a fait profession ?

MADAME GRANDIER.

Il y a un an juste aujourd’hui ; aussi, Daniel et moi, nous espérons bien l’embrasser aujourd’hui.

DANIEL.

Oh ! sois tranquille, bonne mère : moi, j’entrerai dans le couvent... Je suis un homme, on ne fera pas attention à moi, et, une fois qu’il m’aura embrassé, il faudra bien qu’il l’embrasse.

MADAME GRANDIER.

Je sais que je suis dans son cœur, comme il est dans le mien, et je prends patience, mon enfant.

LE BAILLI.

Savez-vous qu’il n’a pas perdu son temps, votre fils !... Depuis un an qu’il est dans les ordres, le voilà supérieur de son couvent.

DANIEL.

Tiens ! il était bien capitaine de sa compagnie !... il me semble que l’un vaut bien l’autre... Mais tenez donc, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

Quoi ?

DANIEL.

Voilà madame la baillive qui ne peut se placer, là-bas.

LE BAILLI.

Oh ! bah ! bah ! bah !

DANIEL.

Non, parole d’honneur, je crois qu’elle a besoin de vous. Ah ! si c’était Simonne, la tailleuse, vous ne vous feriez pas prier.

LE BAILLI.

Veux-tu te taire, petit drôle ! veux-tu te taire !

Il court à la Baillive.

DANIEL, s’approchant de sa mère.

Ma mère...

MADAME GRANDIER.

Enfant, tu m’empêches de prier.

DANIEL.

C’est que je voulais vous dire... Savez-vous une chose ?

MADAME GRANDIER.

Laquelle ?

DANIEL.

M. de Sourdis est en France.

MADAME GRANDIER.

En France !... Mais on disait qu’il allait se marier en Italie ?

DANIEL.

Eh bien, non, il est en France ! il est à Paris ! Il ne va pas se marier. Il paraît qu’il aime toujours mademoiselle Bianca ; que c’est après elle qu’il courait en Italie ; qu’on a trompé la pauvre fille en lui disant que M. de Sourdis en aimait une autre ; de sorte qu’elle va faire des vœux dont elle se repentira probablement toute sa vie.

MADAME GRANDIER.

Et qui l’a dit cela ?

DANIEL.

Ah ! mon Dieu, un de mes camarades, pour lequel M. de Sourdis a toujours été bien bon ; et, comme M. de Sourdis ne se fiait à personne que lui, d’abord parce qu’il pense que, comme c’est un enfant, on ne le surveillera point, il lui a envoyé une lettre, en le suppliant de faire passer cette lettre à mademoiselle Bianca, avant qu’elle prononce ses vœux.

MADAME GRANDIER.

Et a-t-il fait passer cette lettre, celui à qui M. de Sourdis l’avait envoyée ?

DANIEL.

Non, pas encore.

MADAME GRANDIER.

Pourquoi ?

DANIEL.

Dame, maman, il craignait de faire mal, et, comme vous êtes une sainte femme, et que vous ne pouvez donner que de bons conseils, il m’a prié de vous consulter.

MADAME GRANDIER.

Dis-lui de la remettre, mon enfant... S’il est vrai qu’on trompe cette jeune fille, s’il est vrai qu’on force sa vocation en lui faisant un mensonge, ce serait un crime de lui laisser ignorer que M. de Sourdis l’aime toujours.

DANIEL.

C’est bien... Maintenant, il aura la conscience tranquille.

Mouvement dans l’église ; tous les Assistants prennent place. L’orgue se fait entendre derrière le chœur ; les Religieux chantent le Salve regina. Toutes les cloches sonnent.

 

 

Scène III

 

MAURIZIO, LE BAILLI, MADAME GRANDIER, DANIEL, BIANCA, la tête appuyée sur l’épaule d’UNE RELIGIEUSE, soutenue par UNE AUTRE, et suivie de L’ABBESSE, aux deux côtés de l’Abbesse, MIGNON et BARRÉ, SUITE DE RELIGIEUSES

 

LES ASSISTANTS, montant sur les chaises.

Ah ! la voilà ! la voilà ! – Tu sais, c’est une Italienne. – Oh ! comme elle est pâle ! – Dame, on dit qu’on la force, la pauvre fille ! – Oh ! si c’était moi, comme je dirais non ! – Ça t’avancerait bien ! – On ne peut pas vous forcer. – Non, non, non. – Mais puisque c’est son amant qui l’abandonne, au contraire, et que c’est pour cela qu’elle se fait religieuse. – Ah ! pauvre enfant !

LE SUISSE.

Silence !

DANIEL, se glissant jusqu’à Bianca.

Prenez ce billet.

Il le lui pose dans la main.

Prenez donc !

Bianca prend le billet machinalement et le garde dans sa main fermée. Les chants cessent, l’orgue s’arrête.

MIGNON.

Allons, mon enfant, il faut dépouiller toutes ces pompes mondaines... Il faut qu’il ne reste rien sur vous, comme il ne reste rien en vous, de ce qui appartient au monde, et, par conséquent, au démon.

BIANCA, tendant les mains pour qu’on ôte ses bracelets et ses dentelles, tendant son cou pour qu’on ôte son collier, sa tête pour qu’on ôte son voile.

Faites, mes sœurs.

On ôte tous les ornements mondains de la professe, aux chants des Religieuses et aux sons de l’orgue.

DANIEL, bas, s’approchant de Bianca.

Lisez donc !

MIGNON.

Comment vous nommez-vous, ma fille ?

BIANCA.

Bianca dei Albizzi.

MIGNON.

Que demandez-vous ?

BIANCA.

Que l’Église me reçoive dans son sein.

DANIEL, de même.

Lisez donc !

MIGNON.

Promettez-vous de dire la vérité ?

BIANCA.

Je le promets.

DANIEL, de même.

Mais lisez donc, c’est de lui !

MIGNON, désignant Daniel.

Écartez cet enfant, qui trouble la cérémonie.

BIANCA, à part.

De lui !

Regardant le billet.

Ce billet !... Son écriture ! Mon Dieu !...

MIGNON.

Qu’avez-vous, ma fille ?

BIANCA.

Rien ! Je demande à me recueillir un instant.

Elle vient au pied de la croix.

Pardonne-moi, mon Dieu, si une pensée profane vient de rentrer dans mon cœur au moment où je vais l’appartenir ; mais une voix n’a-t-elle pas murmuré à mon oreille : « C’est de lui ?... »

L’ABBESSE.

On lui a remis un billet, ce me semble ?...

MIGNON.

Allez auprès d’elle, ma sœur, et priez-la...

L’ABBESSE.

Je me nomme Jeanne de Laubardemont, je suis supérieure du couvent des Ursulines ; je ne prie pas, j’ordonne ou je me tais.

MIGNON.

Alors, j’y vais moi-même.

Il s’approche de Bianca, qui a lu le billet de Sourdis ; elle le regarde venir à elle.

MAURIZIO, à part.

Que se passe-t-il donc ?

MADAME GRANDIER.

Est-ce qu’on lui a remis le billet, Daniel ?

DANIEL.

Oui, ma mère, on le lui a remis.

BIANCA, à Mignon, en le regardant en face.

Mon père, vous êtes un homme de Dieu, et, comme tel, vous ne sauriez mentir, n’est-ce pas ? Tout ce que l’on m’a dit est bien vrai ?

MIGNON.

À quel propos me demandez-vous cela ?

BIANCA.

Il est vrai que M. de Sourdis m’a oubliée, n’est-ce pas ?

MIGNON.

Ma fille !

BIANCA.

Qu’il est en Italie, n’est-ce pas ?

MIGNON.

Ma fille !

BIANCA.

Et qu’il va se marier à Turin ? Tout cela est bien vrai, car, en face de Dieu, vous n’oseriez pas mentir ; répétez-moi donc que tout cela est vrai.

MIGNON.

Ma fille !...

DEUX RELIGIEUSES, revenant à Bianca.

On vous attend, ma sœur.

BIANCA.

C’est bien, me voici... Continuez votre interrogatoire, mon père, je suis prête à répondre.

MIGNON, reprenant.

Bianca dei Albizzi, promettez-vous de dire toute la vérité ?

BIANCA, d’une voix presque menaçante.

Je le promets.

MIGNON.

Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici ?

BIANCA, à voir haute.

Non ! C’est parce que l’on m’a trompée.

Mouvement dans l’assemblée.

VOIX CONFUSES.

Elle a dit non ! – Elle a dit non ! – Elle a dit qu’on l’avait trompée.

LE BAILLI.

Avez-vous entendu, madame la baillive ?

LES FEMMES.

Oui, elle a dit non. – On l’a trompée, pauvre jeune fille !

MIGNON.

Faites faire silence...

À Bianca, à demi-voix.

Réfléchissez à ce que vous avez dit, mon enfant.

Haut.

Faites-vous vœu de pauvreté, d’obéissance et de célibat ?

BIANCA, d’une voix forte.

Non !

MIGNON.

Ma fille, remettez-vous et écoutez-moi ; vous ne m’avez pas entendu.

BIANCA.

Si fait ! Vous me demandez si je promets à Dieu pauvreté, obéissance et célibat ; je vous ai bien entendu, et je vous réponds : Non, non, non, je ne promets rien.

L’ABBESSE, riant.

Bon ! encore une âme qui se perd.

Murmure, tumulte.

LES RELIGIEUSES.

Ma sœur ! ma sœur !

LES PRÊTRES.

Ma fille !

BIANCA.

Oui, c’est un grand scandale, je le sais ; mais il retombera sur la tête de ceux qui m’ont trompée. J’en appelle à vous tous qui m’écoutez, à tous ceux qui ont aimé une seule fois dans leur vie. On m’a dit que l’homme que j’aimais ne m’aimait plus ; on m’a dit qu’il avait quitté la France de peur de me revoir ; on m’a dit qu’il était en Italie, et qu’il allait épouser une autre femme ; et ainsi peu à peu, douleur a douleur, désespoir à désespoir, on m’a prosternée aux pieds de Dieu ; j’ai cru que j’avais tout perdu sur la terre, et j’ai demandé au ciel de me donner la prière... en place de l’amour. Mais on mentait : il m’aime toujours, il est en France ; il revient, il me dit de me conserver à lui, il me dit de ne pas faire de vœux, il me dit...

On la force de se mettre à genoux, on veut lui jeter un voile sur la tête ; elle se débarrasse du voile, ses cheveux tombent, une Religieuse s’approche avec des ciseaux ; Bianca se débat un instant en disant.

À moi ! à moi !

Puis elle s’échappe des mains de celles qui l’entourent et vient jusque sur le devant en criant.

Non ! non ! non ! je ne veux pas qu’on me coupe les cheveux, je ne le veux pas ! Non ! non ! non ! je ne le veux pas !

Tumulte, grand bruit dans l’assistance.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, OLIVIER, hors de l’église

 

OLIVIER.

Bianca ! Bianca !

BIANCA.

C’est lui !... c’est sa voix !... Laissez-moi passer !...

OLIVIER, dans l’église.

Bianca !... est-il temps encore ?... Oh ! je te disputerai à tout le monde, même à Dieu !

Il tire son épée.

MAURIZIO.

L’épée au fourreau, monsieur, si vous ne voulez pas avoir le poing coupé pour avoir tiré l’épée dans une église !

OLIVIER.

Maurizio ici !

BIANCA.

Mon frère en France !

MAURIZIO.

Je suis le frère de cette jeune fille, je représente toute sa famille, qui la voue à Dieu par ma voix, et voici un ordre du cardinal-duc qui enjoint d’achever la cérémonie nonobstant toute opposition.

Aux Soldats qui sont dans l’église.

Faites votre devoir.

OLIVIER.

Oh ! Nogaret, Baracé, à moi ! fût-ce de force, il faut que nous l’enlevions !

BIANCA, allant embrasser la croix.

Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai donc plus d’espoir qu’en vous !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, GRANDIER, étendant la main au-dessus de Bianca

 

GRANDIER.

Qui donc veut donner à Dieu une épouse malgré elle et malgré lui ?

TOUS, reculant.

Urbain Grandier ! Urbain Grandier !

Tumulte.

BIANCA.

Oh ! soyez mon appui, mon soutien, mon sauveur !

GRANDIER.

Laissez passer M. de Sourdis.

Les Gardes hésitent.

MAURIZIO.

Je parle au nom du cardinal-duc, prenez garde !

GRANDIER.

Et moi, je parle au nom de Dieu !... Laissez passer M. de Sourdis.

Les rangs des Soldats s’ouvrent.

OLIVIER.

Grandier, mon ami !

GRANDIER, remettant Bianca entre les mains de Sourdis.

Ma fille, vous eussiez fait une mauvaise religieuse ; Dieu préfère que vous soyez une honnête femme. Allez !

L’ABBESSE, à part, regardant Grandier.

Cet homme est trop beau pour une créature terrestre. Il faut que ce soit un ange ou un démon.

 

 

Cinquième Tableau

 

La cellule de Grandier. Cellule de peintre, de savant, de musicien, aussi bien que cellule de moine. Le portrait de la Vierge que l’on a vu chez Urbain Grandier, et qui n’est autre que celui d’Ursule de Sablé. Un beau rayon de jour pénètre dans la cellule, à travers une fenêtre toute tapissée de fleurs.

 

 

Scène première

 

GRANDIER, UN RELIGIEUX

 

GRANDIER, assis et remettant une lettre au Moine.

Cette lettre, comme vous le voyez, mon frère, est pour M. d’Escoubleau de Sourdis, archevêque de Bordeaux. Je lui rends compte de ma conduite dans toute cette affaire ; je lui raconte dans les moindres détails ce qui vient de se passer au couvent des Ursulines. Je lui dis que cette prise forcée de voile était un sacrilège ; il est important que cette lettre arrive le plus tôt possible. Je pourrais être prévenu par quelque déclaration ennemie. Le messager ne s’arrêtera en route que le temps absolument nécessaire, et descendra directement à l’archevêché. Allez, mon frère.

Le Religieux s’incline et sort.

 

 

Scène II

 

GRANDIER, seul

 

Ma mère était là, Daniel y était aussi ; mes bras se sont ouverts malgré moi pour les serrer sur mon cœur. Pauvre Grandier, que tu es faible encore !... mon Dieu ! pourquoi mêlez-vous donc à l’amour que je leur porte le souvenir d’un autre amour ? Non, je ne les reverrai pas encore, je leur parlerais d’elle, et c’est bien assez d’en parler à vous, mon Dieu, qui en avez fait un ange, et qui l’avez assise à vos côtés. Elle les a connus, elle les a aimés ; si je les revoyais, c’est comme si je la revoyais, elle... Oh ! non, je ne les reverrai pas, pas encore du moins.

 

 

Scène III

 

GRANDIER, LE RELIGIEUX, puis LE BAILLI

 

LE RELIGIEUX.

Votre commission est faite, mon révérend père, et le messager va partir à l’instant même.

GRANDIER.

Reveniez-vous pour me dire cela seulement ?

LE RELIGIEUX.

Je revenais pour vous dire, mon révérend, que M. le bailli demande à vous parler.

GRANDIER.

Le bailli ?

LE RELIGIEUX.

Il a, dit-il, une communication importante à vous faire.

LE BAILLI, de la porte.

Est-ce que je vous dérange, mon révérend ?

GRANDIER.

Non pas.

LE BAILLI.

C’est que, dans ce cas, je reviendrais un autre jour.

GRANDIER.

Entrez, je vous prie, monsieur le bailli.

 

 

Scène IV

 

GRANDIER, LE BAILLI, puis DANIEL

 

LE BAILLI.

Ah ! me voilà dans le sanctum sanctorum. C’est ici que vous faites ces beaux sermons que vous nous débitez en chaire ; c’est ici que vous composez cette belle musique qu’on nous chante au salut ; c’est ici enfin que vous peignez ces beaux tableaux que les étrangers qui visitent nos églises croient que nous faisons venir de Venise, de Florence ou de Rome.

GRANDIER.

Monsieur le bailli, je n’ai pas quitté le monde seul, j’ai emmené avec moi dans la solitude un ami fidèle, un compagnon assidu : le travail.

LE BAILLI.

Le fait est que vous avez le droit de le prêcher aux autres, vous. De ma chambre à coucher, je vois la fenêtre de votre cellule ; eh bien, à quelque heure de la nuit que je m’éveille, si je regarde par ici, votre lampe brûle. Vous ne dormez donc pas, vous ?

GRANDIER.

Je dors peu, du moins.

LE BAILLI.

De sorte que vous vous occupez sans cesse ?

GRANDIER.

Le temps est un serpent qui mord celui qui ne sait pas l’employer, et qui caresse celui qui sait le mettre à profit.

LE BAILLI.

Et vous ne croyez pas ces occupations un peu profanes ?

GRANDIER.

Non, monsieur le bailli, car je crois que le Seigneur est au fond de toute chose, et, vous savez, qui croit, voit. Moi, je vois Dieu partout. Ce problème que je demande à la science, c’est Dieu. Cette mélodie que je cherche dans la musique, c’est Dieu. Ce beau idéal que je rêve dans la peinture, c’est Dieu. Tout ce qui est grand et beau vient de Dieu et retourne à Dieu... Mais vous avez, dites-vous, une communication importante à me faire, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

Ah ! d’abord, je voudrais vous féliciter sur ce que vous avez fait aujourd’hui à l’église, à propos de cette pauvre fille que l’on voulait faire religieuse malgré elle.

GRANDIER.

Vous ne me blâmez donc pas de lui être venu en aide ?

LE BAILLI.

Oh ! non, bien au contraire, ni nos femmes non plus. Ah ! si vous pouviez écouter à toutes les portes, je suis sûr qu’il n’y a pas, à l’heure qu’il est, excepté peut-être au couvent des Ursulines, une seule commère dans tout Loudun qui ne chante vos louanges. Ah ! prenez garde ! si cela continue, je crois que vous en damnerez encore plus que vous n’en sauverez.

GRANDIER.

Ainsi, vous trouvez que j’ai fait ce que je devais faire ?

LE BAILLI.

