L’Œillet blanc (Alphonse DAUDET - Ernest L’ÉPINE)

Comédie en un acte[1].

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 8 avril 1865.

 

Personnages

LE CONVENTIONNEL VIDAL

LE MARQUIS, 16 ans

CADET-VINCENT

VIRGINIE VIDAL, fille du Conventionnel, 21 ans

 

La scène se passe en 1793, dans le château de Saint-Vaast en Normandie, au bord de la mer.

 

Un jardin, serre et pavillon à droite, à gauche le parc ; au fond, un mur. Sur la croisée du pavillon, un œillet blanc. À gauche, sur le premier plan, un socle de statue.

 

Scène première

 

LE MARQUIS, sur la muraille du fond

« C’est bien ici le château de Saint-Vaast ? – Ici même, entrez donc, marquis. »

Il saute dans le parc.

Enfin, me voici dans la place et en sûreté pour le moment.

Il vient sur le devant de la scène.

L’entrée est un peu cavalière, mais que voulez-vous ? Tout le monde est sorti pour cause d’émigration. En pareil cas, mieux vaut franchir le mur qu’enfoncer la porte, c’est plus gentilhomme, et puis, c’est plus tôt fait !... Tudieu ! quelle aventure ! quel roman, quelle odyssée ! Traverser la Manche avec des contrebandiers dans une mauvaise barque de pêche, affronter à la fois la mer, les bleus, les gardes-côtes, la bourrasque, l’odeur du poisson, la loi sur les émigrés... Si je tombe aux mains des paysans, décapité ! si je tombe aux mains des soldats, fusillé !... sans compter que je pouvais tomber à la mer et me noyer,

Montrant la muraille.

ou tomber à faux et m’estropier... Tout cela, pourquoi ?... Parce qu’il a plu à une belle émigrée d’avoir une fleur de France. Décidément, marquis, tu es un héros ou un fou ; mais pour le moment tu as l’air d’un gueux... Regarde-toi, tes bottes sont lourdes de sable, ton catogan est rempli d’eau... Fi ! le vilain gentilhomme ! C’est égal, comtesse, si j’en réchappe, voilà un petit caprice qui vous coûtera cher, et vive Dieu ! ce n’est point pour des reines-claudes qu’on sera venu vous cueillir un bouquet dans votre château de Saint-Vaast... – Çà, voyons, je ne me trompe pas, au moins ?... Je n’ai pas pris un château pour un autre ?... Consultons encore les indications que nous avons prises.

Il ouvre un carnet de poche et lit.

« Le fief de Saint-Vaast, sur la plage normande, » c’est cela... « à cinq minutes du village du même nom... » Fort bien. « Au fond du parc... » j’y suis... « une petite porte... » voilà. « Un pavillon... » voici... « une serre...» nous y sommes... « À ...l’autre extrémité, le château... »

Regardant par la gauche, à travers les arbres.

je l’aperçois... Oh ! oh ! ici mes renseignements sont inexacts. Des locataires... on ne m’avait pas prévenu Des fenêtres ouvertes, du linge étendu... Ah ! chère comtesse ! Un drapeau aux trois couleurs flotte sur le balcon... voilà ce qu’on a fait de votre château... Et moi qui croyais trouver une maison en deuil, des herbes sur le perron, du lierre sur la muraille, et les scellés de l’araignée posés sur toutes les portes... Allons, c’est dit, mon pauvre Robinson, ton île déserte avait des habitants comme toujours, et même, si je ne me trompe, voici un indigène qui vient de ce côté...

Il recule.

Diable ! diable ! la situation se complique... Bah ! je n’en aurai que plus de gloire... Est-ce que le capitaine Hercule aurait voulu des pommes d’Hespérus, s’il n’y avait pas eu un dragon pour les garder ?... Oui, mais en attendant, où le seigneur Hercule pourrait-il se cacher ?... dans la serre ?... au fait...

Il ouvre la serre.

Elle est jolie, la serre !... Ils ont tout laissé mourir... Raison de plus pour qu’on ne m’y vienne pas chercher.

Il se blottit dans la serre et ferme la porte sur lui.

 

Scène II

 

CADET-VINCENT, LE MARQUIS

 

CADET-VICENT, entrant précipitamment. Il a deux bouteilles cachées sous sa carmagnole.

Vite, vite, cachons-nous... par là ? non, par ici...

Il s’assied sur le banc.

Ouf ! en voilà une expédition ! J’en ai le cœur tout à l’envers.

LE MARQUIS, entr’ouvrant la porte.

Il n’a pas l’air méchant.

CADET-VICENT.

Ah çà ! voyons. Ne perdons pas de temps. Le conventionnel et sa fille sont en train de lire les papiers publics, j’ai quelques moments devant moi. Il s’agit de les employer à faire connaissance avec ces deux demoiselles.

LE MARQUIS.

Ah ! très bien ! quelque domestique en maraude.

CADET-VICENT.

Moi, qui n’ai jamais bu de vin de ma vie, je vais donc savoir le goût que ça vous a.

Il débouche une bouteille.

Hum ! quel bouquet ! Parlez-moi du cidre de Bourgogne. Dis donc, Cadet, sais-tu qu’il faut une fameuse audace pour faire ce que tu fais là ? Comment, gredin, ton conventionnel boit du cidre à quatre sols le pichet, il en fait boire à sa fille, plutôt que de toucher aux caves de la ci-devante, et toi... tu... Hum ! cache-toi, mon gars, car si le citoyen Vidal t’apercevait de quelque coin, ton compte serait vite réglé.

LE MARQUIS.

Je crois qu’il dit son bénédicité avant de boire.

CADET-VICENT.

bah ! personne ne peut me voir ici. Cependant passons sur l’escalier, je serai mieux.

Il traverse la scène.

LE MARQUIS, repoussant la porte.

Ah ! diable !

CADET-VICENT, assis sur les marches.

Par lequel commencerai-je ? le rouge, ou le blanc ? Grand Dieu ! le citoyen Vidal qui vient de ce côté.

VIDAL.

Vincent !

CADET-VICENT.

On y va, citoyen... Cachons-les dans la serre.

Il s’approche de la serre.

LE MARQUIS, ouvrant la porte.

Donne-les-moi.

CADET-VICENT.

Un voleur !

LE MARQUIS.

Pas un cri, ou je te dénonce. Il te sied bien de m’appeler voleur, monsieur le drôle !

CADET-VICENT.

Ne me trahis pas, citoyen voleur.

VIDAL, au dehors, mais rapproché.

Cadet-Vincent !...

CADET-VICENT.

Miséricorde ! voilà le conventionnel.

LE MARQUIS.

Donne.

CADET-VICENT.

