L’École buissonnière (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC)

Comédie en deux actes, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du palais-Royal, le 23 juillet 1845.

 

Personnages

 

LUCIEN JOUBERT, élève du lycée Napoléon

CLODION DEMARVILLE, capitaine des guides de l’Empereur

LE BARON BRISARD, chef de division au ministère de la Guerre

AJAX VERBOULOT, professeur de dessin

PROVINS, fournisseur

DOMINIQUE, domestique de Clodion

CAMILLE, sœur de Lucien

MADAME BRISARD

CLOTILDE DE MARVILLE, sœur de Clodion

AGNÈS, nièce de Provins

MADAME RIMBAUT, maîtresse de pension

HENRIETTE, jeune pensionnaire

PENSIONNAIRES

 

La scène se passe sous l’Empire, en 1809. Le premier acte à Passy, chez Clodion ; le second à Paris, dans la pension de Madame Rimbaut.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon de campagne. Porte au fond, donnant sur un jardin. Portes latérales aux angles ; à gauche, une fenêtre, à droite, un bureau.

 

 

Scène première

 

CLODION, seul, entrant par le fond, et jetant son chapeau sur un meuble

 

Perdu !... tout perdu !... que le diable emporte la bouillotte, les cartes et les joueurs ! Quelle nuit ! Pour la première fois je me laisse entraîner à cette maudite réunion !... On jouait, je jette de l’or sur une table et je perds... je m’entête, le vertige me prend et... et alors... plus rien... rien que cette bourse et quelques napoléons...

Il tire une bourse.

Oh ! quant à ceux-là, j’ai résisté, ils me viennent d’une source trop pure... J’ai joué sur parole, avec rage, avec fureur... et, au bout de quelques heures, je ne sais comment, je me suis trouvé devoir vingt mille francs au chef de division Brisard... Vingt mille francs !... Il s’agit de payer sur mes économies,

Riant.

les économies d’un capitaine de cavalerie en congé de semestre... Ah ! succession de mon oncle Fabert ! cette fois, voilà ton coup de grâce ! Je viens de chez le notaire chargé de la liquidation, un ancien ami de ma famille qui m’a toujours témoigné le plus grand intérêt, il m’a promis de m’envoyer mon compte dans la journée et les vingt mille francs, s’il y a lieu ; s’il y a lieu !... Ah ! que l’ordre est donc difficile dans la cavalerie, mon Dieu !

 

 

Scène II

 

DOMINIQUE, CLODION

 

DOMINIQUE, entrant par la gauche.

Tiens ! C’est Monsieur !

CLODION.

Bonjour, Dominique.

DOMINIQUE.

Vous voilà revenu... ne vous impatientez pas, monsieur... tout va bien, les fourneaux sont allumés, la broche tourne...

CLODION.

La broche ?

DOMINIQUE.

Comment, monsieur, vous ne vous rappelez pas ?... Vous m’avez dit, hier matin : Dominique, ma tante vient de partir pour un voyage de quelques mois ; ma sœur, qu’elle n’a pu emmener, entre en pension, je reste seul, maître et seigneur de ce logis.

CLODION.

Eh bien ?

DOMINIQUE.

Je reviendrai demain, avez-vous ajouté, déjeuner avec quatre de mes amis, et nous pendrons gaiement la crémaillère de ma nouvelle maison de campagne.

CLODION.

Comment ! J’ai dit ça ?

À part.

Ah ! bien ! très bien ! j’ai oublié d’inviter mes convives... Cette maudite bouillotte... l’Empereur devrait défendre ce jeu-là !

DOMINIQUE, avec satisfaction.

Je crois que Monsieur sera content du menu.

CLODION.

C’est bon !... Combien as-tu mis de couverts ?

DOMINIQUE.

Cinq... vous m’avez dit cinq.

CLODION.

Tu en retireras quatre.

DOMINIQUE.

Ah ! bah !

CLODION.

Dis-moi... il n’y a rien de nouveau ?

DOMINIQUE.

Ah ! si, monsieur... le chien est parti depuis ce matin.

CLODION.

Il n’est venu personne ?

DOMINIQUE.

Ah ! si, monsieur, une lettre.

Il la lui donne et remonte.

CLODION, ouvrant la lettre.

D’Agathe !... la petite danseuse...

Lisant.

« On fera tout son possible pour aller voir aujourd’hui le capitaine de Marville, dans sa nouvelle capitainerie de Passy. On espère lui faire prendre patience en lui adressant un portrait dont il a tant de fois loué l’original. »

À Dominique.

Un portrait... que signifie ?...

DOMINIQUE, descendant.

Ah ! oui, monsieur, un tableau... une femme en vestale... je l’ai accroché là !

Il montre la chambre de droite et sort un instant, à gauche.

CLODION.

Pauvre enfant ! je la reconnais bien là !... Dès qu’elle me sait à Paris, elle accourt. Décidément, je ne l’aime pas assez !... Cette liaison qui n’a jamais été pour moi qu’un passe-temps, qu’une diversion apportée à un sentiment plus sérieux, est devenue pour elle un attachement profond, unique même !

Air : Oui, votre mère était, dit-on (Rebecca).

Exemple de fidélité,
Auquel il faut bien croire,
Je veux que son nom soit cité
Dans la postérité.
Pour elle, quelle gloire !
On dira dans l’histoire
Que, certain jour, à l’Opéra,
La vertu figura.

DOMINIQUE, revenant.

Pardon, monsieur, c’est bien quatre couverts que vous m’avez dit d’ôter ?

CLODION.

Oui.

DOMINIQUE.

C’est que, qui de cinq ôte quatre, reste... Monsieur, nous avons une cuisse de chevreuil, deux canards, une tête de veau...

CLODION.

Eh bien ! tu me les serviras.

DOMINIQUE.

Oui, monsieur, oui, monsieur.

À part.

C’est égal, c’est une drôle d’idée de se pendre tout seul la crémaillère à soi-même.

Il remonte.

CLODION, le rappelant.

Ah ! Dominique !...

DOMINIQUE.

Monsieur ?

CLODION.

As-tu fait la commission à ma tante ?

DOMINIQUE.

Moi, monsieur ?

CLODION.

Oui, cette lettre qu’elle t’a remise en partant...

DOMINIQUE.

Une lettre ?

CLODION.

Adressée à la maîtresse de piano... pour l’avertir de son départ, et la prier de continuer ses leçons à ma sœur, non plus ici, mais dans le pensionnat où elle est maintenant installée.

DOMINIQUE, se rappelant.

Ah !...

CLODION.

Tu l’as oubliée ?

DOMINIQUE.

Par exemple ! l’oublier !...

À part.

Je vais la fourrer à la poste... elle arrivera demain...

Haut.

Oublier !... Dominique oublier !... Ah ! Monsieur !...

 

 

Scène III

 

PROVINS, CLODION, DOMINIQUE

 

PROVINS, entrant par le fond.

Ce doit être ici.

À Dominique.

Monsieur Clodion de Marville ?

DOMINIQUE.

Le voici.

Il sort.

CLODION, allant à Provins.

Monsieur Provins... le plus galant de nos fournisseurs... Qu’est-ce qui me procure l’avantage ?...

PROVINS.

Eh ! bonjour, cher ami... Vous êtes seul ?

CLODION.

Vous voyez...

PROVINS.

Ah !... je viens vous faire une proposition...

CLODION.

Voyons.

PROVINS.

Connaissez-vous ma nièce ?

CLODION.

Non.

PROVINS.

Agnès... rappelez-vous... nez moyen, menton rond, visage ovale... vous avez dû danser avec ça !... chez Madame Brisard... chez la divine Madame Brisard !

Il soupire.

Ah !

CLODION, cherchant à se rappeler.

Attendez donc... Agnès... dix-huit ans, tournure de pensionnaire...

PROVINS.

Juste !

CLODION.

Ah ! c’est votre... mais elle est très bien.

PROVINS.

Pas mal, pas mal... pour une collatérale. Eh bien ! mon cher, je vais la marier ; je lui donne vingt mille francs de dot... tout de suite.

CLODION.

C’est d’un excellent oncle.

À part.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?

PROVINS.

Savez-vous que c’est très gentil, vingt mille francs... tout de suite.

CLODION.

Certainement... et quel est l’heureux mortel ?...

PROVINS.

Le mari ?... Comment ? vous ne devinez pas ?... c’est vous.

CLODION.

Moi !... Ah ! ah ! ah ! la bonne plaisanterie !... Mais, je ne veux pas me marier !

PROVINS.

C’est une idée qui m’est venue cette nuit, pendant que vous jouiez à la bouillotte avec Brisard... l’époux de la divine Madame Brisard.

Il soupire.

Ah !... À propos, qu’est-ce qu’on m’a donc dit ? Vous avez perdu cette nuit ?

CLODION.

Oui.

PROVINS.

Beaucoup ?

CLODION.

Vingt mille francs.

PROVINS.

Ah ! pauvre garçon ! Vingt mille francs, ça gêne un officier de cavalerie.

CLODION, à part.

Ah ! je devine !

Haut.

Oui, c’est assez gênant, et je vous avouerai que, dans ce moment, surtout...

PROVINS.

Je comprends... vous n’avez pas la somme... avec ça que ce Brisard est homme à vous la demander tout de suite... Il est brutal, bavard, fera du scandale, la chose se répandra, et... tenez, plus j’y pense, plus je trouve que c’est gentil, vingt mille francs tout de suite.

CLODION, à part.

Espiègle !

PROVINS.

Eh ! bien ?... nez moyen, menton rond, visage ovale...

CLODION.

À propos, qu’est-ce qu’on m’a donc dit ?... vous avez eu des démêlés avec l’Empereur... On m’a parlé de comptes irréguliers...

PROVINS.

Ah !... vous savez...

CLODION.

Oh ! vaguement.

PROVINS.

Un rien... une misère... Certainement l’Empereur est un grand génie... mais c’est un grand génie vétilleux... Ah ! il est vétilleux !...

CLODION.

Vraiment ?

PROVINS.

Un jour, ne s’est-il pas avisé, en épluchant mes comptes... un empereur qui épluche... de ces choses-là !... Ne s’est-il pas avisé de relever une ou deux petites irrégularités qui s’étaient glissées...

CLODION.

Par mégarde ?...

PROVINS.

Oh ! sans doute !... Il y avait un zéro de trop... Il s’était fourré là... et comme, après tout, un zéro ça n’a pas de valeur...

CLODION.

Permettez, ça dépend de la place qu’il occupe.

PROVINS.

J’avoue que celui-là n’occupait pas une bien mauvaise place... Par malheur ce diable de zéro était augmenté d’un accident... oui, d’une queue... comme un neuf...

CLODION.

Ah ! vous m’en direz tant !

PROVINS.

Eh ! bien, quoi !... Tous les jours ça arrive... Vous êtes en train de faire un zéro... on vous pousse le coude... crac !... c’est un neuf ! Eh ! bien, monsieur, l’Empereur a soupçonné ma bonne foi.

Air : Des anguilles.

Oui, de la façon la plus noire,
Il interpréta mon erreur ;
Sa manie est de ne pas croire
À la vertu d’un fournisseur.
Flairant un fripon d’une lieue,
Dans sa défiance il prétend
Qu’au zéro j’ai fait cette queue,
Pour la faire au gouvernement.

CLODION.

Et que vous a-t-il dit ?

PROVINS.

Oh ! très peu de choses. « Ah ! c’est vous, monsieur, le fournisseur ? – Sire... – Vous avez une nièce ? Oui, Sire. – Je veux la marier. – Comment, Sire ? – Enrichir un de mes officiers pauvres... cinquante mille francs de dot. – Ah ! Sire ! – C’est vous qui les paierez... – Mais, Sire... – Vous avez trois mois pour lui trouver un mari... »

Il prend une prise de tabac.

Et là-dessus

Se tournant et mettant ses deux mains derrière son dos.

il m’a tourné le dos... Grand homme, va !

CLODION, riant.

Ah ! ah ! ah !... Et vous avez jeté les yeux sur moi ?

PROVINS.

Oui, j’ai pensé à vous tout de suite... ce cher Clodion, me suis-je dit... un excellent officier...

À part.

ruiné !...

Haut.

qui doit vingt mille francs à Monsieur Brisard : voilà mon homme ! Je lui avance cette somme, il me signe un reçu de cinquante mille francs...

CLODION.

Comment ?

PROVINS.

Et de cette façon, ma nièce est mariée, l’Empereur apaisé... Brisard payé, et...

CLODION.

Certainement, mon cher Provins, je suis flatté... mais...

PROVINS.

Mais...

CLODION.

Je refuse.

PROVINS, à part.

Ce n’est pas son dernier mot...

Haut.

Allons, je chercherai un autre officier...

À part.

encore plus ruiné...

Haut.

voilà tout.

CLODION, gaiement.

Voilà tout... Ah ! çà, sans rancune... Vous déjeunez avec moi.

PROVINS, hésitant.

Oh !...

CLODION.

Si ! si ! si ! j’ai de la place.

PROVINS.

Allons...

À part.

Brisard ne peut tarder...

CLODION, à la cantonade.

Dominique ? un couvert de plus !

DOMINIQUE, du dehors.

Oui, capitaine.

On entend les aboiements d’un chien.

CLODION.

Quel est ce tapage ?

