L’Homme d’État imaginaire (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Comédie en cinq actes et en vers.

 

Personnages

 

MAÎTRE GAUTIER, Homme d’État imaginaire

PAPELINE, femme de Maître Gautier

HONORINE, fille de Maître Gautier

LOUIS GÉRARD, amant d’Honorine

GILOTIN, valet de Maître Gautier

MONSIEUR MACLOT, échevin

MONSIEUR SANDER, échevin

DEUX AVOCATS

CHRISALE, savetier

UN MARCHAND DROGUISTE, membre d’un Club politique

UN BOULANGER, membre d’un Club politique

UN PERRUQUIER,  membre d’un Club politique

UN COMMIS DE LA DOUANE, membre d’un Club politique

UN JOCKEY

MADAME MACLOT, femmes d’échevins

MADAME SANDER

LE SYNDIC DES CHAPELIERS

LA FEMME D’UN MARCHAND DE CHARBON

UN MARCHAND

UN HOMME DÉGUISÉ EN FEMME

UN BOURGEOIS

PLUSIEURS GARÇONS de Maître Gautier, personnages muets

 

La Scène est en France dans une ville maritime.

 

 

PRÉFACE

 

Il en faut toujours revenir au bon La Fontaine. La Fontaine donc avait fait une Fable ; je ne sais plus laquelle : je crois bien pourtant que c’était celle des deux Pigeons. La Fontaine consultait ; mais il n’en faisait qu’à sa tête : il consultait pour voir si on avait plus de raison que lui ; et comme la plupart des avis qu’on lui donnait ne valaient rien, il suivait toujours le sien propre. La Fontaine avait quelque fois beaucoup d’esprit, quoiqu’il passât pour une bête.

À peine il a fini sa Fable, qu’il va la montrer séparément, à trois de ses amis, qui vous trois, séparément, s’accordent à la trouver charmante. Cependant, comme il faut toujours un peu critiquer, ne fût-ce que pour prouver qu’on s’y connaît, le premier blâme le commencement de la Fable et conseille de le retrancher : le second n’aime pas le milieu, et voudrait qu’on y substituât autre chose ; et le troisième désapprouve la fin, assurant qu’elle dépare considérablement l’Ouvrage. Le bon La Fontaine répond modestement à chacun, qu’il profitera de son avis. Il retourne chez lui, en prenant le plus long, selon sa coutume ; et les trois amis d’admirer sa docilité. Mais le bonhomme avait du caractère malgré sa modestie : il relit sa Fable chemin faisant ; il la trouve bien celle qu’elle est, et l’envoie telle qu’est à l’Imprimeur, sans y retrancher, ni changer une syllabe.

Eh bien ! Messieurs les gens de goût, si La Fontaine s’était laissé dominer par le goût de ses trois amis, vous n’auriez point la Fable des deux Pigeons, et vous en seriez fâchés, sans doute. Moi, qui vous parle, je le serais bien davantage. Je suis aussi paresseux que La Fontaine : c’est le seul point qui me rapproche de lui ; et quand les choses sont bien, j’aime, je vous l’avoue, à les laisser comme elles sont. Je ne pense pas que tout soit bien dans le Royaume ; il y a sûrement des abus, qu’il faudrait réformer, tels que ceux des Lettres-de-cacher, des évocations au Conseil, de la défense d’imprimer ce qui est utile, et mille autres que je vous citerais, si j’étais un homme d’État. Ces abus crient vengeance : ils révoltent la raison, l’humanité et la justice ; mais je crains bien, Messieurs les modernes Législateurs, qu’en voulant chacun séparément changer ou supprimer, non pas ces abus, qui méritent vraiment qu’on les supprime, mais d’autres prétendus abus qui vous choquent, je crains bien que vous n’imitiez les amis du bon La Fontaine, et qu’à force de tourmenter l’édifice du Gouvernement, il ne reste plus d’édifice. Je ne dis pas que vous n’aviez point fait de bonnes choses : quelques-uns de vous en ont fait, et beaucoup. J’ai lu mon ami d’Entraigues[1], mon ami Cerutti[2], mon ami de la Croix[3], mon ami de Kersaint [4], mon ami Target[5], mon ami de Toustain-Richebourg[6], mon ami Rabaut de Saint-Étienne[7], mon amide Boissi d’Anglas[8]. Je les appelle mes amis, parce que ceux qui écrivent pour me rendre plus heureux, sont mes amis, et que je crois avoir le droit de leur donner ce nom.

Or donc, mes chers amis, (c’est à vous maintenant que je parle) je vous ai lus et relus. Vous êtes éloquents, mes chers amis ; vous avez des idées profondes, souvent exprimées avec force, quelquefois avec grâce, et presque toujours avec clarté ; mais vous n’êtes pas toujours infiniment d’accord dans vos principes ; et la différence de vos systèmes apporterait, je crois, beaucoup d’obstacles à l’exécution de vos projets. Les spéculations de l’un, nuisent à celles de l’autre ; celui-ci veut blanc, celui-là veut noir ; et je voudrais bien, moi, qu’avant tous d’excellentes intentions, vous procédassiez par les mêmes moyens, et que votre théorie fût aussi générale que vos vues particulières ; sont lumineuses. Je suis enchanté, quand je vous, vois porter chacun à la main une pierre, pour reconstruire l’édifice national ; mais celui-ci en fournit une ronde, et l’autre en a choisi une quarrée ; celle du troisième est triangulaire ; celle du quatrième, octogone, etc... Ce n’est pas ainsi que bâtissaient les Romains : leurs matériaux n’avaient rien de disparate ; aussi leurs maisons étaient-elles solides. Tenez, il me semble que mon ami Necker, aussi zélé et aussi éclairé que vous tous, taille en ce moment la pierre angulaire, et que c’est à lui, plus qu’à tout autre, qu’est réservé l’honneur de la poser.

Il est d’autres Écrivains, mes bons amis, (et ceux-là ne sont pas mes amis) il est, dis-je, d’autres Écrivains, qui, emportés ou prévenus, ont rempli la France de pamphlets incendiaires, et qui, au lieu de réformer, finiraient par tout détruire, si on avait la bonté de les croire. On en voit dans le Tiers État qui ne veulent point de Noblesse : il en est parmi la Noblesse qui comptent pour rien le Tiers État ; et d’autres, qui ne sont ni nobles, ni roturiers, mais réellement fous, qui conseillent bravement, du haut de leur grenier, de se passer de Monarque. Que prétendent-ils donc, mes chers amis ? Faire absolument comme les trois Juges du bon La Fontaine, dépecer les deux Pigeons, et peut-être se les partager. Rien n’est plus commode, sans douce ; mais qu’est-il résulté jusqu’à ce moment de leurs efforts ? beaucoup de déclamations, prétendues patriotiques ; beaucoup d’amplifications de Collège, et rien, hélas ! d’aussi parfait que la Fable des deux Pigeons. Les pauvres gens ! qu’on serait insensé de les croire ! Ils ne veulent ni Roi, ni Tiers-État, ni Noblesse : mais que resterait-il en France, s’il n’y avait ni Noblesse, ni Roi, ni Tiers-État ?

Pour moi, mes chers amis, je ne suis point de l’avis des ces Maniaques, mais du vôtre. J’aime le Tiers-État, la Noblesse, et j’adore le Roi : oui, je l’adore ; j’entends celui que nous avons, car nous en avons eu qui ne lui ressemblaient guères : nous en avons eu, vous le savez, qui mettaient des taxes énormes sur leur Peuple, sans consulter le Peuple ; d’autres qui coupaient la tête à un homme, comme on tord le col à un poulet, et d’autres qui ordonnaient une Saint-Barthélemy comme on fait les préparatifs d’une fête. J’avoue que ces Monarques barbares ne disent rien à mon cœur : j’avoue que je les déteste, et qu’on aurait bien fait de leur tordre le col à eux-mêmes, si on l’avait pu, et si la personne de nos Rois n’était pas toujours sacrée.

Quant à celui qui nous gouverne, il a aboli dans ses États la servitude et la torture : il a donné un bel Édit en faveur de nos frères les Protestants ; il va nous accorder la liberté de la Presse, les États Généraux ; et, il fera plus, c’est moi qui vous l’annonce, il supprimera la Bastille ; il la fera démolir : nous élèverons sur les débris la statue de ce bon Père ; et c’est-là que nous irons chaque jour le bénir et le contempler.

Vous serez contents de cela, mes chers amis ; vous en serez enchantés, vous autres, parce que vous êtes d’honnêtes-gens, de bons Citoyens, et des Patriotes adorables, mais il n’en sera pas de même de ceux qui ne sont pas mes amis. Eh ! que leur faudrait-il donc ? hélas ! vous le dirai-je ? Une révolution désastreuse, où tous les droits fussent confondus, où le plus fort s’emparât des biens du plus faible, où l’usurpation tînt lieu de propriété, et la violence de justice. Qu’ils sont à plaindre, de penser de la sorte ! et qu’ils savent peu les malheurs ou ils tomberaient eux-mêmes dans un pareil renversement de toutes les Lois !

Vous êtes, mes chers amis, aussi habiles que Montesquieu dans l’économie politique, et je suis à peine à l’a. b. c. de cette utile et admirable science. Mais ne vous semble-t-il pas, ainsi qu’à moi, qu’un Gouvernement monarchique où l’autorité du Prince est subordonnée à celle de la Loi, est le meilleur de tous les Gouvernements possibles ? Ne croyez-vous pas qu’il en est de la Politique comme de la Mécaniques où la machine la plus simple et la moins compliquée est celle qui approche le plus de la perfection, et qu’il n’y a pas de machine plus simple et moins compliquée que celle de la Monarchie ? Si vous aviez entrepris un voyage dans un vaisseau où il y eue plusieurs Pilotes, qui ne fussent pas d’accord ; que l’un, par exemple, voulût vous mener à la Chine, l’autre à Tunis, le troisième à Lima le quatrième et Constantinople, etc. comment feriez-vous la traversée ? et sur quelle plage aborderiez-vous ? Sur aucune ; il vous faudrait rester en pleine mer, exposés à tous les orages. Ce malheur n’est point à craindre dans un État monarchique bien organisé : on y achève tout doucement le voyage de la vie au sein de la justice et de la paix. Ceux qui ne sont pas mes amis, ne sont- ils pas fous, d’après cela, d’aimer mieux obéir à plusieurs Maîtres, qu’à un seul ? C’est ce qui résulterait de leurs projets, s’ils étaient exécutés ; mais que dis-je, obéir ? on voit bien que leur ambition serait de commander ; et nous préserve le Ciel de semblables Pilotes ! ils mèneraient si bien la barque, qu’ils se noieraient bientôt eux-mêmes, avec tous les Passagers.

Mais la liberté ! la liberté ! crient nos Énergumènes : la liberté n’est-elle pas le bien le plus précieux de l’homme, et peut-on vivre sans la liberté ? Non sans doute ; l’homme est né libre, je le crois : il est libre dans les forêts ; c’est-là surtout qu’il peur déployer la volonté toute entière ; il n’a point de maîtres, puisqu’il ne suit point de Lois ; mais il n’est soumis qu’aux Lois dans les villes ; et si elles lui imposent des chaînes, n’en retire-t-il pas les avantages les plus marqués ? Je vois dans tout Gouvernement un grand arbre dont l’Agriculture est la racine ; la population la tige ou le tronc ; le commerce la sève ; les Arts et les Finances les branches. L’homme social sorti nu des mains de la Nature, se met à couvert sous cet arbre merveilleux et en mange les fruits. Ne faut-il pas qu’il les paye par un peu de contrainte, et qu’il cède un peu de ses droits pour jouir de ce qui peut à la fois le faire subsister, le vêtir et lui plaire ? Le sauvage est plus libre, j’en conviens ; mais il n’habite (je parle au moral) que sous un arbre qui ne produit rien : il meurt le plus souvent de misère, de lassitude ou d’ennui ; et je vous le demande ; mes bons amis, lequel vaut mieux, ou d’une liberté entière sans bonheur, ou d’un peu moins de liberté sans désastre.

Enfin, mes chers amis, je pense un peu comme notre vieil ami Horace, qui disait en vers si sensés à son ami Mécène :

Qui fit, Macenas, ut nemo quam sibi sortem,
Seu ratio dederit, seu fors objecerit, illâ
Contentus vivat, laudet diversa Sequentes ?

Ceux qui ne sont pas mes amis, ressemblent beaucoup aux gens inquiets si bien peints dans ces vers : jamais contents de leur état, ils voudraient renverser la constitution de l’État, ils voudraient parvenir du moins aux grandes places pour y faire des sottises ; et voila pourquoi... vous le devinez sans doute, voilà pourquoi j’ai composé l’Homme d’État imaginaire. J’ai composé... Halte-là ! Notre bon ami Corneille indiquait presque toujours la source où il avait puisé ses sujets : notre bon ami Molière était trop pressé pour le dire ; je ne suis point pressé, et je vous dirai avec franchise qu’il a existe en Danemark vers le milieu de ce siècle un Écrivain très habile, nommé Louis de Holberg. Ce Louis de Holberg est peu connu en France, quoique le Danemark ait vu en lui son Térence et son Tite-Live, quoiqu’il ait publié plusieurs histoires très intéressantes, des Pensées Morales, le voyage de Nicolas Climius dans le monde souterrain, et[9] vingt-six Comédies renfermées dans six Volumes imprimés à Copenhague en 1746, et traduites du Danois en Français par M. G. Fursman. Il y a dans ce Recueil de Comédies une Pièce en cinq actes, intitulée : le Potier d’étain politique, ou l’Homme d’État imaginaire ; et c’est le Potier d’Étain que je vous donne arrangé à ma manière. La scène de la Pièce danoise est à Hambourg, et celle de mon Homme d’État est dans une Province de France. Vous sentez que les mœurs d’une ville Hanséatique ne sont pas tout-à-fait les mêmes que celles de Marseille ou de Bordeaux, et que j’ai dû changer bien des choses dans l’original pour l’accommoder à la Française. Vous savez de plus que notre bon ami Corneille a imité dans son Menteur le Menteur Espagnol. Eh bien ! j’ai imité le Potier d’Étain Hambourgeois, sinon avec le même talent, du-moins avec la même liberté. Il y a, dans Louis de Holberg, plusieurs scènes qui n’auraient pas plu sur notre Théâtre ; je les ai retranchées, et j’en ai substitué d’autres qui ne sont pas aussi bonnes sans doute, mais qui sont miennes. J’ai fait aussi beaucoup de changements dans la marche de l’Ouvrage, dans l’intrigue, dans les incidents ; mais les détails, je puis et je dois le dire, m’appartiennent tout entiers. Ce n’est point le style de Holberg qu’on sifflera, si on me siffle ; ce sera le mien, et on lui donnera des nasardes sur mon nez, comme Montagne le disait de Plutarque, si les caractères déplaisent. Les personnages de Louis de Holberg sont des Artisans et des Bourgeois, et les miens le sont aussi : j’en demande pardon à Messieurs les Marquis ; mais ne pas anoblir mes Acteurs est peut-être ce que j’ai fait de plus sage. Les Bourgeois et les Artisans ont une physionomie plus prononcée, plus comique et plus franche que celle de MM. les Marquis. Le bon M. Jourdain m’amuse bien plus que nos Valère, nos Cléon modernes ; et quoiqu’il ne soit pas toujours messéant de pleurer dans une Comédie, je pense qu’il vaut beaucoup mieux y rire, et j’espère que vous rirez.

Quant a mon but moral, car il en faut toujours un, soit qu’on fasse rire ou pleurer, je ne vous l’annonce point ; vous l’apercevrez de reste ; et si j’ai eu le malheur de faire un mauvais Ouvrage, vous ne pourrez pas dire au moins que j’aye fait un Ouvrage inutile.

Encore un mot, mes chers amis, et je me tais. On connait à peine en France les productions de Louis de Holberg. Est-ce par ignorance, par paresse ou par égoïsme, que nous sommes si peu familiarisés avec la littérature étrangère ? Je crois que c’est par orgueil. Les Danois, les Allemands, les Russes, les Polonais ont publié une foule d’Ouvrages intéressants dont nous ignorons même les titres : nous les dédaignons peut-être, parce que nous nous imaginons qu’on ne sait penser et écrire qu’en France. Ah ! comme on reviendrait de cette erreur, si on avait lu davantage les œuvres de Louis de Holberg ! Il règne, surtout dans ses comédies, une gaîté et un naturel qui ne se trouvent guères que chez le divin Molière ; et l’on pourrait ajouter qu’il a bien approché de ce grand homme, s’il ne l’a point égalé. Il n’a point dédaigné surtout de s’instruire dans nos Auteurs : il n’a point imité notre morgue nationale ; et son Potier d’Étain en est la preuve. Notre Jésuite Buffier a fait imprimer à la suite de son Traité de Poésie, une Comédie en trois actes, intitulée : Damocle, ou le Philosophe Roi. Il y peint au naturel le ridicule de ces faux Sages occupés sans cesse de plans de réformations relatifs à toutes les parties du Gouvernement : on y voit un Roi qui, pour se divertir aux dépens d’un de ces hommes à systèmes, le prend au mot, et feint de lui céder la Couronne pour le mettre à même de mettre en pratique ses idées. Le nouveau Roi perd la tête et s’écarte de ses principes à la première occasion qu’il a d’en faire usage : les affaires enfin tournent si mal, que Damocle est obligé de convenir qu’il n’est qu’un sot, et qu’il prie le Roi légitime de remonter sur le Trône, afin de réparer tout le mal causé par le prétendu Réformateur. En comparant ce croquis avec le Potier d’étain politique, il est difficile de ne pas présumer que le premier n’ait pas beaucoup servi au second : il paraît en un mot que Louis de Holberg avait lu le Damocle du Jésuite, et qu’à l’exemple de Virgile, il a ramassé des perles dans le fumier d’Ennius. J’ai ramassé les miennes, si j’en ai, dans Louis de Holberg ; et voilà comme va le monde, mes chers amis : les idées dramatiques, politiques, philosophiques circulent continuellement d’un bout de l’univers à l’autre. Heureux qui a, ainsi que vous et La Fontaine, le talent de s’en emparer, de leur donner une forme qui plaise, de leur prêter des couleurs qui séduisent, et de composer, ainsi que vous, d’excellents Mémoires sur les États-Généraux, ou des Fables comme celle des deux Pigeons !