Il va les boire.

LE MARQUIS, poussant Cadet-Vincent.

Si tu parles, je parle ; attention.

Il lui prend les bouteilles et rentre dans ta serre, qu’il referme sur lui.

 

Scène III

 

LE MARQUIS, caché, CADET-VINCENT, VIDAL

 

VIDAL.

Il doit s’être endormi dans quelque coin. Ah ! te voilà... Pourquoi ne réponds-tu pas quand je t’appelle ?

CADET-VICENT.

Excuse-moi, citoyen, j’ai répondu tant que j’avais de voix, mais le parc est si grand !

VIDAL.

Oui, coquin, le parc est grand, et je l’ai traversé dans toute sa longueur pour venir te chercher... Que faisais-tu là ?

CADET-VICENT.

Moi ?... Rien... je me promenais.

VIDAL.

Allons ! viens... J’ai besoin de toi.

CADET-VICENT.

Je te suis.

Vidal va vers la gauche, Cadet-Vincent va vers la serre.

Et le voleur ? Et mes bouteilles ?

VIDAL, se retournant.

Encore !

CADET-VICENT, accourant.

Non... non... voilà.

VIDAL.

Passe devant.

Ils sortent.

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, seul

 

Il entr’ouvre la porte avec hésitation puis se décide à sortir.

Ce doit être le représentant, celui-là. Il a une physionomie qui ne me revient pas du tout, oh ! mais du tout... Brrr ! Un moment je me suis cru perdu... morbleu ! Marquis, nous n’avons pas de temps à perdre, la place est aux ennemis, il faut en sortir au plus vite. Le conventionnel n’aurait qu’à revenir, M. Cadet n’aurait qu’à me dénoncer. Vite notre fleur ; et en route ! Aussi bien le vin de la comtesse m’a réchauffé comme il faut ; maintenant, à l’œuvre. Nous disons... « à côté de la statue... » la ci-devant statue... « un carré d’œillets blancs... »

Il s’approche et cherche un instant.

Voilà l’endroit sans doute, oui... je ne me trompe pas. C’est singulier, pas plus d’œillet que...

Arrachant une pomme de terre.

Ceci n’en est pas un, quand tous les diables y seraient. Oh ! les misérables ! Ils ont semé en place cet affreux tubercule populacier que M. de Parmentier rapporta d’Amérique l’autre année... Pouah ! c’est révoltant.

Il jette la pomme de terre.

Me voilà bien ! moi qui ai juré de ne pas revenir sans cette fleur, je ne puis pourtant pas rapporter une parmentière... Allons, je le vois, je ne rapporterai rien du tout, pas même ma tête. Je vais faire passer mon nom à monsieur de la Convention et me faire expédier sur-le-champ où il en a envoyé tant d’autres... J’ai des titres !... Quel malheur ! tout allait si bien, mes contrebandiers devaient m’attendre sur la côte, au crépuscule je n’avais qu’à les rejoindre... et maintenant... comme c’est triste ici, pour une fleur qui manque !... ces arbres sont affreux... et ce mur ? est-il sinistre, ce mur !... et cette maison ?... Oh ! mon Dieu ! qu’ai-je vu, là, sur la fenêtre ?... Superbe ! Comme il est beau il me sourit... Tiens !...

Il envoie un baiser à la fleur qui est sur la croisée, moule rapidement les quatre marches de l’escalier, puis se hausse pour essayer de la prendre.

 

Scène V

 

LE MARQUIS, VIDAL, VIRGINIE

 

VIDAL, entrant par la gauche.

Je lui ai dit de nous rejoindre ici.

LE MARQUIS, sur l’escalier.

Jour de Dieu ! je suis pris.

Il se baisse derrière la rampe.

VIRGINIE.

Tu as raison, c’est plus court par là, pour aller au village.

LE MARQUIS.

Peut-être !

Il dégringole l’escalier, et ne fait qu’un bond pour aller jusqu’à la serre.

VIDAL.

Hein ! As-tu vu ?

VIRGINIE.

Quoi père ?

VIDAL.

Là ! près de la serre, quelque chose comme une ombre...

VIRGINIE.

Un renard, sans doute. Il y en a deux ou trois dans le parc ; quelquefois je les vois de ma fenêtre, en travaillant... Ils sentent que les ci-devant n’y sont plus.

VIDAL.

Les loups sont partis, les renards montrent l’oreille.

VIRGINIE, s’asseyant sur le banc.

Voyons, viens t’asseoir là, près de moi.

Vidal s’assoit.

Comme tu as chaud, tes mains sont brûlantes. Chère enfant !

VIRGINIE.

Tiens ! Tu ne veux pas me l’avouer, mais je suis sûre que tu as reçu de mauvaises nouvelles ce matin... Oh ! tu as beau faire « non. » Voyons, les brigands nous ont encore battus ?

VIDAL.

Nous avons envoyé dans l’Ouest des troupes d’élite. Rien n’est plus à craindre de ce côté ; songe donc, petite, avec des soldats comme ton Maxime.

VIRGINIE, baisse la tête en rougissant.

Puisque les nouvelles ne sont pas mauvaises, pourquoi cette tristesse ? pourquoi ce trouble, cette fièvre ?

VIDAL.

Bah ! n’y fais pas attention, ce n’est rien, cela passera... de vilaines idées qui traversent mon cerveau, mes papillons noirs, comme tu les appelles.

VIRGINIE.

Vite, il faut les chasser.

VIDAL, tristement.

Les chasser...

VIRGINIE.

Oui, les chasser, comme ceci.

Elle l’embrasse.

VIDAL.

Ma fille !

Brusquement, en l’écartant.

Non ! laisse-moi.

Il se lève.

VIRGINIE, veut s’accrocher.

Père ! père !

VIDAL, se levant.

Laisse-moi, je te dis !

Radouci et prenant Virginie dans ses bras.

Pauvre enfant ! Pardonne-moi, mais ne m’embrasse plus ainsi, vois-tu ?

Il s’assied et la fait asseoir.

Il faut me pardonner ; tout cela est bien malade.

Il montre son front.

Et puis si tu savais comme par moments tu lui ressembles... même voix... même regard... À l’instant encore, c’est elle que j’ai revue là devant moi, et quand tu as posé tes lèvres sur mon front...

VIRGINIE.

Oh ! tais-toi...

VIDAL.