 

 

Scène IV

 

CLODION, VERBOULOT, PROVINS

 

VERBOULOT, au fond, un petit panier couvert d’un papier en forme de cône à la main, et un album sous le bras.

Mon jambonneau... où est mon jambonneau ?

Le chien aboie.

Veux-tu te taire !... Veux-tu me rendre mon jambonneau ! animal !

CLODION.

Que voulez-vous, monsieur ? Qu’y a-t-il ?

VERBOULOT, déposant sur une chaise du fond son panier, et avec colère.

Il y a, monsieur, que votre chien...

S’approchant, et avec douceur.

Monsieur, je suis professeur de dessin, et peintre de portraits pour dames... Verboulot... Ajax Verboulot, carrefour des Amazones, 22... jouissant d’une certaine réputation... dans les pensionnats de demoiselles... grâce à une chaste idée... Monsieur, j’ai mis toutes les statues antiques, même les plus risquées, à la portée des demoiselles... c’est moi qui ai arrangé l’Apollon du Belvédère, avec draperies... Mercure, messager des dieux, avec draperies... le menton de Romulus...

PROVINS, gouaillant.

Avec draperies ?

VERBOULOT, le saluant.

Monsieur...

PROVINS, lui rendant son salut.

Monsieur.

VERBOULOT, désignant Provins à Clodion.

Monsieur votre père, sans doute ?

CLODION.

Non, continuez.

À part.

Le drôle d’original !

VERBOULOT.

Monsieur, c’est aujourd’hui dimanche...

PROVINS.

Jusqu’à lundi, monsieur.

VERBOULOT, le saluant.

Monsieur...

PROVINS, de même.

Monsieur.

VERBOULOT, à Clodion.

Votre neveu, peut-être ?

CLODION.

Achevez.

VERBOULOT.

Monsieur, c’est aujourd’hui dimanche, et comme le temps était beau, je partis ce matin de Paris avec mon album, un jambonneau et mes rêveries... Oui, je désirais m’asseoir dans la campagne... au pied d’un hêtre.

PROVINS.

Sub tegmine fagi.

VERBOULOT.

Comme Tityre... de l’Énéide.

PROVINS.

Eh ! bien, mais c’est très champêtre, ça.

VERBOULOT.

Je cheminais donc avec mon album, mon jambonneau et mes rêveries, quand, non loin de la Porte Maillot, j’avisai, chez une fruitière, un panier de ces petits fruits qu’on appelle fraises... sans trop savoir pourquoi.

PROVINS.

Dame ! parce que c’est leur nom.

VERBOULOT.

Ah ! mais, c’est vrai !... c’est parce que c’est...

Continuant.

J’étais déjà entré en pourparlers avec la fruitière qui négociait un lot de pommes avec un jeune lycéen... quand un énorme dogue, que je n’avais pas aperçu, se jette sur mon jambonneau et l’emporte à toutes jambes... Aussitôt, je m’élance à la poursuite du ravisseur... je l’appelle Turc ! Médor ! Milord !... Et, à ce propos, savez-vous qu’il y a un écho bien singulier dans le bois de Boulogne... quand on appelle Turc ! l’écho répond Gustave !... Médor, Alfred !... Milord, Frédéric !... cela m’a paru bizarre, mais j’étais pressé... car je ne perdais pas de vue mon voleur... il prend l’allée des Princes, je prends l’allée des Princes ; il tourne, je tourne ; il saute un fossé, je le saute ; il arrive, j’arrive ; il entre, j’entre ; le voici ! me voilà !

PROVINS.

Jeune homme, vous narrez comme Cicéron.

VERBOULOT.

Cicéron ?... Ah ! oui, toujours de l’Énéide.

CLODION.

En vérité, monsieur, je suis désolé du petit accident dont je suis la cause involontaire... veuillez recevoir mes excuses et mes regrets.

VERBOULOT.

Volontiers... c’est dix-huit sous pour le jambonneau.

CLODION, riant.

Ah ! ah ! ah !

Fouillant à sa poche.

C’est juste.

Il paie.

C’est très juste !

À part.

Que je suis bon !...

À Provins.

Je vais l’inviter à déjeuner !

À la cantonade.

Dominique ! un couvert de plus !

DOMINIQUE, en dehors.

Oui, capitaine !

VERBOULOT.

Comment ?

CLODION.

Ne me privez pas du plaisir de vous offrir cette réparation.

VERBOULOT.

Vous m’invitez à déjeuner... comme ça... sans me connaître !

PROVINS.

Sans vous connaître ! Allons donc, Verboulot !... Ajax Verboulot !

CLODION.

Professeur de dessin...

PROVINS.

Et peintre de portraits... pour dames... carrefour...

VERBOULOT.

Des Amazones.

PROVINS.

Avec draperies.

VERBOULOT.

N° 22... c’est bien ça.

À part.

Il n’y a pas de mal ; ils peuvent avoir des filles qui apprennent le dessin...

Haut.

Monsieur, j’accepte votre invitation.

Il remonte.

CLODION.

À la bonne heure !

À part.

Et de deux... Ah ! bien, il se place, mon déjeuner, il se place.

VERBOULOT, qui a pris son panier.

Vous me faites une politesse, vous me permettrez bien d’apporter mon plat... et de vous offrir à mon tour ce panier de fraises.

Provins enlève le papier.

Ah ! il est vide !

CLODION et PROVINS, riant.

Ah ! ah ! ah !

VERBOULOT.

Un trou !

CLODION.

Et dans votre course vous aurez semé...

PROVINS.

Comme le petit Poucet...

VERBOULOT.

Ventrebleu !

Confus.

Oh ! pardon !... ça ne m’arrive jamais devant mes élèves...

À part.

Ils peuvent avoir des filles qui apprennent...

 

 

Scène V

 

CLODION, LUCIEN, VERBOULOT, PROVINS

 

LUCIEN, au fond, une boîte sous le bras et ramassant quelque chose.

Encore une !... mon homme doit être ici !

TOUS.

Hein ?

LUCIEN, faisant vivement redescendre la scène à Verboulot.

Ah ! vous voilà, vous !... eh ! bien ! vous pouvez vous flatter de m’avoir fait courir !... premier prix de barre.

VERBOULOT.

Tiens ! c’est le lycéen qui négociait...

LUCIEN.

Farceur !... vous achetez des fraises et vous filez sans payer !

VERBOULOT.

Comment ?

LUCIEN.

La fruitière m’a soutenu que je vous connaissais parce que j’étais entré avec vous dans sa boutique... j’ai soutenu que non... elle a ressoutenu que si... et ma foi ! comme j’avais mon uniforme... pour ne pas faire d’esclandre, j’ai payé.

CLODION, à part.

Oh ! ce pauvre garçon !

PROVINS.

Naïf comme on l’est au jeune âge.

LUCIEN.

Mais je me suis élancé sur vos traces... tout en courant, comme je ne savais pas votre nom... je criais pour vous arrêter... ohé ! Gustave ! Alfred ! Frédéric !

VERBOULOT.

Hein ? Frédéric !... alors l’écho... l’écho du bois de Boulogne... c’est vous !

Aux autres.

C’est lui !

PROVINS.

Je disais aussi... cet écho... c’est bien invraisemblable.

LUCIEN.

Ah ! c’est égal, j’ai joliment manqué de vous perdre, vous aviez de l’avance... et, ma foi, au détour d’une allée... plus personne ! Deux chemins se présentaient... lequel ? Oh ! une fraise par terre !... deux fraises... trois fraises... je tiens la piste !... Elle m’a même un peu retardé, la piste... enfin, de fraise en fraise, me voilà !... Elles sont excellentes !

PROVINS.

Ce bambin voyage avec fruit.

LUCIEN, tendant la main.

Mais c’est trois francs.

VERBOULOT.

Comment ! trois francs... je ne les paie ordinairement que trente-cinq sous. Enfin, du moment que vous les avez trouvées bonnes...

Payant.

Voilà !

LUCIEN.

Messieurs, fâché de vous avoir dérangés : bien le bonjour.

CLODION.

Un moment !

À part.

Il est gentil, ce petit... vous restez à déjeuner avec nous... je vous garde.

LUCIEN.

À déjeuner !... et les autres qui m’attendent au bois de Boulogne... ah ! tant pis ! pour cette fois, je ferai l’école buissonnière... ça va !

CLODION, à part.

Et de trois : c’est-à-dire que j’aurais mis sur la porte : Clodion donne à boire et à manger...

Haut et à la cantonade.

Dominique ! un couvert de plus !

Il sort à gauche.

DOMINIQUE, en dehors.

Oui, capitaine !

LUCIEN.

Moi, je vais me débarrasser de ça.

Il montre sa boîte.

VERBOULOT, avec curiosité.

Du pain d’épice, hein ?

LUCIEN, à part.

Il est pas mal curieux, celui-là.

Haut.

C’est une boîte de soldats, monsieur...

Il ouvre la boîte et montre les soldats qu’elle renferme.

Des grenadiers, des hussards, toute la vieille garde... c’est une commission du lycée, pour le petit Brisard qui est en retenue.

PROVINS.

En retenue ! le petit Brisard ? le fils de la divine Madame Brisard !

Il soupire.

Ah !

LUCIEN.

Oui, c’est mon copain.

Il soupire en l’imitant.

Ah !

À Verboulot.

Il est asthmatique, le vieux.

Il va poser sa boite à gauche.

CLODION, rentrant.

Messieurs, dans une demi-heure, nous serons servis.

PROVINS, à part.

Dans une demi-heure, Brisard viendra chercher ses vingt mille francs, et il faudra bien...

CLODION.

D’ici là, vous avez le jardin,

Indiquant la droite.

et de ce côté, en traversant le salon, un billard.

VERBOULOT.

Il y a un billard... ah ! ventrebleu !

Se reprenant.

Oh ! pardon ! ça ne m’arrive jamais... que le dimanche.

Air : Oui, je compte sur sa honte (L’Image).

CLODION.

Point de chaîne,
Nulle gêne,
Agissez sans façon :
Je suis maître,
Sachez l’être,
À vous cette maison !

LES AUTRES.

Point de chaîne,
Nulle gêne,
Agissons sans façon.
Il est maître,
Sachons l’être,
À nous cette maison !

Provins et Verboulot sortent à droite.

 

 

Scène VI

 

LUCIEN, CLODION

 

LUCIEN, assis à gauche.

Moi, j’aime mieux rester avec vous, capitaine... parce que le billard... depuis que j’ai crevé un tapis...

CLODION, assis à droite.

À votre aise, mon ami ; et d’abord, à qui ai-je le plaisir d’offrir à déjeuner ?

Il se lève.

LUCIEN, se levant.

Vous ne voyez donc pas mon uniforme ?... élève du lycée Napoléon, deux habits par an, trois repas par jour, haricots blancs toute la semaine, haricots rouges le dimanche, pour changer... voilà le régime ! et vive l’Empereur !

Air : Je reviens de la guerre.

Premier couplet.

Nous somm’s un’ pépinière
D’ soldats ;
On prépar’ pour la guerre
Nos bras !
Car, pour faire un conscrit gentil,
Il faut le prendr’ tout p’tit, tout p’tit...
Il l’a dit.

Deuxième couplet.

Et bientôt, aux frontières,
Debout,
Nous cogn’rons comm’ nos pères
Partout !
À Vienne, à Berlin, à Madrid,
Comme eux nous f’rons un jour not’ nid...
Il l’a dit.

ENSEMBLE.

À Vienne, etc.

CLODION.

À Vienne, à Berlin, à Madrid,
Comm’ nous ils front un jour leur nid...

LUCIEN, seul.

Il l’a dit.

CLODION, à part.

Drôle de petit bonhomme !

Haut.

Vous l’aimez donc bien, votre Empereur ?

LUCIEN.

Dame oui... il donne des piles aux autres... ça nous fait plaisir.

CLODION.

Et puis, à chaque victoire, congé.

LUCIEN.

Oh ! non !... à chaque... ça serait trop... pas de bêtises !

CLODION.

Diable ! il paraît que tu es travailleur...

LUCIEN.

Piocheur !... nous disons : piocheur... dame ! quand on n’est pas riche et qu’on a de l’ambition !

CLODION.

Ah ! ah !... et qu’est-ce que tu veux être... voyons ?

LUCIEN.

Moi... je veux être général... plus tard... parce que, maintenant, je ne suis qu’en seconde... Oh ! si je désire ça, ce n’est pas pour moi, c’est pour ma sœur, ma pauvre petite sœur.

CLODION.

Ah ! tu as...

LUCIEN.

Oui, une brave fille, allez... nous ne sommes plus que nous deux...

CLODION.

Ah ! pauvre enfant !

LUCIEN, fièrement.

Je vous ai dit que j’étais en seconde.

CLODION.

Oh ! pardon !

LUCIEN.

Appelez-moi : mon vieux, comme au lycée.

CLODION.

Soit, et que fait ta sœur, mon vieux ?

LUCIEN.

Elle donne des leçons... elle est artiste : c’est avec son travail, avec ses économies, qu’elle paie ma pension... Pauvre fille !... elle prend soin de moi... elle me dorlote... elle raccommode mes habits... quand je les déchire... aussi, maintenant, aux récréations,

Faisant le geste d’ôter son habit.

à bas !... ça m’enrhume... mais, pour elle, c’est toujours ça de moins.

CLODION, à part.

