L’Écouteur aux portes (DE BEAUNOIR)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés Amusantes, le 1er mai 1784.
Personnages
MADAME BOURRU
ANGÉLIQUE
LÉANDRE
FURET
ARLEQUIN
MADELON
UN NOTAIRE
La Scène se passe à Paris dans la maison de Madame Bourru.
Le Théâtre représente un Salon de compagnie, avec deux portes d’entrée dans le fond ; sur un des côtés du Théâtre est un bureau couvert de grands livres de Marchands.
Scène première
FURET, seul entrant, tenant un billet cacheté à la main
Celui qui sera assez fin pour découvrir les secrets des autres, et assez prudent pour toujours cacher le sien, finira par tromper l’Univers.
Il entr’ouvre le billet sans le décacheter et lit tout haut.
« Ma chère Tante, après deux ans d’absence, je suis arrivé cette nuit à Paris, je vous apporte des nouvelles bien intéressantes, et je n’attends que l’instant de voler à vos pieds. Mon fidèle Arlequin ira prendre vos ordres. »
Il replie le billet avec attention.
Léandre est de retour... Ceci dérange furieusement mes projets : Madame Bourru et sa fille ne font pas encore rentrées... Ramassons sans perdre un instant toutes mes forces, pour maîtriser la tempête ; marchons sur la pointe du pied, retenons jusqu’à notre haleine, et surtout écoutons à toutes les portes.
Il appelle.
Madelon, Madelon !
Scène II
FURET, MADELON
MADELON.
Qui m’appelle ?
FURET.
C’est moi, Madelon.
MADELON.
Que me voulez-vous, Monsieur Furet ?
FURET.
Te faire un grand plaisir.
MADELON.
Vous ?
FURET.
Moi-même.
MADELON.
Sur quelle herbe avez vous donc marché aujourd’hui ?
FURET.
Sur une bonne pour toi.
MADELON.
Profitons-en vite, car cela ne vous arrive pas souvent, et puisque c’est vous qui faites ici la pluie et le beau temps, puisque ma Maîtresse ne voit plus que par vos yeux ; puisque Monsieur le Garçon de boutique est le Dieu de la maison, méritons ses bontés, et sachons quelle grâce il veut bien faire à sa très humble servante.
FURET.
Tu ne devines pas ?
MADELON.
Non.
FURET.
Qu’est-ce qui pourrait te faire bien du plaisir ?
MADELON.
Ce serait de vous voir décamper d’ici.
FURET.
Tu n’es pas galante.
MADELON.
Je suis franche en récompense.
FURET.
Et si je t’annonçais le retour de Monsieur Léandre.
MADELON.
Le Cousin de Mademoiselle Angélique, ce jeune homme si doux, si honnête, si aimable que Madame, cédant à vos mauvais conseils, a envoyé chercher fortune au bout de l’Univers.
FURET.
Lui-même.
MADELON.
Il est arrivé ?
FURET.
Cette nuit.
MADELON.
Et...
FURET.
Et ton cher Arlequin.
MADELON.
Oui.
FURET.
Il est aussi de retour.
MADELON.
Ah ! Monsieur Furet ; quel bonheur ! quelle joie ! Et c’est vous qui m’annoncez une pareille nouvelle ! Mais est-ce bien vrai ?
FURET.
Tiens, regarde.
MADELON.
Oui, c’est lui, c’est lui, Ah ! Monsieur, c’est lui-même.
Scène III
FURET, MADELON, ARLEQUIN
ARLEQUIN entre en fautant et dansant.
J’étais, j’étais malade d’amour
Pensant à Madelaine :
Eh ! bonjour, mon petit chou, ma petite Madelaine.
MADELON.
Mon pauvre Arlequin.
ARLEQUIN.
Serviteur, Monsieur Furet : Madame Bourru est elle ici ?
MADELON.
Non, mon ami.
ARLEQUIN.
Et Mademoiselle Angélique ?
MADELON.
Elle est sortie avec sa mère.
ARLEQUIN.
Tu serais donc toute seule si notre ami Furet sortait aussi ?
FURET.
Je vous gêne, mes amis ; après deux ans d’absence vous avez sans doute bien des choses à vous dire, ainsi pour vous laisser la liberté toute entière je me retire.
ARLEQUIN.
Vous êtes un bon garçon.
FURET.
Jasez, mes enfants, jasez tout à votre aise ; nous aurons le temps de nous revoir.
ARLEQUIN.
Et de boire un coup ensemble.
FURET.
Très volontiers.
Furet feint de sortir, mais il rentre sur le champ tout doucement et se glisse dans le cabinet opposé, dont il entr’ouvre de temps en temps la porte pour mieux écouter.
Scène IV
MADELON, ARLEQUIN
MADELON.
Еh bien ! mon pauvre Arlequin ?
ARLEQUIN.
Eh bien ! ma petite Madelon ?
MADELON.
Tu ne me dis rien.
ARLEQUIN.
Que veux-tu, j’ai tant de choses à te dire.que je ne sais par laquelle commencer. Quel plaisir ! oh ! oh ! oh !
Lazzis de caresses.
MADELON.
De la sagesse donc.
ARLEQUIN.
Il y a si longtemps que mon amour jeûne, qu’il est affamé... Tiens, tiens, tâte mon cœur... Sens-tu comme il trotte.
MADELON.
Ce pauvre garçon.
ARLEQUIN.
Et le tien...
Nouveaux lazzis.
MADELON.
Le mien marche plus posément... Sois donc un instant tranquille : parlons de ta fortune ; tu ne m’en dis mot.
ARLEQUIN.
C’est qu’elle ne marche qu’après mon amour.
MADELON.
Oui, mais l’une pousse l’autre.
ARLEQUIN.
Eh bien ! tout va à merveilles : tu sais bien qu’en partant j’avais fait avec toi une petite pacotille assez jolie, d’épingles, d’aiguilles, et de dragées d’Hollande ; eh bien, j’ai cinq ou six fois vendu, changé, échangé, rechangé mes Marchandises ; et je reviens avec un gros ballot de Muscade, de Clous de Girofles ; de Bâtons de Cannelle, de Café, de Sucre, de Cacao et des Diamants fins de Cayenne.
MADELON.
Est-il bien gros ton ballot ?
ARLEQUIN.
Gros comme toi et moi : nous allons être riches comme des Maltôtiers, et je te ferai manger du sucre, en guise de pain.
MADELON.
Tu as donc vu bien du pays ?
ARLEQUIN.
