Ma place et ma femme (Jean-François Alfred BAYARD - Gustave DE WALLY)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 30 avril 1830.

 

Personnages

 

MONSIEUR LAROCHE, inspecteur à Senlis

MONSIEUR DE LUSSAN, chef de division à Paris

AUGUSTE DARVET, sous-chef

DUPONT, chef du contentieux

GEORGES, garçon de bureau

MADAME PRÉVAL, sœur de Monsieur de Lussan

MADAME ADÈLE LAROCHE

DANSEURS

DANSEUSES, etc.

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

 

Le cabinet du chef de division. Portes au fond, à droite et à gauche de la cheminée. À droite, une porte latérale qui est celle d’un cabinet. Du même côté un bureau, chargé de papiers.

 

 

Scène première

 

GEORGES, seul, assis dans un fauteuil

 

Air maussade et important. Il range les papiers sur le bureau.

Dix heures moins un quart, et personne dans les bureaux ! Incessamment ils ne viendront qu’à midi ; et me voilà ! Oh ! je suis matinal, je viens régulièrement à neuf heures. D’abord, par habitude, et puis vous me direz que pour rester chez moi en tête-à-tête avec ma femme, ce n’est pas la peine.

 

 

Scène II

 

GEORGES, LAROCHE, ADÈLE

 

LAROCHE, entr’ouvrant la porte du fond à gauche.

Hum ! hum !

GEORGES.

Qu’est-ce ? que voulez-vous ? il n’y a personne.

LAROCHE.

En ce cas, j’entre. Tiens, vois, ma bonne amie, le bureau, les cartons, tout cela me rajeunit de vingt ans.

GEORGES, se levant avec colère.

Mais quand je vous dis...

LAROCHE.

Eh ! je ne me trompe pas : c’est le vieux Georges, c’est lui ! ma bonne amie, voici le doyen des garçons de bureau de l’administration ; un homme bon, aimable, complaisant...

Bas.

sot et brutal.

GEORGES.

Oh ! il n’y a pas grand mérite, nous le sommes tous... Mais pardon, monsieur, je n’ai pas l’honneur...

LAROCHE.

Comment, vous ne vous rappelez pas ?... Allons donc, regardez-moi bien ; il y a trois ans, un de vos protégés, un bon enfant, Laroche.

GEORGES.

Laroche ! Ah ! oui, monsieur Gaspard Laroche, n’est-ce pas ?

À part.

Ah ! mon Dieu ! le plus ennuyeux solliciteur.

LAROCHE.

C’est cela ! j’étais bien sûr qu’il me reconnaîtrait.

GEORGES.

Eh ! par quel hasard êtes-vous à Paris ? je vous croyais placé en province, dans le département...

LAROCHE.

Dans le département de l’Oise, à Senlis. Mais je m’ennuie en province ; l’atmosphère des petites villes et des petites places ne me convient pas ; et comme j’ai appris qu’il y avait à Paris une vacance.

GEORGES.

Vous croyez ?

LAROCHE.

Eh ! oui, le secrétariat, une place charmante.

GEORGES.

Ah ! toujours de l’ambition, monsieur Laroche.

LAROCHE.

Toujours, c’est ce qui me soutient... Mais avant de me présenter, je ne serais pas fâché de prendre un peu l’air du bureau ; dites-moi, mon petit Georges, quel est notre nouveau chef de division ?

GEORGES.

Monsieur de Lussan, neveu du directeur général, un jeune homme à la mode, fort galant, fort ami de ses plaisirs, ne manquant pas un bal, venant au bureau à midi...

LAROCHE.

Et s’en allant à une heure, c’est juste. L’exactitude ne le regarde pas ; quinze mille francs d’appointements ! passé mille écus, ce n’est plus de rigueur... et le sous-chef ?

GEORGES.

Oh ! pour celui-là, c’est différent ; un homme exact, laborieux, monsieur Darvet.

ADÈLE.

Monsieur Auguste !

GEORGES.

Précisément, madame.

LAROCHE.

Quoi ! celui dont tu m’as parlé ? mon prédécesseur à Senlis !

ADÈLE.

En effet, je crois me rappeler...

GEORGES, à part.

Oh ! comme elle paraît émue !

LAROCHE.

Ah ! ce petit Darvet, il est sous-chef à présent. Cela se rencontre à merveille : me voilà un protecteur tout trouvé ! Allons, ne nous embrouillons pas. Monsieur Darvet, mon prédécesseur, homme de travail et de cabinet ; monsieur de Lussan, homme du monde : parler de plaisirs à l’un, parler d’affaires à l’autre ; avec cela, un peu d’assurance, je n’en manque pas ; de l’esprit, ma femme en a, et je suis sûr de réussir,

Tirant sa montre.

Comment, déjà dix heures ! je cours à la Marine, où j’ai un rendez-vous ; de là aux Ponts-et-Chaussées, où j’en ai un autre ; et puis à l’Instruction.

GEORGES.

Ah ! mon Dieu ! vous sollicitez donc partout ?

LAROCHE.

Partout, mon cher Georges ; pas pour moi, pour mes amis ; par procuration, afin de me tenir en haleine, et de n’en pas perdre l’habitude... ça ne peut pas faire de mal. À propos, je vais toujours vous laisser une pétition ; oh ! ils en seront contents, elle est rédigée avec une clarté, un talent ! c’est tout simple, j’en ai tant fait... Eh ! mais, où donc est-elle ?

ADÈLE.

Vous verrez qu’il l’a oubliée ; toujours le même !

LAROCHE.

Là, là, ne te fâche pas. Je croyais pourtant... Ah ! je me rappelle ; hier, après l’avoir écrite, pendant que vous étiez au spectacle, je l’ai laissée sur ta toilette ; je cours la chercher. Diable ! et mon rendez-vous ! Comment faire ?

ADÈLE.

Allons, tu es toujours embarrassé pour rien ; tu me conduisais chez ta cousine, j’irai seule, cours à ton rendez-vous ; je garde la citadine que nous avons prise, je vais chercher tes papiers, je les rapporte à monsieur.

LAROCHE.

C’est cela, l’hôtel est ici près. Hein ! ma petite femme, elle a un esprit, une vivacité !

GEORGES, à demi-voix.

Il paraît que c’est elle qui vous mène ?

LAROCHE, de même.

Oui, oui, un peu, c’est là le bonheur !

ADÈLE.

Eh bien ! tu restes à causer, tu ne pars pas ?

LAROCHE.

Si fait, me voici. Ah ! en attendant ma pétition, voici toujours ma carte, c’est plus poli, et cela leur met mon nom sous les yeux ! Sans adieu, mon vieux Georges, dans une heure je suis ici.

GEORGES.

Oh ! ne vous pressez pas, monsieur, ne vous pressez pas.

LAROCHE.

Pourquoi donc, méchant ?

GEORGES.

Ah ! dame, les concurrents, les obstacles.

LAROCHE.

Les obstacles ! laissez donc, je ne les crains pas, une fois lancé je vais toujours en avant sans regarder derrière moi. Je culbute tout,

Heurtant fortement Dupont qui entre.

Pardon monsieur.

Il sort arec madame Laroche par la porte de gauche.

 

 

Scène III

 

GEORGES, DUPONT

 

DUPONT.

Au diable le maladroit ! un peu plus il me jetait par terre. Quel est cet homme-là ?

GEORGES.

Un employé de province qui vient demander de l’avancement.

DUPONT.

De l’avancement ! voilà leur mot à tous ; de l’avancement ! Ils ne pensent qu’à monter, pour prendre leur retraite. Ah ! mon pauvre Georges, que sont devenus nos vieux bureaux ?... on y entrait au sortir du collège ; on avançait lentement, et on mourait à son poste. Moi, par exemple, j’ai été dix ans surnuméraire, et j’avais soixante ans lorsqu’on m’a nommé chef du contentieux.

GEORGES.

Mais de votre temps, monsieur Dupont, les commis avaient de l’exactitude, du zèle, delà politesse ; ils ne passaient pas leur temps à se chauffer, à écrire des vaudevilles sur le papier de l’administration ; ou à faire sur leurs pancartes les caricatures de leurs chefs : vous savez bien, ces caricatures nouvelles, figures de bêtes ?

DUPONT.

En vérité !

GEORGES.

Oui, monsieur, ils appellent cela une ménagerie administrative... vous, par exemple...

DUPONT, l’interrompant.

C’est bon, c’est bon, en voilà assez. Monsieur de Lussan n’est pas encore venu ?

GEORGES.

Il n’est pas midi.

DUPONT.

Encore une nuit passée au bal.

GEORGES.

Je ne crois pas, il en donne un ce soir, chez sa sœur.

DUPONT.

Oh ! pour celui-là, il n’y a pas de mal ; j’y vais... D’ailleurs, il fait comme les avoués, les notaires et les maîtresses de pension, il choisit le samedi : on dort le dimanche, et le bureau n’en souffre pas.

GEORGES.

C’est égal, depuis qu’il est à la tête de l’administration, on ne parle plus que de fêtes, de plaisirs...

DUPONT.

Et nous sommes en train d’y mettre bon ordre. Ah ! le voici, enfin !

 

 

Scène IV

 

AUGUSTE, DE LUSSAN, DUPONT, GEORGES, un peu dans le fond du côte de la table

 

DE LUSSAN, entrant par la porte de gauche.

C’est bien, messieurs, c’est bien ; vous êtes les gens les plus aimables du monde. Mais laissez-moi respirer, je vous en prie. Venez, mon cher Auguste. Bonjour, monsieur Dupont ; toujours le premier au bureau !

Bas à Auguste.

Je crois bien ; c’est ce qu’il a de mieux à faire.

Haut.

Georges, il n’y a rien de nouveau ?

GEORGES.

Non, monsieur ; voici seulement une carte.

DE LUSSAN.

Voyons : Monsieur Laroche. Laroche ! qu’est-ce que c’est que ça ? inspecteur à Senlis.

AUGUSTE.

Parbleu ! celui qui m’a remplacé dans le département de l’Oise ; le premier solliciteur de France, et le plus inévitable !

DE LUSSAN.

Je ne veux pas le recevoir.

GEORGES.

Oh ! monsieur, vous ne voulez pas ; c’est un homme dont on ne se défait pas comme on veut. Votre prédécesseur n’a pas trouvé d’autre moyen de se débarrasser de lui, que de le placer en province.

DE LUSSAN.

C’est bien, c’est bien, nous verrons. Monsieur Dupont, ma sœur m’a parlé de votre neveu ; c’est son protégé : il demande le secrétariat de l’administration. Faites un rapport à mon oncle ; je signerai.

DUPONT.

Monsieur, comptez que notre reconnaissance...

À part.

Il y a des moments où il est fort aimable.

GEORGES.

Monsieur, voici les lettres que vous avez demandées.

DE LUSSAN.

À merveille ; les invitations pour le bal ! Il ne faut pas oublier les employés de province qui sont momentanément à Paris ; vous trouverez leurs cartes ici, sur ma cheminée. Je veux ce soir faire danser tous mes bureaux. Allons, messieurs, faites travailler vos commis ;

À Dupont.

ménagez-vous, mon cher Dupont, et ce soir de la gaieté, entendez-vous ?

DUPONT, sortant lentement à gauche.

Soyez tranquille, je suis toujours très gai au bal.

GEORGES, revenant.

Monsieur, faut-il envoyer une lettre à ce monsieur Laroche ?

DE LUSSAN.

Non pas ! non pas ! je veux le renvoyer à Senlis.

Georges sort par le fond à droite.

 

 

Scène V

 

AUGUSTE, feuilletant des papiers sur le bureau, DE LUSSAN, sur le devant de la scène

 

DE LUSSAN.

Je crois, mon cher Auguste, que nous aurons une soirée charmante. Ma sœur a tant de goût, de tact et d’esprit ; il n’y manquera...

AUGUSTE, se levant et lui présentant des papiers.

Voulez-vous signer ?

DE LUSSAN.

Ah ! que c’est ennuyeux ! Vous aussi, mon confident, mon ami, vous ne savez que parler d’affaires, tandis que moi j’ai tant de choses à vous dire.

AUGUSTE.

Cela n’empêche pas... signez, et dites toujours.

DE LUSSAN, à la table, tout en signant.

Auguste, vous ne me trouvez pas, ce matin, triste, malade, agité ?

AUGUSTE, gaiement.

Vous ! pas le moins du monde.

DE LUSSAN.

C’est étonnant ! je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

AUGUSTE, gaiement.