 

Achevée le 19 Mars 1789.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une rue, et l’on voit sur l’un des côtés la maison de Maître Gautier.

 

 

Scène première

 

LOUIS GÉRARD, seul

 

Lorsqu’à Maître Gautier je viens rendre visite,

Tout mon corps est tremblant ; je frissonne, j’hésite,

Et je ne sais pourquoi je m’arrête en chemin :

De sa fille pourtant je n’aurai point la main,

S’il n’est point informé de mon amour pour elle.

Elle a mille vertus ; elle est sensible et belle,

Et je crois qu’en secret partageant mon ardeur,

La flamme qui m’anime a passe dans son cœur.

Frappons ; expliquons-nous avec Gautier : je n’ose...

C’est tout que d’être aimé ; le reste est peu de chose.

Dussé-je de Gautier n’obtenir qu’un refus,

La passion l’emporte, et je n’hésite plus.

Il heurte à la porte de Maître Gautier.

 

 

Scène II

 

GILOTIN, LOUIS GÉRARD

 

GILOTIN ouvrant la porte.

C’est vous, Monsieur Gérard : Quel bon vent vous amène ?

On ne vous a point vu de toute la semaine.

GÉRARD.

Je n’ose pas souvent venir dans ce quartier.

Puis-je m’entretenir avec Maître Gautier ?

GILOTIN.

J’en doute.

GÉRARD.

Pourquoi donc ? Est-ce qu’il est en Ville ?

GILOTIN.

Non ; mais il étudie : il veut se rendre habile

Dans l’art de gouverner ; et, depuis quelque temps,

La Politique seule occupe les instants.

GÉRARD.

La Politique !

GILOTIN.

Eh ! oui : mon Maître est Politique,

Et Charron à la fois : nuit et jour il s’applique

À lire de Barclay l’Argenis...

GÉRARD.

L’Argenis !

Je ne sais ce que c’est.

GILOTIN.

Tant pis, Monsieur, tant pis !

Vous passerez ici pour un esprit fort mince.

GÉRARD.

Hélas ! j’en ai grand’peur.

GILOTIN.

Et l’horloge du Prince ?[10]

Avez-vous quelquefois mis votre nez dedans ?

GÉRARD.

Encor moins.

GILOTIN.

Encor moins ! Et vous venez céans !

Mon Maître est honnête-homme ; il aime la justice ;

Il est doux, modéré, simple, sans artifice :

Vous êtes, comme lui, rempli de probité ;

Et ce rapport heureux, cette conformité,

Devraient, dans son esprit, faire assez votre éloge ;

Mais, du Prince jamais vous n’avez lu l’Horloge ;

Vous serez éconduit.

GÉRARD.

Pour lire des Romans,

Où pourrais-je trouver d’inutiles moments ?

Mes occupations remplissent ma journée.

GILOTIN.

À de petits objets que votre âme est bornée !

Est-ce au travail, Monsieur, qu’on doit passer le temps,

Lorsqu’on peut se charger de soins plus importants ?

Mon Maître ne fait rien ; mais il pense, il médite :

Voilà ce qui s’appelle avoir de la conduite.

GÉRARD.

Mais sa profession en doit beaucoup souffrir :

Cette paresse enfin...

GILOTIN.

Rien ne l’en peut guérir ;

Sans cesse il politique ; et quand, par aventure,

On lui vient demander un timon de voiture

Il répond aussitôt d’un ton de Magistrat,

Qu’il est fait pour tenir le timon de l’État.

Mais vous, quelle demande avez-vous à lui faire ?

Puis-je savoir, Monsieur ?...

GÉRARD.

Je vais vous satisfaire

En peu de mots. Sa fille a fait naître en mon cœur,

Sitôt que je l’ai vue, une amoureuse ardeur.

Je viens savoir de lui, s’il veut en mariage

Me la donner.

GILOTIN.

Eh bien ! pour avoir son suffrage,

Il faut jouer d’adresse : il faut dans vos discours,

Fourrer de ces grands mots qui lui plaisent toujours ;

Lui parler du pouvoir qu’on nomme Monarchique ;

De l’Aristocratique et du Démocratique ;

Des Constitutions de Charlemagne ; et puis,

Si vous pouviez aussi mêler de l’Argenis

Dans votre compliment, ou je suis une bête,

Ou très certainement vous feriez la conquête.

GÉRARD.

L’admirable démarche où tu veux m’engager !

Me la proposes tu pour me faire enrager ?

Je suis fils d’un Tailleur ; je n’ai point fait d’étude.

Lui parler d’Argenis serait pour moi trop rude.

À Gautier le Charron, je dirai simplement

Que sa fille me plaît, que je l’aime ardemment ;

Et, sans le fatiguer par un long verbiage,

Je la demanderai sur l’heure en mariage.

GILOTIN.

Et vous ne l’aurez point, ne voulant point ruser.

GÉRARD.

Ruser ! je suis trop franc.

GILOTIN.

Du moins pour l’amuser

Et réjouir un peu sa débile cervelle,

Si vous lui racontiez quelque grande nouvelle,

Quelque fait relatif à la guerre, à la paix ?

Lisez-vous les journaux, les Gazettes ?

GÉRARD.

Jamais.

Au Café cependant ce que je viens d’apprendre,

Pourra l’intéresser autant que le surprendre.

GILOTIN, avec emphase.

Qu’est-ce donc ? Les Anglais, ces fiers tyrans des eaux,

Nous ont-ils par hasard pris quelques gros vaisseaux ?

Les Turcs menacent-ils Venise ou l’Allemagne ?

Et ferons-nous bientôt en Flandre une Campagne ?

GÉRARD.

Non ; mais des Envoyés d’un Monarque Indien

Arrivent en ce jour.

GILOTIN, se frappant le front de désespoir.

Et je n’en savais rien !

Ô le plus ignorant de tous les Politiques !

Le plus... mais sans attendre ici d’autres répliques,

Allez trouver mon Maître, et souvenez-vous bien

De lui parler surtout du Monarque Indien.

GÉRARD, entrant dans la maison.

Je ne lui parlerai, ma foi, que de sa fille,

Et du désir que j’ai d’entrer dans sa famille.

 

 

Scène III

 

GILOTIN, seul

 

Il ne l’obtiendra pas. Je suis presque certain

Qu’un Politique seul peut prétendre à la main.

Que ne le suis-je assez pour m’offrir à mon Maître,

Et pour lui demander Honorine ! Peut-être

Si je savais à fond l’Argenis de Barclai,

Entr’elle et moi bientôt l’hymen ferait bâclé.

J’aspire à la fortune. Allons lire ce livre ;

Il pourra m’indiquer la route qu’il faut suivre.

 

 

Scène IV

 

GÉRARD, MAÎTRE GAUTIER, sortant tous deux de la maison

 

MAÎTRE GAUTIER.

Je suis flatté, Monsieur, de votre empressement,

Et vois avec plaisir le tendre sentiment

Que ma fille Honorine en votre âme a fait naître.

Vous voulez, l’épouser ; mais cela ne peut être.

GÉRARD.

Vous m’étonnez beaucoup. Un semblable discours...

MAÎTRE GAUTIER.

Connaissez-vous à fond les intérêts des Cours ?

Je veux avoir pour gendre un Politique habile ;

Et votre amour devient tout-à-fait inutile,

Si, par cette science, il n’est point secondé.

GÉRARD.

Sur des titres plus sûrs mon amour est fondé,

Et je puis...

MAÎTRE GAUTIER.

Avez-vous des notions bien claires

Sur les droits du Monarque et les droits populaires ?

Avez-vous débrouillé l’origine des Francs,

Leurs intérêts divers, et sur leurs différends,

Sous Clovis arrivés, pourriez-vous me répondre ?

M’apprendrez-vous comment au Parlement de Londres

On fait des motions, comme on y juge, enfin,

Le plus simple Bourgeois, même le Souverain ?

La Capitation, les Tailles, les Gabelles,

Les Finances surtout (on ne peut rien sans elles)

Ont-elles, quelquefois, exercé votre esprit ?

Savez-vous pourquoi hausse et baisse le crédit ?

Savez-vous ce qui rend un peuple esclave ou libre,

Et ce qui de l’Europe entretient l’équilibre ?

GÉRARD.

Vous m’en demandez trop. Je fais très proprement

Des vestes, des habits ; et le Gouvernement,

À vous parler sans fard, ne m’inquiète guère.

D’être un grand Politique, est il si nécessaire

Pour remplir les devoirs de la société ?

Je suis laborieux, j’ai de la probité :

Que faut-il davantage ? Avec votre science

Vous devez négliger votre état ; et je pense

Que l’on doit, avant tout, faire bien son métier.

Craignez qu’on ne vous blâme, et que tout le quartier...

MAÎTRE GAUTIER.

Moi, craindre ! Et pense-t-on qu’avec ma noble audace,

Je ne parviendrai point à quelque grande place,

Et que longtemps encor je demeure Charron ?

Non, je ne suis pas fait pour ma profession.

J’ai lu, relu cent fois mon Horloge du Prince :

On connaît mes talents dans toute la Province,

Et pour tout avouer, je sais que l’autre jour

Un homme d’importance, arrivant de la Cour,

Dit qu’au lever du Roi mon nom s’est fait entendre :

Après un tel honneur, à tout je dois m’attendre ;

Je serai mort, vous dis-je, ou très certainement

Vous me verrez bientôt dans le Gouvernement,

Remplir des fonctions qui ne sont pas communes.

Voulez-vous avoir part à mes bonnes fortunes ?

Voulez-vous parvenir ? Prétendez-vous, enfin,

Que de ma fille, un jour, je vous donne la main ?

Imitez-moi : lisez des Traités politiques,

L’Hercule Citoyen, l’Ami des Républiques,

Grotius, Puffendorf, l’Atlantis de Bacon.

Tenez, si vous voulez ici prendre leçon,

Une fois la semaine, avec plaisir moi-même

Je vous la donnerai.

GÉRARD.

De votre zèle extrême

Je vous suis obligé. Le temps est précieux :

Je crois qu’à travailler je l’emploierai mieux.

MAÎTRE GAUTIER, sèchement.

Ne vous flattez donc plus d’entrer dans ma famille.

GÉRARD.

Quoi ! Monsieur, je ne puis...

MAÎTRE GAUTIER, sortant brusquement.

Vous n’aurez point ma fille.

 

 

Scène V

 

GÉRARD, à Gautier qui s’en va

 

Mais si quelques instants vous vouliez n’écouter...

Seul.

Maître Gautier est fou ; je n’en saurais douter.

Les intérêts des Cours, le Parlement de Londres,

Les Finances... Que diable avais-je à lui répondre

Sur tous ces grands objets que je ne connais pas ?

Que les Rois, à leur gré, gouvernent leurs États,

Peu m’importe. Régler chaque jour mes dépenses

N’est pas bien difficile, et voilà mes finances.

Quant à mes intérêts, je les borne en ce jour,

À plaire, à conquérir l’objet de mon amour.

Gautier perd la raison ; mais sa femme est plus sage ;

Heureusement pour moi, je sais qu’elle partage

Le désir qui n’anime, et je vais... La voici.

 

 

Scène VI

 

PAPELINE, GÉRARD

 

PAPELINE.

C’est vous, mon cher Gérard ! Que faites-vous ici ?

Je ne vous savais pas si près de ma demeure.

GÉRARD.

Hélas ! bientôt, Madame, il faudra que je meure.

PAPELINE.

Quel langage ! D’où vient un si grand désespoir ?

GÉRARD.

J’adore votre fille, et je venais savoir

Si j’aurai le bonheur de l’obtenir pour femme.

De votre époux, jamais je n’ai pu toucher l’âme.

PAPELINE.

Est-ce qu’il vous refuse ?

GÉRARD.

Il ne s’offense pas

De ce que votre fille a pour moi des appas ;

Mais, par une manie inconcevable, unique,

Il ne veut s’allier qu’avec un Politique,

Qu’avec un homme instruit des intérêts des Cours,

Et qui passe à l’étude et les nuits et les jours ;

Qui lise Grotius et l’Horloge du Prince :

Il croit régner déjà sur toute la Province ;

Il compte incessamment parvenir aux honneurs,

Et se voir installé parmi les grands Seigneurs.

PAPELINE.

L’insensé ! Chaque jour je blâme sa manie,

Que lui souffla, je crois, quelque mauvais génie :

Chaque jour je le gronde, et ne puis obtenir

Qu’au sein de son ménage il se veuille tenir.

Il va, je ne sais où, courir la pretentaine,

Boire, se divertir, et j’ai toute la peine :

Ses pratiques, pourtant, qui lui servaient d’appui,

S’en plaignent à toute heure et s’éloignent de lui

C’est moi seule, en ces lieux, qui reçois leurs reproches ;

C’est un scandale, enfin, dont nos amis, nos proches,

Mille fois m’ont fait honte ; et s’il ne change pas,

J’en ai pris le parti, je lui romprai les bras.

GÉRARD.

La douceur fait, je crois, plus que la violence.

Dans les pays perdus, quand son esprit s’élance,

Faites parler plutôt la voix de la raison,

Et vous ramènerez l’ordre dans la maison :

Dites-lui, par exemple, et surtout sans colère,

Que j’adore sa fille, et qu’ayant su lui plaire,

Il est juste et séant qu’il m’en rende l’époux,

Et tâchez que bientôt, par les nœuds les plus doux...

PAPELINE.

Sa fille ! elle est la mienne, et je suis la maîtresse

De vous la donner, moi ! J’approuve la tendresse

Qu’un amour mutuel a fait naître en vos cœurs.

Vous avez un état qui me convient, des mœurs,

Et vous l’épouserez ; j’en donne ma parole.

Je l’ai résolu... Mais, que veut ce petit drôle ?

 

 

Scène VII

 

PAPELINE, GÉRARD, UN JOCKEY[11]

 

LE JOCKEY, baragouinant.

Ma Maîtresse n’envoie ici pour l’avant-train

De son voiture : il faut qu’elle sorte demain ;

L’a-t-on raccommodé ?

PAPELINE.

Je ne crois pas.

LE JOCKEY.

Quel diable !

Toujours quelques lenteurs ! C’est bien abominable,

Ma Maîtresse, elle vient de se fâcher beaucoup,

Et je viens au Charron, moi, donner un grand coup

De pied dans le derrière.

PAPELINE.

Et pourquoi, je vous prie ?

LE JOCKEY.

Ma Maîtresse l’ordonne, et doit être obéie.

PAPELINE.

De battre mon mari vous n’aurez pas besoin :

J’ai de bons bras ; allez, de son dos j’aurai soin.

Et quant à l’avant-train qu’il faut à la voiture,

Dans deux jours au plus tard, vous l’aurez, je vous jure.

LE JOCKEY.

Vous me le promettez ? Souvenez-vous-en bien :

Dans deux jours... Sans cela je le rosse très bien.

 

 

Scène VIII

 

PAPELINE, GÉRARD

 

PAPELINE.

Vous le voyez : voilà comme, par la paresse,

Mon coquin de mari me compromet sans cesse !

 

 

Scène IX

 

GILOTIN, PAPELINE, GÉRARD

 

GILOTIN.

Madame a-t-elle su que tantôt, en ce lieu,

Un Cocher est venu réclamer un essieu ;

Que notre Maître ?...

PAPELINE.

Va, je n’en suis pas surprise :

Voilà le triste effet de sa fainéantise.

On m’apprit l’autre jour, sans pouvoir me dire où,

Qu’il allait, chaque soir, courir le loup-garou :

Le fais-tu, Gilotin, pourrais tu m’en instruire ?

GILOTIN.

Si je ne craignais pas, entre nous, de me nuire,

Et qu’il ne me punît de l’avoir décelé,

Ce secret vous serait promptement révélé.

PAPELINE.

De ma discrétion je te réponds d’avance :

Ainsi, parle ; fais-moi l’entière confidence

De tout ce qu’il me cache.

GILOTIN.

Eh bien ! je l’ai surpris,

S’assemblant chaque jour avec de grands esprits,

Dans un club politique, où chacun d’eux raisonne

Sur tout ce qui se passe, et décide en personne,

Ou, sans faire de bruit, du moins sans trop d’éclat,

Ils discutent à fond les affaires d’État.

PAPELINE.

Et dans quel lieu se tient cette belle Assemblée ?

GILOTIN.

Elle n’est point ainsi par mon Maître appelée.

C’est un club.

PAPELINE.

Eh bien ! soit ; ce club où se tient-il ?

GILOTIN.

On peut le deviner, sans être fort subtil ;

Tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, à tour de rôle.

Vous m’avez bien promis...

PAPELINE.

J’ai donné ma parole.

Rassure-toi.

GILOTIN, montrant la maison.

C’est-là qu’il se tient en ce jour,

PAPELINE.

Dans ma maison ! Fort bien. Je comprends à mon tour

Pourquoi le scélérat voulait qu’aujourd’hui même

J’allasse visiter une tante qui m’aime.

C’était pour éloigner un témoin importun.

GÉRARD, souriant.

Votre époux, entre nous, n’a pas le sens commun.

PAPELINE.

Tu n’as pas encor dit quels sont les esprits rares

Qui se donnent ainsi des rendez-vous bizarres.

GILOTIN.

Vous les connaissez tous : vous leur avez du moins

Parlé plus d’une fois.

PAPELINE.

Moi ! j’ai bien d’autres soins.

GILOTIN.

C’est Jean le Boulanger, Pancrace le Droguiste,

Le Perruquier François.

GÉRARD, souriant.

Ah ! l’admirable liste !

GILOTIN.

Ils sont douze, en un mot, et tous gens de métier,

Pour honnêtes Bourgeois connus dans le quartier,

Et, depuis quelque temps pour très grand Politiques,

Quoiqu’ils ne soient jamais sortis de leurs boutiques.

Le club se tint hier chez le Traiteur Simon.