Et des Mers, mon enfant, des Mers qui n’en finissaient pas, où l’on ne voit que de l’eau, des vents, des tempêtes des rochers, des écureuils... Je te conterai tout cela.
MADELON.
Et des hommes ?...
ARLEQUIN.
Des hommes de toutes couleurs : des gris, des jaunes, des noirs, des blancs, des rouges...
MADELON.
Ils sont donc bien différents de nous ?
ARLEQUIN.
Pas trop : partout, ma pauvre Madelon, les Grands écrasent les petits, les méchants se moquent des bons, les créanciers font enrager leurs débiteurs, les débiteurs maudissent les créanciers et pour les accorder les Procureurs et les Huissiers les mangent tous.
MADELON.
Et les femmes ?
ARLEQUIN.
Je n’en ai pas vu.
MADELON.
Est-il possible ?
ARLEQUIN.
C’est que je ne voyais partout que ma Madelon.
MADELON.
Ce pauvre ami ! Et ton Maître ?...
ARLEQUIN.
Il revient comme moi, toujours bien amoureux, et en état d’offrir enfin à sa charmante Cousine une fortune immense, avec son cœur et sa main.
MADELON.
Il revient trop tard, Arlequin.
ARLEQUIN.
Est-ce qu’elle ne l’aime plus ?
MADELON.
Angélique lui est toujours restée fidèle, mais ils n’en seront que plus malheureux ; un obstacle...
ARLEQUIN.
Est-elle mariée ?...
MADELON.
Autant vaut.
ARLEQUIN.
Que veux-tu dire ?
MADELON.
Elle est promise.
ARLEQUIN.
À qui ?
MADELON.
À Monsieur Furet ?...
ARLEQUIN.
À Furet ?...
MADELON.
À lui-même.
ARLEQUIN.
Finis donc : tu ris toujours.
MADELON.
Rien n’est cependant plus vrai.
ARLEQUIN.
Impossibilé...
MADELON.
C’est à la lettre. Le coquin a si bien su se contrefaire, à tant fait le capon, le pied de grue, qu’il est venu à bout de captiver Madame Bourru, mais au point, qu’elle ne voit plus que par ses yeux, n’agit plus que partes mains, et qu’avant huit jours elle en fera son gendre. C’est une affaire arrêtée, conclue, terminée.
ARLEQUIN.
Mais quand je suis parti, Furet était, à peu de chose près, un pauvre hère comme moi : je me souviens très bien, qu’il eût toutes les peines du monde à remettre à mon Maître pour un millier d’écus de mauvaises marchandises qu’il escroqua, je ne sais comment.
MADELON.
Tout a bien changé de face, mon pauvre Arlequin ; tu fais qu’il n’est de bonheur que pour les fripons, il a bien vérifié le proverbe. Il a commencé par gagner un lot assez considérable à la loterie ; il a fait travailler son argent ; l’a prêté d’abord à la petite semaine, ensuite sur gages ; puis a fait des affaires ; a centuplé ses fonds ; et Furet, simple garçon de Madame Bourru, est aujourd’hui Monsieur Furet, son Associé et son Gendre futur.
ARLEQUIN.
L’heureux coquin ! tandis que tout lui prospérait ici, mon Maître faisait également valoir ses fonds, et lui rapporte pour quarante mille écus de marchandises.
MADELON.
Voilà une augmentation de fortune qui ne reculera pas son mariage.
ARLEQUIN.
Comment ferons-nous pour le couler à fonds ?
MADELON.
Je n’en fais rien ; je dis plus, je crois la chose impossible.
ARLEQUIN.
La chose impossible à Madelon, à l’Amour et à Arlequin réunis ensemble ? Sangodimi, mon Maître aura fait deux mille lieues pour se voir enlever sa Maîtresse par un bélitre ?... Non... dis-moi, es-tu certaine qu’Angélique aime toujours mon Maître ?
MADELON.
Autant que j’aime mon cher Arlequin.
ARLEQUIN.
Ouf...
MADELON.
Je réponds d’elle et de son cœur ; mais tu sais combien elle est timide, combien elle craint sa mère. Elle n’a jamais osé lui dire non, et n’en aura jamais le courage : elle ne fait pas contredire.
ARLEQUIN.
Ce n’est donc pas une femme... Et Madame Bourru est-elle toujours la même ?
MADELON.
Toujours : n’ouvrant la bouche que pour dire des duretés à tout le monde : avec cela ayant le cœur excellent, faisant le bien de la manière dont les autres font le mal ; grondant toujours sa fille et l’adorant ; l’intimidant sans cesse, et lui reprochant sans celle sa timidité !
ARLEQUIN.
Et, dis-moi, toi qui t’y connais, Furet est-il bien amoureux d’Angélique ?
MADELON.
Amoureux ! lui ? il ne l’est que des écus de Madame Bourru.
ARLEQUIN.
Eh bien ! le mariage est rompu.
MADELON.
Comment ?
Ici Furet entr’ouvre la porte et redouble d’attention.
ARLEQUIN.
Pour surprendre plus agréablement Madame Bourru, nous lui avons laissé ignorer que nous lui rapportions pour cent mille écus de marchandises ; eh bien ! Madelon, je vais tout jeter à la Mer.
MADELON.
Arrête.
ARLEQUIN.
Non, c’est un parti pris ; je la ruine de fond en comble.
MADELON.
Si tu commettais une pareille horreur, je ne te regarderais de ma vie.
ARLEQUIN.
Tu ne m’entends pas : mon Maître va annoncer à sa Tante que, dans une tempête affreuse, nous avons été obligés pour nous sauver, ainsi que le Bâtiment, de jeter à la Mer toutes nos marchandises, qu’on n’a sauvé par mégarde que les ballots de Furet. Furet qui se verra riche, et qui la croira ruinée, ne voudra plus de la main d’Angélique, et nous la cédera sans difficulté ; moi, le contrat dressé, signé, le mariage fait et con sommé, je repêche toutes les marchandises, et rends à Madame Bourru sa fortune : tu m’entends à présent ?
MADELON.
À merveilles.
ARLEQUIN.
Je n’ai pas un instant à perdre. Je vais bien vite aller faire la leçon à mon Maître.
MADELON.
Et moi, guetter Mademoiselle Angélique, pour la prévenir quand elle rentrera.
ARLEQUIN.
Adieu, mon petit Ananas.
MADELON.
Adieu, mon bijou.
ARLEQUIN.
Adieu, ma petite canne de sucre.
MADELON.
Adieu, mon cher Arlequin.
Ils sortent.
Scène V
FURET, seul
Furet entr’ouvre la porte, et ne voyant plus personne il sort du cabinet, en disant.