Est-ce que par hasard vous seriez amoureux ?

DE LUSSAN, se levant.

Je crois qu’oui.

AUGUSTE.

Vous me disiez pourtant hier que toutes les femmes étaient fausses, perfides, coquettes.

DE LUSSAN.

Vrai ! j’ai dit cela ! c’est possible ; on a de mauvais jours... et puis, voyez-vous, je ne l’avais pas rencontrée.

AUGUSTE.

Qui donc ?

DE LUSSAN.

Eh bien ! elle... est-ce que je ne vous ai pas dit : une femme jeune, jolie, joignant à toute la grâce de nos salons, je ne sais quel air de candeur qu’on n’y trouve pas... une physionomie piquante, des yeux !... enfin, mon cher, c’est un trésor.

AUGUSTE.

Et vous l’avez trouvée ?...

DE LUSSAN.

Au Gymnase.

AUGUSTE, riant.

Sur le théâtre ?

DE LUSSAN.

Non... dans une loge. Figurez-vous qu’hier il y avait foule ; impossible de se placer ; enfin, je trouvai moyen de m’introduire dans une loge où j’avais remarqué deux jeunes femmes...

AUGUSTE, souriant.

Ah ! je comprends.

DE LUSSAN.

Non, ma parole d’honneur ! air décent ! Elles ne firent pas attention à moi. L’une d’elles avait une tournure ravissante, une voix ! la plus douce qu’on puisse entendre. Un accent peu marqué m’apprit qu’elle n’était pas de Paris. Je voulus voir sa figure ; c’est là, comme vous savez, qu’on est quelquefois cruellement désappointé. Il vous arrive souvent, sans doute, d’être séduit par un joli pied, une taille charmante, une voix enchanteresse ; votre imagination ajoute à tout cela le minois le plus tendre ou le plus piquant, selon les goûts ! Alors, vous hâtez le pas, vous regardez poliment de côté, comme cela, et tout à coup, vous prenez la fuite à l’aspect d’un visage triste, laid, sans fraîcheur et sans grâce... cela m’arrive tous les jours... cela m’est encore arrivé ce matin. Mais je vis ma jeune inconnue, je la vis avec tous les charmes que je lui avais supposés, et dès lors, plus de spectacle pour moi : je l’écoutais, je l’admirais ; je crois qu’elle s’en aperçut ; car je surpris un regard qui acheva de me tourner la tête.

AUGUSTE.

Et quelle est cette jeune femme ?

DE LUSSAN.

Je n’en sais rien.

AUGUSTE.

Sa demeure ?

DE LUSSAN.

Je l’ignore.

 

 

Scène VI

 

AUGUSTE, DE LUSSAN, GEORGES

 

GEORGES.

Monsieur Laroche désire vous parler.

DE LUSSAN.

C’est impossible ; nous sommes occupés.

GEORGES.

Il n’a qu’un mot...

DE LUSSAN.

Qu’il attende ; il s’agit d’affaires d’administration ; ne me dérangez pas.

GEORGES.

Là ! j’en étais bien sûr.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

DE LUSSAN, AUGUSTE

 

AUGUSTE.

Eh bien ! qu’espérez-vous de votre aventure d’hier ?

DE LUSSAN.

Je ne sais ; mais j’espère.

AUGUSTE.

Sans autres renseignements ?

DE LUSSAN.

Oh ! si fait ! Comme on sortait, un jeune homme, que j’ai vu quelquefois dans le monde, a salué ma belle inconnue ; je le fais causer, et j’apprends qu’elle est aussi aimable que jolie ; je l’aurais parié... qu’elle est du département de l’Oise.

AUGUSTE.

Ah !

DE LUSSAN.

Mais, parbleu ! vous connaissez peut-être...

AUGUSTE.

Son père ?

DE LUSSAN.

Monsieur Germain...

AUGUSTE, très ému.

Monsieur...

DE LUSSAN.

Germain et sa fille...

AUGUSTE, vivement.

Adèle !

DE LUSSAN.

Oui, Adèle ; c’est cela.

AUGUSTE, à part.

Grand Dieu ! Adèle à Paris !

DE LUSSAN.

Il paraît qu’elle est mariée.

AUGUSTE, très vivement.

Mariée S ah ! vous croyez ? mariée !

DE LUSSAN.

Hein ! qu’est-ce que c’est donc ? on dirait que cela vous fait de la peine.

AUGUSTE.

Quelle idée ! cela m’est parfaitement égal.

DE LUSSAN.

Et à moi aussi.

 

 

Scène VIII

 

DE LUSSAN, AUGUSTE, GEORGES, LAROCHE

 

GEORGES, à la cantonade.

Eh ! non, vous dis-je, non.

À M. de Lussan.

Monsieur, voici le rapport,

À Laroche qui entre après lui.

Mais je vous répète qu’on n’entre pas.

LAROCHE.

Laissez donc, j’y suis.

DE LUSSAN.

Qu’est-ce ? Quel est ce bruit ?

GEORGES.

C’est monsieur Laroche, qui, malgré moi...

LAROCHE.

Pardon, si j’ose me permettre...

AUGUSTE, à part.

Quel original !

DE LUSSAN.

Au fait, monsieur, de quoi s’agit-il ? que voulez-vous ? En deux mots, finissons.

LAROCHE, à part.

Diable ! il n’aime pas les phrases.

Haut.

J’avais une demande à vous présenter.

DE LUSSAN.

Eh bien ! où est-elle ? voyons.

LAROCHE.

Monsieur Georges a dû vous la remettre.

GEORGES.

Eh ! non, je n’ai revu personne.

LAROCHE.

C’est singulier ; alors, je vous exposerai...

DE LUSSAN.

Oh ! nous n’en finirons pas. Pourquoi avez-vous quitté Senlis ? Votre service ne se fait pas ; vous perdrez votre place.

LAROCHE.

C’est ce que je demande.

DE LUSSAN.

Ah ! vous voulez être destitué ?

LAROCHE.

C’est-à-dire, je consens à perdre ma place pour en avoir une autre, une meilleure

De Lussan rit. À part.

Il a ri.

AUGUSTE, riant.

Oh ! Monsieur Laroche ne perd pas la tête.

GEORGES.

Ni le courage.

LAROCHE.

Monsieur, je tâche d’avancer ; j’ai des droits, je suis dans les bureaux depuis cinq ans.

AUGUSTE.

Comme solliciteur.

LAROCHE.

Permettez, si cela compte, il y en a dix. J’ai appris que la place de secrétaire de l’administration...

AUGUSTE.

Elle est promise.

DE LUSSAN.

Monsieur Laroche, vous pouvez retourner à Senlis, et si demain vous n’êtes pas à votre poste, je fais mon rapport.

LAROCHE.

Pardon, j’ai besoin d’avancement, je suis marié.

AUGUSTE.

Avez-vous des enfants ?

LAROCHE.

J’en aurai, monsieur.

DE LUSSAN, riant.

Eh bien ! nous placerons vos enfants.

LAROCHE.

Si vous pouviez penser au père, en attendant.

DE LUSSAN.

Il est tenace !

LAROCHE.

On me connaît dans l’administration ; j’ai des mœurs, du zèle, de l’exactitude, quelques talents ; mes certificats sont en règle.

DE LUSSAN.

C’est bien, c’est bien. Faites une demande si vous voulez ; mais laissez-moi et que je ne vous revoie plus à Paris ; entendez-vous ?

LAROCHE.

Je suis étonné que ma femme... mais je vais refaire ma pétition dans les bureaux ; j’ose espérer que mon honorable prédécesseur voudra bien l’appuyer.

AUGUSTE.

Hein ? moi ! pas du tout.

LAROCHE.

Trop heureux que vous daigniez me promettre...

DE LUSSAN.

Je ne promets rien.

GEORGES, à Laroche.

Dites donc, ça va mal.

LAROCHE.

Bah ! j’en ai bien vu d’autres.

Redescendant précipitamment la scène sur un signe que de Lussan fait à Georges, et qu’il prend pour lui.

Monsieur m’a rappelé.

DE LUSSAN.

Eh ! non, ce n’est pas vous.

LAROCHE.

Ah ! pardon.

Il sort à gauche, en saluant profondément.

 

 

Scène IX

 

DE LUSSAN, AUGUSTE, GEORGES

 

DE LUSSAN.

Georges, que je ne revoie plus cet homme-là. Auguste, je vais partir ; vous n’avez plus rien à me faire signer ?

AUGUSTE.

Si fait ; je suis à vous dans l’instant.

Il entre dans le cabinet de droite.

GEORGES.

Monsieur, voici les lettres à envoyer.

DE LUSSAN.

Donne ; il faut tout de suite quelqu’un ; les garçons de bureau de l’administration. C’est bien ! Le bal sera magnifique. Du monde, beaucoup de monde, et des femmes... des femmes... mais pour moi il n’en est plus qu’une.

 

 

Scène X

 

DE LUSSAN, GEORGES, ADÈLE

 

ADÈLE, entr’ouvrant la porte du fond, à Georges.

Monsieur !

DE LUSSAN.

Dix, douze, quinze lettres.

ADÈLE.

Monsieur !

GEORGES.

C’est vous ?

ADÈLE.

Voici les papiers.

GEORGES.

Il est ici.

DE LUSSAN, sans regarder.

Encore quelqu’un !

ADÈLE, toujours à la porte.

Dites-lui donc de sortir.

DE LUSSAN.

Je ne veux voir...

Apercevant Adèle.

Ciel !

GEORGES.

Oui, Oui, allez.

Adèle se retire.

DE LUSSAN, se précipitant vers elle.

Ah ! de grâce, madame, demeurez.

ADÈLE.

Monsieur, je venais... je...

GEORGES.

Madame m’apportait des papiers.

DE LUSSAN.

Des papiers ! donnez ; voyons ; asseyez-vous donc madame, je vous prie.

À part.

Elle est encore plus jolie qu’hier.

ADÈLE, à part.

J’ai vu ce jeune homme quelque part.

DE LUSSAN, parcourant les papiers.

Une demande... Laroche... Ah ! cela concerne monsieur Laroche ?

ADÈLE.

Mon mari, monsieur.

DE LUSSAN.

Votre mari, madame ! Monsieur Laroche ! Comment ! il se pourrait ?... votre mari !

ADÈLE.

Il avait oublié ses papiers ; il les apporte trop tard, peut-être ?

DE LUSSAN.

Mais non, pas du tout, je vous assure. Monsieur Laroche ! Ah ! c’est charmant ! il est ici, dans les bureaux. Georges, voyez monsieur Laroche ; dites-lui que je l’attends, qu’il ne sorte pas sans me parler.

GEORGES.

Ainsi, monsieur, vous le recevrez ?

DE LUSSAN.

Eh ! oui, vous dis-je, je l’attends ; allez !

Georges sort par le fond à droite.

 

 

Scène XI

 

DE LUSSAN, ADÈLE

 

ADÈLE.

Monsieur, je vous dérange peut-être ?

DE LUSSAN.

Moi, madame ? au contraire. Je suis trop heureux... Je pensais à vous.

ADÈLE.

À moi ?

DE LUSSAN.

Je vous ai vue déjà hier au soir.

ADÈLE.

Ah ! oui, au Gymnase.

DE LUSSAN.

C’est cela, et je suis sorti enchanté.

ADÈLE.

Et moi aussi.

DE LUSSAN.

Vous !

ADÈLE.

Oui, le spectacle était charmant.

DE LUSSAN, déconcerté.

Vous trouvez ? je n’y ai pas fait attention ; j’étais occupé de toute autre chose.

 

 

Scène XII

 

DE LUSSAN, ADÈLE, AUGUSTE, sortant du cabinet

 

AUGUSTE.

Encore trois signatures, et vous êtes libre. Mais, pardon...

DE LUSSAN.

Ah ! c’est vous, mon cher ami !

Bas.

Eh bien ! ma jeune dame d’hier...

AUGUSTE.

Madame ?

À part.

C’est elle !

ADÈLE, à part.

Auguste !

AUGUSTE, la saluant avec embarras.

Pardon, madame, je m’attendais si peu au plaisir de vous revoir ici...

À part.

Oh ! s’il n’était pas là !

ADÈLE, avec émotion.

Monsieur...

DE LUSSAN.

Ah ! c’est juste, vous connaissez la famille de madame Laroche.

AUGUSTE.

Madame Laroche ! comment ! ce monsieur...

