L’Homme du monde (Jacques-François ANCELOT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Royal de l’Odéon, le 25 octobre 1827.

 

Personnages

 

LE COMTE DE SELMAR

LE BARON DE BLÉVILLE

ARTHUR BRÉMONT, pupille du baron de Bléville

SAINT-PAULIN

UN MAGISTRAT DE LA VILLE

JEAN-LOUIS, mari de Suzette

LA MARQUISE DE TERNY

EMMA, pupille de la Marquise

LA VICOMTESSE D’ORBIGNY

SUZETTE, sœur de lait d’Emma

DOMESTIQUES

CONVIÉS

UNE DÉPUTATION DE LA VILLE

 

La scène se passe pendant les deux premiers actes dans la terre de Madame de Terny ; pendant le troisième et le quatrième à Plombières ; pendant le cinquième près de la chaumière de Suzette, à une demi-lieue de Plombières.

 

Le Théâtre représente : Au premier acte, un salon ouvert sur des jardins. Au deuxième acte, une partie du parc de Terny, un pavillon est à la gauche du spectateur ; des bosquets occupent la droite. Au troisième acte, la salle commune de la maison des bains à Plombières. Au quatrième acte, un riche salon dans l’hôtel du comte de Selmar. Au cinquième acte, un grand hangar attenant au derrière d’une maison de paysan : dans le fond est la lisière d’un bois si tué sur une colline.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ouvrant sur des jardins.

 

 

Scène première

 

MADAME DE TERNY, SAINT-PAULIN

 

SAINT-PAULIN.

Eh bien ! Madame, avez-vous été contente de nous à la répétition ? Moi, du moins, je savais mon rôle.

MADAME DE TERNY.

À merveilles ! Mais vous l’avez joué si souvent !

SAINT-PAULIN.

Il est vrai que ce M. Théodore Leclerq me donne bien de l’occupation cet été.

MADAME DE TERNY.

Et à moi, qui, en ma qualité de maîtresse de maison, me suis résignée à l’emploi de souffleur !

SAINT-PAULIN.

À la campagne il faut bien faire quelque chose.

MADAME DE TERNY.

Je l’avoue, de tous les plaisirs champêtres la comédie de société est celui que j’aime le mieux.

SAINT-PAULIN.

Oh ! je le conçois, et je gagerais que c’est moins la comédie que les acteurs qui vous amusent. Les prétentions, les petites rivalités exercent votre esprit observateur et malin.

MADAME DE TERNY.

Comment donc ? Je crois que vous me flattez ? Ce n’est pourtant pas là votre habitude ! Frondeur sévère, souvent même un peu médisant...

SAINT-PAULIN.

C’est que dans le monde on n’est pas accoutumé à la franchise. Quant à vous, Madame, le censeur le plus rigide est contraint de vous rendre justice.

MADAME DE TERNY.

Cependant j’ai mes défauts.

SAINT-PAULIN.

Oui, sans doute, Madame ! Je vous reprocherai seulement de n’avoir pas ceux de votre âge.

MADAME DE TERNY.

Comment cela ?... Allons, me craignez pas de me dire mes vérités.

SAINT-PAULIN.

Eh bien ! selon moi, vous avez conservé un caractère de jeunesse, un amour des plaisirs...

MADAME DE TERNY.

Ici, je vous interromps, mon cher Saint-Paulin ! J’avoue que je suis loin de me condamner à la retraite, et de fuir les plaisirs que la société procure ; mais ce n’est pas pour moi que je les recherche. Emma ne peut s’éloigner de moi : irai-je la forcer de vivre dans la solitude, de subir les ennuis d’un âge qui n’est pas le sien ?

SAINT-PAULIN.

Fort bien. Je sais que vous avez assez d’esprit pour trouver d’excellentes raisons ; mais je vous ai vue souvent effacer par le goût de votre parure nos dames les plus brillantes : on ne vous eût pas donné trente ans.

MADAME DE TERNY.

J’en ai cinquante.

SAINT-PAULIN.

Allons ! vous poussez la coquetterie (pardonnez à ma franchise) jusqu’à vous vieillir pour paraître encore plus extraordinaire. Ne vous ai-je pas vue attirer autour de vous un cercle nombreux, tandis que nos dames les plus jeunes et les plus élégantes étaient délaissées ? Cela fait crier, et non sans raison.

MADAME DE TERNY.

N’allez-vous pas, comme madame d’Orbigny, me reprocher d’accaparer pour moi seule le brillant comte de Selmar ?

SAINT-PAULIN.

Le comte de Selmar ! Cela n’a rien de surprenant, et ce n’est pas là-dessus que je gronderai. Le comte n’est plus un jeune homme.

MADAME DE TERNY.

Mais il a...

SAINT-PAULIN.

Quarante-deux ans bien comptés.

MADAME DE TERNY.

Vous croyez ?

SAINT-PAULIN.

J’en suis sûr ; et depuis deux ans son ambition le pousserait à se faire élire député, si son amour-propre ne lui défendait de montrer son extrait de baptême.

MADAME DE TERNY.

Est-ce donc là un si grand âge ?

SAINT-PAULIN.

Pour un homme à bonnes fortunes !... Oui !

MADAME DE TERNY.

Ah ! je vous en supplie, épargnez monsieur de Selmar, car, pour ma part, je déclare que j’en raffole.

SAINT-PAULIN.

Je suis loin de chercher à l’attaquer. Il y a si longtemps qu’il est à la mode, que l’engouement qu’il inspire est légitimé par le temps qui consacre tout.

MADAME DE TERNY.

Encore des méchancetés !... Mais heureusement voici son meilleur ami qui vient à mon aide.

 

 

Scène II

 

MADAME DE TERNY, SAINT-PAULIN, BLÉVILLE, ARTHUR

 

MADAME DE TERNY.

Eh ! arrivez donc, mon cher Bléville !... Bonjour, monsieur Arthur.

BLÉVILLE.

Madame, je vous salue de tout mon cœur. Nous venons de faire, mon pupille et moi, une promenade délicieuse dans votre parc.

MADAME DE TERNY.

Vous revenez à propos pour défendre monsieur de Selmar.

BLÉVILLE.

Moi !

SAINT-PAULIN.

Oui ; on l’accuse d’avoir... quarante-deux ans.

BLÉVILLE.

Parbleu, c’est un tort dont je voudrais pouvoir m’accuser moi-même.

ARTHUR.

Son âge, il est vrai, l’avertit qu’il est temps d’être autre chose qu’un homme aimable.

SAINT-PAULIN.

C’est ce que je dis.

MADAME DE TERNY.

Et c’est ce que, nous autres femmes, nous n’approuvons pas.

BLÉVILLE.

Vous êtes sévère, Monsieur ! le comte de Selmar n’a point uniquement consacré sa vie à de frivoles triomphes de salons ; quand nos troubles civils ne lui laissèrent pour héritage qu’une illustre origine, descendu tout à coup du rang où le hasard l’avait placé, il y sut remonter par le noble emploi qu’il fit de ses talents ; vous ne pouvez ignorer qu’il a rempli avec succès plus d’une mission diplomatique. En ce moment même il existe un projet admirable conçu par lui, et qui, s’il était adopté, assurerait à l’industrie et au commerce de tout le nord de la France et à notre bonne ville de Plombières d’immenses avantages. Mais, depuis deux ans, ce projet est mis de côté.

MADAME DE TERNY.

Vous voyez ?...

SAINT-PAU LIN.

Ah ! oui, monsieur le baron, des projets pour l’industrie !... Quelque nouvelle machine à vapeur !... quelque mécanique qui marche avec des souris ! Eh bien ! qu’on lui donne une médaille, et qu’on n’en parle plus.

BLÉVILLE.

Non, Monsieur, ce n’est point une machine à va peur, ce n’est point une mécanique ; c’est un bon traité de commerce, et je l’en remercie ! car je suis commerçant, moi ; j’ai mes usines, mes manufactures, et, tout baron que je suis, après avoir servi mon pays avec mon épée, je ne crois pas déroger en contribuant à l’enrichir.

ARTHUR.

Que monsieur de Selmar consacre à de nobles occupations les facultés précieuses qu’il a reçues de la nature, et je lui rendrai justice, ainsi que vous, mon ami : je le reconnais pour un diplomate distingué. Mais je ne puis compter parmi ses titres à l’estime sa réputation de séducteur ; il n’y a point de gloire à tromper une femme.

BLÉVILLE.

Arthur, je t’en supplie, respecte dans le comte de Selmar, mon ami.

SAINT-PAULIN.

J’aime à voir notre jeune avocat prendre en main la défense du beau sexe ; et, si quelque chose m’étonne, c’est que madame de Terny protège si vivement monsieur de Selmar ; car enfin la vicomtesse d’Orbigny est votre amie, et la manière dont il s’est conduit avec elle...

BLÉVILLE.

La légèreté, les inconséquences de madame d’Orbigny peuvent au moins excuser...

MADAME DE TERNY.

Allons, Messieurs, trêve de médisance et de suppositions !...

SAINT-PAULIN.

Ah ! vous nommez cela des suppositions ?... Mais nous nous oublions auprès de vous ; c’est dans deux heures que nous devons jouer notre proverbe : je crois, monsieur de Bléville, que nous n’avons pas trop de temps pour repasser nos rôles ; vous surtout qui ne savez jamais le vôtre.