GÉRARD.

Chez Simon ! Celui-là signe à peine son nom.

GILOTIN.

Là, rangés tous les douze à l’entour d’une table,

Ils forment, je l’avoue, un coup d’ail admirable.

Quel plaisir de les voir, d’entendre leurs discours ;

Ils détrônent les Rois, les chassent de leurs Cours,

Déplacent le Ministre, et, Maîtres de la terre,

Font, comme il leur convient, ou la paix ou la guerre,

Mettent de gros impôts toujours à leur profit,

Et sans payer un fou comblent le déficit.

Du vin est auprès d’eux, du bon vin de Bourgogne,

Dont souvent à la ronde ils rougissent leur trogne,

Et tout en dissertant sur la sobriété,

Ils laissent quelquefois leur raison de côté.

Le commerce tantôt, tantôt l’agriculture,

Leur fournit des projets d’une étrange nature :

L’un d’eux veut qu’à deux liards on achète le pain,

Et, quoique gras à lard, craint de mourir de faim :

L’autre, tout occupé de nouvelles rubriques,

Prétend que le Dimanche on ouvre les boutiques :

Et d’après leurs besoins, tous réformant la Loi,

On voit que chacun d’eux n’a parlé que pour soi.

PAPELINE.

Et que fait mon mari dans ce bizarre groupe ?

GILOTIN.

De temps en temps, Madame, il harangue la troupe.

Sitôt que de parler il a l’intention,

On voit autour de lui naître l’attention.

Ces Messieurs sont pour lui remplis de déférence :

Ils ne l’écoutent point avec indifférence.

L’autre jour à la main, tenant un cure-dent,

Il était surnommé Monsieur le Président.

GÉRARD, souriant.

Un cure-dent ! C’était le sceptre de Justice,

Apparemment : je veux lui faire une malice,

Et l’appeler, ma foi, Monsieur le Président,

Quand je le reverrai.

GILOTIN.

Diable ! Soyez prudent :

Il dirait que de moi vous tenez cette histoire ;

Et je serais perdu. Daignerez-vous m’en croire ?

Tenez, Monsieur Gérard, n’offensons point des gens

Qui détrônent les Rois, et sont assez puissants

Pour lever une armée et nous faire la guerre.

PAPELINE, à Gérard qui rit.

Vous riez ? Moi, Monsieur, il ne m’amuse guère.

Sans l’aveu du Conseil, on ne peut s’assembler ;

Et pour mon pauvre époux je commence à trembler,

Si l’on vient à savoir que c’est un politique,

Qui du Gouvernement fait toujours la critique.

Le Conseil n’aime pas tous ces réformateurs,

Qui du public repos sont les perturbateurs ;

Et peut-être bientôt ils agiront de sorte

Qu’on verra s’établir la garde à notre porte.

GÉRARD.

Ne craignez point, Madame, un pareil accident ;

On n’arrêtera point Monsieur le Président.

Et quel mal voulez-vous qu’à l’État puissent faire

Des gens qui, dans l’État, n’ont point de caractère,

Qui savent lire à peine, et dont les vains discours

Sont méprises de ceux qui règnent dans les Cours ?

Les Empereurs, les Rois, les Magistrats eux-mêmes,

Doivent rire tout haut de leur folie extrême :

Ces rêveurs ne sont nés que pour les divertir.

PAPELINE.

Je n’en suis pas plus calme. Allons, il faut sortir :

Dans ma maison, bientôt, ils doivent tous se rendre.

J’espère, à mon retour, pouvoir les y surprendre ;

Et je leur prouverai, sans faire trop d’éclat,

Qu’il vaut mieux gouverner sa maison que l’État.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente l’intérieur de la Maison de Maître Gautier. On voit une table au milieu, sur laquelle sont rangés confusément des verres, des bouteilles, des Cartes de Géographie, etc.

 

 

Scène première

 

MAÎTRE GAUTIER, GILOTIN

 

MAÎTRE GAUTIER.

C’est aujourd’hui, chez moi, que le club politique

Doit se tenir. Allons, Gilotin, qu’on s’applique

À le bien recevoir : que tout soit prêt ici !

Du vin ! De l’eau-de-vie !

GILOTIN, rangeant les bouteilles.

Oui, Maître.

MAÎTRE GAUTIER.

Il faut aussi

De la bière.

GILOTIN.

En voilà.

MAÎTRE GAUTIER.

Des verres, qu’on les rince !

Et mon livre chéri de l’Horloge du Prince ?

GILOTIN.

Fouillez dans votre poche ; il s’y trouve, je crois.

MAÎTRE GAUTIER.

Je l’y sens, en effet : nous voyageons parfois,

Sur la carte, et souvent, sans quitter cette chambre,

Nous allons au pays où mûrit le gingembre.

La carte est-elle ici ?

GILOTIN.

J’en ai rangé plusieurs

Sur cette table.

MAÎTRE GAUTIER.

Bon ! j’aperçois nos Messieurs.

 

 

Scène II

 

GILOTIN, UN BOULANGER, UN DROGUISTE, MAÎTRE GAUTIER, UN COMMIS DE LA DOUANE, LE SAVETIER CHRISALE, UN PERRUQUIER

 

MAÎTRE GAUTIER, les saluant.

Salut à l’Assemblée.

Ils répondent tous au salut de Maître Gautier par une inclination, se rangeant pittoresquement, et s’asseyant autour de la table : Gilotin reste debout.

MAÎTRE GAUTIER, continuant.

Il ne me souvient guère

De ce que nous traitions la semaine dernière.

LE COMMIS DE LA DOUANE.

Nous en étions restés aux affaires du Nord.

MAÎTRE GAUTIER.

Je crains que ce Pays ne se barbouille fort,

Qu’en dires-vous, Messieurs ? La Pologne envahie,

A, pour jamais, perdu son antique harmonie.

Ce Royaume, jadis si beau, si florissant,

Va tomber sous les coups d’un ennemi puissant.

Le Russe la vaincra. Par des Règlements sages

Détruisons, s’il se peut, de barbares usages.

Délibérons, enfin, et créons des projets

Qui rendent plus heureux le Peuple Polonais.

Le danger est pressant : vite, qu’on me seconde ;

Nous sommes assemblés pour le bonheur du monde.

LE COMMIS DE LA DOUANE.

Le sort des Polonais me touche infiniment :

Tous leurs malheurs sont nés de leur Gouvernement :

Il faudrait le changer, leur en donner un autre.

MAÎTRE GAUTIER, au savetier Chrisale.

Est-ce là votre avis ?

LE SAVETIER CHRISALE.

Je l’adopte.

MAÎTRE GAUTIER, au Perruquier.

Et le vôtre ?

LE PERRUQUIER.

Le mien serait, ma foi, que pour se délivrer

Du vautour russien prêt à les dévorer,

Ils élussent pour Roi l’Empereur de la Chine.

Ce Monarque est puissant. À leur frêle machine,

D’une nombreuse armée il prêterait l’appui,

Et bientôt dans le Nord tout tremblerait sous lui.

MAÎTRE GAUTIER.

D’un semblable conseil mon âme est stupéfaite.

LE PERRUQUIER.

Pourquoi donc, je vous prie ?

MAÎTRE GAUTIER.

Ils sont à la diète,

Les Polonais.

LE PERRUQUIER.

Eh bien ! voilà donc le moment

De leur faire passer mon avis promptement.

Après l’avoir longtemps pesé dans la balance,

Ils en profiteront ; n’en doutez point.

LE BOULANGER.

Je pense

Qu’il vaudrait beaucoup mieux leur envoyer du pain ;

Si la diète dure, ils périront de faim.

Tous les Acteurs rient, excepté le Boulanger.

Ah, ah, ah, ah, ah, ah !

LE BOULANGER.

Vous riez ! chose étrange !

Après qu’on a jeûné, ne faut-il pas qu’on mange ?

MAÎTRE GAUTIER.

La diète n’est pas un jeûne.

LE BOULANGER.

Excusez-moi,

Si je me suis trompé ; je suis de bonne-foi :

Je crois ce terme pris dans la géométrie,

Et je ne l’entends pas.

Les Acteurs rient encore.

MAÎTRE GAUTIER.

Dans l’Aristocratie

Ce terme signifie une Assemblée ; ainsi,

Nous-mêmes nous tenons une diète ici,

Et nous ne jeûnons pas.

LE SAVETIER CHRISALE.

Non, de par tous les diables.

Buvons.

Ils boivent à la ronde.

LE DROGUISTE.

Le vin produit des effets admirables :

Je l’éprouve à l’instant : vous trouverez exquis

Le projet qu’il m’inspire. Écoutez, mes amis.

Ils avancent la tête en demi-cercle et prêtent l’oreille.

Dans son ambition le Russe est sans vergogne :

Il voudrait à son joug asservir la Pologne.

Pour la mettre à couvert de son autorité,

Et lui rendre une entière et pleine liberté,

N’imaginez-vous pas que, dans la Tartarie

Elle pourrait, guidant une armée aguerrie,

Aller faire par mer le siège de Moscou ?

Les Acteurs se redressent et se regardent mutuelle ment comme pour se consulter.

MAÎTRE GAUTIER, à part et haussant les épaules.

À l’autre ! ils me feront, je crois, devenir fou.

LE DROGUISTE, reprenant vite la parole.

Cette ville est, dit-on, la clef de la Russie,

Elle a pour garnison l’Apothicairerie[12],

Que jadis y fonda Pierre premier du nom.

Faisant un geste d’Apothicaire.

On sait dans notre état manier le canon ;

Mais il n’est point à craindre ; et sans beaucoup de peine,

On prendrait cette ville en moins d’une semaine.

Le Polonais est brave et fait pour tout oser :

Qu’est-ce qu’à la vaillance on pourrait opposer ?

Des Garçons de boutique, armés de leurs canules,

Il faut de gros boulets, et non pas des pilules,

Pour renverser les murs des guerrières Cités ;

Et les Vainqueurs du Nord, dans l’Histoire cités,

Préféraient, en suivant Alexandre à la piste,

Le mortier d’une bombe au mortier d’un Droguiste.

MAÎTRE GAUTIER.

Si Moscou n’était pas loin des bords de la mer,

L’esprit, d’un tel projet, se laisserait charmer ;

Mais ce serait lui rendre un ridicule piège.

Et comment des vaisseaux en feraient-ils le siège ?

Un canal seulement la baigne de ses eaux.

LE DROGUISTE.

Si la chose est ainsi, je suis le Roi des sots,

Avec finesse.

Je crois bien cependant que cette Capitale

Ne doit pas être loin de la mer Glaciale.

Pensez-vous qu’à tel point je manque de savoir ?...

MAÎTRE GAUTIER.

En consultant la carte, on peut bientôt le voir.

Prenant sur la table une carte géographique.

Tenez, voici, je crois, celle de l’Allemagne.

GILOTIN, à part, pendant que son Maître parcourt la carte.

Voilà comme toujours ils battent la campagne !

L’un dit blanc, l’autre noir : différents dans leurs vœux,

Peut-être ils finiront par le prendre aux cheveux.

MAÎTRE GAUTIER, regardant toujours la carte.

Que dis-tu, Gilotin ? tu parles, ce me semble ?

GILOTIN.

Je dis que mon plaisir est de vous voir ensemble,

Que je fais mon profit de vos savants débats,

Et que vous m’apprenez...

MAÎTRE GAUTIER.

Soit ; mais parle plus bas.

De cette question, plus ou moins éclaircie,

Pourra dépendre un jour le sort de la Russie.

Il nous faut du silence et du recueillement ;

Pour ne pas nous troubler, laisse-nous un moment.

 

 

Scène III

 

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, toujours assis

 

MAÎTRE GAUTIER, regardant toujours la carte.

Sur cette Carte en vain je cherche la Russie.

En prenant une autre, et montrant avec le doigt.

C’est l’autre qu’il me faut. Voici la Livonie :

La voyez-vous ? Plus loin, remarquez-vous Riga ?

Riga sa Capitale, et plus loin le Volga ?

TOUS, excepté Gautier.

Le Volga ?

LE SAVETIER CHRISALE.

C’est peut-être un animal sauvage.

MAÎTRE GAUTIER.

Non, Messieurs ; c’est un fleuve : on voit sur son rivage...

L’un d’eux s’approche pour regarder le Volga, et renverse le pot à bière.

Mais on ne voit plus rien ; le fleuve est débordé.

LE BOULANGER, en colère, et s’essuyant.

Au diable soit le fleuve ! il m’a tout inondé.

TOUS LES ACTEURS, se levant, et riant.

Ah, ah, ah, ah, ah, ah !

LE COMMIS DE LA DOUANE.

Mes amis, j’imagine

Qu’au-lieu de tant parler du Nord et de la Chine,

Il vaudrait beaucoup mieux, surtout en ce moment,

Songer à réformer notre Gouvernement.

LE DROGUISTE.

Ce serait s’occuper d’une utile besogne :

Nous habitons la France, et non pas la Pologne.

Que l’on fasse la guerre ou la paix dans le Nord,

Est-ce-là ce qui doit nous intriguer si fort ?

LE COMMIS DE LA DOUANE.

Je veille, par ma place, aux choses du Commerce.

Pourquoi n’avons-nous pas avec le Roi de Perse

Plus de relations, plus de rapports directs ?

Ses Peuples ne sauraient nous paraître suspects ;

Ils sont affables, doux ; et je crois que la France

Devrait faire avec eux une prompte alliance.

Ils ont des diamants, des fruits délicieux,

Des étoffes de prix, des arbres curieux.

Avec eux de ces biens nous ferions le partage,

Et leurs trésors bientôt seraient notre héritage :

Mon avis serait donc que des Ambassadeurs

Partissent promptement pour conquérir leurs cœurs.

LE DROGUISTE.

Il vaudrait mieux, je crois, leur déclarer la guerre.

C’est la force qui règne, et fait tout sur la terre.

La Perse est un Pays facile à subjuguer :

Contr’elle, avec l’Anglais, il faudrait nous liguer.

Le Français et l’Anglais, réunissant leurs armes,

Dans l’Univers entier répandraient les alarmes ;

Et maîtres une fois de l’Empire Persan,

Qui pourrait empêcher que bientôt du Croissant

Le Français ne devînt le souverain arbitre ?

Mais que veut cette femme ?

 

 

Scène IV

 

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, PAPELINE

 

PAPELINE, les poings sur les côtés.

Ah ! je t’y prends, bélître !

Voilà comme tu fais ton métier de Charron !

Des Pratiques sans nombre assiègent la maison :

D’un avant-train, à l’une on a fait la promesse ;

L’autre, pour un essieu, me tourmente sans cesse.

Toutes sont en fureur. Comment les apaiser ?

Quand tu ne fais ici que boire et que jaser,

Et quand tous nos Garçons, te prenant pour modèle,

S’en vont au Cabaret s’enivrer de plus belle ?

Ivrogne ! paresseux !

MAÎTRE GAUTIER.

Ma femme, doucement !

Nous raisonnons ici sur le Gouvernement.

Le temps n’est pas perdu. Plus tôt que l’on ne pense,

Mes travaux recevront leur noble récompense :

Mon savoir, en tous lieux, percera tôt ou tard.

En faisant un métier, en s’occupant d’un art,

Sans doute on a des droits à la publique estime ;

Mais un grand Politique est un être sublime,

Au-dessus d’un Charron, même d’un Avocat,

Et plus que les Six-Corps il peut servir l’État.

J’ai choisi par instinct la plus noble science.

PAPELINE.

Celle de ne rien faire ; et tu veux qu’en silence...

MAÎTRE GAUTIER.

Ah ! ma femme, tout doux ! les vulgaires humains

Attachent un grand prix au travail de leurs mains ;

Mais le plus glorieux est celui de la tête :

C’est le mien à présent ; et le Destin s’apprête

À m’en récompenser.

PAPELINE.

J’en admire l’effet.

Qu’est-ce qu’il a produit, ce travailleur parfait

Depuis qu’il se rassemble avec sa compagnie ?

Des châteaux en Espagne, et voilà tout.

MAÎTRE GAUTIER.

Je nie...

PAPELINE.

Tais-toi, vieux radoteur, rêve-creux, maître fou ;

Si tu ne changes pas, je te romprai le cou !

LE SAVETIER CHRISALE.

Eh quoi ! maître Gautier, vous souffrez qu’une femme

De la sorte avec vous se conduise ! tredame !

Si la mienne jamais...

MAÎTRE GAUTIER, d’un ton digne.

Chrisale, écoutez-moi :

Pour gouverner le monde, il faut régner sur soi.

C’est le premier devoir : on lit cette maxime

Dans l’Horloge du Prince ; elle est vraiment sublime.

Dans un autre volume intitulé, je crois,

L’Autruche politique, on lit que jusqu’à trois

Il faut six fois compter, avant que d’une injure

On cherche à se venger. Cette méthode est sûre.

Un deux trois, un deux trois, je n’ai plus de courroux.

Ma femme, tu devrais boire un coup avec nous :

Tu dois avoir grand’soif, t’étant mise en colère ?

Il lui offre du vin.

PAPELINE.

À moi du vin ? à moi, vrai gibier de galère !

Qui veillera, dis-moi, sur toute la maison,

Si dans le fond d’un pot je laisse ma raison ?

MAÎTRE GAUTIER, avec une colère qu’il cherche à étouffer.

Un deux trois, un deux trois.

PAPELINE.

Je n’aime à rien rabattre.

Lui donnant un soufflet.

Tiens ! tu peux à présent compter jusques à quatre.

MAÎTRE GAUTIER, portant la main sur sa joue, et comptant avec la rapidité de la fureur.

Un deux trois, un deux trois, un deux trois, un deux trois

Ma colère est passée une seconde fois.

LE SAVETIER CHRISALE.

Oh bien ! je n’ai pas lu, moi, l’Horloge du Prince ;

Et pour la corriger, il faut que je la rince.

Il la frappe avec son tire-pied, et désigne un nombre à chaque coup qu’il donne.

Un deux trois, un deux trois.

PAPELINE, s’enfuyant.

Ah ! maudit Savetier !