Bien m’en a pris d’avoir écouté à la porte : Ah ! ah ! Monsieur Arlequin, vous prétendez donc me jouer, et faire de moi une dupe : vous n’avez pas encore fait assez de chemin pour cela, et je vais vous donner la monnaie de votre pièce... Quarante mille écus que Léandre me rapporte, dix mille pistoles que j’ai devant moi, cent mille écus que Madame Bourru va donner à sa fille... Allons, Furet, du courage ; avec un peu d’adresse et d’activité on peut mener cela loin... Mais voici Madame Bourru, préparons-là sans faire semblant de rien.
Scène VI
MADAME BOURRU, ANGÉLIQUE, FURET, UN GARÇON portant un grand carton de modes
MADAME BOURRU, au Garçon.
Que vous êtes gauche à porter cela ; vous aurez tout abimé, sans doute. On n’est pas plus bête... Tenez, prenez cet écu, et dites à la cuisine qu’on vous faire boire un coup...
À Angélique.
Mais prenez donc. Mademoiselle, mais prenez donc.
ANGÉLIQUE.
Où faut-il le porter, Maman ?
MADAME BOURRU.
Mais dans votre chambre, sans doute. Quelle demande !
ANGÉLIQUE.
Je croyais...
MADAME BOURRU.
Quoi ?
ANGÉLIQUE.
Que c’était pour vous...
MADAME BOURRU.
Que j’avais acheté tous ces chiffons-là. Une mère est toujours assez parée quand sa fille est heureuse et consente : ne vous faisaient-ils pas plaisir ?
ANGÉLIQUE.
Oui, Maman.
MADAME BOURRU.
Comment dites-vous ?... Oui ?...
ANGÉLIQUE.
Non, Maman.
MADAME BOURRU.
Taisez-vous. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que je plains l’Époux qui vous aura. Est-il venu quel... qu’un pendant mon absence, Monsieur Furet ?
FURET.
Non, Madame, mais voilà une lettre qu’on a apporté.
MADAME BOURRU.
De quelle part ?
FURET.
Je n’en fais rien.
MADAME BOURRU.
Vous ne l’avez donc pas lue.
FURET.
Non, Madame. Je n’ai pas cru devoir prendre la liberté de décacheter vos lettres.
MADAME BOURRU.
Mais vous êtes tannant, Monsieur, avec vos égards : à quoi donc êtes-vous bon ? Je vous ordonne, une bonne fois pour toute, de décacheter toutes les lettres qui me sont adressées.
FURET.
Je me conformerai à vos ordres, Madame...
MADAME BOURRU.
Et-ce que j’ai rien de caché pour vous ? N’avez-vous pas toute ma confiance ?
FURET.
J’ai tout fait pour la mériter.
MADAME BOURRU.
Voyons donc ce billet.
FURET.
Le voilà.
MADAME BOURRU.
Ma chère Tante... Qu’est-ce donc qui m’écrit ?... Après deux ans d’absence, je suis arrivé cette nuit à Paris... Ah ! c’est ce pauvre Léandre !... Je vous apporte des nouvelles bien intéressantes... Tant mieux... Et je n’attends que l’instant de voler à vos pieds... Il ne pouvait pas venir tout de suite... Mon fidèle Arlequin ira prendre vos ordres... Le sot ! il a besoin d’un ambassadeur apparemment pour s’annoncer chez une Tante qui l’a toujours aimé. – Eh bien ! Mademoiselle, voilà votre Cousin de retour ?
ANGÉLIQUE.
Je le crois.
MADAME BOURRU.
Comment, vous voulez bien le croire quand je viens de vous lire la lettre ! Est-ce que vous ne m’avez pas entendu ?
ANGÉLIQUE.
Pardonnez-moi, Maman,
MADAME BOURRU.
Est-ce que vous n’en êtes pas enchantée ?
ANGÉLIQUE.
Comme vous voudrez, Maman...
MADAME BOURRU.
Comme je voudrai ! Vous êtes donc bien insensible, si, après deux ans d’absence, vous revoyez votre Cousin avec autant d’indifférence.
ANGÉLIQUE.
Mais, je ne le reverrai pas avec indifférence, Maman.
MADAME BOURRU.
Est-ce que vous auriez de l’amour pour lui ?
ANGÉLIQUE.
De l’amour...
MADAME BOURRU.
Répondez donc, oui, ou non. Répondez donc.
ANGÉLIQUE.
Oui, Maman.
MADAME BOURRU.
Comment oui, Mademoiselle ?
ANGÉLIQUE.
Quand je dis oui, c’est non, Maman.
MADAME BOURRU.
Quand je dis oui c’est non ; a-t-on jamais répondu comme cela ? Taisez-vous... Monsieur Furet ?
FURET.
Madame.
MADAME BOURRU.
Voilà un retour qui s’accorde merveilleusement avec mes projets. Je n’attendais que la rentrée de mes fonds pour me retirer du Commerce, et vous céder ma boutique en vous donnant la main de ma fille.
FURET.
Vous me comblez de trop de bienfaits, Madame ; qui, moi ! prétendre à l’honneur d’être un jour votre gendre !
MADAME BOURRU.
Qu’y a-t-il donc d’étonnant ? Ne m’en faut-il pas un ?
FURET.
Mais, Madame, je ne puis m’oublier à ce point. Ma fortune même est trop peu considérable...
MADAME BOURRU.
Eh ! que me fait votre fortune ? Ceux qui, en ont, la mangent. Ceux qui n’en ont pas, la font : est-ce qu’elle peut entrer en comparaison avec des mœurs, du talent, de l’activité, de la conduite.
FURET.
Si j’ai quelques-unes de ces qualités ; c’est à vous que je les dois, Madame. Je suis votre ouvrage. J’ai bien, il est vrai, pour vous tous les sentiments d’un fils, mais je n’en mérite pas le titre.
MADAME BOURRU.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous commencez furieusement à m’impatienter, et que je ne connais pas dans l’Univers d’animal plus insupportable qu’un homme qui refuse ce qu’on veut lui donner ?
FURET.
J’ai fait le vœu de vous obéir en tout, et si vous l’ordonnez...
MADAME BOURRU.
Sans doute, je l’ordonne. En vérité, j’ai plus de peine à faire du bien, qu’on en a d’ordinaire à faire du mal. Vous m’avez écouté, Mademoiselle ?
ANGÉLIQUE.
Non, Maman.
MADAME BOURRU.
Comment, vous n’avez pas entendu...
ANGÉLIQUE.