MADAME DE TERNY.

Il est vrai que vous donnez un mal au pauvre souffleur !

BLÉVILLE.

C’est singulier ! au collège j’avais toujours le prix de mémoire.

SAINT-PAULIN.

Voyons, venez, je vous ferai répéter. Quant à monsieur Arthur, il n’a pas daigné être des nôtres.

MADAME DE TERNY.

Je le garde avec moi, j’ai à lui parler.

 

 

Scène III

 

MADAME DE TERNY, ARTHUR

 

ARTHUR.

Vous voulez me parler, Madame ; je devine quel va être le sujet de notre entretien.

MADAME DE TERNY.

Monsieur Arthur, lorsque, à votre dernière visite, vous avez eu assez de confiance en moi pour me faire part de l’état de votre cœur et du sentiment que vous inspire mon Emma, je vous demandai quelques jours pour réfléchir et pour interroger les inclinations de la pauvre enfant.

ARTHUR.

Eh bien, Madame !... Ah ! vous allez prononcer mon arrêt ! Puis-je espérer ?

MADAME DE TERNY.

Oui. Je vous crois digne de faire le bonheur d’Emma.

ARTHUR.

Ah Madame !... et... m’aime-t-elle ?

MADAME DE TERNY.

Elle a pour vous beaucoup d’amitié.

ARTHUR.

De l’amitié ?...

MADAME DE TERNY.

Ne vous hâtez pas de vous plaindre. L’amitié est jusqu’à présent le sentiment le plus vif qu’elle ait éprouvé. Quoique douée d’une âme ardente et sensible, Emma est trop jeune encore pour avoir pu se rendre compte de ses affections. Ce qu’elle croit être de l’amitié deviendra peut-être bientôt quelque chose de plus tendre.

ARTHUR.

S’il était vrai !

MADAME DE TERNY.

Mais, mon cher Arthur, il ne faut point vous aveugler sur la fortune qu’Emma pourrait vous apporter en vous donnant sa main.

ARTHUR.

L’amour, tel que je le ressens, a-t-il jamais pu se régler d’après un vil intérêt ?

MADAME DE TERNY.

Écoutez : Emma n’est, vous le savez, que ma fille adoptive. Son père, homme d’une probité sévère et reconnue, était mon intendant. Il mourut, laissant cette enfant en bas âge. Je pris soin d’elle, je l’élevai, et je l’aime comme ma fille, mais j’ai des neveux. Je donnerai à Emma une dot sortable !...

ARTHUR.

Eh, Madame !...

MADAME DE TERNY.

Encore une fois, écoutez. Il ne s’agit point ici de vous, mais de votre famille. Les amoureux sont toujours désintéressés.

ARTHUR.

Madame, ainsi qu’Emma, je n’ai point connu mon père ; ainsi qu’elle je n’ai connu pour famille qu’un bienfaiteur. Ma fortune, dont je n’ai jamais demandé compte à mon tuteur, monsieur de Bléville, peut, je crois, nous suffire.

MADAME DE TERNY.

Mais le baron de Bléville connaît-il vos projets ?

ARTHUR.

Il les ignore, Madame ; vous seule au monde avez reçu la confidence de mon amour.

MADAME DE TERNY.

Il faut le consulter.

ARTHUR.

Je vais lui en parler sur-le-champ. Il ne veut que mon bonheur ! Je suis certain d’avance de son consentement !

MADAME DE TERNY.

Encore une petite clause à ajouter à notre traité. La présence d’Emma est devenue pour moi un besoin ; et puis j’aime la jeunesse, le bruit, les plaisirs qui l’entourent ; c’est pour moi une habitude... Je ne veux point me retrouver isolée. Vous resterez avec moi, en famille ; j’élèverai vos enfants, je les aimerai comme j’aurai aimé leur mère, et quand vos filles seront grandes, je les conduirai au bal.

ARTHUR, lui baisant les mains.

Quel avenir vous me faites entrevoir ! Comment vous prouver ma reconnaissance !

MADAME DE TERNY.

Silence ! voici Emma !... Il n’est pas temps encore de lui faire part de nos projets.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE TERNY, ARTHUR, EMMA

 

EMMA arrive en sautant.

Ah ! c’est vous, ma bonne mère !... Bonjour, monsieur le philosophe !

ARTHUR.

Philosophe !... parce que je n’ai point accepté de rôle dans le proverbe ?... Si pourtant vous l’aviez exigé ?...

EMMA.

Oh, du tout ! vous ne sauriez pas jouer les rôles d’amoureux.

MADAME DE TERNY.

Que deviens-tu donc, mon Emma ? tu sembles nous fuir ?

EMMA.

J’étais dans mon pavillon ; je travaillais à mon paysage.

ARTHUR.

La solitude a donc bien des charmes pour vous ?

EMMA.

Je n’étais pas seule ! monsieur de Selmar avait la bonté de me donner des conseils ; il a tant de goût ! il a même corrigé mon dessin.

ARTHUR.

Vous avez en lui une confiance sans bornes !

EMMA.

Il est si bon pour moi ! Il ne me traite point comme un enfant, quoique ce soit un homme supérieur ! Avec lui, il y a toujours à profiter. Il me prodigue ses sages avis, il m’apprend comment on doit se conduire dans le monde ; il me dit les personnes qu’il faut éviter, celles que je dois accueillir !...

À demi-voix et avec sentiment.

Qu’il parle bien, et que j’ai de plaisir à l’entendre !

ARTHUR, bas, à madame de Terny.

Puisse le comte ne pas abuser d’un pareil ascendant !

MADAME DE TERNY, bas, à Arthur.

Quelle idée vous avez là !

EMMA.

Mais, en me parlant de monsieur de Selmar, vous me faites oublier que j’étais venue ici pour vous annoncer l’arrivée de Suzette.

MADAME DE TERNY.

Ta sœur de lait ?

EMMA.

Oui !... elle vient de Plombières exprès pour vous présenter son mari, monsieur Jean-Louis. Ah ! quel drôle de mari !... cependant, ils font très bon ménage.

MADAME DE TERNY.

Je le crois bien, ils sont mariés depuis trois jours !

ARTHUR.

Elle a votre âge, Emma ! c’est un exemple qu’elle vous donne.

EMMA.

Moi ! je ne suis pas pressée !

À madame de Terny.

Pouvez-vous la recevoir ?

MADAME DE TERNY.

Certainement ! à l’instant : cette bonne Suzette !

EMMA, allant vers la porte.

Viens, Suzette !... monsieur Jean-Louis, approchez !

À madame de Terny et à Arthur.

Vous allez voir !

 

 

Scène V

 

MADAME DE TERNY, ARTHUR, EMMA, SUZETTE, JEAN-LOUIS

 

SUZETTE, au bras de son mari, et faisant des révérences dans le fond.

Madame...

MADAME DE TERNY.

Avancez donc, Suzette. J’ai appris avec plaisir que vous aviez fait un mariage qui vous convient sous tous les rapports.

SUZETTE.

Oui, Madame ; nous nous sommes épousés d’inclination.

JEAN-LOUIS.

C’est vrai, Madame ; d’inclination.

EMMA, à demi-voix à Arthur.

On ne s’en douterait guère. N’est-ce pas qu’il n’est pas beau ?

ARTHUR, idem.

S’ils s’aiment, ils sont heureux.

MADAME DE TERNY.

Vous restez au château aujourd’hui, n’est-il pas vrai, mon enfant ? Et vous ne partirez pas sans venir me parler.

SUZETTE.

Si vous le permettez, Madame, nous ne nous en irons que demain, mais de grand matin, parce que c’est jour de marché.

JEAN-LOUIS.

Ah ! oui, c’est jour de marché.

MADAME DE TERNY.

Emma, tu seras bien aise sans doute de causer avec la compagne de ton enfance. Nous vous laissons : monsieur Arthur, donnez-moi le bras.

Arthur et madame de Terny sortent.

EMMA.

Que je suis contente de te voir, ma chère Suzette ! Nous allons causer ensemble : j’ai bien des choses à te dire.

SUZETTE.

Vous êtes bien bonne, Mademoiselle.

EMMA.

Ne m’appelle donc pas Mademoiselle ; appelle-moi Emma, comme autrefois.

SUZETTE.

Que je vous aime !... Mais qu’est-ce que tu fais là, Jean-Louis ? Va prendre l’air, tu vas t’ennuyer.

JEAN-LOUIS,

Ah ! c’est vrai, j’ vas me promener.

SUZETTE.

C’est bien !

 

 

Scène VI

 

EMMA, SUZETTE

 

EMMA.

Tu l’aimes bien, ton mari ?

SUZETTE.

Ah ! oui, c’est un bon garçon... Il n’a pas un grand esprit... Mais, dame, nous autres, nous ne pouvons pas avoir ce qu’il y a de mieux... Si j’avais voulu, là, à Plombières, chez ma tante qui tient la maison des eaux, il y avait un beau monsieur qui m’ faisait la cour. Dame ! c’était un agent-de-change.

EMMA.

Vraiment ?

SUZETTE.