Tremble ! je te prépare un plat de mon métier.

 

 

Scène V

 

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS

 

LE SAVETIER CHRISALE.

Quelle femme, bon Dieu ! J’aime la politique,

Et d’être homme d’État, comme vous, je me pique ;

Mais je ne souffre point que ces animaux-là

Jusqu’à me souffleter s’émancipent.

MAÎTRE GAUTIER.

Voilà Comme depuis longtemps me traite la coquine :

Je la vois chaque jour devenir plus mutine ;

Chaque jour elle gronde avec impunité.

Je suis à la colère extrêmement porté,

Et, sans la Politique, avec quelles délices

Mon bras réprimerait ses fréquentes malices !

Mettant le doigt sur son front.

Mais l’Horloge du Prince est toute écrite là.

LE PERRUQUIER.

Vous êtes étonné de voir ce sexe-là

Se livrer aux transports d’une colère extrême !

Et, pourquoi, je vous prie ? Il est partout le même :

Les femmes font partout la guerre à leurs maris :

De Strasbourg à Lisbonne, et de Londres à Paris,

Règne le même abus. Il me paraît énorme ;

Et j’ai fait sur ce point un projet de réforme.

LE SAVETIER CHRISALE.

Bon ! c’est le vrai moyen de nous venger. Voyons.

LE PERRUQUIER, d’un ton doctoral.

Les femmes ne sont pas ce que nous les croyons :

Elles aiment beaucoup à gronder, même à battre.

Cette humeur vous déplaît ; mais on peut la combattre

Très efficacement, avec l’attention

De ne les épouser que sous condition.

Le contrat nous unit pour toujours avec elles,

Et c’est de la surtout que naissent les querelles.

Cet usage est d’ailleurs contraire à la raison.

Il faudrait que, semblable au bail d’une maison,

Le contrat nous unît pour plus ou moins d’années

Qui fussent par les Lois exprès déterminées.

Ainsi l’on quitterait sa femme au bout d’un an,

Au bout de deux, de trois...

LE DROGUISTE.

Il manque à votre plan...

LE PERRUQUIER, du même ton.

Je n’ai pas achevé ; laissez-moi donc poursuivre.

Avec elles pourtant si l’on désirait vivre,

On pourrait prolonger le terme du contrat.

La crainte de nous perdre, et d’être sans état

De ces Dames alors changeant le caractère,

Je crois qu’elles mettraient tous leurs soins à nous plaire,

Et que le calme ainsi rentrant dans la maison

Transformerait en Ange un féminin Démon.

Avez-vous maintenant quelque remarque à faire ?

LE DROGUISTE.

Il en est une au moins que je crois nécessaire.

LE PERRUQUIER.

Parlez, et ma réponse est prête.

LE DROGUISTE.

Je conviens

Qu’avec la faculté de briser son lien,

Un époux inspirant un effroi salutaire,

Peut beaucoup sur les meurs et sur le caractère

D’une méchante femme, et j’approuve ce point.

Mais du même pouvoir n’usera-t-elle point ?

Et si de son époux elle a droit de se plaindre,

Pourquoi la verrait-on fortement se contraindre ?

Entre les deux époux si tout doit être égal,

Chassés à notre tour du trône conjugal,

On nous répudierait, et nous serions sans femmes.

LE PERRUQUIER.

Voyez le beau malheur ! Je connais bien ces Dames :

Je les aime, et je crois qu’on ne peut s’en passer ;

Mais il faut les avoir, et non les épouser.

LE BOULANGER.

Je diffère d’avis. Pour punir ces bégueules,

Entre nous, il faudrait les laisser coucher seules

Quand leur humeur les porte à se conduire mal,

Et leur refuser net le devoir marital.

MAÎTRE GAUTIER.

Non, Messieurs : une loi, de la concorde amie

Vaut mieux que tout cela : c’est la Polygamie.

Cet usage que suit presque tout l’Orient,

Rend le nœud de l’hymen plus doux et plus riant.

LE SAVETIER CHRISALE.

Son idée est vraiment une bonne fortune.

LE PERRUQUIER.

Plusieurs femmes ! Bon Dieu ! N’est-ce pas assez d’une,

À demi-voix.

Pour nous faire enrager ? Et puis, ce que l’on est,

On le serait bien plus. L’admirable projet !

MAÎTRE GAUTIER.

Pour discuter à fond cette grave matière,

Il faudrait réfléchir une semaine entière.

Le club n’est pas complet d’ailleurs : une autre fois,

Soyons douze, Messieurs, et nous irons aux voix,

Et la pluralité gagnera la victoire.

N’y consentez-vous pas ?

LE SAVETIER CHRISALE.

Nous oublions de boire :

Voilà pourquoi, Messieurs, nous sommes peu d’accord.

Buvons ; de nos esprits remontons le ressort ;

Sans le vin tout languit au ciel et sur la terre.

Ils boivent.

LE DROGUISTE.

Revenons aux Persans : leur ferons-nous sa guerre ?

MAÎTRE GAUTIER.

Moi, je suis pour la paix ; d’une insurrection,

Qu’est-ce qu’il reviendrait à notre Nation ?

Des malheurs infinis. Quand d’estoc et de taille

On vient de s’escrimer, sur un champ de bataille

Osez, par la pensée, et d’esprit seulement,

Vous transporter, Messieurs ; quel spectacle effrayant !

Partout du sang versé, par tout d’affreux ravages.

Ah ! n’en retraçons point les horribles images !

Il en est de la guerre ainsi que des procès.

Lorsque s’abandonnant à de fâcheux excès,

Deux Plaideurs vont d’un Juge implorer l’entremise,

L’un en revient tout nu, l’autre reste en chemise.

LE SAVETIER CHRISALE.

Il parle comme un livre.

LE BOULANGER.

Il a toujours raison.

LE SAVETIER CHRISALE.

Maître Gautier est sage autant que Salomon.

 

 

Scène VI

 

LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, GILOTIN

 

GILOTIN, accourant.

Encore ici, Messieurs. lorsqu’une noble élite

D’Ambassadeurs qu’escorte une nombreuse suite

À cette heure peut-être arrive dans le port,

Et que toute la Ville accourant sur le bord...

LE DROGUISTE.

Quoi ! des Ambassadeurs ! quelle étrange nouvelle !

GILOTIN.

Vous l’ignorez ! La chose est cependant réelle.

C’est un Prince Indien qui les envoie ici :

Il se nomme, je crois, le grand Tipo-Couci.

MAÎTRE GAUTIER.

La Gazette en parlait ; elle n’est point menteuse,

Et jamais on n’y lit une phrase douteuse.

Puisqu’ils sont arrivés, courons aussi les voir :

Unissons nos efforts pour les bien recevoir.

L’Inde, s’il m’en souvient, est peu loin de la Perse.

Nous leur proposerons un traité de commerce.

 

 

ACTE III

 

Même décoration qu’au premier Acte.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR MACLOT, MONSIEUR SANDER

 

MONSIEUR MACLOT.

Le Conseil aurait tort de le faire arrêter.

C’est un fou qu’il faut plaindre, et non persécuter.

MONSIEUR SANDER.

Mon avis cependant a paru satisfaire

Messieurs nos Conseillers.

MONSIEUR MACLOT.

Il ne saurait me plaire.

Tout le Peuple, d’ailleurs, qui n’entend pas raison,

Pourrait de mauvais œil voir Gautier en prison,

Et pour l’en arracher user de violence.

Nous sommes Échevins ; consultons la prudence.

MONSIEUR SANDER.

Si j’en crois certains bruits, ce Gautier en a peu...

On me l’a peint souvent comme un vrai boutefeu,

Qui blâme hautement la Cour, le Ministère ;

Qui ne respecte rien, sur rien ne peut se taire.

MONSIEUR MACLOT.

Gautier est un bon diable ; il n’est point né railleur,

Et sa malignité ne vient pas de son cœur.

Il boit plus qu’il ne faut ; et quand la tête est prise,

Il déraisonne au point d’exciter la surprise

Et l’indignation de chaque Citoyen ;

Mais, pour le corriger, je sais un bon moyen.

MONSIEUR SANDER.

En est-il d’enchaîner cette langue hardie ?

MONSIEUR MACLOT.

Il faut, à ses dépens, jouer la comédie.

J’étais dernièrement avec quelques amis,

Que ses discours légers ont souvent compromis.

Je rappelai ses torts : on décida sur l’heure,

Qu’il fallait aussitôt aller dans sa demeure,

Et lui persuader qu’au rang de Gouverneur

On l’avait fait monter : il le croira.

MONSIEUR SANDER.

D’honneur ?

Vous vous imaginez qu’il ait si peu de tête !

MONSIEUR MACLOT.

Je le connais. Gautier est très vain, quoiqu’honnête ;

Il a reçu d’ailleurs une lettre de moi

Qui l’assure qu’il vient d’obtenir cet emploi.

Enfin, son amour propre à tel point le gouverne,

Qu’il n’osera jamais supposer qu’on le berne ;

Et comme nous rirons de son aveuglement !

Voulez-vous le premier lui faire compliment ?

MONSIEUR SANDER.

J’y consens ; mais à quoi servira cette ruse,

À ses dépens, surtout, s’il voit que l’on s’amuse ?...

MONSIEUR MACLOT.

D’une charge importante à peine revêtu,

Gautier de l’exercer n’aura point la vertu.

Il sentira pour lors combien est difficile

L’art du Gouvernement : il faudra qu’il s’exile,

Ou qu’il avoue au moins son incapacité,

Et nous le punirons de sa loquacité.

Le tour sera plaisant. Vous gardez le silence ?

Vous paraissez rêveur ? et moi, j’en ris d’avance

Ne perdons pas de temps. Je vous laisse l’honneur

D’aborder le premier Monsieur le Gouverneur.

Vous voyez sa maison : frappez.

Monsieur Sander frappe.

 

 

Scène II

 

GILOTIN, MONSIEUR MACLOT, MONSIEUR SANDER

 

GILOTIN, ouvrant la porte.

À cette porte

Qui donc heurte si fort ? Quel démon vous transporte

Êtes-vous au Sabat, pour faire un bruit pareil ?...

MONSIEUR SANDER.

Excusez-nous, Monsieur. Nous venons du Conseil,

Et nous sommes chargés d’apprendre à votre Maître

Une grande nouvelle. Est-il céans ?

GILOTIN.

Peut-être.

Quelle est cette nouvelle ? Et pour l’en informer,

J’irai...

MONSIEUR MACLOT.

Cette nouvelle a droit de le charmer.

Instruit que ses talents peuvent le rendre utile,

Le Conseil l’a nommé Gouverneur de la Ville.

GILOTIN.

Gouverneur de la Ville ! Il est chez lui ; je vais

Vous l’envoyer, Messieurs. Gouverneur ! quel succès !

 

 

Scène III

 

MONSIEUR MACLOT, MONSIEUR SANDER

 

MONSIEUR MACLOT.

Comme, à cette nouvelle étonnante, imprévue,

Dans l’âme du valet la joie est descendue !

Il nous croit fermement. Que les hommes sont vains !

 

 

Scène IV

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER, en habit négligé, MONSIEUR MACLOT, MONSIEUR SANDER

 

MAÎTRE GAUTIER.

Eh quoi ! Messieurs, c’est vous ! ici deux Échevins !

Bas à Gilotin.

Gilotin ! ma perruque.

Aux Échevins.

Excusez, je vous prie ;

Je ne m’attendais pas que votre Seigneurie

Dût me faire l’honneur...

MONSIEUR MACLOT.

Pourquoi tant de façons ?

MAÎTRE GAUTIER, à Gilotin.

Ma perruque, te dis-je, et sur l’heure.

MONSIEUR MACLOT.

Abrégeons.

Le saluant.

Monsieur le Gouverneur, car ce titre est le vôtre,

De la part du Conseil députés l’un et l’autre,

Nous venons en ce lieu pour vous féliciter

De ce suprême rang où l’on vous fait monter.

Les biens, pour l’obtenir, furent toujours un titre ;

Et vous en avez peu : mais, équitable arbitre,

Le Conseil a jugé que vos rares talents

Suppléaient la richesse et valaient mieux.

MAÎTRE GAUTIER.

J’entends.

On a récompensé seulement mon mérite.

MONSIEUR MACLOT.

Jusques à ce moment, votre main sur réduite

À faire des timons, et tel qu’un Potentat,

Vous allez diriger le timon de l’État ;

Et si votre talent bientôt se développe,

On vous surnommera le Cocher de l’Europe.

MAÎTRE GAUTIER, gravement.

Je l’espère ; savant dans l’art de gouverner,

De ce que je vais faire on pourra s’étonner ;

Et quoique né modeste, il faut que je l’avoue,

Je ferai de l’État la principale roue.

À la gloire, au bonheur ; je le ferai marcher ;

Ses limoniers sous moi n’oseront plus broncher,

Et je les forcerai de décrire la courbe,

Sans laquelle toujours un voiturier s’embourbe.

Allez remercier le Conseil de ma part :

L’intérêt de l’État ne souffre aucun retard.

Ce grand Corps, depuis peu, marche vers sa ruine.

La Province, surtout, de la perte est voisine :

Le Commerce y languit ; le faible Agriculteur

Y gémit sous les coups du fisc dévastateur.

Je vais de mon côté n’occuper en silence

Des moyens que l’étude, unie à la prudence,

Pourra me suggérer pour finir nos malheurs,

Et réparer les torts de mes Prédécesseurs.

MONSIEUR SANDER.

Ne nous oubliez pas au sein de votre gloire.

MAÎTRE GAUTIER.

Ne craignez rien, Messieurs ; j’ai fort bonne mémoire,

Et vous pouvez compter sur ma protection.

Allez ; si j’avais eu la moindre ambition,

Je serais Gouverneur depuis longtemps, je pense,

Et, sans étonnement, comme sans arrogance,

Je vois le nouveau grade où je suis parvenu !

Il faut que tôt ou tard le talent soit connu.

Un inconnu d’ailleurs, digne de mon estime,

M’ayant écrit tantôt une lettre anonyme,

Qui peut-être me vient de l’un de vous, m’apprend

Qu’aujourd’hui des honneurs on m’a fait le plus grand.

Faisant quelques pas lorsqu’ils s’en vont.

Pardonnez, si plus loin je ne puis vous conduire.

MONSIEUR MACLOT, bas à Monsieur Sander.

Sauvons-nous : je me sens près d’éclater de rire

Au nez du Gouverneur.

 

 

Scène V

 

MAÎTRE GAUTIER, seul

 

Allons, Maître Gautier !

Réjouis-toi : ton nom dans l’Univers entier

Va bientôt se répandre ; et, grâce à ton génie,

Vont renaître par tout la paix et l’harmonie.

Ah ! ma femme ! ma femme ! il est temps qu’à la fin

Vous me rendiez justice ; et votre esprit mutin

Reconnaîtra bientôt...

 

 

Scène VI

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER

 

GILOTIN, lui présentant sa perruque.

Votre perruque ?

MAÎTRE GAUTIER.

Donne.

La posant sur sa tête.

Sur ma tête je crois poser une couronne.

Cours avertir ma femme, et pour se rendre ici,

Dis-lui de tout quitter ; mais reste... la voici :

Je vais lui raconter cette grande nouvelle.

 

 

Scène VII

 

PAPELINE, MAÎTRE GAUTIER, GILOTIN

 

MAÎTRE GAUTIER, à Papeline.

Suis-je encore à tes yeux un homme sans cervelle :

Un rêve-creux, un fou, qui ne fait ce qu’il dit :

Réponds, ma chère femme : ai-je perdu l’esprit ?

PAPELINE.

Étrange question ! Jamais tu n’en eus guère,

Et de le répéter est-il si nécessaire ?

Oui, je crois qu’il n’est pas de plus grand fou que toi.

MAÎTRE GAUTIER.

Tu le crois fermement ? Eh bien, regarde-moi.

Rougis de ton erreur ; surtout change de style :

On vient de me nommer Gouverneur de la Ville.

PAPELINE.

Toi, Gouverneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Moi-même ; et tes doutes sont vains.

N’as-tu pas vu d’ici sortir deux Échevins ?

PAPELINE.

Je les ai rencontrés au détour de la rue.

MAÎTRE GAUTIER.

Ils me quittaient : mon âme est encor toute émue

De ce qu’ils m’ont appris. Le Conseil, ce matin,

M’a nommé Gouverneur, et rien n’est plus certain.

PAPELINE.

Mon mari, ces Messieurs, voulant faire une épreuve,

Se sont moqués de toi.

MAÎTRE GAUTIER.

Faut-il une autre preuve ? 

Lui donnant une lettre.

Lis cette lettre ; elle est, je crois, d’un Conseiller,

Incapable de feindre ainsi que de railler ;

Et puis, ne vois-tu pas ce ruban long d’une aune,

Où pend un grand cachet sur de la cire jaune ?

Penses-tu qu’on plaisante en écrivant ainsi ?

PAPELINE, revenant comme d’un long sommeil.

Ouais ! Serait-il vrai ? que veut dire ceci ?

Les Échevins, la lettre... Ah ! mon ami, pardonne !

Je n’en puis plus douter ; c’est moi qui déraisonne.

À Gilotin.

Si les deux Échevins en ces lieux sont venus,

Réponds-moi, Gilotin, tu dois les avoir vus ?

GILOTIN.

Eh, parbleu ! c’est à moi qu’ils ont dit la nouvelle,

Qui vous paraît douteuse et me semble si belle.

PAPELINE, aux genoux de Maître Gautier.

Ah ! qu’ai-je fait tantôt ?... me le pardonnes tu,

Mon cher petit mari ?

MAÎTRE GAUTIER.

Quoi donc ?

PAPELINE.

Je t’ai battu.

MAÎTRE GAUTIER, la relevant.

Lève-toi, j’aime mieux être battu que d’être...

Tu m’entends ?...

À Gilotin.

Ne m’appelles plus Maître.

Dès qu’un homme s’élève au rang de Gouverneur,

Ses gens doivent surtout l’appeler Monseigneur.

C’est mon titre à présent : ainsi, qu’il t’en souvienne.