 

 

Scène XIII

 

DE LUSSAN, ADÈLE, AUGUSTE, LAROCHE, GEORGES

 

GEORGES, annonçant.

Monsieur Laroche.

DE LUSSAN, allant précipitamment à lui.

Ah ! monsieur Laroche, accourez donc ; on vous cherche, on vous appelle.

LAROCHE, n’osant pas avancer.

Messieurs, pardon, après l’accueil de tantôt, je n’osais...

À sa femme.

Ah ! te voilà ?

DE LUSSAN.

Comment ! pour quelques mots d’impatience...

AUGUSTE, à part.

Oh ! le vilain homme !

LAROCHE.

Je pensais bien qu’il y avait quelque chose comme ça.

DE LUSSAN.

D’ailleurs, je n’avais pas vu vos papiers, vos titres ; les voici, je les tiens : madame me les a remis.

ADÈLE.

Oui, mon ami, après beaucoup de recherches, je les ai trouvés.

AUGUSTE, à part.

Son ami !

LAROCHE.

Et ils vous paraissent...

DE LUSSAN.

Excellents !

AUGUSTE.

Nous les avons lus ensemble.

ADÈLE, à part.

Oh ! qu’il est menteur !

LAROCHE.

En vérité ? J’étais bien sûr que lorsque vous les connaîtriez mieux...

DE LUSSAN.

Il me semble que la place vous revient de droit. Le secrétariat, mille écus, des gratifications, et un logement très joli, à côté du mien ; cela vous convient-il ?

LAROCHE.

Ah ! messieurs, j’éprouve une émotion...

Bas à sa femme.

C’est qu’ils sont charmants tous les deux !

AUGUSTE.

Madame craint peut-être de rester à Paris ?

ADÈLE.

Moi ! pas du tout, monsieur ; si mon mari est placé.

DE LUSSAN.

Sans doute, madame...

LAROCHE.

Oh ! ma femme aura bien quelque peine à s’y habituer ; mais lorsqu’elle connaîtra les plaisirs de Paris, les spectacles, les bals...

DE LUSSAN.

Oui, vous avez raison, il faut conduire madame au bal : je vous y verrai ce soir, chez ma sœur.

ADÈLE.

Plaît-il ?

LAROCHE.

Chez madame votre sœur ?

AUGUSTE.

Certainement ; vous allez trouver chez vous une invitation.

ADÈLE.

Pour ce soir ?

DE LUSSAN.

Monsieur Laroche, c’est là que je vous rendrai réponse ; ne manquez pas de vous y trouver.

LAROCHE.

Sans doute, je m’y trouverai.

Bas à sa femme.

Dis donc, une invitation...

ADÈLE, à part.

Oh ! quel plaisir ! et ma toilette !

Haut.

Mon ami, si nous partions ?

LAROCHE.

Messieurs...

DE LUSSAN.

Adieu, monsieur Laroche, mon cher secrétaire. Madame...

AUGUSTE.

Nous nous verrons au bal, monsieur Laroche.

LAROCHE.

Messieurs, mon protecteur, mon ami ! vous me voyez interdit, confus... J’ai l’honneur de vous saluer.

AUGUSTE.

À ce soir.

DE LUSSAN.

Et de bonne heure, surtout.

Laroche sort par le fond à gauche avec sa femme.

 

 

Scène XIV

 

AUGUSTE, DE LUSSAN

 

DE LUSSAN.

Eh bien ! mon ami, comment la trouvez-vous ?

AUGUSTE.

Charmante.

DE LUSSAN.

Quel mélange de candeur, de grâce, de vivacité ! une taille ! des yeux ! et un mari... délicieux.

AUGUSTE.

Mon Dieu ! vous vous exprimez avec une chaleur...

DE LUSSAN.

C’est que je l’aime... oh ! mais je l’aime sérieusement.

AUGUSTE.

En vérité ?

À part.

Il s’adresse bien.

DE LUSSAN.

Et je crois qu’elle m’aimera : hein ? qu’en dites-vous ?

AUGUSTE.

Je n’en sais rien.

À part.

C’est ce que nous verrons.

 

 

Scène XV

 

AUGUSTE, DE LUSSAN, DUPONT, entrant par le fond à gauche, un rapport à la main, GEORGES

 

DUPONT.

Monsieur de Lussan, voici le rapport pour la place que mon neveu...

DE LUSSAN.

Ah ! la place ; oui, je sais... nous en causerons. Georges ! Georges ! les lettres sont envoyées ?

GEORGES, descendant entre Auguste et de Lussan.

On part.

DE LUSSAN.

Vous n’avez pas oublié celle de monsieur Laroche ?

GEORGES.

Mais vous m’avez dit...

DE LUSSAN.

Allons, il l’a oubliée.

GEORGES.

Mais, monsieur...

AUGUSTE.

Eh ! vite, dépêchez-vous, et qu’elle soit remise la première.

Georges s’approche de la table, et plie une lettre.

DUPONT.

Monsieur de Lussan, le protégé de votre sœur...

DE LUSSAN, l’écoutant à peine.

Oui, votre neveu ; je sais bien. Nous le placerons ; qu’il soit tranquille : mais il y a des droits d’ancienneté, des services rendus à l’administration ; enfin, il faut être juste avant tout. À ce soir, mon cher Dupont.

Il sort.

DUPONT.

Mais, monsieur Auguste...

AUGUSTE.

Que voulez-vous ? s’il y a des concurrents, comme dit de Lussan, il faut être juste.

Il sort.

DUPONT, à Georges qui s’est levé.

Il faut être juste, il faut être juste ! Vous verrez qu’ils vont nous faire une injustice.

 

 

ACTE II

 

Un appartement richement décoré, ouvert sur des salons éclairés pour un bal. Un piano à droite. À gauche, des tables de jeu. On entend l’orchestre du salon voisin.

 

 

Scène première

 

DUPONT, MADAME PRÉVAL

 

Au lever du rideau, Dupont est assis près du piano.

MADAME PRÉVAL, entrant par le fond.

C’est bien, la contredanse va finir.

À un domestique qui traverse le théâtre.

Portez des glaces dans le salon. Mon bal est charmant ! Ah ! c’est vous, mon cher Dupont ?

DUPONT.

Moi-même, madame.

MADAME PRÉVAL.

Comment ! tout seul ici ! vous devez vous ennuyer ?

DUPONT, se levant.

Au contraire, madame, je m’amuse, je m’amuse beaucoup, comme vous voyez. Dans un bal il y a trois classes bien distinctes : les joueurs, les danseurs et la tapisserie ; moi, je suis dans ce qu’on appelle la tapisserie... je ne joue pas, je ne danse plus, je regarde jouer, je regarde danser ; en ma qualité de vieillard, personne ne fait attention à moi ; mais je fais attention à tout le monde ; j’entends tout ce qui se dit, je vois tout ce qui se fait ; et je rentre chez moi plus avancé que bien des mamans et des maris

MADAME PRÉVAL.

Eh bien ! voyons/nous sommes seuls ; une petite indiscrétion. Avez-vous fait quelque découverte ?

DUPONT.

Oh ! ce soir, c’est différent ; et vous me voyiez inquiet, mais très inquiet pour notre propre compte.

MADAME PRÉVAL.

Comment cela ?

DUPONT.

Oui, madame, pour notre propre compte : car aujourd’hui mes observations regardent mon neveu.

À demi-voix.

Vous savez, Francis, ce mauvais sujet, auquel vous daignez vous intéresser ?

MADAME PRÉVAL.

Taisez-vous... Et vous dites que vous êtes inquiet pour monsieur votre neveu ?

DUPONT.

Mon Dieu ! oui. Cette place qu’il sollicite, et que vous lui avez promise, il ne l’aura pas.

MADAME PRÉVAL.

Allons, c’est impossible ; il l’aura, mon frère me l’a juré.

DUPONT.

Oui, mais alors il paraît qu’il a juré deux fois, ce qui arrive assez souvent en administration... Il n’y a rien d’ambulatoire comme la volonté d’un chef de bureau... et ce matin, en moins d’une heure, il a brusquement changé d’avis.

MADAME PRÉVAL.

Et par quel motif ?

DUPONT.

Je n’en sais rien : mais j’observe, et je saurai... Quelque jolie solliciteuse peut-être... si elle est ici, je la connaîtrai ; mais jusqu’à présent, il n’a dansé qu’une contredanse avec la femme de son avoué, et au taux où sont les charges, les femmes d’avoué ce n’est pas dangereux... ce qu’elles ont de mieux, c’est la dot, et en amour ça ne compte pas.

MADAME PRÉVAL.

Allons, allons, vous avez mal pris votre temps, voilà tout. Mon frère est jeune, étourdi, c’est vrai ; mais il est trop adroit pour s’exposer à la colère de mon oncle, qui le menaçait encore hier de le faire attacher à une ambassade, lui qui n’est heureux qu’à Paris ! Mais j’y songe ; vous verrez que lorsque vous lui avez parlé, il venait d’essuyer quelque mercuriale de ce cher oncle.

DUPONT.

Ah ! ce ne serait qu’un ricochet administratif ! au fait c’est possible... Ainsi vous pensez que votre frère...

MADAME PRÉVAL.

J’obtiens de lui tout ce que je veux, et je vous promets...

 

 

Scène II

 

DUPONT, MADAME PRÉVAL, DE LUSSAN

 

DE LUSSAN.

Neuf heures ! et ils ne sont pas arrivés !

MADAME PRÉVAL.

Ah ! te voilà, mon frère ! nous parlions de toi.

DE LUSSAN.

Vrai ? vous êtes bien bons ; et qu’est-ce que vous disiez de moi ? voyons.

Tirant sa montre, à part.

C’est singulier ! ils devraient être ici.

MADAME PRÉVAL.

Eh ! mais, je disais que si tu manquais à ta parole, aux promesses que tu m’as faites, je ne te le pardonnerais de ma vie.

DE LUSSAN, préoccupé.

Ah ! les voici ! non.

À sa sœur.

Quand je te dis que tu es trop aimable.

DUPONT.

C’est étonnant, comme il écoute !

MADAME PRÉVAL.

Tu ne m’entends pas, je veux te parler du neveu de monsieur Dupont.

DE LUSSAN.

Ah ! mon Dieu ! la contredanse !...

MADAME PRÉVAL, l’arrêtant.

Non, tu as le temps de l’expliquer, tu t’expliqueras. Il me semble, mon frère...

DE LUSSAN.

Il me semble, ma sœur, que ce n’est ni le lieu, ni le moment de me parler d’affaires. Que diable, me relancer jusqu’au milieu d’un bal !

À part.

Ils ne viendront pas !

DUPONT, à Mme Préval.

Dites donc, il paraît que le ricochet continue ?

MADAME PRÉVAL.

Mais enfin...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur et madame Laroche.

 

 

Scène III

 

DUPONT, MADAME PRÉVAL, DE LUSSAN, ADÈLE, LAROCHE

 

DE LUSSAN, à part.

Ah ! je respire.

Allant à eux avec empressement.

C’est bien aimable à vous de venir ainsi ; nous désespérions de vous voir.

DUPONT, bas à Mme Préval.

Oh ! comme le baromètre remonte !

LAROCHE, prenant le châle de sa femme.

C’est un peu tard ; mais ce n’est pas notre faute ; le fiacre ne voulait pas marcher.

ADÈLE, bas.

Tais-toi donc.

DE LUSSAN.

Ma sœur, je te présente monsieur Laroche, un des employés les plus distingués de l’administration.

LAROCHE.

Monsieur...

DUPONT, bas à Mme Préval.

Une bonne figure de mari.

MADAME PRÉVAL, bas.

Silence.

DE LUSSAN.

Nous devons des remerciements à madame ; elle a bien voulu accepter une invitation un peu tardive.

ADÈLE.

C’est moi qui vous en dois, monsieur, pour la manière aimable dont vous me recevez.

LAROCHE.

Certainement, je suis confus...

ADÈLE, bas.

Tais-toi donc.

MADAME PRÉVAL.

C’est un accueil auquel madame doit être habituée.

ADÈLE.

Vous êtes trop indulgente, madame.

Bas à son mari.

Je n’aime pas cette femme-là ; elle a l’air moqueur.

MADAME PRÉVAL, bas a Dupont.

Tournure gauche et provinciale ; rien de plus.

DE LUSSAN.

Trêve de compliments, mesdames ; il s’agit de réparer le temps perdu. Madame aime la danse ?

LAROCHE.

Elle en est folle.

DE LUSSAN.