Me taire ? hélas ? il n’y a que les morts qui sachent se taire, et rien n’a pu mourir encore ici dedans. Quelquefois je crois que tout est fini... Oui, je passe quelquefois des journées entières sans souffrir... Je ne me souviens plus, je ne vis plus, je suis heureux ; mais, hélas ! avant la fin de la journée, une heure vient toujours qui m’apporte à la fois tous mes souvenirs et toutes mes souffrances... Je me revois là-bas, dans mon grand atelier, frappant ferme sur l’enclume, au feu rouge de la forge, puis le soir venu, je me vois rentrant à la maison... je te trouvais jouant aux pieds de ta mère. Te souviens-tu comme elle était belle ? mise comme les ci-devantes et fière comme elles. J’arrivais... ta mère venait au-devant de moi, en souriant... elle avait si grand air que cela m’imposait toujours un peu et, dam !... alors, je te prenais dans mes bras et je te mangeais de caresses. Il y en avait beaucoup pour elle là-dedans...

VIRGINIE.

Assez !... assez !... Tu te fais trop de mal.

VIDAL.

Fille, te souviens-tu du soir où je te trouvai seule à la maison, pleurant dans un coin au milieu de tes joujoux ? « Maman est sortie pour toujours, » disais-tu à travers tes larmes, et moi, je souriais quoique un peu inquiet. Tu avais raison, ta mère était sortie pour toujours... partie avec un noble, un de ces hommes qui n’avaient qu’à naître pour être heureux et qui, leur part de bonheur épuisée, faisaient main basse sur le bonheur des autres. Oh ! la maison déserte, les repas silencieux autour de la petite table devenue trop grande, les robes de fillette qu’il fallait acheter moi-même. Oh ! les longues nuits sans sommeil, les longues journées sans travail, les larmes de douleur effacées par des larmes de rage ! J’ai beau fermer les yeux, ne pas vouloir, je revois tout, je me souviens de tout.

VIRGINIE.

Pauvre père !

VIDAL.

Je n’ai pas pu me venger ; les coupables se sont enfuis et sont morts loin de moi ; mais aussi quels transports, quand notre heure à nous est venue ! Il me semblait que c’était pour moi que ce peuple se soulevait et que toute une race mourait pour expier mon déshonneur.

VIRGINIE.

Prends garde, père ; tu laisses la haine te remplir le cœur ; elle en chassera ton enfant, tu verras.

VIDAL.

Non, ma fille, non ! tu as toujours ta place la, et la plus grande, quoi que j’en dise... C’est mon amour pour toi qui me rattache à la vie, tu le sais bien, et si je n’avais que cette haine dont je me vante, il y a longtemps que...

VIRGINIE, lui menant la main sur la bouche.

Tais-toi... l’officieux !...

 

Scène VI

 

VIRGINIE, VIDAL, CADET-VINCENT, LE MARQUIS

 

CADET-VICENT.

Voilà les papiers que tu attendais, citoyen.

VIDAL, montrant le banc.

Pose-les là.

CADET-VICENT, à part.

Je voudrais bien savoir s’il est toujours dans la serre.

VIDAL.

Adieu, ma fille.

VIRGINIE.

Tu vas au club ?...

VIDAL.

Oui, il faut que je parle à ces sournois de paysans. Le comité se plaint que tous les caboteurs sont vendus à l’émigration, que les côtes sont mal surveillées.

CADET-VICENT.

Oh ! ça... c’est bien vrai.

VIDAL.

Nous verrons bien.

CADET-VICENT, à part.

Je suis très inquiet.

VIDAL.

En route, garçon. Eh bien ?

CADET-VICENT, vivement.

Citoyen !

VIDAL, allant vers le fond.

Viens, allons...

CADET-VICENT.

Comment, moi aussi !...

VIDAL.

Parbleu ! Toi aussi ! dirait-on pas que je vais le laisser ici tout le jour à se dorloter comme une ci-devante.

CADET-VICENT.

Mais, tu n’y songes pas. Et ta fille qui va rester seule.

VIRGINIE.

Ah çà ! d’où lui viennent ses frayeurs ? Est-ce que je ne reste pas seule tous les jours ?

CADET-VICENT.

Tous les jours, je ne dis pas.

VIRGINIE.

Qu’y a-t-il donc de nouveau aujourd’hui ?

CADET-VICENT.

Rien, citoyenne, rien.

VIRGINIE.

Tu vois bien que c’est la paresse qui le fait parler.

CADET-VICENT.

La paresse, par exemple !

VIDAL.

Assez. Je vois clair dans ton jeu, drôle... prends ces papiers et marche. Virginie Vidal est une bonne républicaine, fille d’un patriote qui ne boude pas, et fiancée à un brave de l’armée de Vendée... ces filles-là savent montrer les dents à l’occasion.

VIRGINIE.

Bien parlé.

À Cadet-Vincent.

Voilà qui te rassure, poltron.

Elle marche avec Vidal par le fond.

CADET-VICENT, à part, prenant les papiers sur le devant de la scène.

Oui, joliment... Que dois-je faire ? si je parle, l’autre parlera et il a des preuves.

VIRGINIE.

Allons, lambin.

CADET-VICENT.

J’y suis, citoyenne.

À part.

Et s’il s’agissait d’une conspiration, si j’allais me trouver compromis... Ma foi, je n’y tiens plus... arrive qui plante, je vais tout dire.

Haut.

Citoyen !

VIDAL, au fond.

Quoi ! que veux-tu ?

CADET-VICENT.

Citoyen ! il faut que je t’avoue une chose.

VIDAL.

Bien, bien, je te confesserai en route.

CADET-VICENT.

Mais...

VIDAL, le poussant vers la porte.

Viens, nous sommes en retard.

CADET-VICENT.

Pourtant, je...

VIDAL.

Marche donc !...

VIRGINIE.

Adieu, père, à ce soir, pas trop tard, n’est-ce pas ?

CADET-VICENT, rouvrant brusquement la porte.

Citoyenne ! citoyenne !

VIRGINIE.

Encore.

CADET-VICENT.

Enferme-toi dans le pavillon, crois-moi.

Il s’enfuit.

Voilà, voilà, citoyen conventionnel.

Vidal et Cadet sont sortis par le fond.

 

Scène VII

 

VIRGINIE, au fond, LE MARQUIS

 

VIRGINIE, près de la porte entr’ouverte.

Dans le pavillon, pourquoi ?

LE MARQUIS, sortant de la serre.

Je n’entends plus rien... ils sont tous sortis. Enfin !

VIRGINIE.

Que veut-il dire ?...

LE MARQUIS, s’époussetant.

C’est monotone de jouer à cache-cache si longtemps. En ont-ils fait des simagrées sur ce banc. Je n’entendais pas, mais je les voyais. Une scène de famille, des baisers, des larmes, de grands gestes... La petite n’est pas mal.

VIRGINIE, refermant la porte.

Bah !

LE MARQUIS, bondit et se réfugie dans la serre.

Encore !

VIRGINIE, s’arrêtant sur la première marche de l’escalier.