Oui-dà ! Il tournait toujours autour de moi ; il disait que je lui inspirais de l’intérêt ; il me faisait de belles phrases ; il voulait m’apprendre l’orthographe.

EMMA.

Ah !

SUZETTE.

Oui, mais il m’parlait toujours d’amitié, et jamais de mariage. Parce que, voyez-vous, ces beaux Messieurs, quand ils parlent d’amitié à des jeunes filles comme nous, c’est qu’ils veulent les enjôler.

EMMA.

Pourquoi cela ?

SUZETTE.

Et puis il avait quarante ans.

EMMA.

Eh bien ! cela seul devait te rassurer. Un homme de quarante ans !

Avec un sentiment concentré.

On dit que c’est l’âge de monsieur de Selmar.

SUZETTE.

Qui est-ce qu’ c’est qu’ ça, monsieur de Selmar ?

EMMA.

Tiens ! elle ne connaît pas monsieur de Selmar !... C’est un comte, un homme très distingué, dont tout le monde recherche les suffrages. Il a pour moi beaucoup

Avec hésitation.

d’amitié.

SUZETTE.

D’ l’amitié !... C’est un enjôleux !

EMMA.

Que tu es simple !... C’est un ami de ma mère adoptive.

SUZETTE.

Il est vrai qu’à la ville vous avez d’autres idées... Mais, dites-moi, qu’est-ce donc qu’on prépare au château ? J’ai vu, en passant dans la cour, de grandes toiles peintes, des arbres et des maisons en papier.

EMMA.

Ah ! tu ne sais pas ? Nous allons jouer la comédie.

SUZETTE.

Vraiment ?

EMMA.

Oui ; tu vas me voir dans un proverbe ; je serai mise comme toi, en paysanne. Tiens, voilà mon costume ; regarde : j’ai fait venir les dessins de Paris.

Elle conduit Suzette vers un portefeuille placé sur une table.

SUZETTE.

Oh ! que c’est joli !... En voilà qui sont bien drôles ! Quels grands bonnets !... Mais qu’est-ce que vous faites dans c’te comédie ?

EMMA.

Je représente une jeune paysanne qu’on séduit, qu’on enlève.

SUZETTE.

Ah ! Et qu’est-ce qui vous enlève ?

EMMA.

Monsieur de Selmar... Oh ! comme il joue bien !... Mais le voici lui-même.

SUZETTE.

C’est un bien bel homme !

 

 

Scène VII

 

EMMA, SUZETTE, SELMAR

 

SELMAR, à la cantonade.

C’est très bien ; que dans une demi-heure mon valet de chambre soit dans mon appartement. Adressez-vous pour le reste à monsieur de Saint-Paulin ; c’est lui que tous ces soins concernent.

S’approchant.

Vous êtes seule, charmante Emma ?

EMMA.

Voici Suzette, ma sœur de lait.

SELMAR, lui faisant un léger salut.

Ah !... Eh bien ! Emma, vous êtes-vous préparée ? L’instant approche.

EMMA.

Oui, je crois que je sais bien mon rôle... Et vous ?

SELMAR.

J’avouerai que je l’ai un peu négligé : d’autres pensées m’occupent.

EMMA.

En effet. Qu’avez-vous donc ? Depuis ce matin vous paraissez triste, rêveur ?

SELMAR.

Je m’étonne que vous vous en soyez aperçue ; l’heureuse insouciance de votre âge...

EMMA.

Moi, insouciante ! Non, Monsieur : croyez que je prends une part très vive aux chagrins de mes amis.

SELMAR.

Si j’étais du nombre, vous me plaindriez peut-être.

EMMA.

Vous plaindre ! Vous ! Que pouvez-vous avoir à désirer ? Partout on vous recherche, on vous vante, on vous aime !...

SELMAR.

On m’aime !...

EMMA.

Je le crois ; les plaisirs semblent vous suivre en tous lieux.

SELMAR.

Et que sont tous ces plaisirs frivoles pour un homme digne d’apprécier le vrai bonheur, et qui n’a pu rencontrer encore une âme qui répondît à la sienne ?

SUZETTE, à part, regardant toujours les gravures.

Qu’est-ce qu’il lui dit donc là ?

SELMAR.

Combien je préfère à ce tourbillon du monde les heures paisibles que, dans votre joli pavillon, nous consacrons ensemble aux beaux-arts, que nous aimons tous deux ! Sur un objet du moins, Emma, nos âmes s’entendent !

EMMA.

Alors qui peut causer cette mélancolie que je ne comprends pas ? Moi, je me trouve heureuse ! Et si mon âge ne s’opposait pas à ce que j’obtinsse votre confiance...

SELMAR.

Non, Emma, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas savoir ce qui se passe au fond de mon cœur : et cependant...

EMMA.

Que vous manque-t-il donc ? Ma mère n’a-t-elle pas réuni dans son château tous les amusements ? N’y trouvez-vous pas mille distractions ?

SELMAR.

Hélas ! c’est loin d’ici que je devrais en chercher !

EMMA, à part.

Que veut-il dire ? Je crains de le deviner !

SUZETTE, à part.

Comme elle est devenue sérieuse !

 

 

Scène VIII

 

EMMA, SUZETTE, SELMAR, BLÉVILLE, SAINT-PAULIN, puis MADAME DE TERNY

 

SAINT-PAULIN, à Bléville.

Je vous dis qu’il faut mettre l’habit obligé ; vous faites l’oncle, et dans les comédies tous les oncles sont galonnés.

BLÉVILLE.

Cela m’est égal, je garde mon habit !

SAINT-PAULIN.

Au moins, vous mettrez du rouge ?

BLÉVILLE.

Du tout !

SAINT-PAULIN, à Selmar.

Eh bien, monsieur le comte ! Vous ne vous disposez pas ?

À part.

Encore ensemble !

SELMAR.

Je ne me ferai pas attendre.

MADAME DE TERNY, entrant, un livre à la main.

Allons, Emma, dépêche-toi d’aller t’habiller, tout le monde arrive.

EMMA.

Suzette, tu vas m’aider.

UN DOMESTIQUE.

Madame la vicomtesse d’Orbigny vient d’entrer au château.

SELMAR, à part.

La vicomtesse ! quel contretemps !

MADAME DE TERNY.

Elle ne devait venir que demain ! Il faut que j’aille la recevoir : cher comte, donnez-moi la main. Êtes-vous bien sûr de votre rôle, monsieur le séducteur ?

SAINT-PAULIN, à part.

Je crois qu’il vient de le répéter.

BLÉVILLE.

Allons !

Selmar donne la main à madame de Terny, Bléville et Saint-Paulin sortent d’un côté ; Emma de l’autre avec Suzette. La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une partie du parc de Terny : un pavillon est à la gauche du spectateur. Au lever du rideau, on aperçoit Emma occupée à dessiner dans le pavillon.

 

 

Scène première

 

EMMA, dans le pavillon, puis MADAME DE TERNY, LA VICOMTESSE D’ORBIGNY, en costume du matin

 

EMMA, dans le pavillon.

Combien j’aime à travailler dans ce pavillon ! Je crois toujours que je vais l’y revoir ! Comme j’étais troublée hier au soir ! Devrais-je encore penser à lui ?...

Regardant son dessin.

J’ai bien suivi les conseils qu’il m’a donnés ; je crois qu’il sera content !

MADAME DE TERNY.

Le hasard a bien dirigé vos pas, car c’est ici la partie la plus tranquille, la plus retirée du parc ; on ne s’y croirait jamais aussi près du château ; mais je m’étonne, ma chère vicomtesse, de vous voir déjà levée ! C’est vraiment admirable !

MADAME D’ORBIGNY.

Je n’ai pu dormir de toute la nuit ! J’avais besoin de respirer l’air frais du matin.

MADAME DE TERNY.

Qu’est-ce donc qui a pu vous troubler ?

MADAME D’ORBIGNY.

Vous connaissez le duc mon oncle ? J’attends de lui aujourd’hui même un message important qui m’apportera peut-être une heureuse nouvelle ; on parle de grands changements, et j’espère...

MADAME DE TERNY.

Puissé-je bientôt vous faire mon compliment !

MADAME D’ORBIGNY.

Merci ! – Quel est cet élégant kiosque ?

MADAME DE TERNY.

C’est la retraite d’Emma, de mon enfant d’adoption.

MADAME D’ORBIGNY, avec intention.

Ah !... Elle aime la solitude !

MADAME DE TERNY.

Quelquefois, pour se distraire : car, malgré son âge et sa gaieté naturelle, elle pense, elle réfléchit ! C’est aujourd’hui une manie à la mode parmi la jeunesse. Eh ! je ne me trompe pas, elle a été aussi matinale que nous ; la voici !

EMMA, descendant les marches.

Bonjour, ma bonne mère !... Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

MADAME D’ORBIGNY.

Nous vous troublons dans vos graves occupations, ma chère Emma.

EMMA.

Je suis loin de m’en plaindre, Madame : vous voir est toujours un bonheur pour moi ; mais vous devez l’avoir observé vous-même : à la campagne on aime encore dix fois mieux ses amis. On y est souvent tout surpris de courir avec plaisir au-devant d’un visiteur qui, à Paris, n’excite que notre indifférence. Ainsi, jugez si votre présence me comble de joie !