Vous êtes musicienne ?

ADÈLE.

Un peu.

LAROCHE.

Beaucoup ; ma femme chante fort agréablement.

DE LUSSAN.

Dis donc, ma sœur, tous les talents à la fois ; elle est charmante.

Se reprenant.

Ah !

MADAME PRÉVAL, se tournant du côté de Dupont.

Ah !

DUPONT.

Ah !

DE LUSSAN.

J’espère que vous ne nous refuserez pas le plaisir de vous entendre ? Nous avons déjà fait de la musique ; nous en ferons encore. En attendant, si vous voulez passer au salon, je m’inscris pour la première contredanse.

ADÈLE.

Très volontiers.

DE LUSSAN.

Et toi, ma sœur, pour la seconde ; tu vois que je ne t’oublie pas.

MADAME PRÉVAL.

Oui, je vois que tu es très aimable

Regardant Dupont.

Pour madame Laroche.

DUPONT, regardant madame Préval.

Pour madame Laroche.

DE LUSSAN.

Monsieur Laroche, nous nous reverrons ; nous parlerons de votre affaire.

DUPONT.

Je croyais qu’il n’aimait pas à parler d’affaires.

LAROCHE.

Je suis à vos ordres.

À sa femme.

Hein ! ce que c’est que le mérite !

ADÈLE, bas, en lui jetant son boa.

Tais-toi donc.

DE LUSSAN, offrant la main à Mme Laroche.

Madame...

De Lussan et Mme Laroche sortent par le fond.

DUPONT, à Mme Préval.

Voilà qui commence à devenir suspect ; une tournure comme celle-ci, et un mari comme celui-là... Je vais à mon poste.

Il offre la main à madame Préval, et sort avec elle par le fond.

 

 

Scène IV

 

LAROCHE, seul, passant d’un bras à l’autre le châle et le boa

 

J’ai bien l’honneur... Comme ils me regardaient ! Le fait est que j’ai l’air d’un personnage. Quelle réception ! ça les étonne, je crois bien ; et moi aussi. Je ne suis pas timide, c’est vrai, mais je suis modeste. Et ces braves gens de Senlis qui voulaient m’empêcher de venir à Paris, qui disaient que je ne serais pas placé ; s’ils savaient qu’on nous invite au bal, qu’on fait danser ma femme ! Certainement je le serai, et bientôt encore, allons !

 

 

Scène V

 

LAROCHE, AUGUSTE, entrant par le fond

 

AUGUSTE.

Monsieur Laroche, y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?

LAROCHE.

J’arrive. Ah ! c’est monsieur Auguste ; vous que j’ai remplacé, et qui, ce matin, m’avez témoigné tant d’intérêt.

AUGUSTE.

J’en prends beaucoup à ce qui vous touche, je vous assure. Et madame Laroche ?

LAROCHE.

Ma femme ? elle est ici.

AUGUSTE.

Elle est ici !

LAROCHE.

Eh ! oui. Tenez, elle danse déjà avec monsieur de Lussan.

AUGUSTE.

Ah !

À part et avec dépit.

J’en étais sûr !

LAROCHE.

Monsieur Auguste, puisque nous voilà seuls, et que vous avez l’air de me porter tant d’amitié, dites-moi franchement, ai-je quelques chances pour cette place ?

AUGUSTE.

Si vous en avez ! certainement, et de très grandes. Mais, mon Dieu ! comme vous vous voilà embarrassé ! ce châle, ce boa ; permettez...

LAROCHE.

Du tout, je ne souffrirai pas. C’est par ici, je crois ?

Il va pour sortir par la gauche.

AUGUSTE, l’arrêtant.

Eh ! non ! de l’autre côté, mon cher.

LAROCHE, dans la coulisse.

Merci.

AUGUSTE.

Le voilà parti. Eh ! mais, je crois que la contredanse est terminée. Eh ! vite, courons, avant qu’elle soit engagée une seconde fois. Ah ! la voici.

 

 

Scène VI

 

ADÈLE, AUGUSTE

 

ADÈLE.

Ciel ! Auguste.

AUGUSTE.

Enfin je vous revois, Adèle.

ADÈLE, faisant un mouvement pour sortir.

Pardon, monsieur ; c’est mon mari que je cherchais.

AUGUSTE, la retenant.

Eh quoi ! vous me fuyez ? ah ! de grâce, restez, madame ; ne m’enviez pas le seul instant de bonheur que j’aie goûté depuis si longtemps.

ADÈLE.

Monsieur, vous oubliez que je suis mariée.

AUGUSTE.

Mariée ! ah ! ce mot seul me rappelle mon malheur et vos torts. Ce cœur qui m’appartenait, cette main qui me fut promise, ce titre d’époux qui dut être le mien, tout est donc devenu le partage d’un autre ! Un autre a usurpé les droits que vous m’aviez jurés !

Mouvement d’Adèle.

Oui, j’en atteste ces soirées délicieuses où, seuls au milieu de la foule qui nous entourait, nous échangions d’un regard nos pensées d’amour et de bonheur ; où, trompant une surveillance jalouse, chaque jour en nous séparant, votre ingénieuse tendresse trouvait le moyen de me remettre le bouquet de roses qui paraît votre sein.

ADÈLE.

Ces roses... vous voyez, monsieur, que je n’en porte plus.

AUGUSTE.

Je vois, madame, que vous ne m’avez jamais aimé.

ADÈLE.

Auguste, écoutez-moi ; cette explication, je ne l’ai pas cherchée, mais je ne l’éviterai pas. Je vous aimais, oui, vous le savez, et je ne veux pas m’en défendre ; je vous aimais ; mais après votre départ, monsieur Laroche se présenta, il demandait ma main : mon père m’ordonna de l’épouser. Auguste, je nie croyais oubliée, et pourtant je résistai longtemps ; je vous restai fidèle, malgré votre abandon, votre silence ; je ne vous cache pas même que je donnai plus d’un regret à l’ami de mon enfance.

AUGUSTE.

Qu’entends-je !

ADÈLE.

Mais enfin, il fallut obéir. Dès lors, je dus arracher de mon cœur un sentiment qui devenait coupable. Aujourd’hui, j’ai un mari que j’estime, que j’aime, qui me rend heureuse. Et vous, s’il est vrai que vous m’aimiez encore, vous ne chercherez point à troubler mon repos ; oubliez-moi, comme j’ai dû vous oublier.

AUGUSTE.

Vous oublier ! Eh ! le puis-je, madame ? ce bal, cette fête, les apprêts de ce concert, tout semble se réunir pour me rappeler le jour où nos cœurs s’entendirent pour la première fois. Je vous vois encore vous asseoir à ce piano, le bonheur veut qu’on me choisisse pour vous accompagner ; j’ignore par quel merveilleux hasard les paroles s’accordaient si bien avec la situation de mon âme ; mais lorsque la romance fut achevée, lorsqu’au milieu des applaudissements de la foule je vous donnai la main pour vous reconduire à votre place, nos deux cœurs s’étaient compris, et nous n’avions plus rien à nous apprendre.

ADÈLE.

Auguste, de grâce, laissez-moi.

AUGUSTE.

Ah ! si du moins je pouvais croire que mon souvenir s’est offert quelquefois à vous, si cette romance que vous aimiez tant autrefois, n’était pas entièrement effacée de votre mémoire...

ADÈLE.

Cette romance... Laquelle, monsieur ? j’en sais tant.

AUGUSTE.

Assez, madame ; je suis trop malheureux, et n’ai plus qu’à vous épargner l’ennui de ma présence.

Il fait un mouvement pour sortir.

 

 

Scène VII

 

ADÈLE, LAROCHE, AUGUSTE

 

LAROCHE, ramenant Auguste.

Et où allez-vous donc, mon cher Auguste ? tout le monde vient ici, l’on va chanter.

AUGUSTE.

Pardon ; je craindrais d’importuner madame :

LAROCHE.

Laissez donc... Ma femme se rappelle bien vous avoir vu à Senlis, elle parle souvent de vous.

AUGUSTE, vivement.

Souvent ! Ah ! madame a la bonté...

ADÈLE, avec embarras.

Moi, monsieur ?

LAROCHE.

Dieu ! mon amie, que c’est beau un bal à Paris ! Ces toilettes, ces diamants, ces fleurs !... Oh ! des bouquets superbes ;

À sa femme.

c’est même la seule chose qui manque à ta toilette. Mais quand On a un mari galant...

Il lui offre des roses.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu !

AUGUSTE.

Des roses !... c’est une fleur peut-être que madame n’aime pas ?

ADÈLE.

Vous vous trompez, monsieur ; offertes par mon mari, toutes les fleurs me plaisent.

LAROCHE.

Ce que tu dis là, ma chère amie, est fort aimable pour moi ; mais cela n’empêche pas que tu n’aies pour les roses un goût décidé : car depuis notre mariage, tu n’as pas laissé passer un jour sans en porter un bouquet.

ADÈLE, bas.

Tais-toi donc.

AUGUSTE.

Il se pourrait !

LAROCHE.

Eh bien ! qu’est-ce que tu as ? Est-elle drôle ma femme ! je ne peux pas dire qu’elle aime les roses à présent !

ADÈLE, à part.

Ah ! les maris !... les maris !...

 

 

Scène VIII

 

DUPONT, MADAME PRÉVAL, ADÈLE, LAROCHE, DE LUSSAN, AUGUSTE, DANSEURS, DANSEUSES, JOUEURS

 

DE LUSSAN, entrant.

Mesdames, voici la musique. Messieurs, voici l’écarté ; laissons respirer l’orchestre. Chaque plaisir a son tour.

Bas à Auguste.

Je l’ai fait causer en dansant ; elle a un esprit !... si vous saviez...

AUGUSTE, bas à de Lussan.

Je vous en réponds.

MADAME PRÉVAL, à part à Dupont.

Quoi ! vraiment, vous croyez ?

DUPONT.

J’en suis sûr, vous allez voir.

DE LUSSAN.

Ma sœur, veux-tu avoir la bonté d’ouvrir le jeu avec un de ces messieurs ?

Vivement.

avec monsieur Laroche.

MADAME PRÉVAL.

Très volontiers.

LAROCHE.

Moi, monsieur ? C’est trop d’honneur, madame.

À part.

Diable ! avec la maîtresse de la maison ! cela mène loin,

Il s’assied à la table d’écarté.

DUPONT, bas à Mme Préval, en la conduisant à la table.

Comprenez-vous ? le mari à l’écarté, c’est toujours là qu’on le met.

MADAME PRÉVAL.

Chut ! laissez-moi faire.

AUGUSTE, bas à Adèle.

Ah ! madame ! serait-il vrai ? vous ne m’aviez point oublié ?

LAROCHE.

Les paris sont ouverts.

DE LUSSAN, allant à la table.

Je parie pour monsieur Laroche.

AUGUSTE, allant d’abord à Laroche.

Je parie pour... pour madame.

DE LUSSAN, bas à Auguste.

Mon ami, si je la priais de chanter ? elle doit avoir une jolie voix.

AUGUSTE, bas à de Lussan.

Une voix charmante.

DE LUSSAN.

Madame Laroche ne nous refusera pas le plaisir de l’entendre ?

ADÈLE.

Mais, en vérité, je n’ose.

LAROCHE, se retournant.

Chante, ma bonne, chante ; le jeu est fait.

AUGUSTE, qui a été prendre de la musique sur le piano.

Si madame voulait choisir ? voici des nocturnes, des romances.

LAROCHE.

Des romances ! ma femme est très forte sur la romance. Je retourne le roi...

DE LUSSAN.

Très bien joué.

AUGUSTE.

En voilà une... La Déclaration.

ADÈLE.

Monsieur !...

LAROCHE.

La Déclaration ! Ah ! je connais ; c’est une romance que ma femme chante avec une expression... Je coupe.

AUGUSTE.

Comment, madame chante quelquefois ?

LAROCHE.

Tous les jours je n’entends que cela.

Il chante le premier vers.

AUGUSTE.

Précisément.

MADAME PRÉVAL.

Cela se trouve à merveille ; c’est aussi l’air favori de monsieur Auguste... Si vous accompagniez madame ?

AUGUSTE, vivement d’abord.

Avec plaisir. si toutefois madame veut bien le permettre.

LAROCHE.

Comment donc, si elle le permet ! certainement... Je suis vole.

ADÈLE, avec dépit.

Allons, monsieur, puisqu’on le veut absolument.

Auguste se met au piano.

DE LUSSAN.