Oui, oui, oui, quoiqu’il y ait quelque danger à cela. Savez-vous que la chose pourrait bien mal tourner pour vous ?

GRANDIER.

Ah ! ah ! vous pensez que ma désobéissance, ou plutôt mon opposition aux ordres du cardinal... ?

LE BAILLI.

Non, je ne m’effraye pas beaucoup des grands ennemis, je n’ai peur que des petits ; le cardinal a trop de choses à faire pour s’occuper de vous ; mais prenez garde à Mignon, le directeur de nos béguines, à qui vous enlevez une dot de six mille écus ; mais prenez garde à Barré, son vicaire ; ils ont du temps de reste, eux, et, quand ils l’emploieraient à vous faire pièce, cela ne m’étonnerait point.

GRANDIER.

Est-ce là la communication importante que vous aviez à me faire, monsieur le bailli ? En ce cas, je vous remercierais du plus profond de mon cœur de vous être dérangé à mon intention.

LE BAILLI.

Non, ce n’était pas cela encore. Je viens, – comme vous êtes non-seulement un saint homme, mais encore un savant docteur, monsieur Grandier, – je viens vous faire part de certains bruits qui commencent à courir par la ville, et vous demander si vous croyez à leur réalité.

GRANDIER.

Ah ! vous voulez parler des apparitions qui ont lieu dans certaines parties du vieux château de Loudun ?

LE BAILLI.

Oui ; et cela, malgré le voisinage du couvent de nos ursulines.

GRANDIER.

Vous attachez de l’importance à tous ces commérages de vieille femme, monsieur le bailli ? Vous êtes bien bon.

LE BAILLI.

Eh ! eh ! des gens fort sensés et aucunement timides m’ont assuré, mon révérend, avoir, en passant le jour près d’une ouverture donnant sur les caveaux du couvent, entendu comme des gémissements, comme des plaintes, comme des prières ; tandis que d’autres, en passant la nuit près du cloître, m’ont dit avoir vu – oh ! de leurs yeux vu ! – de grandes formes blanches errant sur les terrasses, et faisant avec leurs voiles des signes de menace aux curieux.

GRANDIER.

Des signes de menace avec des voiles ne sont pas des signes bien dangereux, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

Alors, vous ne croyez pas aux apparitions ?

DANIEL, passant par la fenêtre et allant se cacher derrière le rideau.

Eh bien, si tu n’y crois pas, frère, je vais t’y faire croire, moi.

LE BAILLI.

Il me semble pourtant que les livres saints... Ah ! vous n’y croyez pas ?

GRANDIER.

Je ne dis point cela, monsieur le bailli. Je crois à tous les faits contenus dans l’Ancien et le Nouveau Testament, et même à quelques-uns de ceux qui sont rapportés dans les livres païens. Or, je vois, dans la Bible, que l’ombre de Samuel, évoquée par la pythonisse d’Endor, est apparue à Saül. Je vois, dans l’Évangile, que le Christ est apparu à Madeleine. Enfin, je vois, dans Plutarque, qu’à Sardes le spectre de César s’est fait visible pour Brutus et lui a annoncé que sa seconde apparition à Philippes serait sa défaite et sa mort. Je serais donc mal venu, moi pauvre soldat d’hier, pauvre moine d’aujourd’hui, de lutter contre de pareilles autorités, et je crois à ces apparitions : aux deux premières comme articles de foi, à la troisième comme fait historique. Mais je crois que, pour troubler ainsi l’ordre ordinaire de la nature, je crois que, pour que sortent du tombeau ceux que la mort y a une fois couchés, je crois qu’il faut à Dieu, c’est-à-dire à la suprême unité, au suprême pouvoir, à la suprême intelligence je crois qu’il faut de puissants motifs. Or, ce motif était puissant à l’endroit de Saul, puisqu’il s’agissait de la vie et du bonheur d’un peuple, que l’ombre de Samuel venait disputer à la folie de son roi. Or, ce motif était puissant à l’égard de Madeleine, puisqu’il s’agissait, par l’organe d’une des saintes femmes qui avaient assisté à sa mort, de proclamer la résurrection du Christ. Or, ce motif était puissant vis-à-vis de Brutus, puisque c’était l’avis donné, au meurtrier par la victime, que le meurtre politique est non-seulement infâme et odieux à l’égal des autres meurtres, mais encore inutile. Voilà les apparitions auxquelles je crois, monsieur le bailli, et cela, parce qu’elles ont un grand but d’humanité, de foi ou de doctrine ; mais aux apparitions qui ont pour but d’éloigner les curieux d’un soupirail, d’une carrière ou des ruines d’un vieux château, non ! à celles-là, je vous avoue que j’y crois peu ou plutôt pas du tout.

LE BAILLI.

Mon cher Grandier, vous parlez comme un livre, et même je dirai qu’il y a bien des livres qui ne parlent pas comme vous. Mais, si ces apparitions se confirment, comme c’est moi qui, en ma qualité de bailli, ai certaine responsabilité vis-à-vis de mes concitoyens, que faudra-t-il que je fasse ?

GRANDIER.

Vous viendrez me trouver un soir, monsieur le bailli. Je détacherai de la muraille cette palme qui m’a été rapportée de Jérusalem et qui, lorsqu’elle tenait à sa tige, ombrageait le divin tombeau de Notre-Seigneur. Et, ce rameau bénit à la main, j’irai moi-même, confiant dans la pureté de mon cœur et dans l’assistance de Dieu, m’assurer de la vérité.

LE BAILLI.

Mon révérend, vous êtes un grand courage et un grand esprit. Il y a à la fois en vous du soldat et du moine.

GRANDIER.

Il y a le chrétien, monsieur le bailli, et voilà tout.

LE BAILLI.

Eh bien, c’est dit, je me tiens à l’affût des apparitions, je guette les revenants, et, s’ils se montrent de nouveau, je viens vous chercher, et nous faisons l’expédition ensemble.

GRANDIER.

C’est convenu, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

Au revoir, mon père, au revoir !

 

 

Scène V

 

GRANDIER, DANIEL, paraissant

 

DANIEL.

Ah ! le voilà donc parti. Ce n’est point malheureux. Est-il bavard, ce bailli !

GRANDIER.

Daniel !

DANIEL.

Oui, Daniel, Daniel, qui est obligé d’entrer par la fenêtre, parce que son frère lui ferme la porte, et je crois, Dieu me pardonne, après lui avoir formé la porte, lui ferme les bras.

GRANDIER.

Oh ! non, non ! Viens, mon enfant, viens !

Il lui tend les bras, Daniel s’y jette ; Urbain le presse contre son cœur, puis fond en larmes, et s’assied sur une chaise, tandis que Daniel reste debout, enveloppé dans ses bras.

DANIEL.

Pauvre frère ! N’aurait-il pas mieux valu que ce fût ainsi depuis longtemps ? Aujourd’hui, peut-être, la blessure serait cicatrisée.

GRANDIER.

Mon cher enfant, ce sera ainsi sans cesse, et la blessure saignera toujours. Seulement, elle saigne en dedans, Daniel, et personne ne la voit saigner, que Dieu, qui m’a repris Ursule, et que toi, qui l’as connue.

DANIEL.

Oh ! je disais bien à maman que c’était pour cela que tu ne voulais pas nous revoir.

GRANDIER.

J’avais tort. Cela fait du bien, de pleurer. Quand trop de larmes s’amassent sur le cœur, elles étouffent celui qui ne les répand pas. Oh ! n’est-ce pas, mon enfant, que Dieu ne peut m’en vouloir de la pleurer ?

DANIEL.

Je la pleure bien, moi qu’elle n’aimait pas comme elle t’aimait, moi qu’elle n’aimait que comme un enfant et comme un frère. Aussi tu t’es enfui, toi ; moi, je suis resté.

GRANDIER.

Voulais-tu que, moi qui venais de me donner tout entier à Dieu, j’offrisse aux hommes le spectacle de ma douleur ?... Oh ! c’est un dernier sentiment d’orgueil qui m’a entraîné, et j’en suis bien puni ; car je ne sais pas même où elle dort du dernier sommeil ; car, à travers les larmes que je verse sur sa mort, je ne puis pas même entrevoir son tombeau.

DANIEL.

Elle est dans le cimetière de Sablé, frère, et l’on a planté sur son tombeau de grands arbres que l’on aperçoit de la fontaine de la route.

GRANDIER.

Et son sépulcre, de quelle forme est-il ? A-t-elle au moins les fleurs qu’elle aimait ? C’étaient les roses blanches, le jasmin, les violettes. Qui prend soin de tout cela ? qui veille sur la mort de celle qui veillait sur la vie de tous ?

DANIEL.

Hélas ! je ne saurais te le dire non plus, frère. J’ai bien été, comme les autres, de l’église au cimetière ; mais, arrivé à la porte, en songeant qu’on allait l’enfermer dans un caveau sombre, ou la descendre dans une fosse humide ; en songeant que j’allais entendre crier les gonds rouilles d’une porte sépulcrale, ou retentir sur la bière cette première pelletée de terre qui sépare la vie de l’éternité, oh ! oh ! j’ai tant pleuré, frère, que ma mère m’a dit : « N’allons pas plus loin, mon enfant ! » et qu’elle m’a emmené, car elle pleurait aussi fort que moi. Pauvre mère, va !...

GRANDIER.

Et tu n’es jamais retourné seul ?

DANIEL.

Au cimetière de Sablé ? Non, jamais, jamais !

GRANDIER.

Oh ! il faut pourtant que je sache où elle repose, il faut que je connaisse son tombeau. Nous allons y aller ensemble, n’est-ce pas, mon cher Daniel ?

DANIEL.

Où cela ?

GRANDIER.

Au cimetière de Sablé.

Il lui prend les mains et le regarde.

DANIEL.

Oh ! avec toi, j’irai partout où tu voudras, frère.

GRANDIER.

Viens, alors.

DANIEL, fermant les yeux.

Ah !

GRANDIER.

Y sommes-nous ?

DANIEL.

Oui, attends... Je crois que nous voilà à la porte. Mais je ne vois pas bien.

Grandier passe la main sur les yeux de l’enfant ; ses yeux s’ouvrent.

GRANDIER.

Vois-tu-mieux ?

DANIEL.

Oui.

GRANDIER.

Alors, conduis-moi.

DANIEL.

Ah ! comme il est triste, le cimetière ! toutes les feuilles tombent des arbres comme des âmes qui s’envolent ! toutes les fleurs se fanent comme des vierges qui meurent !

GRANDIER.

Ursule ! Ursule !

DANIEL.

Prends garde, frère ! On dit que de heurter la pierre d’un tombeau, cela porte malheur. Prends garde, et suis ce petit sentier... C’est là-bas, vois-tu, à ces quatre cyprès. Pourquoi n’a-t-on pas mis d’autres arbres que les cyprès ? Jamais les oiseaux ne s’y reposent, dans les cyprès, et elle, elle aimait tant le chant des oiseaux !

GRANDIER.

Ursule ! Ursule !

DANIEL.

Nous y voilà ! Tiens, c’est au delà de cette balustrade. Il y a quatre tombes dans le petit enclos. Ce n’est pas celle-ci ; celle-ci, c’est celle de sa mère. Ce n’est pas celle-ci non-plus ; celle-ci, c’est celle de son frère, qui était du même âge que moi, tu sais ? et qu’on appelait Didier. Bonjour, Didier... Ah ! ah ! voici la sienne !

GRANDIER.

Ursule ! Ursule !

DANIEL.

C’est une grande dalle de marbre avec une croix sculptée. Attends, je vais lire l’inscription du tombeau : « Ici gît très haute et très puissante demoiselle Ursule de Sablé, comtesse de Rovère. Elle était née au monde le 1er mai 1610, et elle est remontée à Dieu le 15 juin 1629. »

GRANDIER.

Vierge sainte, priez pour moi !

DANIEL.

Oh ! mon frère, oh ! que c’est étrange !

GRANDIER.

Quoi donc ?

DANIEL.

Je vois sous la pierre comme s’il n’y avait pas de pierre ; je vois dans le caveau comme s’il était éclairé.

GRANDIER.

Eh bien ?

DANIEL.

Eh bien, il y a une bière, mais elle est vide !

GRANDIER.

Que dis-tu ?

DANIEL.

Je dis, je dis, je dis qu’il n’y a pas de cadavre dans le cercueil.

GRANDIER.

Mon Dieu !

DANIEL, cherchant.

Non ! non ! non !

GRANDIER.

Mais ils l’ont donc enlevé pour le conduire dans une autre sépulture ?

DANIEL.

Attends... Oui, je les vois. Il y a une femme et deux hommes. Ils prennent le cadavre... ils l’emportent...

GRANDIER.

Où cela ?

DANIEL.

Je les suis. Sois tranquille. On la met dans une voiture. La voiture part. Elle entre à Loudun. On la descend au couvent des Ursulines. C’est la nuit. La femme a une clef de la grille. Elle ouvre. Elle indique les caveaux du couvent... Ah ! nous voilà encore au milieu des tombeaux ! Elle dépose Ursule dans un caveau qui ferme avec une grille. Elle allume une lampe. Elle met près du corps un pain et de l’eau. Elle sort. Attends ! attends ! Mon Dieu ! Ursule se réveille. Il me semble... oui, je la vois... elle est à genoux... elle prie... elle n’est pas morte !

GRANDIER.

Ursule n’est pas morte ?

DANIEL.

Mais non ! puisque je te dis qu’elle prie ! puisque je te dis que je la vois !

GRANDIER.

Oh ! tu es sûr ? tu es sûr ?

DANIEL.

Je la vois !

GRANDIER.

Et tu peux me conduire où elle est ?

DANIEL.

Oui, oui, certainement, si tu ne m’éveilles pas.

GRANDIER.

Ah ! viens ! viens !

DANIEL.

Suis-moi !

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

 

Sixième Tableau

 

Le carreau sépulcral du couvent des Ursulines. Grand escalier par lequel on y descend. Sur le devant, l’in-pace, isolé par une grille. L’in-pace est à la gauche du spectateur ; une lampe l’éclairé d’un jour particulier.

 

 

Scène première

 

URSULE, dans le caveau, assise sur de la paille, devant elle, JEANNE DE LAUBARDEMONT, appuyée à la porte de l’in-pace

 

URSULE.

Mais enfin, madame, aurez-vous pitié de moi un jour, et me direz-vous quel crime j’ai commis pour vivre ici enchaînée dans un cachot au centre de la terre ? et cela depuis combien de temps, je n’en sais rien, car j’ai cessé de compter les jours et les nuits, jours et nuits s’étant à la fin confondus pour moi dans une éternelle obscurité.

JEANNE.

N’êtes-vous pas morte, et le séjour des morts n’est-il pas le tombeau ?

URSULE.

Oh ! les morts, les morts du moins dorment dans l’attente de la résurrection éternelle, tandis que ma délivrance, à moi, c’est la mort ! c’est la mort !

JEANNE.

Pourquoi l’attendez-vous, cette mort que vous implorez ? pourquoi n’allez-vous point au-devant d’elle ? N’avez-vous pas là, à la portée de la main, ce qu’il vous faut pour vous débarrasser de la vie, quand la vie vous sera à charge ?

URSULE.

Ce poison, n’est-ce pas ? Pourquoi, au lieu de ce narcotique qu’on m’a donné, et qui m’a fait passer pour morte, pourquoi, dites, ne m’a-t-on pas donné tout de suite un poison qui m’eût tuée ?

JEANNE.

Parce que celle qui avait à se venger de vous n’a pas voulu commettre un crime inutile. Pourquoi vous tuer quand elle pouvait vous laisser vivre ? N’êtes-vous pas morte en réalité, et croyez-vous qu’un vrai sépulcre soit plus profond et plus sourd que cette prison qui vous renferme ?

URSULE.

J’ai compris un seul mot de ce que vous venez de me dire : celle qui veut se venger de moi, c’est vous, n’est-ce pas, madame ?

JEANNE.

C’est moi, vous l’avez dit.

URSULE.

Vous venger de moi ! mais en quoi vous ai-je offensée ? Je ne vous avais jamais vue avant le jour où je me suis réveillée dans ce cachot ; je ne vous connais pas, et, aujourd’hui encore, que vous me dites que vous vous vengez de moi, je ne sais pas même votre nom... Non, madame, je le répète, vous ne sauriez vous venger de moi, puisque jamais je ne vous ai fait de mal.

JEANNE.

Tu ne m’as jamais fait de mal ?... Regarde-moi : je suis jeune encore, belle encore, riche et de haute naissance ; nul ne me forçait à faire de vœux, et pourtant je porte cet habit, je suis supérieure d’un couvent, et, une fois par jour, je me condamne à descendre au fond de ces caveaux pour l’apporter la lumière et la vie. Eh bien, ces vœux, cet habit, ce crime même que je commets en te séparant du monde, c’est toi qui es cause de tout.

URSULE.

Si cela est ainsi, je vous demande pardon, et je prierai pour vous ; mais, je vous le répète, je ne comprends pas.

JEANNE.

Tu ne comprends pas ! Ainsi, tu crois que le mal qu’une femme peut faire à une autre femme n’est que dans le poison qu’elle lui verse ou dans le coup de poignard dont elle la frappe ? Il faut, pour te donner une idée du mal, que tu voies le breuvage qui empoisonne ou le fer qui tue ! Et la jalousie qu’une rivale fait boire, et l’amour dédaigné avec lequel elle vous déchire le cœur, tu comptes cela pour rien...Tu ne m’as point fait de mal ? Eh ! que m’importe que le mal ne vienne pas de toi, s’il me vient par toi ?

URSULE.

Ah ! vous avez connu Urbain, vous l’avez aimé, je comprends tout. Si vous l’avez connu, madame, où est-il ? que fait-il ? qu’est-il devenu ?

JEANNE, s’apprêtant à sortir.

Adieu, Ursule !

URSULE, s’élançant.

Oh ! madame, un moment encore, un mot encore !

JEANNE.

Que t’importe où il est, ce qu’il fait, ce qu’il est devenu, puisque tu es séparée de lui pour toujours ?

URSULE.