Si fait, Maman.
MADAME BOURRU.
Que dites-vous donc ?
ANGÉLIQUE.
Tout ce que vous voudrez.
MADAME BOURRU.
Eh bien ! Mademoiselle, remerciez-moi de vous donner Monsieur pour Époux ; et affurez-le que je ne pouvais faire pour vous un choix qui vous fut plus agréable. M’entendez-vous ?
ANGÉLIQUE.
Mais.
MADAME BOURRU.
Paix... Voilà votre Cousin mettez-vous et votre ouvrage, et ne levez pas les yeux.
Scène VII
MADAME BOURRU, ANGÉLIQUE, FURET, LÉANDRE
Pendant cette scène, Angélique travaille, et Furet se met au bureau, et fait un relevé sur le livre de Marchand.
LÉANDRE.
Qu’il me serait doux, ma Tante, en vous revoyant, après une absence trop longue, de pouvoir en même temps vous présenter les fruits de deux années de peines et de travaux... Mais...
MADAME BOURRU.
Voilà une phrase bien longue, mon cher Neveu ; commence par m’embrasser ; et puis, si tu veux bien, allons au fait en deux de mots.
LÉANDRE.
Volontiers. Je suis arrivé hier, me voilà, je me porte bien, et j’ai de bonnes et de mauvaises nouvelles à vous apprendre.
MADAME BOURRU.
Voyons les bonnes.
LÉANDRE.
J’ai eu tant de bonheur en faisant valoir les vingt mille francs que vous me confiâtes lors de mon départ, qu’au bout de deux ans, tout compte fait, il vous revenait cent mille écus.
MADAME BOURRU.
Fort bien !
LÉANDRE.
Croyant que cette fortune suffirait à vos vœux, brûlant d’impatience de revoir ma Patrie, et de vous embrasser, j’ai chargé sur un vaisseau, dont la Compagnie m’a donné le commandement, toute votre fortune que j’ai mises en marchandises qui doivent doubler de valeur en Europe.
MADAME BOURRU.
Très bien calculé.
LÉANDRE.
Nous avons fait la traversée la plus heureuse, et nous sommes arrivés à la hauteur de l’Orient, sans avoir éprouvé la moindre bourrasque.
MADAME BOURRU.
Fort bien, mon ami.
LÉANDRE.
Voilà les bonnes nouvelles, ma Tante ; et voici les mauvaises. À la vue du Port, nous avons été assaillie d’une tempête affreuse ; nos mâtures furent brisées, nos manœuvres rompues ; déjà le vaisseau faisait eau de route part ; dans cette cruelle position nous n’avons trouvé qu’un seul moyen pour nous sauver.
MADAME BOURRU.
Et ce moyen ?...
LÉANDRE.
A été de jeter toutes les marchandises à la Mer ?
MADAME BOURRU.
Comment, jeter toutes mes marchandises à la Mer ? Et qui vous en avait donné la permission ?
LÉANDRE.
La nécessité. Il fallait bien nous sauver.
MADAME BOURRU.
Belle nécessité ! J’ai toujours bien prévu que tu ne serais toute ta vie qu’un vaurien, un fainéant. J’ai été bien sotte aussi de confier ma fortune à un pareil étourdi. Il était donc bien nécessaire de revenir dans ce pays ? de mettre ma fortune sur un vaisseau qui prend l’eau de toutes parts ? Que n’attendais-tu mes ordres pour revenir ? et tu reviens sans doute sans le sol ?
LÉANDRE.
J’ai sur moi toute ma fortune.
MADAME BOURRU.
Te voilà bien avancé ; c’est-à-dire, que je vais encore être obligée d’équiper Monsieur de pied en cape, et de le nourrir à rien faire ?
LÉANDRE.
Non, ma Tante. Je compte repartir et réparer peut-être...
MADAME BOURRU.
Non, Monsieur, vous ne repartirez pas : c’est assez de s’être hasardé une fois ; je verrai à faire de vous ce que je pourrai, mais je ne veux plus que vous me quittiez.
FURET.
Je n’ose vous demander, Monsieur, des nouvelles de la petite pacotille que je vous confiai à votre départ. Sans doute je n’ai pas été plus heureux que Madame.
LÉANDRE.
Pardonnez-moi, Monsieur, vos ballots se font trouvés heureusement couverts par les débris de nos manœuvres. Notre vaisseau délesté par tout ce que nous avions jeté à la Mer, est entré heureusement dans le Port de l’Orient, et j’ai fait débarquer quarante mille écus de marchandises en votre nom.
MADAME BOURRU.
Que vous êtes heureux.
FURET.
Oui, Madame ; puisque je peux réparer les torts de la fortune.
MADAME BOURRU.
Que voulez-vous dire ?
FURET.
Que le Ciel me met à même de vous témoigner toute ma sensibilité, et de reconnaître toutes vos bontés en rétablissant votre fortune.
MADAME BOURRU.
Comment, Monsieur...
FURET.
Oui, Madame. Je déclare en présence de Monsieur et de Mademoiselle votre fille, et je vais renouveler ma déclaration devant votre Notaire, que je vous prie de faire venir à cet effet, que je ne suis que votre prête-nom, et que tous ces fonds vous appartiennent ; à la réserve d’une somme de cinq cent louis que je prie Monsieur de vouloir bien accepter comme une faible marque de ma reconnaissance.
MADAME BOURRU.
Est-ce que vous vous moquez de moi, Monsieur Furet ?
FURET.
Moi, Madame !
MADAME BOURRU.
À quel propos, s’il vous plaît, vouloir me donner des fonds qui ne m’appartiennent pas ? À quel propos déclarer que vous êtes mon prête-nom quand je ne vous ai pas fourni un sol ? Pour qui me prenez-vous, s’il vous plaît ?
FURET.
Pour la plus tendre des mères, refuserez-vous le plus reconnaissant des fils.
MADAME BOURRU.
Vous me désarmez. Oui, j’accepte tout, non pour moi, mais pour ma fille dont je vous donne la main, et le Notaire, au lieu de recevoir votre déclaration, va dresser votre contrat de mariage, Madelon...
LÉANDRE.
Comment, ma Tante...
MADAME BOURRU.
C’est un parti pris, mon ami ; je sais fort bien que tu aimes ta Cousine, que tu ne lui es pas indifférent : peut-être que j’aurais pu... Mais elle est ruinée, tu n’as pas un Soliman, vois jusqu’où Monsieur Furet vient de porter la générosité : de pareilles actions s’impriment là, et y restent gravées pour la vie... Madelon.