GILOTIN.

Oui, Maître.

MAÎTRE GAUTIER.

Le butor ! quelle rage est la tienne

De toujours oublier ?...

GILOTIN.

Excusez, Monseigneur.

De vous nommer ainsi j’aurai toujours l’honneur.

MAÎTRE GAUTIER.

À merveille. Gautier est mon nom de famille ;

Ce nom me fait confondre avec Gautier Garguille :

Il est commun, ignoble, et je dois le changer,

En prendre un plus sonore, ou du moins l’allonger ;

Car c’est une remarque assez aisée à faire,

Qu’on allonge son nom en étendant la sphère.

J’augmente donc le mien d’une syllabe ou deux :

Gautierri ? Gautiersaint ? lequel aimez-vous mieux ?

GILOTIN.

Je suis pour Gautiersaint.

PAPELINE.

Gautierri me transporte.

MAÎTRE GAUTIER.

Allons, sur Gautiersaint que Gautierri l’emporte !

Souvenez-vous tous deux de me gautierriser,

Et qu’il faut avant tout me monseigneuriser.

PAPELINE et GILOTIN, ensemble.

Nous n’y manquerons pas.

MAÎTRE GAUTIER.

Au milieu de ma joie,

Croiriez-vous qu’aux chagrins je sens mon âme en proie ?

Et qu’un trouble secret l’agite en ce moment ?

PAPELINE.

Quoi ! lorsque tout conspire à mon contentement !...

MAÎTRE GAUTIER.

J’ai deux ou trois Garçons pour faire mon service ;

Ce n’est pas trop. D’ailleurs, il me faudrait un Suisse.

PAPELINE.

Pour le Suisse, aisément on en peut trouver un.

Il suffit d’un valet ayant le sens-commun,

Qui ne laisse jamais entrer la populace,

Et Gilotin est propre à remplir cette place.

Il faut, si Monseigneur approuve mon avis,

L’affubler promptement de l’un de vos habits.

MAÎTRE GAUTIER, à Gilotin.

Oui, va querir celui que je mets les Dimanches ;

Il m’en faut un plus riche : il a de grandes manches,

Il te donnera l’air qu’un Suisse doit avoir.

GILOTIN.

Oui, Monseigneur ; j’y cours.

 

 

Scène VIII

 

PAPELINE, MAÎTRE GAUTIER

 

MAÎTRE GAUTIER.

Quant à moi, dès ce soir,

Je veux que mon Tailleur cherche dans sa boutique,

Et m’apporte sur l’heure un juste-au-corps antique.

Il faut qu’un Gouverneur soit gravement vêtu ;

Son habit quelquefois fait toute sa vertu.

Regardant autour de foi.

Puisque nous sommes seuls, ma chère Papeline,

Souffre qu’en peu de mots ton époux t’endoctrine,

Et que du savoir-vivre il t’enseigne les Lois.

Ton caractère est brusque et ton maintien bourgeois ;

Il faut les réformer, être polie, honnête,

Mais avec dignité ; sans trop baisser la tête,

Faire légèrement une inclination,

Et promettre l’honneur de ta protection.

Cette science-là n’est point un art frivole.

Allons, redresse-toi ; joue un moment ton rôle ;

Fais quelques pas.

PAPELINE, se rengorge et marche.

Fort bien ! C’est un léger travail,

Qui te coûtera peu. Tu n’as point d’éventail :

Il en faut un, et même une petite chienne :

C’est l’usage à présent ; chaque femme a la sienne.

La tienne, unique objet de tes soins complaisants,

Te tiendra plus au cœur que moi, que tes enfants.

PAPELINE.

Que mes enfants ! Voilà certes un sot usage !

MAÎTRE GAUTIER.

Tu feindras seulement de l’aimer davantage.

Pour ressembler enfin aux gens de qualité,

Il faut les imiter dans leur frivolité,

Copier leurs travers, et de plus leur délire ;

Et puis, un petit chien, quand on n’a rien à dire,

Sert à renouveler la conversation.

Il attire les yeux, fixe l’attention ;

On raconte en riant ses bons tours, ses prouesses ;

On cite avec plaisir toutes ses gentillesses,

Et quand sur le prochain les Dames ont tout dit,

Une bête à propos réveille leur esprit.

PAPELINE.

J’en conviens, et sur l’heure il faut que je t’apporte

Le gros vilain mâtin qui veille à notre porte,

Et qu’à toi le premier je le donne à baiser.

MAÎTRE GAUTIER.

Il est temps de s’instruire, et non de s’amuser.

Écoute : eu connais à peine le langage

Des Dames du grand monde, et dans le charronnage

On ne s’exprime pas aussi bien qu’à la Cour,

Ces Dames à des riens donnent un joli tour :

Leur jargon embellit les plus petites choses,

Et couvre chaque objet de la couleur des roses.

Cet art ingénieux n’est pas connu de toi :

Il faut donc parler peu : c’est une dure loi,

Surtout pour une femme à jaser disposée,

Et ton sexe la trouve à suivre malaisée.

Le silence pourtant mer les sots en crédit,

Et les fait quelquefois passer pour gens d’esprit :

Imite leur prudence, et de la même gloire

Tu jouiras bientôt : je me plais à le croire.

PAPELINE.

J’aime à le croire aussi : tes conseils, Monseigneur,

Montrent de ton esprit toute la profondeur :

Je goûte à les entendre un plaisir incroyable,

Et j’en profiterai, pour me rendre agréable

Aux gens de tout état qui chez nous vont venir ;

Poursuis donc, Monseigneur.

MAÎTRE GAUTIER.

Je dois te prévenir

Qu’il serait maintenant contraire au bel usage

De te lever matin. Pour vaquer à l’ouvrage,

Tu devances l’aurore, et rien n’est plus bourgeois.

Que le Peuple obéisse à ces pénibles lois ;

C’est son devoir : le tien, grâce à ma destinée,

Est de rester au lit toute la matinée,

D’y goûter à loisir les douceurs du sommeil

Et de ne suivre plus la marche du soleil.

PAPELINE.

Je l’aime cependant : il m’échauffe et m’éclaire.

MAÎTRE GAUTIER.

N’importe, le soleil est fait pour le vulgaire,

Pour le peuple, en un mot ; les gens de qualité

Tiennent à grand honneur d’éviter sa clarté.

Au reste, jusqu’ici mari tendre et fidèle,

Avec toi j’ai couché...

PAPELINE.

Je t’entends, bagatelle !

Si tu n’y couches plus, penses-tu me punir ?

Quand nous sommes au lit, tu ne fais que dormir ;

Tu devrais cependant au nœud qui nous rassemble...

MAÎTRE GAUTIER.

Les gens de qualité ne couchent point ensemble ;

Et quand le fort m’élève et me rend leur égal,

Puis-je encore longer au lien conjugal ?

PAPELINE.

Passons : encore un coup, je n’en suis point fâchée,

Et seule dans mon lit je serai mieux couchée.

Je travaille le soir ; j’arrange la maison.

MAÎTRE GAUTIER.

Tous les soins que tu prends ne sont plus de saison.

Il faudra désormais recevoir compagnie,

Jouer ou converser ; Honorine est jolie :

Elle est sage ; je veux qu’elle garde ses mœurs,

Et qu’ici néanmoins vous fassiez les honneurs

Quand je n’y serai pas, que vous cherchiez à plaire,

Et qu’on respecte ensemble et la fille et la mère.

Fais-lui part, dès ce jour, de mes intentions :

Instruis la bien de tout, et, d’après mes leçons,

Qu’elle tienne son rang en noble Demoiselle.

Louis Gérard éprouve un vif amour pour elle ;

Si de le partager elle avait le malheur,

Fais-l’en rougir, ma chère, et guéris son erreur.

Gérard moins que jamais a le droit d’y prétendre.

Ma fille jusqu’à lui pourrait-elle descendre,

Sans exposer son père à la honte, au mépris ?

Non, je veux tout au moins qu’elle épouse un Marquis :

Mais voici Gilotin, sa nouvelle parure

Ne lui sied pas trop mal.

 

 

Scène IX

 

GILOTIN, avec l’habit de son Maître, PAPELINE, MAÎTRE GAUTIER

 

PAPELINE.

Compose ta figure :

Prends l’air grave, imposant : imite mon époux.

Gilotin se rengorge.

À merveille, et ne laisse arriver jusqu’à nous

Que les gens à carrosse, à brillants équipages,

Que les gens du bel air escortés par des Pages.

GILOTIN.

Oui, Madame.

MAÎTRE GAUTIER.

Et pourquoi cet ordre singulier ?

Ne puis-je recevoir l’honnête roturier

Qui viendra m’implorer au nom de la Justice ?

PAPELINE.

Non, je ne pense pas qu’un Gouverneur le puisse.

Il faut qu’un Gouverneur garde son quant à soi,

Qu’il n’ait rien de commun avec le Peuple.

GAUTIER.

Et moi,

Je pense le contraire. Alors qu’il est en place,

Un Grand doit à chacun faire justice ou grâce.

C’est son premier devoir, et je le remplirai.

À Gilotin.

J’y suis pour tout le monde, entends-tu ? Je verrai

Qui viendra pour me voir, et je réponds d’avance

Qu’à toute heure on pourra demander audience.

Puis-je oublier jamais que je fus malheureux ?

J’ai souffert, je dois être humain et généreux.

PAPELINE.

Fais donc prompte justice au Savetier Chrisale

Qui, tantôt s’emportant avec tant de scandale,

Devant toi m’a battue, et venge mon affront.

Il est notre voisin ; d’un pas léger et prompt,

Gilotin se rendra dans son humble demeure,

Et peut le faire ici comparaître sur l’heure.

Commence, Monseigneur, par punir ce maraud :

Il l’a bien mérité.

MAÎTRE GAUTIER.

Quoi ! ma femme ! sitôt

Tu veux que je punisse. Oh ! non, par la clémence,

Malgré ta juste plainte, il faut que je commence.

À con ressentiment pourquoi t’abandonner ?

Il est, quand on le peut, si doux de pardonner !

PAPELINE.

Pardonner à celui de qui la main trop sûre

A laissé sur ma chair plus d’une meurtrissure !

Monseigneur mon mari, je t’en prie à genoux,

Qu’il sente les effets de mon juste courroux !

MAÎTRE GAUTIER.

Eh bien, soit ; Gilotin, dis-lui que je le mande,

Et que sur l’heure il faut qu’en ces lieux il se rende.

GILOTIN.

J’obéis, Monseigneur.

 

 

Scène X

 

PAPELINE, MAÎTRE GAUTIER

 

MAÎTRE GAUTIER.

Lorsque tu m’as battu

Je t’ai pardonné moi : te le rappelles-tu ?

PAPELINE.

Assurément.

MAÎTRE GAUTIER.

Eh bien ! j’ai fait une bévue :

Tu ne pardonnes point celui qui t’a battue ;

Dans ton ressentiment tu sembles persister :

Ton exemple m’entraîne, et je dois l’imiter.

Il la bat.

PAPELINE.

Ah ! traître ! ah ! scélérat !

MAÎTRE GAUTIER, la battant toujours.

Oublieras-tu l’injure

Que t’a faite Chrisale ?

PAPELINE.

Oui, oui ; je te le jure.

MAÎTRE GAUTIER, cessant de la battre.

Mille excuses, mamour ! et ne t’en prends qu’à toi,

Si j’ai du Talion exécuté la loi.

Elle est juste, il est vrai ; mais elle est rigoureuse :

Montre donc désormais une âme généreuse :

Réprime ta colère, et connais le danger fois

Où parfois on s’expose en voulant se venger.

De l’Être Tout-Puissant imite la clémence,

Et sache pardonner : mais Chrisale s’avance.

 

 

Scène XI

 

PAPELINE, MAÎTRE GAUTIER, LE SAVETIER CHRISALE, GILOTIN

 

LE SAVETIER CHRISALE.

À quoi penses-tu donc, mon cher ami Gautier ?

Tu ne me fais venir que pour me châtier,

Pour me parler en maître ; et si je dois en croire

Ton valet Gilotin, au comble de la gloire

On vient de t’élever, en te faisant l’honneur...

MAÎTRE GAUTIER, avec une dignité burlesque.

De la Ville, en effet, je suis le Gouverneur ?

Oui, Chrisale, et je dois ce rang à ma science

Dans l’art de gouverner. Ta propre expérience

Aurait pu t’éclairer sur cet évènement

Et te guérir au moins de ton étonnement.

Dans le club politique où souvent nous rassemble

La noble passion de raisonner ensemble

Sur le sort des États et sur les Souverains.

Tu fus le confident de mes vastes desseins,

Et je t’ai vu souvent admirant ma logique,

Me décerner le nom de penseur énergique,

Le Conseil de la Ville également frappé

Du génie étonnant que j’ai développé,

Vient de me confier l’autorité suprême,

Et je l’exercerai. Je ferai plus : je t’aime,

Et les honneurs chez moi n’ont point changé les mœurs.

Tu m’appelles ami. Parmi les grands Seigneurs

Ce titre est peu connu : leur orgueilleuse audace

À ce titre en leur cout ne laisse point de place.

Loin de les imiter, je prétends aujourd’hui

Prouver que j’en suis digne en te servant d’appui,

Et que de Gouverneur la charge m’était due.

Montrant Papeline.

Vois-tu ma femme ici ? Tu l’as tantôt battue :

Elle s’est plainte à moi de ta brutalité,

Et veut qu’on te punisse avec sévérité.

Si je mettais ma gloire ou mon plaisir à nuire,

En prison, à l’instant, je te ferais conduire,

Et je la vengerais sans blesser l’amitié ;

Mais docile à la voix d’une noble pitié

J’oublie, en ce moment, ton crime et ma puissance :

Je te pardonne enfin, et voilà ma vengeance.

En public cependant rends-moi ce qui m’est dû.

Tout commerce entre nous doit être suspendu :

Ce n’est point par orgueil que j’en fais la remarque ;

Mais je suis devenu presqu’égal au Monarque ;

Et quoique l’amitié toujours parle à mon cœur

J’étais Maître Gautier, et je fuis Monseigneur.

À Papeline.

Retirons-nous, ma femme, et venez avec zèle

Partager les devoirs où ma place m’appelle.

PAPELINE, à Chrisale, en s’en allant.

Rends grâce à Monseigneur de sa rare bonté.

Comme sans lui déjà ma main t’aurait frotté !

Gilotin passe fièrement devant Chrisale, et s’établit, à la manière des Suisses, à la porte de son Maître.

 

 

Scène XII

 

GILOTIN, sur le seuil de la porte, LE SAVETIER CHRISALE

 

LE SAVETIER CHRISALE.

Son air et ses discours viennent de me confondre

À tel point, que d’abord je n’ai pu rien répondre.

Sur tout ce qu’il m’a dit, je voudrais m’éclaircir.

S’avançant vers la porte.

Suivons ses pas : entrons.

GILOTIN, contrefaisant le jargon d’un Suisse.

Que temante Monsir ?

LE SAVETIER CHRISALE.

Maître Gautier ; il faut qu’avec lui je m’explique.

GILOTIN.

Parlir toi poliment : autrement, moi t’applique

Un soufflet sur ton joue.

LE SAVETIER CHRISALE.

Eh bien ! à Monseigneur

Pourrais-je demander ?...

GILOTIN.

Toi n’avoir cet honneur

Qu’en tirant de ton poche un petite pistole.

LE SAVETIER CHRISALE.

Eh mon Dieu ! je n’ai pas seulement une obole.

GILOTIN, lui fermant la porte au nez.

Eh bien, entrir dehors.

LE SAVETIER CHRISALE, seul.

Il remplit son emploi

En vrai Suisse. Gautier est Gouverneur, ma foi !

Son discours avait l’air tout-à-fait véridique ;

Et voilà ce que c’est que d’être un Politique.

 

 

ACTE IV

 

Même décoration qu’au second Acte.

 

 

Scène première

 

GILOTIN, seul

 

Monseigneur Gautierri dit que pour tout le monde

Il veut être céans, et sur moi seul il fonde

L’espoir de voir en tout suivre ses volontés.

Mes projets cependant, pour être exécutés,

Ne s’accordent pas trop avec ce qu’il demande.

Il faut pour s’enrichir faire la contrebande,

Tromper, jouer d’adresse ; et comme un autre enfin

Je conduirai ma barque.

 

 

Scène II

 

HONORINE, GILOTIN

 

HONORINE, désespérée.

Ah ! quel est mon destin !

Que je suis malheureuse ! et que cette journée,

Qui comble tant de veux, me rend infortunée !

GILOTIN.

Qu’est-ce donc que j’entends, Mademoiselle ? eh quoi !

Vous pleurez, quand je ris ? Ah ! plutôt avec moi

Riez, chantez, dansez. Monseigneur votre père...

Vous le savez.

HONORINE.

Et c’est ce qui me désespère.

GILOTIN.

Comment ! vous m’étonnez !

HONORINE.

J’aimerais mieux cent fois

D’un simple Paysan, ou d’un obscur Bourgeois,

Avoir reçu le jour, et prendre en mariage

Celui que mon cœur aime.

GILOTIN.

Ah ! j’entends ce langage.

C’est le désir d’avoir promptement un époux

Qui cause vos chagrins ? Eh bien, rassurez-vous.

Je pense que pour un, vous en trouverez mille.

Il n’est pas de jeune homme à présent dans la Ville

Qui n’aspire à l’honneur d’obtenir votre main,

Et de vous épouser ne forme le dessein.

Fille d’un Gouverneur, vous avez tout pour plaire.

HONORINE.

Laissez-là ce discours, qui me met en colère.

Il n’est plus temps de feindre ou de rien déguiser.

C’est Gérard seul que j’aime, et je dois l’épouser.

Je l’ai promis, d’ailleurs.

GILOTIN.

Un Tailleur ! quelle idée !

Fi donc, Mademoiselle ! Êtes-vous décidée

À compromettre ainsi votre nouvel état ?

Il vaudrait mieux cent fois garder le célibat,

Au reste, maintenant notre pouvoir est large,

Et Gérard, grâce à nous, obtiendra quelque Charge

Qui le fera sortir de son obscurité.