Eh quoi !... c’est lui ! et moi qui espérais !... Bah ! c’est égal, j’écouterai.

MADAME PRÉVAL, bas à Dupont, pendant le prélude.

Ce n’est pas mon frère qui accompagnera, la morale avant tout.

ADÈLE.

Air nouveau de M. Adam.

Premier couplet.

D’un secret que je n’ose entendre,
Pourquoi me parler en ces lieux ?
On m’observe, on peut nous surprendre,
De loin je vous comprendrai mieux.
Un sourire, un coup d’œil plus tendre,
Un soupir échangé par nous
Trompent les regards des jaloux.
Le secret que je n’ose entendre,
Je l’ai deviné... Taisez-vous.

DE LUSSAN, bas à Auguste.

Ah ! mon ami !... délicieux !... C’est à mon intention que vous avez choisi cela ? Je vous en remercie.

AUGUSTE, bas à de Lussan.

Il n’y a pas de quoi.

DUPONT, bas à Mme Préval.

Voyez donc comme il la regarde.

MADAME PRÉVAL.

Chut ! le second couplet.

LAROCHE.

Ah ! oui, le second couplet. J’adore le second couplet.

ADÈLE.

Second couplet.

Vous exiger une réponse ?
Mon cœur garde mieux son secret.
N’attendez pas que je prononce
Un mot, un seul mot indiscret.
Mais mon trouble, hélas ! me dénonce ;
Je rougis... ce n’est de courroux ;
Mon cœur bat, mes yeux sont plus doux.
Vous exigez une réponse ?
Devinez-la. mais taisez-vous.

DE LUSSAN.

Ah ! madame, on ne chante pas avec plus de grâce, plus d’expression !

Bas à Auguste qui se lève.

Mon ami, je crois qu’elle a soupiré !

AUGUSTE.

Vous croyez ?

LAROCHE.

Je vous disais bien, la plus jolie voix du département de l’Oise... J’ai gagné.

Mme Préval se lève ainsi que Dupont.

DE LUSSAN, allant à la table.

Vingt francs pour monsieur Laroche.

AUGUSTE, de même.

Vingt francs contre.

LAROCHE.

Monsieur Auguste contre moi !... vous êtes malheureux !

AUGUSTE.

Mais non, je ne trouve pas.

MADAME PRÉVAL, à Mme Laroche.

Ah ! madame, comment vous remercier ?... Eh ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? cet air souffrant...

ADÈLE, vivement, à un mouvement d’Auguste.

Du tout, madame, du tout ; un peu d’émotion, fort naturelle quand on n’a pas l’habitude de chanter en public ; mais la danse va me remettre.

DUPONT, lui offrant la main.

Ah ! madame va passer au Salon...

À Auguste et à de Lussan qui se sont avancés.

Mille pardons de vous avoir prévenus, messieurs...

Bas à Mme Préval, en lui offrant l’autre main.

Si c’est la place de mon neveu que le mari sollicite, nous sommes perdus.

Ils sortent tous les trois.

DE LUSSAN.

Ah ! mon ami, me voilà amoureux, mais amoureux fou.

AUGUSTE, à part.

Pauvre homme !... il me fait de la peine.

 

 

Scène IX

 

DE LUSSAN, AUGUSTE, LAROCHE, JOUEURS dans le fond, disparaissant peu à peu

 

LAROCHE, se levant.

Allons, j’ai perdu.

UN DOMESTIQUE, présentant un plateau à M. de Lussan.

Monsieur...

DE LUSSAN.

Non ; offrez par ici... à monsieur Laroche.

UN AUTRE DOMESTIQUE, à Auguste.

Monsieur...

AUGUSTE.

Eh ! non, à ces messieurs... à monsieur Laroche.

LAROCHE, prenant un verre de punch et un gâteau.

Messieurs... en vérité, je suis confus ; tant d’amitié... un accueil si flatteur...

À part.

Ils vont m’étouffer de caresses et de petits gâteaux.

DE LUSSAN.

Monsieur Laroche, j’ai examiné vos titres.

LAROCHE.

Monsieur, vous êtes bien bon.

AUGUSTE.

Vous avez des droits à cette place.

LAROCHE.

Monsieur, vous êtes trop honnête.

DE LUSSAN.

Vous serez nommé ; avec votre mérite, vos services et votre zèle...

LAROCHE.

Oui, avec mon mérite, mes services et mon zèle...

AUGUSTE.

Vous êtes fait pour aller loin, mon cher Laroche.

DE LUSSAN.

Et vous irez loin, mon cher Laroche.

LAROCHE.

Messieurs, en vérité...

DE LUSSAN.

Eh ! tenez, entre nous, j’ai un projet : monsieur Dupont, le chef du contentieux, est vieux, fatigué... soixante-dix ans... un catarrhe...

LAROCHE.

Monsieur Dupont, dites-vous ? le chef du contentieux ?...

AUGUSTE.

C’est une place qui conviendrait à monsieur Laroche.

LAROCHE.

Elle me convient ; parbleu ! toutes les places me conviennent.

DE LUSSAN.

En attendant, vous aurez le secrétariat.

AUGUSTE.

Vous resterez à Paris.

DE LUSSAN.

Et nous ne nous quitterons pas.

On entend la musique.

LAROCHE.

Messieurs...

DE LUSSAN.

Ah ! l’orchestre !... Adieu, monsieur Laroche ; comptez toujours sur moi.

Bas à Auguste en passant derrière Laroche.

Je vais faire danser sa femme.

LAROCHE.

C’est trop de bonté.

AUGUSTE.

Je vous suis.

À part.

Je crois, d’honneur, que me voilà jaloux de lui... Monsieur Laroche, je ne vous oublie pas non plus, et... Attendez-moi donc, de Lussan !

Ils sortent tous les deux.

 

 

Scène X

 

LAROCHE, seul

 

Messieurs, je ne sais comment reconnaître... Ils sont charmants, ma parole d’honneur ! ils y mettent une obligeance... La place de monsieur Dupont... Ma foi, tant pis pour lui ; je ne le connais pas ; on me donne sa place, je la prends. Décidément, il paraît que j’ai du mérite ; on a été longtemps à s’en apercevoir, par exemple... mais enfin le voilà qui perce ; il n’y a pas de raison pour que je m’arrête à présent : moi, d’abord, je monterai, je monterai toujours, il n’y a que ce moyen-là d’avancer.

La musique cesse.

 

 

Scène XI

 

LAROCHE, DUPONT

 

DUPONT, à part.

Il est seul ; il faut absolument que je sache où il en est.

Haut.

Monsieur Laroche...

LAROCHE.

Plaît-il ?

DUPONT.

Il paraît que vous ne dansez pas ?

LAROCHE.

Pas beaucoup, comme vous voyez ; la danse n’est pas mon fort ; ce sont des pas perdus, et je n’aime pas ça.

DUPONT.

J’entends, vous vous ménagez pour les courses ministérielles.

LAROCHE.

C’est possible ; au fait, ça rapporte plus qu’une contredanse.

DUPONT.

Et monsieur est heureux dans ses démarches ?

LAROCHE.

Mais un peu ; et j’emporterai d’ici des promesses, des espérances...

DUPONT, à part.

Nous y voilà.

Haut.

Je vois que vous êtes au bal pour solliciter.

LAROCHE.

Certainement.

DUPONT.

La place de secrétaire, peut-être ?

LAROCHE.

Ah ! vous savez ?...

DUPONT.

Je l’aurais parié ! et vous espérez l’obtenir ?

LAROCHE.

Tout de suite. Oh ! c’est que je n’attends pas, moi ! Vous concevez qu’on a des avantages...

Mystérieusement.

Aussi, entre nous, je n’en resterai pas là.

DUPONT.

Non ?

LAROCHE.

Non ; c’est un provisoire. J’aurai mieux, beaucoup mieux. Et d’abord, je serai... Diable ! je ne sais pas si je puis vous dire.

DUPONT.

Sans doute, je suis de la maison. Vous serez ?...

LAROCHE, bas à l’oreille de Dupont.

Chef du contentieux.

DUPONT.

Hein ! qu’est-ce que vous dites là ?

LAROCHE.

Je dis : chef du contentieux.

DUPONT, à part.

Par exemple ! Ma place ! En voilà d’une autre à présent !

LAROCHE.

Ça vous étonne, n’est-ce pas ?

DUPONT.

Mais savez-vous, monsieur, qu’il y a quelqu’un au contentieux ?

LAROCHE.

Parbleu ! si je le sais, monsieur Dupont.

DUPONT.

Ah ! Et croyez-vous qu’il soit d’humeur à se laisser dépouiller sans crier ?

LAROCHE.

Il criera.

DUPONT.

Ou à s’en aller pour vous céder sa place ?

LAROCHE.

Il s’en ira.

DUPONT.

Il ne s’en ira pas.

LAROCHE.

Laissez donc ; c’est forcé. Vous concevez...

DUPONT.

Comment ?

LAROCHE.

Soixante-dix ans... un catarrhe...

DUPONT.

Monsieur...

LAROCHE.

Il ne peut pas aller loin.

DUPONT.

Et voilà ce qui vous trompe ; il ira loin, il ira très loin ; le Coffre est bon ;

Il tousse

il se porte...

Il tousse encore.

LAROCHE, à part.

Comme lui. Pauvre cher homme !

DUPONT, à part.

Ah ! vous voulez ma place, monsieur Laroche. À mon tour, maintenant.

LAROCHE.

Eh bien ! vous dites ?

DUPONT.

Je dis, monsieur, que vous avez trop de bonheur ; et je connais des gens... moi, par exemple...

LAROCHE.

Vrai ! vous êtes aussi un solliciteur ? Parlez, mon cher confrère, ne vous gênez pas ; si je puis vous être utile...

DUPONT.

Oh ! non ; c’est mon neveu que je voudrais placer ; mais son adversaire est trop redoutable : il a sur nous des avantages... un surtout... il est marié.

LAROCHE.

Et vous appelez cela un avantage, vous ?

DUPONT.

Assurément ; la jeune femme est charmante.

LAROCHE.

Ah ! j’y suis ; une femme charmante dont on est amoureux ; un amour administratif !

DUPONT.

C’est cela même.

LAROCHE.

Et monsieur de Lussan peut-être...

DUPONT.

Précisément. Comme vous devinez !

LAROCHE.

N’est-ce pas ? je suis très fort. Oh ! j’en ai tant vu !... Et vous dites donc que la jeune dame sollicite en personne ? C’est charmant ! il n’y a que Paris pour cela.

DUPONT.

Il n’y a que Paris.

LAROCHE.

Et monsieur de Lussan place le mari ?

DUPONT.

Comme vous dites.

LAROCHE.

Et le mari est sans doute un de ces imbéciles qui regardent tout sans rien voir ?

DUPONT.

Peut-être.

Musique piano.

LAROCHE.

Ou bien un de ces intrigants qui voient tout sans rien dire ?

DUPONT.

Encore.

LAROCHE.

Ou peut-être tous les deux ?

DUPONT.

Ça se pourrait bien.

LAROCHE.

Si elle était ici ?

DUPONT.

Elle y est.

LAROCHE.

Oh ! je vous en prie, montrez-la-moi. Elle danse, sans doute ? avec qui ?

DUPONT.

Parbleu ! avec le protecteur.

LAROCHE.

Avec monsieur de Lussan ! Je comprends... Voyons, ensuite vous me montrerez le mari.

DUPONT.

Oui, je vous montrerai le mari.

LAROCHE.

Où est-il ce cher de Lussan ?

DUPONT.

Tenez, là-bas, devant la cheminée.

LAROCHE.

Oui, oui, je vois ; et la danseuse ? Attendez ; elle tourne le dos : jolie tournure ! Elle balance, elle traverse, elle se tourne.

Stupéfait.

Ah ! ma femme !

DUPONT.

Eh bien ! qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?

LAROCHE.

Moi ! non, je n’ai rien. C’est de regarder comme ça. Un éblouissement... les bougies... vous concevez ?

DUPONT.

Oui, je conçois.

LAROCHE, à part.

Ma femme ! est-il possible !

La musique cesse.

 

 

Scène XII

 

LAROCHE, DUPONT, DE LUSSAN, ADÈLE, AUGUSTE, MADAME PRÉVAL, TOUT LE MONDE

 

DE LUSSAN.

C’est cela ; ouvrez toutes les portes pour la dernière.

ADÈLE, accourant à son mari.

Ah ! mon ami, quel plaisir ! c’est charmant ! j’en perds la tête !