LÉANDRE.
Eh bien ! ma Tante, apprenez...
MADAME BOURRU.
Je ne veux rien apprendre...
Scène VIII
MADAME BOURRU, ANGÉLIQUE, FURET, LÉANDRE, MADELON
MADELON.
Que vous voulez, Madame ?
MADAME BOURRU.
Arrivez donc... Allez prier Monsieur Minutte de se rendre ici sur le champ.
MADELON.
Monsieur Minutte...
MADAME BOURRU.
Et oui, bête... Ce Notaire chez lequel vous avez été signer le contrat de cette petite rente que je vous ai faite, pour qu’au moins vous ayez du pain le reste de vos jours, puisque vous n’en savez pas gagner.
MADELON.
Oui, oui...
MADAME BOURRU.
Dites-lui d’apporter un contrat de mariage tout dressé aux noms de ma fille et de Monsieur Furet.
MADELON.
Et de Monsieur Furet...
MADAME BOURRU.
Est-ce que vous ne m’entendez pas ?
MADELON.
Pardonnez-moi, Madame.
MADAME BOURRU.
Je vais bien vite aller chercher mes titres, mes anciens livres et mes papiers, et je vous remets le tout.
Elle sort.
Scène IX
ANGÉLIQUE, LÉANDRE, FURET, MADELON
FURET, à Léandre.
C’est à vous que je dois mon bonheur, Monsieur vous seul venez d’en accélérer l’instant : les termes me manquent pour vous en témoigner toute ma reconnaissance. J’espère que vous mettrez le comble à vos bienfaits en voulant bien serrer vous-même les beaux nœuds que vous avez formé : excusez si je vous quitte un instant pour aller régler également le petit état de la fortune que je vais mettre aux pieds de votre adorable Cousine.
Il sort.
Scène X
ANGÉLIQUE, LÉANDRE, MADELON
LÉANDRE.
Ma chère Angélique, je vous revois, et c’est pour vous perdre par ma faute.
ANGÉLIQUE.
Qui m’eût dit, que je gémirais de votre retour ?
LÉANDRE.
Et-il dans l’Univers un Être plus malheureux que moi ? Il faut que je hâte moi-même l’instant où l’on m’arrache votre mais que je me prête aux sottes idées d’Arlequin pour faire éclater la générosité de mon rival, et lui donner des armes contre moi.
MADELON.
Il a fait pour le mieux.
LÉANDRE.
Si je le tenais...
MADELON.
Il voulait vous servir.
LÉANDRE.
Ma chère Cousine !
ANGÉLIQUE.
Je suis encore plus malheureuse que vous.
LÉANDRE.
Si vous pouviez avoir un peu de courage ; mais non, vous n’aurez jamais la fermeté de résister à votre mère ?
ANGÉLIQUE.
Il est vrai.
LÉANDRE.
Vous allez donc consentir à mon malheur ?
ANGÉLIQUE.
Que voulez-vous que je fasse ?
LÉANDRE.
Ce qu’on fait quand on aime véritablement : vous armer de courage, et déclarer avec fermeté à Madame Bourru que jamais Furet ne sera votre Époux.
ANGÉLIQUE.
Je ne vous promets pas cela.
LÉANDRE.
Que je suis malheureux ! Ma pauvre Madelon...
MADELON.
Je n’y conçois rien.
Scène XI
ANGÉLIQUE, LÉANDRE, MADELON, ARLEQUIN
ARLEQUIN.
Eh bien ! tout est-il fini ?
LÉANDRE, le prenant au collet.
Approche ici, malheureux, approche.
ARLEQUIN.
Tout beau, Monsieur, tout beau : vous m’étranglez...
LÉANDRE.
Tu ne mourras jamais que de ma main.
ARLEQUIN.
Est-ce que vous avez la fièvre chaude ?
LÉANDRE.
Je suis désespéré.
ARLEQUIN.
Oh ! oh ! qué diable y a-t-il donc ici ? Voulez vous bien m’expliquer...
LÉANDRE.
T’expliquer, bourreau...
ARLEQUIN.
Doucement, doucement donc. Fâchez-vous de loin, et parlez sans geste ; tout n’est peut-être pas perdu.
LÉANDRE.
Quelle ressource trouveras-tu, misérable ?
ARLEQUIN.
Tant que vous me direz des injures, ou que vous m’assommerez de coups, je ne pourrai deviner ce qui vous est arrivé, encore moins y trouver du remède. Radoucissez un instant votre colère, contez-moi tout, et nous verrons ce que nous pourrons faire.
ANGÉLIQUE.
Il a raison.
MADELON.
Vous le traitez comme un nègre parce qu’il a voulu vous obliger.
LÉANDRE.
Qu’il écoute donc. Suivant ton beau conseil, j’ai annoncé à ma Tante qu’elle était ruinée ; elle m’a accusé de son malheur, et m’a fait les reproches les plus amers.
ARLEQUIN.
Bon !
LÉANDRE.
Furet m’a demandé des nouvelles de sa petite pacotille, je lui ai dit qu’il avait joué de bonheur que ses marchandises seules étaient sauvées, et que j’en avais fait débarquer pour quarante mille écus sur le port de l’Orient. Il s’est à l’instant piqué de générosité... et a déclaré à ma Tante qu’il les lui remettait toutes.
ARLEQUIN.
Il faut que ce coquin nous ait écouté, qu’il ai tout entendu.
LÉANDRE.
Ma Tante enchantée lui a proposé sur le champ la main d’Angélique, il a accepté ; Madelon a ordre d’aller chercher le Notaire ; et dans une demie heure Mademoiselle signe le contrat qui dois me donner la mort... Où vas-tu donc ?
Pendant que Léandre lui rend compte de tout, Arlequin garde un profond silence, et paraît rassembler en lui toutes les ressources de son génie. Il regarde la porte avec attention, s’en approche doucement, regarde par le trou de la serrure, et aperçoit Furet qui écoute : Aussitôt il fait un faut de joie, il pose un fauteuil devant la porte de manière qu’il bouche le trou de la serrure avec son chapeau
ARLEQUIN.
Chut, chut... Victoire.
LÉANDRE.
Que veux-tu dire ?
ARLEQUIN, très haut.
Rassurez-vous, les choses ne sont pas sans remède.
Très bas.
Entrez tous les trois dans ce cabinet.
Très haut.
Je vais porter à Monsieur Furet une botte :
Très bas.
entrez-y sans bruit ;
Très haut.
mais une botte qu’il ne pourra ni deviner ni parer.
Très bas.
Laissez-moi seul.