C’est l’arrêt que vous avez prononcé, madame ; mais il n’est pas encore ratifié par le Seigneur. Le Seigneur est bon, le Seigneur est miséricordieux ; si profondément que vous m’ayez ensevelie, son regard descendra jusqu’à moi, ou ma prière montera jusqu’à lui... Un jour, il me délivrera.

JEANNE.

T’a-t-il délivrée depuis deux ans ?

URSULE.

Peut-être suis-je condamnée à un temps d’épreuve, et n’ai-je point encore assez souffert.

JEANNE.

Rêve toi-même aux événements qui peuvent te tirer d’ici, et dis-moi sur lequel tu peux compter, voyons...

URSULE.

Tenez, approchez-vous, et voyez cette goutte d’eau qui tombe toutes les minutes de la voûte sur cette dalle, et cela, avec une telle régularité, qu’elle eût pu me servir à mesurer le temps ; eh bien, elle est parvenue à percer cette pierre.

JEANNE.

Il y a mille ans peut-être qu’elle tombe ainsi une fois toutes les minutes.

URSULE.

Eh bien, que j’applique mon esprit à user ma chaîne ; je suis jeune, j’avais dix-neuf ans quand j’ai été renfermée ici, et peut-être, ne fût-ce qu’avec mes larmes, je parviendrai à l’user comme cette goutte d’eau a fait de la pierre... et alors...

JEANNE.

Et alors, tu trouveras cette grille fermée, cette porte fermée ; les useras-tu l’une et l’autre avec tes larmes, dis ?

URSULE.

Eh bien, lui aussi souffre, lui aussi me cherchera de son côté !...

JEANNE.

D’abord, il te croit morte, et puis, te sût-il vivante, qui te dit qu’il t’aime encore ?

URSULE.

Puisque tu as fait des vœux, puisque tu as pris le voile, puisque tu descends dans ce cachot une fois par jour, tu vois bien qu’il n’a pas cessé de m’aimer.

JEANNE.

Soit, suppose tout, Ursule ; suppose que tes larmes usent ta chaîne, suppose que Grandier t’aime toujours, suppose que Grandier te cherche, suppose qu’il prenne à mon cou cette clef qui ne me quitte jamais, suppose que tu entendes son pas, suppose que tu entendes sa voix, suppose qu’il puisse apparaître tout à coup à traversées grilles...

URSULE.

Oh ! alors, ce jour-là me payera de toutes mes peines !

JEANNE.

Ce jour-là sera le plus cruel et le plus désespéré de tes jours ; car, en le revoyant, Ursule, tu comprendras du premier coup d’œil que tu viens, en le revoyant, de le perdre pour jamais.

URSULE.

Que voulez-vous dire ?

JEANNE.

Oui, Urbain pense toujours à toi, oui, Urbain t’aime toujours, il t’aime au delà de ce que tu as pu croire, de ce que tu as pu rêver, il t’aime tant, pauvre Urbain, il t’aime tant, qu’il s’est fait prêtre !

Elle sort.

URSULE, s’affaissant sur elle-même.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

 

Scène II

 

URSULE, seule

 

C’est moi qui vis, et c’est lui qui est mort ! Pauvre Urbain ! il m’aimait donc bien qu’il a renoncé à ce monde du moment qu’on lui a dit que je n’en étais plus ?... Oh ! le Seigneur m’est témoin, Urbain, que, dans mes heures les plus désespérées et les plus mortelles, je n’ai pas douté un instant de ton amour ; Urbain, tu étais là éternellement près de moi, et je te voyais, je t’écoutais et je me disais : « Oh ! il faut qu’il me croie morte, puisqu’il ne m’a pas encore retrouvée » Oh ! si j’avais un moyen de lui faire savoir que je suis vivante, si j’avais un moyen de lui faire connaître où je suis ! Mon Dieu, mon Dieu, conseillez-moi, inspirez-moi, mon Dieu !

Grandier paraît au fond, pendant qu’Ursule prie. Tout à coup, Ursule tressaille.

Oh ! qu’est-ce que ceci ? Je suis tellement habituée au silence de cette solitude, mon oreille connaît si bien tous les bruits de l’eau dans les profondeurs de ces rochers, le bruit du vent sous ces voûtes... Ce n’est ni le murmure de l’eau, ni les plaintes du vent ; c’est le pas de deux personnes... Deux personnes... oui !... Pourquoi donc deux personnes ?... Cette femme vient toujours seule ; d’ailleurs, elle sort d’ici ; pourquoi y rentrerait-elle ?... Mon Dieu ! pardonnez-moi, mais on dirait que c’est son pas à lui, on dirait que c’est son pas et celui de Daniel... Oh ! mon cœur, ne bats pas si fort, tu m’empêches d’entendre.

 

 

Scène III

 

URSULE, dans l’in-pace, GRANDIER et DANIEL, de l’autre côté de la grille

 

DANIEL.

Viens, mon frère, nous approchons.

GRANDIER.

Nous approchons, dis-tu ?

DANIEL.

Oui, tiens, là.

Il montre du doigt.

URSULE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

GRANDIER.

Mais il y a une grille qui nous empêche d’arriver jusqu’à elle.

URSULE.

C’est sa voix ! c’est sa voix !

DANIEL.

Attends !

GRANDIER.

Que fais-tu ?

DANIEL.

Attends, te dis-je.

Il touche les barreaux de la grille les uns après les autres.

Secoue ce barreau, frère ; il est rongé par la rouille, il cédera.

GRANDIER.

Celui-ci ?

DANIEL.

Oui.

GRANDIER.

Mon Dieu ! donnez-moi la force.

URSULE.

C’est lui ! c’est Urbain !

Elle essaye de briser sa chaîne.

Urbain, c’est Ursule ! Urbain, à moi, à moi ! je suis ici !

GRANDIER, secouant le barreau.

Attends ! attends ! me voilà !

Dans un violent effort, Ursule rompt sa chaîne et, en même temps, Grandier arrache le barreau ; ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre. Daniel s’assied, immobile.

GRANDIER et DANIEL.

Ursule !

URSULE.

Grandier ! Ah ! je savais bien qu’il me trouverait.

GRANDIER, regardant sa robe.

Mon Dieu ! mon Dieu ! en la revoyant, j’avais tout oublié... Ursule, pardonnez-moi.

URSULE, tombant à genoux.

Votre bénédiction, mon père !

GRANDIER.

Oh ! oui, soyez bénie, ange du ciel qui, pour moi, avez souffert comme une martyre ! soyez bénie, vous que Dieu me défend d’aimer comme une amante, mais me permet d’aimer comme une sœur !

URSULE.

Hélas ! hélas !

GRANDIER.

Ursule, ma sœur, ayez pitié de moi, aidez à mon courage au lieu de l’affaiblir. Ursule, l’important est d’abord de vous faire sortir d’ici. Où est la clef de cette grille ?

URSULE.

Cette femme qui me tient prisonnière la porte éternellement à son cou, et vous ne parviendrez pas à la lui enlever.

GRANDIER.

Peut-être...

Appelant.

Daniel !

DANIEL, se levant et venant.

Me voilà !

URSULE.

Mon Dieu, qu’a-t-il donc ? Je ne reconnais ni sa voix ni sa démarche ; on dirait qu’il est mort.

GRANDIER.

Soyez sans inquiétude, Ursule... Daniel, cette femme qui était ici tout à l’heure, cette femme qui tient Ursule renfermée, est-ce la même que celle que tu as vue faisant ouvrir le tombeau ?

DANIEL.

Oui, c’est la même.

GRANDIER.

La connais-tu ?

DANIEL.

Oui, je la connais.

GRANDIER.

Comment se nomme-t-elle ?

DANIEL.

Jeanne de Laubardemont !

GRANDIER.

Je m’en doutais ! La clef de cette grille la quitte-t-elle quelquefois ?

DANIEL.

Jamais !

GRANDIER.

Où la porte-t-elle ?

DANIEL.

Ursule te l’a dit, à son cou.

GRANDIER.

Y a-t-il un moyen de la lui enlever ?

DANIEL.

Celui auquel tu penses.

GRANDIER.

Tu crois donc que je réussirai ?

DANIEL.

Avec l’aide de Dieu, oui !

GRANDIER.

Où la trouverai-je en ce moment ?

DANIEL.

Dans le cloître, où elle donne une fête à ses religieuses.

GRANDIER.

Par où y pénétrerai-je ?

DANIEL.

Ce chemin y conduit.

GRANDIER.

Ursule, avant une demi-heure, vous serez libre ou je serai mort.

URSULE.

Seigneur, Seigneur, que se passe-t-il donc ? et ce que je vois de mes yeux est-il bien réel ?

DANIEL.

Ne crains rien, ma sœur. Dieu est avec lui !

Grandier repasse par l’ouverture et s’éloigne rapidement, en faisant signe à Ursule qu’il va revenir. Ursule le suit avidement des yeux, la tête passée à travers les barreaux de la grille.

 

 

Septième Tableau

 

Le cloître du couvent des Ursulines. Le devant est dans la lumière : à travers les arcades, on voit les cyprès du jardin éclairés par la lune. À gauche, le cloître s’enfonce dans une profondeur infinie.

 

 

Scène muette

 

Au lever da rideau, deux Religieuses vêtues de blanc, et couvertes d’un long voile, traversent la scène. Nogaret entre et aperçoit deux Religieuses en costume mondain. Il fait signe à Baracé d’approcher ; chacun d’eux prend le bras d’une Religieuse.

Jeanne de Laubardemont entre à son tour ; les Seigneurs se rangent à son approche ; elle s’assied sur un tombeau ; alors, on lui apporte une harpe d’une forme antique.

BALLET.

Le dernier pas est dansé par deux Espagnoles ; c’est un boléro très vif. Au moment où, dans une figure de la danse, les lèvres des deux femmes se touchent, un changement de musique annonce l’apparition de Grandier. Tout le monde s’enfuit. Jeanne veut aussi s’éloigner ; mais elle demeure comme attachée aux marches du tombeau. Urbain s’approche d’elle avec un geste impérieux ; elle détache la clef de son cou, et la donne à Urbain. Celui-ci s’éloigne lentement. Jeanne reste immobile.

 

 

ACTE III

 

 

Huitième Tableau

 

La cellule d’Urbain Grandier.

 

 

Scène première

 

GRANDIER, entrant avec URSULE

 

Ursule est cachée sous une robe de moine.

GRANDIER, de la porte.

Entrez, Ursule. Daniel, va chercher ma mère, sans lui dire pour quelle raison, et amène-la ici. Entrez, Ursule.

URSULE, s’asseyant.

Oh ! je ne puis croire ni à votre présence, ni à ma liberté ; il me semble que tout ce qui vient de se passer est un doux et beau rêve qui va s’évanouir au réveil.

GRANDIER.

Remerciez Dieu, Ursule ! car votre délivrance est sinon un rêve, du moins un miracle ; c’est Dieu qui m’a révélé votre existence cachée au reste du monde, c’est Dieu qui m’a conduit à votre cachot, et j’espère encore que c’est Dieu qui me permet de vous ramener ici !

Il va à la Madone et tire les rideaux.

URSULE.

Que faites-vous, Urbain ?

GRANDIER.

Rien.

URSULE.

Oui, vous avez raison ; c’est Dieu qui vous permet de me ramener ici ; car, ici comme là-bas, je serai morte pour tout le monde, mais vivante pour le ciel et pour vous.

GRANDIER.

Prenez garde, Ursule, prenez garde de vous laisser reprendre à une espérance qui ne pourrait se réaliser.

URSULE.

Laquelle ?

GRANDIER.

Celle que je crois lire à travers vos paroles, celle que cet habit que vous venez de revêtir a fait naître, celle que votre entrée dans cette cellule a confirmée.

URSULE.

Urbain, mon ami, à peine réunis, votre intention est-elle de nous séparer déjà ?

GRANDIER.

Ursule, plus nous attendrons, plus la douleur sera grande.

URSULE.

Mais croyez-vous donc que cette femme puisse me réclamer, me poursuivre ?

GRANDIER.

Non, je ne le crois pas ; et, selon toute probabilité, elle gardera le silence, et sur ce qu’elle a fait, et sur ce que j’ai vu.

URSULE.

Est-ce que vous ne pouvez pas me faire recevoir comme novice, Urbain ? est-ce que, cachée sous cette robe, je ne puis pas échapper aux regards de la communauté ?

GRANDIER.

Tout cela est possible, Ursule ; oui, tous pouvez demeurer ici cachée à tous les yeux, et la solitude du cloître est si profonde, que vous quitteriez la terre et retourneriez au ciel sans que la terre se doutât que vous lui avez été un instant rendue.

URSULE.

Eh bien, alors ?

GRANDIER.

Mais où n’atteint pas l’œil de l’homme pénètre le regard de Dieu. Au fond de cette cellule, sous cette robe, si bien que vous vous cachiez, Dieu vous verra, Ursule !

URSULE.

Eh bien, que verra-t-il, Urbain ? Deux êtres purs et aimants qui diront ses louanges dans la profonde reconnaissance de leur cœur ; qui fondront leurs âmes dans la même prière, prière éternelle que le premier aura commencée et que le second achèvera ; qui n’auront d’autre désir que celui de s’épurer l’un par l’autre, de laisser sur la terre ce qui appartient à la terre, et chaque instant verra croître une plume des ailes qui, un jour, devront nous porter jusqu’à Dieu.

GRANDIER.

Oui, Ursule, vous voyez cela ainsi, vous, parce que vous êtes un ange, parce que vos pieds ont à peine touché la fange de ce monde ; n’ayant jamais failli, vous vous croyez infaillible ; mais, moi, je vous aime au delà de ma volonté, au delà de ma puissance ; je sens que mon âme se laisse brûler des flammes de mon corps... Oh ! je vous le dis, il faut nous séparer.

URSULE.

Urbain, Urbain, si vous exigez que je vous quitte après m’avoir perdue et retrouvée ainsi, c’est que vous ne m’aimez pas.

GRANDIER.

Je ne vous aime pas, moi qui vous perds pour vous avoir trop aimée !... mon Dieu ! vous qui, depuis deux ans, entendez mes cris, voyez mes larmes, comptez mes gémissements... ô mon Dieu, mon Dieu ! vous qui, je l’espère, me pardonnerez cet amour insensé, vous l’entendez, elle me dit que je ne l’aime pas !

URSULE, se levant.

Eh bien, soit ! je me séparerai de toi, Urbain ; je quitterai ce couvent, mais j’habiterai la ville ; mais, ne pouvant plus te parler, je te verrai et t’entendrai, du moins ; je t’entendrai quand, à l’église, tu parleras de charité, de religion, d’amour, d’une autre existence où l’âme de ceux qui ont souffert et ont été séparés dans ce monde auront été réunies et heureuses. Je te verrai quand tu passeras portant l’aumône aux pauvres, la consolation aux malades, la prière aux mourants, et toujours tu m’apparaîtras comme je veux te voir désormais, c’est-à-dire comme un céleste intermédiaire entre les hommes et Dieu.

GRANDIER.

Oui, tu me verras ainsi ; mais, moi qui n’ai ni ton cœur ni tes yeux, moi, je te verrai comme une femme ; dans cette église où je devrai être tout au Seigneur, je ne serai qu’à toi ; si l’on m’appelle, comme tu dis, pour porter aux pauvres l’aumône, aux malades la consolation, aux mourants la prière, au lieu d’aller droit à mon but sacré, je me détournerai de mon chemin pour passer dans celui où tu seras ; et, quand j’arriverai, regrettant de te quitter, oubliant le Créateur pour sa créature, j’arriverai trop tard, le pauvre aura eu faim et froid, le malade aura souffert, et le mourant sera mort ; et ce sont autant de voix qui m’accuseront devant le Seigneur, et ces voix seront si nombreuses, qu’au jour du jugement, le Seigneur me séparera, moi coupable de tant de fautes, de toi qui n’auras jamais failli.

URSULE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

GRANDIER.

Non, mon Ursule, non, ne tentons pas Dieu ! Retourne à Sablé, dans ton château, près de ce charmant village de Rovère que ma mère et mon frère habiteront... Tu connais ma cellule ; moi, je connais ton château ; tu me verras au milieu de mes livres, de mes instruments de musique et de chimie, partageant mes heures entre la prière et le travail, et pensant à toi pendant que je travaille et que je prie ; je te verrai, toi, entre tes oiseaux et tes fleurs, tes oiseaux qui essayeront l’air, et tes fleurs qui le parfumeront ; je te verrai triste et rêveuse, et je me dirai : « Elle est triste, parce que je suis loin d’elle ; elle rêve, parce qu’elle pense à moi. » Puis, vois-tu, Ursule, je suis le plus vieux, et je dois mourir le premier ; une fois mort, Dieu, qui te défendait ma cellule, te recommandera mon tombeau. Je demanderai à partager la sépulture de mes pères. On me reconduira à Rovère ; ma mère ne sera plus ; mon frère est un enfant, il courra le monde ou m’aura oublié ; je n’aurai plus que toi, tu seras mon seul amour dans la mort comme tu l’as été dans la vie. Moi mort, Ursule, nous serons déjà réunis à moitié ; toi morte, nous serons réunis tout à fait.

URSULE.

Qu’il soit donc fait selon ta volonté, et non selon la mienne, Urbain.

GRANDIER.

Voici Daniel et ma mère qui entrent au couvent, Ursule. Je vais tout leur dire, ou plutôt tout dire à ma mère.

URSULE.

Crois-tu donc que Daniel ne lui ait point tout raconte déjà ?

GRANDIER.

Daniel ne sait rien, Ursule, Daniel ne peut donc rien raconter.

URSULE.

Mais ne m’a-t-il pas vue, ne m’a-t-il pas entendue ? n’est-ce pas lui, enfin, qui t’a conduit vers moi ?

GRANDIER.

Oui ; mais il dormait quand il a fait cela, et, à son réveil, il a tout oublié.

URSULE.

Je ne comprends pas.

GRANDIER.

Entre dans ce cabinet, Ursule ; les voilà qui s’approchent.

URSULE.

Il me semble que, si j’étais à ta place, ayant si peu de temps à, nous, je ne voudrais pas me séparer de toi un instant.