Attendez, croyez-moi, qu’il monte en dignité

Pour lui donner la main. C’est un garçon que j’aime ;

Je le protégerai.

HONORINE.

Quelle impudence extrême !

Comme chez les valets peu de chose suffit

Pour les enorgueillir et leur tourner l’esprit !

Avec fierté.

Toi protéger l’amant qu’a choisi ma tendresse !

GILOTIN.

Pourquoi non ? vous l’aimez, je sens qu’il m’intéresse ;

Et chez les grands Seigneurs le Suiffe, quelquefois,

À beaucoup de crédit. Mais, qu’est-ce que je vois ?

C’est Madame Gautier, superbement vêtue,

Et que mon œil d’abord n’avait point reconnue.

 

 

Scène III

 

HONORINE, PAPELINE, vêtue ridiculement, GILOTIN

 

PAPELINE, à Honorine.

De toute part, ici, pour nous féliciter,

On va bientôt venir : il faut vous ajuster,

Vous parer comme au jour d’une cérémonie

Et revenir ici joindre la compagnie,

Si tôt que vous aurez changé de vêtement.

HONORINE, avec embarras.

Mais, ma mère...

PAPELINE.

Ma mère, étrange entêtement !

Ne vous ai-je point dit de m’appeler Madame ?

Ce titre qu’à bon droit maintenant je réclame

Écorche-t-il la bouche ? et, sans vous efforcer,

Ne pouvez-vous enfin toujours me l’adresser ?

HONORINE.

Madame, pardonnez. Du tendre nom de mère

Jusques à ce moment mon amitié sincère

Vous désigna toujours, et je ne croyais pas

Qu’il eût pour votre cour perdu tous ses appas.

PAPELINE.

Depuis que votre père à son rare génie

Doit le rang qu’il occupe, avec la bourgeoisie,

Il est honteux d’avoir le plus faible rapport,

Et les bourgeois d’ailleurs...

HONORINE.

Je conviens que j’ai tort.

Ces gens à qui pourtant vous semblez faire injure,

Les Bourgeois ont toujours le ton de la nature.

PAPELINE.

Leur ton, Mademoiselle, est commun et grossier :

C’est celui de la Cour qu’il faut étudier.

Ce ton est maintenant le seul qui vous convienne.

Formez votre conduite, en un mot, sur la mienne.

Allez.

HONORINE.

J’obéirai.

À part.

Mais qu’il m’en coûte cher !

La douleur me suffoque : il faut la lui cacher.

 

 

Scène IV

 

PAPELINE, GILOTIN

 

PAPELINE.

S’il vient des importuns, d’ici tu les écartes ;

N’est-ce pas ?

GILOTIN.

Oui, Madame.

PAPELINE, tirant des cartes de sa poche.

Eh bien, voici des cartes.

Monseigneur mon mari m’ordonne de jouer,

Et de moi sur ce point comme il va se louer !

Étends sur cette table un tapis.

GILOTIN, fièrement.

Mais, Madame,

Contre cet ordre-là souffrez que je réclame.

Un Suisse n’est pas fait pour un pareil emploi :

Il doit ouvrir la porte ou la fermer.

PAPELINE.

Et moi,

Je veux qu’en attendant qu’ici l’on te seconde,

Tu fois mon factotum. Il va venir du monde :

Allons, dépêche-toi ; ne perds pas un instant ;

Obéis, et surtout ne raisonne pas tant.

GILOTIN.

Mon emploi véritable est de garder la porte.

À peine il a étendu un tapis sur la table qu’on heurte à la porte à plusieurs reprises. 

Vous entendez qu’on frappe, et non pas de main morte.

Je cours ouvrir, Madame, et voilà mon métier.

 

 

Scène V

 

GILOTIN, PAPELINE, UNE FEMME DU PEUPLE

 

LA FEMME.

On m’a dit que céans restait Maître Gautier.

GILOTIN, ricanant.

Maître Gautier ! Comment ! vous ignorez encore !...

PAPELINE, à Gilotin.

Laisse-la s’expliquer.

GILOTIN, à part.

Volontiers. La pécore !

LA FEMME.

Je suis la femme, moi, d’un Maître Charbonnier.

PAPELINE, avec hauteur.

Je le crois, et n’ai pas dessein de le nier.

Mais que demandez-vous ?

LA FEMME.

Une assez forte somme

Que, depuis quelque temps, Gautier doit à notre homme,

Pour du charbon vendu.

PAPELINE, du même ton.

Ma mie, écoutez-moi.

Mon mari vous paiera, plus que jamais, je crois ;

Il va devenir riche, et sa première étude.

Sera de mettre fin à votre inquiétude.

Mais il vient de monter au rang de Gouverneur,

C’est le choix du Conseil. Sachez que Monseigneur

Travaille, en ce moment, aux plus grandes affaires,

Et ne peut s’occuper de semblables misères :

Vous reviendrez tantôt.

LA FEMME.

L’ai-je bien entendu ?

Eh quoi ! je viens ici pour réclamer mon dû,

Et de moi l’on se moque ? Et l’on me congédie ?

Et ces gens avec moi jouant la comédie,

Ne se contentent pas de ne me point payer,

En face tous les deux m’osent injurier ?

PAPELINE.

Vous pourriez à la fin lasser ma patience.

Retirez-vous, ma Bonne.

LA FEMME.

Avec quelle insolence

Elle me traite encore !

PAPELINE.

Allons, retirez-vous.

Vous pouvez au Conseil vous plaindre contre nous.

Monseigneur y sera, qui vous fera justice.

 

 

Scène VI

 

GILOTIN, PAPELINE, LA FEMME DU PEUPLE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, à Gilotin.

De Monseigneur Gautier n’êtes-vous pas le Suisse ?

GILOTIN, à part.

Comme l’on reconnaît déjà ma dignité !

À la Femme.

Vous le voyez, ma Bonne : est-ce la vérité

Que l’on vient de vous dire ? Allons, sans plus attendre,

La poussant dehors.

Délogez.

Au Domestique.

Monseigneur est prêt à vous entendre.

Que voulez-vous de lui ?

LE DOMESTIQUE.

Pour le complimenter,

Deux Dames en ce lieu voudraient se présenter.

PAPELINE.

Qu’elles entrent. Je crois que mon mari travaille,

Et je le suppléerai, du moins vaille que vaille.

 

 

Scène VII

 

GILOTIN, PAPELINE, MADAME MACLOT, MADAME SANDER

 

MADAME MACLOT, avec des transports exagérés.

Ah ! Madame, la joie et le ravissement

Nous mènent à vos pieds en cet heureux moment.

Nous venons exprimer les transports de notre âme.

Monsieur Gautier est donc Gouverneur ?

PAPELINE, d’un ton cérémonieux.

Ah ! Madame !

MADAME SANDER.

Sitôt que je l’ai su, j’ai volé près de vous.

Que je sens de plaisir qu’enfin à votre époux

On ait rendu justice !

PAPELINE.

Ah ! Madame !...

MADAME MACLOT.

Est-il homme

Qui soit plus méritant, de Paris jusqu’à Rome ?

Il sait la Politique.

MADAME SANDER.

Et sur le bout du doigt.

Pour ses rares talents le Monde est trop étroit :

Il pourrait gouverner les États de la Lune.

MADAME MACLOT.

Même ceux du Soleil.

PAPELINE, à part.

Leur caquet m’importune.

Haut.

Gilotin, des fauteuils. Pourquoi rester debout ?

Mesdames, il faudrait vous asseoir.

MADAME SANDER.

Point du tout.

Je n’oserai jamais prendre cette licence.

MADAME MACLOT.

Je ne m’assiérai point devant votre Excellence :

Je fais trop le respect que je lui dois.

PAPELINE.

Eh bien !

On ne peut pas toujours soutenir l’entretien :

Mesdames, jouez-vous ?

MADAME SANDER.

La demande est honnête.

Quelquefois.

PAPELINE, rapidement.

L’as qui court ? la triomphe ? la bête ?

Ces trois jeux ont pour moi des charmes ravissants.

MADAME MACLOT, bas, et à double entente, à Madame Sander.

La bête !

PAPELINE.

Elle a des coups tout-à-fait amusants.

Des cartes, Gilotin.

MADAME SANDER.

J’aime mieux le quadrille ;

C’est mon jeu favori quand je suis en famille

Et si Madame veut...

PAPELINE.

Nous le jouerons à trois,

N’est-ce pas ? mais ce jeu n’est-il pas trop bourgeois ?

MADAME MACLOT, bas à Madame Sander.

Faire un quadrille à trois !

Haut à Papeline.

Le quadrille, Madame,

Se joue à quatre.

PAPELINE.

À quatre ! eh bien ! j’en ai dans l’âme

Un plaisir véritable. Il le faut avouer,

La bête me plaît fort, et j’aime à la jouer.

MADAME MACLOT, à Madame Sander.

Nous le voyons.

PAPELINE.

Pourtant il faut vous satisfaire,

Et je me sacrifice au désir de vous plaire.

Le quadrille demande un quatrième acteur ;

Je vais chercher ma fille, et nous aurons l’honneur

De revenir ici faire votre partie.

MADAME SANDER, faisant la révérence.

Quel excès de bonté !

PAPELINE, avec une politesse gauche.

Point de cérémonie.

Je vous quitte à l’instant pour vous rejoindre.

GILOTIN, à part.

Et moi,

Je vais, sans plus tarder, vaquer à mon emploi.

 

 

Scène VIII

 

MADAME MACLOT, MADAME SANDER

 

MADAME MACLOT, riant.

Jouez-vous l’as qui court ?

MADAME SANDER.

Ah ! ma sœur, quel délire !

Et que nous faisons bien l’une et l’autre d’en rire !

MADAME MACLOT.

Quels airs, en nous voyant, la bonne femme a pris !

Quel maintien ! quel langage, et surtout quels habits !

Si l’une de nous deux allait ainsi vêtue,

Comme tous les enfants la suivraient dans la rue !

De tous les Parvenus l’orgueil est le défaut ;

Il est même souvent chez les gens comme il faut.

 Mais qu’au sein du bonheur le Peuple est ridicule !

Et que la vanité le rend sot et crédule !

Nos maris, je le vois, avaient tous deux raison,

Lorsque, pour gouverner, ils ont pris un Charron :

C’était le vrai moyen d’avoir la comédie,

Et de nous la donner.

MADAME SANDER.

Leur trame est bien ourdie.

Nous pourrions cependant la faire découvrir,

Si de ces lieux, ma sœur, nous tardions à sortir.

Il faut nous retirer.

MADAME MACLOT.

Sitôt ! c’est bien dommage !

Je n’ai point assez ri.

MADAME SANDER.

Vous rirez davantage

Quand nous serons dehors. Je crains votre gaîté,

Et que Maître Gautier par vous désenchanté

Ne s’aperçoive enfin que de lui l’on s’amuse.

Pour nous justifier, nous n’aurions point d’excuse.

Pourquoi faire échouer le plus heureux dessein ?

MADAME MACLOT.

Sachons auparavant ce que veut Gilotin.

 

 

Scène IX

 

GILOTIN, MADAME MACLOT, MADAME SANDER

 

GILOTIN.

Mesdames, du logis on assaille la porte :

Depuis quelques instants la foule s’y transporte,

Et j’en ai rendu compte à Monseigneur.

MADAME MACLOT.

Eh bien !

Que prétend Monseigneur ?

GILOTIN.

Pardonnez, si je viens

Vous prier de sortir. Cette grande affluence

Attend de Monseigneur une prompte audience ;

Et Monseigneur, jaloux de faire son devoir,

Va bientôt, m’a-t-il dit, ici la recevoir.

MADAME SANDER, à Madame Maclot.

Il est clair à présent que Monseigneur nous chasse.

Profitons de l’avis, et cédons lui la place.

Nous vous remercions de l’avertissement.

 

 

Scène X

 

GILOTIN, seul

 

Mon Maître veut qu’ici je reste en ce moment,

Que je l’aide à juger les causes difficiles.

Je suis un ignorant ; mais quoi ! les plus habiles

Ne sont-ils pas sujets à faire de faux pas ?

À l’Audience, au moins, je ne dormirai pas.

 

 

Scène XI

 

MAÎTRE GAUTIER, avec un habit antique et ridicule, GILOTIN

 

MAÎTRE GAUTIER.

Que chacun à son tour devant moi comparaisse !

Voici mon tribunal.

Il s’assied dans un fauteuil près d’une table.

Je t’invoque, ô Sagesse !

Fais que la Vérité s’explique par ma voix,

Et que tous mes Arrêts soient conformes aux Lois.

 

 

Scène XII

 

MAÎTRE GAUTIER, LE SYNDIC DES CHAPELIERS

 

GILOTIN, d’un ton ampoulé, au Syndic qui est encore à la porte.

Syndic des Chapeliers, avancez, et sans crainte

Aux pieds de Monseigneur déposez votre plainte.

LE SYNDIC.

Ah ! Monseigneur, daignez nous venger d’un fripon

Qui veut nous ruiner.

MAÎTRE GAUTIER.

Oui, j’en ferai raison.

Expliquez votre cause.

LE SYNDIC, lui présentant un papier.

Elle est ici déduite

Sommairement.

MAÎTRE GAUTIER.

Fort bien ! j’aime qu’on aille vite.

LE SYNDIC.

Quatre pages en tout la disent clairement.

MAÎTRE GAUTIER.

Et c’est-là, selon vous, parler sommairement ?

Lisez : qu’attendez-vous ?

LE SYNDIC.

Je fais à peine lire,

Et je crains...

MAÎTRE GAUTIER, à Gilotin.

Lis donc toi...

GILOTIN.

Je fais fort bien écrire ;

Mais je lis assez mal.

MAÎTRE GAUTIER.

Lis toujours.

GILOTIN.

Monseigneur !

On frappe.

MAÎTRE GAUTIER.

Va donc voir.

 

 

Scène ΧΙII

 

MAÎTRE GAUTIER, LE SYNDIC, GILOTIN, UN MARCHAND

 

LE MARCHAND.

Pourra avoir l’honneur

De me défendre ici devant la Seigneurie ?

GILOTIN, à Maître Gautier, montrant le Marchand.

Ce Marchand, du Syndic est l’adverse Partie.

MAÎTRE GAUTIER.

Qu’il reste. Lis d’abord la plainte du Syndic.

GILOTIN.

J’épellerai fort bien : mais lire, c’est le hic.

Lisant avec peine et d’une manière ridicule.

« Très noble, très savant et très honorable Gouverneur,
Moi soussigné Syndic, indigne de la très renommée Communauté des Chapeliers de cette Ville, me présente ; et après avoir fait mes respectueux et tendres compliments de félicitation au digne Citoyen qui... »

MAÎTRE GAUTIER.

Passe les compliments.

GILOTIN, continuant de lire.

« Voici l’affaire : c’est que les Marchands de cette Ville tiennent impunément dans leurs boutiques des pièces entières de certaines sortes de drap faites avec du poil de castor, et poussent la témérité jusqu’à faire faire des bas de même matière. De là il arrive que nous autres, pauvres Chapeliers, ne pouvons plus acheter, même à force d’argent, le castor dont nous avons besoin pour nos ouvrages, et que les gens de la campagne, et ceux même de la ville, ne peuvent plus nous donner pour nos chapeaux, la somme de neuf ou dix livres comme ci-devant ; ce qui nous porte un notable préjudice.
Il appert donc par les cinquante articles que je vais mettre sous les yeux de Son Excellence ; il appert, dis-je, que nous Chapeliers avons seuls le droit de travailler le castor.

1° Par l’Histoire... »

MAÎTRE GAUTIER.

Main-basse sur l’Histoire.

GILOTIN, continuant de lire.

« 2 ° Par les témoignages rendus en Justice par Pierre, fils de Jean, qui peut se ressouvenir que l’aïeul de son grand père a dit... »

MAÎTRE GAUTIER.

Saute à pieds joints l’aïeul. Que fait-il au Mémoire ?

GILOTIN, continuant de lire.

« 3 ° Par l’excès du luxe qu’il y a à employer pour des bas et pour des habits un poil aussi précieux que celui du castor... »

MAÎTRE GAUTIER.

C’est assez, Gilotin. Le Syndic a raison.

Qu’en dis-tu ? Réponds bas.

GILOTIN, bas.

Mais je ne dis pas non.

Un Juge cependant, en toute controverse,

Sans savoir les griefs de la Partie adverse,

Ne doit point prononcer.

MAÎTRE GAUTIER.

Eh bien ! Écoutons-la.

Au Marchand.

Avez-vous un Mémoire : un Placet ?

LE MARCHAND.

Le voilà.

MAÎTRE GAUTIER.

Lis encor, Gilotin.

LE MARCHAND.

Si Monseigneur l’ordonne,

Moi-même je lirai : son Secrétaire anone.

MAÎTRE GAUTIER, au Marchand.

Lisez donc : j’y consens.

LE MARCHAND, lisant d’un ton ampoulé.

« Autant que votre intelligence l’emporte sur les autres, autant ma joie l’a aussi emporté sur les autres, lorsque j’ai appris que vous étiez élu Gouverneur ; mais ce qui m’amène devant vous Monseigneur, c’est le chagrin que me causent les Chapeliers, en s’opposant à ce que je vende des étoffes et des bas de castor. Ils veulent avoir seuls le commerce du castor, et qu’on n’en emploie point à d’autres usages qu’aux chapeaux : mais rien de plus sot et de plus ridicule que de porter un chapeau de castor ; car on le met sous le bras où il n’est d’aucune utilité, où il ne peut garantir la tête d’aucun accident, et où un chapeau de paille ferait le même effet ; au-lieu que des bas et des habits de castor réchauffent à la fois les jambes et les épaules ; et si Monseigneur l’avait expérimenté, il avouerait lui-même... »

MAÎTRE GAUTIER, au Syndic et au Marchand.

Arrêtez, et daignez

L’un et l’autre, un instant vous tenir éloignés.

Ils vont au fond du Théâtre.

Gilotin !

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER, l’approchant de son fauteuil.

Ton avis ?

GILOTIN.