LAROCHE, sévèrement.

Plaît-il, madame ?

DE LUSSAN.

Eh bien ! monsieur Laroche, l’affaire est arrangée ; vous aurez la place : j’en ai parlé à mon oncle ; il est ici.

DUPONT, à part.

Ah ! il est ici ?

LAROCHE.

Monsieur... certainement...

À part.

Il voudrait...

AUGUSTE.

Mon cher Laroche, on vous demande un petit travail préparatoire ; on va vous le remettre ; et moi, demain, j’irai vous voir.

LAROCHE.

Oh ! vous, mon ami, c’est différent : tant que vous voudrez.

À Adèle.

Partons, ma chère amie.

ADÈLE.

Comment ! déjà ?

Musique jusqu’à la fin de l’acte.

MADAME PRÉVAL.

Allons, messieurs, en place ; c’est la dernière.

DE LUSSAN, offrant la main à Adèle.

Madame...

LAROCHE.

Permettez, ma femme...

DE LUSSAN.

Ah ! vous voulez danser celle-ci, mon cher Laroche ? c’est très bien ; donnez la main à ma sœur.

LAROCHE.

Comment donc ! avec plaisir.

À part.

Que le diable l’emporte !

Offrant la main à Mme Préval.

Madame, aurai-je l’honneur ?...

À part.

C’est égal, je vais me placer en face ; nous verrons s’il osera, à la barbe du mari...

Plusieurs contredanses se forment. Laroche va pour se mettre avec Mme Préval en face de sa femme ; la place est prise par Auguste ; puis à côté d’elle, il est encore prévenu par un autre danseur vis-à-vis duquel il va enfin se placer ; la contredanse commence par un chassez-huit, au milieu des marques d’impatience de Laroche.

DUPONT, prenant tranquillement une prise de tabac sur le devant de la scène.

Je crois que je dormirai plus tranquille que lui.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente l’appartement de Laroche, dans un hôtel garni. Porte au fond. Cabinet à gauche. Table à droite, et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

ADÈLE, seule

 

Elle entre doucement, s’arrête dans le fond, et regarde en dehors.

Laroche travaille encore ; il a travaillé toute la nuit, et cependant hier il avait renoncé à ce rapport. Il paraissait triste, soucieux ; pourquoi ? je n’en sais rien du tout. Se serait-il aperçu des instances d’Auguste, de son amour ?... Oh ! non, ces pauvres maris ! ils ne s’aperçoivent de rien... N’importe, j’ai défendu à Auguste de venir : j’ai bien fait, pour le repos de mon mari, pour le mien. Oui, je sens qu’il m’était encore cher, que je ne l’avais point oublié ; mais je ne veux plus le voir, je ne le verrai plus, et la défense que je lui ai faite...

 

 

Scène II

 

ADÈLE, LAROCHE

 

LAROCHE, entrant sans-voir sa femme, et s’avançant d’un air rêveur.

Voilà mon travail terminé à peu près, et ce n’est pas sans peine, car les ridicules confidences de ce vieux monsieur que je ne connais pas... Je vous demande un peu si c’est à un mari que l’on va dire ces choses-là ?

ADÈLE, qui s’est rapprochée de lui, et lui prend le bras.

Bonjour, mon ami.

LAROCHE, la regardant.

Ah ! c’est toi ? bonjour, Adèle, bonjour.

S’éloignant un peu et à part.

Je ne sais pourquoi, quand je suis près d’elle, je-sens mes soupçons se dissiper ; au fait, qu’on lui fasse la cour, c’est possible ; mais je suis sûr...

ADÈLE.

Eh bien ! monsieur, qu’est-ce que vous dites là tout seul ?

LAROCHE.

Rien, ma bonne amie, rien du tout.

ADÈLE.

Alors me diras-tu d’où vient cet air maussade que tu as depuis hier, quand tu m’as t’ait quitter le bal, au moment le plus intéressant ? Mais vous, messieurs, lorsqu’une fois vous avez l’ambition en tête, vous ne respectez rien, pas même les contredanses de vos lemmes ! et c’était la galope encore, une danse charmante.

LAROCHE.

Oui, charmante pour tout le monde, excepté pour les maris... c’est pis que la valse... mais d’ailleurs ce travail dont je suis chargé...

ADÈLE.

Si c’est pour cela, je ne le gronde pas ; de ce rapport dépendra nomination, et je tiens tant à rester à Paris !

LAROCHE.

Ah ! c’est singulier ! toi qui ne pouvais pas le souffrir, qui voulais toujours vivre à Senlis.

ADÈLE.

Sans doute, je le disais, parce qu’une bonne femme de ménage doit se faire une raison, et savoir s’ennuyer partout avec son mari... et à Senlis, cette science-là, on a le temps de la pratiquer ; mais quand on peut se trouver avec son mari sans l’ennui...

LAROCHE.

C’est cinquante pour cent de gagnés.

ADÈLE.

Voilà. Et comme monsieur de Lussan nous promet sa protection...

LAROCHE, se rapprochant d’elle, et l’observant.

Monsieur de Lussan... il paraît qu’il nous veut du bien.

ADÈLE.

Ah ! mon ami ! un bien dont tu ne te doutes pas.

LAROCHE.

Si fait, si fait, je m’en doute.

ADÈLE.

Figure-toi d’abord qu’il a dansé avec moi toute la soirée.

LAROCHE.

En vérité !

ADÈLE.

Oui, mon ami, au point que toutes ces dames en étaient jalouses. C’est très amusant, n’est-ce pas ?

LAROCHE.

Oui, pour moi surtout ; et peut-on savoir ce qu’il te disait ?... Un jeune homme si galant, si empressé ; il t’a fait sans doute bien des compliments ?

ADÈLE.

Mieux que cela.

LAROCHE.

Ah ! une déclaration peut-être.

ADÈLE.

Mieux que cela.

LAROCHE.

Comment ! mieux que cela ?

ADÈLE.

Sans doute ! il m’a fait ton éloge.

LAROCHE.

Mon éloge !

ADÈLE.

Oh ! mais un éloge complet, et tu sens bien que j’ai été obligée de dire comme lui... parce qu’une femme doit toujours vanter son mari en public, quitte à lui dire ses vérités en tête-à-tête.

LAROCHE.

Trop bonne. Ainsi donc, il te disait...

ADÈLE.

Que tu es un employé très laborieux.

LAROCHE.

C’est vrai.

ADÈLE.

Très assidu.

LAROCHE.

Il a raison.

ADÈLE.

Et qu’il a vu de toi des rapports très distingués.

LAROCHE.

Comment ! il trouve...

À part.

Eh ! mais il n’y a pas le moindre mal à cela.

ADÈLE.

Il est bien fâché de n’avoir à l’offrir pour le moment qu’une place de secrétaire.

LAROCHE, se laissant aller.

C’est égal, je la prendrai toujours, en attendant mieux.

ADÈLE.

Mais il espère bien faire augmenter tes appointements.

LAROCHE, de même.

C’est là l’essentiel : les appointements, c’est la partie morale des administrations.

ADÈLE.

Et puis dans l’hôtel même un petit logement, joli, joli, et gratuit.

LAROCHE.

Ce n’est pas cher... Dieu ! être logé pour rien ! c’est comme si on était propriétaire ; ça vaut mieux encore, on ne paye pas d’impôts.

ADÈLE.

Vois donc ! juste au-dessus des bureaux.

LAROCHE.

Mais c’est très commode ; quand on est si près, on peut être paresseux avec exactitude.

ADÈLE.

Du tout, monsieur, il ne faut pas plaisanter ; vous serez très exact, monsieur de Lussan sera là.

LAROCHE, revenant à lui.

Monsieur de Lussan ! ah ! c’est juste, j’oubliais...

ADÈLE.

Dans le même hôtel, au même étage, sur le même palier que nous.

LAROCHE.

Oui, oui, je conçois... Monsieur de Lussan...

À part.

C’est dommage, tout allait si bien.

ADÈLE.

Eh bien ! qu’as-tu donc ? comme te voilà rouge !

LAROCHE.

Moi ! je suis rouge, c’est possible. Ma femme, tiens, embrasse-moi.

ADÈLE.

Comment ! qu’est-ce que ça veut dire ?

LAROCHE.

Je t’en prie, pour me rassurer.

Il l’embrasse.

 

 

Scène III

 

AUGUSTE, ADÈLE, LAROCHE

 

AUGUSTE, dans le fond.

Pardon, je vous dérange.

ADÈLE, à part.

Auguste ! malgré ma défense.

LAROCHE.

Eh ! c’est ce bon Darvet, ce cher ami ! à la bonne heure, il est de parole.

AUGUSTE.

Je n’avais garde d’oublier ma promesse.

ADÈLE.

Votre promesse... Je croyais que monsieur ne devait pas venir.

AUGUSTE.

Madame...

LAROCHE.

Au contraire, ma bonne amie, j’attendais monsieur Auguste pour mon rapport, dont il veut bien s’occuper.

ADÈLE.

Ah ! monsieur a la complaisance... c’est différent. En ce cas, mon ami, comme vous avez à parler d’affaires, et que monsieur, sans doute, n’a que peu de temps à rester ici, je craindrais de retarder votre travail, et je vous demande la permission de me retirer dans mon appartement.

Elle salue, et sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

AUGUSTE, LAROCHE

 

AUGUSTE, à part.

C’est un congé en bonne forme.

LAROCHE.

Je vous demande bien pardon, mon cher Auguste, ma femme a si peu d’habitude...

AUGUSTE.

Ne faites pas attention, je viens pour vous... ainsi, parlons de votre rapport, de votre place ; car, selon toute apparence, vous l’avez.

LAROCHE, avec joie.

Vous croyez...

Se reprenant.

Eh bien ! entre nous, je ne sais pas si je dois être enchanté, parce que, voyez-vous, c’est bien dangereux.

AUGUSTE.

Qu’y a-t-il donc ?

LAROCHE.

Tenez, mon cher Auguste, vous êtes mon ami, mon ami intime, et je puis m’ouvrir à vous avec confiance.

AUGUSTE.

Assurément.

LAROCHE, mystérieusement.

Mon ami, ma femme est jeune ; elle est jolie, ma femme... ce n’est pas toujours un mal ; mais je sais qu’on cherche à lui plaire.

AUGUSTE, à part.

Ah ! mon Dieu !

LAROCHE, toujours mystérieusement.

À lui faire la cour. Vous n’avez pas remarqué hier au bal ?

AUGUSTE, avec embarras.

Moi... mais je ne crois pas.

LAROCHE.

Vous n’avez pas vu que monsieur de Lussan.

AUGUSTE, rassuré et vivement.

De Lussan !

À part.

Je respire...

Haut.

Oui, en effet, j’ai cru voir...

LAROCHE.

Et moi aussi.

AUGUSTE.

Est-ce que vous pensez que votre femme s’en est aperçue ?

LAROCHE.

Mon ami, les femmes s’en aperçoivent toujours.

AUGUSTE, avec crainte.

Mais du moins vous n’avez pas d’inquiétude ?... Son amour, sa vertu...

LAROCHE.

Certainement, je ne crains rien... ah Dieu !... ma femme... Mais c’est égal, ça n’empêche pas d’avoir peur... Il paraît que monsieur de Lussan est aimable, qu’il a de l’esprit, beaucoup d’esprit... et vous concevez, pour une femme qui n’y est pas accoutumée, ce sont des avantages qui ne laissent pas que d’inquiéter... un mari surtout qui tremble toujours par état... avec cela que je crois le jeune homme un peu entreprenant.

AUGUSTE.

Très entreprenant.

À part.

Est-ce qu’en effet cet accueil glacial que j’ai reçu, ce congé... Allons donc, c’est impossible.

LAROCHE.

Dès lors, vous jugez de mes craintes ; mettez-vous à ma place.

AUGUSTE.

C’est ce que je fais... Et dites-moi, votre femme, madame Laroche, que dit-elle ? Avez-vous remarqué quelque chose qui justifie vos soupçons ?

LAROCHE.

J’ai remarqué qu’elle a changé d’avis depuis hier.

AUGUSTE.

En vérité ?

LAROCHE.

Elle voulait absolument quitter Paris ; et aujourd’hui...

AUGUSTE, vivement.

Elle y veut rester.

À part.

Quel bonheur !

LAROCHE.

Enfin, depuis hier, je ne la connais plus... Ce bal, cette fête... je ne sais ce qui lui a tourné la tête.