GRANDIER.

Seras-tu séparée de moi par cette tapisserie, à travers laquelle tu pourras tout entendre, et je dirai presque tout voir ?

URSULE, faisant un geste pour se jeter dans ses bras.

Oui, Grandier, oui, tu as raison d’exiger que je te quitte.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

DANIEL, GRANDIER

 

DANIEL, essoufflé.

Ah ! me voilà !

GRANDIER.

Et ma mère ?

DANIEL.

Pauvre femme ! il ne faut pas lui en vouloir ; elle vient avec ses jambes de cinquante ans, et, moi, je viens avec mes jambes de seize ; et tiens, tu vois, elle n’est pas trop en retard, pauvre mère !... Bonne mère, viens, viens ! le voilà, ton fils.

Regardant autour de lui.

Tiens, où est donc le petit moine ?

 

 

Scène III

 

DANIEL, GRANDIER, MADAME GRANDIER

 

GRANDIER.

Ma mère !

MADAME GRANDIER.

Grandier ! Grandier ! je ne t’en veux pas d’avoir été près de deux sans me voir ; j’ai été jeune, j’ai aimé, et je comprends.

GRANDIER.

Ô sainte femme, qui commence par le pardon ! Merci ! oh ! je vais donc pouvoir te rendre, je l’espère, un peu de ce bonheur que je t’avais ôté.

MADAME GRANDIER.

Que veux-tu dire ?

GRANDIER.

Daniel ! veille à ce que l’on ne nous dérange pas.

DANIEL, bas.

Frère, où donc est le petit moine qui était avec toi quand tu m’as réveillé, et qui m’a serré la main, il me semble, quand tu m’as dit d’aller chercher notre mère ?

GRANDIER.

Tu le reverras tout à l’heure ; va, enfant, va.

DANIEL.

Est-ce que je serai bien longtemps de garde ?

GRANDIER.

Non, sois tranquille.

DANIEL.

Bon !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GRANDIER, MADAME GRANDIER

 

MADAME GRANDIER.

Te trouves-tu donc mieux ici que dans ta chambre de Rovère ?

GRANDIER.

Ma mère, je suis venu chercher ici deux choses qu’on ne trouve nulle part ailleurs : la solitude et le silence ; dans le silence. Dieu parle au cœur de l’homme ; dans la solitude, l’homme parle au cœur de Dieu.

MADAME GRANDIER.

Et tu as parlé à Dieu, et Dieu t’a répondu ?

GRANDIER.

Oui, ma mère !

MADAME GRANDIER.

Et que lui as-tu demandé ?

GRANDIER.

La paix pour moi, le bonheur pour vous.

MADAME GRANDIER.

Et il t’a accordé la paix ?

GRANDIER.

Il m’a accordé tout ce que je lui demandais, ma mère.

MADAME GRANDIER.

Merci à Dieu, alors ! si tu es heureux, Grandier, qu’importe le reste ?

GRANDIER.

Je vous ai dit, ma mère, que Dieu m’avait accordé la paix pour moi, et j’espère qu’il m’a en même temps accordé le bonheur pour vous.

MADAME GRANDIER, secouant la tête.

J’avais deux enfants, Grandier !

GRANDIER.

Eh bien, si, au lieu d’un fils qu’il vous a pris, il vous rend une fille ?

MADAME GRANDIER.

Hélas ! j’avais une fille aussi... et... elle est morte !

GRANDIER.

Ma mère, rappelez-vous cette sainte histoire de la fille de Jaïre, que vous m’avez si souvent racontée quand j’étais enfant. On la crut morte, n’est-ce pas ? Son père lui-même, après l’avoir lavée avec des parfums, l’avait couchée dans le tombeau. Jésus passa, il vit les pleurs de ceux qui l’aimaient. Il la toucha du bout du doigt, et la fille de Jaïre étendit les bras vers son père, en disant : « Tu m’as appelée, mon père, me voici. »

MADAME GRANDIER.

Oui ; mais il n’y avait que deux jours que la fille de Jaïre dormait dans sa tombe, et il y a deux ans que celle que nous pleurons est ensevelie dans la sienne.

GRANDIER.

Ma mère, vous ne doutez pas de la toute-puissance de Dieu, n’est-ce pas ?

MADAME GRANDIER.

Que veux-tu dire, Grandier ? est-ce d’Ursule de Sablé que tu parles ?

GRANDIER.

Oui, ma mère.

MADAME GRANDIER.

Veux-tu dire que nous nous étions trompés ? veux-tu dire qu’Ursule n’était pas morte ?

GRANDIER.

Oui, ma mère.

MADAME GRANDIER.

Oh ! impossible ! Ne l’as-tu pas vue sur son lit funèbre ? n’ai-je pas suivi son cercueil jusqu’à la porte du cimetière ? n’a-t-elle pas été ensevelie dans le caveau de ses aïeux ?

GRANDIER.

Oui, ma mère.

MADAME GRANDIER.

Eh bien, que dis-tu, alors ?

GRANDIER.

Que Dieu est grand et qu’il a ressuscité la fille de Jaïre.

MADAME GRANDIER.

Ursule ! Ursule !

 

 

Scène V

 

GRANDIER, MADAME GRANDIER, URSULE

 

URSULE.

Vous m’avez appelée, ma mère, et me voici !

MADAME GRANDIER.

La demoiselle de Sablé !

URSULE.

Oh ! je vous ai nommée ma mère !

MADAME GRANDIER.

Ma fille !

GRANDIER, à genoux, les bras au ciel.

Mon Dieu, vous m’avez béni au delà de mes mérites.

 

 

Scène VI

 

GRANDIER, MADAME GRANDIER, URSULE, DANIEL, rentrant

 

DANIEL.

Mon frère ! mon frère ! des gardes, des exempts ! on te cherche, on te demande.

GRANDIER.

On me demande, on me cherche ! Et qui cela ?

 

 

Scène VII

 

GRANDIER, MADAME GRANDIER, URSULE, DANIEL, MIGNON, UN EXEMPT, GARDES

 

MIGNON.

Moi ! Voilà le coupable, messieurs.

GRANDIER.

Le coupable ?

MIGNON.

Faites votre devoir.

L’EXEMPT.

Au nom du roi, je vous arrête !

MADAME GRANDIER, DANIEL, URSULE.

On l’arrête, lui ! au nom du roi ?

GRANDIER.

Messieurs, vous le savez, j’appartiens à un ordre religieux, et je ne relève que de la justice ecclésiastique.

MIGNON, à l’Exempt.

Lisez votre mandat, monsieur.

L’EXEMPT, lisant.

« Henri-Louis Châtaignier de la Roche-Pozay, par la misération divine, évêque de Poitiers, vu les charges et informations rendues par l’archiprêtre de Loudun, avons ordonné et ordonnons qu’Urbain Grandier, accusé de désobéissance et de sacrilège par l’opposition qu’il a faite à la prise de voile de Bianca dei Albizzi, soit amené et conduit aux prisons de la ville, par le premier appariteur, prêtre ou clerc tonsuré, et d’abondant par le premier sergent royal auquel donnons pouvoir de faire ce mandement nonobstant opposition ou appellation quelconque. Donné à Dessai, le vingt-deuxième jour d’octobre 1632. Signé : Henri-Louis, évêque de Poitiers. »

GRANDIER.

Il n’y a rien à dire, messieurs, et l’ordre est bien en règle.

L’EXEMPT.

Vous n’y faites aucune opposition, alors ?

GRANDIER.

Aucune.

URSULE.

Mon Dieu !

MADAME GRANDIER.

Mon fils !

DANIEL.

Mon frère !

Il se jette dans les bras d’Urbain.

URSULE.

Grandier !...

L’EXEMPT, au Greffier.

Asseyez-vous et écrivez.

GRANDIER.

Rassurez-vous, ma mère ; rassure-toi, Daniel.

L’EXEMPT.

« Et le vingt-troisième jour d’octobre 1632, c’est-à-dire le jour suivant celui où le mandement a été rendu, nous, Louis Chauvet, sergent royal, nous nous sommes transporté en la cellule dudit Urbain Grandier, et avons procédé à son arrestation on présence de trois personnes qui se trouvaient dans sa cellule ; la première de ces personnes étant... »

S’adressant à la mère de Grandier.

Vos noms, prénoms et qualité, madame.

MADAME GRANDIER.

Marie-Estève Grandier, sa mère, monsieur ?

L’EXEMPT, répétant.

« Marie-Estève Grandier, sa mère ; la seconde... »

S’adressant à Daniel.

Qui êtes-vous, et comment vous nommez-vous ?

DANIEL.

Daniel Grandier, son frère.

L’EXEMPT, répétant.

« Daniel Grandier, son frère ; et la troisième... »

À Ursule.

Approchez !

Ursule reste immobile.

Approchez donc !

GRANDIER.

Dites hardiment qui vous êtes, Ursule !

Il la fait passer.

TOUS.

Ursule !

MIGNON.

Une femme !

L’EXEMPT.

Approchez, et nommez-vous.

URSULE.

Je me nomme Ursule de Sablé, comtesse de Rovère. Du temps que Urbain Grandier vivait au monde, j’étais la fiancée d’Urbain Grandier.

TOUS.

Une femme !

MIGNON.

Une femme ! une femme sous l’habit d’un religieux, une femme cachée dans la cellule d’un moine... Consignez le fait, monsieur l’exempt... Dites, dites qu’au moment où vous êtes venu pour arrêter ce misérable, une femme était cachée dans sa cellule.

GRANDIER, à Mignon.

Prenez garde, mon frère ! vous vous laissez aller à la colère, et la colère est un des sept péchés mortels.

MIGNON, à l’Exempt.

Écrivez ! écrivez !

L’EXEMPT.

Soyez tranquille, monsieur, toutes choses seront portées au procès-verbal.

URSULE.

Mais, messieurs, je suis ici depuis une heure à peine ;j mais cet habit, je le porte depuis ce soir seulement.

MADAME GRANDIER.

Messieurs !

DANIEL.

Messieurs !

MIGNON.

Mais attendez donc ! je me rappelle être venu une fois dans cette cellule et avoir vu un portrait de la Vierge...

Regardant Ursule.

Cette ressemblance...

Tirant les rideaux.

Profanation sacrilège ! ce païen a donné à la Vierge la ressemblance de sa maîtresse.

GRANDIER.

Pourquoi pas, si la Vierge qui est aux côtés de Dieu, là-haut, n’est pas plus sainte et plus pure que la vierge qui est à mes côtés, ici-bas ?

MIGNON.

Écrivez ! écrivez ! Mais que faites-vous donc ? vous n’écrivez plus ?

L’EXEMPT.

Monsieur, j’ai été chargé d’arrêter le supérieur de ce couvent et non de l’interroger. Tout ce qui concerne l’arrestation est de mon ressort. J’ai fait mon office, le juge fera le sien. Emmenez l’accusé dans la prison de la ville, nous n’avons plus rien à faire ici.

GRANDIER.

Ma mère ! mon frère !

Il les serre contre son cœur ; mais à Ursule, qui lui tend les bras, il se contente de montrer le ciel.

Je vous suis, messieurs.

Il sort.

URSULE.

Urbain !

LES MOINES, s’écartant devant Ursule.

Une femme ! une femme sous notre saint habit !

MIGNON.

Dites un démon, mes frères ! Ursule de Sablé, comtesse de Rovère, est morte et ensevelie depuis deux ans.

 

 

Neuvième Tableau

 

La prison.

 

 

Scène première

 

GRANDIER, seul

 

En prison !... Peu importe ce qu’il adviendra de moi ; mais elle, elle, qu’en ont-ils fait, et à qui puis-je la recommander qui ait quelque pouvoir ? Hélas ! si, moi absent, elle allait retomber aux mains de son ennemie !... Ma mère, Daniel, une vieille femme et un enfant, voilà ses seuls protecteurs.

 

 

Scène II

 

GRANDIER, LE BAILLI, UN GEÔLIER

 

LE GEÔLIER.

Par ici, monsieur le bailli, entrez.

GRANDIER, joyeux.

Le bailli ! C’est vous qui me l’envoyez, mon Dieu ! vous qui êtes le véritable protecteur du pauvre et de l’opprimé, et que cependant j’oubliais.

LE GEÔLIER, passant le premier.

Tenez, le voilà !

LE BAILLI.

Laissez-moi avec lui, je veux l’interroger.

LE GEÔLIER.

Ah bien, alors, vous allez avoir de la besogne... Il paraît qu’il y en a long sur son compte.

GRANDIER, qui a entendu.

M’interroger ! Trouverai-je un adversaire là où je croyais trouver un ami ?

Le Geôlier sort.

M’interroger ! vous venez pour m’interroger, monsieur le bailli, dites-vous ?

 

 

Scène III

 

LE BAILLI, GRANDIER

 

LE BAILLI, très haut.

Oui, monsieur, et j’espère que vous voudrez bien me répondre,

Bas.

maintenant surtout que ce drôle est parti.

GRANDIER.

Oh ! je ne me trompais donc pas ! c’est un ami qui vient à moi.

LE BAILLI, lui tendant les deux mains.

Eh ! oui, mon cher Grandier, c’est un ami ; mais parlons bas ; car, ainsi que le disait votre geôlier tout à l’heure, vous n’êtes pas ici pour peu de chose, à ce qu’il paraît.

GRANDIER.

Je suis ici pour l’action que vous savez et que vous avez approuvée vous-même.

LE BAILLI.

Quelle action ?

GRANDIER.

Pour mon opposition aux ordres de M. le cardinal de Richelieu dans cette prise de voile de la pauvre Bianca dei Albizzi.

LE BAILLI.

Ta ta ta ta ta ! il est bien question de la prise de voile de Bianca dei Albizzi en ce moment !

GRANDIER.

Mais de quoi donc est-il question, alors ?

LE BAILLI.

De choses qui suffiraient pour vous faire brûler dix fois, et moi une, mon cher Grandier, si l’on savait que je suis venu vous voir dans votre prison.

GRANDIER.

Me faire brûler dix fois !... Mais vous êtes fou, bailli !... Et quelles sont ces choses ?

LE BAILLI.

Eh bien, c’est que la moitié du couvent est possédée, c’est que vous avez mis le diable au corps de toutes ces saintes filles par un pacte que vous avez fait avec Satan... Mignon et son acolyte Barré en ont déjà interrogé deux ou trois... qu’est-ce que je dis, interrogé l’exorcisé, et les réponses ont été unanimes, à ce qu’il paraît ; chacune a dit le nom du diable qu’elle avait dans le ventre et le nom du magicien qui l’y avait envoyé.

GRANDIER.

Est-ce messire Guillaume Cerisay la Guérinière, bailli du Loudenois, qui me parle, ou est-ce un enfant encore tout émerveillé des contes bleus de sa nourrice ?

LE BAILLI.

Oui, c’est bien moi qui vous parle, et ce que je vous dis n’est point une folie, je vous le répète.

GRANDIER.

Et ces diables, envoyés par moi dans les corps des religieuses, sait-on comment ils s’appellent, au moins ?

LE BAILLI.

Parbleu ! la première chose qu’ils ont faite, en prenant possession du domicile, c’est de se nommer. Celui de la sœur Louise des Anges s’appelle Béhérit ; celui de la sœur Catherine de la Présentation, Cerbère, et celui de sœur Élisabeth de la Croix, Astaroth.

GRANDIER.

Ai-je affaire à un homme sérieux, ou cet homme parle-t-il sérieusement ?

LE BAILLI.

Cet homme vous parle les larmes aux yeux et l’effroi dans le cœur, mon cher Grandier.

GRANDIER.

Et ce magicien, cet enchanteur qui a fait le pacte, c’est moi ?

LE BAILLI.

Parbleu ! qui voulez-vous donc que cela soit ?

GRANDIER.

Mais il y a trois siècles qu’on n’avait rêvé de pareilles sottises.

LE BAILLI.

Je vous demande pardon, mon cher ami, et le parlement d’Aix vient justement de brûler Gaufredi sur semblable accusation.

GRANDIER, allant s’asseoir.

Allons donc ! on me connaît, l’on n’y croira pas.

LE BAILLI.

Vous savez l’axiome latin : Credo quia absurdum, je crois parce que c’est absurde. Je n’eu connais pas de plus profond et surtout de plus vrai.

GRANDIER.

Vous croyez, vous... vous ?

LE BAILLI.

Je ne vous dis pas : je crois ; je dis : on croira.

GRANDIER.

Que m’importe ce que disent les sots ! que m’importe ce que croient les gens de mauvaise foi !

LE BAILLI.

Ce sont les sots qui déposeront contre vous, ce sont les gens de mauvaise foi qui vous jugeront.

GRANDIER.

Eh bien, soit !

LE BAILLI.

Comment, soit ?

GRANDIER.

Oui, peu importe ce que Dieu a décidé de moi, messire Guillaume, et bienheureux sera le jour où, par quelque moyen que ce soit, sa volonté me tirera de ce monde... Mais...

Il soupire.

LE BAILLI.

Mais quoi ?

GRANDIER.

Mais il y a dans tout ceci une femme, une jeune fille, un ange...

LE BAILLI.

Ah ! oui, la femme au tableau, la femme au capuchon, la morte, n’est-ce pas ?

GRANDIER.

Il y a Ursule de Sablé, monsieur, sur laquelle, au nom du ciel, au nom de votre femme, au nom de vos enfants, sur laquelle je vous supplie de veiller comme vous veilleriez sur une de vos filles.

LE BAILLI.

Veiller sur elle ?

GRANDIER.

Oui.

LE BAILLI.

Mais où voulez-vous que je la prenne ?

GRANDIER.

Où elle est, où on l’a conduite.

LE BAILLI.

Qui le sait, puisqu’elle a disparu ?

GRANDIER.

Ursule a disparu ?... Elle sera retombée entre les mains de cette femme !

LE BAILLI.