Et le vôtre ?

MAÎTRE GAUTIER, à demi-voix.

Ils ont raison tous deux. Je crois que l’un et l’autre...

GILOTIN, aussi à demi-voix.

Il faut bien cependant que l’un des deux ait tort.

MAÎTRE GAUTIER.

Lequel est-ce ?

GILOTIN.

Ma foi ! je l’ignore.

MAÎTRE GAUTIER, le poussant rudement.

Butor !

Ne pouvoir décider ‘une affaire à ton âge !

Je t’ai pris pour m’aider.

GILOTIN.

Oui, dans le charronnage ;

Mais pour le reste...

MAÎTRE GAUTIER.

À tout il faut se rendre bon.

GILOTIN.

Eh bien ! pour prononcer en cette occasion,

Je songe tout-à-coup à des moyens propices.

Allant au fond du Théâtre.

Vous avez oublié de payer les épices,

Syndic des Chapeliers ;

Au Marchand.

Et vous, Monsieur, aussi.

LE SYNDIC, lui donnant de l’argent.

Je conviens de mon tort : agréez donc ceci.

LE MARCHAND, à qui il rend la main.

N’attendez rien de moi.

GILOTIN.

Pourquoi ?

LE MARCHAND.

C’est un scandale

Que d’oser rendre ainsi la justice vénale.

GILOTIN, revenant près de Gautier.

Le Syndic a donné ; le Syndic a raison.

On entend heurter fortement à la porte.

MAÎTRE GAUTIER, qui n’a pas entendu Gilotin.

On veut assurément renverser ma maison.

Entends-tu, Gilotin ? Va voir ce qu’on demande,

Mais n’ouvre point la porte, et dis que l’on attende.

Je ne saurais juger dix causes à la fois.

Gilotin va à la porte, et y reste quelques minutes,

MAÎTRE GAUTIER, continuant.

J’ai beau sur celle-ci rêver, mordre mes doigts ;

Tout mon esprit s’y perd : je ne vois qu’un nuage

Où de la vérité, je cherche en vain l’image.

À Gilotin qui revient.

Eh bien ! quel Envoyé portait ici ses pas ?

GILOTIN.

La Province demain assemble les États ;

Et vous êtes chargé du Discours d’ouverture.

Voilà ce qu’on m’a dit à travers la serrure.

MAÎTRE GAUTIER, se levant.

La peste ! cet emploi m’honore infiniment.

Pour remplir les devoirs de mon Gouvernement,

Au Discours d’ouverture il faut que je travaille

Et dans mon cabiner qu’à l’instant je m’en aille.

Toi, Gilotin, demeure avec ces deux Marchands ;

Demande-leur encor des éclaircissements :

Je n’ai pas le loisir d’examiner leur cause.

 

 

Scène XIV

 

LE SYNDIC, LE MARCHAND, GILOTIN

 

GILOTIN, à part, et se promenant.

Allons, puisque sur moi Monseigneur se repose

Du soin de l’examen, j’en vais tirer parti.

Haut.

Syndic des Chapeliers, Monseigneur est parti :

C’est à moi maintenant que vous avez à faire.

Or donc répondez-moi ; c’est le point nécessaire.

N’employez-vous jamais que le poil de castor,

Pour faire vos chapeaux ?

LE SYNDIC.

N’en doutez point.

GILOTIN.

D’abord,

Afin de m’en convaincre, il faut que j’examine

Celui que vous portez.

LE SYNDIC, lui donnant le chapeau qu’il a fous le bras.

Volontiers.

GILOTIN, malignement, et avec gaité, en retournant le chapeau dans ses mains.

J’imagine

Que celui-ci, Monsieur, est de poil de lapin.

LE SYNDIC.

Ah ! pouvez-vous le croire ? Il est a doux ! ! si fin !

C’est du castor tout pur : quand votre main le touche

Ne le sentez-vous pas ?

GILOTIN, mettant le chapeau sur sa tête.

Vous me fermez la bouche ;

C’est vraiment du castor.

Au Marchand.

Je ne présume pas

Qu’il faille qu’en ces lieux vous reportiez vos pas.

LE MARCHAND.

Pourquoi donc ? Contre lui ne puis-je me défendre ?

GILOTIN.

Il gagnera : tantôt je vous l’ai fait entendre,

Et vous perdrez le droit d’employer le castor.

LE MARCHAND.

Je plaiderai.

GILOTIN.

Plaidez ; mais vous aurez grand tort.

LE SYNDIC, à Gilotin.

À Monseigneur ainsi présentant ma requête,

Vous allez lui prouver...

GILOTIN, enfonçant le chapeau sur son front.

J’ai votre affaire en tête.

Ainsi ne craignez rien ; mais sortez tous les deux :

On a toujours raison, quand on est généreux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER, un papier à la main

 

MAÎTRE GAUTIER.

Gilotin, j’ai déjà commencé ma harangue.

Fais-la-moi répéter.

GILOTIN.

Oui, mais dans quelle langue

L’avez-vous composée ? Est-elle en Allemand ?

En Anglais : en Latin ?

MAÎTRE GAUTIER.

Animal ! et comment

Veux-tu que je compose en latin : Je l’ignore.

Je ne sais que ma Langue, et pas trop bien encore.

GILOTIN.

Excusez, Monseigneur : je vous ai cru savant

Comme un livre, et d’ailleurs vous m’avez dit souvent...

MAÎTRE GAUTIER.

Je t’ai dit que j’étais savant en Politique,

Et voilà tout. Allons, plus de sotte réplique :

Écoute mon discours bien attentivement.

D’un ton déclamateur.

« Illustres Citoyens, qu’en cet heureux moment

« L’intérêt de l’État dans ce Palais rassemble... »

On frappe.

Qui diable frappe encor ? Que me veut-on ? Je tremble

De ne pouvoir finir mon Discours. C’est demain

Qu’il faut le réciter. Ici près, Gilotin,

Je vais continuer. Dis-leur que l’audience

Est un peu retardée, ou que l’horloge avance,

Et qu’on s’est trompé d’heure.

GILOTIN.

Oui, Monseigneur.

 

 

Scène II

 

GILOTIN, UN BOURGEOIS

 

LE BOURGEOIS, tenant la main à la poche.

Je viens

Parler à Monseigneur.

GILOTIN, à part.

Comme il débute bien !

Cette main qu’en entrant dans le poche il a mise,

M’annonce qu’on ne peut l’accuser de bêtise.

LE BOURGEOIS, ayant toujours la main au gousset.

Sans doute il est visible ?

GILOTIN, tendant la main.

Assurément.

LE BOURGEOIS, tirant sa montre.

Je dois

Dans une heure au plus tard m’en retourner chez moi,

Et voici maintenant celle de l’audience.

Vais-je donc promptement jouir de la présence ?

GILOTIN, avec humeur.

Monseigneur est absent.

LE BOURGEOIS.

Ne m’avez-vous pas dit

Que je pourrais le voir ?

GILOTIN.

Il est encore au lit.

LE BOURGEOIS.

Un Gouverneur au lit à quatre heures sonnées !

GILOTIN.

Monseigneur est malade ; et déjà trois saignées

Et quatre lavements qu’il a pris de ma main

Doivent l’y retenir au moins jusqu’à demain :

Votre montre d’ailleurs avec la grande Horloge

N’est point d’accord. 

Le poussant.

Ainsi de chez nous qu’on déloge.

 

 

Scène IIΙ

 

MAÎTRE GAUTIER, GILOTIN

 

MAÎTRE GAUTIER.

Gilotin, quel était cet homme ?

GILOTIN.

Un animal

Qui vient de se conduire on ne saurait plus mal

Qui ne fait pas comment on traite avec un Suisse ;

Et j’ai cru, Monseigneur, vous rendre un bon office

En le congédiant.

MAÎTRE GAUTIER.

Je n’en suis pas fâché.

Ma harangue m’occupe, et j’y suis attaché.

Je voudrais aujourd’hui ne recevoir personne.

As-tu fermé la porte ?

GILOTIN.

Hélas ! non.

MAÎTRE GAUTIER.

Je soupçonne

Que ces deux hommes noirs viennent pour me parler.

Ils m’ont vu par malheur : je ne puis reculer.

 

 

Scène IV

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER, DEUX AVOCATS

 

PREMIER AVOCAT.

À Monseigneur Gautier, homme illustre, homme sage,

Homme très érudit, puis-je, selon l’usage ?...

GILOTIN, gravement.

Avocat qui parlez comme feu Cicéron,

Ne dites plus Gautier, mais Gauthierri.

PREMIER AVOCAT.

Pardon ?

Monseigneur Gauthierri voudra-t il me permettre

De le féliciter, et surtout de soumettre

À son intégrité l’examen d’un débat

Qui vient de s’élever entre nous ?

MAÎTRE GAUTIER.

Avocat,

Je suis un peu pressé. Soyez bref en paroles,

Et ne m’accablez point de vaines hyperboles.

Au fait sans préambule.

SECOND AVOCAT.

Ah ! daignez, Monseigneur

Permettre qu’à mon tour je me donne l’honneur

De vous complimenter !

MAÎTRE GAUTIER.

Encor du verbiage ?

Avocat, vous et moi nous sommes en voyage ;

Et si le moindre objet vient arrêter nos pas,

Au gîte vous et moi nous n’arriverons pas.

PREMIER AVOCAT.

Monseigneur, un procès de grande conséquence

Nous amène tous deux près de votre Excellence.

MAÎTRE GAUTIER.

Un procès, dites-vous ? Vous savez, Avocat,

Que je suis Gouverneur et non pas Magistrat.

Pour le contentieux, aux Juges de la ville

Il se faut adresser.

SECOND AVOCAT.

La cause est difficile :

Elle peut entraîner des frais exorbitants :

Messieurs les Procureurs pourraient en peu de temps,

Si nous les consultions, ruiner nos Parties

En frais de toute espèce ; et craignant ces harpies,

Nous avons cru devoir ne consulter que vous.

MAÎTRE GAUTIER.

Cette raison est bonne. Allons, asseyons-nous :

Des sièges, Gilotin.

Gilotin apporte des sièges : ils s’asseyent, et il reste de bout.

Expliquez votre affaire.

PREMIER AVOCAT.

Nos clients, Monseigneur, ont chacun une terre

Voisine d’un ruisseau qui les sépare en deux.

Ce ruisseau, dont le cours est par fois orageux,

Grossi dernièrement par une longue averse,

A porté dans le champ de ma Partie adverse

Un grand morceau de terre ; et celle-ci prétend,

Contre toutes les Lois, que, depuis cet instant,

Ce lopin détaché du champ de ma Partie

De son champ augmenté fait à bon droit partie.

Cette prétention ne blesse-t-elle pas

L’équité naturelle, et, dans un pareil cas,

Ne faut-il pas citer le fameux axiome

D’un Légiste exercé que partout on renomme :

Nemo alterius damno debet locupletari.

Que dit, à ce propos, Monseigneur Gauthierri ?

MAÎTRE GAUTIER.

Je dis que l’on n’est point justement enrichi

Lorsque c’est aux dépens du Prochain.

SECOND AVOCAT, vivement.

Moi, je cite

Un axiome aussi d’un Auteur de mérite,

Du grand Justinien, le plus savant de tous,

Et qui sera toujours un oracle pour nous.

Justinien a dit dans le fameux Chapitre,

Qui des alluvions porte à bon droit le titre :

Quod per alluvionem agro flumen adjecit, jure gentium tibi acquiritur.

MAÎTRE GAUTIER.

Un tel passage est fort. Pour le bien du procès,

Avocat, pourriez-vous le traduire en français ?

SECOND AVOCAT.

Monseigneur est versé dans la Langue latine ?

MAÎTRE GAUTIER.

J’entends on ne peut mieux le latin de cuisine :

Et ce Justinien parle si savamment !

Oh ! si c’était du grec ! J’y suis certainement

Plus habile que vous, plus que tout un Collège.

PREMIER AVOCAT.

Monseigneur parle grec ? c’est un beau privilège.

MAÎTRE GAUTIER.

Gilotin vous dira que c’est mon grand plaisir,

Lorsque je suis tour seul.

GILOTIN.

Je n’en puis rien saisir ;

Mais c’est vraiment du grec aussi grec qu’il se puisse.

À part.

Monseigneur parle grec comme je parle suisse.

MAÎTRE GAUTIER.

Mettez donc en français le passage latin,

Si vous voulez avoir un Jugement certain.

SECOND AVOCAT.

Voilà ce qu’il veut dire : Alors que la rivière

Porte dans votre champ un grand morceau de terre,

Ce morceau devient vôtre, incontestablement.

Justinien l’a dit très positivement.

PREMIER AVOCAT, rapidement.

Justinien, plus bas, ajoute cette phrase...

MAÎTRE GAUTIER, l’interrompant, et se levant.

Devant Justinien vous êtes en extase ;

Vous vantez son esprit et son profond savoir :

Il vous mettra d’accord, si vous allez le voir.

Allez-y donc, Messieurs ; je craindrais de mal faire,

Surtout de l’offenser, en jugeant votre affaire.

Monsieur Justinien est sans doute Avocat ;

Sans doute en cette Ville il remplit son état :

Ne perdez pas de temps pour lui rendre visite.

PREMIER AVOCAT.

L’avis est excellent.

Bas à son Confrère.

Ami, sauvons-nous vite.

Monseigneur Gauthierri connaît le prix du temps ;

Nous en savons assez pour rire à ses dépens.

Ils font chacun une révérence, et se retirent en riant à la dérobée, et regardant Gilotin d’un air moqueur. Gilotin les conduit. Il tombe en revenant, et est poursuivi par une vieille femme, qui paraît être un homme déguisé.

 

 

Scène V

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER, LA VIEILLE FEMME

 

LA VIEILLE FEMME.

Ah ! je le trouve enfin, ce Gouverneur infâme,

Qui prétend que l’on doit avoir plus d’une femme ;

Et qui, par mon mari, sans le moindre examen,

M’a fait indignement chasser du lit d’hymen,

Moi qui suis jeune et belle, et qui pourrais, j’espère,

De neuf ou dix enfants encor le rendre père ;

Je le tiens ce maraud, ce traître, ce coquin.

Menaçant de le battre.

Allons, qu’il se rétracte, ou meure de ma main.

MAÎTRE GAUTIER.

Madame, êtes-vous folle ?... Arrêtez, je vous prie ;

Oui, morbleu ! je soutiens que la Polygamie...

LA VIEILLE FEMME.

Tu persistes ! attends.

Le battant.

MAÎTRE GAUTIER.

Gilotin, au secours.

Pierre, Jacques, Martin, on en veut à mes jours.

Chassez cette Furie.

Gilotin se cache de peur. Trois Garçons accourent, prennent la Vieille par les épaules, la mettent dehors, et Gilotin ne voyant plus de danger se montre, et aide ses camarades, qui se retirent.

 

 

Scène VI

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER

 

MAÎTRE GAUTIER.

Est-ce donc de la sorte

Que tu devrais, maraud, veiller à cette porte ?

Si tu laisses encore entrer des Avocats

Qui viennent en latin me conter leurs débats,

Ou quelque ville femme, aussitôt je te chasse.

Il s’assied près de la table et écrit.

Je prends un autre Suisse, et lui donne ta place.

GILOTIN.

Pardonnez, Monseigneur ! Cette horrible guenon,

Plus robuste que moi, n’entendait pas raison ;

Et mon dos de ses coups porte encore la marque.

Quand l’orage est si fort, peut-on mener la barque ?

Une autre fois...

MAÎTRE GAUTIER, rêvant à sa harangue.

Tais-toi ; laisse-moi réfléchir.

GILOTIN.

En bon Suisse, dedans je les ferai sortir

Au-lieu d’entrer dehors.

MAÎTRE GAUTIER.

Quelle maudite langue !

Tu sais que j’ai tantôt commencé ma harangue ;

Pourrai-je l’achever, si tu jases toujours ?

Écrivant quelques lignes en se frottant le front.

Je cherche vainement le fil de mon discours.

Gilotin !

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Quelle est donc cette rage,

De m’étourdir encore, et pourquoi ce tapage ?

GILOTIN.

Je n’ai pas dit un mot.

MAÎTRE GAUTIER, écrivant et rêvant.

J’entends du bruit, pourtant.

GILOTIN.

C’est donc quelque souris sous les sièges trottant ?

MAÎTRE GAUTIER, se levant, jetant sa perruque de colère, la foulant aux pieds, venant se rasseoir, et effaçant ce qu’il a écrit.

Gilotin !

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Tais-toi donc, grosse bête !

Tu trouves du plaisir à me rompre la tête :

Je n’en saurais douter ; clairement je le vois.

Si ta langue s’obstine à mépriser mes lois,

Je me lève, et sois sûr que réprimant tes frasques,

J’irai...

GILOTIN.

De mon habit je regardais les basques,

Et je riais de voir ces antiques galons

Descendre en serpentant jusques à mes talons :

Mais je n’ai pas soufflé, de nouveau je le jure.

MAÎTRE GAUTIER, frappant son front, écrivant quelques lignes, et criant.

Gilotin !

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Je suis à la torture,

Et le diable, je crois, m’empêche de trouver

La fin de mon discours ; je ne puis l’achever.

Va dire de ma part à ces marchandes d’huîtres

De ne pas tant crier. Vois-tu comme les vitres

Tremblent aux sons aigus qu’elles poussent dans l’air ?

GILOTIN, à haute voix, et s’approchant de la porte.

Pourquoi faire à la porte un tapage d’enfer ?

Pour vendre du poisson ouvrez-donc moins la bouche,

Mesdames, et songez que Monseigneur accouche.

MAÎTRE GAUTIER.

Gilotin !

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Pourquoi donc t’agiter ?

En place, un seul moment, ne pourrais-tu rester ?

GILOTIN.

Vous m’avez ordonné...

MAÎTRE GAUTIER, se croyant inspiré.

Tais-toi : fois immobile.

Il me vient une idée admirable, et mon style...

Non, elle ne vient pas.

Il écrit et efface.

Gilotin !

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Que j’en veux à ces gens qui m’ont fait Gouverneur !