AUGUSTE, à part.

Cette chère Adèle !

LAROCHE.

Oh ! ce n’est pas que je craigne monsieur de Lussan.

AUGUSTE.

Et vous avez raison.

À part.

Oh ! non, ce n’est pas lui qu’elle aime.

LAROCHE.

Cependant vous concevez le danger...

Apercevant Dupont

Allons, mon bavard d’hier soir.

 

 

Scène V

 

AUGUSTE, LAROCHE, DUPONT

 

DUPONT.

Mille pardons, monsieur, je viens... Comment ! monsieur Auguste !

AUGUSTE.

C’est vous, Dupont ?

LAROCHE.

Dupont ! permettez... le chef du contentieux ?

DUPONT.

Moi-même ; mais je ne viens pas en ennemi, monsieur ; au contraire, malgré notre conversation du bal... elle n’était pas fort aimable pour moi.

LAROCHE.

Et pour moi donc !

DUPONT.

Vouloir me souffler ma place !

LAROCHE.

Prétendre que ma femme...

DUPONT.

Ah ! oui, c’était la vôtre, je sais ; que voulez-vous ? nous sommes tous mortels.

LAROCHE.

Hein ? mortels c’est-à-dire...

À Auguste.

Ah çà ! on dirait qu’il vient se moquer de moi.

AUGUSTE.

Au fait, mon cher Dupont, de quoi s’agit-il ?

DUPONT.

Mais d’une chose fort simple ; il faut que mon neveu soit placé ; et comme il ne peut l’être qu’après monsieur Laroche, je désire savoir de lui s’il prend la place de Paris, ou s’il garde celle de Senlis.

LAROCHE.

Je les garde toutes les deux.

DUPONT.

Permettez ; vous ne voulez pas cumuler ?

LAROCHE.

Tiens ! pourquoi pas ?

DUPONT.

C’est défendu. Restez-vous à Paris ?

AUGUSTE.

Certainement.

LAROCHE.

Certainement.

DUPONT.

Retournez-vous à Senlis ?

AUGUSTE.

Par exemple !

LAROCHE.

Par exemple !

DUPONT.

Ainsi, je demande l’inspection ; vous serez secrétaire de monsieur de Lussan, dans son hôtel.

LAROCHE.

Attendez donc... je ne dis pas cela.

DUPONT.

Alors vous reprenez la diligence ; mon neveu passe au secrétariat.

LAROCHE.

Eh ! non ; que diable ! je vous demande un peu s’il est permis de placer ainsi un employé honnête et sensible entre sa femme qu’il aime infiniment, et une place qu’il estime beaucoup.

DUPONT.

Enfin, parlez, décidez-vous.

LAROCHE.

Que je me décide, que je me décide ! Vous croyez que c’est facile, après vos confidences d’hier soir.

AUGUSTE.

Comment ! c’est monsieur Dupont qui vous a dit... Ah ! je vois ce que c’est : une plaisanterie, une ruse, voilà tout.

DUPONT.

Hein ? plaît-il ?

LAROCHE.

Serait-il vrai ?

AUGUSTE.

Eh ! oui, sans doute, pour vous effrayer, pour vous éloigner, afin de faire nommer son neveu à votre place ; mais il n’en sera pas ainsi, vous ne vous en irez pas.

LAROCHE.

Certainement, je ne m’en irai pas. Ah ! vous avez voulu vous moquer de moi ! me promener comme un surnuméraire ! Je ne le suis plus, heureusement.

DUPONT.

Ainsi, vous acceptez ?

AUGUSTE.

Tout cela dépend du rapport qui est confié à monsieur Laroche.

LAROCHE.

Il est tout prêt ; je cours le chercher.

Se retournant, à Dupont.

Oui, monsieur, oui, j’accepte. Quand ce ne serait que pour vous faire enrager, mauvais plaisant !

DUPONT.

Vous dites...

AUGUSTE.

Monsieur Laroche !... messieurs !...

LAROCHE.

Laissez donc, je ne lui en veux pas ; entre solliciteurs, c’est de bonne guerre, ce tour-là. J’en ai joué bien d’autres dans mon temps ; mais celui-ci n’est pas maladroit.

DUPONT.

Oui, n’est-ce pas ?

LAROCHE, à Auguste.

Je reviens dans l’instant, avec mon rapport.

À Dupont.

Et j’aurai la place.

À Auguste.

Me faire accroire, pour m’éloigner, que ma femme... C’est fort drôle... C’est fort drôle !

Il entre dans le cabinet en riant.

DUPONT, riant.

Pauvre homme !

 

 

Scène VI

 

AUGUSTE, DUPONT

 

AUGUSTE, à part.

Profitons du moment qu’il me laisse. Si elle m’interdit sa présence, elle ne m’a pas défendu de lui écrire.

Il s’assied, et écrit.

DUPONT.

Voilà un mari qui vous aura bien des obligations, monsieur Auguste ; grâce à vous, il est tout à fait rassuré.

AUGUSTE.

Ah ! cela vous fâche, mon cher Dupont ?

DUPONT.

Moi ! cela m’est bien égal. Pourvu que mon neveu soit placé ; à Paris, à Senlis, peu m’importe ; mais, entre nous, vous savez bien à quoi vous en tenir, et moi aussi.

AUGUSTE.

Comment cela ? je sais...

DUPONT.

Parbleu ! que de Lussan a le cœur pris.

AUGUSTE.

Ah ! oui, comme à son ordinaire.

DUPONT.

Du tout, sérieusement.

AUGUSTE.

Tant pis pour lui ; car assurément, madame Laroche...

DUPONT.

Madame Laroche... tout comme les autres.

AUGUSTE.

Laissez donc ! il lui plaira ?

DUPONT.

C’est fait.

AUGUSTE.

Hein ?

DUPONT.

Il est aimé, j’en suis sûr.

AUGUSTE, se levant.

Comment ! vous êtes sûr ?...

DUPONT.

Eh ! oui ; je viens d’avoir une explication avec lui. Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison ; son bonheur lui tourne la tête.

AUGUSTE.

Serait-il vrai ?

DUPONT.

Et tenez, en ce moment, il devrait être ici à un rendez-vous.

AUGUSTE.

Un rendez-vous !

DUPONT.

Du moins, il m’a fait comprendre qu’on le recevrait en l’absence du mari.

AUGUSTE.

Il se pourrait !

DUPONT.

Nous sacrifier à son amour !

AUGUSTE.

C’est une indignité.

DUPONT.

Non, ce n’est pas une indignité... c’est une injustice, et je vais prendre mes précautions.

AUGUSTE.

Et Adèle ! Adèle... trahir ses serments ! en aimer un autre ! Mais, grâce au ciel, je suis là, et vous aussi ; vous avertirez Laroche, et je lui conseillerai...

DUPONT.

Tout ce que vous voudrez ; moi, je ne m’en mêle plus. Hier, je l’avais effrayé charitablement, dans l’intérêt de la morale... et de mon neveu ; aujourd’hui, qu’il s’arrange, ce n’est pas mon affaire ; un de plus, un de moins, qu’est-ce que cela me fait ? Si Laroche retourne à Senlis, mon neveu est nommé à Paris ; c’est ce que je demande. Si Laroche reste à Paris, c’est moins agréable pour mon neveu ; mais c’est plus drôle pour le mari. Sur ce, faites comme vous voudrez ; avertissez-le, ne l’avertissez pas ; pour moi, je vais prévenir l’oncle de de Lussan, et je laisse la morale et le mari se tirer d’affaire comme ils pourront.

Il sort lentement.

AUGUSTE, seul.

Quel égoïsme ! il ne voit que lui, que son intérêt personnel ! Ah ! de Lussan viendra au rendez-vous ; mais je serai là. Ce bon Laroche... si je pouvais faire passer cette lettre à sa femme.

 

 

Scène VII

 

LAROCHE, sortant du cabinet, AUGUSTE

 

LAROCHE.

Mon ami, mon ami, voilà le rapport ; il est prêt, voyez. Ah ! si vous saviez combien je suis content depuis que j’ai pris mon parti ! Je vous demande pardon de ne pas vous le lire moi-même ; mais je suis si pressé... monsieur de Lussan vient de m’écrire.

AUGUSTE.

À vous ! pourquoi ?

LAROCHE.

Il veut que je me rende à son bureau sur-le-champ.

AUGUSTE, à part.

Oui, et pendant ce temps-là...

LAROCHE.

Hein ? que dites-vous ?

AUGUSTE.

Rien, mon cher Laroche, rien.

À part.

Pauvre homme ! je ne sais comment lui dire...

LAROCHE.

Qu’est-ce donc ? comme vous avez l’air embarrassé !

AUGUSTE.

Que voulez-vous ? il faut avoir de la philosophie.

LAROCHE, tremblant.

Ah çà ! est-ce qu’il y aurait encore quelque chose de nouveau ?

AUGUSTE.

Peut-être.

LAROCHE.

Vous auriez découvert ?...

AUGUSTE.

Non pas précisément. Mais si nous nous étions trompés ? si en effet de Lussan...

LAROCHE.

Laissez donc ; c’était une plaisanterie de Dupont.

AUGUSTE.

Et si ce n’était pas une plaisanterie ?

LAROCHE.

Comment ?

AUGUSTE.

Si, en ce moment même, de Lussan cherchait à pénétrer auprès de votre femme ? si ce rendez-vous qu’il vous donne n’était qu’un prétexte pour vous éloigner...

LAROCHE, lui prenant la main.

Assez, mon ami, assez ; bon jeune homme ! il est tout tremblant ; il l’est plus que moi... Je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ce qui me regarde. Vous me conseillez donc de refuser ?

AUGUSTE.

Moi, je vous conseille de voir Ad...

Se reprenant.

votre femme, delà questionner adroitement si vous pouvez... et d’après ce qu’elle vous dira, ou ce que vous devinerez, eh bien ! vous prendrez votre parti. Si de Lussan lui plaît... et ce serait bien mal...

LAROCHE.

Ce serait affreux !

AUGUSTE.

Alors je vous conseille de retourner à Senlis avec elle.

LAROCHE.

Dieu ! que ce serait vexant !

AUGUSTE.

À qui le dites-vous ?... Dans le cas contraire, si nous n’avons rien à craindre de ce côté-là, vous resterez.

LAROCHE.

Voilà ce que je demande ; mais il n’y a qu’une petite difficulté, c’est que je n’oserai jamais parler de cela à ma femme, parce que... elle est très douce, assurément. Ah ! Dieu ! elle est d’une douceur ; mais quand une fois elle se met en colère...

AUGUSTE.

Allons, du courage. En attendant je vais examiner votre rapport.

LAROCHE.

C’est cela. Tenez, dans mon cabinet de travail ; il s’ouvre de l’autre côté, sur l’appartement.

AUGUSTE, à part.

Ah ! il s’ouvre...

LAROCHE, continuant.

Mais c’est égal, vous y serez plus tranquille. Je vous rejoindrai tout à l’heure, quand j’aurai parlé à ma femme.

AUGUSTE, faisant un mouvement pour sortir et revenant sur ses pas en lui tendant la main.

Adieu, mon ami.

LAROCHE.

Adieu, mon cher ami.

AUGUSTE, à part.

Tâchons de faire parvenir ma lettre.

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène VIII

 

LAROCHE, seul

 

Adieu, excellent jeune homme ! Quel ami j’ai trouvé là !... ce n’est pas comme monsieur de Lussan : monsieur de Lussan ! quelle immoralité ! me protéger pour... Il y a cependant des maris qui se laisseraient faire, et qui monteraient... monteraient toujours... mais, Dieu merci, je ne suis pas de ces gens-là ; j’ai de l’honneur,

Tristement.

Ah ! oui, j’en ai ; ça me coûte cher ; mais c’est égal... il est si doux de faire bon ménage, d’aimer sa femme... tout seul, et d’en être aimé de même : c’est là le véritable bonheur ; on s’y habitue ; on n’en veut point d’autre... Ah ! je sens bien que j’aurais mieux fait de ne pas me marier.

 

 

Scène IX

 

LAROCHE, ADÈLE

 

ADÈLE, entrant, une lettre à la main.

Une lettre ! oser m’écrire ! risquer de me compromettre !

Apercevant son mari, et cachant la lettre.

Ah !

LAROCHE, à part.

Ma femme ! diable ! je ne sais trop comment amener l’entretien.

ADÈLE, à part.

Me voilà toute tremblante ! Comment lui dire ?...