MADAME D’ORBIGNY, à madame de Terny.

Sa remarque est juste : on m’a même assuré que ce qu’elle applique ici à l’amitié pouvait aussi s’appliquer à l’amour. On a vu parfois un homme aimable se prendre tout à coup d’une belle passion pour un joli minois qui, à la campagne, avait peu de concurrence à craindre ; et, rentré dans le tourbillon de la capitale, trouver son cœur de glace devant la beauté qu’il avait adorée... au grand air.

MADAME DE TERNY.

Cela s’est vu !

EMMA, à part

C’est qu’il n’aimait pas !

MADAME DE TERNY.

Ma chère vicomtesse, avez-vous été satisfaite de notre petite soirée ? Vous avez retrouvé ici de vos anciennes connaissances, le comte de Selmar, le baron de Bléville, et cet original de Saint-Paulin.

MADAME D’ORBIGNY.

Oh ! pour celui-là, partout où il y a une fête on est sûr de le rencontrer ; un peu peintre, un peu poète, un peu gourmand, et très gros joueur, on l’a surnommé l’indispensable. Mais quel est ce jeune homme qui semblait prendre peu de part aux plaisirs de la soirée, et qui, seul dans un coin durant le proverbe, n’a ensuite adressé la parole qu’à Emma ?

EMMA.

C’est un jeune homme rempli de raison, monsieur Arthur Brémont, un sage, ne s’occupant que de choses sérieuses ; bon musicien, mais ne chantant jamais ; allant au bal, mais n’y dansant pas ; ayant horreur de l’écarté, et se fâchant contre nous lorsqu’au spectacle nous nous occupons d’autre chose que de la pièce qu’on joue. Vous voyez qu’il vous édifiera.

MADAME D’ORBIGNY.

Je le crains, si le portrait n’est pas flatté.

MADAME DE TERNY.

Emma le plaisante toujours ; mais vraiment c’est un jeune homme charmant, qui promet d’être un jour la gloire du barreau.

À demi-voix.

Il a des vues sur Emma ; il m’en a parlé.

MADAME D’ORBIGNY, avec surprise.

Ah !...

À part.

Ce n’est pas là ce qu’on m’avait dit.

Haut.

Mais vous voyez, ma chère amie, que je m’avais pas tort de vous accuser de vous emparer du comte de Selmar : on prétend que, depuis quinze jours, il ne sort pas de chez vous.

MADAME DE TERNY.

Il a, en effet, beaucoup d’amitié pour moi : et puis sa terre est si voisine de la mienne !

MADAME D’ORBIGNY.

Les relations du voisinage ne sont pas toujours un titre auprès de lui : plus d’une fois il a dû passer devant ma maison de campagne pour se rendre à Plombières, et il n’a point jugé à propos de s’arrêter pour une ancienne connaissance.

MADAME DE TERNY.

Vous m’étonnez ! Il paraissait cependant très empressé à vous faire sa cour l’hiver dernier.

MADAME D’ORBIGNY.

Cela est vrai ; mais malheur à qui se fierait aux faux semblants d’amitié du comte de Selmar !

EMMA, à part.

Que dit-elle ?

MADAME DE TERNY.

Ses liaisons multipliées sont peut-être la seule cause de sa légèreté apparente.

MADAME D’ORBIGNY.

Il le dit.

MADAME DE TERNY.

On avait même, dans le temps, au sujet de ses assiduités près de vous, parlé d’un mariage...

MADAME D’ORBIGNY.

Le comte de Selmar ne se mariera jamais !

EMMA, à part.

Jamais !

 

 

Scène II

 

EMMA, MADAME DE TERNY, LA VICOMTESSE D’ORBIGNY, BLÉVILLE, ARTHUR, SAINT-PAULIN

 

BLÉVILLE.

En vérité, Mesdames, c’est superbe ! Levées à dix heures du matin ! je vous fais mon compliment. Je n’ai pas eu tant de vertu, mais ce diable de rôle m’avait fatigué.

MADAME DE TERNY.

Certes il m’a plus fatiguée que vous ; j’en ai bien dit une bonne moitié.

SAINT-PAULIN.

Il faut avouer que notre proverbe a été tout de travers, et ce n’est pas ma faute ! Mademoiselle Emma ne savait ce qu’elle devait dire, monsieur de Selmar se perdait dans ses a parte !... Du reste, la soirée a été charmante ! Un souper délicieux, des glaces, du punch en abondance, un écarté d’enfer jusqu’à trois heures du matin ; j’ai gagné vingt-cinq louis !... Il n’y a qu’à la campagne qu’on s’amuse comme cela !

ARTHUR, à Emma.

Ne l’écoutez pas ! vous avez joué à ravir.

EMMA.

Vous trouvez ?... Je suis charmée d’obtenir votre suffrage.

ARTHUR.

Vous y attachez donc quelque prix ?

EMMA.

Beaucoup !... Douteriez-vous de mon amitié ?

ARTHUR.

Je serais trop malheureux.

SAINT-PAULIN.

Ah ! j’aperçois monsieur le comte !

MADAME D’ORBIGNY, à part.

Le voilà !

EMMA, à part.

C’est lui !

 

 

Scène III

 

EMMA, MADAME DE TERNY, LA VICOMTESSE D’ORBIGNY, BLÉVILLE, ARTHUR, SAINT-PAULIN, SELMAR

 

SELMAR.

Mesdames...

À part.

Encore la vicomtesse !

À madame de Terny.

C’est en vain, Madame, que vous cherchez les endroits écartés ; vous le voyez, nous sommes tous sur vos traces.

SAINT-PAULIN, à part.

Diable d’homme ! Il paraît qu’il exerce une influence sur toutes les figures de femmes ! elles ont subitement changé d’aspect en sa présence !

SELMAR, saluant froidement madame d’Orbigny.

Votre arrivée nous a surpris, Madame ; nous ne croyions pas jouir sitôt du bonheur de vous revoir.

MADAME D’ORBIGNY, à part.

Le cruel !

SELMAR, bas à Emma, en lui baisant la main.

Emma, notre retraite est profanée !

Haut.

Bonjour, mon cher Bléville ; monsieur Arthur, je vous salue... Eh bien ! Madame, avez-vous décidé comment, ce matin, vous disposeriez de vos instants ?

MADAME DE TERNY.

Nous vous attendions, mon cher comte : vous savez, que jamais nous ne prenons une décision sans vous consulter.

BLÉVILLE.

Corbleu, ne m’envoyez pas à la pêche, comme l’autre jour ! Trois heures pour prendre un barbillon ! et de la petite espèce encore !

SAINT-PAULIN.

Pour ma part, je n’ai point attenté à la vie d’une ablette depuis le terrible anathème qui a déclaré qu’une ligne est un instrument qui a une bête à chaque bout.

SELMAR.

Eh bien ! la chasse ?

MADAME D’ORBIGNY, à part.

Encore un moyen de me fuir !

BLÉVILLE.

La chasse ! à la bonne heure ! et tâchons qu’elle soit bonne ! J’ai peu de jours encore à passer ici.

MADAME DE TERNY.

Vous songez à nous quitter ?

BLÉVILLE.

Vous n’ignorez pas, Madame, que je dois aller aux eaux de Plombières : mon médecin m’y envoie, et tant qu’il ne m’enverra pas plus loin, j’obéirai.

ARTHUR.

Mais la chasse nous éloignera de ces dames.

SELMAR.

Nullement ! ces dames feront une promenade sur l’eau, et nous nous rejoindrons au bout du petit lac.

MADAME DE TERNY.

J’attends encore du monde, et je désire être au château pour le recevoir.

SELMAR.

Non, l’exercice ne peut que vous être salutaire, et vous serez de la partie ! la charmante Emma fera, en votre place, les honneurs de chez vous.

À demi-voix.

Vous devez tenir compagnie à la vicomtesse.

À part.

Il m’importe qu’il en soit ainsi !

SAINT-PAULIN, à part.

Et moi qui croyais qu’il ne venait ici que pour la petite ! Il y a quelque chose là-dessous !

SELMAR, s’approchant d’Emma.

C’est vous qui remplirez momentanément l’emploi de maîtresse de maison, et je suis certain que vous vous en acquitterez à merveilles.

EMMA, bas.

Je ne vous reverrai donc point de la matinée ? Je voulais vous montrer mon dessin ; j’ai bien travaillé.

SELMAR, bas.

Je le verrai... bientôt...

SAINT-PAULIN.

Tous les arrangements sont-ils faits, convenus ?

SELMAR.

Tous !

SAINT-PAULIN.

Eh bien, partons !

Il offre la main à madame d’Orbigny, Selmar à madame de Terny et à Emma, Arthur arrête Bléville.

ARTHUR.

Mon ami, j’ai à vous parler ; accordez-moi un instant.

BLÉVILLE.

Je suis à toi. Avant que tout le monde soit prêt, nous avons du temps.

 

 

Scène IV

 

BLÉVILLE, ARTHUR

 

ARTHUR.

Mon ami, vous avez parlé de départ ; mais peut-être ignorez-vous qu’un motif puissant me retient ici.

BLÉVILLE.

Au contraire, je l’ai deviné ; et c’est pour cela que je veux t’emmener avec moi.