Mon cher Grandier, pardonnez-moi, mais je crois que, eu égard à l’habit que vous portez, il y a beaucoup trop de femmes dans cette affaire... Voilà d’abord la demoiselle de Sablé, que l’on croyait morte, et qui est vivante ; voilà la sœur Élisabeth, voilà la sœur Catherine, voilà la sœur Louise, que l’on croyait de saintes filles, et qui ont quoi ? le diable au corps, rien que cela... Enfin, comme s’il n’y avait pas assez de femmes en jeu, voilà encore une autre femme, une femme inconnue qui vient prendre un rôle dans cette tragédie, car c’est une tragédie, je le soutiens, mon cher Grandier, et la preuve, la preuve, c’est que, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne plus vous occuper de telle ou telle femme, mais de songer à vous, de gagner le large et de vous mettre en sûreté.

GRANDIER.

J’aurais envie de suivre voire conseil, bailli, que ce serait, il me semble chose difficile. Les corridors sont trop bien gardés, et à moins que, vous sacrifiant pour moi, il ne vous plaise de prendre ma robe et de me donner vos habits...

LE BAILLI.

Non pas, non, non !... mon dévouement ne va pas jusque-là... Diable ! on me brûlerait à votre place, et, quoique frileux, mon amour pour le fagot s’arrête à une certaine distance du bûcher. Je veux bien vous sauver, mais je ne veux pas me perdre ; je consens à me compromettre un peu, mais pas trop.

GRANDIER.

Pour si peu que vous soyez venu, monsieur le bailli, je vous suis reconnaissant, croyez-le bien.

LE BAILLI.

Je ne sais si je suis venu pour peu ou pour beaucoup, mais je suis venu pour vous dire un secret que je crois connu de moi seul et qui peut être de quelque importance pour vous. Écoulez bien. Mon grand-père était architecte du Loudenois ; ce fut lui qui bâtit les prisons de la ville. La chose se passait au commencement du règne du roi Charles IX. On mettait force huguenots dans ces prisons, et c’était tout simple, puisque c’était pour cela qu’on les avait bâties ; mais ce qui était moins simple, c’est qu’on ne les faisait pas toujours sortir par le même chemin qu’ils avaient pris pour y entrer.

GRANDIER.

Oui, je comprends ; certaines exécutions qui n’étaient point portées aux registres du tribunal se faisaient dans les cachots.

LE BAILLI.

Justement ! il y avait donc, dans la plupart de ces prisons, des portes secrètes ignorées des prisonniers et par lesquelles entraient les exécuteurs.

GRANDIER.

Ou les assassins.

LE BAILLI.

Appelez-les comme vous voudrez, je ne vous contredirai point, Grandier ; seulement, écoutez bien ceci, car c’est l’important. Comme le sénéchal qui faisait bâtir le monument était un homme de précaution, et que l’histoire d’Enguerrand de Marigny, qui fut pendu au gibet qu’il avait élevé, lui était souvent revenue à la mémoire, il disait à mon père : « Mon cher Cerisay, c’est nous qui emprisonnons les huguenots aujourd’hui, très bien ! mais il se peut que la chance tourne, et que, demain, ce soient les huguenots qui nous emprisonnent à notre tour ; arrangeons-nous donc, dans ce cas, pour que la porte inconnue qui sert d’entrée puisse en même temps servir de sortie. » Or, tout fut fait selon les désirs du bon sénéchal. La porte qui s’ouvre en dehors, s’ouvre en dedans. Le tout est de connaître le secret ; donc, si vous préférez, comme je n’en doute pas, une bonne fuite à une mauvaise attente...

GRANDIER.

Eh bien ?

LE BAILLI.

Eh bien, sondez les murs, mon cher ami ; cherchez en haut, cherchez en bas, appuyez le doigt sur toutes les aspérités, ne vous lassez pas ; il n’y a plus probablement que vous et moi au monde qui sachions le secret de ces portes. Mon père est mort en me le disant ; et, ma foi, moi, en attendant que je fasse comme lui, je vous le dis, à vous qui en avez grand besoin, à ce qu’il me semble...

GRANDIER.

Et vous croyez que mon cachot possède une de ces portes ?

LE BAILLI.

Je ne vous en réponds pas, parce que je ne réponds jamais de rien, mais il y a tout lieu de parier. Le sénéchal avait eu l’heureuse pensée, pour inspirer des idées pieuses aux prisonniers, de faire sculpter, sur la muraille de chaque cachot, un des instruments qui ont joué un rôle dans la passion de Notre-Seigneur, tels que l’éponge, le fouet, les clous, la lance, les dés ; vous êtes dans le cachot des dés, pourquoi n’aurait-il pas sa porte comme les autres ?

GRANDIER.

Merci, bailli ; mais fuir, ce serait donner gain de cause à mes persécuteurs. Je suis innocent, j’attendrai mon jugement avec tranquillité.

LE BAILLI.

Mais s’ils vous condamnent ?

GRANDIER.

Ce sont les martyrs qui relèvent la foi.

LE BAILLI.

C’est bien ! c’est bien ! soyez martyr si c’est votre vocation ; mais il me semblait que vous aviez parlé d’une jeune fille...

GRANDIER.

Oui, Ursule de Sablé.

LE BAILLI.

Je ne vous demande pas son nom, je n’ai pas la moindre envie de la connaître ; seulement, vous avez dit qu’elle était retombée aux mains de certaine femme...

GRANDIER.

Eh bien ?

LE BAILLI.

Eh bien, quand ça ne serait que pour la tirer de ces mains-là, moi, parole d’honneur, je chercherais le secret...

GRANDIER.

Oh ! oui, vous avez raison, bailli, à l’instant même...

Regardant autour de lui.

Heureusement, cette lampe...

LE BAILLI.

Peste ! laissez-moi donc sortir avant de trouver le secret, et surtout avant d’en user. Si, en revenant, le geôlier me trouvait seul, il pourrait bien, pour plus grande sûreté, me fourrer dans un autre cachot ; et qui dit que celui-là aurait deux portes ?

GRANDIER.

Oui, cher bailli, allez !

LE BAILLI.

Attendez donc, que diable ! Tout à l’heure vous n’étiez pas assez pressé, et maintenant voilà que vous l’êtes trop. Je ne veux pas faire les choses à demi. Qui dit que, si vous parvenez à sortir d’ici, ce que Dieu veuille ! qui dit que vous ne trouverez pas quelque résistance ? Vous avez été soldat avant d’être moine, avez-vous quelque arme ?

GRANDIER.

Aucune : l’arme de l’innocent, c’est son innocence.

LE BAILLI.

Oui, c’est une arme défensive, tout au plus, et je crois que, vu la gravité de la circonstance, une arme offensive...

Regardant autour de lui.

Prenez mon épée.

GRANDIER.

Merci, merci, bailli. Mais, s’il arrivait quelque malheur, et qu’on la reconnût ?...

LE BAILLI.

Ce serait chose difficile. Je l’ai, pour la circonstance, tirée d’une armoire où elle était enfermée depuis trente ans peut-être ; ce qui ne l’empêche point d’être bien en garde et proprement affilée. En tout cas, si vous avez l’occasion devons en servir, ce qu’à Dieu ne plaise, comme deux précautions valent mieux qu’une, si, après vous en être servi, vous passez auprès de la rivière, laissez-la tomber dans la rivière. Je ne tiens pas à ce que vous me la rendiez.

GRANDIER.

Oh ! mon ami, mon seul ami !

LE BAILLI.

Chut, donc ! et cachez-moi cette épée quelque part. Je garde la gaine, vous comprenez, pour relever le manteau ; en me voyant le fourreau au côté, on ne se doutera pas que la lame soit restée chez vous. Vous la cachez sous votre matelas ; seulement, il faudra faire attention, quand le geôlier fera votre lit... Heureusement qu’il ne se donnera pas souvent cette peine. Adieu, maintenant !

Bas.

Et que le Seigneur vous garde !

GRANDIER.

Adieu ! adieu !

LE BAILLI.

Dites-moi donc adieu de loin comme un homme de mauvaise humeur dit adieu.

Il va à la porte et frappe.

Holà ! geôlier, holà !

LE GEÔLIER, au fond du corridor.

Attendez, monsieur le bailli, attendez.

GRANDIER.

À propos, quelle heure est-il ?

LE BAILLI.

Oh ! dix heures au moins. Je doute qu’à présent personne vienne vous déranger ; vous avez donc la nuit tout entière devant vous, et, au mois d’octobre, les nuits sont longues... Chut !

LE GEÔLIER, ouvrant la porte.

Me voilà, monsieur le bailli, me voilà !

Bas, regardant Grandier, qui est assis sur son lit.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

LE BAILLI.

Hum ! hum !

LE GEÔLIER.

Comment ! c’est si grave que cela ?

LE BAILLI.

Hum !

LE GEÔLIER.

Ah ! diable !

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

GRANDIER, seul, suivant des yeux la porte qui se referme, et de l’oreille le bruit qui s’en va

 

Oui, oui, il a raison, le bailli. Sauvons Ursule d’abord. Oh ! quand je serai seul, quand je n’aurai plus à craindre que pour moi, je serai fort, et nous verrons. Dieu ne veut pas que le chrétien attaque, mais il permet à l’homme de se défendre. Mais Ursule d’abord, Ursule avant tout... Voyons, pour la sauver, il faut que ce cachot ait une porte secrète, et, en supposant qu’il en ait une, elle est en pierre comme le reste, et une longue recherche peut seule la faire découvrir. Ah ! j’aurai patience, je chercherai tant, que je la découvrirai.

Écoutant.

Qu’est-ce que cela ? Un bruit de pas encore... On s’approche de mon cachot, on s’arrête à la porte, j’entends la clef tourner dans la serrure.

Il souffle la lampe et cache son épée.

Qui vient ici ?

 

 

Scène V

 

GRANDIER, JEANNE, LE GEÔLIER

 

JEANNE, au Geôlier.

Vous avez lu cet ordre ?

LE GEÔLIER.

Oui, madame.

JEANNE.

Laissez-moi seule avec le prisonnier ; seulement, à mon premier cri, à mon premier appel, accourez ; il se pourrait que j’eusse besoin de secours. Allez.

Le Geôlier sort.

 

 

Scène VI

 

GRANDIER, JEANNE

 

GRANDIER.

Quelle est cette femme ?

S’approchant.

Jeanne !

JEANNE.

Oui, Jeanne de Laubardemont.

GRANDIER.

Que venez-vous faire ici, madame ?

JEANNE.

Je viens te proposer un pacte, Grandier.

GRANDIER.

Vous savez bien qu’il n’y a point de pacte possible entre vous et moi. Un pacte, c’est bon entre complices.

JEANNE.

La paix alors. Nous sommes ennemis, et des ennemis font la paix.

GRANDIER.

Avant qu’une paix fût possible entre nous, il faudrait me dire quelle est cette femme inconnue qui est venue enlever, pendant la nuit, la morte vivante au tombeau de ses pères, pour l’enfermer dans le tombeau d’où je l’ai tirée.

JEANNE.

C’est moi !

GRANDIER.

Il faudrait me dire enfin quelle est l’accusatrice qui, prévenant l’accusation que je pouvais porter, m’a fait arrêter ce matin, sous prétexte de désobéissance aux ordres du cardinal de Richelieu.

JEANNE.

C’est moi !

GRANDIER.

Vous avouez donc ?

JEANNE.

Pourquoi pas ? Tu es seul, et, à tes yeux, je ne veux point me faire autre que je ne suis.

GRANDIER.

Et quels sentiments peuvent être chez vous le mobile de pareilles actions ? Dites !

JEANNE.

Deux sentiments opposés, et qui cependant ont une même source, l’amour, la haine. Je t’aime et je la hais.

GRANDIER.

Prenez-y garde, madame ! cette haine et cet amour sont deux mauvais conseillers.

JEANNE.

Tu crois ?

GRANDIER.

Deux démons furieux qui vous mènent à l’abîme.

JEANNE.

Explique-moi cela, Grandier.

Elle s’assied.

GRANDIER.

Oui, si longtemps que vous me teniez enfermé dans ce cachot, il en faudra bien venir un jour à un interrogatoire public.

JEANNE.

Demain, tu seras interrogé publiquement dans l’église Saint-Pierre.

GRANDIER.

Alors, dites-moi, ne tremblez-vous pas que je ne parle ?

JEANNE.

Que diras-tu ? Voyons !

GRANDIER.

Je dirai qu’au risque de l’empoisonner, vous avez fait prendre un narcotique à une femme ; je dirai que vous l’avez enlevée à sa tombe, pour l’enfermer dans une prison pire que la tombe ; je dirai enfin, que, par un miracle de Dieu, je l’ai tirée de cette prison, où, sans moi, elle allait mourir de froid, de misère et de désespoir ; voilà ce que je dirai.

JEANNE.

Et moi, je répondrai que, comme tu es un homme du peuple, Grandier, et qu’Ursule de Sablé était une fille de noblesse, tu lui as donné, non pas un narcotique pour la faire dormir, mais un philtre pour te faire aimer. Je répondrai que, pendant son sommeil, tu l’as fait passer pour morte, que tu l’as fait ensevelir dans un tombeau et que tu t’es enseveli dans un cloître ; mais que tout était simulé, mort de la maîtresse, vœux de l’amant. Je répondrai que tu l’as tirée la nuit de sa tombe, pour la conduire dans ton couvent ; que tu as fait, de l’habit religieux, un déguisement sacrilège, de la cellule du prieur, le boudoir d’un débauché, et j’ajouterai que la preuve de ce que je dis, c’est que l’exempt qui est venu pour t’arrêter comme coupable de résistance aux ordres du cardinal, a trouvé dans ta cellule, cachée sous la robe d’un moine, cette Ursule de Sablé que l’on croyait morte.

GRANDIER.

Ah ! mais vous oubliez que cette arme dont vous vous servez contre moi, je puis la retourner contre vous ; vous oubliez ces nuits de fête et d’orgie auxquelles des bruits d’apparition servaient de sauvegarde ; vous oubliez qu’hier je vous ai surprises, vous et vos religieuses, revêtues d’habits mondains ; les filles du Seigneur donnaient, dans un cloître, à la face des étoiles, un bal à d’élégants et mystérieux cavaliers ; vous oubliez, enfin, qu’il ne vous est resté de force et de mouvement que pour me remettre, sur mon ordre, cette précieuse clef qui ouvrait le cachot de votre prisonnière ; car vous étiez restée immobile, changée en statue, en m’apercevant, moi, l’homme de Dieu, égaré au milieu de cette nocturnale infâme !

JEANNE.

Que prouve ce que tu viens de dire ? C’est que Grandier est un habile magicien, comme le disent les instruments d’alchimie et les livres de cabale trouvés dans sa cellule ; c’est que Grandier a fait un pacte avec Satan, et que, grâce à ce pacte, les cœurs les plus saints lui appartiennent, les âmes les plus pures lui sont soumises ; c’est qu’un jour, il s’est lassé de n’avoir qu’une maîtresse comme un roi, et qu’il lui a fallu tout un harem comme à un sultan. Tu le vois, Grandier, bien loin de nier, nous avouerons ; seulement, nos aveux seront des accusations mortelles à ta vie et à ton honneur.

GRANDIER.

Alors, je prierai Dieu d’illuminer mon juge. Dieu, qui a déjà fait un miracle en ma faveur, ne m’abandonnera pas au milieu du chemin.

JEANNE.

Cette fois encore, tu te trompes, Grandier. Dieu ne fera point un miracle en ta faveur. Dieu n’illuminera point ton juge, car ton juge, ton juge sera Jacques de Laubardemont.

GRANDIER.

Ton père ?

JEANNE.

Mon père !

GRANDIER.

Oh ! s’il en est ainsi.

JEANNE.

Eh bien ?

GRANDIER.

Prends garde !

JEANNE.

À quoi ?

GRANDIER.

Je te dis de prendre garde, entends-tu ? car Dieu pourrait bien m’avoir envoyé le juge pour que le juge fût jugé.

JEANNE, se levant.

Tu es insensé, Grandier.

GRANDIER, revenant à lui.

C’est vrai !

JEANNE.

Ah ! tu t’avoues vaincu ?

GRANDIER.

Oui.

JEANNE.

Veux-tu la paix, Grandier ?

GRANDIER.

À quelles conditions ?

JEANNE.

Grandier, je t’aime !

GRANDIER.

En revêtant cet habit, j’ai dit adieu à tous les amours ?

JEANNE.

Excepté à ton amour pour Ursule.

GRANDIER.

Cet amour était en moi, et s’est transformé avec moi ; la passion terrestre s’est faite amour divin ; j’aime Ursule comme j’aime ma sœur, comme j’aime ma mère, comme j’aime la Vierge sainte que j’ai adorée deux ans sous ses traits. Si Ursule est libre, si Ursule est en sûreté, que l’on mette un monde entre Ursule et moi, j’y consens ; il n’y a pas d’espace pour les esprits, il n’y a pas de distancé pour les âmes.

JEANNE.

Une chose va t’étonner, Grandier, c’est que je te crois, car je tiens cet aveu de la bouche même d’Ursule. Ursule voulait demeurer près de toi, et c’est toi qui l’as éloignée ; mais, si tu l’as éloignée, si tu as eu cette puissance sur toi-même, c’est que tu l’aimais, n’est-ce pas ? c’est que tu craignais de faillir, n’est-ce pas ? Eh bien, moi que tu hais, moi près de qui tu seras sûr de demeurer fort, moi que tu refuses de prendre en amour, prends-moi en pitié. Écoute, tout dépend, pour la femme surtout, du premier pas qu’elle fait dans la vie ; si elle se trompe, l’erreur la pousse à l’infortune, l’infortune au désespoir, le désespoir au crime, le crime à l’impiété... Grandier, autrefois, tu m’as vue malheureuse ; plus tard, tu m’as vue désespérée ; aujourd’hui, tu me vois criminelle... Demain, demain... Dieu sait ce que je serai demain... Grandier, retiens-moi avant que j’arrive au sommet de la montagne horrible. Grandier arrête-moi avant que je me précipite. Oui, je le reconnais, ta parole est sainte et vient de Dieu. Grandier, ne me refuse pas, à moi, parce que je t’aime, ce que tu accorderais à la dernière femme qui viendrait au tribunal de la pénitence te demander ton appui. Vois, Grandier, vois, quel triomphe, si tu ramènes à Dieu cette âme égarée, si, de la criminelle endurcie, tu fais une pécheresse repentante, si, de la lionne orgueilleuse, tu fais une brebis soumise. La paix, Grandier, la paix !