Bon petit cœur !

LUCIEN.

C’est que c’est la crème des sœurs, voyez-vous ! quand j’ai du chagrin... elle me tend sa petite main, et elle me dit : Courage, Lucien !... mais, quand je suis mauvaise tête, vlan, un sermon ! oh ! ça, pas de grâce !... Seulement, après... elle me donne un pot de confiture... Aussi, quand je serai riche... quand je serai général, je la marierai... je la marierai à un autre... un autre général... comme moi !

CLODION.

Ah ! ah... Et quel âge a-t-elle ?

LUCIEN.

Dix-huit ans.

CLODION.

Et plus de père, plus de famille ?

LUCIEN.

Non. C’est la marraine de ma sœur qui nous a élevés... Nous étions riches de son vivant... mais après... comme notre père ne nous avait rien laissé... dame ! un soldat...

CLODION.

Il était militaire ?

LUCIEN.

Parbleu !... dans les guides de l’Empereur.

CLODION.

Comme moi !

LUCIEN.

Ce n’était pas un savant ; mais il avait de ça... et il en faut pour avoir été mis deux fois à l’ordre du jour de l’armée.

CLODION.

Son nom ?

LUCIEN.

Joubert.

CLODION.

Comment ! tu es le fils du lieutenant Joubert, mort à Wagram ?

LUCIEN.

Vous l’avez connu ?

CLODION.

Oui, certes !... et, bien que son supérieur en grade, j’ai toujours recherché son amitié comme un bienfait... comme un honneur.

LUCIEN.

Oh ! tenez, c’est bien, ce que vous venez de dire là... ça me fait plaisir, ça... ça me donne envie de vous embrasser.

Il se jette dans les bras de Clodion.

DOMINIQUE, entrant.

Capitaine, ce sont des papiers de la part de Monsieur Duhamel, votre notaire.

CLODION.

Donne.

Dominique les lui remet et sort. À part.

L’excellent homme que ce Duhamel... Oh mon père me l’avait bien dit... c’est un autre moi-même que je laisse auprès de toi, un ami dévoué, un protecteur de tous les instants.

Déchirant l’enveloppe.

Voyons...

Parcourant les papiers.

Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas possible.

Lisant.

« Vos demandes d’argent réitérées ont épuisé votre part de la succession. » Rien !... plus rien !... que faire ?... Comment m’acquitter avec Brisard... une dette de jeu... une dette d’honneur !...

LUCIEN.

Qu’avez-vous donc ?

CLODION, s’asseyant à droite.

Rien... une fâcheuse nouvelle... une somme sur laquelle je comptais pour payer...

LUCIEN, à part.

Pauvre capitaine !... le v’là tout désolé !... Si j’osais...

Haut.

Capitaine !...

CLODION.

Quoi ?

LUCIEN.

Si vous vouliez... j’ai encore mon mois... trois francs deux sous.

CLODION.

Merci, mon ami, merci... tu aurais mille fois cette somme...

LUCIEN.

Comment ?

CLODION.

C’est vingt mille francs que je dois payer.

LUCIEN.

Vingt mille !... Et combien vous manque-t-il ?

CLODION.

Mais... il me manque... il me manque tout... Je suis ruiné.

UNE VOIX, sous la fenêtre.

La charité, s’il vous plaît, mes bons messieurs, la charité !

CLODION.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LUCIEN, près de la fenêtre à gauche.

Un pauvre mendiant... oh ! comme il a l’air malheureux !

Fouillant à sa poche.

Je vais lui donner deux sous... il me restera encore trois francs.

CLODION, lui remettant une pièce d’or.

Tiens, jette-lui ça.

LUCIEN.

Une pièce d’or !... oh ! c’est trop... dans votre position...

CLODION.

Rassure-toi, c’est une autre personne qui donne... je ne suis que l’instrument de sa charité.

LUCIEN.

Ah ! si c’est comme ça...

Jetant les deux pièces par la fenêtre.

Tenez, mon brave.

LA VOIX, en dehors.

Oh... merci, monsieur, merci !

LUCIEN, revenant à Clodion.

Savez-vous que c’est une belle mission qu’on vous a confiée là... trésorier des pauvres... Comment se fait-il ?...

CLODION.

Oh ! cela tient à des circonstances...

LUCIEN.

Lesquelles ?

CLODION.

Au fait je n’ai pas de raison pour cacher... Il y a trois mois, je tenais garnison dans une petite ville de France... et j’assistais pour la première fois à une soirée d’apparat chez le préfet... Entre deux contredanses, on trouve original de quêter pour les pauvres... Comme tout le monde, je me disposais... quand je m’aperçus avec une sorte d’effroi que j’avais oublié ma bourse...

Il se lève.

Je cherchais autour de moi, si je ne trouverais pas quelque ami secourable... personne... des étrangers... et la quêteuse approchait... juge de mon embarras... moi qui me présentais pour la première fois... refuser était impossible... Je levai les yeux... la quêteuse était devant moi avec son abominable gracieux sourire... je perdais contenance... le rouge me montait au visage...

LUCIEN.

Oh ! que ça m’embêterait !

CLODION.

Tout à coup, une jeune fille, assise derrière moi, me glisse vivement cette bourse dans la main et ces trois mots dans l’oreille : Pour les pauvres !...

LUCIEN.

Ah ! c’est bien, ça !

CLODION.

J’en finis promptement, comme tu penses, avec la quêteuse et son sourire, et me retournai vers mon inconnue pour lui remettre sa bourse et lui témoigner... elle n’était plus là... je l’aperçus de loin, quittant le bal, au bras d’une dame âgée, et toute rouge encore de sa charitable action... je m’informai... je questionnai... personne ne put m’indiquer ni son nom, ni sa demeure.

LUCIEN.

Excellente demoiselle !... le bon Dieu lui portera ça sur son compte, allez.

CLODION.

Oh ! je n’oublierai jamais cette douce figure, cet air de bonté, de candeur, ces yeux !... car, je ne t’ai pas dit... des yeux magnifiques !

LUCIEN.

Ça n’y fait rien, les yeux... elle n’en aurait qu’un... c’est le trait qui est beau... c’est la chose de... et vous ne l’avez plus revue ?

CLODION.

Jamais !

LUCIEN.

Air : De votre bonté généreuse.

Oui, c’est ainsi que, parfois dans la vie,
Nous apparaît un être surhumain ;
Sous le malheur, quand notre tête plie,
Il nous relève en nous tendant la main ;
Puis il s’enfuit, glorieux et modeste,
En nous laissant un grand deuil dans le cœur !
Heureusement que le bienfait nous reste
Pour nous parler toujours du bienfaiteur.

 

 

Scène VII

 

LUCIEN, BRISARD, CLODION

 

BRISARD, en dehors.

Le capitaine Clodion ?... il y est... très bien.

CLODION.

Brisard !... mon créancier !

LUCIEN.

Comment ! l’homme aux vingt mille francs, c’est... fichtre !

Il remonte.

BRISARD, entrant par le fond.

Ah ! le voici !... Bonjour, capitaine... Eh ! bien ! vous attendiez ma visite ?

CLODION, gêné.

Sans doute... je pensais à vous... je disais que...

Se ravisant pour sortir d’embarras.

Dominique ! un couvert de plus !

DOMINIQUE, en dehors.

Oui, capitaine !

CLODION, à Brisard.

Vous déjeunez avec nous ?

BRISARD.

Volontiers... je n’ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas venu exprès pour cette petite créance... mais, en me promenant au bois de Boulogne, je me suis dit : Parbleu ! Clodion, un ami à moi, demeure par ici... nous avons à régler ensemble une petite différence...

CLODION.

Oui, je me souviens...

LUCIEN, à part.

Aïe ! ça se gâte !

BRISARD.

D’un autre côté, je craignais... vous pouviez envoyer chez moi, et Madame Brisard qui croit que j’ai passé la nuit, pour un travail pressé, au ministère... ça m’aurait vendu... alors...

LUCIEN, s’approchant de Brisard.

Monsieur, je suis enchanté de faire votre connaissance.

BRISARD.

Hein ?

LUCIEN.

C’est moi, le copain de votre fils... je l’ai quitté ce matin... il se porte à merveille !...

BRISARD.

Oui, mais le coquin est en retenue...

Allant à Clodion.

Voyons, il ne s’agit pas de ça... je suis venu...

LUCIEN, à Brisard, pour détourner.

Eh, bien ! monsieur, c’est une injustice !... pour une croûte de pain jetée par-dessus le mur...

Imitant le geste.

et houp là !... en Irlande !

BRISARD, à part.

Il est fatigant, ce petit !...

Haut.

Voyons, nous disons...

LUCIEN, passant entre les deux.

Pour en revenir à votre fils, mon copain...

BRISARD, avec impatience.

Ah ! c’est insupportable !

CLODION, à Lucien.

Mon ami, nous sommes en affaires.

LUCIEN.

Ah ! vous êtes...

À part.

Comment va-t-il se tirer de là, sans moi ?

BRISARD, le renvoyant, en l’accompagnant.

Mais, allez donc !... allez donc !...

Lucien, près de la porte, se retourne et sort à gauche.

 

 

Scène VIII

 

BRISARD, CLODION

 

BRISARD, revenant.

Ah ! nous en voilà débarrassés !... Vous ne savez pas !... hier, après votre départ, j’ai tout reperdu !

CLODION.

Comment ?

BRISARD.

Ah ! mon Dieu ! en deux heures !

À part.

C’est ce diable de Provins... il est peut-être déjà chez moi.

Haut.

Ainsi, vous m’excuserez si je vous presse un peu... c’est pour rétablir l’équilibre... Vous m’avez dit des billets de banque, je crois... volontiers, c’est plus portatif, et Madame Brisard ne s’apercevra pas...

CLODION, à part.

Allons, il n’y a pas à hésiter...

Haut.

En vérité, monsieur, vous me voyez désolé, désespéré... Mais une rentrée sur laquelle je comptais aujourd’hui même vient de me manquer tout à coup...

BRISARD.

Hein ?

CLODION.

Et si vous vouliez être assez bon pour attendre quelques jours...

BRISARD.

Quelques jours...

À part.

Est-ce que Provins m’aurait dit vrai... serait-il mal dans ses affaires ?...

Haut.

Au moins, monsieur, vous avez des garanties... des sûretés ?

CLODION.

J’ai ma parole, monsieur.

BRISARD.

Je le sais bien... c’est même là-dessus que vous avez perdu... Malheureusement.

CLODION.

Monsieur !

BRISARD.

Écoutez donc... c’est fort désagréable !... on compte recevoir et... c’est une leçon !... Maintenant, je ne jouerai plus qu’argent sur table : autrement, c’est une partie de dupe.

CLODION, hors de lui.

Assez, monsieur, assez.

BRISARD, élevant la voix.

Mais, monsieur !...

 

 

Scène IX

 

BRISARD, PROVINS, CLODION

 

PROVINS, à la porte de droite et à la cantonade.

Vous êtes bloqué, mon cher, vous êtes bloqué.

CLODION, à part.

Provins !... il n’y a que ce moyen !

BRISARD, à part.

Provins !... que le diable l’emporte !

PROVINS, s’approchant.

Ah ! pardon, je vous dérange...

Saluant.

Monsieur le baron Brisard...

BRISARD.

Serviteur.

PROVINS, à Brisard.

Je suis à vous dans la minute, pour cette petite créance... Vous savez...

BRISARD, à part.

Est-il pressé, le vautour !

PROVINS, s’approchant de Clodion et bas.

Eh ! bien ?... nez moyen, menton rond, visage ovale...

CLODION, bas.

Donnez, monsieur, je consens.

PROVINS.

Voici d’abord le petit reçu de cinquante mille francs.

Il va le déposer sur la table à droite. Clodion s’en approche.

Signez...

Revenant en scène, à part.

Il ne s’agit plus, maintenant, que de toucher la dot de ma nièce... Passons à la caisse...

S’approchant de Brisard, et bas.

Eh ! bien ! sommes-nous en mesure ?

BRISARD.

En mesure ?

PROVINS.

Oui, de...

Il fait mine de compter de l’argent.

BRISARD, à part.

Ma foi, je vais le payer... comme on m’a payé.

Haut.

En vérité, je suis désolé, désespéré, mais une rentrée sur laquelle je comptais à l’instant même vient de me manquer tout à coup...

PROVINS.

Sacristi !... C’est bien désagréable !... Moi qui ai justement un paiement à faire...

Regardant Clodion.

dans le voisinage... Que diable aussi, baron, quand on joue sur parole, on tient parole !

BRISARD.

Monsieur !...

PROVINS.

Eh ! Monsieur !... Allons !

À part.

Il faudra bien s’arranger autrement... C’est désagréable, pourtant !

À Clodion.

Est-ce fini ?

CLODION, lui remettant la quittance.

Voici.

PROVINS, lui donnant un portefeuille.

Et voilà !... Voilà les vingt mille francs.

CLODION.

Enfin !

Allant à Brisard et lui remettant le portefeuille.

Prenez ce portefeuille, monsieur, nous sommes quittes.

BRISARD.

Ah bah !

CLODION.

Et souvenez-vous qu’une partie engagée avec le capitaine Clodion de Marville ne peut jamais être une partie de dupe !

BRISARD.

Je suis prêt à le reconnaître, capitaine.

Allant à Provins.