ARTHUR.

Si vous avez lu dans mon cœur, pouvez-vous blâmer le sentiment qu’il éprouve ?

BLÉVILLE.

Non, Arthur, je ne le blâme pas, mais il m’afflige.

ARTHUR.

Pourquoi ?

BLÉVILLE.

Mon ami, tu aimes Emma ? Il serait peut-être plus sage de l’oublier.

ARTHUR.

L’oublier ! est-ce possible !

BLÉVILLE.

Il y a trente ans, j’aurais probablement pensé comme toi ; mais aujourd’hui c’est fort différent !

ARTHUR.

Madame de Terny connaît mes sentiments, elle encourage mes espérances.

BLÉVILLE.

Tes espérances !...

ARTHUR.

Qu’avez-vous ?

BLÉVILLE.

Mon enfant, tu veux te marier ? Tu as placé dans ton union avec Emma tous tes rêves de bonheur ! et s’il existait un obstacle ?

ARTHUR.

Qu’entends-je ? Quel est-il ? Ah, parlez !

BLÉVILLE.

Il le faut !... le voilà venu ce moment que j’éloignais de tous mes vœux !... Arthur, madame de Terny ne voit en toi que mon pupille, qu’un enfant qui me fut confié par un ami, à son lit de mort ; toi-même, tu te crois orphelin ?

ARTHUR.

Eh bien ?

BLÉVILLE.

Je t’ai trompé ! ton père existe !...

ARTHUR.

Que dites-vous ?

BLÉVILLE.

Oui, il existe, mais tu ne le connaîtras jamais.

ARTHUR.

Ah ! qui peut le contraindre à se dérober à la tendresse de son fils ? Est-il malheureux ?... Est-il coupable ?

BLÉVILLE.

Le nom qu’il porte est sans tache, mais ce nom ne peut être le tien ! Ta mère...

ARTHUR.

Achevez !

BLÉVILLE.

Elle ne fut point sa femme !

ARTHUR.

Ô ciel !

BLÉVILLE.

Elle était la femme d’un autre !... Aussi malheureuse que coupable, arrachée par ton père à tous ses devoirs, enlevée à son époux, et bientôt délaissée, le chagrin et le remords terminèrent ses jours deux années après ta naissance. Mourante, elle te remit dans mes bras, me fit promettre de ne jamais t’abandonner, et je reçus son dernier soupir.

ARTHUR.

Tout est fini pour moi !

BLÉVILLE.

Mon cher Arthur, mon enfant, je devais te révéler le secret de ta naissance : il m’en a coûté, mais madame de Terny, mais Emma oublieront peut-être...

ARTHUR.

Qu’avez-vous dit ? Qui ! moi ! je pourrais avoir la pensée d’offrir à celle que j’aime un si triste partage ! Moi, qui osais à peine lui présenter un nom que je croyais honorable et que je brûlais de rendre célèbre, je chercherais à lui faire partager l’amour d’un infortuné qui me saurait quel nom donner à la compagne qui s’associerait à son sort ! Une telle idée ne saurait entrer dans mon âme !... Tout est fini !... Isolé pour toujours, je ne puis unir mon existence à celle de personne ! Il n’est dans le monde qu’un seul être auquel des liens puissent m’attacher ; c’est mon père ! Faites-le moi connaître, que je le voie, que je le presse dans mes bras ; il n’aura pas le courage de repousser son fils.

BLÉVILLE.

Il veut rester inconnu.

ARTHUR.

Quels sont donc les obstacles qui le séparent de moi ?

BLÉVILLE.

Quand tu naquis, ton père était fort jeune : ta naissance pouvait nuire à sa fortune et à ses projets... J’ai juré de garder son secret ; ne m’interroge pas, ne tente même point de le découvrir. Ton père vit peut-être bien loin de toi, un lien puissant le retient peut-être sous un autre climat : voilà ce que tu dois te dire. Mais avant de l’accuser, songe que s’il n’a pu veiller lui-même aux soins qui furent donnés à ton enfance, il n’y resta pas étranger. C’est à lui que tu dois la fortune dont tu as joui jusqu’à ce jour ; il veut même l’augmenter encore !...

ARTHUR.

Qu’il garde sa fortune ! Je n’en veux point, je ne l’accepterai pas !

BLÉVILLE.

Que dites-vous, Arthur ? de votre père !...

ARTHUR,

De mon père ? Je n’en ai point ! Celui qui ordonne que nous restions à jamais séparés l’un de l’autre ; celui dont les bras ne s’ouvriront point pour serrer sur son cœur l’enfant malheureux qui lui dut la vie, non, celui-là n’est point mon père ! il n’est pour moi qu’un étranger dont les bienfaits m’humilieraient.

BLÉVILLE.

Arthur, mon cher Arthur, mon enfant !...

ARTHUR.

C’en est donc fait ! Un instant m’a tout ravi ! Rêves de ma jeunesse, espoir de bonheur, tout a disparu ! Je suis seul au monde, seul à jamais !

BLÉVILLE.

Et moi ? Et ton vieil ami ? Crois-tu qu’il t’abandonne ?

ARTHUR, se jetant dans ses bras.

Oh ! non !...

BLÉVILLE.

Allons, calme-toi, tout n’est peut-être pas encore désespéré... Voyons, sèche tes larmes, chasse des idées pénibles ; nous arrangerons peut-être tout cela. Que diable ! tu me fais pleurer aussi, et je n’aime pas à m’attendrir.

ARTHUR.

Mon seul ami ! mon père !...

BLÉVILLE.

Oui, oui, quoi qu’il arrive, je serai toujours ton ami, tu seras toujours mon enfant !... Tu ne me quitteras pas, tu viendras avec moi aux eaux, et le temps, j’espère, adoucira tes peines.

À part.

Je tenterai encore un effort.

ARTHUR, apercevant Emma qui entre.

Mon ami, c’est elle !... malheureux que je suis !

BLÉVILLE.

Du courage, mon enfant !.. Viens avec moi, suis moi ; allons, Arthur, soyons hommes !

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

EMMA, seule, dans la plus grande agitation

 

Ils semblent m’éviter ! auraient-ils lu sur mon front ? suis-je donc coupable ?... Cependant il ne me parlait que d’amitié... oui ! mais pourquoi ses regards étaient-ils si vifs ? pourquoi sa main pressait-elle la mienne avec tant de force ? pourquoi, lorsque j’entendis du bruit, mon premier mouvement fut-il de m’enfuir ? Je l’aime ; oui... c’est de l’amour !... Moi, qui depuis mon enfance entends ce nom retentir à mes oreilles ; moi, qui, jeune, trop jeune peut-être, fus conduite par ma mère adoptive dans ces cercles brillants où ma naissance ne m’appelait pas, je sais ce que j’éprouve !... Eh bien ! quand je l’aimerais ! est-ce donc un crime ?... ne m’aime-t-il pas aussi... Ah ! oui, il m’aime, je n’en saurais douter ! Mais sa fortune, son rang, son âge !... L’amour égalise tout... je l’ai entendu dire, je l’ai lu ; mais cela est-il bien vrai ? Je ne l’ai pas vu !

On entend Saint-Paulin rire dans la coulisse.

On vient !... où me cacher ? Ah ! je ne puis donc plus supporter la vue de personne.

Elle se réfugie dans un bosquet qui la dérobe aux yeux de madame D’Orbigny et de Saint-Paulin qui entrent.

 

 

Scène VI

 

EMMA, SAINT-PAULIN, MADAME D’ORBIGNY

 

SAINT-PAULIN, entrant en riant.

Ah ! ah ! ah !... le tour est impayable !

MADAME D’ORBIGNY.

Expliquez-vous donc !... je crois que vous n’avez que l’intention d’exciter ma curiosité.

SAINT-PAULIN, riant.

Non pas, je vous jure, et vous serez aussi surprise que je l’ai été. Mais personne ne peut nous entendre ? car enfin il faut être discret !...

MADAME D’ORBIGNY.

Personne. Eh bien ?

EMMA, à part.

Que va-t-il dire ? ah ! je tremble !

SAINT-PAULIN.

Imaginez-vous que je viens de surprendre le comte de Selmar...

MADAME D’ORBIGNY.

Le comte de Selmar ?

EMMA, à part.

Grand Dieu !

SAINT-PAULIN.

Faisant à la petite Emma une déclaration d’amour... comme dans un roman.

MADAME D’ORBIGNY, cherchant à sourire.

Vous êtes sûr ?...

SAINT-PAULIN.

Je l’ai entendu, vous dis-je, Madame.

À part.

Elle n’a point l’air charmée de la confidence.

EMMA, à part.

C’était lui qui nous épiait !

SAINT-PAULIN.

Cela n’est-il pas fort original ?

MADAME D’ORBIGNY.

Mais comment s’étaient-ils trouvés ensemble ?

SAINT-PAULIN.

Ma foi, l’affaire était finement combinée, et je rends justice au comte. Monsieur de Bléville était ici avec monsieur Arthur en grande conférence ; madame de Terny donnait des ordres pour la promenade sur l’eau ; tous, nous disposions notre attirail de chasse ; vous, Madame, vous étiez allée au devant du messager de monsieur votre oncle... Mais, pardon, est-ce une indiscrétion que de vous demander s’il apportait de bonnes nouvelles ?