Ils sortent.
Scène XII
ARLEQUIN, seul, contrefaisant les voix d’Angélique, de Léandre et de Madelon
Pour LÉANDRE.
Mais es-tu bien certain ?
Pour LUI.
Je vous en réponds sur ma tête.
Pour LÉANDRE.
Je ne t’ai point caché que j’avais un gage de l’amour de ma chère Cousine.
Pour MADELON.
C’est bien le plus aimable enfant, tout votre portrait, vous ne pouvez le renier.
Pour LUI.
Tu ne m’as jamais assez aimé, méchante, pour m’en donner une pareille preuve.
Pour LÉANDRE.
Fais mon bonheur.
Pour TOUS.
Nous t’en conjurons à genoux.
Pour LUI.
Paix, relevez-vous, j’ai mon projet, et il est immanquable : non-seulement Furet n’épousera pas Mademoiselle, mais vous le verrez avant une demi-heure lui crier merci.
Pour LÉANDRE.
Comment cela ?
Pour LUI.
Vous connaissez bien notre Contremaître.
Pour LÉANDRE.
Brulot ?
Pour LUI.
Lui-même. Vous savez qu’il n’est pas maladroit : faites-lui prendre le costume de Notaire, et qu’il vous apporte un bon engagement qu’il présentera à Furet à la place d’un contrat de mariage : Furet ne se doutera de rien, il signera, alors nous l’enverrons à Missipipi, où nous verrons à quelle condition nous pourrons lui accorder sa liberté.
Pour LÉANDRE.
À merveille.
Pour MADELON.
Ne chantons pas encore victoire. Ton projet ne vaut rien.
Pour LUI.
Et pourquoi ?
Pour MADELON.
Tu crois donc avoir affaire à un sot.
Pour LUI.
À peu-près.
Pour MADELON.
Tu te trompes. Apprends, mon ami, que Furet n’est pas assez simple pour signer un contrat sans le voir et sans l’examiner. Il est bien facile de distinguer un engagement d’un contrat de mariage.
Pour LUI.
Tu ne connais pas Brulot. Apprends à ton tour que c’est un démon, et que si Furet avait l’idée de l’embarrasser, s’il demandait seulement à voir le contrat, il est homme à lui brûler la cervelle.
Pour MADELON.
On ne brûle pas comme cela la cervelle.
Pour LUI.
J’en répondrais sur ma tête. Il vous tue un homme comme j’avale un verre de vin. Ne perdons pas de temps ; allons le trouver et préparons-nous à le bien seconder.
Arlequin regarde par le trou de la serrure et voit Furet qui s’enfuit.
Comme il s’enfuit... Bravò, bravissimò ; le renard est pris dans ses propres filets. Rentrez, rentrez vous autres.
Il ouvre la porte du Cabinet et fait rentrer Angélique, Léandre, et Madelon.
Scène XIII
ANGÉLIQUE, LÉANDRE, MADELON, ARLEQUIN
LÉANDRE.
Eh bien !
ARLEQUIN.
Tout est arrangé.
LÉANDRE.
Comment cela ?
ARLEQUIN.
Vous le saurez quand il en sera temps. Mais il faut que Mademoiselle nous seconde un peu.
ANGÉLIQUE.
Ne comptez pas trop sur moi.
LÉANDRE.
Vous m’aimeriez si peu...
ANGÉLIQUE.
Je vous aime beaucoup, mais je crains encore plus ma mère.
ARLEQUIN.
C’est cependant sur vous que je compte le plus.
ANGÉLIQUE.
Vous avez tort.
ARLEQUIN.
Ne direz-vous pas bien à Madame votre mère que vous n’aurez d’autres volontés que les siennes.
ANGÉLIQUE.
Oui.
ARLEQUIN.
Que vous recevrez avec soumission l’Époux qu’elle vous donnera.
ANGÉLIQUE.
Oui.
ARLEQUIN.
Que puisque Monsieur Furet est l’Époux qu’elle vous destine, vous l’acceptez avec reconnaissance.
ANGÉLIQUE.
Mais...
LÉANDRE.
Mais il ne faut pas dire cela.
ARLEQUIN.
Pardonnez-moi, Monsieur, il faut que Mademoiselle dise cela bien clairement. Il faut plus, il faut qu’elle dise, qu’elle l’aime, qu’elle en est folle, qu’elle lui reproche sa froideur, son indifférence, qu’elle lui jure qu’elle n’aspire qu’au moment de ligner le contrat de mariage, et qu’elle mourra plutôt que de n’être pas Madame Furet.
LÉANDRE.
La tête te tourne, Tu vas encore...
ARLEQUIN.
Je vous réponds du succès sur ma...
LÉANDRE.
Mais...
ARLEQUIN.
Mais... Chut, ici les murs ont des oreilles ; allons bien vite chercher le Notaire... Toi Madelon, tu diras que mon Maître s’est chargé de l’amener... Vous savez à présent votre rôle, Mademoiselle...
À Léandre.
Et vous, venez ; et tout en chemin faisant, je vais vous donner des instructions et vous mettre au fait de tout. Venez donc.
Léandre et Arlequin sortent.
Scène XIV
ANGÉLIQUE, MADELON
ANGÉLIQUE.
Crois-tu qu’il réussisse ?
MADELON.
En pouvez-vous douter ? Rendez plus de justice au talent d’Arlequin ; jamais il n’a rien entrepris, qu’il n’en soit venu à bout.
ANGÉLIQUE.
Mais avec tout son mérite, il a déjà pensé nous perdre.
MADELON.
Raison de plus pour réussir ; mais voici votre mère, vous savez ce que vous avez à faire.
ANGÉLIQUE.
Cela n’est pas difficile.
Scène XV
ANGÉLIQUE, MADELON, MADAME BOURRU
MADAME BOURRU.
Que faites-vous donc là, Madelon ?
MADELON.
Je complimente Mademoiselle sur son Futur.
MADAME BOURRU.
Elle n’a pas besoin de votre compliment. Vous riez je crois ?
MADELON.
Oui, Madame, l’idée d’un mariage me donne toujours de la gaîté.
MADAME BOURRU.
Pourquoi n’êtes-vous pas allé chercher mon Notaire, comme je vous l’avais ordonné ?
MADELON.
Parce que Monsieur votre Neveu s’en est chargé, et qu’il a dit qu’il ménagerait mieux que personne les intérêts de la Cousine.
MADAME BOURRU.
Effectivement, il s’entend très bien à ménager les intérêts qui lui sont confiés. Où est Monteur Furet ?