LAROCHE, à part.

Allons, c’est égal !

ADÈLE.

C’est toi, mon ami ? je te croyais parti.

LAROCHE.

Non pas, non pas, je demeure, et d’abord...

À part.

Mon Dieu ! que c’est embarrassant !

ADÈLE, à part.

Quel air ! est-ce qu’il saurait ?...

LAROCHE.

Tu parais bien agitée, bien préoccupée, ma chère amie ?

ADÈLE.

Moi !

LAROCHE.

Oui, toi, et ce n’est pas de ce matin que je m’en aperçois. Ce bal d’hier t’occupe encore ; oui, c’est tout simple, cet éclat, ces danses, ces danseurs surtout...

ADÈLE, le regardant.

Ces danseurs...

LAROCHE.

Dame ! tu es jolie, ils sont entreprenants, et enfin, parce que, vois-tu... certainement je ne crois pas... mais enfin hier soir tous ces messieurs, monsieur Auguste Darvet...

ADÈLE, à part.

Auguste...

LAROCHE, sans s’interrompre.

Monsieur de Lussan...

À part.

Elle est émue.

Haut.

Ils étaient si aimables, si empressés, tu n’as pas remarqué...

ADÈLE.

Mon ami, vous êtes jaloux !

LAROCHE.

Moi ! oh Dieu ! jaloux ! tu croirais... Eh bien ! oui, c’est vrai, je le suis un peu...

ADÈLE.

Ah ! monsieur, c’est fort mal.

LAROCHE.

Que veux-tu, ma chère amie ? les assiduités de ce jeune homme auprès de toi...

ADÈLE.

De ce jeune homme...

LAROCHE.

Il t’aime peut-être, il te l’a dit.

ADÈLE.

Mais...

LAROCHE.

Quel trouble ! tu vois bien que je ne me trompe pas, et que le danger...

ADÈLE.

Le danger... Monsieur Laroche, écoutez-moi : vous aimez votre femme, vous avez confiance en elle ?

LAROCHE.

Certainement.

ADÈLE.

Et vous avez raison. Soupçonner sa femme, voyez-vous, ce n’est pas bien, et cela porte malheur... Faites mieux ; remettez-vous-en à elle, à elle seule, du soin de votre repos, de votre honneur ; et si jamais il y avait, comme vous disiez tout à l’heure, du danger, comptez sur sa vertu, sur sa franchise...

LAROCHE.

Quoi ! tu me dirais ?...

ADÈLE.

Je te dirais : « Mon ami, retournons à Senlis. »

LAROCHE.

Voilà tout ?

ADÈLE.

Voilà tout ; mais alors, c’est que ton honneur et ma réputation l’exigeraient. Heureusement, nous n’en sommes pas là.

LAROCHE.

Vrai ! cependant ton trouble, hier... ce matin... tout à l’heure encore...

ADÈLE.

C’est possible ; je ne dis pas, dans le premier moment, un peu d’émotion, c’est bien naturel.

LAROCHE.

Hein ?

ADÈLE.

Oui, mon cher Laroche, je te dois un aveu, et je le ferai, quelque pénible qu’il soit ; oui, puisque tu as surpris le secret de ce jeune homme, je ne sais comment, mais n’importe, ma confiance appellera la tienne :

Baissant la voix.

apprends donc que ce n’est pas la première fois que je me rencontre avec lui.

LAROCHE.

Avec lui...

À part.

Me voilà tout en nage !

ADÈLE, de même.

Je l’ai connu longtemps avant mon mariage ; il m’a fait la cour.

LAROCHE, vivement.

Comment, madame !

ADÈLE.

Tu n’étais pas mon mari. Je pouvais l’écouter alors ; il pouvait me dire qu’il m’aimait.

LAROCHE.

Sans doute, si c’était auparavant... mais depuis, il ne t’a rien dit ?

ADÈLE.

Si fait ; hier soir, au bal...

LAROCHE.

Une déclaration ! par exemple, madame Laroche...

ADÈLE.

Rassure-toi.

LAROCHE.

Je ne veux pas me rassurer.

ADÈLE.

Tu oublies déjà nos conventions. S’il y a du danger...

LAROCHE.

Il y en a.

ADÈLE.

Eh bien ! non, il n’y en a pas ; car je lui ai défendu de me parler de son amour.

LAROCHE.

Bah ! l’on commence toujours par là.

ADÈLE.

Je lui ai dit que s’il osait se présenter chez moi, tu saurais tout.

LAROCHE.

Est-ce bien vrai ?

ADÈLE.

Tu en doutes encore ? Eh bien ! voici une lettre qu’il vient de me faire passer ; je ne l’ai pas ouverte ; je te l’apportais. Me crois-tu maintenant ?

LAROCHE.

Une lettre ! donne. Ah ! ma petite femme ! je te demande pardon. Une lettre ! il n’y a plus moyen de douter.

Il va pour l’ouvrir.

ADÈLE, l’arrêtant.

Non, il faut qu’elle lui soit remise ainsi ; mais par toi, sans colère, avec mépris, et qu’il apprenne que rien ne peut troubler notre bonheur ;

Pleurant.

car nous sommes heureux, n’est-ce pas ?

LAROCHE.

Si nous sommes heureux ! je crois bien... Je suis d’une colère...

ADÈLE.

Tu n’es plus jaloux ! Ah ! quelqu’un... chut !

LAROCHE.

Monsieur de Lussan.

 

 

Scène X

 

LAROCHE, ADÈLE, DE LUSSAN

 

DE LUSSAN.

Madame Laroche, enfin je puis...

À part.

Ciel ! le mari !

LAROCHE, à part.

Ah ! ah ! nous allons voir.

DE LUSSAN.

Mon cher monsieur Laroche, je suis bien aise de vous trouver ici. Je croyais...

LAROCHE.

Oui, vous croyiez que j’étais dans les bureaux ; c’est pour cela que vous veniez me chercher chez moi.

ADÈLE.

Qu’est-ce donc ?

DE LUSSAN.

Permettez... je ne comprends pas... Il me semblait qu’en venant vous apprendre l’heureux succès de mes démarches... car vous êtes nommé, mon cher Laroche.

LAROCHE, vivement.

Plaît-il ! je suis nommé ?

Se reprenant.

Eh bien ! ça m’est égal, je n’accepte pas.

ADÈLE.

Que dis-tu ?

DE LUSSAN.

Y pensez-vous ?

LAROCHE, avec force.

Non, monsieur, non, je n’accepte pas ; je ne veux rien de vous, rien ! entendez-vous ?

 

 

Scène XI

 

LAROCHE, ADÈLE, DE LUSSAN, AUGUSTE, sortant du cabinet

 

AUGUSTE.

Qu’est-ce donc ? ce bruit...

ADÈLE, avec effroi.

Auguste !

À Laroche.

Mon ami, de grâce !...

DE LUSSAN.

Le diable m’emporte, si je sais...

LAROCHE, à sa femme.

Laisse donc, je suis calme.

À Auguste.

Venez, mon cher Auguste ; venez, vous n’êtes pas de trop ici. Mes soupçons étaient fondés ; oui, j’avais peine à le croire ; mais il y a des gens qui ne savent protéger un mari que pour lui faire payer leurs services.

DE LUSSAN.

Monsieur...

LAROCHE.

Qui, peu contents de poursuivre de leur amour la femme d’un ami prétendu, osent encore lui écrire.

AUGUSTE, effrayé.

Comment ?

ADÈLE, effrayée.

Mon ami !

DE LUSSAN, surpris.

Par exemple, je n’y suis plus.

LAROCHE.

Heureusement, il y a des femmes qui se respectent, qui aiment leurs devoirs et leurs maris ; et quant aux billets qu’on leur adresse... tenez, monsieur, voilà le cas qu’elles en font.

Il remet la lettre à de Lussan.

ADÈLE et AUGUSTE.

Grand Dieu !

DE LUSSAN, prenant la lettre.

Cette lettre...

LAROCHE, retenant sa femme.

Je ne t’en veux pas...

À de Lussan.

C’est de la part de ma femme, monsieur ; c’est elle qui vient de me la confier.

AUGUSTE.

Qu’entends-je !

ADÈLE.

Mais je t’assure...

DE LUSSAN, ouvrant la lettre.

Ciel !

Il la replie aussitôt.

ADÈLE.

Arrête, je ne souffrirai pas...

DE LUSSAN, passant à côté d’Adèle.

Pardon, madame, je commence à comprendre ; oui, je comprends ; j’étais trop confiant, c’est possible ! mais peut-être ne l’était-on pas assez avec moi ; on m’aurait épargné des espérances, des chagrins... Je vous demande pardon à tous du trouble involontaire que je vous cause : je suis malheureux, je le vois ; je n’ai plus qu’à me retirer. Mais le silence le plus absolu sera la dernière preuve d’amour,

Se reprenant.

d’amitié... que vous recevrez de moi.

Il va pour sortir.

LAROCHE.

À la bonne heure.

 

 

Scène XII

 

LAROCHE, ADÈLE, DE LUSSAN, AUGUSTE, DUPONT, en dehors

 

DUPONT.

Il serait vrai !... monsieur de Lussan !...

LAROCHE.

Encore l’homme au catarrhe.

DE LUSSAN.

Dupont !

DUPONT, entrant.

Oui, monsieur de Lussan et monsieur Auguste et moi ; il paraît que c’est ici le siège de l’administration...

À de Lussan.

Permettez, je suis chargé par le directeur général...

DE LUSSAN.

Mon oncle !

DUPONT.

De vous annoncer une nouvelle fâcheuse pour tout le monde, excepté pour moi qui resterai au contentieux, et pour monsieur Auguste qui vous remplace aujourd’hui comme chef de division.

AUGUSTE.

Moi !

DE LUSSAN.

Que voulez-vous dire ?

DUPONT.

Que vous êtes attaché à l’ambassade de Suède, et que vous parlez ce soir pour rejoindre l’ambassadeur.

LAROCHE.

Il quitte Paris, et c’est vous qui le remplacez !... Ciel !

AUGUSTE.

Moi !

À de Lussan.

Ah ! monsieur, combien je regrette...

DE LUSSAN, passant à côté d’Auguste.

Quoi donc ? je vous fais mon compliment ;

Bas.

tous les bonheurs à la fois.

LAROCHE.

Ça ne peut pas venir plus à propos.

DUPONT, à de Lussan.

Oh ! cela vous contrarie un peu, je le sais.

DE LUSSAN, avec émotion.

Au contraire, je vais remercier mon oncle de ses bontés pour moi ; je ne suis pas fâché de m’éloigner de Paris ; j’en ai besoin. Adieu, madame, messieurs.

Il saisit la main d’Auguste sans être vu et lui remet la lettre.

Adieu, j’emporte quelques droits à votre estime, et je prendrai part de loin à tout ce qui pourra vous arriver d’heureux.

Il sort.

LAROCHE.

Vous êtes trop bon. Ah ! çà, mon cher Auguste, vous êtes content, j’espère ; et moi je ne pars plus, c’est vous qui le remplacez, me voilà rassuré.

ADÈLE, avec émotion.

Toi !

AUGUSTE.

Il se pourrait ! vous acceptez ?

LAROCHE.

Si j’accepte ! parbleu ! vous êtes mon ami, je suis votre ami, et maintenant cette bonne place, ce beau traitement, cet appartement près du vôtre, ces gratifications, je puis tout prendre sans crainte.

DUPONT.

Alors mon neveu ira en province.

ADÈLE.

Non pas ; il peut solliciter la place de secrétaire, car, bien certainement, mon mari ne l’accepte pas.

LAROCHE.

Mais si fait.

ADÈLE.

Mon ami, tu sais nos conventions... retournons à Senlis.

AUGUSTE.

Madame, vous exigeriez... monsieur Laroche...

DUPONT.

Par exemple !

LAROCHE.

Voilà du nouveau. Nous étions convenus, il est vrai...

ADÈLE.

Mon ami, pas d’explication, pas un mot de plus ; des motifs impérieux... tu m’as promis de t’en rapporter à moi ?

LAROCHE, à part.

Voilà la peur qui me reprend... est-ce que par hasard un autre ?...

ADÈLE.

Retournons à Senlis.

AUGUSTE, à part.

Plus d’espoir.

DUPONT, regardant Auguste.

Je crois que je m’étais trompé.

LAROCHE, regardant Auguste.

Et moi aussi... c’est possible. Partons, ma femme. Adieu ma place.

DUPONT.

Mariez-vous donc !

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