MADAME D’ORBIGNY.

Mon oncle vient d’être nommé ministre.

SAINT-PAULIN.

Ministre !... Madame la vicomtesse, je vous prie de recevoir...

MADAME D’ORBIGNY.

Continuez ?

SAINT-PAULIN, à part.

Ministre !... L’ambitieux Selmar se repentira d’avoir délaissé la nièce d’un ministre !...

Haut et d’un ton plus respectueux.

Enfin, Madame, vous comprenez que le comte mit à profit les instants pour faire sa déclaration. Cependant tout était prêt pour la chasse ; je venais le chercher, lorsque le son de sa voix arriva jusqu’à moi ; je m’arrête, étonné de l’émotion qui perçait dans ses paroles.

EMMA, à part.

Que je souffre !

SAINT-PAULIN.

Et j’entends le brillant Selmar épuiser toute son imagination amoureuse et diplomatique pour prouver à un enfant que l’amour c’est de l’amitié ; qu’il faut obéir à son cœur ; qu’un regard d’Emma avait décidé de son sort ; qu’il aimait pour la première fois !... Sur mon honneur, je crois qu’il l’a dit. Enfin, une foule de lieux communs qu’il débitait, du reste, d’un ton très passionné. Mais au premier mouvement que je fis, la jeune fille s’échappa, et, l’instant d’après, le comte me reçut avec le calme et la gravité d’un procureur du Roi.

EMMA, à part.

Ne partiront-ils pas ?

MADAME D’ORBIGNY.

Bien que ces détails ne me touchent que par l’intérêt que je porte à la jeune Emma...

EMMA, à part.

À moi !

MADAME D’ORBIGNY.

Je vous remercie de me les avoir donnés.

On entend un coup de fusil dans le lointain.

Mais la chasse est commencée... que je ne vous retienne pas plus longtemps.

SAINT-PAULIN.

Je vous recommande le secret, madame la vicomtesse ; n’en faites part, je vous en prie, qu’à vos amis intimes. Nous ne tarderons pas à vous revoir, je l’espère, à l’extrémité du petit lac.

Il sort en riant.

 

 

Scène VII

 

MADAME D’ORBIGNY, EMMA, toujours cachée

 

MADAME D’ORBIGNY.

Homme perfide ! c’est donc pour elle qu’il m’a trahie ! Cette jeune fille l’aime... point de doute !...

EMMA, à part.

J’étouffe !...

Elle pousse un soupir.

MADAME D’ORBIGNY qui l’entend.

Quelqu’un !...

S’avançant vers Emma et l’apercevant.

Grand Dieu !... vous étiez ici ?

EMMA.

Ah, Madame !...

MADAME D’ORBIGNY.

Lorsque j’étais avec monsieur Saint-Paulin, vous avez entendu ?...

EMMA.

J’ai tout entendu, Madame !...

MADAME D’ORBIGNY.

Emma, ne cherchez point à m’abuser : le comte de Selmar vous aime ?

EMMA.

Oui, Madame, il... m’aime...

MADAME D’ORBIGNY.

Et vous l’aimez ?

EMMA.

Je le crois... Jamais, jusqu’à ce jour, il ne m’avait parlé que comme un ami, comme un frère. Il éclairait mon inexpérience, formait mon esprit en m’aidant à penser, me faisait aimer les arts en m’en développant tout le charme. Ah ! ce que je ressens, je le jure, je l’éprouvai d’abord comme une sorte de respect ; sa présence m’imposait, et, s’il ne m’avait donné tant de preuves de sa bonté, je crois même qu’un sentiment de crainte m’aurait poursuivie auprès de lui. Pouvais-je penser que c’était là de l’amour ?

MADAME D’ORBIGNY.

Hélas ! c’est l’amour comme on l’éprouve à votre âge pour un homme tel que lui.

EMMA.

Oui, je le sens bien maintenant. Mais cet amour, du moins il le partage ; il me l’a juré. Ah ! ne vous hâtez pas de juger son cœur d’après ce que vous a dit un méchant. Un noble caractère ne change pas si vite. Je le connais, croyez-moi. Le comte est bon, sensible...

MADAME D’ORBIGNY, à part.

Lui sensible ! Un ambitieux !

EMMA.

Pensez-vous qu’il veuille me tromper !

MADAME D’ORBIGNY.

Pauvre Emma !... Qu’espérez-vous donc ?

EMMA.

J’espérais... le bonheur.

Elle pleure.

MADAME D’ORBIGNY.

Emma, remettez-vous, mon enfant. Ah ! si vous voulez connaître le bonheur, hâtez-vous d’arracher de votre cœur l’image du comte de Selmar.

EMMA.

Être heureuse sans lui !

MADAME D’ORBIGNY.

Croyez-en mes avis, Emma !... Que de regrets vous vous préparez... C’est la compassion que m’inspirent votre jeunesse et votre candeur qui seule me fait parler en ce moment. Étouffez un amour qui ne fait que de naître, un amour dont vous pouvez triompher. Brisez, brisez ce lien qui commence à vous enchaîner, ou vous êtes perdue ! Vous n’ajoutez encore qu’une foi faible et douteuse à mes conseils : eh bien ! que mon exemple vous serve de leçon. Jeune encore, riche, environnée d’hommages et de séductions, j’ignorai longtemps ce que c’était que le véritable amour. Jetée au milieu d’un monde frivole, imbue de ses faux principes, coquette et légère, je me glorifiais de voir un adorateur de plus à mes pieds. Le sentiment n’était rien pour moi : obtenir les préférences des hommes les plus brillants, humilier mes rivales, voilà quel était le seul but de mon ambition. Que j’ai payé cher ces plaisirs menteurs ! Ma première jeunesse se passa dans l’éblouissement des fêtes et des projets de bonheur ; mais bientôt ma légèreté et mes nombreuses inconséquences éloignèrent de moi les gens les plus dignes d’estime. Des mots offensants vinrent souvent frapper mon oreille. Sans ma grande fortune et sans le rang que j’occupais dans le monde, peut-être n’eussé-je été qu’un objet de mépris : mais je me mettais au-dessus de l’opinion. Cependant l’instant vint où un amour véritable m’éclaira sur ma situation. Un homme doué des dons extérieurs et d’un esprit impérieux s’empara de toute mon existence. Tout changea alors à mes yeux : les reproches qu’on pouvait adresser à ma conduite déchirèrent mon âme, dès qu’il put en devenir le témoin. Alors, Emma, comme vous, plus que vous peut-être, je connus l’amour ; comme vous je crus être aimée pour la vie : celui que j’adorais ne ménagea ni les serments ni les protestations. Emma, il me trompait !

EMMA.

Il vous trompait !... Ah ! c’était donc...

MADAME D’ORBIGNY.

C’était le comte de Selmar.

EMMA.

Lui !

MADAME D’ORBIGNY.

Lui-même ! Et ne pensez pas que votre jeunesse et votre innocence obtiennent grâce devant lui. L’opinion publique est tout pour le comte : ambitieux et frivole, les convenances sociales sont les seules règles de sa conduite : comme moi vous leur serez sacrifiée. Perdez tout espoir d’être à lui. M’eût-il aimée comme je l’aimais, les torts de ma jeunesse me défendaient de songer à devenir son épouse. Votre fortune, votre naissance, Emma, vous interdisent à jamais un semblable espoir.

EMMA.

Ah, Madame ! oui, je suivrai vos conseils ; oui, vous aurez été mon ange tutélaire. Vous m’avez montré l’abîme : malheur à moi si je m’y laissais entraîner !

MADAME D’ORBIGNY.

Bien, mon enfant ; armez-vous de courage : il en faut.

EMMA.

Je le fuirai !...

MADAME D’ORBIGNY, l’embrassant.

Du moins qu’un sentiment commun nous rapproche. Comptez, Emma, comptez toujours sur mon amitié.

UN DOMESTIQUE, arrivant.

Madame la vicomtesse, Madame vous demande et n’attend plus que vous.

MADAME D’ORBIGNY.

J’y vais. Adieu, Emma ; séchez vos larmes ; que votre mère adoptive ne se doute de rien.

À part.

Je vais le rejoindre et veiller sur lui et sur elle.

Haut.

Adieu.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

EMMA, seule

 

Oui, je le fuirai... Il le faut... Il me tromperait peut-être aussi... Oh ! alors tout serait fini !... Hier encore l’avenir s’offrait à moi si riant !... Qui donc a pu changer ainsi tout à mes yeux ?

 

 

Scène IX

 

EMMA, SELMAR

 

SELMAR, à part, en arrivant.

Elle est seule !... Tous occupés de leur chasse, ils ne s’apercevront pas sitôt de mon absence...

Regardant au fond du théâtre.

Voilà madame de Terny et la vicomtesse qui s’éloignent à leur tour.

EMMA, sans le voir.

Comme le ciel s’obscurcit tout à coup ! Je suis heureuse encore qu’il m’ait empêchée d’aller avec eux. On eût vu que j’avais pleuré... Et puis j’ai si grand’peur de l’orage ! Rentrons. Mais quel était son but en m’empêchant de l’accompagner ?... Est-ce pour pouvoir s’entretenir plus aisément avec madame d’Orbigny ?