Prenez ce portefeuille, monsieur, nous sommes quittes.

PROVINS, jouant l’étonnement.

Ah bah !

BRISARD, avec emphase.

Et souvenez-vous que la parole du baron Brisard sera toujours... la parole du baron Brisard !

PROVINS.

Je suis prêt à le reconnaître, baron Brisard.

Remettant le portefeuille dans sa poche. À part.

Et voilà comme on marie sa nièce !

Haut.

Monsieur le baron, j’ai l’honneur de vous faire part du mariage de ma nièce avec le capitaine Clodion de Marville.

BRISARD.

Vraiment !... Je vous en félicite tous les trois.

 

 

Scène X

 

BRISARD, CLODION, VERBOULOT, PROVINS

 

VERBOULOT, entrant par la droite.

Ah ! il fait très bien, très bien !... Il est parfaitement dans son jour...

À Clodion.

Je vous en fais mon compliment... Il est parfaitement dans son jour.

CLODION.

Quoi donc ?

VERBOULOT.

Ce portrait... Là... dans votre salon... cette vestale...

CLODION, à part.

Le portrait d’Agathe.

VERBOULOT, à Brisard.

Il est de moi, Ajax Verboulot, carrefour des Amazones, 22... Ah ! je l’ai faite bien souvent, cette vestale-là.

BRISARD.

Quelle est donc cette...

VERBOULOT.

Mlle Agathe, de l’Opéra.

BRISARD, riant.

Mlle Agathe, de l’Opéra !... Ah ! ah ! ah !... Quelle vestale !

PROVINS, à Clodion.

Ah ! çà, capitaine, maintenant que vous épousez mon Agnès, j’espère que le règne des danseuses est fini !

BRISARD.

Ah bah !... L’ami Clodion ?

PROVINS.

Mon Dieu ! je comprends les faiblesses du cœur comme un autre... peut-être plus qu’un autre !

Il soupire.

Ah !... Mais quand la municipalité vous appelle...

BRISARD.

Et puis, là, franchement, cette Agathe... ce n’est pas le Pérou.

PROVINS.

Ah ! pour ça, non !

CLODION, à Brisard.

Que voulez-vous dire ?

VERBOULOT, à part.

Voilà bien le serpent de la calomnie !

BRISARD.

Oh ! rien !... Vous avez peut-être des illusions... et...

CLODION.

Achevez, monsieur, je vous en prie !

BRISARD.

Au fait, je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais pas ce que tout le monde vous cornera ce soir ou demain... d’ailleurs, c’est un service à vous rendre... Si vous êtes dupe d’une coquette, vos amis ne doivent pas souffrir...

PROVINS, élevant la voix.

Non, non, nous ne souffrirons pas !

BRISARD.

Voici, messieurs, l’anecdote qui court.

VERBOULOT, à part.

Quelque affreux cancan !

BRISARD.

Avant-hier, trois officiers de différentes armes causaient sur la place du Carrousel, en attendant l’heure de la parade... Ils parlaient de leurs maîtresses.

PROVINS.

Ah ! les gueux !

BRISARD.

Le hussard exaltait les principes de son Ernestine... Le dragon, la sévérité de sa Julie ; et le grenadier, la rigidité de sa Clémentine : tout à coup, passe au bras d’un gentil cavalier une petite dame d’une mise... un peu voyante... Mes trois officiers lèvent le nez, poussent un cri : Ah !... Ernestine, Julie, Clémentine ; c’était elle ! c’était la même !... C’était Agathe de l’Opéra, qui, sous trois noms différents, avait consommé la conquête des trois uniformes !

CLODION.

Est-il possible !... et vous êtes bien sûr ?...

BRISARD.

Oh ! je tiens l’anecdote d’une des victimes.

Il remonte.

CLODION.

Oh ! c’est indigne ! tant de perfidie !... Moi qui croyais à son amour, à sa fidélité !... Oui messieurs, oui, j’avais ce ridicule !... Oh ! mais, je me vengerai !

BRISARD.

Et vous aurez raison !

PROVINS.

Mort aux infidèles !

VERBOULOT.

Mais ce n’est qu’une faible femme !

CLODION.

Eh ! j’y pense !... Elle doit venir aujourd’hui même, ici ; je l’attends !

BRISARD.

J’aurais, parbleu, du plaisir à faire sa connaissance.

PROVINS.

Et moi, donc !

CLODION.

Voyons, messieurs, aidez-moi... Je veux l’humilier, la mortifier, la...

PROVINS.

La cribler !... Nous la criblerons !... Du sarcasme, Provins, du sarcasme !

CLODION.

Il nous faudrait quelque bonne rouerie !...

BRISARD.

Quelque chose d’un peu spirituel, pour qu’on en parlât !

PROVINS.

Spirituel ?... Voyons donc, voyons donc !... Ah !... si je m’habillais en Turc ?

BRISARD.

Eh bien ?

PROVINS.

Eh bien !... elle me verrait en Turc, et... on en parlerait.

DOMINIQUE, entrant par la gauche.

Messieurs, le déjeuner est servi !

CLODION, à Dominique.

N’oublie pas de m’avertir aussitôt que Mlle Agathe sera arrivée.

Aux autres.

À table donc !... et sous l’inspiration du Champagne...

À part.

Ah ! vestale, ma mie, nous allons voir !

CHŒUR.

Air : Finale des Deux Papas.

Coquette infâme !
Un châtiment
Ici l’attend !
Beauté sans âme !
Nous punirons
Tes trahisons !

CLODION.

Pour toi, plus d’indulgence,
Tu lassas ma clémence,
Subis notre vengeance,
Puisque à tous tes serments
Tu mens !

CHŒUR.

Coquette infâme ! etc.

Clodion et ses convives sortent à gauche.

 

 

Scène XI

 

DOMINIQUE, puis CAMILLE

 

DOMINIQUE, seul.

Allons, allons, je suis enchanté d’être entré dans cette condition-là... Ils sont très folichons, les amis du capitaine, et j’aime ça, moi... ce bruit, cette gaieté... Il y a deux jours encore, cène maison, habitée par la tante et la sœur du capitaine, était, dit-on, sérieuse comme un couvent... aujourd’hui...

Il aperçoit Camille qui entre par le fond.

Une dame !

À Camille.

C’est vous sans doute, mademoiselle, qui êtes attendue ?

CAMILLE, elle tient à la main un papier roulé.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que je suis en retard ?

DOMINIQUE.

Oh ! il n’y a pas de mal.

CAMILLE.

Eh bien ! veuillez prévenir ces dames de mon arrivée.

DOMINIQUE, à part, en riant.

Oh ! ces dames !...

Haut.

On va les prévenir, ces dames, madame...

Il sort à gauche, en fredonnant.

Coquette infâme !
Un châtiment...

CAMILLE, seule, ôtant son chapeau et son châle.

Il a un air singulier, ce garçon !... voici la romance que m’a demandée Mlle de Marville... nous l’étudierons pendant la leçon... Ah ! je suis lasse...

Elle s’assied à droite.

C’est qu’il y a loin d’ici Paris... je suis venue à pied... dans cette maison la campagne est si belle, si fleurie... j’ai fait une promenade charmante : j’ai bu du lait à la Porte Maillot, toute seule, comme une gourmande... Dame ! une pauvre maîtresse de piano qui court le cachet n’a pour voiture que ses bottines et pour compagnon que son petit rouleau... tout ça n’est pas fait pour attirer les maris... c’est pourtant bien cruel de rester fille... vieille fille ! rien que d’y penser... oh !...

DOMINIQUE, en dehors.

J’y vais, messieurs ; j’y vais...

Rentrant en riant.

Ah ! ah ! ah ! c’est-il drôle, c’est-il drôle !

CAMILLE.

Eh ! bien ! ces dames ?

DOMINIQUE.

Tout à l’heure, mademoiselle, tout à l’heure...

Il cherche autour de lui, puis, prenant la boîte que Lucien a posée à gauche.

C’est bien ça...

À part.

Ah ! ah ! ah ! c’est-il une bonne farce !...

Il sort en fredonnant de nouveau.

Coquette infâme !
Un châtiment...

CAMILLE.

Ah ! çà, mais qu’est-ce que ça signifie ? Il est donc fou, ce domestique.

Trémolo à l’orchestre. Bruyants éclats de rire en dehors. Effrayée.

Ah ! mon Dieu ! ces rires, ces voix d’hommes... je suis pourtant bien ici chez Mlle de Marville.

Elle remet vivement son châle et son chapeau, dont elle baisse le voile.

Mais, j’ai peur !

Elle va pour sortir par le fond. Forte à l’orchestre.

 

 

Scène XII

 

VERBOULOT, BRISARD, LUCIEN, PROVINS, CLODION, CAMILLE

 

Brisard, Provins, Clodion et Lucien sont munis chacun d’un petit soldat d’uniforme différent.

CAMILLE, se trouvant en face de Brisard et de Provins, entrés les premiers, pousse un cri.

Ah !...

Elle redescend vivement la scène et reste immobile au milieu du théâtre. Les autres personnages restent au fond.

LUCIEN, bas.

Canonniers, à vos pièces !

Brisard s’avance lentement à la droite de Camille, il a un petit grenadier à la main, l’orchestre joue un fragment de l’air : Grenadier, que tu m’affliges !

BRISARD.

Vous aimez les revues, belle dame, nous vous en avons ménagé une d’une nouvelle sorte.

Il présente son petit grenadier. Camille lui tourne le dos et se trouve face à face avec Provins qui tient un petit hussard. L’orchestre joue : Connaissez-vous les hussards de la garde ?

PROVINS, lui présentant son hussard.

Mademoiselle... vous qui connaissez les hussards de la garde...

Rire général. Camille recule épouvantée. Brisard et Provins remontent. Le trémolo reprend à l’orchestre. Lucien et Clodion retiennent Camille par la main, et la ramènent au premier plan.

CLODION.

Belle voilée, nous cacherez-vous plus longtemps ces traits charmants ?...

Il soulève le voile de Camille d’un côté, tandis que Lucien le soulève de l’autre. Reconnaissant Camille.

Ah ! mon Dieu !

LUCIEN, reconnaissant sa sœur.

Camille ! ma sœur !

CAMILLE, se réfugiant près de Lucien.

Lucien !

Apercevant Clodion.

Ah !...

CLODION, à part.

C’est elle !...

Se rappelant.

« Pour les pauvres !... »

Provins et Brisard rient aux éclats. Verboulot s’apitoie. Tableau. La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une pension de demoiselles. Mur au fond. À gauche, un pavillon, avec balcon ; à droite, une charmille à hauteur d’homme, formant un bosquet, dont l’entrée principale est en face du public, et qui a une issue par le fond.

 

 

Scène première

 

HENRIETTE, CAMILLE, CLOTILDE, AGNÈS, PENSIONNAIRES

 

Au lever du rideau, les pensionnaires sont en récréation. Henriette, près du pavillon, écrit sur une table de jardin. Agnès, près de l’entrée du bosquet, dessine sur un album. Près d’elle, un peu plus loin, une pensionnaire assise tient un livre et lit. Au fond, une autre saute à la corde, deux autres jouent au volant, quelques-unes se promènent. Clotilde et Camille sortent du pavillon au moment où le chœur commence.

CHŒUR.

Air : Vive la musique (Barcarole).

Folles et rieuses,
Livrons-nous au plaisir !
Les heures joyeuses
Sont celles du loisir.

CLOTILDE, à Camille.

Ah ! c’est bien aimable à vous de m’avoir apporté cette romance que je désirais tant !... Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ?

CAMILLE.

Je n’ai reçu qu’hier au soir la lettre de Madame votre tante, qui me prie de vous continuer mes leçons dans ce pensionnat, et, comme la classe de piano que j’y fais d’ordinaire n’a lieu que deux fois par semaine...

CLOTILDE.

Savez-vous que je commençais à craindre que vous ne m’eussiez oubliée, moi, votre élève soumise et votre meilleure amie.

CAMILLE, lui serrant la main.

Bonne Clotilde !

À part.

Si elle savait... Oh ! je n’oserai jamais lui dire...

CLOTILDE, qui a parcouru la romance.

Mais, maintenant, il faut me l’apprendre... je ne pourrai jamais déchiffrer seule.

CAMILLE.

Voulez-vous que nous la répétions ensemble ?

CLOTILDE.

Très volontiers.

Air de la Barcarole (Auber)

CAMILLE.

Petite Marguerite,
Dont l’oracle discret.

CLOTILDE

Petite Marguerite,
Dont l’oracle discret.

CAMILLE

À mon cœur, qu’il agite,
Vient dire un doux secret.

CLOTILDE

À mon cœur, qu’il agite,
Vient dire un doux secret.

CAMILLE.

Des fleurs de mon parterre,
Oui, pour toujours, crois-moi,
Celle que je préfère,
C’est toi, c’est toi, c’est toi !

CLOTILDE.

Des fleurs de mon parterre, etc.

CHŒUR.

Bravo ! bravo ! l’air est charmant !
Et chanté, vraiment,
Gentiment !

HENRIETTE, quittant sa table.

Moi, j’ai fini mon pensum ; je puis jouer maintenant.

S’approchant d’Agnès.

Voyons, Agnès, une partie de volant ?

AGNÈS, dessinant.

Je suis occupée ; merci, petite.

HENRIETTE, aux autres.