Hein ? j’ai entendu du bruit... Suis-je sotte, voilà que ce poltron est parvenu à me troubler la cervelle.

Elle monte lentement.

Est-ce que je vais prendre peur, moi aussi ?... Peur de quoi ? Allons ! allons ! pas d’enfantillage, si Maxime me voyait ! cher Maxime...

Elle s’accoude sur la rampe.

Il faut que je lui écrive une bonne longue lettre. À cette heure, il est là-bas, dans l’Ouest, loin, bien loin de moi et, pour me parler de lui,

Montrant l’œillet.

je n’ai plus que cette fleur... Aussi, comme je t’aime, mon bel œillet blanc ! tous les matins, à mon réveil, ma première pensée est à Maxime, mais mon premier regard est à toi... C’est que tu es plus qu’une fleur pour moi, et s’il t’arrivait quelque chose... il me semble que cela lui porterait malheur...

LE MARQUIS, se penchant hors de la serre.

Je crois, ma parole d’honneur ! qu’ils m’ont laissé la petite.

En se relevant, il fuit du bruit.

VIRGINIE.

Pour le coup, c’est dans la serre, j’en suis sûre.

Elle descend l’escalier rapidement et va droit à la serre qu’elle ouvre toute grande.

Que fais-tu là, citoyen ?

LE MARQUIS, sortant.

Rassurez-vous, mon enfant, je ne vous ferai point de mal.

VIRGINIE, le faisant passer vivement.

Je suis toute rassurée, je te demande ce que tu viens faire ici ?

LE MARQUIS.

Peste ! quelle gaillarde...

VIRGINIE.

Ah ! tu as beau froncer le sourcil et te hausser sur tes pointes... tu ne m’effraies pas... d’abord tu as l’air d’une fillette déguisée.

LE MARQUIS, enflant sa voix.

Comment ! comment !

VIRGINIE, reculant jusqu’à la cloche.

Ensuite, serais-tu méchant et fort comme un Turc, je n’ai qu’à tirer ceci, et tu as à l’instant tous les paysans sur les bras.

Elle prend la corde.

LE MARQUIS.

C’est bon, c’est bon, puisque vous n’avez pas peur, il est inutile d’appeler du monde.

VIRGINIE.

Sais-tu que tu fais un vilain métier ?

LE MARQUIS.

Moi, un métier, pour qui me prenez-vous ?

VIRGINIE.

Pour qui veux-tu que je te prenne ? Est-ce que je te connais, moi ? Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Par où ? Pourquoi ?

LE MARQUIS, à part.

Tayaut... tayaut... Voilà tous les points d’interrogation lâchés...

Haut.

Vous le voulez, je vais tout vous dire, mais...

VIRGINIE.

Mais...

LE MARQUIS, câlin.

Laissez en paix cette cloche, vous ne sauriez croire à quel point cela me taquine.

VIRGINIE, sévèrement.

Continue.

LE MARQUIS, à part.

Elle est charmante. Elle me tutoie avec un calme, un sans-gêne.

Haut.

Voici le fait, Mademoiselle...

VIRGINIE.

Tu te sers beaucoup trop de l’ancien dictionnaire, prends garde.

LE MARQUIS.

Oh ! pardon, où avais-je la tête... Mademoiselle, un mot qui est sur la liste des émigrés.

VIRGINIE, ironique.

Tu es étranger peut-être.

LE MARQUIS, à part.

Voilà mon affaire.

Haut.

Étranger, qui vous l’a dit ? mon accent sans doute. Eh bien ! oui, je suis étranger... je suis Hollandais, et de Rotterdam, encore, et botaniste par-dessus le marché.

VIRGINIE.

Botaniste !

LE MARQUIS.

Depuis longtemps j’entendais parler des fameux œillets blancs de Saint-Vaast, Sancti Vedasti...

VIRGINIE.

Et tu t’appelles ?

LE MARQUIS.

Je m’appelle Van... Van... je m’appelle Van.

VIRGINIE.

Et que viens-tu faire ici, citoyen Van ?

LE MARQUIS, bas.

Elle ne me croit pas.

VIRGINIE.

Continue.

LE MARQUIS.

Pourquoi faire ? vous savez bien que ce n’est pas vrai, ce que je vous dis là.

VIRGINIE, après une pause.

Comprends-moi bien alors. Qui que tu sois, voleur, jardinier ou le reste, tu es, avant tout, un enfant qui m’intéresse et dont j’ai pitié... Ce que tu es venu faire ici... pourquoi tu te cachais là-dedans, je ne veux pas le savoir ; je n’ai qu’une chose à te dire, je ne t’ai pas vu, va-t’en.

LE MARQUIS, à part.

M’en aller ? oh ! que nenni ! l’écarter, grimper l’escalier, couper la fleur...

VIRGINIE.

Eh bien ?

LE MARQUIS, à part.

Fi donc ! marquis, malmener une femme, une jolie femme même, bah !

Revenant résolument vers Virginie.

Mademoiselle, je ne suis ni un voleur, ni un étranger... Je suis un émigré rentré en France pour affaire d’honneur, sous le coup de la loi par conséquent... maintenant ma vie vous appartient.

VIRGINIE.

Ah ! vraiment, c’est y tenir bien peu que d’oser me parler de la sorte. Écoute, je te disais tout à l’heure : je ne t’ai pas vu, va-t’en... je te l’ai dit, n’est-ce pas ? Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? tu comprends bien que je t’avais deviné, ces choses sont dans le sang. Je t’ai connu tout de suite, jardinier aux mains blanches ; mais pourquoi m’obliger à te dénoncer ? car je le dois, et je vais le faire et tu es perdu.

 

Scène VIII

 

VIRGINIE, LE MARQUIS, CADET-VINCENT

 

CADET-VICENT, du dehors.

Citoyenne, citoyenne !...

Virginie tressaille.

LE MARQUIS.

Vous avez raison... je suis perdu.

CADET-VICENT.

Citoyenne Virginie, es-tu là ?

LE MARQUIS.

Qu’attendez-vous ? Ouvrez.

VIRGINIE, à part.

Non !... je ne peux pas... un enfant de cet âge !...

Cadet-Vincent frappe violemment à la porte. Haut.

Que vas-tu faire ?

LE MARQUIS, allant vers le fond.

Vous épargner un remords... me livrer et vous délivrer...

VIRGINIE, le retenant.

Non !... reste...

LE MARQUIS.

Comment, vous voulez...

CADET-VICENT, du dehors.

M’entends-tu ?

VIRGINIE, au marquis.

Tais-toi.

Elle lui fait signe de se blottir derrière la statue.

CADET-VICENT, apparaissant sur la muraille.