SELMAR, paraissant.

Non, Emma ; car me voici.

EMMA.

Grand Dieu !

SELMAR.

Eh quoi ! ma présence vous inspire-t-elle de l’effroi ? Ne suis-je pas votre ami, Emma ?

EMMA.

Je l’ai cru ; mais vous-même m’avez désabusée. Je sais maintenant quels étaient vos projets, quelle en pouvait être la suite. Vous vouliez me tromper !

SELMAR, faisant un pas vers elle.

Moi, vous tromper ?

EMMA.

N’approchez pas !... Oui, vous vouliez me tromper, comme vous en avez trompé tant d’autres. Mais je suis éclairée maintenant sur vous... Ne venez plus me parler de votre feinte amitié : je n’y crois pas !

SELMAR, froidement.

C’est à moi que s’adressent ces reproches ? À moi ? Emma, ma chère Emma, si un ami perfide vous égara, s’il peut vous perdre, c’est celui qui fit entrer la défiance dans votre cœur, qui vous fait me repousser, moi, dont tous les vœux ne demandent au ciel que votre bonheur ! Mais vous avez mieux aimé voir par les yeux d’une autre, consulter le cœur d’une autre pour savoir ce que vous devez aimer ou haïr...

EMMA.

Je ne vous hais pas.

SELMAR.

On a cherché à vous prévenir contre moi, on y a réussi. Emma, je m’en afflige, je vous plains ; mais je ne m’abaisserai pas jusqu’à me défendre.

EMMA.

Qui vous dit que ma conviction ne vienne point de moi seule ? Ne puis-je avoir recueilli de moi-même ces bruits généralement répétés contre vous ?

SELMAR.

Non. Votre esprit juste et que les passions n’ont point encore faussé, eût su facilement distinguer la vérité de l’erreur ; mais je sais d’où le coup est parti. Une femme irritée contre moi de ce que mon cœur n’a pu répondre au sien, irritée contre vous de ce que vous possédez seule un amour dont elle n’était point digne...

EMMA, à part.

S’il était vrai !

SELMAR.

Mais à quoi bon chercher à combattre de basses calomnies auxquelles vous n’eussiez pu ajouter foi, si le moindre souvenir d’amitié vous eût parlé en ma faveur ? J’avais cru mériter votre confiance ; on peut me la ravir si facilement ! Adieu, Emma, un sentiment qui n’est point partagé n’est plus qu’un tourment pour celui qui l’éprouve. Il faut le vaincre, et je l’essaierai. Vous ne me reverrez plus ! Adieu.

Il fait un mouvement pour partir en examinant la contenance d’Emma.

On entend le tonnerre gronder sourdement.

EMMA.

Vous partez !... Ah !... Que dira-t-on d’un tel départ ?

SELMAR.

C’est vous qui le voulez !...

EMMA.

Moi ?

SELMAR.

Voilà donc le prix d’une amitié si tendre... si pure !... Je vous ai entourée de soins, de respects... Toujours vos plus simples désirs ont tellement été des ordres pour moi, qu’en ce moment même... je crains de me rapprocher de vous, puisque vous m’avez repoussé.

EMMA, à part.

C’est vrai !

SELMAR.

Vous, qu’avez-vous fait pour moi ? Vous n’avez suivi que les conseils de mes ennemis ; vous avez abusé de l’ascendant que vous avez sur mon âme, et lorsqu’enfin mon secret m’est échappé, lorsque vous êtes sûre de votre triomphe, vous m’accablez des marques de votre indifférence !

EMMA, faisant quelques pas vers lui.

Est-ce donc à moi de me justifier ?

SELMAR, à part.

Elle se rapproche !...

EMMA.

Cela me serait trop facile ; mais dois-je vous dire tout ce que j’éprouve ? Pour vous, monsieur le comte, aimer n’est peut-être pas la plus importante affaire de votre vie. Vous pouvez ressentir d’autres passions avec celle là... Pour moi, c’est tout !...

Selmar fait un mouvement pour se rapprocher d’Emma ; elle lui fait signe de rester en place.

Non !... restez ! Écoutez-moi. Vous êtes riche ; vous appartenez à une grande famille ; et moi, pauvre orpheline, que puis-je espérer en vous aimant ?...

On entend un coup de tonnerre. Emma se rapproche encore de Selmar par un mouvement de frayeur.

SELMAR, saisissant la main d’Emma.

Le bonheur !

EMMA.

Ah !... l’orage !...

SELMAR.

Que craignez-vous, Emma ? N’êtes-vous pas près de moi ?

EMMA, avec une grande émotion.

Je...ne... crains rien !... Vous avez parlé du bonheur...

SELMAR.

Oui, du bonheur le plus vif, le plus vrai, celui d’être aimé de ce qu’on aime, de passer ses jours ensemble, de ne vivre que l’un pour l’autre.

EMMA.

Mais... on dit que vous ne vous marierez jamais !

SELMAR.

Toujours de la défiance ! Toujours me juger d’après les autres. Emma, vous ne m’aimez pas !

EMMA.

Je ne vous aime pas !

Coup de tonnerre ; Emma se rapproche encore de lui.

SELMAR, la pressant dans ses bras.

Ah !... si tu m’aimais !

EMMA.

Il en doute !

SELMAR, avec feu.

Eh bien ! tu dois vouloir mon bonheur !... m’enivrer de tes regards, sentir ton cœur battre contre le mien...

EMMA.

Ah ! oui, c’est déjà le bonheur !...

SELMAR.

Mais ce n’est point assez.

EMMA, avec terreur.

Comment ?

SELMAR.

Il est des liens qui échappent aux yeux les plus clairvoyants.

EMMA.

Vous m’effrayez !

Elle veut se dégager de ses bras, il la retient fortement.

SELMAR.

Reste ! Tu resteras ! Osons tromper les regards du monde.

EMMA.

Que me voulez-vous ? Ayez pitié de moi !

SELMAR.

Écoute, Emma ; ma famille... l’opinion publique, peuvent s’opposer peut-être à une alliance entre nous ; mais la publicité seule fait-elle la sainteté du mariage ? En fait-elle la douceur ?... Ne peut-on, par le mystère, s’affranchir de la tyrannie d’un préjugé cruel ? C’est souvent par un sacrifice entier que l’amour force le monde à le légitimer... M’aimes-tu ?

EMMA.

Plus que ma vie !... mais... laissez-moi !...

SELMAR.

Non ! tu ne m’aimes point ! Ne veux-tu pas me comprendre ?...

EMMA, se débarrassant de ses bras et reculant devant lui.

Grâce ! Selmar, grâce !

Dans ce moment le tonnerre, qui roulait doucement depuis quelques instants, éclate tout à coup avec force. Emma pousse un cri, fait un mouvement pour se rapprocher encore de Selmar, puis tout à coup se réfugie dans le petit pavillon et ferme la porte sur elle.

SELMAR.

Ah !

La toile tombe.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une salle commune de la maison des Bains.

 

 

Scène première

 

SUZETTE, SAINT-PAULIN

 

SAINT-PAULIN.

Eh ! je ne me trompe pas, c’est la jolie Suzette que j’ai vue dernièrement chez madame de Terny : comment donc, ma belle enfant, vous trouvez-vous aux eaux de Plombières ?

SUZETTE.

C’est ma tante qui tient cet hôtel ; moi, je demeure à une demi-lieue de la ville ; mais, comme il y a maintenant beaucoup de voyageurs aux eaux, je suis venue pour aider ma tante.

SAINT-PAULIN.

Très bien ! C’est un séjour charmant que Plombières : il y a longtemps que je n’y suis venu.

SUZETTE.

Vous n’êtes pas malade, Monsieur ?

SAINT-PAULIN.

Non, mon enfant ; et pour ne pas le devenir, je me garde bien de prendre les eaux. Tantôt je vais au Mont-d’Or, tantôt à Aix, tantôt à Baden ; que voulez-vous ? Dans cette saison, tous nos amis nous abandonnent, il faut bien courir après eux.

SUZETTE.

En effet, vous allez vous trouver ici en pays de connaissance.

SAINT-PAULIN.

Oui, je sais que monsieur de Selmar et madame d’Orbigny sont arrivés depuis quelques jours. Hier, j’ai gagné trente louis au comte. Je suis au courant de tout ce qui se passe.

SUZETTE.

Alors vous savez que monsieur le baron de Bléville et monsieur Arthur sont ici depuis hier soir ?

SAINT-PAULIN.

Je m’étonnais aussi de ne pas les avoir rencontrés.

SUZETTE.

C’est qu’ils étaient allés faire une tournée dans le département, visiter les manufactures de monsieur de Bléville. Et, tenez, je les entends, les voici.

 

 

Scène II

 

SUZETTE, SAINT-PAULIN, BLÉVILLE, ARTHUR

 

BLÉVILLE, à Arthur en entrant.

Oui, je te le répète, jamais il ne faut désespérer : tout peut s’arranger.

ARTHUR.

Ah ! c’est vous, mademoiselle Suzette !

BLÉVILLE.

Bonjour, Saint-Paulin.

ARTHUR, à Suzette.

Depuis quelque temps, avez-vous reçu des nouvelles de madame de Terny ?

SUZETTE.