Oh ! petite ! fait-elle son embarras, cette Agnès, depuis qu’elle est à la veille de se marier.

À Clotilde.

Est-ce vrai, mademoiselle... on dit que c’est Monsieur votre frère qu’elle épouse, le capitaine Clodion de Marville.

CLOTILDE.

C’est la première nouvelle ; mais Clodion doit venir me voir aujourd’hui, et, s’il me le dit, vous le saurez.

Henriette remonte vers ses autres compagnes.

CAMILLE.

Monsieur votre frère a donc quitté son régiment ?

CLOTILDE.

Mais oui, il est à Paris depuis quelques jours... vous pourrez le voir, enfin... car vous ne le connaissez que par ce que je vous en ai dit.

HENRIETTE, près d’Agnès.

Oh ! mon Dieu ! venez donc voir, mesdemoiselles, comme ce Spartacus ressemble à Monsieur Verboulot, notre maître de dessin.

AGNÈS, fermant vivement son album, et se levant.

C’est bien sans intention, je vous assure.

HENRIETTE, aux pensionnaires.

Elle en est folle !... C’est drôle tout de même, d’en aimer un et d’en épouser un autre !

CLOTILDE.

N’est-ce pas aujourd’hui, mesdemoiselles, que nous devons recevoir la visite d’une dame du palais de l’Impératrice ?

AGNÈS.

Ah ! oui, la baronne Brisard... qui vient nous inspecter de la part de Sa Majesté Joséphine, patronne de cet établissement.

HENRIETTE, confidentiellement.

Vous ne savez pas, mesdemoiselles... on dit que cette baronne, de nouvelle fabrique, a été autrefois... vivandière.

CLOTILDE.

Une parvenue... ah ! tant mieux, ce sera plus gai.

CAMILLE, à part.

Et mes cahiers qui ne sont pas en ordre !... Je cours tout préparer pour cette inspection.

Elle sort à gauche.

HENRIETTE, au fond.

Silence, mesdemoiselles... la voici justement, avec Madame.

Toutes les pensionnaires se rangent à gauche.

 

 

Scène II

 

CLOTILDE, AGNÈS, HENRIETTE, PENSIONNAIRES, MADAME BRISARD, MADAME RIMBAUT, PROVINS, VERBOULOT

 

Les nouveaux personnages entrent par la droite. Musique à l’orchestre jusqu’à ce qu’ils soient en scène.

MADAME RIMBAUT.

Mesdemoiselles, j’ai l’honneur de vous présenter Madame la baronne Brisard, que l’Impératrice, dans sa sollicitude...

MADAME BRISARD, l’interrompant.

Assez.

Aux pensionnaires.

Oui, mes petites... baronne, pour vous servir... Ne vous gênez pas... Je suis très bien avec Sa Majesté... Nous sommes à tu et à toi... Quand elle s’ennuie, qu’elle a du brouillard... je n’ai qu’à me montrer... la voilà qui s’éclaircit ; je n’ai qu’à parler, la voilà qui se pâme.

TOUTES, riant.

Ah ! ah ! ah !

Elles s’arrêtent tout à coup.

MADAME BRISARD.

Juste ! voilà l’effet.

Reprenant.

Ce matin, nous causions de vous en prenant le thé... Une drogue anglaise, qui est très comme il faut... L’Impératrice avait projeté de venir vous voir... mais, tout à coup, une migraine... le spleen... encore une drogue anglaise, qui est très comme il faut... alors, je lui dis : De quoi s’agit-il ?... D’une inspection ? des petites filles à toiser, à lorgner au point de vue de la décence et de l’ordre public ?... Mais, ce n’est pas malin ; j’en fais mon affaire... À ces mots, l’Impératrice est partie d’un grand éclat de rire... elle se tordait... Je me suis dit : Bon ! ça paraît lui faire plaisir... j’irai, et je suis venue... voilà !

MADAME RIMBAUT, à part.

Elle est originale, l’Impératrice.

MADAME BRISARD.

Voyons, mes petits anges, nous allons former les rangs... sur deux lignes.

Elle s’occupe elle-même de placer les pensionnaires.

PROVINS, à part.

Elle ne m’a pas encore aperçu...

Il pousse un soupir.

Ah !

MADAME BRISARD, sans le regarder.

Tiens ! Provins est là !... Bonjour, Provins.

PROVINS, saluant.

Baronne...

À part.

Si j’osais lui remettre ce billet...

Il montre un billet qu’il tient à la main.

MADAME BRISARD, aux pensionnaires.

Très bien comme ça... Maintenant, front !

Les élèves présentent le front.

VERBOULOT, à part.

C’est de l’école de peloton, ça.

MADAME BRISARD, à Provins.

Bonjour, fournisseur...

À Madame Rimbaut.

Un ami de mon mari.

À Provins.

Par quel hasard ?

PROVINS.

Un devoir de famille... je marie ma nièce.

Montrant Agnès.

Tenez, ceci.

MADAME BRISARD.

Le numéro 2... Belle tenue.

Elle s’approche d’Agnès.

VERBOULOT, à part.

Je crois bien... Elle est gentille à croquer !...

S’avançant timidement.

Ma meilleure élève... un crayon qui promet.

MADAME BRISARD, à Madame Rimbaut, sans se retourner.

Et ça qui parle... qu’est-ce que c’est ?

VERBOULOT, répondant.

Verboulot !... Ajax Verboulot.

Madame Brisard se retourne et le toise.

Carrefour des Amazones...

MADAME BRISARD.

Allons, mes petites, la tête haute... la bouche en cœur... les yeux à quinze pas et les bras sur la couture... Non, les bras à volonté.

VERBOULOT, qui a obéi à tous les mouvements.

À volonté... comme ça.

MADAME BRISARD, aux élèves.

Fixe !

Elle inspecte militairement les élèves, et passe dans les rangs, les mains derrière le dos.

PROVINS, sur le devant, à part.

Cette femme me rappelle Kléber... un général... seulement il était plus grand et grêlé... Oh ! il faut absolument que je me déclare.

MADAME BRISARD, qui a terminé l’inspection.

Là ! voilà ce que c’est.

Air du Sénateur.

Ajoutez à vot’ corsage
Seul’ment trois pouc’s de hauteur ;
Je sais bien que c’est dommage,
Mais ça flatte l’Empereur.
Tâchez aussi qu’vos jupons
Vous tombent sur les talons.
L’écourté,
L’décoll’té,
Offusquent l’autorité,
Ça déplaît à l’autorité !

CLOTILDE, aux pensionnaires.

Quel langage !

Murmures entre elles.

MADAME RIMBAUT.

Silence, mesdemoiselles !...

À Madame Brisard.

Je puis donc espérer que votre rapport...

MADAME BRISARD.

Mon rapport... il rapportera que de tous les établissements consacrés à la culture des jeunes filles, le vôtre en est le coq... ça vous va-t-il ?

MADAME RIMBAUT.

Ah ! Madame, tant de bonté...

MADAME BRISARD.

C’est bien... c’est bien...

MADAME RIMBAUT.

Désirez-vous passer à l’inspection des études ?

MADAME BRISARD.

Oh ! les études... c’est tellement minutieux, et accessoire...

VERBOULOT, lui présentant un album.

Un coup d’œil seulement sur ces dessins.

MADAME BRISARD, prenant l’album.

Voyons...

L’ouvrant.

Ah ! voilà une belle image !

PROVINS, à part.

Quelle idée !... l’album de ma nièce...

Il prend l’album d’Agnès, et met son billet dedans.

Comme ça, elle trouvera...

MADAME BRISARD, à Verboulot.

Petit, comment nommez-vous ceci ?

VERBOULOT.

Ça !... c’est un Spartacus... avec draperies.

MADAME BRISARD.

Ah ! bon !... Il sort du bain.

VERBOULOT.

Comment ?

MADAME BRISARD.

Dame ! il a un peignoir.

Elle lui rend l’album.

VERBOULOT.

Non, permettez... c’est une idée chaste.

MADAME BRISARD.

Ah ! c’est une idée...

À part, en passant devant Verboulot qui remonte.

Je le crois cornichon, le maître de dessin.

PROVINS, remettant à Madame Brisard l’album d’Agnès.

Baronne, je recommande l’album de ma nièce à toute votre bienveillance.

MADAME RIMBAUT.

Si madame voulait passer dans la salle d’étude, elle serait plus commodément pour visiter... et pour prendre sa part d’une petite collation.

MADAME BRISARD.

Volontiers... les biscuits, les crèmes, les chatteries, c’est mon fort.

MADAME RIMBAUT.

Mesdemoiselles, veuillez prendre la peine de rentrer.

MADAME BRISARD.

Oh ! veuillez prendre la peine... Est-ce que c’est comme ça qu’on fait rentrer les demoiselles ?

Aux élèves.

Attention ! Par le flanc droit... droite !... en avant !... arche !...

Musique à l’orchestre. Les pensionnaires, ayant Verboulot à leur suite, défilent devant Madame Brisard qui marque la mesure des pieds et des mains : ran, ran, ran.

MADAME BRISARD, à Madame Rimbaut.

Voilà comme on fait rentrer les demoiselles !

Madame Brisard et Madame Rimbaut sortent à la suite des pensionnaires qui ont pris la gauche.

PROVINS, avant de sortir.

Qu’elle est majestueuse !

Il soupire.

Ah !...

Il sort à gauche. Trémolo à l’orchestre jusqu’à ce que Lucien soit en scène.

 

 

Scène III

 

LUCIEN, puis CAMILLE

 

LUCIEN, paraissant au fond sur le mur qu’il franchit. Il tient deux fleurets à la main.

Enlevé !... ça y est !... C’est le troisième mur que je parcours ainsi depuis cinq minutes... Bonne chose que la gymnastique, quand on veut filer. Cet imbécile de concierge, le cerbère du lycée, j’ai eu beau lui dire : c’est pour affaire, pour affaire importante ; cordon, s’il vous plaît !

Changeant de ton.

On ne sort pas !... Connu, très bien !... Alors, j’ai attendu l’heure de la récréation, j’ai pris mes fleurets, et pendant que le pion tournait le dos... une, deux... première escalade !... je tombe dans une basse-cour... les canards effrayés allaient me trahir... trois, quatre... seconde escalade !... je descends dans un potager... juste sur le dos d’un jardinier !... Ma foi, pendant que j’y étais... cinq, six... troisième escalade, et me voilà ! où ? je n’en sais rien, mais ça m’a l’air moins habité ici... Tâchons de trouver la porte.

Il remonte et regarde à droite.

Qu’est-ce que je vois !... je ne me trompe pas !... Camille ! ma sœur...

Redescendant.

par quel hasard...

CAMILLE, entrant par la droite.

Maintenant que l’inspectrice voudra... je suis prête.

Apercevant Lucien.

Lucien !

LUCIEN, cachant vivement ses fleurets derrière son dos.

Oui... c’est... c’est moi... Bonjour, Camille... ça va bien ?

CAMILLE.

Qu’est-ce que tu fais ici ?

LUCIEN, embarrassé.

Moi... tu vois... je... je me promène... je flâne... mais toi ?

CAMILLE.

Ne suis-je pas maîtresse de piano chez Madame Rimbaut ?

LUCIEN.

Madame Rimbaut ! Comment, je suis dans une pension de demoiselles.

À part.

Sapristi ! encore des portes fermées...

Il laisse voir ses fleurets.

CAMILLE, apercevant les fleurets.

Qu’est-ce que c’est ça ?... des armes !

LUCIEN, à part.

Je suis gobé !

CAMILLE.

Lucien... tu me caches quelque chose !

LUCIEN.

Eh ! bien, quoi... des fleurets... une précaution... quand on se promène, on peut faire de mauvaises rencontres...

CAMILLE.

Un mensonge, à moi !... Ah ! Lucien... c’est mal !

LUCIEN.

Eh bien ! non... Eh bien ! non, petite sœur... je vais te dire la vérité. Au fait, j’aime mieux ça.

Résolument.

Ceci, c’est pour tuer l’homme chez qui tu as été insultée, il y a trois jours, à Passy.

CAMILLE, à part.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

Mais il n’est pas coupable... un hasard, une méprise...

LUCIEN.

Qui le croira ?... Le capitaine lui-même les a-t-il convaincus, ses amis, ses complices !... Lorsque, après cette scène affreuse, il maudissait son erreur... Ils t’ont fait des excuses, mais c’était avec l’ironie sur les lèvres !

CAMILLE.

Est-il possible !

LUCIEN.

Et la preuve... c’est que, grâce à eux, l’anecdote s’est répandue avec des interprétations, des commentaires.

CAMILLE.

Ah ! mais, c’est une indigne calomnie !

LUCIEN.

Certainement... et, c’est pour ça qu’elle fera son chemin... alors, on te fermera toutes les portes, tu perdras ton état, c’est peu de chose... mais, la réputation !... quand on n’a que ça !... c’est beaucoup... et je vais...

CAMILLE, l’arrêtant.

Mais le capitaine ne peut se battre avec toi... un enfant !

LUCIEN, avec amertume.

Ah ! oui, c’est juste !... voilà ce qu’ils disent tous... un enfant !... Eh ! bien ! on verra ce que peut un enfant, en face d’un homme qui a compromis sa sœur et ne veut pas l’épouser !

CAMILLE.

Que dis-tu ?

LUCIEN, à part.