Enfin ! te voilà.

VIRGINIE.

Ah çà ! décidément, qu’est-ce qu’il t’arrive ?... pourquoi cet air effaré ?

CADET-VICENT.

Tu m’as fait une fière peur, va, en ne me répondant pas.

VIRGINIE.

Bon ! encore ses frayeurs de tout à l’heure... Tu as donc des visions, aujourd’hui ?

CADET-VICENT, regardant de tous côtés.

Tu es seule ?

VIRGINIE.

Seule ?... si je suis seule ! Mais enfin, d’où vient cette insistance depuis ce matin ! Tu as vu quelqu’un ici ?

VIRGINIE.

Quelqu’un ? moi ? mais non... quelle idée ! quelqu’un ici... non. Seulement on sait qu’il rôde dans le pays des gens de mauvaise mine.

LE MARQUIS, sur le devant de la scène, bas.

De mauvaise mine !

CADET-VICENT.

Et je me suis échappé du club pour voir s’il ne t’était rien arrivé... Te tiens-tu dans le pavillon, au moins ?

VIRGINIE.

Je te dis que tu es ridicule avec tes frayeurs. Oui, je me tiens dans le pavillon ; et maintenant t’en vas-tu ? Qu’est-ce que tu fais là ?

CADET-VICENT.

Dam !

VIRGINIE.

Mon père a besoin de toi là-bas.

CADET-VICENT, disparaissant.

Je m’en vais...

Apparaissant de nouveau.

Si tu n’as rien vu, ni rien entendu, c’est qu’il n’y a rien, n’est-ce pas ? et puis en restant dans le pavillon...

Il disparaît.

VIRGINIE.

Oui, oui, adieu.

CADET-VICENT, apparaissant de nouveau.

Adieu !... Dis donc ! si je t’envoyais la citoyenne...

VIRGINIE, vivement.

Cadet-Vincent.

CADET-VICENT, tressaille.

Hein ?

VIRGINIE.

Je crois que mon père t’appelle.

CADET-VICENT, dégringolant de l’autre côté du mur.

Diable !... Ah ! méchante... c’était pour me faire peur... c’est égal, je me sauve, adieu.

Virginie referme la porte et reste un moment dans le fond pendant que Cadet-Vincent s’éloigne.

 

Scène IX

 

VIRGINIE, LE MARQUIS

 

Il s’approche de Virginie et lui prend la main.

VIRGINIE.

Tu viens de l’entendre.

LE MARQUIS.

Merci !

VIRGINIE.

On t’a vu rôder dans le pays, et maintenant pour t’en aller ?

LE MARQUIS.

Soyez tranquille, je m’en irai, plus tard seulement.

Il va pour lui baiser la main.

VIRGINIE.

Ah ! prends garde, ta faiblesse a pu m’attendrir un moment, mais, tiens, si tu le peux, va-t’en vite, crois-moi.

LE MARQUIS.

Si vous y tenez, il y a un moyen bien simple de vous débarrasser de ma personne. Donnez-moi ce que je suis venu chercher ici, le temps de vous remercier et je disparais.

VIRGINIE.

Eh ! le sais-je, moi, ce que tu es venu chercher.

Adoucie.

Quoi... voyons ?

LE MARQUIS.

Une fleur, rien qu’une fleur et je m’en vais.

VIRGINIE.

Le moment est mal choisi pour railler, je t’assure.

LE MARQUIS, plissant vers l’escalier.

Je ne raille pas, Mademoiselle.

VIRGINIE.

C’est une fleur qui t’amène ici ? et quelle est cette fleur étrange pour laquelle on risque sa vie ?

LE MARQUIS.

Ah ! c’est toute une histoire.

VIRGINIE.

Et tu crois que je vais l’écouter !

LE MARQUIS.

Je vais vous la dire en quelques mots. C’était dans un salon français, en Angleterre.

Il s’assied sur le banc devant le pavillon.

VIRGINIE.

Il s’assied maintenant.

LE MARQUIS.

Remettez-vous, je vous prie... Dans ce salon, où quelques émigrés se réunissent chaque soir, on est élégant, on a de l’esprit, on refait au bord de la Tamise une petite France.

VIRGINIE.

Qui conspire contre la grande.

LE MARQUIS.

Et c’est une de ces conspirations que je vais vous révéler. Il est neuf heures du soir, tous les conjurés sont réunis. Le vicomte est devant le feu, le chevalier devant la glace, le petit abbé papillonne, il est partout à la fois... À la table de whist, les vieillards, la chanoinesse, la maréchale, le mestre de camp, le grand prévôt. Enfin, près de la cheminée, gracieusement blottie au fond de son fauteuil, la comtesse, et derrière elle le marquis. Toutes les portes sont closes... le whist est terminé. Chut ! on conspire. Contre qui ? contre l’amour.

VIRGINIE.

Il est fou !

LE MARQUIS.

Oui, c’est à l’amour qu’ils en veulent, les quatre vieillards qui sont là... « L’amour s’en va... dit la chanoinesse ; de mon temps il faisait de belles actions... il ne faut plus que de belles phrases. » La maréchale soupire en essuyant une larme au creux d’une ride : « L’amour s’en va ! il n’y a plus de dévouement en amour. – L’amour s’en va, ricane à son tour le mestre de camp, il n’y a plus d’héroïsme dans l’amour. » Là-dessus il brandit sa béquille et le grand prévôt l’applaudit. Pour le coup, le marquis n’y tient plus, et, rouge de colère, il se campe au milieu du salon.

Il se lève.

« Holà, dit-il, je suis ici pour le défendre, ce pauvre amour que vous injuriez. Non, non, vous vous trompez ! l’amour est toujours dévoué, toujours héroïque, toujours capable de grandes choses, prêt à donner sa vie en échange d’un sourire, et je me porte garant pour l’amour. » À cette sortie impétueuse, la table de whist répond par un éclat de rire. Le vicomte applaudit, le petit abbé se signe éperdument. Alors de sa voix la plus douce et du fond de son grand fauteuil : « Marquis, dit la comtesse, j’ai grande envie d’un de ces beaux œillets blancs qui fleurissent là-bas, là-bas, dans mon château de Saint-Vaast. »

VIRGINIE.

Oh !

LE MARQUIS.

Le marquis partit le soir même, Mademoiselle, et le voici.

VIRGINIE.

Ainsi c’est pour un caprice de femme que tu joues ta vie en ce moment.

LE MARQUIS.

Pour un caprice, et j’en suis fier.

VIRGINIE.

Et cette femme t’a laissé partir ! elle n’a pas eu pitié de toi, elle ne t’a pas arrêté au seuil de sa porte ? « Revenez, j’étais folle, nous sommes fous tous les deux ! » Non, d’un œil souriant elle t’a regardé t’en aller à la mort. Mais quel sang ont-elles donc dans les veines, ces créatures-là ?