Accablé de soucis, de peines incroyables,

Que ne puis-je envoyer ma charge à tous les diables !

La veux-tu ?

GILOTIN.

Non vraiment : j’en vois tout le danger.

À peine a-t on le temps de boire et de manger ;

Et je crois que je suis déjà las d’être Suisse.

MAÎTRE GAUTIER, se levant encore, heurtant sa perruque, s’embarrassant les pieds dedans et tombant.

Gilotin ![13]

GILOTIN.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Ah ! quel coup à ma cuisse !

Je crois qu’elle est démise ou fracassée. Accours ;

Aide-moi, je te prie, et viens à mon secours.

GILOTIN, sans bouger.

Je m’en garderais bien : vous m’avez fait défense

De remuer.

MAÎTRE GAUTIER, à terre.

Maraud ! je change l’ordonnance.

On frappe ; va-donc voir. Que je suis malheureux !

Il se relève avec peine, et va, en boitant, se cacher sous la table.

Voici le seul moyen d’échapper à leurs yeux.

 

 

Scène VII

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER, sous la table

 

MAÎTRE GAUTIER, d’une voix tremblante.

Qu’était-ce, Gilotin ?

GILOTIN.

Le Major de la Ville

Demande à vous parler.

MAÎTRE GAUTIER.

La chose est difficile.

Dis-lui qu’en ce moment je suis trop occupé.

GILOTIN.

Il est pressé, dit-il.

MAÎTRE GAUTIER.

Qu’il vienne après soupé :

Persuade-lui bien qu’une harangue à faire

Pour les États, n’est point une petite affaire,

Que j’ai tout le Conseil et lui-même à louer,

Et que je ne sais plus à quel Saint me vouer.

 

 

Scène VIII

 

MAÎTRE GAUTIER, seul, sortant de dessous la table

 

Que de soucis rongeurs, que de peines cruelles ;

Les grandeurs d’ici bas entraînent avec elles !

Et que l’homme est sensé, qui borne ses désirs !

On croit en s’élevant goûter tous les plaisirs :

Aux contrariétés on est bientôt en proie ;

On n’a plus de repos, de sommeil ni de joie.

Ah ! que ne suis-je encore un honnête Charron !

À peine je savais gouverner ma maison,

Et je viens d’accepter une charge funeste

Qui de mes tristes jours empoisonne le reste.

 

 

Scène IX

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER

 

GILOTIN, pleurant.

Ah ! Monseigneur, à l’aide ! au secours ! je suis mort.

MAÎTRE GAUTIER.

Qu’est ce ? et quel accident te fait crier si fort ?

GILOTIN.

Le Major de la Ville...

MAÎTRE GAUTIER.

Eh bien !

GILOTIN.

Avec main forte

Depuis un gros quart-d’heure attend à votre porte.

Vous n’avez pas voulu le recevoir.

MAÎTRE GAUTIER.

Comment

Le pourrais-je, dis-moi ? Tu fais qu’en ce moment...

GILOTIN.

Eh bien ! par ses soldats, à grand coup de bourrade,

Il m’a fait retirer : je n’en suis que malade ;

Mais j’en mourrai bientôt ; rien n’est plus assuré.

MAÎTRE GAUTIER.

Pourquoi donc ce Major ?...

GILOTIN.

C’est un dénaturé.

Entendez-vous le bruit que l’on fait dans la rue ?

Il va venir suivi de toute sa cohue.

MAÎTRE GAUTIER, courant de nouveau sous la table.

Eh ! grand Dieu ! pour calmer leur courroux insultant,

Pour les amadouer, va prier un instant

Ma femme de descendre, et sans doute pour elle

Ils auront le respect...

GILOTIN.

Oui : l’idée est nouvelle !

Des soldats respecter une femme ! j’ai peur

Qu’ils ne veuillent...

MAÎTRE GAUTIER.

Eh ! non : quelle sotte frayeur !

C’est une vieille femme.

GILOTIN.

Elle est assez jolie

Pour des Soldats.

MAÎTRE GAUTIER.

Eh ! non : va, dis-je.

GILOTIN.

Autre folie !

Mon pauvre Maître veut... Hélas ! il n’est plus temps :

On entre.

MAÎTRE GAUTIER.

Ô Ciel ! je touche à mes derniers instants.

 

 

Scène X

 

GILOTIN, MONSIEUR MACLOT, MONSIEUR SANDER, MAÎTRE GAUTIER, sous la table

 

MONSIEUR MACLOT.

Où donc est Monseigneur ?

GILOTIN.

Le voilà sous la table.

MONSIEUR MACLOT.

Nous venons lui donner un avis charitable.

Cherchant, et l’apercevant sous la table.

Mais il n’est que trop vrai... Monsieur le Gouverneur,

Voilà donc maintenant votre porte d’honneur !

MAÎTRE GAUTIER, sortant de dessous la table.

Ah ! ne me donnez plus un titre que j’abhorre,

Et qui fait mon malheur bien plus qu’il ne m’honore.

Je ne l’ai point cherché ; pourquoi donc me l’offrir ?

Pourquoi de mon état m’avez-vous fait sortir ?

MONSIEUR MACLOT.

Et pourquoi refuser de donner audience

Au Major de la Ville : Il veut tirer vengeance

De l’affront qu’à l’instant il a reçu de vous ;

Et, si nous n’avions pas arrêté son courroux,

Des soldats qu’il commande une troupe en tumulte

Dans votre sang, peut-être, eût lavé son insulte.

Vous avez offensé toute la garnison,

Et de votre conduite il faut rendre raison.

Le Conseil vous attend.

MAÎTRE GAUTIER.

Eh bien ! il peut attendre.

Pensez-vous que de lui je veuille encore dépendre ?

Qu’il cherche les moyens de me déposséder !

Tant mieux ! je ne veux pas à son ordre céder ;

Je resterai chez moi. Vivre dans son ménage

Me paraît à présent le parti le plus sage.

MONSIEUR SANDER.

Le Conseil ne veut point vous ôter votre emploi :

Mais il craint le Major. Son désir est, je crois,

Que vous alliez, ce soir, lui faire des excuses.

MAÎTRE GAUTIER.

Je vous entends, Messieurs, et j’aperçois vos ruses :

Mais, pour me rendre dupe, il faut être plus fin.

Prenez pour Gouverneur quelque jeune Aigrefin

Qui, fier de ce haut rang et toutefois docile,

Avec vous, sans se plaindre, aille à l’Hôtel-de-Ville :

Je suis Maître Charron, content de mon état ;

Charron je veux mourir, et fuir tout vain éclat.

MONSIEUR MACLOT.

Et vous osez penser, Gouverneur infidèle,

Qu’aux ordres du Conseil on peut être rebelle,

Et que nous souffrirons...

MONSIEUR SANDER.

Tremblez ! nous allons voir

Qui de vous ou de nous aura plus de pouvoir.

Ils sortent en faisant des signes menaçants et en riant sous cape.

 

 

Scène XI

 

GILOTIN, MAÎTRE GAUTIER

 

MAÎTRE GAUTIER, d’un ton lamentable.

Gilotin !

GILOTIN, du même ton.

Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Qu’est-ce qu’ils veulent dire

En me parlant ainsi ?

GILOTIN.

Que le diable conspire

Contre votre Excellence, et qu’il faudra bientôt

Il montre son cou.

Peut-être vous et moi faire un périlleux faut.

Gautier pousse des sanglots d’une manière grotesque.

Vous pleurez, Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Oui, Gilotin, je pleure,

Et bientôt de regret il faudra que je meure.

Pourquoi de tes conseils aussi ne pas m’aider ?

De toute part tu vois que l’on vient m’obséder,

Et tu demeures-là planté comme une souche !

GILOTIN.

Ignorez-vous combien votre intérêt me touche ?

J’ai presque terminé l’affaire du Syndic.

MAÎTRE GAUTIER.

Quoi ! si vite : et comment ?

GILOTIN.

Vous connaissez mon tic.

Un chapeau de castor arrondi sur sa tête

M’a tant soit peu tenté : j’en ai fait ma conquête,

Lui montrant le chapeau.

Et le voilà.

MAÎTRE GAUTIER.

Maraud ! tu reçois des présents !

Tu te laisses corrompre, et tu crois que céans

Sans être châtié tu vendras la justice ?

Il prend une chaise et veut l’en frapper. Gilotin s’enfuit.

Sors, et loin de chez moi va chercher du service.

 

 

Scène XII

 

MAÎTRE GAUTIER, seul

 

L’affaire du Syndic que je n’ai pu juger,

Les Avocats venus pour me faire enrager,

La femme dont le bras, aussi prompt que la langue,

M’a donné tant de coups ; le Major, ma harangue,

Que d’objets à la fois qui m’occupent l’esprit !

Sous un fardeau si lourd il succombe, il fléchit :

Il n’y peut résister, ne sait auquel entendre.

Un seul parti me reste, et c’est de m’aller pendre.

C’en est fait ! une corde est tout près de ce lieu.

Adieu, riches habits ; pouvoir suprême, adieu.

Pleurant à chaudes larmes.

Ah ! l’on n’avait bien dit que ma vaine science

Très haut n’élèverait... J’en fais l’expérience :

Et vous Auteurs maudits qui m’avez rendu fou,

Que ne puis-je avec moi vous pendre au même clou !

Il jette et disperse les livres qui font sur la table.

 

 

Scène XIII

 

MAÎTRE GAUTIER, LOUIS GÉRARD

 

GÉRARD.

D’ou vient cette colère, et pourquoi de la sorte...

MAÎTRE GAUTIER.

Qu’au fin fond des enfers le diable les en porte ;

Et périsse le jour où je les ai connus !

Leurs vains raisonnements, leurs rêves biscornus

Causent seuls ma ruine ; et ma peine est si grande,

Que, sans plus discourir, il faut que je me pende.

GÉRARD.

Quoi, Monsieur ! vous pourriez ?...

MAÎTRE GAUTIER.

Voulez-vous avec moi

Mourir de compagnie et que tous deux...

GÉRARD.

Ma foi

Je n’ai pas cette envie, et je n’approuve guère

Un semblable parti. Quel excès de misère

A fait naître chez vous un si prompt désespoir ?

J’en ignore la cause, et je voudrais savoir...

MAÎTRE GAUTIER.

Quoi ! vous ne savez pas que j’ai, toute ma vie,

Fait de la politique une étude suivie,

Et que, depuis tantôt devenu Gouverneur...

Vous riez ?... Enchanté de ce frivole honneur,

J’ai d’abord revêtu cet habit magnifique,

Et n’ai songé depuis qu’à la chose publique ;

Mais qu’il est malaisé, l’art du Gouvernement !

On entend chaque jour, on voit à tout moment

Des faquins sans esprit, qui plus vains que des cuistres,

Du haut de leur grenier insultent les Ministres,

Régentent le Royaume, et dont les sots pamphlets

Sont dignes tout au plus qu’on les paye en soufflets.

Que le Roi les élève et protège leurs vues,

Ces grands Législateurs ne font que des bévues.

Je viens de l’éprouver à mes dépens : je vois,

Depuis que le Conseil s’est reposé sur moi

Du soin de maîtriser un Public indocile,

Qu’il n’est point de métier qui soit plus difficile,

Et pour me délivrer d’un si pesant fardeau,

Il faut que je me pende ou me jette dans l’eau.

Quoi ! vous riez encor ? Ma surprise est extrême.

Est-ce ainsi que mes maux... ?

GÉRARD.

Vous en rirez vous-même,

Lorsque vous connaîtrez comme moi les ressorts

Que l’on a mis en jeu pour vous tromper.

Je sors De chez un Conseiller pour qui, dans la semaine,

J’avais fait un habit, et j’arrivais à peine,

Qu’à l’un de ses amis il raconte comment

Le bon. Maître Gautier avait cru bonnement

Qu’il venait d’être élu Gouverneur de la Ville.

Je ne vous dirai point de quel air, de quel style

S’exprimaient ces Messieurs ; mais il était aisé

De voir qu’à vos dépens on s’est fort amusé,

Et je suis accouru pour vous conter l’histoire...

MAÎTRE GAUTIER.

Quoi ![14] c’était une feinte ?

GÉRARD.

Oui : vous pouvez m’en croire.

MAÎTRE GAUTIER.

C’est pour rire de moi qu’on m’a fait Gouverneur ?

Et je ne le suis point en effet ? Quel bonheur !

GÉRARD.

Vous ne l’avez été qu’en peinture, vous dis-je ?

MAÎTRE GAUTIER.

J’ai .peine à concevoir un si rare prodige.

Quoi ! les deux Avocats...

GÉRARD.

Ont voulu plaisanter.

MAÎTRE GAUTIER.

Et ce Major si fier ?

GÉRARD.

Vous impatienter.

MAÎTRE GAUTIER.

La plainte du Syndic ?

GÉRARD.

N’était qu’une imposture.

MAÎTRE GAUTIER.

Je ne ferai donc point de Discours d’ouverture ?

GÉRARD.

Non : vous en voilà quitte.

MAÎTRE GAUTIER, sautant de joie en l’embrasant.

Ah ! mon ami Gérard !

Vous me rendez la vie : il faut en faire part

À ma femme, à ma fille, et que je vous embrasse,

Avant de leur conter mon heureuse disgrâce.

Appelant à haute voix.

Papeline ! Ma fille ! accourez.

 

 

Scène XIV

 

HONORINE, MAÎTRE GAUTIER, PAPELINE, LOUIS GÉRARD

 

MAÎTRE GAUTIER.

J’eus l’honneur

D’être tantôt par vous appelé Monseigneur :

Je suis redevenu Maître Gautier.

PAPELINE.

Qu’entends-je ?

Ô surprenant revers !

MAÎTRE GAUTIER.

Il vous paraît étrange ;

Mais il n’est pas moins vrai. Gérard m’a dit comment

Je viens d’être privé de mon Gouvernement.

On a feint de me croire un génie admirable,

Et mon autorité n’était rien qu’une fable.

PAPELINE, à part.

Que j’en ai de chagrin !

HONORINE, à part.

Que j’en ai de plaisir !

PAPELINE.

Mais comment se peut-il que trompant mon désir ?...

MAÎTRE GAUTIER.

Je t’expliquerai tout. Gérard aime ma fille,

Et je sais qu’il délire entrer dans ma famille.

Il est temps de l’unir avec elle. Je veux

Plus sage maintenant couronner tous ses vœux.

Tu n’iras point, je crois, blâmer ce mariage ?

PAPELINE.

Moi ? Je le souhaitais on ne peut davantage :

Ils ne l’ignorent pas.

MAÎTRE GAUTIER.

Je rends grâce au Destin.

Le Notaire ce soir... Mais que veut Gilotin ?

Est-ce qu’à mes regards il ose encor paraître ?

 

 

Scène XV

 

GILOTIN, HONORINE, MAÎTRE GAUTIER, PAPELINE, LOUIS GÉRARD

 

GILOTIN.

Pardonnez, Monseigneur !

MAÎTRE GAUTIER.

Il faut m’appeler Maître.

Mais que demandes-tu ? ne t’ai-je point chassé ?

GILOTIN.

Par le diable, et, je crois, par cet habit poussé,

J’ai reçu des présents ; mais je viens de les rendre,

Et si, dans ce moment, vous vouliez me reprendre...

MAÎTRE GAUTIER.

J’y consens ; mais au lieu d’escroquer des chapeaux,

Sers-moi fidèlement. Rentré dans le repos,

Ma maison, dès ce jour, devient ma République :

Un bon Charron vaut mieux qu’un mauvais Politique.


[1] Auteur d’un Mémoire sur la convocation des États-Généraux.

[2] Auteur du Mémoire pour le peuple Français.

[3] Auteur d’un Mémoire sur les États-Généraux.

[4] Auteur du Bon-Sens.

[5] Auteur de plusieurs Ouvrages sur les États-Généraux.

[6] Auteur de l’Éclaircissement à l’amiable de l’Écrit aux Français, par un ami des trois Ordres, de la Lettre au Tiers-État de Bretagne, etc. de la conservation des trois Ordres, et de la destruction de leur rivalité, etc.

[7] Auteur de la Lettre d’un Propriétaire foncier.

[8] Autour d’un Ouvrage où il cherche à donner une nouvelle forme aux États de Languedoc.

[9] Il règne maintenant en France un esprit de fermentation pour le bien, une inquiétude de liberté et d’indépendance qui s’étend jusques sur notre Scène. Le Théâtre de Monsieur, à l’abri de ce nom respectable et adoré, cherche déjà à s’illustrer par des productions immortelles ; celui des Variétés s’efforce chaque jour, par un travail assidu, à sortir du genre ignoble de la farce, ou, il paraissait être renfermé. Quel service ne rendrait donc pas à ces deux Théâtres naissants, un Homme-de-Lettres versé dans la Langue Danoise, qui enrichirait la nôtre d’une traduction fidèle, ou d’une imitation élégante de ces vingt-six Comédies, dont un seul volume a été publié ? Les Auteurs Dramatiques puiseraient dans cette source, comme ils ont déjà puisé dans Shakespeare, Calderon, Lopès de Vega, etc...

[10] L’Horloge du Prince, par Guevara, Auteur Espagnol. C’est dans ce Livre que La Fontaine paraît avoir puisé le dis cours qu’il fait tenir à son Paysan du Danube. Quant à l’Argenis de Barclay, c’est un vieux Roman politique, qui a eu quelque célébrité, mais qu’on ne lit plus guère depuis longtemps.

[11] C’est une Actrice déguisée en jeune homme, qui doit faire ce bout du Rôle.

[12] Il y a en effet à Moscou une Apothicairerie très célèbre.

[13] C’est à l’Acteur qui jouera le rôle de Gautier à mettre de la variété dans ces diverses interrogations, à peindre tour-à tour le dépit, la crainte, le désespoir, et tous les sentiments qui agitent le malheureux Gouverneur.

[14] Maître Gautier, dans cette scène, doit passer par degrés d’une extrême douleur à une joie extrême. C’est à l’Acteur intelligent à sentir et à développer les nuances qui ne peuvent être rendues sur le papier.

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