Allons, bon ! moi qui voulais lui cacher...

Haut.

Eh bien ! oui, là !... je lui ai écrit deux lettres... je lui demandais sa main pour toi... c’était juste, c’était convenable... ça arrangeait tout...

CAMILLE.

Et...

LUCIEN.

Pas de réponse... tu vois bien qu’il faut que je le tue !

CAMILLE.

Mais enfin... cet homme contre lequel tu veux te battre... si je le connaissais depuis longtemps.

LUCIEN.

Comment ?

CAMILLE.

Si... oh ! tu ne comprendras pas... Lucien, si... je croyais l’aimer !

LUCIEN, vivement.

Oh ! tais-toi !

CAMILLE.

Pardon, je ne te l’avais jamais dit... C’était au temps de notre heureuse fortune, j’étais encore chez ma marraine, à Boulogne.

LUCIEN.

Eh bien ?

CAMILLE.

Un soir... à un bal... une quête... Il avait oublié sa bourse, et...

LUCIEN.

« Pour les pauvres !... » c’était toi !

CAMILLE.

Comment ! tu sais ?

LUCIEN.

Tout !... ah ! c’est bien ! c’est beau !... Mais, de sa part, c’est encore bien plus mal... parce qu’en te revoyant, te reconnaissant, il aurait dû... et tu l’aimes toujours ?

CAMILLE.

Oh ! non ! C’est fini !

LUCIEN.

Alors...

CAMILLE.

Pourtant, s’il lui arrivait malheur...

LUCIEN.

Connu !... Que le diable emporte le sentiment !... Je ne peux plus me battre avec lui !... Oh ! mais, il t’épousera ! Je saurai bien forcer le capitaine Clodion de Marville.

CAMILLE, à part.

Clodion de Marville !

Haut.

Il s’appelle Clodion de Marville ?

LUCIEN.

Oui.

CAMILLE.

Comment ! cet officier que j’ai reconnu l’autre jour à Passy... c’est le frère de mon élève, de ma meilleure amie !

LUCIEN.

Hein ? quoi ? que dis-tu ?... Il a une sœur ?... où ça ?

CAMILLE.

Ici... depuis trois jours.

LUCIEN, à part.

Ah ! il a une sœur !

CAMILLE.

Qu’as-tu donc ?

LUCIEN.

Rien !

À part.

Ah ! il a une sœur !

CAMILLE.

Voyons... l’inspection de musique ne peut tarder... Lucien, sois raisonnable... rentre à ton collège... tout de suite.

LUCIEN.

Sois tranquille.

CAMILLE.

Tu me le promets ?

LUCIEN, l’accompagnant.

Mais sois donc tranquille... puisque je te dis... tu seras en retard... Va, ma petite sœur, va, va !...

Camille sort à droite. Lucien revient sur le devant de la scène.

 

 

Scène IV

 

LUCIEN, seul

 

Ah ! tu as une sœur, et tu compromets celle des autres... Eh bien ! capitaine !... à mon tour... et après... je réparerai, si tu répares ; sinon, non !... ah ! voyons... comment s’y prend-on pour compromettre ?... J’y suis. Programme des exercices : Article 1er. J’embrasse... c’est bon, ça... Art. 2. Je me jette à ses genoux... c’est encore bon, ça... Art. 3 : Ah ! diable ! c’est plus difficile, l’article 3... Art. 3 : Je lui fais une déclaration... une déclaration brûlante ! incendiaire !... ça ne doit pas être mauvais non plus... Ah bien, oui ! voilà le hic... je ne suis pas très fort sur les déclarations...

Air : J’avais juré d’aimer Rosine (Amat).

J’ai beau fouiller dans ma cervelle.
Elle est rebelle !
Comment peindre le sentiment
D’un tendre amant ?
Exprimer un amour fidèle, (bis)
Bien chaudement,
Bien tendrement ?
Lorsque mon cœur n’a pas un battement.
Assurément,
Pauvre écolier, j’y perds mon rudiment !

Parlé.

Bah ! je ferai du bruit, du scandale, du... hein ! on vient... la maîtresse de pension, sans doute... et si on me trouvait ici.

Il exprime par un geste qu’on le chasserait.

Ah ! mais non !... quand j’aurai accompli mes noirs desseins, à la bonne heure.

Il se cache dans le bosquet, et disparaît un instant.

 

 

Scène V

 

MADAME BRISARD, entrant furieuse, une lettre à la main

 

Oser m’écrire !... quelle impudence !... voyons ce qu’il chante, ce vieux champignon !

Flairant la lettre.

Tiens ! elle embaume !... Il a parfumé son attentat, le sacripant !

Lisant.

« Ange adoré !... Il veut sortir, cet aveu qui me brûle !... je ne le retiens pas ! Je t’aime, ô Léopoldine !... »

Parlé.

Il me tutoie !...

Lisant.

« Me repousseras-tu !... Oh ! que non ! j’ai lu dans tes regards ! Post-scriptum. Réponse, s’il vous plaît. » Oh ! mais, ça n’a pas de nom ! et si je le tenais, cet affreux cri-cri !... Avise-toi encore de traîner tes guêtres sur mes talons et de pousser dans mes alentours tes...

Soupirant comme Provins.

Ah !... vieux soufflet de forge, va ! C’est-à-dire que si mon mari lisait ce fragment, lui qui est un vrai tigre pour les soupçons, il pourrait croire que... un être aussi déjeté !... Allons donc !

BRISARD, en dehors.

Merci bien ! merci !

MADAME BRISARD.

Le baron !

Elle cherche à cacher la lettre.

Ah ! que c’est bête, les robes qui n’ont pas de poches !...

Elle froisse le billet et le jette par-dessus la charmille, aux pieds de Lucien, qui reparaît au même moment.

 

 

Scène VI

 

BRISARD, MADAME BRISARD, LUCIEN, derrière la charmille

 

LUCIEN, voyant le billet.

Hein !...

Il le ramasse.

BRISARD, qui a vu le mouvement de sa femme, à part.

Oh !

MADAME BRISARD.

Ah ! c’est vous, baron... je suis enchantée.

BRISARD.

Oui, je viens vous prendre, comme nous en sommes convenus.

À part, indiquant le bosquet.

Elle l’a jeté là !

MADAME BRISARD.

Et, que dit-on de nouveau à l’état-major ?

BRISARD.

Rien !

Il regarde le bosquet d’un air soupçonneux.

LUCIEN, après avoir lu le billet.

Et moi qui cherchais une déclaration !... voilà !...

BRISARD, à sa femme.

Vous lisiez, quand je suis entré ?

MADAME BRISARD.

Moi ?... non.

LUCIEN, prêtant l’oreille.

On parle à côté.

BRISARD.

Il m’avait semblé voir un papier... Quel était ce chiffon ?

MADAME BRISARD, à part.

Il m’a vue !

Haut.

Rien... une feuille sans importance... Et, que dit-on de nouveau à l’état-major ?

BRISARD.

Il ne s’agit pas de l’état-major... Ce papier...

MADAME BRISARD.

Une composition de géographie...

LUCIEN, à part.

Elle appelle ça de la géographie !... je vais toujours l’apprendre par cœur.

BRISARD.

Une composition de géographie !

MADAME BRISARD.

Ah ! çà, vous serez donc toujours jaloux comme un sanglier... je vous préviens qu’il n’y a rien de plus sciant pour une femme qu’un baron jaloux !

BRISARD.

Eh ! madame, quand le baron est jaloux, c’est que la baronne est... légère !

MADAME BRISARD.

Légère, baron !

BRISARD.

Légère, baronne !

MADAME BRISARD, furieuse.

Mille carabines !

LUCIEN, à part.

Mille carabines ! c’est un grenadier !

BRISARD.

Je maintiens le mot !... et, certainement, si j’avais su... moi, qui vous ai épousée par amour !

MADAME BRISARD.

Mais qu’est-ce que vous avez ?... voyons !

BRISARD.

Ce que j’ai !... encore samedi dernier, cet homme que j’ai trouvé à vos pieds !...

MADAME BRISARD, cherchant à se rappeler.

Samedi ?

BRISARD.

Oui... une figure commune... de grosses mains, ah ! baronne !

MADAME BRISARD, à part.

J’y suis !...

Haut.

Ah ! baron !

BRISARD.

Devant nos gens, je me suis contenu... j’ai su renfermer en moi-même... mais j’ai guetté le quidam, et je n’ai pas été long à l’expédier...

MADAME BRISARD.

Ah ! mon Dieu !

BRISARD.

Pour les départements... à Cambrai... il y avait une place vacante dans les cuirs.

MADAME BRISARD, avec éclat.

C’était mon cordonnier !

BRISARD.

Comment ?

MADAME BRISARD.

Il me prenait mesure... là... je n’aurai pas mes brodequins !

BRISARD, riant.

J’en suis fâché... mais... quand je ramasse un homme à vos genoux... je le case... je pourrais le tuer... je le déplace, ça revient au même.

LUCIEN, à part.

Voilà un mari commode pour les gens sans emploi.

BRISARD.

Voyons, la paix... Avez-vous terminé votre inspection ?

MADAME BRISARD.

À peu près.

BRISARD.

Eh ! bien ! je vous laisse le carrosse.

MADAME BRISARD, à part.

Je reviendrai... ce billet...

BRISARD, remontant avec elle.

Je suis attendu au ministère... j’ai plus de cent brevets à signer... tout le personnel forestier que je réorganise.

Lui tendant la main.

Au revoir.

MADAME BRISARD.

Je devrais vous garder rancune, gros jaloux.

BRISARD.

À tantôt, baronne.

Il lui baise la main.

MADAME BRISARD.

À tantôt, baron.

Elle sort à gauche.

BRISARD.

Ce papier me chiffonne... je veux en avoir le cœur net !

Il entre dans le bosquet par le fond, au moment où Lucien en sort par le devant après y avoir oublié son chapeau.

LUCIEN, en scène.

Je n’entends plus personne... je puis me risquer.

Il remonte pour s’assurer qu’on ne peut le surprendre.

BRISARD, dans le bosquet.

Je ne vois rien...

Apercevant le chapeau de Lucien.

Oh ! un chapeau !... et à trois cornes encore !...

LUCIEN, au fond.

Étourdi !... et mon chapeau !...

Il se dirige vers le bosquet, par le fond, et y entre au moment où Brisard en sort par le devant.

BRISARD, en scène.

Personne !... disparu !... oh ! mais, avec cette pièce à conviction...

En sortant.

Ah ! Madame Brisard ! Madame Brisard !...

Il sort à gauche.

 

 

Scène VII

 

LUCIEN, puis CLOTILDE

 

LUCIEN, revenant en scène par le devant du bosquet.

Ah ! çà, on chipe donc les chapeaux ici ?... Ah ! bah ! je ferai mon expédition nu-tête.

Tenant la lettre.

Est-ce heureux ?... j’ai besoin d’une déclaration... crac !... voilà !... je la lis deux fois, je la sais par cœur, et maintenant je suis en mesure.

Apercevant Clotilde qui entre par la gauche.

Une pensionnaire !

Il se retire dans le bosquet.

CLOTILDE, sans voir Lucien.

Oh ! la drôle de femme que cette baronne !... avec elle, les crèmes, les biscuits, les babas, ça ne fait que paraître et disparaître !... heureusement qu’on est venu me chercher, je n’y tenais plus !

LUCIEN, qui est sorti du bosquet par le fond.

Informons-nous toujours.

Il vient doucement derrière Clotilde et l’embrasse sur le cou.

CLOTILDE.

Ah !

LUCIEN.

Mlle de Marville, s’il vous plaît ?

CLOTILDE, effrayée.

C’est moi, monsieur.

LUCIEN.

Vous !... enchanté de...

Tout à coup et se jetant à ses genoux.

Ange adoré !...

Clotilde se recule, Lucien la retient.

Minute !... ce n’est pas fini !

Récitant avec chaleur.

Il veut sortir, cet aveu qui me brûle !... je ne le retiens pas !

CLOTILDE.

Ah ! monsieur ! ne me faites pas de mal ! je vous en prie !

Lucien se relève.

LUCIEN, à part.

Tiens ! elle est gentille.

Haut et naturellement.

Vous faire du mal, moi !... Oh ! non, vous êtes bien trop mignonne pour ça !

CLOTILDE, à part.

À la bonne heure, donc !

LUCIEN, la regardant.

Oh ! les jolis petits yeux !... oh ! les amours de petites mains !... comme celles de ma sœur...

À part.

Ah ! mon Dieu ! et moi qui oublie...

Très haut.

Je t’aime, ô Léopold... non !... votre nom ?

CLOTILDE, timidement.

Clotilde, monsieur.

LUCIEN, naturellement.

Tiens ! c’est un nom que j’aime bien ça, Clotilde... avec ce nom-là on doit être bien douce, bien bonne, bien...

Se ravisant, à part.

Ah ! mais non !

Très haut et se jetant à genoux.

Je t’aime, ô Clotilde ! me repousseras-tu ?...

Il lui prend la main.

CLOTILDE.

Laissez-moi, monsieur !

LUCIEN.

Impossible !

CLOTILDE.

On vient de me dire que mon frère m’attend au parloir.

LUCIEN.

Votre frère !...

Se relevant.

Ah ! il est ici... eh bien ! tant mieux ! raison de plus pour... car c’est lui qui l’a voulu... car, sans lui, croyez bien que jamais...