GRANDIER.

Eh bien, oui, la paix, mais à une condition, madame.

JEANNE.

Laquelle ?

GRANDIER.

C’est que la même ville ne nous enfermera pas tous les deux, c’est que je quitterai Loudun ou que vous le quitterez.

JEANNE.

Oh ! non, non, non, Grandier ! Grandier, je veux te voir, j’ai besoin de te voir, je ne puis pas vivre sans te voir !

GRANDIER.

Oh ! Jeanne ! Jeanne ! vous le voyez bien...

JEANNE.

Quoi ?

GRANDIER.

Vous ne voulez pas que je vous sauve, vous voulez me perdre avec vous.

JEANNE.

Eh bien, oui, l’enfer, mais avec toi, Grandier ; tu as raison, ce n’est point la paix que je l’offre, c’est ton amour que je veux.

GRANDIER.

J’ai fait un serment sur l’autel.

JEANNE.

Tu me repousses ? Prends garde, Urbain ! j’ai un otage, un otage chéri, adoré : Ursule est entre mes mains, prends garde ! la première fois, je lui ai pris sa liberté ; la seconde...

GRANDIER.

Oh ! tu n’oserais toucher à sa vie, j’espère ?

JEANNE.

Pourquoi pas ?

GRANDIER.

À l’instant même, j’appelle et je t’accuse.

JEANNE.

Qui donc a intérêt à ce qu’Ursule cesse de vivre ? Celui qu’elle peut accuser, ce me semble. D’abord, elle est en mon pouvoir. Tu ignores où elle est, je suis libre et tu es prisonnier... Ah ! tu te tais ! le démon te conseille sans doute. Eh bien, quand même tu me ferais a suprême bonheur de m’étouffer ici de tes mains, moi qui n’ai plus rien à attendre sur la terre, où tu dédaignes mon amour, oh ! tu n’y gagnerais rien pour toi, Grandier ! tu n’y gagnerais rien pour elle, car j’ai tout prévu avant de descendre ici, et l’ordre est donné de tuer Ursule, si, à minuit, ceux qui la tiennent prisonnière ne m’ont pas vue revenir. Maintenant, espères-tu encore ? menaces-tu encore ? veux-tu lutter encore ?... Ne te gène pas, appelle, Grandier, appelle !

GRANDIER.

Jeanne, vous vous trompez, j’ai un moyen de sauver Ursule.

JEANNE.

Toi ?... toi ?...

Elle rit.

GRANDIER.

Oubliez-vous que Dieu a dit au méchant : « Le mal que tu médites viendra l’accabler, et tes violences retomberont sur ta tête ? »

JEANNE.

Tu prêches, Urbain, tu prêches !

GRANDIER.

Oubliez-vous que Dieu a dit au juste : « J’armerai ton cœur d’une force mystérieuse, j’armerai ton esprit d’une puissance inconnue ? Ceux que tu regarderas pâliront d’effroi, ceux que tu toucheras ramperont jusqu’à terre. »

JEANNE.

Grand Dieu !

GRANDIER.

« Faites la guerre au méchant ! a dit le Seigneur ; frappez-le dans l’effusion du mépris et de la colère, avec une main étendue, avec un bras inflexible et tout-puissant. »

JEANNE, criant.

À moi !... à moi !...

GRANDIER.

Jeanne ! dormez...

JEANNE.

À... à... à... moi !

 

 

Scène VII

 

GRANDIER, JEANNE, LE GEÔLIER, ouvrant la porte

 

LE GEÔLIER.

Me voilà, madame ; vous m’appelez ?

GRANDIER.

Renvoyez cet homme !

JEANNE.

Non ! non !

GRANDIER.

Je le veux !

JEANNE, obéissant malgré elle.

Laissez-nous !

LE GEÔLIER, refermant la porte.

Je m’étais trompé, à ce qu’il paraît.

 

 

Scène VIII

 

JEANNE, GRANDIER

 

GRANDIER.

Où est Ursule ?

JEANNE.

Je ne te le dirai pas.

GRANDIER.

Dites où est Ursule... Je le veux !

JEANNE, se débattant.

Oh ! oh ! oh !

GRANDIER.

Dites !

JEANNE.

Elle est dans le bois de l’île Bouchard, entre la chapelle des Buis et le carrefour des Ormes.

GRANDIER.

Où l’attendent les assassins, à minuit ?

JEANNE.

Au rocher de Sainte-Maure.

GRANDIER.

Bien ! Maintenant, il y a dans ce cachot une porte secrète ; cherchez-la.

JEANNE.

Non, non, non !

GRANDIER.

Cherchez-la, et dites-moi où elle est : je le veux !

JEANNE, marchant à recalons.

À moi !... à moi !...

GRANDIER.

Le secret ! le secret ! le secret !

Jeanne appuie le doigt sur le point noir qui fait le milieu du n° 5 des deux dés sculptés sur le mur, la porte s’ouvre.

Oh ! la porte ! la porte !

Il court à son épée et dit à Jeanne.

Et maintenant, asseyez-vous et attendez-moi.

Jeanne obéit. Il sort précipitamment.

JEANNE, grinçant des dents.

Ah !...

 

 

ACTE IV

 

 

Dixième Tableau

 

Le bois de l’île Bouchard. Effet de neige.

 

 

Scène première

 

GRANDIER, seul, entrant vivement

 

Me voici au bois de l’île Bouchard, me voici au rocher de Sainte-Maure ; je suis venu à travers la forêt sans suivre de route tracée. N’importe, voilà bien le carrefour des Ormes, là-bas, et je suis passé près de la chapelle du Buis ; c’est bien ici qu’elle a dit qu’on l’attendait ; il doit être minuit moins quelques minutes... Onze heures et demie sonnaient à Richelieu, comme je franchissais la lisière du bois... Oh ! si elle m’avait trompé ou si elle s’était trompée elle-même ! si pendant que j’attends ici, Ursule... N’ai-je pas vu quelque chose se mouvoir là-bas entre les arbres ?... Non, rien. Par bonheur, cette nuit est claire comme un crépuscule... mon Dieu, merci de ces miracles que vous faites en ma faveur !... Quel est ce bruit ?... Je me trompais, c’est la plainte de quelque branche qui plie et se brise sous le poids de la neige... Oh ! cette fois... Non, c’est le vent... Si j’appelais, si j’appelais Ursule, peut-être entendrait-elle ma voix, et me répondrait-elle ; oui, mais peut-être aussi mes cris donneraient-ils l’éveil à ses assassins. Silence !... oh ! oui, silence !... J’ai bien entendu, c’est le claquement d’un fouet, c’est le bruit des grelots ; quelque coche qui court la poste... Il vient de ce côté... Oh ! si c’était elle qu’on m’enlevât... Nous verrons bien !

 

 

Scène II

 

GRANDIER, LE POSTILLON, à cheval, MAURIZIO et BIANCA, dans la voiture

 

LE POSTILLON, arrêtant les chevaux.

Oh ! oooh !...

MAURIZIO, à la portière.

Qu’y a-t-il ? et pourquoi t’arrêtes-tu ?

LE POSTILLON.

Dites donc, est-ce que vous ne voyez pas, là-bas ?

MAURIZIO.

Quoi ?

LE POSTILLON.

On dirait qu’il y a comme un homme, ou plutôt comme un fantôme au milieu du chemin.

MAURIZIO.

Qu’importe ! homme ou fantôme, avance.

LE POSTILLON.

Je vous ai dit, en sortant de la ville, qu’il me semblait que nous étions suivis.

MAURIZIO.

Si nous sommes suivis, raison de plus pour aller vite ; avance, avance.

LE POSTILLON.

C’est que mes chevaux ont peur.

MAURIZIO.

C’est toi qui as peur, misérable, et non tes chevaux... Avance, ou je te casse la tête d’un coup de pistolet.

LE POSTILLON.

Allons, puisque vous le voulez.

Il se remet en route.

GRANDIER.

Arrête, et descends !

LE POSTILLON.

Eh ! je vous le disais bien.

GRANDIER.

Y a-t-il une femme dans cette voiture ?

BIANCA.

Oui ! oui ! oui !

MAURIZIO, ouvrant la portière.

Qui es-tu ? que me veux-tu ?

GRANDIER.

Je demande s’il y a une femme dans cette voiture ?

BIANCA.

Qui que vous soyez, à l’aide ! au secours ! on m’emmène malgré moi, on m’entraîne de force, on me fait violence.

GRANDIER.

Ce n’est point sa voix ; mais qu’importe ! c’est toujours une opprimée qui demande secours. Dieu ne m’aurait pas envoyé sur sa route s’il ne voulait pas que je la secourusse.

MAURIZIO, l’épée à la main.

Qui es-tu ? que veux-tu ? C’est la seconde fois que je le demande... Homme ou spectre, réponds !

GRANDIER.

Maurizio dei Albizzi !

MAURIZIO.

Urbain Grandier !... Je te croyais en prison, magicien.

GRANDIER.

Non, non, je suis libre ! libre pour empêcher les mauvais desseins, et cependant...

MAURIZIO.

Ah ! Grandier, tu vas tout me payer en une seule fois.

BIANCA.

Grandier !... c’est Grandier !

MAURIZIO.

En garde !

GRANDIER.

Seigneur Maurizio, ce n’est pas à vous que j’en veux.

BIANCA.

Grandier, mon protecteur, mon ami, vous qui m’avez déjà sauvée deux fois, ne m’abandonnez pas ; on m’enlève à mon fiancé. À moi ! à moi !

GRANDIER.

Seigneur Maurizio, c’est la volonté du Seigneur que ceux qui s’aiment soient unis. Rendez cette jeune fille à son époux et passez votre chemin.

MAURIZIO.

Je t’ai déjà dit de te mettre en garde.

GRANDIER.

Seigneur Maurizio, je ne suis plus un soldat querelleur, je suis un pauvre moine ; ne me forcez pas de me servir contre vous d’une arme que je n’avais pas prise contre vous.

MAURIZIO.

Ah ! tu étais moins humble que cela dans l’église Saint-Pierre, misérable ! En garde, une dernière fois, en garde !

Il le menace de son épée.

GRANDIER.

Bianca ! devant Dieu, me prenez-vous pour votre protecteur ?

BIANCA.

Oui ! devant Dieu, oui !

Elle tombe à genoux.

GRANDIER.

Alors, priez pour cet homme, il est mort !

Les épées se croisent, Maurizio est blessé.

BIANCA.

Grand Dieu !

GRANDIER.

Oh ! maintenant, à Ursule !

BIANCA.

Ne me quittez pas !

Minuit sonne dans le lointain.

GRANDIER.

Minuit !

URSULE, en dehors.

À l’aide ! au secours !

GRANDIER.

La voix d’Ursule !... Me voilà, Ursule, me voilà !

OLIVIER, BARACÉ et NOGARET, en dehors.

Ah ! misérables ! ah ! bandits ! À mort ! à mort !

Cliquetis d’épées, coups de pistolet.

GRANDIER.

Ursule ! Ursule !

Les Seigneurs poursuivent trois Bandits qui fuient.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, URSULE, OLIVIER, NOGARET, BARACÉ

 

URSULE.

Urbain !... C’est toi, libre, libre quand je te croyais prisonnier... miracle !

OLIVIER, en dehors.

Misérables !

GRANDIER.

Par ici, monsieur de Sourdis, par ici !

URSULE.

Il m’a sauvé, Urbain ; des hommes m’entraînaient du côté de ce rocher, où, disaient-ils, quelqu’un m’attendait ; ils allaient m’assassiner sans doute...

Apercevant Bianca.

Une femme !

GRANDIER, à Olivier, qui entre.

Monsieur de Sourdis, tandis que vous sauviez Ursule, je sauvais Bianca ; vous le voyez, nous sommes quittes.

OLIVIER.

Mon ami !... Oh ! quel est ce cadavre, Bianca ?

BIANCA.

Hélas !

OLIVIER.

Maurizio !

GRANDIER.

Dieu m’a fait coupable, monsieur de Sourdis, pour que vous restiez innocent ; si vous aviez tué le frère, vous ne pouviez plus épouser la sœur.

OLIVIER.

Grandier ! mon ami, que puis-je faire pour toi ?

GRANDIER.

Je vous recommande Ursule, monsieur ; qu’elle soit l’amie de Bianca !

OLIVIER.

Oh ! sa sœur ! la mienne ! sur ma vie, Grandier, sur ma vie !

URSULE.

Mais vous, vous, Urbain, que devenez-vous ?

GRANDIER.

Ursule, j’ai un compte à rendre aux hommes et à Dieu.

URSULE.

Urbain ! Urbain !

GRANDIER.

Adieu, Ursule ; nous ne nous reverrons plus maintenant que là-haut, et bien heureux sera le premier qui ira y attendre l’autre !

Il sort, et, en passant, il jette son épée dans la rivière.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, hors GRANDIER

 

OLIVIER.

Allons ! allons !

BIANCA, montrant Maurizio.

Cet homme était mon frère, Olivier.

NOGARET.

Ah ! il n’est que blessé !

OLIVIER.

Partons ! partons ! il vous reprendrait encore ?

 

 

Scène V

 

BARACÉ, NOGARET, MAURIZIO

 

BARACÉ.

Voilà qu’il revient à lui.

MAURIZIO.

Ah !

NOGARET.

Monsieur, disposez de nous.

BARACÉ.

Nous sommes à vos ordres, monsieur.

MAURIZIO.

Alors, rapportez-moi à la ville, et tâchez que je ne meure pas avant d’y arriver.

NOGARET.

Oh ! oh ! vous avez donc quelque chose de bien pressé à y faire, à la ville ?

MAURIZIO.

Oui, j’ai à me venger !

On l’emporte vers la voiture.

 

 

Onzième Tableau

 

L’église Saint-Pierre. L’église est convertie en tribunal. Au fond, sur une estrade, sont les Juges ecclésiastiques. À gauche est Grandier sur une estrade élevée de deux marches seulement. Au fond et à droite, les Assistants.

 

 

Scène première

 

GRANDIER, MIGNON, LE BAILLI, LES JUGES, LES EXORCISTES, LES ASSISTANTS, puis L’ABBÉ GRILLAU

 

MIGNON.

Faites retirer la sœur Louise des Anges, la sœur Catherine de la Présentation et la sœur Élisabeth de la Croix. La séance est suspendue pour donner quelque repos aux exorcistes.

LE BAILLI, à part.

Le fait est qu’ils doivent être fatigués, depuis cinq heures qu’ils jouent leur comédie.

GRILLAU, au fond.

Laissez-moi passer, laissez-moi passer ; c’est mon enfant, je vous dis.

GRANDIER, aux Juges ecclésiastiques.

Mes frères, vous m’avez reproché de ne pas avoir pris le confesseur que vous vouliez me donner ; je vous ai dit que j’en attendais un dans la piété et dans les lumières duquel j’avais toute confiance ; le saint homme que j’attendais, le voilà, mes frères ; je vous adjure de le laisser venir jusqu’à moi.

LA FOULE.

Oui, oui, c’est juste ; vous avez le droit de le condamner, mais vous n’avez pas le droit de lui refuser un confesseur.

MIGNON.

C’est bien, nous lui accordons encore cela ; nous voulons être indulgent jusqu’au bout.

GRANDIER, souriant.

Merci, mon frère !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, GRILLAU, dans les bras de Grandier

 

GRILLAU.

Grandier, mon enfant !

Pendant toute cette scène, chacun quitte sa place et cause, comme cela pratique quand une audience est suspendue. Mignon est au milieu groupe et gesticule. Les Moines et les autres Juges ecclésiastiques semblent faire tous leurs efforts pour prouver que Grandier est coupable.

VOIX, dans la foule.

C’est égal, ils n’ont pas voulu le confronter avec la supérieure.

UN ÉCOLIER.

Dites donc, elle n’est pas forte en latin, la sœur Louise des Anges, elle a pris quotiès pour quandò.

UN AUTRE.

Oui ; mais comme la sœur Catherine a bien dit : Adoro Jesus-Christus, hein ! Il paraît que le diable a horreur de l’accusatif.

UN AUTRE.

Ce n’est pas comme Mignon.

Ils rient.

GRANDIER, à l’Abbé.

Oh ! je savais bien que vous viendriez.

GRILLAU.

J’ai reçu une lettre de Daniel et je suis accouru.

GRANDIER.

Où est-il, Daniel ?

GRILLAU.

Je l’ai aperçu au milieu d’un groupe d’écoliers ; il m’avait l’air de mener une émeute en ta faveur.

GRANDIER.

Pauvre enfant ! Et ma mère ?

GRILLAU.

Je l’ai rencontrée en arrivant, sur la route.

GRANDIER.

Que fait-elle là ?...

GRILLAU.

Elle attend M. de Laubardemont.

GRANDIER.

Ma mère, une sainte femme comme elle, demander pour moi quelque chose à cet infâme ?

GRILLAU.

Eh ! mon Dieu, elle est mère, et, pour son fils, elle prierait Satan.

GRANDIER.

Oui, on m’avait, en effet, prévenu qu’il allait venir. Où était-il donc, qu’il arrive si vite ?

GRILLAU.

Il était à Tours, et il vient présider ton procès.

GRANDIER.

Dites qu’il vient prononcer mon jugement, mon père.

GRILLAU.

Oh ! que dis-tu là !...

GRANDIER.

Peut-être me trompé-je. Tant mieux pour lui.

GRILLAU.

Tant mieux-pour lui ?

GRANDIER.

Ils ont tant fait souffrir le moine, que le soldat est revenu. Qu’ils prennent garde ! je réglerai mon esprit sur son esprit, et, selon qu’il sera juste, lui, je serai miséricordieux, moi.

GRILLAU.

Je ne te comprends pas, Grandier.

GRANDIER.

Vous savez que parfois je parle pour moi seul et pour Dieu.

GRILLAU.