LE MARQUIS.

Ces créatures ont dans les veines un sang de race qui leur vient de très loin et de très haut, Mademoiselle ; c’est toujours le sang de ces belles amoureuses du moyen âge qui jetaient leur gant dans l’arène et qui criaient : « Au plus aimant ! » Autrefois c’était un gant entre les griffes du lion, aujourd’hui c’est une fleur sous les balles républicaines.

VIRGINIE, après un silence.

Tu n’as plus de mère, n’est-ce pas ?

LE MARQUIS.

Ma mère est morte, Mademoiselle.

VIRGINIE.

Si tu avais eu ta mère, ta mère aurait pleuré, et si ses larmes n’avaient pas suffi, plutôt que de te laisser partir elle t’aurait enfermé comme un enfant rebelle.

LE MARQUIS.

Ah ? malpeste, à la fin, mon amour-propre se révolte. Une fois pour toutes, Mademoiselle, apprenez-moi ce que c’est qu’un enfant et ce que c’est qu’un homme. Est-ce à la taille seulement que vous jugez cela, et ne croyez-vous pas qu’un beau sentiment soit aussi viril qu’une belle moustache ? Est-ce le cœur ou les épaules qu’il s’agit d’avoir haut placé ? Il serait bon de s’entendre là-dessus.

VIRGINIE.

Eh bien ! puisque tu veux qu’on te traite en homme, je te demanderai, citoyen, si c’est faire un emploi généreux de sa vie que de l’exposer pour un caprice, pour une fleur, pour rien ? Ne pouvais-tu répandre ton sang d’une plus digne façon, pour une cause plus noble ?

LE MARQUIS.

Pour une cause plus noble !... Valait-il mieux aller faire le coup de feu en Vendée avec des carabines anglaises ou charger des troupes françaises sur les bords du Rhin avec un espadon allemand !... ce jeu-là me répugnerait fort, je l’avoue.

VIRGINIE, à part.

Ce n’est pas un enfant, je me trompais.

LE MARQUIS.

D’autre part la vie est bien monotone dans les brouillards de la Tamise, et quand on a fêté les nouveaux émigrés, quand on s’est donné quelque coup d’épée entre amis à propos d’une danseuse, ou avec les officiers anglais en souvenir de Fontenoy, que voulez-vous qu’on devienne dans ce diable de pays ?... L’occasion se présente de faire une promenade en France, de venger l’amour qu’on outrage et de satisfaire un désir de jolie femme ? franchement, Mademoiselle, cela ne vaut-il pas qu’on risque sa tête ?

Changeant de ton.

Et voulez-vous que j’aie risqué la mienne pour rien ?

VIRGINIE, à part.

Il n’y a plus de fleurs dans le château, on les a toutes arrachées.

LE MARQUIS, timidement.

Et celle-ci, sur la fenêtre, là ?

VIRGINIE.

Celle-là !... impossible, je ne puis m’en séparer.

LE MARQUIS.

Oh ! Mademoiselle, belle et bonne comme vous êtes, il doit y avoir quelque part un homme qui vous aime et que vous aimez... Eh bien ! c’est au nom du... préféré que je vous demande cet œillet blanc.

VIRGINIE.

C’est au nom du préféré que je te le refuse.

LE MARQUIS.

Comment ! est-ce que cette fleur ?...

VIRGINIE.

Cette fleur me vient de mon fiancé.

LE MARQUIS, gaiement.

Allons, je joue de malheur !

Il s’assied.

VIRGINIE.

N’aie pas de regret... La femme qui n’a pas craint de l’envoyer ici ne songe plus à cette fleur, elle a déjà changé de caprice.

LE MARQUIS.

Oh ! Mademoiselle, vous n’êtes pas généreuse... laissez-moi du moins mourir avec une illusion...

VIRGINIE.

Mourir, pour une femme qui ne t’aime pas ! Que ferais-tu donc pour une femme qui t’aimerait ?

On entend un chant dans le lointain.

LE MARQUIS.

Oh ! celle-là...

Il se lève.

Entendez-vous ?

CHŒUR DE MARINS, au loin.

Hissa ho ! hissa !... hissa !... hissoué !...

VIRGINIE.

Oui, des matelots qui chantent... Eh bien !

LE MARQUIS.

Cette chanson a trois couplets, le premier me rappelle qu’une barque est amarrée près d’ici, n’attendant que moi pour retourner en Angleterre.

VIRGINIE.

Et puis ?

LE MARQUIS.

Le second couplet voudra dire : Il est temps, hâtez-vous.

VIRGINIE.

Il faut fuir alors...

LE MARQUIS.

Ah ! nous n’en sommes pas là.

VIRGINIE.

Le troisième couplet ?

LE MARQUIS.

Le troisième couplet signifiera : Nous sommes partis, Dieu vous garde !

VIRGINIE.

Qu’attends-tu ?

LE MARQUIS.

J’attendrai, s’il vous plaît, que la chanson soit finie et tout mon monde en sûreté, alors j’irai crier « vive le roi ! » sur la place de Saint-Vaast.

VIRGINIE.

Tu tiens donc bien à mourir ?

LE MARQUIS.

Je tiens à ne pas retourner en Angleterre sans ce que j’ai promis.

VIRGINIE.

Mais de quel droit veux-tu que, pour t’aider à remplir ta promesse, je sois parjure à mon serment ? Si tu as promis de rapporter cette fleur, moi, j’ai juré de la garder.

LE MARQUIS.

Je ne vous la demande plus, Mademoiselle, vous aimez, je comprends tout.

VIRGINIE.

Alors, je suis responsable de ta mort.

LE MARQUIS.

Vous ? vous n’avez pas reculé devant un mensonge pour me sauver. Que pouvez-vous faire de plus ? Non, non, si je meurs, c’est qu’il me semble bon de mourir, et je suis fier de prouver en succombant qu’il y a encore de l’héroïsme dans l’amour.

VIRGINIE, au bas de l’escalier.

Et ce sont ces femmes-là qui font des héros !

Elle monte rapidement l’escalier.

Tiens ! elle ne vaut pas que tu meures pour elle.

Elle lui jette la fleur.

LE MARQUIS.

Cette fleur à moi.

VIRGINIE, descend l’escalier.

Maintenant tu as ce que tu désires. Va-t’en...

LE MARQUIS, à deux genoux, tenant l’œillet.

Oh ! ne me renvoyez pas encore ; je suis si heureux.

VIRGINIE, sourdement.

Attends d’être là-bas pour le dire, ce grand bonheur peut encore t’échapper.