Il l’embrasse.

Au grand jamais...

Il l’embrasse.

CLOTILDE, cherchant à se dégager.

Au secours ! au secours !

LUCIEN, la retenant toujours, à part.

Tiens ! c’est une bonne idée !

Haut.

Au secours ! au secours !

À part.

Comme ça, on nous surprendra ensemble, et...

Haut et remontant au fond.

Au secours ! au secours !

Clotilde, libre, se réfugie vivement dans le pavillon à gauche.

Ah ! çà, il n’y a donc personne dans cette maison...

Il se retourne.

Partie !... un instant !... est-elle assez compromise ?... je ne crois pas... ah ! tu n’es pas assez compromise !

Il entre à son tour dans le pavillon et, avant de fermer la porte sur lui, crie.

Au secours ! au secours !

 

 

Scène VIII

 

LUCIEN dans le pavillon, CLODION, MADAME BRISARD, MADAME RIMBAUT, PENSIONNAIRES au deuxième plan

 

CHŒUR.

Quel bruit lamentable,
Rumeur effroyable,
Plainte épouvantable,
Vient de retentir ?

MADAME BRISARD.

Eh ! quoi ! personne ici !...

Rires dans le pavillon.

Mais dans ce pavillon !

CLODION.

C’est celui de ma sœur !

Il court à la porte, qui résiste à ses coups.

Que faire ?

Appelant.

Clotilde ! réponds-moi !... Clotilde ! c’est ton frère !

LUCIEN, paraissant au balcon, avec une tartine de confiture.

On appelle Clotilde ? Eh bien ! que lui veut-on ?

CLODION, parlant.

Lucien ! dans la chambre de ma sœur !

CHŒUR.

Scandale effroyable !
C’est abominable !
Vraiment, c’est un diable,
Sous les traits d’enfant !

Lucien sort du pavillon.

MADAME BRISARD, à Lucien.

Qu’est-ce que vous faites ici, monsieur le drôle, dans l’asile de l’innocence ?

LUCIEN.

Moi ! rien !

Montrant Clodion.

C’est une affaire entre nous deux... les femmes n’en sont pas !... ainsi permettez...

Il veut aller à Clodion qui lui tourne le dos, dit quelques mots à Madame Rimbaut et entre dans le pavillon.

MADAME BRISARD, l’arrêtant.

Mais morveux ! tu ne sais donc pas qui je suis !... je te ferai arrêter, moi ! je te ferai emprisonner, mille carabines !

Elle va à Madame Rimbaut.

LUCIEN, à part.

Mille carabines !... c’est le grenadier du bosquet !... et la déclaration, c’était... ah ! minute !

Allant à Madame Brisard qui a causé un instant avec Madame Rimbaut. Bas.

Ange adoré !... me repousseras-tu, ô Léopoldine !

MADAME BRISARD, à part.

C’est le billet du fournisseur !

Bas.

Tu as trouvé un papier... tu l’as lu !...

LUCIEN, bas.

Et retenu.

MADAME BRISARD, bas.

Rends-le-moi !

LUCIEN, bas.

Plus tard, quand vous reviendrez... car, je vous l’ai dit, j’ai besoin d’être seul avec Monsieur Clodion.

On entend sonner la cloche.

MADAME RIMBAUT.

Voici l’heure de l’inspection de musique.

MADAME BRISARD, à part.

Allons, bon ! à l’autre !

Bas à Lucien.

Dans un quart d’heure ici... Tu seras sage !

LUCIEN, bas.

Comme une image, mille carabines !

MADAME BRISARD.

Gamin.

MADAME RIMBAUT.

Si Madame veut bien prendre la peine...

MADAME BRISARD.

Venez, mesdemoiselles, venez.

CHŒUR.

Air.

Sachons flatter
De l’inspectrice
Le caprice.
Allons chanter
Pour la contenter.

Toutes les dames sortent. Clodion paraît à la porte du pavillon, après le chœur.

 

 

Scène IX

 

LUCIEN, CLODION

 

LUCIEN, apercevant Clodion.

Ah ! à nous deux maintenant !

CLODION, le prenant par l’oreille, et l’amenant sur le devant de la scène.

Comment ! petit malheureux ! Tu n’es pas honteux du scandale que tu viens de causer ?... Décidément, que faisais-tu chez ma sœur ?

LUCIEN, avec aplomb.

Moi !... je la compromettais !...

CLODION.

Comment !

LUCIEN.

Dites donc !... je l’ai embrassée... je lui ai fait une déclaration, et je lui ai entamé un pot de confiture ; ça vous paraît-il suffisant comme ça ?

CLODION, à part, riant.

Un enfant ! ah ! ah ! ah !...

LUCIEN, avec importance.

Maintenant, capitaine, réparons-nous, ou ne réparons-nous pas ?

CLODION.

Que veux-tu dire ?

LUCIEN.

Épousez ma sœur... j’épouse la vôtre.

CLODION, riant.

Toi ?

LUCIEN.

Moi !... et pourquoi donc pas ?

Air : Je sais attacher des rubans.

Je sais le latin et le grec,
L’algèbre et la géométrie ;
Au plus malin je pourrais clouer l’bec,
Même en histoir’, même en géographie.
J’possèd’ la grammair’ de Restaut,
J’fais l’exercic’ comme un vieux militaire !
Vous le voyez, j’ai vraiment tout c’qu’il faut
Pour êtr’ bon époux et bon père.

CLODION.

Mais, mon pauvre ami...

LUCIEN.

Je ne suis pas votre pauvre ami...

CLODION, souriant.

Eh bien ! Lucien...

LUCIEN.

Monsieur Lucien...

CLODION, sérieusement.

Votre sœur est une noble fille... mon désir le plus vif, mon vœu le plus ardent serait de pouvoir lui donner mon nom... mais...

LUCIEN.

Mais ?...

CLODION.

Mais un autre a ma parole.

LUCIEN.

Comment ?

CLODION.

Il faut que j’épouse la nièce de Monsieur Provins.

LUCIEN.

Un vieux sécot ?... Connu !... ça ne se peut pas.

CLODION.

Je suis engagé.

LUCIEN.

Vous vous dégagerez.

CLODION.

Oh, non ! l’honneur me fait un devoir d’épouser Mlle Agnès... et, à moins qu’elle ne me refuse...

LUCIEN.

Tiens ! au fait...

CLODION.

À moins qu’elle n’en aime un autre...

LUCIEN.

C’est pourtant vrai, ça... Pour se marier, faut dire oui, et si elle dit non... Où est-elle, cette Agnès ?

CLODION.

Elle est élevée dans cette pension.

LUCIEN.

Ah bah !

CLODION.

Pourquoi ?

LUCIEN.

Pour rien... Laissez-moi faire... Allez, allez, voyez ma sœur.

CLODION.

Comment ?

LUCIEN.

Elle est ici.

CLODION.

Ici !... Oh ! je suis impatient de me justifier à ses yeux, car elle doit m’accuser, me haïr !

LUCIEN.

Eh bien ! c’est ça... allez... courez la consoler, vous excuser, je vous y autorise !

CLODION.

Adieu ! adieu !

LUCIEN.

Moi, de mon côté, je vais m’occuper de votre bonheur !

Clodion sort à gauche.

 

 

Scène X

 

LUCIEN, réfléchissant

 

Ah ! Mlle Provins est ici !... et si elle refusait... si elle en aimait un autre... eh bien ! mais cet autre... voilà... pourquoi donc pas, je suis jeune, gentil et vacant...

Très haut en remontant un peu.

Mlle Agnès Provins, s’il vous plaît.

 

 

Scène XI

 

LUCIEN, AGNÈS

 

AGNÈS, entrant par la charmille, avec un livre à la main.

Mon nom !

LUCIEN, se retournant.

Hein ?... c’est ?...

La ramenant par la main avec politesse.

Mademoiselle, oserai-je vous prier de m’accorder un moment d’entretien ?

AGNÈS.

Moi, monsieur ?

LUCIEN, avec explosion, se jetant à genoux.

Ange adoré !...

AGNÈS, reculant.

Ah ! mon Dieu !

LUCIEN, chaudement.

Il veut sortir cet aveu, qui me brûle !... je ne le retiens pas !

AGNÈS.

Pardon, monsieur, je ne vous comprends pas !

LUCIEN.

Vous ne me comprenez pas ?... je recommence : il veut sortir, cet aveu qui me brûle !...

VERBOULOT, entrant par la gauche, et poussant un cri.

Ah !

Il descend vivement la scène.

AGNÈS.

Monsieur Verboulot !...

À Lucien.

Levez-vous, monsieur !

LUCIEN, toujours à genoux.

Ça m’est égal !...

Continuant.

Je ne le retiens pas !

AGNÈS, à Verboulot.

Ah ! monsieur, n’allez pas croire...

VERBOULOT.

Ah ! mademoiselle... c’est mal... c’est bien mal !... donner ainsi la préférence...

LUCIEN, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

VERBOULOT.

Est-ce ma faute à moi, si je n’ai jamais osé vous dire que je vous aimais, que je vous adorais, que...

LUCIEN, à part, se relevant.

Ah bah !

Haut.

Comment, il se pourrait !

AGNÈS, baissant les yeux.

Monsieur...

LUCIEN, à lui-même.

Ah ! mais j’aime bien mieux ça !... je vais le mettre à ma place.

Bas et rapidement à Verboulot.

À genoux !

VERBOULOT.

Plaît-il ?

LUCIEN, de même.

Elle vous aime, vous chérit, vous idolâtre !... demandez-lui sa main... à genoux !

AGNÈS.

Mais...

LUCIEN, à Agnès.

Ce jeune homme vous aime, vous chérit, vous idolâtre... il demande votre main... accordé... merci !

À Verboulot.

À genoux donc !

VERBOULOT, hésitant.

Pourtant, cependant...

Lucien le force à se mettre à genoux.

Ah ! mais ! ah ! mais ! ah ! mais !

LUCIEN, à Agnès, déclamant par-dessus la tête de Verboulot.

Et voilà l’homme que vous consentiez à perdre, en contractant un odieux mariage !

AGNÈS.

Dame ! ce n’est pas ma faute... et si mon oncle...

LUCIEN.

Belle raison !... mais, lui aussi, il a un oncle !

VERBOULOT.

Non, permettez... non !

LUCIEN.

Si fait, si fait, vous en avez un... cherchez !

VERBOULOT, se rappelant.

Ah ! oui... un petit... en Picardie...

LUCIEN.

Je le savais bien !... Eh ! bien ! cet oncle de Picardie... un barbare... comme le vôtre... voulait l’unir à une riche héritière... Savez-vous ce qu’il a fait ?... le noble jeune homme, il a envoyé promener son oncle, comme vous enverrez promener le vôtre... allons, du courage, morbleu !

AGNÈS.

Je tâcherai.

Apercevant Provins qui entre par la gauche.

Ah !... le voici !

Elle se sauve par le bosquet.

 

 

Scène XII

 

VERBOULOT, PROVINS, LUCIEN

 

PROVINS.

Qu’ai-je vu ?... ma nièce !

LUCIEN.

Poule mouillée, va !

VERBOULOT, toujours à genoux.

Je suis compromis !

PROVINS, à Verboulot.

Comment, monsieur... vous osez... Qu’est-ce que vous faisiez là ?

VERBOULOT.

Moi... rien... je passais, et c’est Monsieur...

Il se lève.

PROVINS, apercevant Lucien.

Le lycéen, ici !

LUCIEN, déclamant.

Ah ! monsieur... pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt !...

PROVINS.

Mais, il me semble...

LUCIEN.

Vous eussiez été, comme moi, attendri, touché, transpercé !... Ah ! monsieur, quels élans ! quels transports !... Et l’on voudrait les séparer !...

PROVINS, à part.

Ah ! çà, de quoi se mêle-t-il ?

LUCIEN, passant au milieu.

Deux cœurs si bien faits l’un pour l’autre !... deux cœurs...

Bas à Verboulot.

Allons ! chaud ! chaud ! faites votre demande.

VERBOULOT, bas.

Vous croyez que c’est le moment de...

À Provins.

Verboulot, Ajax Verboulot, carrefour des Amazones, 22... a l’honneur de...

LUCIEN.

Ça suffit...

À Provins.

Il aime, il est aimé ! il vous demande la main d’Agnès.

PROVINS.

Mais voulez-vous me laisser tranquille, vous !

À Verboulot.

Jeune artiste, votre recherche m’honore, certainement... mais ma nièce est mariée.

VERBOULOT et LUCIEN.

Mariée !

PROVINS.

C’est tout comme... Le mariage est arrêté, publié.

LUCIEN.

Il ne se fera pas !... D’abord, le capitaine Clodion est mon ami... On a trouvé aux pieds de sa prétendue un jeune homme...

VERBOULOT, appuyant.

Un jeune homme...

LUCIEN.

Un beau jeune homme !...

VERBOULOT.

Un très joli jeune homme.

LUCIEN.

Et je ne souffrirai pas...

VERBOULOT.

Il ne souffrira pas...

PROVINS, à Lucien.

Mais qu’est-ce que ça vous fait ?

LUCIEN.

Ce que ça... D’abord Verboulot est mon ami.

VERBOULOT.

Je suis son ami, moi.

LUCIEN.