Et Dieu te parle aussi, à toi, mon fils ; car ta mère m’a tout dit, et c’est Dieu seul qui a pu te révéler l’existence d’Ursule.

GRANDIER.

Oui, pour la sauver une première fois. Dieu m’a parlé ; mais, pour la sauver une seconde fois, cette nuit... Mon père, priez pour votre fils ! votre fils a du sang à ses mains.

GRILLAU.

Hein ? que dis-tu là ?

Bruit dans la foule.

GRANDIER.

Silence, mon père ! je crois qu’il se passe là-bas quelque chose d’extraordinaire.

UN HUISSIER, annonçant.

Messire Jacques de Laubardemont, commissaire extraordinaire de Sa Majesté Louis XIII.

LA FOULE.

Ah ! c’est lui, c’est Laubardemont, c’est le juge du roi ! – Oui, et le bourreau du cardinal.

L’HUISSIER.

Place à messire de Laubardemont ! place !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LAUBARDEMONT

 

LAUBARDEMONT.

Salut, mes pères. Bonjour, messieurs. Huissier, lisez la commission de Sa Majesté, afin que personne n’ignore de mon pouvoir.

LA FOULE.

En voilà un beau juge ! c’est le père de la supérieure du couvent des Ursulines. – Bon ! c’est la fille qui accuse et le père qui juge.

L’HUISSIER, au pied de l’estrade.

Silence, messieurs !

Lisant.

« Le sieur de Laubardemont, conseiller du roi en ses conseils d’État, se rendra immédiatement à Loudun pour informer diligemment contre Grandier sur tous les faits dont il a été ci-devant accusé et autres qui lui seront de nouveau mis à sus, touchant la possession des religieuses des Ursulines de Loudun et autres personnes que l’on dit être aussi possédées et tourmentées des démons par les maléfices dudit Grandier ; décréter faire et parfaire son procès sans avoir égard au renvoi qui pourrait être demandé par lui. En notre palais d’Amboise, ce 5 décembre 1663. Signé : Louis. »

LAUBARDEMONT.

Où est l’accusé ?

GRANDIER.

Me voilà, messire.

Les deux hommes se regardent.

LAUBARDEMONT.

Vos noms ?

GRANDIER.

Urbain Grandier.

LAUBARDEMONT.

Votre âge ?

GRANDIER.

Trente-cinq ans.

LAUBARDEMONT.

Votre qualité ?

GRANDIER.

Supérieur des frères de la Merci de Loudun.

LAUBARDEMONT.

Vous êtes accusé d’avoir, par magie et sortilèges, et en vertu de pactes passés avec le démon, livré à l’ennemi du genre humain la supérieure du couvent des Ursulines et plusieurs de ses religieuses.

GRANDIER.

Je suis accusé de ce crime, c’est vrai ; mais, avec l’aide de Dieu, j’espère triompher de l’accusation.

LAUBARDEMONT.

Soit ; mais, jusqu’à présent du moins, les apparences sont contre vous.

GRANDIER.

Notre-Seigneur a dit : « Ne croyez pas aux apparences. »

LAUBARDEMONT.

Nous allons examiner les faits.

GRANDIER.

Je suis prêt à les réfuter.

LAUBARDEMONT.

Quatre pactes ont été trouvés chez les religieuses.

GRANDIER.

Je nie qu’ils y soient de mon fait ou de ma participation.

MIGNON.

Il est bien facile de nier.

LAUBARDEMONT.

Les voici revêtus de votre signature et de celle de Satan.

GRANDIER.

Je ne sais si la signature de Satan est vraie ; mais je sais que ma signature est fausse.

MIGNON.

Alors, vous nous accusez d’avoir voulu tromper monseigneur ?

GRANDIER.

Je n’accuse personne, je craindrais trop d’accuser injustement.

LAUBARDEMONT.

Cependant les religieuses ont reconnu les pactes en vertu desquels elles sont possédées.

GRANDIER.

C’est-à-dire qu’elles ont déclaré les reconnaître.

MIGNON.

Alors, elles ont menti ?

GRANDIER.

Dieu leur pardonne si c’est à mauvaise intention.

LAUBARDEMONT.

D’où vient, si les religieuses ne sont pas réellement possédées, d’où vient qu’elles voient à distance, et que l’une d’elles la sœur Louise des Anges, vous a vu de sa cellule, causant avec le bailli à l’hôtel de ville ?

GRANDIER.

Quel jour a-t-elle vu cela ?

LAUBARDEMONT.

Avant-hier, dit le procès-verbal.

MIGNON.

Elle l’a vu comme je vous vois.

GRANDIER.

Avant-hier ?

MIGNON.

Oui.

GRANDIER.

C’est bien avant-hier que vous dites ?

MIGNON.

Sans doute.

GRANDIER.

M. le bailli est là, qu’il réponde.

LE BAILLI.

J’affirme sur l’honneur n’avoir vu Grandier avant-hier que dans sa cellule ; j’affirme sur l’honneur n’avoir mis le pied à l’hôtel de ville depuis huit jours.

Murmures dans la foule.

L’HUISSIER.

Silence, messieurs !

GRANDIER.

D’ailleurs, je le répète, le droit de l’accusé, son premier droit, son droit le plus sacré, c’est d’être confronté avec son accusateur. Mon principal accusateur, c’est la supérieure des Ursulines ; je demande à être confronté avec Jeanne de Laubardemont.

LAUBARDEMONT.

C’est bien, on la fera descendre dans ta prison.

GRANDIER.

Non pas dans ma prison, car on falsifierait encore ce procès-verbal comme on a falsifié les autres...

Murmures.

Pas dans ma prison ; ici, dans cette église, en présence des hommes, en face de Dieu ; et cela, non pas ce soir, non pas demain, mais à l’instant même.

LAUBARDEMONT.

Cela ne se peut pas.

Murmures.

GRANDIER.

Pourquoi cela ne se peut-il pas ?

VOIX.

Oui, oui, il a raison ! la confrontation, la confrontation ! la supérieure ! la supérieure !

LAUBARDEMONT.

La supérieure est enfermée dans sa cellule avec deux saints hommes qui prient Dieu de la délivrer du démon que cet homme a mis en elle.

Murmures.

GRANDIER, à Grillau.

Mon père, quelque chose me dit que, si j’appelais cette femme, fût-ce malgré elle, elle viendrait.

GRILLAU.

Appelle, alors, appelle !

GRANDIER.

Croyez-vous que j’aie ce droit ?

GRILLAU.

Oui.

GRANDIER.

Que ce ne soit pas un péché que de forcer la volonté d’une créature humaine ?

GRILLAU.

Si c’est un péché, je le prends sur moi. Appelle, appelle !

GRANDIER.

Messire Jacques de Laubardemont, vous refusez à moi, Urbain Grandier, accusé de magie et de sortilège par la supérieure des Ursulines de Loudun, de me confronter avec Jeanne de Laubardemont, mon accusatrice ?

LAUBARDEMONT.

Je refuse de la déranger dans ses prières.

GRANDIER.

Prenez garde ! moi aussi, je peux prier Dieu, et Dieu peut m’exaucer.

LAUBARDEMONT.

Et que lui demanderas-tu, à Dieu ?

GRANDIER.

Je lui demanderai d’amener ici Jeanne de Laubardemont, malgré les deux religieux qui l’assistent, malgré vous, malgré elle-même.

LAUBARDEMONT.

Demande.

GRANDIER.

Encore une fois, vous refusez ?

LAUBARDEMONT.

Je refuse !

GRANDIER.

Au nom du Dieu vivant, qui lit dans nos cœurs et qui juge de nos intentions, Jeanne de Laubardemont, je t’adjure de quitter ta cellule et de venir renouveler en face de moi les accusations que tu as portées en mon absence ; Dieu me donne le pouvoir d’ordonner en son nom... Viens, Jeanne ! viens, viens, viens !

Il reste le bras étendu ; chacun se retourne et attend. Murmure qui annonce Jeanne. Mouvement. On la voit paraître ; elle marche d’un pas lent et solennel. Rumeur parmi les assistants.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, JEANNE

 

JEANNE.

Me voilà !

LAUBARDEMONT.

Pourquoi viens-tu ?

JEANNE.

Une voix m’appelle à laquelle je suis forcée d’obéir.

LAUBARDEMONT.

C’est celle de cet homme.

JEANNE.

Tu m’as appelée, Grandier ?

GRANDIER.

Oui.

JEANNE.

Que veux-tu de moi ?

GRANDIER.

Je veux que tu renouvelles en face de moi les accusations que tu as portées en arrière de moi.

JEANNE.

Interrogez-moi, mon père, et je répondrai.

LAUBAUDEMONT.

Jeanne de Laubardemont, depuis combien de temps connais-tu cet homme ?

JEANNE.

Depuis qu’il est supérieur des frères de la Merci de Loudun.

LAUBARDEMONT.

L’avais-tu jamais vu avant de le rencontrer dans cette ville ?

JEANNE.

Jamais !

LAUBARDEMONT.

As-tu contre lui quelque sentiment d’amour ou de haine ?

JEANNE.

Aucun.

LAUBARDEMONT.

Jeanne de Laubardemont, as-tu accusé Urbain Grandier d’avoir donné un philtre d’amour à Ursule de Sablé, comtesse de Rovère ?

JEANNE.

Oui !

LAUBARDEMONT.

As-tu accusé Urbain Grandier de l’avoir fait passer pour morte et de l’avoir cachée dans sa cellule ?

JEANNE.

Oui !

LAUBARDEMONT.

As-tu accusé Urbain Grandier d’avoir, par ses maléfices, chassé l’esprit saint du couvent et d’en avoir fait la demeure du démon, à ce point que les plus saintes filles, oubliant leurs devoirs, passaient les nuits en bals et en fêtes, au lieu de les passer en pénitence et en prières ?

JEANNE.

Oui !

LAUBARDEMONT.

Vous le voyez, en présence comme en absence, elle accuse, et l’accusation est précise, il me semble.

GRANDIER.

À mon tour d’interroger, maintenant.

LAUBARDEMONT.

À ton tour d’interroger, dis-tu ?

GRANDIER.

Oui.

LAUBARDEMONT.

Jeanne, je vous défends de répondre.

JEANNE.

Oh ! soyez tranquille, mon père !

GRANDIER.

Avec l’aide de Dieu, tu me répondras, cependant.

JEANNE.

Moi ?

GRANDIER.

Oui, toi !

JEANNE.

Ah ! plutôt que de répondre...

Elle essaye de fuir.

GRANDIER, élevant son bras gauche.

Arrête !

JEANNE, luttant.

Ah ! ah ! ah !

GRANDIER.

Écoutez tous ! car, cette fois, vous allez entendre la vérité.

MIGNON.

Vous voyez bien que cet homme a une puissance infernale !

GRANDIER.

Vous avez déclaré ne me connaître que depuis un an, Jeanne ; depuis combien de temps me connaissez-vous ?

JEANNE.

Depuis dix ans.

Murmures.

GRANDIER.

Vous avez dit m’avoir vu pour la première fois à Loudun ; Jeanne, où m’avez-vous vu pour la première fois ?

JEANNE.

À Bordeaux.

Murmures.

GRANDIER.

Vous avez dit que vous ne m’aimiez ni ne me haïssiez. Me haïssez-vous ? ou m’aimez-vous ?

JEANNE.

Je vous aime !

Murmures, rumeurs, étonnement.

LAUBARDEMONT.

Que dis-tu là, Jeanne ? que dis-tu ?

GRANDIER.

Oh ! attendez, vous n’êtes pas au bout... Vous avez dit que j’avais fait prendre un philtre à Ursule de Sablé, comtesse de Rovère ; qui a versé le philtre ?

JEANNE.

C’est moi !

Murmures.

GRANDIER.

Vous avez dit que j’avais caché Ursule de Sablé dans ma cellule. Qui retenait Ursule de Sablé prisonnière dans l’in-pace du couvent des Ursulines ?

JEANNE.

C’est moi !

GRANDIER.

Où vous ai-je trouvée, quand j’ai été vous demander la clef de la prison d’Ursule ?

JEANNE.

Au milieu d’une fête que les religieuses donnaient dans le cloître des Ursulines.

Murmures.

GRANDIER.

Avais-je connaissance de cette fête, des fêtes précédentes ou de celles qui devaient les suivre ?

JEANNE.

Vous les ignoriez toutes.

GRANDIER.

Ai-je employé, pour vous reprendre cette clef, aucun moyen magique ou sacrilège ?

JEANNE.

Aucun. Vous m’avez dit : « Au nom du Seigneur Dieu, rends-moi cette clef, » et je vous l’ai rendue.

GRANDIER.

Pourquoi teniez-vous Ursule emprisonnée ?

JEANNE.

Parce qu’elle t’aimait et que tu l’aimais.

Murmures.

GRANDIER.

Quand avez-vous pris cette résolution, de la faire passer pour morte ?

JEANNE.

Après mon voyage en Italie.

GRANDIER.

Que veniez-vous faire en Italie ?

JEANNE.

Je venais t’offrir ma main, une dot de trois cent mille livres, et le grade de capitaine.

GRANDIER.

Qu’ai-je répondu à cette offre ?

JEANNE.

Tu l’as refusée.

GRANDIER.

Pourquoi l’ai-je refusée ?

JEANNE.

Parce que tu ne m’aimais plus !

Rumeurs.

GRANDIER.

Jacques de Laubardemont, ce que tu viens d’entendre est l’exacte et sainte vérité. Ordonne que je rentre pur et justifié dans ma cellule, et tout sera oublié, comme cela doit se faire entre chrétiens.

LAUBARDEMONT.

Que l’on reconduise l’accusé dans sa prison.

Rumeurs.

GRANDIER.

Prends garde, Laubardemont ! Je t’offre la paix, et tu choisis la guerre ; je le propose l’oubli, et tu prends la vengeance.

LAUBARDEMONT.

Archers, vous avez entendu, obéissez !

Murmures.

GRANDIER.

Un instant ! j’ai encore quelques questions à faire à cette femme.

LA FOULE.

Oui, oui, qu’il parle ! – Parle, Grandier, parle ! nous te défendrons, s’il le faut.

GRANDIER.

Jeanne, vous avez dit que j’avais refusé votre main, vos trois cent mille livres et le grade de capitaine, parce que je ne vous aimais plus ; dites maintenant pourquoi j’avais cessé de vous aimer.

JEANNE.

Pourquoi ?... Parce que... Mon Dieu !... mon Dieu !... parce que...

GRANDIER.

Parlez !

JEANNE.

Parce qu’à Bordeaux, un soir... un soir que vous étiez caché parmi les saules de la rivière... vous avez vu...

GRILLAU, bas.

Oh ! mon Dieu, serait-ce... ?

GRANDIER.

Qu’ai-je vu ? Dites !

JEANNE.

Oh ! faut-il donc absolument que je parle ?

GRANDIER.

Oui, absolument, il le faut !

JEANNE.

Parce que vous avez vu sortir un homme de chez moi.

GRANDIER.

Qu’était pour vous cet homme ?

JEANNE.

C’était mon amant.

Murmures.

GRANDIER.

Cet homme vit-il toujours ?

JEANNE.

Il vit.

GRANDIER.

A-t-il été puni comme il méritait de l’être ?

JEANNE.

Il vit comblé d’honneurs et de dignités.

GRANDIER.

Où est cet homme ?

JEANNE.

Il est ici.

LAUBARDEMONT.

Malheureux !

GRANDIER.

Nommez-le.

JEANNE.

Oh ! non, non, je ne le nommerai pas... Non, tu ne peux exiger une pareille chose.

GRANDIER.

Soit, ne le nommez pas, j’y consens ; mais désignez-le du doigt, je le veux.

JEANNE lève lentement son doigt à la hauteur de Laubardemont.

Le voilà !

LAUBARDEMONT.

Misérable !

LA FOULE.

Son père ! le juge ! Laubardemont !

GRANDIER.

Maintenant, Jeanne, réveille-toi, souviens-toi de tout ce que tu viens de dire, et que ce souvenir soit ta punition.

JEANNE, se réveillant et regardant autour d’elle.

Mon Dieu ! ah !...

Se rappelant ce qu’elle vient dire.

Infamie !

Elle rabat son voile et s’enfuit.

LA FOULE, s’écartant devant elle.

Va-t’en, maudite ! va-t’en, incestueuse ! va-t’en, sacrilège ! va-t’en !

LAUBARDEMONT.

À moi, archers !

Tumulte effroyable.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, hors JEANNE

 

GRILLAU.

Vous l’entendez, il est innocent ! il est innocent !

LAUBARDEMONT.

Il a menti !

GRILLAU.

Il y a deux ans qu’en confession il m’a dit, à moi, tout ce qu’il vient de dire ; par mes cheveux blancs, il est innocent, je vous le jure.

LAUBARDEMONT.

C’est le démon qui l’a inspiré. Il n’y a que le démon qui puisse forcer une fille d’accuser son père.

GRILLAU.

Et moi, pauvre prêtre, mol, je te dis : c’est Dieu qui a voulu que le crime fût découvert là où était le crime, et que l’innocence fût reconnue là où était l’innocent.

TOUT LE PEUPLE, s’élançant.

Il est innocent ! il est innocent ! Plus de juge, plus de procès, plus de prison ! Liberté ! liberté !

On force les gardes.

MADAME GRANDIER.

Mon fils !

DANIEL.

Mon frère !

TOUS.

Grandier ! Grandier !

GRANDIER.

Mes amis !

LAUBARDEMONT.

Oh ! malédiction sur cet homme et sur toute sa famille !

MAURIZIO, dans la coulisse.

Attends, Laubardemont, attends, je t’apporte du secours.

On s’écarte et l’on voit un homme blessé qu’on apporte sur une civière.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, MAURIZIO

 

GRANDIER.

Maurizio.

MAURIZIO.

Oui, c’est moi, Urbain ; à mon tour de t’accuser, je t’accuse.

LA FOULE.

Vous accusez ! vous ! vous !

GRANDIER.

Ah ! je l’avais oublié.

LAUBARDEMONT.

Qui que tu sois, tu es le bienvenu.