MADELON.
Dans le magasin je crois.
MADAME BOURRU.
Allez lui dire de descendre, que je l’attends.
MADELON.
Oui, Madame.
Scène XVI
MADAME BOURRU, ANGÉLIQUE.
MADAME BOURRU.
Ma fille, j’ai plus de raison, d’esprit et d’expérience que vous n’en avez, et que vous n’en aurez jamais.
ANGÉLIQUE.
Oui, Maman.
MADAME BOURRU.
Le mariage est l’acte du monde le plus intéressant pour une femme, et celui dont dépend le bonheur ou le malheur du reste de ses jours.
ANGÉLIQUE.
Je le crois.
MADAME BOURRU.
Et vous faites fort bien... il est donc de la dernière importance de faire un bon choix. C’est dans ce moment qu’il faut s’armer de toute la raison pour imposer silence à son cœur.
ANGÉLIQUE.
Oui, Maman.
MADAME BOURRU.
Je vous aime, ma fille mais beaucoup, mais beaucoup plus que vous ne pensez.
ANGÉLIQUE.
J’en suis persuadée.
MADAME BOURRU.
Non, ma fille, non. Vous n’avez jamais bien lu dans mon âme ; vous me croyez méchante parce que je suis un peu brusque ; et vous me craignez trop pour m’aimer beaucoup.
ANGÉLIQUE.
Je vous adore peut-être plus encore que je ne vous respecte.
MADAME BOURRU.
Je le souhaite au moins. Écoutez-moi : le plus grand service qu’on puisse rendre à une jeune personne, service plus important sans doute que celui de lui avoir donné le jour, est de la diriger dans le choix d’un Époux, de l’éclairer, de forcer même son inclination, si l’on prévoit que cette inclination puisse un jour faire son malheur d’avoir assez de force et de fermeté pour braver quelques soupirs, quelques larmes momentanées, pour lui éviter des regrets et des pleurs qui n’auraient pour terme que la fin de ses jours ; et qui aura cette fermeté, ce courage ? Si ce n’est une mère. Croyez donc, que c’est après avoir bien pesé vos intérêts, et surtout calculé votre bonheur, que je me suis déterminée à choisit Monsieur Furet pour votre Époux. Il n’a pas, j’en conviens, un extérieur bien brillant, mais c’est un garçon doux actif, laborieux ; et qui ira loin.
ANGÉLIQUE.
De votre main, Maman, je dois le recevoir avec soumission, avec reconnaissance.
MADAME BOURRU.
Ouvre-moi ton cœur, ma fille, tu le dois ; ne murmure-t-il pas en secret de mon choix ?
ANGÉLIQUE.
Non, Maman...
MADAME BOURRU.
Peut-être aurais-tu préféré ton Cousin...
ANGÉLIQUE.
Vous savez ce qui me convient mieux que moi-même.
MADAME BOURRU.
Sans, doute, mais la raison n’est pas toujours d’accord avec le cœur.
ANGÉLIQUE.
Le mien eut-il jamais osé parler sans vos ordres ?
MADAME BOURRU, avec emportement.
Vous êtes fausse, Mademoiselle ; vous êtes une sournoise.
ANGÉLIQUE.
Moi, Maman !
MADAME BOURRU.
Oui, vous, Mademoiselle. Je suis bien malheureuse ; j’ai tout fait pour être votre amie ; il m’eût été si doux de voir votre cœur s’épancher dans mon sein ? vous n’aimez pas votre mère.
ANGÉLIQUE, se jetant aux genoux de sa mère.
Que vous connaissez peu votre fille : vous respecter est son devoir vous adorer est son bonheur : souffrez qu’à vos genoux...
MADAME BOURRU, la relevant avec bonté, l’embrasse tendrement, et la repousse ensuite avec dureté.
Relèves-toi, embrasse ta mère.... Mais non : je sais que vous aimez Léandre, que Monsieur Furet vous est indifférent, pour ne rien dire de plus, que vous gémissez en silence sur le nœud que ma main va former.
ANGÉLIQUE.
Non, Maman, non ; je ne saurais avoir de secrets pour vous.
Scène XVII
MADAME BOURRU, ANGÉLIQUE, FURET
MADAME BOURRU.
Venez, Monsieur venez jouir de votre triomphe : Angélique vous rend justice : vous savez que nous redoutions les premières impressions de la jeunesse ; que je craignais que ma fille ne vous donnât la main par obéissance : eh bien ! nous nous trompions ; elle vient elle-même de me déclarer qu’elle ne soupirait qu’après le moment de vous voir signer votre contrat de mariage.
FURET.
Je le crois, Madame ; mais Mademoiselle est trop bonne me fait trop d’honneur : flatté des tendres sentiments qu’elle veut bien me témoigner, je sais jusqu’où je dois porter ma reconnaissance mais je sais aussi que je ne mérite pas la main : j’ai fait des réflexions, et je renonce au bonheur de la posséder.
MADAME BOURRU.
Que voulez-vous donc dire, Monsieur ?
FURET.
Que plus je connais le prix de Mademoiselle, moins je m’en trouve digne.
MADAME BOURRU.
Mais, qu’est-ce que cela signifie donc ? Vous êtes-vous donné le mot pour nous contrarier. Je ne suis donc entourée que d’ingrats.
Scène XVIII
MADAME BOURRU, ANGÉLIQUE, FURET, LÉANDRE, UN NOTAIRE, ARLEQUIN, MADELON
MADELON.
Madame, voilà Monsieur Léandre avec un Notaire.
MADAME BOURRU.
Qu’ils entrent ?
LÉANDRE.
Ma Tante, voulez-vous bien que je vous présente Monsieur...
MADAME BOURRU.
Mais, c’est Monsieur Minutte que j’avais demandé... Pardon, Monsieur, c’est qu’il est au courant de toutes mes affaires.
LE NOTAIRE.
Madame...
LÉANDRE.
Aussi ai-je passé chez lui, ma Tante, mais comme on m’a dit qu’il était allé à la campagne, recevoir un testament et que n’ai pas voulu retarder d’un seul instant le bonheur de ma Cousine ; j’ai été sur le champ chercher Monsieur, dont l’honnêteté et la capacité sont généralement que je n’ai reconnus.
LE NOTAIRE.
Monsieur...
MADAME BOURRU.
Pierre ou Jacques, que m’importe, pourvu que nous finissions.
LE NOTAIRE.
Monsieur m’a seulement donné les qualités des futurs époux, j’attends vos intentions pour les rédiger. Voulez-vous bien ?
MADAME BOURRU.