Il aime... Il serait malheureux... il épousera.

VERBOULOT.

J’épouserai...

PROVINS.

Monsieur, je suis bien fâché de ne pouvoir continuer avec vous une conversation aussi agréable ; mais je n’ai que deux mots à vous dire ; la première condition, pour obtenir la main de ma nièce, la condition sine qua non, c’est d’être officier... et je ne crois pas que Monsieur, votre ami...

VERBOULOT.

Non. Oh pour ça, non !

LUCIEN, à Verboulot.

De quoi vous mêlez-vous ?... Allez donc vous promener !...

À Provins.

Officier !... et pourquoi ça ?

PROVINS.

Pourquoi, pourquoi... j’ai mes raisons... des raisons supérieures... Je n’ai pas besoin de vous conter mes affaires.

Fausse sortie.

LUCIEN et VERBOULOT.

Mais, monsieur...

PROVINS, revenant.

Il faut que ma nièce épouse un officier dans les quinze jours, c’est de rigueur... et vous comprenez que s’il me fallait maintenant quêter un mari, de caserne en caserne, ça me retarderait ; et comme je suis pressé, bonjour, monsieur, bonjour ! petit, bonjour !

Il sort à gauche.

LUCIEN, atterré.

Patatra !

VERBOULOT.

Patatra ! Eh bien !... qu’est-ce que ça va devenir ?

LUCIEN.

Ça va devenir... que le mariage de ma sœur, le vôtre, tout est rompu !

VERBOULOT.

Ah ! mon Dieu !

LUCIEN, avec humeur, marchant sur Verboulot.

Et c’est votre faute, aussi !... Pourquoi êtes-vous maître de dessin ?... Faire des nez, des oreilles... Fi ! monsieur... tandis qu’officier... oh ! officier ! ah bien ! oui ; mais vous n’êtes pas de l’acajou dont on les fait !... C’est pourquoi on va vous jeter à la porte ; vous n’épouserez pas Agnès, elle sera malheureuse, vous serez malheureux, et c’est bien fait ! ça vous apprendra à choisir une profession aussi... grotesque !

VERBOULOT.

Mais qu’est-ce qu’il a ?... Qu’est-ce qu’il a ?

 

 

Scène XIII

 

LUCIEN, VERBOULOT, MADAME BRISARD

 

MADAME BRISARD, en dehors.

Vous direz à mon mari que je vais le rejoindre.

VERBOULOT, à part.

L’inspectrice !... est-ce qu’elle viendrait déjà pour m’extirper ?... Évitons-la !

Il entre dans le bosquet.

MADAME BRISARD, entrant par la gauche, à Lucien.

Ah ! je te cherchais, marmot... Mais, qu’as-tu donc ?

LUCIEN.

J’ai, j’ai... que je bisque !

MADAME BRISARD.

Voyons, dépêchons-nous ; rends-moi le billet de Provins.

LUCIEN.

Provins ! Comment ! c’était lui !...

MADAME BRISARD, à part.

Aïe, aïe.

Prenant son parti.

Ah bah !

LUCIEN.

Il n’y a plus d’enfants !

MADAME BRISARD.

Comprends-tu ça ?... Moi, la baronne Brisard, compromise par un pareil museau !

LUCIEN.

Tiens ! mais, vous, qui êtes une grande dame, vous pourriez me donner un renseignement... Qu’est-ce qui fait les officiers dans ce pays-ci ?

MADAME BRISARD.

Les officiers... ah ! ah ! ah ! la drôle de question !... Il y a d’abord l’Empereur.

LUCIEN.

Il est en Autriche... Après ?

MADAME BRISARD.

Les ministres... les chefs de division...

LUCIEN.

Hein ? Vous dites... les chefs de... mais, votre mari... Il en est !...

MADAME BRISARD.

Eh bien ?

LUCIEN.

Madame, j’ai besoin d’un brevet d’officier pour un ami, qui en est très pressé... Je vous en prie, je vous en supplie !

MADAME BRISARD.

Mais tu perds la tête !... Est-ce que je donne de ça, moi, des brevets... ça regarde le baron... je n’ai jamais placé personne... Ah ! si, pourtant, une fois... Il me prenait mesure...

LUCIEN, se rappelant.

Ah ! le cordonnier... je sais... oui, le cordonnier...

MADAME BRISARD, riant.

Comment, tu sais...

LUCIEN, de même.

Oui, j’étais là... et votre mari, un jaloux... oh ! quelle idée !

Appelant.

Verboulot ! Verboulot !

VERBOULOT, sortant du bosquet.

Présent !

À part.

Il aura arrangé mon affaire.

MADAME BRISARD.

Qu’est-ce qu’il lui prend ?

LUCIEN.

Verboulot !... ici... Regardez bien Madame... vous l’aimez, vous l’adorez, vous en êtes fou !

MADAME BRISARD.

Comment ?

LUCIEN, bas à Madame Brisard.

Le billet à ce prix ?

VERBOULOT.

Pardon... vous vous trompez... ce n’est pas celle-là.

LUCIEN.

Je vous dis que si !

Il remonte.

MADAME BRISARD.

Que signifie ?

VERBOULOT.

Je ne comprends pas.

BRISARD, en dehors.

C’est bien ! c’est bien !

LUCIEN, apercevant le baron du fond.

Le baron !... ah ! bravo !

Redescendant vivement, à Verboulot.

À genoux.

VERBOULOT.

Hein ! comment ?... Je croyais... mais c’était l’autre... Vous m’aviez dit...

LUCIEN.

À genoux donc !

Il le fait mettre à genoux.

VERBOULOT, à genoux.

Ah ! mais !... ah ! mais !... ah ! mais !...

 

 

Scène XIV

 

MADAME BRISARD, VERBOULOT, BRISARD, LUCIEN

 

BRISARD, le chapeau de Lucien à la main.

Un homme aux pieds de ma femme !...

Il court à Verboulot et lui plante le chapeau de Lucien sur la tête.

Il lui va !

VERBOULOT, effrayé.

Ah !

BRISARD.

C’est lui !... Il a changé d’uniforme !...

À sa femme.

Ah ! on vous y prend, baronne !

MADAME BRISARD.

Eh bien ? quoi ? qu’est-ce qu’il y a encore ?... je parie que c’est Monsieur qui vous offusque... Mon Dieu ! que vous êtes donc chose !... c’est un jeune homme très bien, qui voudrait se placer... comme officier.

VERBOULOT, à part.

Moi...

MADAME BRISARD.

Il vous sait de l’influence au ministère, il me croit de l’influence sur vous, alors il est venu me prier, me conjurer... et dans la chaleur de sa supplique, vlan !... pour le bouquet !

Verboulot se relève.

LUCIEN, bas à Brisard.

C’est une frime, prenez-la au mot.

BRISARD, bas à Lucien.

Parbleu ! j’ai envie d’en faire la farce.

À Verboulot.

Votre âge ?

VERBOULOT.

Dans sa fleur.

BRISARD.

Votre état ?

VERBOULOT.

Je fais l’œil.

BRISARD.

Aimez-vous à vous promener dans les bois ?

VERBOULOT.

Mais oui... pendant que le loup n’y est pas.

BRISARD.

Vous êtes chasseur ?

VERBOULOT.

Et pêcheur.

BRISARD.

Consentiriez-vous à lever...

VERBOULOT.

Des plans ?

BRISARD.

Non... le pied.

VERBOULOT.

Pour où ?

BRISARD.

Pour très loin.

VERBOULOT.

Ah !

BRISARD.

Ça vous contrarie.

VERBOULOT.

Oh !... on est payé ?

BRISARD.

Très bien !

VERBOULOT.

Ça ne me contrarie pas.

BRISARD.

Je vous nomme...

VERBOULOT.

Quoi ?

BRISARD.

Officier des chasses.

Il prend dans sa poche un brevet qu’il va signer à la petite table de gauche.

VERBOULOT.

Ah bah !

BRISARD.

Lieutenant de louveterie...

VERBOULOT.

Mais, permettez...

LUCIEN, bas à Verboulot.

Laissez-vous faire... Agnès est à vous.

VERBOULOT.

Ah !...

BRISARD, revenant à Verboulot et lui remettant le brevet.

Vous partez dans quinze jours pour les Ardennes, vous chasserez la petite bête.

VERBOULOT.

La petite bébête... soit.

BRISARD, à sa femme.

Et moi, j’ai chassé la grosse.

MADAME BRISARD, à part.

Jobard, va !

 

 

Scène XV

 

AGNÈS, PROVINS, MADAME BRISARD, LUCIEN, BRISARD, VERBOULOT, CLOTILDE, CAMILLE et LES AUTRES PENSIONNAIRES au deuxième plan

 

PROVINS, entrant, à Madame Rimbaut, qui reste au deuxième plan.

Oui, madame, je retire ma nièce... je la marie...

LUCIEN.

À mon ami Verboulot.

PROVINS.

Encore ce petit !

LUCIEN.

Vous l’avez voulu, il est officier.

Montrant Brisard.

Monsieur vient de signer son brevet.

PROVINS.

Est-il possible !

BRISARD.

Oui, je l’ai casé.

LUCIEN.

Maintenant, ça va tout seul... vous connaissez leur amour...

MADAME BRISARD.

Allons, Provins, mariez donc ces petits...

Bas.

C’est le seul moyen de vous faire pardonner...

PROVINS, à part.

Elle aussi !

AGNÈS, le cajolant.

Mon oncle !...

VERBOULOT, à Provins.

Mon bon petit oncle !...

PROVINS.

Après tout, je ne tiens pas à ce Clodion plus qu’à un autre, moi.

TOUS.

Eh bien ?

PROVINS.

Eh bien ! puisque vous semblez le désirer tous...

Clodion entre.

TOUS.

Ah !...

PROVINS.

Et pourvu qu’il me rende l’argent qu’il me doit...

LUCIEN, à part.

Comment ! où le prendra-t-il, le malheureux !

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, CLODION

 

CLODION, à Provins, se plaçant à sa gauche.

Prenez ce portefeuille, monsieur...

Provins le prend.

Il renferme les vingt mille francs que vous m’avez prêtés.

LUCIEN, prenant place à côté de Clodion, et bas.

Vous pouvez payer ?

CLODION.

Mais oui... grâce à mon notaire, qui, pour me sauver de moi-même, m’avait fait croire un instant à ma ruine.

PROVINS, qui a regardé dans le portefeuille.

Pardon !... Mais c’est cinquante mille francs qu’il me faut !... Vous avez signé pour cinquante mille francs !

CLODION.

Comment ! vous oseriez...

PROVINS.

Très bien.

AGNÈS.

Mon oncle !...

PROVINS.

Tais-toi ! tu n’entends rien aux affaires.

CLODION.

Mais, monsieur...

LUCIEN, venant entre Provins et Clodion qui remonte près de sa sœur.

Permettez, j’ai là un petit projet de transaction...

Présentant le billet à Provins.

Voyez donc : « Ange adoré. »

PROVINS et MADAME BRISARD.

Mon billet !

LUCIEN.

Les conditions me paraissent équitables... voulez-vous que nous les soumettions à Monsieur Brisard ?

PROVINS.

Veux-tu bien te taire, petit serpent !

BRISARD.

Vous parlez de moi ?

LUCIEN.

Non, non... Monsieur accepte.

PROVINS.

Mais...

LUCIEN.

Il rend sa parole au capitaine, déchire son reçu...

PROVINS, faisant mine de se fouiller.

Son reçu ! son reçu ! est-ce que je sais seulement...

LUCIEN.

Tenez, vous l’avez là...

Il indique la poche du gilet.

Allons, allons, déchirez.

PROVINS.

Cependant...

LUCIEN, bas.

Vous savez que Monsieur Brisard ne badine pas et je vais...

BRISARD, qui parle avec Clodion.

Qu’y a-t-il ?

PROVINS.

Rien, rien... Allons !... ce bambin fait de moi tout ce qu’il veut !

Il déchire le reçu.

LUCIEN.

Ah ! enfin ! ce n’est pas sans peine !

Remontant.

Et maintenant, capitaine, vous êtes libre, et ma sœur est à vous.

CLODION.

Quel bonheur !

Il cause bas avec Camille.

MADAME BRISARD, à part.

Quel amour de garnement.

Bas à Lucien.

Dis donc, et mon billet ?

LUCIEN, bas.

Impossible ! le baron nous regarde !...

Malicieusement.

J’irai vous le porter dimanche, à domicile... si je ne suis pas en retenue.

MADAME BRISARD, à part.

Voyez-vous ça !

Bas, rapidement.

Viens, nous ferons des beignets.

CHŒUR FINAL.

Air.

Tout vient en aide aux enfants,
Seuls, ils nous gouvernent,
Ils nous bernent !
Et, c’est ainsi qu’en tout temps,
Les petits font tourner les grands !

LUCIEN, au parterre.

Air.

On m’a dit : Viens... C’est à Paris, toujours,
Que du talent on dispense les titres...
Pauvre écolier, moi, j’arrive au concours,
Sans droit, hélas ! aux faveurs des arbitres ;
Oui, je devrais redouter leur mépris,
Et, cependant, messieurs, j’espère encore
De vos bontés... qui sait... quelques débris ;
À mes anciens donnez les premiers prix,
C’est un accessit que j’implore.

CHŒUR.

Tout vient en aide aux enfants, etc.

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