LE MARQUIS, triomphant et se levant.

Le bonheur dont je parle ne saurait m’échapper, c’est à vous que je le dois, et je vous défie de me le reprendre. Oh ! vous pouvez m’enlever cette fleur, la voilà, tenez. Ce que vous ne m’enlèverez pas, c’est le souvenir du sacrifice que vous venez de faire en me la donnant.

VIRGINIE, avec émotion.

Ne parlez pas de sacrifice.

Montrant la fleur.

Il faut cela pour vous sauver, je vous le donne.

LE MARQUIS.

Alors, c’est seulement une aumône que vous me faites !

VIRGINIE, égarée.

Ne m’interrogez pas... ne me demandez rien... Ce qui se passe en moi depuis une heure, je l’ignore. Je sens que je fais mal, et je ne puis me défendre de mal faire ; maintenant, vous ne pouvez plus rester ici. Partez !

Tendrement, après un silence.

Je vous supplie de partir.

Voix au dehors.

Miséricorde ! Il n’est plus temps.

LE MARQUIS.

Qu’y a-t-il ?

VIRGINIE, entr’ouvrant la porte.

Mon père... des paysans... On vous cherche.

LE MARQUIS.

Vous voyez bien qu’il est dit que je n’échapperai pas.

Il veut sortir.

VIRGINIE.

Où allez-vous ? il faut vous cacher.

LE MARQUIS.

Encore ! Oh ! ma foi, non. Assez de lâchetés comme cela.

VIRGINIE.

Votre vie m’appartient, je l’ai bien gagnée, cachez-vous.

LE MARQUIS.

À quoi bon cette nouvelle humiliation, elle ne pourra me sauver.

VIRGINIE, suppliante.

Je vous en prie... Là ! dans le pavillon... Ils n’entreront pas...

LE MARQUIS, avant d’entrer dam le pavillon.

Oh ! comme je vais t’aimer, si j’en réchappe.

VIRGINIE.

Les voici.

Elle va vers le fond.

 

Scène X

 

VIRGINIE, DES PAYSANS armés, VIDAL, CADET-VINCENT

 

VIDAL, entrant le premier.

Entrez, citoyens.

VIRGINIE, souriant.

Comme te voilà de bonne heure aujourd’hui !

Voyant entrer les paysans.

Eh ! mon Dieu ! pourquoi tout ce monde ?

VIDAL.

Ne t’effraie pas, petite, il paraît qu’il y a un malfaiteur caché ici, mais nous le trouverons.

VIRGINIE.

Ici, allons donc ! qui t’a dit cela ?

VIDAL pousse Cadet-Vincent devant elle.

C’est lui.

VIRGINIE.

Ce poltron.

VIDAL.

Ce voleur.

CADET-VICENT.

Oui, citoyenne, oui, poltron, voleur et bien d’autres choses encore... oui, il y a un malfaiteur caché ici, et je le savais et j’ai bien hésité à le dire, mais à la fin j’ai senti que je... que tu risquais trop, et j’ai tout avoué.

VIDAL.

De quel côté as-tu vu cet homme ?

VIRGINIE.

Mais de quel homme parlez-vous ?

CADET-VICENT, montrant la serre.

Il est là.

VIRGINIE, riant.

Par exemple, je suis curieuse.

VIDAL, ouvrant la serre.

Il n’y a personne dans cette serre.

CADET-VICENT.

Personne !

Il entre.

VIRGINIE, à son père.

Cela t’apprendra à te déranger pour un visionnaire pareil.

VIDAL.

Dam ! il avait un air si convaincu.

Les paysans s’éloignent en riant.

CADET-VICENT, dans la serre.

Ah ! je savais bien.

VIRGINIE, bas.

Que dit-il ?

Les paysans et Vidal se rapprochent.

CADET-VICENT, apparaît avec une bouteille.

Voilà la preuve de ce que j’ai dit ! Quand j’ai caché cette bouteille ici dedans, elle était pleine.

VIDAL.

Et tu la retrouve vide ?

CADET-VICENT.

Je la trouve entamée.

Éclat de rire.

VIRGINIE.

La belle preuve ! c’est lui qui a bu ce qui manque, il l’a déjà oublié.

CADET-VICENT.

Enfin, cet homme a pu sortir de la serre, mais il n’a pas franchi le mur, j’en réponds.

VIRGINIE, entraînant son père.

Tu l’écoutés.

VIDAL.

Comment serait-il sorti de la serre, puisque Virginie était là ?

CADET-VICENT.

Pour peu que la citoyenne ait quitté un instant le pavillon, il a pu s’y glisser.

Les paysans haussent les épaules. Cadet-Vincent va pour monter.

VIRGINIE, l’arrêtant.

Tu ne vas pas monter chez moi, je suppose.

CADET-VICENT, aux paysans qui s’en vont.

Attendez donc, attendez donc, vous vous pressez trop.

Il court après eux pour les retenir.

VIDAL, s’avançant vers l’escalier.

Au fait, on peut bien s’assurer.

VIRGINIE, sur le bas de l’escalier, souriant.

Tu vois, tu t’y laisses prendre.

VIDAL.

Que veux-tu ? je serai plus tranquille.

VIRGINIE.

Alors, tu crois plutôt l’officieux que ta fille, je te dis qu’il n’y a personne.

VIDAL.

Tu peux te tromper.

VIRGINIE.

Je sors de ma chambre à l’instant.

VIDAL.

Quelle singulière résistance ! allons, je veux...

VIRGINIE.

Père...

VIDAL.

Qu’as-tu donc ?

VIRGINIE.

Si tu m’aimes, n’entre pas.

VIDAL, à demi-voix, les dents serrées.

Ah ! fille de ta mère...

CADET-VICENT, ramenant les paysans.

Il faut voir... il faut voir... Eh bien, citoyen ?

VIDAL.

C’est inutile.

CADET-VICENT.

Mais cependant...

VIDAL, le repousse brutalement.

Ma fille vient de quitter le pavillon.

CADET-VICENT, à part.

Où diable est-il passer Oh ! si je le trouve !

VIDAL, à Cadet-Vincent.

Toi, reconduis ces braves gens, et demande-leur pardon de les avoir dérangés pour rien. À revoir, citoyens ; passez par le château, l’officieux va vous verser à boire.

Les paysans s’éloignent ; Virginie est frémissante au bas de l’escalier.

CADET-VICENT, à part, avant de sortir.

Ça ne sera pas du vin, toujours...

 

Scène XI

 

VIDAL, VIRGINIE

 

Long silence.

VIDAL, à gauche.

Et maintenant, fais-le descendre.

VIRGINIE, effarée, s’élance vers le pavillon.