MADAME GRANDIER.

Quel est cet homme ?

GRANDIER.

Oh ! ma mère ! ma mère !

MAURIZIO, se soulevant.

Oui, j’accuse Urbain Grandier de magie, de sacrilège et d’homicide !

LAUBARDEMONT.

Parle ! parle !

LA FOULE.

De magie, de sacrilège et d’homicide ?

MAURIZIO, debout.

Oui, j’accuse Grandier de magie ; car chacun sait que, pendant la nuit dernière, Grandier était enfermé dans la prison de la ville, et il est sorti de cette prison sans que les portes aient été ouvertes, sans que les geôliers l’en aient vu sortir.

TOUS.

Oh ! oh !

MAURIZIO.

Oui, j’accuse Grandier de sacrilège ; car, malgré le commandement du Seigneur, il s’est servi de l’épée sous ce costume saint qui proscrit l’épée.

TOUS.

Oh !

MAURIZIO.

Oui, j’accuse Grandier d’homicide, car il m’a frappé à mort ; et, si vous eu doutez,

Ouvrant son pourpoint.

regardez la blessure. La reconnais-tu, meurtrier ? Tiens, vois, vois, vois !

Il vient tomber aux pieds de Grandier.

TOUS.

Oh !

GRILLAU.

Mais réponds donc !

DANIEL.

Mais dis donc que ce n’est point vrai, frère !

MADAME GRANDIER.

Mais démens donc cet homme !

MAURIZIO.

On ne dément pas les morts, et je meurs.

GRILLAU.

Messieurs, messieurs, cet homme ment comme les autres.

TOUS.

Oui, oui, il ment !

GRANDIER.

Cet homme dit la vérité, mes frères ; Je me livre à la justice des hommes ; implorez pour moi la miséricorde de Dieu. Je m’abandonne à vous !...

LAUBARDEMONT.

Reconduisez-le dans sa prison, et que, cette fois, on le garde à vue.

 

 

ACTE V

 

 

Douzième Tableau

 

La prison de Grandier. Une grille au fond, à travers laquelle on voit se promener la Sentinelle, son mousquet sur l’épaule.

 

 

Scène première

 

GRANDIER, GRILLAU, LE GREFFIER, GARDES et EXEMPTS

 

LE GREFFIER, lisant.

« Nous, juges ecclésiastiques, réunis sous la présidence du sieur de Laubardemont, conseiller es conseil d’État et privé du roi, commissaire extraordinaire nommé en cette occasion, avons déclaré et déclarons Urbain Grandier, supérieur du couvent des frères de la Merci de Loudun, atteint et convaincu du crime de magie, maléfices et homicide, les deux premiers sur la personne des religieuses ursulines de Loudun, et le dernier sur la personne du comte Maurizio dei Albizzi ; pour réparation duquel avons condamné et condamnons ledit Grandier à faire amende honorable, nu-tête, la corde au cou, devant la principale porte de l’église Saint-Pierre-du-Marché, et devant celle de Sainte-Ursule de cette ville, et, là, à genoux, demander pardon à Dieu, au roi et à la justice ; et, ce fait, être conduit dans la cour de l’hôtel de ville pour y être attaché à un poteau, sur un bûcher qui, à cet effet, sera dressé audit lieu, et y être son corps brûlé vif avec les pactes et caractères magiques restant au greffe. Prononcé en l’une des chambres de la prison de Loudun, audit Grandier, le 6 décembre 1634. » Vous avez entendu ?

GRANDIER.

Oui.

LE GREFFIER.

Vous plairait-il de signer votre arrêt, comme c’est l’usage ?

GRANDIER.

En avouant le crime d’homicide, oui ; mais en repoussant ceux de magie et de sortilège.

LE GREFFIER, lui présentant une plume.

Faites ainsi qu’il vous conviendra.

GRANDIER.

« Je reconnais être coupable d’homicide sur la personne du comte Maurizio dei Albizzi, ce dont je demande bien humblement pardon à Dieu ; mais je nie tous les autres crimes qui me sont imputés par ledit arrêt. Grandier. » Voilà ce que vous désirez, monsieur.

LE GREFFIER.

Demandez-vous quelque chose ?

GRANDIER.

Rien, et je remercie mes juges de m’avoir épargné la torture...

À Grillau.

Je vous retrouverai sur la route avec ma mère ?

GRILLAU.

Ni l’un ni l’autre ne te manqueront au dernier moment.

GRANDIER.

Quant à Daniel...

GRILLAU.

Eh bien ?

GRANDIER.

Tâchez de l’écarter... C’est un enfant, un pareil spectacle le tuerait.

GRILLAU.

Hélas ! depuis hier au soir, nous ne l’avons pas vu.

GRANDIER.

Quelque part qu’il soit, Dieu est avec lui.

Grillau sort. Se retournant.

Pour quelle heure, messieurs ?

LE GREFFIER.

Pour ce matin, à neuf heures.

GRANDIER.

Merci... Allez, mon père, allez !...

Il va s’asseoir sur un banc ; le Greffier sort avec les Gardes et les Exempts, dont le dernier reçoit une bourse des mains de Daniel, qui s’est glissé derrière les Soldats.

 

 

Scène II

 

GRANDIER, DANIEL

 

DANIEL.

Frère ! frère !

GRANDIER.

Ah ! c’est toi, Daniel !

DANIEL.

Chut !

GRANDIER.

Comment es-tu entré ?...

Il l’enveloppe de son manteau et le fait passer devant lui.

On m’a dit qu’on avait défendu ma prison à ma mère et à toi.

DANIEL.

J’ai donné aux exempts tout ce que je possédais ; ils ont fait semblant de ne pas me voir, et je me suis glissé entre eux.

GRANDIER.

Pauvre enfant, sais-tu à quoi tu t’exposes ?

DANIEL.

Moi ?

GRANDIER.

N’as-tu pas entendu cet homme crier malédiction sur moi et sur toute ma famille ?

DANIEL.

Dieu me protégera ; et puis, d’ailleurs, à tout prix, il fallait que je te visse... On s’occupe de te sauver, Grandier.

GRANDIER.

Qui cela ?

DANIEL.

M. de Sourdis.

GRANDIER.

Tu l’as vu ?

DANIEL.

Oui.

GRANDIER.

Qu’est devenue Ursule ? qu’est devenue Bianca ?... Le seul malheur qui puisse m’arriver maintenant est d’ignorer leur sort et de mourir en l’ignorant.

DANIEL.

Bianca a encore son habit de mariée ; elle a épousé cette nuit M. de Sourdis. Ursule a déjà son habit de novice, car elle entre aux Carmélites ce soir.

GRANDIER.

Alors, toutes deux prient pour moi ; je suis tranquille, car la prière de deux anges m’aura précédé au ciel.

DANIEL.

Maintenant, frère, parlons de toi.

GRANDIER.

De moi ?

DANIEL.

Oui ; en venant ici, j’ai traversé la cour de l’hôtel de ville.

GRANDIER.

Eh bien ?

DANIEL.

Dans cette cour, j’ai vu un bûcher.

GRANDIER.

C’est le mien.

DANIEL.

Oh ! j’ai passé bien vite ; mais écoute, ce n’est pas ce danger-là que je redoute le plus, puisque, je te l’ai dit, M. de Sourdis s’occupe de te sauver.

GRANDIER.

Et quel autre danger puis-je donc courir ?

DANIEL.

Frère, il y avait à l’hôtel de ville M. de Laubardemont, qui causait avec deux soldats ; je l’ai vu sourire, je me suis défié ; alors, j’ai suivi ces soldats, je leur étais inconnu, ils n’ont pas pris garde à moi, j’ai donc pu entendre ce qu’ils disaient en rejoignant leurs camarades.

GRANDIER.

Et que disaient-ils ?

DANIEL.

Ils disaient que M. de Laubardemont craignait le scandale d’un supplice public ; ils parlaient de la déposition de la supérieure, qui pouvait se renouveler ; ils ajoutaient que M. de Laubardemont donnerait bien mille livres pour qu’un accident arrivât au condamné.

GRANDIER.

Oui, je comprends.

DANIEL.

Alors, un des soldats a dit : « Un accident ?... Parbleu ! c’est bien facile ; la sentinelle qui garde Grandier n’a, en se promenant devant la grille du cachot, qu’à abaisser son mousquet comme pour le désarmer, et alors, en le désarmant, le chien échappe et le coup part... » Voilà un accident tout trouvé...

Pendant qu’il parle, on voit la Sentinelle abaisser son mousquet à travers la grille.

Oh ! frère, cet homme qui a dit cela...

Daniel se jette au-devant de Grandier. Le coup part.

GRANDIER.

Ah ! pour qui ce coup de feu ?

DANIEL.

Pour Daniel, heureusement !... Embrasse-moi, frère... Je meurs !

GRANDIER.

Et moi qui les remerciais de m’avoir épargné la torture !

Il le prend dans ses bras et l’emporte sur le banc.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, OLIVIER

 

OLIVIER.

Qu’y a-t-il ? et qu’est-ce que ce coup de feu ?

LA SENTINELLE.

Un accident, mon officier : en désarmant mon mousquet, comme la mèche était allumée, le coup a parti.

OLIVIER.

C’est moi qui commande l’escorte qui dois conduire le prisonnier au bûcher... Ouvrez-moi.

Le Geôlier ouvre.

 

 

Scène IV

 

GRANDIER, OLIVIER, DANIEL

 

OLIVIER.

Grandier !... Grandier !... Ah ! le voilà... Écoute, Grandier, c’est moi qui commande les hommes qui doivent l’escorter ; ces hommes sont à moi ; au coin de la place Sainte-Croix, dix chevaux tout sellés attendent, montés par huit cavaliers ; les deux chevaux sans cavalier sont pour toi et pour moi. En passant près de ces chevaux, nous sautons en selle ; en quatre heures, nous sommes à Poitiers ; là, dix autres chevaux préparés par mes soins nous attendent ; demain, nous sommes à la Rochelle ; dans trois jours, en Espagne... Ah ! c’est bien le moins que je fasse cela pour toi, pour toi qui m’as rendu Bianca, c’est-à-dire plus que ma vie, et qui meurs pour me l’avoir rendue... Mais qu’as-tu donc ? Tu ne réponds pas... Grandier !... Grandier !...

GRANDIER, sanglotant.

Regardez !... regardez !

OLIVIER.

Daniel, tué !... tué par ce coup de feu !...

GRANDIER.

Vous voyez bien que je ne puis me sauver, monsieur de Sourdis ; car, au lieu d’une, maintenant j’ai deux morts à expier.

 

 

Treizième Tableau

 

La cour de l’hôtel de ville. À droite, façade à balcon : perron de même coté. Échafaudages au fond. Arcades par lesquelles on pénètre dans la cour ; au milieu, le bûcher, gardé par des Soldats.

 

 

Scène première

 

GRILLAU, MADAME GRANDIER, SOLDATS, FOULE DE PEUPLE

 

GRILLAU.

Et vous aurez le courage de l’attendre ici ?

MADAME GRANDIER.

La Vierge n’a-t-elle pas suivi son divin fils jusqu’au pied de la croix ? Je m’appelle Marie comme elle, et mon fils est innocent comme le sien.

UNE FEMME.

Dites donc, commères, vous ne savez pas, on dit que les religieuses se sont rétractées, et qu’elles n’ont fait tant de bruit que parce qu’elles étaient amoureuses de lui.

UN HOMME, entrant.

Oh ! c’est une infamie ! c’est une indignité !

LES FEMMES.

Quoi donc ? quoi donc ?

L’HOMME.

Il lui en arrivera malheur.

LES FEMMES.

À qui ?

L’HOMME.

À cet infâme Mignon.

UNE FEMME.

Qu’a-t-il fait encore ?

L’HOMME.

Comme Grandier achevait de faire amende honorable à la porte de l’église Sainte-Croix, Mignon lui a donné un crucifix d’argent à baiser.

LES FEMMES.

Eh bien ? eh bien ?

L’HOMME.

Grandier en a approché ses lèvres ; mais à peine ses lèvres l’ont-elles touché, qu’il a jeté un cri.

LES FEMMES.

Bah !

L’HOMME.

« Voyez-vous, a dit Mignon, le démon qui est en lui ne peut supporter la présence de Notre-Seigneur. »

LES FEMMES.

Était-ce vrai ?

L’HOMME.

Attendez donc ! Alors, Grandier a appelé M. de Sourdis et lui a parlé tout bas.

LES FEMMES.

Que lui a-t-il dit ?

L’HOMME.

Je ne sais ; mais M. de Sourdis a arraché le crucifix des mains de Mignon et l’a plongé dans le bénitier que tenait le sacristain ; l’eau sainte s’est mise à bouillir : le crucifix sortait du feu et était brûlant comme un fer rouge.

LES FEMMES.

Infamie ! horreur !

MADAME GRANDIER.

Remerciez Dieu avec moi, mes sœurs ; c’est une éternité de bonheur que lui font ses bourreaux.

LES FEMMES.

Sa mère !... Oh ! pauvre femme !

MADAME GRANDIER.

Est-il encore bien loin ?

L’HOMME.

Non, car voilà le bourreau.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LAUBARDEMONT et SA SUITE, LE BOURREAU

 

Laubardemont traverse le théâtre au milieu des murmures de la foule ; les enfants qui sont sur les échafaudages lui jettent des pierres. Il se retourne.

LAUBARDEMONT.

Prenez garde, bourgeois de Loudun ! ce bûcher, dressé pour un seul, pourrait bien servir à plusieurs !

Il entre à l’hôtel de ville ; nouvelles menaces ; les Gardes qui le suivent font un mouvement. La foule recule.

CRIS, hors de la cour.

Le voilà ! le voilà !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, GRANDIER, OLIVIER, GARDES, MOINES, etc.

 

UNE FEMME, agenouillée.

Saint martyr, tu prieras pour moi, n’est-ce pas ?

UNE AUTRE.

Votre main, mon père ! votre main !

UNE AUTRE.

Mon père, votre bénédiction !

UNE AUTRE.

Laissez-moi couper un morceau de votre habit, c’est la robe d’un saint.

GRANDIER.

Hélas ! mes frères, hélas ! mes amis, je ne suis qu’un pauvre pécheur comme vous.

MADAME GRANDIER.

Vous le voyez, ce n’est pas un condamné, c’est un triomphateur... Grandier !...

GRANDIER.

Ma mère !

MADAME GRANDIER.

Viens, mon fils ! viens, mon Grandier, viens !

GRANDIER.

Oh ! ma mère ! ma mère !

MADAME GRANDIER.

Je serai forte, ne crains rien.

GRANDIER.

Parce que vous ne connaissez pas tout votre malheur, ma mère.

MADAME GRANDIER.

Grandier, j’ai eu cette nuit une vision qui change ma douleur en joie ; je t’ai vu assis à la droite du Seigneur, avec une auréole au front.

GRANDIER.

M’y avez-vous vu seul, ma mère ?

MADAME GRANDIER.

Non ; chose étrange, Daniel était avec toi et près de toi, et tous deux vous me disiez : « Ne pleure pas, sainte femme, nous sommes bien heureux. »

GRANDIER.

Alors, ma mère, Dieu vous a dit ce que je n’osais vous dire.

MADAME GRANDIER.

Daniel doit te suivre ?

GRANDIER.

Daniel m’a précédé.

MADAME GRANDIER.

Il est mort ?

GRANDIER.

Ils l’ont tué !

MADAME GRANDIER.

Deux martyrs au lieu d’un ! Mon Dieu ; Je suis élue entre toutes les mères.

L’Huissier paraît au balcon ; rumeurs dans la foule.

L’HUISSIER, au balcon.

Silence !

Lisant.

« Arrêt qui condamne Urbain Grandier à la peine de mort, comme magicien, sacrilège et homicide. »

VOIX, dans la foule.

Jeanne ! Jeanne, la fille du juge, la supérieure des Ursulines, pieds nus, en habit de pénitente !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, JEANNE

 

JEANNE.

Oui, Jeanne, Jeanne pieds nus, en habit de pénitente.

LE GREFFIER, lisant.

« Nous, juges ecclésiastiques, réunis sous la présidence de... »

JEANNE.

Silence ! Laissez-moi parler d’abord, et, ensuite, vous lirez votre arrêt, si vous l’osez.

LA FOULE.

Écoutons ! écoutons !

JEANNE.

Oui, oui, écoutez tous, et je voudrais que le monde entier fût ici pour m’entendre : c’est cet homme qui est condamné, mais c’est moi qui suis la coupable ; c’est cet homme qui va mourir, mais c’est moi qui ai mérité la mort.

GRANDIER.

Mon Dieu, que dit-elle ?

MADAME GRANDIER.

Il est écrit qu’il ne manquera rien à ta gloire, ô mon fils !

JEANNE.

Je t’aimais, et c’est cet amour qui m’a perdue ; ma haine, c’était de l’amour ; ma vengeance, c’était de l’amour ; mon parjure, mon impiété, mon sacrilège, c’était encore de l’amour. Oh ! noble esprit, cœur chaste, âme pure,

Tombant à genoux.

pardonne-moi ! pardonne-moi !

GRANDIER.

Pauvre créature ! n’est-ce point pour une pécheresse comme toi qu’ont été dites ces paroles du Christ : « Il te sera beaucoup remis, car tu as beaucoup aimé ! »

GRILLAU, lui faisant signe que le Bourreau attend.

Mon fils !

GRANDIER.

Oui, il est temps, n’est-ce pas ?

OLIVIER, s’approchant.

Grandier, dis un mot, fais un signe, et tu es sauvé.

GRANDIER.

Je vous recommande Ursule, monsieur de Sourdis.

MADAME GRANDIER, lui tendant les bras.

Mon fils !

JEANNE, baisant le bas de sa robe.

Grandier !

GRANDIER.

Ma mère, soyez bénie !...

Il baise le crucifix que lui présente Grillau, puis il monte sur le bûcher.

Jeanne, soyez pardonnée !

Il étend ses deux bras, qu’on attache aux deux branches du poteau.

LES DEUX FEMMES.

Ah !...

Le Bourreau met le feu au bûcher.

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