Volontiers, écrivez...
LE NOTAIRE.
Par-devant les Notaires, Conseillers du Roi, etc.
FURET.
Il n’est pas nécessaire, Monsieur, je suis fâché qu’on vous ait donné la peine de venir, mais j’ai changé d’idée et je ne signerai pas.
MADAME BOURRU.
Comment ! Monsieur, vous ne signerez pas ?
FURET.
Non, Madame.
MADAME BOURRU.
Et pour quelle raison, Monsieur ?
FURET.
Pour des raisons que beaucoup de personnes ici présentes peuvent très bien connaître.
ANGÉLIQUE.
Voilà donc, Monsieur, comme vous répondez aux sentiments que vous avez su m’inspirer.
FURET.
Vous ne m’en avez pas donné des preuves aussi convaincantes qu’à de certaines personnes...
ANGÉLIQUE.
Ah ! croyez que sans la timidité, sans la modestie... et vous refusez de signer un contrat qui doit pour jamais assurer mon repos et mon bonheur.
FURET.
Je le crois, Mademoiselle, mais c’est la chose impossible.
LÉANDRE.
Je lis, Monsieur, dans le fond de votre cœur : tant que vous avez cru Mademoiselle riche, vous vous avez fait l’impossible pour obtenir sa main et quand vous apprenez que Madame est ruinée vous voulez bassement vous dédire. Eh bien ! Monsieur, apprenez que ma Tante n’a rien perdu de sa fortune, que sa ruine est un faux bruit, une ruse à laquelle j’ai cru devoir me prêter un instant, pour la surprendre ensuite plus agréablement ; et si vous en doutez, je puis sur le champ vous en fournir la preuve la plus complète.
FURET.
Je n’en ai pas besoin, Monsieur ; je savais tout, je savais même que dans ce moment Madame a pour cent mille écus de marchandises débarquées à l’Orient ; étais-je instruit ?
MADAME BOURRU.
Est-il bien possible ?
ARLEQUIN.
On ne peut pas plus possible, Madame. C’est moi seul qui avait jeté toutes vos marchandises à la mer, je les repêche ; mais je vois bien que je me suis joué à plus fin que moi.
FURET.
Je t’en réponds.
MADAME BOURRU.
Et vous ne voulez pas épouser ma fille, avec toute la fortune.
FURET.
En eût elle le double je ne l’épouserais pas.
ARLEQUIN à demi-voix, à Léandre de façon à être bien entendu de Furet.
Le bourreau ne signera pas.
LÉANDRE sur le même ton.
Il signera, et tu vas le voir... Monsieur songez bien que vous manquez à une famille honnête, que vous déshonorez ma Cousine, et que ventrebleu vous signerez sur le champ ; sinon je vous coupe les deux oreilles.
Il met la main sur la garde de son épée qu’il tire à moitié.
LE NOTAIRE.
Tout beau, Monsieur, tout beau. Les signatures des parties dans tous nos actes doivent être essentiellement libres. Je ne suis pas fait pour me prêter à aucune violence, je suis même étonné qu’on ose compromettre mon ministère, et je me retire.
FURET, à part.
Comme ce Monsieur Brulot joue l’honnête homme !
LÉANDRE.
Un instant, Monsieur le Notaire.
À Furet.
Il faut au moins me dire, Monsieur, quelles sont les raisons qui peuvent vous faire refuser ma Cousine avec cent mille écus de fortune.
FURET.
C’est vous, Monsieur, qui me demandez ces raisons : eh bien ! dans l’instant je vous les expliquerai ; en attendant, si vous trouvez le parti si fort avantageux, que ne vous mettez-vous sur les rangs ? Vous êtes aussi riche que Mademoiselle, vous l’aimez, elle n’est pas ingrate, Madame a de l’amitié pour vous, elle ne vous refusera pas pour gendre : osez signer ce contrat.
LÉANDRE.
Ce n’est pas pour moi qu’il est dressé.
FURET.
Je le sais bien. Mais n’importe, si Madame veut bien m’en croire, c’est vous qui serez son gendre.
MADAME BOURRU.
Oui, Monsieur, il le sera ; et puisque vous le prenez sur ce ton-là, signez, mon Neveu, signez.
LÉANDRE.
Mais ma Tante...
MADAME BOURRU.
Vas-tu me refuser aussi ?
LÉANDRE.
Eh bien ! signez d’abord.
MADAME BOURRU, signant.
Très volontiers.
FURET.
Oh ! vous pouvez signer, vous.
MADAME BOURRU.
Je le sais bien... À vous, Mademoiselle.
ANGÉLIQUE.
Mais, Maman...
MADAME BOURRU, à Angélique.
Signez...
À Léandre.
À toi.
FURET.
Il ne signera pas.
LÉANDRE.
Pardonnez-moi, Monsieur ; et de bien bon cœur.
FURET, éclatant de rire.
Il a, ma foi, signé.
MADAME BOURRU.
Qu’avez-vous donc à rire ?
FURET.
Faites votre compliment, Madame, à Monsieur votre Neveu, qui vient de s’engager simple soldat sur le vaisseau qu’il commande : faites aussi votre compliment à Monsieur Brulot, son honnête Contremaître, qui a joué son Notaire à s’y tromper.
MADAME BOURRU.
Que voulez-vous dire ?
FURET.
Que ce prétendu contrat de mariage n’est qu’un engagement que Monsieur voulait me faire signer pour m’envoyer aux Antipodes.
LE NOTAIRE.
Est-ce que la tête vous tourne, Monsieur, que parlez-vous d’Antipodes, d’engagement, de Brulot, de Contremaître ? Apprenez que mon contrat est en bonne forme, que je suis honnête homme, et que vous n’êtes qu’un sot.
ARLEQUIN.
Monsieur vient de dire le mot ; mon cher Monsieur Furet, vous me faites pitié. Vous comptiez me passer en finesse, et je vous ai pris dans vos propres filets. Écoutez bien.
Il reprend ses quatre voix.
Pour LÉANDRE.
Je ne t’ai point caché que j’avais un gage de l’amour de ma chère Cousine.
Pour MADELON.
C’est bien le plus aimable enfant, tout votre portrait, vous ne pouvez le renier.
Pour LUI.
Vous écoutiez, voilà ce que vous avez entendu. Eh bien ! il n’y a pas un mot de vrai, nous nous moquions de vous.
FURET.
Je suis donc dupe de ma propre ruse.
ARLEQUIN.
Mon ami, ce n’est pas le tout que d’écouter aux portes, il faut encore regarder par le trou de la serrure.