Eh bien ! oui, c’est vrai, j’ai menti ! quelqu’un est là. Un homme dont la vie est en péril, c’est moi qui l’ai caché.

Avec tendresse.

Et tu vas m’aider à le sauver.

VIDAL.

Le sauver, moi !

 

Scène XII

 

VIDAL, VIRGINIE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, apparaissant sur le perron.

Monsieur, je vous salue ; je m’appelle Hector-Dieudonné d’Anjalbert, marquis de Courson-Launay, je suis bon gentilhomme et le plus fidèle sujet de Sa Majesté.

Il descend.

VIRGINIE, se jetant entre Vidal et le marquis.

Épargne-le, c’est un enfant.

LE MARQUIS, l’écartant.

Assez de supplications et de larmes, Mademoiselle ; c’est vous donner trop de mal pour un inconnu.

VIDAL, bas, avec un énorme soupir de soulagement.

Un inconnu !... ah ! le ciel soit béni !

LE MARQUIS, à Vidal.

Et nous, Monsieur, finissons-en ; faites votre devoir, je ferai le mien.

VIRGINIE, à demi-voix.

Un enfant... C’est un enfant...

LE MARQUIS.

Oh ! je connais votre loi. Elle est précise là-dessus. Je suis émigré, j’essaie de rentrer en France pour un jour, vous me prenez, je sais ce qui m’attend.

VIDAL.

Tu es émigré, dis-tu ?

LE MARQUIS.

Depuis trois ans.

VIDAL.

Depuis quand rentré en France ?

LE MARQUIS.

Depuis une heure.

VIDAL.

D’où viens-tu ?

LE MARQUIS.

De Portsmouth.

VIDAL.

Pourquoi faire ?

LE MARQUIS.

Ma foi, une occasion superbe de respirer l’air natal après un exil de trois années ; c’est si bon à fouler, le sol du pays ! c’est si doux à cueillir, une fleur de France !

Passionnément.

Oh ! pour rien dans le monde je ne voudrais n’être pas venu.

VIDAL.

Quel âge as-tu donc pour tenir aussi peu à la vie ?

LE MARQUIS.

Qu’importe ! vos échafauds en ont vu de plus jeunes.

Mouvement de Virginie.

VIDAL, calme, à sa fille.

Va, je puis tout entendre à présent.

Au marquis.

Et comment comptais-tu retourner en Angleterre ?

LE MARQUIS.

Ceci est mon secret, Monsieur.

Ici commence le deuxième couplet ; Virginie relève la tête.

Et je le garde.

LE CHŒUR.

Hissa ho !... hissa !... hissa !... hissoué !

VIRGINIE, s’élançant vers son père.

Le signal, père, écoute.

VIDAL.

Quel signal ?

LE MARQUIS, vivement.

Prenez garde, Mademoiselle, ce secret ne vous appartient pas.

VIRGINIE, sans l’écouter.

Au pied de la falaise... près d’ici... une barque l’attend... cette chanson est un signal, un dernier appel... dans quelques minutes, il sera trop tard.

VIDAL, va vers le fond et ouvre la porte.

Eh bien !... qu’il s’en aille !

VIRGINIE, sautant à son cou.

Ah ! tu es bon... je t’aime.

LE MARQUIS, stupéfait.

Vraiment, Monsieur, je n’ose croire à tant de générosité, et je ne sais comment vous exprimer...

VIDAL, se débarrassant doucement de Virginie.

Ne me remercie pas, va-t’en.

Le Jour baisse peu à peu.

LE MARQUIS, s’avançant vers Virginie.

Nous ne devons plus nous revoir, Mademoiselle ; mais soyez assurée que de mon séjour ici j’emporte un souvenir qui ne... me... quittera jamais.

Il appuie la main sur le côté gauche de sa veste où l’œillet est caché. À Vidal.

Vous m’offrez la vie, Monsieur, je l’accepte ; vous aviez raison... on y tient, à mon âge.

VIDAL.

La route est libre... pars vite.

LE MARQUIS, s’arrêtant sur la porte.

Si c’était un piège !...

Il embrasse l’œillet.

À la garde de Dieu !

Il sort.

 

Scène XIII

 

VIDAL, VIRGINIE

 

VIDAL.

Es-tu contente, maintenant ?

Virginie se jette dans les bras de son père.

Décidément, ce conventionnel aime trop sa fille pour être bon patriote ; une larme d’elle suffit pour lui faire oublier son devoir. Eh bien ! tu ne me parles pas ?

On entend un coup de feu.

VIRGINIE.

Ah ! on le tue.

VIDAL, se précipitant vers le fond.

Le malheureux !

 

Scène XIV

 

VIDAL, VIRGINIE, DES PAYSANS, puis CADET-VINCENT

 

LES PAYSANS, au dehors.

Vive Cadet-Vincent !

VIDAL, sur la porte

Qu’arrive-t-il ? pourquoi ces cris, ce coup de feu !

LES PAYSANS.

Il est tombé !... il est tombe !

VIDAL.

Qui ? voyons, de qui parle-t-on ?

VIRGINIE, bas.

Ah ! le ciel me punit, c’est Maxime qui se venge !

CADET-VICENT, entre, des paysans l’entourent.

Quand je vous disais que j’avais vu quelqu’un.

VIDAL.

Comment ! ce coup de feu ?

CADET-VICENT.

C’est le mien.

VIDAL.

C’est toi qui l’as tué ?

CADET-VICENT.

Tué !... mais, citoyen, je ne l’ai pas tué, et c’est bien ce dont j’enrage.

LE MARQUIS, on l’entend chanter dans le lointain.

Hissa ho !... hissa !... hissa !... hissoue !

CADET-VICENT.

Entendez-vous comme il chante, le gredin !... Pour éviter mon coup de feu, le brigand s’est jeté à terre ; je m’élance... bonsoir !... il s’était déjà relevé, embarqué... et la barque à tous les diables...

VIDAL.

Et vous n’avez rien fait pour le poursuivre ?

CADET-VICENT.

Que pouvions-nous faire ? La nuit était trop noire pour lui donner la chasse.

VIDAL.

Tais-toi, tu n’es qu’un mauvais citoyen.

LES PAYSANS, menaçant Cadet-Vincent.

C’est vrai, c’est vrai.

CADET-VICENT.

Au diable le patriotisme ! j’aurais mieux fait de boire et de me taire.

VIRGINIE.

Ah ! chère fleur ! te gardera-t-il ?


[1] Cette petite pièce s’appelait primitivement le Lys. La censure de l’Empire trouvant ce titre séditieux fit sauter du même coup le dénouement qui semblait trop pénible, et où nous avions eu l’audace de crier : « Vive le Roi ! »

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