Oui ; elle m’a envoyé un beau cadeau, et j’ai reçu une petite lettre de ma sœur de lait.

ARTHUR.

Ah !...

SUZETTE.

Mais j’ai bien du chagrin, car il paraît qu’elle est devenue triste, mélancolique, et que personne ne peut deviner ce qu’elle a.

SAINT-PAULIN.

Excepté moi pourtant !

ARTHUR.

Vous, monsieur de Saint-Paulin !

SAINT-PAULIN.

Eh, sans doute ! est-ce que vous n’avez pas remarqué comme moi que la petite n’était pas indifférente aux soins que lui rendait le comte de Selmar ?

ARTHUR.

Le comte de Selmar !

BLÉVILLE.

Allons donc, Saint-Paulin, toujours de la médisance ! Brisons-là !

SUZETTE.

À revoir, monsieur Arthur ! Messieurs, vous n’avez pas d’ordre à me donner.

BLÉVILLE.

Non, mon enfant !

Suzette sort.

 

 

Scène III

 

SAINT-PAULIN, BLÉVILLE, ARTHUR

 

ARTHUR.

Y a-t-il longtemps que monsieur de Selmar a quitté le château de Terny ?

SAINT-PAULIN.

Très peu de jours après l’instant où il apprit l’élévation de l’oncle de la vicomtesse d’Orbigny au ministère.

BLÉVILLE.

Quel rapport ?...

SAINT-PAULIN.

C’est vous qui me le demandez ! Il est maintenant au comble de tous ses vœux ! son projet est adopté !

BLÉVILLE.

Vraiment ?

SAINT-PAULIN.

Il est lui-même chargé de la mission diplomatique qui doit en amener l’exécution. Et tout cela, grâce à la vicomtesse. Aussi, je me doutais bien que la vieille passion du comte se rallumerait : à ses yeux, ce n’est plus la même femme ! Il aimait jadis madame d’Orbigny, il adore la nièce du ministre.

ARTHUR, à part.

Et un pareil homme peut inspirer de l’amour !

SAINT-PAULIN.

Il doit partir dans quelques jours pour l’Allemagne. Oh ! il réussira dans sa négociation ! il est adroit, il sait se faire des amis partout ! Dans ce moment, il communique ses plans à la municipalité de Plombières ; il est l’objet de l’enthousiasme général !

BLÉVILLE.

Je le conçois : car si, comme je n’en doute pas, sa mission réussit, le commerce et l’industrie de cette province en recevront des développements immenses.

SAINT-PAULIN.

Je le souhaite ! Quant à moi, je n’y entends rien ! mais ce que je sais, c’est qu’il a loué un hôtel magnifique, qu’il va donner des fêtes somptueuses, et que nous nous amuserons.

 

 

Scène IV

 

SAINT-PAULIN, BLÉVILLE, ARTHUR, SELMAR

 

SELMAR.

Ah, mon cher Bléville, que je suis aise de vous revoir ! Vous savez la nouvelle ? mes plans sont adoptés.

BLÉVILLE.

Je vous en félicite.

SELMAR.

Me voici rentré dans la carrière ! Je puis maintenant être utile, ne m’épargnez-pas ! Vous, et votre cher pupille, vous pouvez disposer de moi comme du meilleur de vos amis.

ARTHUR.

J’ai l’honneur de vous remercier, monsieur le comte.

SELMAR,

Mon cher Saint-Paulin : je connais votre obligeance ; ce soir même, je donne une fête ; je suis accablé d’affaires, et j’ai compté sur vous pour ordonner tout cela.

SAINT-PAULIN.

Comment donc, monsieur le comte ! Mais vous me placez-là dans mon élément !

SELMAR.

Eh bien ! soyez assez aimable pour vous rendre à mon hôtel : je m’en rapporte entièrement à vous.

SAINT-PAULIN.

Soyez tranquille ! Un concert pour les amateurs, un bal pour les jeunes personnes, un wist et un boston pour les naturels du pays, six tables d’écarté pour les gens aimables, un souper magnifique pour tout le monde, deux gendarmes et des lampions à la porte !... et je réponds de l’effet !

SELMAR.

Allez donc, mon cher Paulin !

SAINT-PAULIN.

J’y cours !

SELMAR.

Vous nous quittez, monsieur Arthur ?

ARTHUR.

Pardon, Monsieur !... Mon ami, je vous reverrai bientôt ?

BLÉVILLE.

Oui, va, et compte toujours sur ma tendresse.

 

 

Scène V

 

BLÉVILLE, SELMAR

 

SELMAR, le regardant sortir.

Eh quoi ! cette figure triste et sévère ne s’éclaircira-t-elle jamais ? Il n’a rien du caractère de son âge !

BLÉVILLE.

Et c’est vous qui blâmez sa tristesse ! Selmar, n’est-elle pas votre ouvrage ?

SELMAR.

Comment ?

BLÉVILLE.

Maintenant il connaît son sort, il sait que les bras de son père le repoussent.

SELMAR.

Pourquoi lui avoir révélé le secret de sa naissance ?

BLÉVILLE.

Je l’ai dû, mais je ne vous ai point trahi ! Il nourrissait l’espoir d’un hymen que sa position rend difficile. Depuis qu’il connaît son destin, il renonce à offrir à celle qu’il aime le partage d’un avenir dévoué à la douleur. Son âme noble et généreuse ne recule devant aucun sacrifice !... Mais le laisserons-nous donc livré à des chagrins, à des regrets éternels ?...

SELMAR.

Éternels !... Que dites-vous-là, mon ami ? Je conçois qu’aujourd’hui la passion de ce jeune homme s’exprime de la sorte ; mais cette idée qu’une seule femme peut lui donner le bonheur, est au nombre de ces chimères qu’il ne faut pas même combattre par des raisons. Il sera le premier à s’en étonner avant peu. J’aime Arthur, et je voudrais le voir heureux !

BLÉVILLE.

Eh bien, pourquoi ne feriez-vous pas tout ce qu’il vous est possible de faire pour l’unir à la jeune Emma qu’il aime ?

SELMAR.

L’unir à Emma ! non, non !... ce mariage est impossible.

BLÉVILLE.

Je sais qu’après une révélation indispensable, les scrupules de madame de Terny s’opposeront sans doute à cet hymen ; mais vous avez de l’empire sur elle, elle a quelque confiance en moi. Ne pourrions-nous, sans compromettre votre secret, triompher de ces scrupules ?

SELMAR.

Je vous le répète, mon ami, cette union est impossible : n’en parlons plus.

BLÉVILLE.

Selmar !

SELMAR.

Eh bien ?

BLÉVILLE.

Je ne sais, mais je frémis des soupçons qui s’élèvent dans mon âme !

SELMAR.

Mon ami ! mon cher Bléville ! pas un mot de plus sur ce sujet !

BLÉVILLE.

Ainsi, je cherchais en vain à m’abuser ! Sa naissance n’est pas le seul obstacle que vous deviez opposer à son bonheur !

SELMAR.

Vous vous trompez : le malheur d’Arthur est dans sa position bien plus que dans ma conduite envers lui.

BLÉVILLE.

Corbleu !... vous n’avez pas le cœur d’un homme ! L’ambition, le prix que vous attachez à l’opinion ont gâté en vous un noble caractère, et détruit toute la sensibilité de votre âme.

SELMAR.

Bléville !

BLÉVILLE.

Dieu sait de quels torts vous vous êtes rendu coupable !... Allez, Selmar, poursuivez tous les succès du monde ! Je souhaite que les triomphes de l’ambition vous paient les sacrifices qu’ils vous imposent.

 

 

Scène VI

 

SELMAR, seul

 

Ses reproches ne sont que trop fondés ! Plus d’une lettre m’est parvenue qui a dû rester sans réponse. Malheureuse enfant ! elle s’accuse et ne me maudit pas ! Et moi, il me faut maintenant auprès d’une autre feindre un amour que je ne ressens plus. La voici !...

 

 

Scène VII

 

SELMAR, MADAME D’ORBIGNY

 

MADAME D’ORBIGNY.

Je vous trouve enfin, mon cher comte !

SELMAR.

Pardonnez, Madame, si je suis resté si longtemps éloigné de vous !

MADAME D’ORBIGNY.

Vous savez si je vous pardonne aisément ! En vérité, Selmar, j’ai peine quelquefois à croire que c’est vous que je vois !

SELMAR.

Ne rappelez pas des erreurs dont mon cœur ne fut jamais complice ! Égaré par l’amour des plaisirs, par la vanité peut-être, j’ai poursuivi de frivoles succès !... Combien je me suis abusé ! Se livrer sans contrainte à une affection pure et dévouée ; sentir que toutes nos pensées ont un écho dans une autre âme ; c’est là le seul bonheur véritable, et, grâce à vous, c’est là mon destin !

MADAME D’ORBIGNY.

Vous, heureux ! J’ai besoin de le croire pour atténuer les reproches que je m’adresse à moi-même.

SELMAR.

Que dites-vous ?

MADAME D’ORBIGNY.

Naguère, j’ai lu dans le cœur d’une enfant, j’ai tremblé pour son avenir !...

Mouvement de Selmar.

Vous m’avez bientôt rassurée ! Elle est jeune ; les impressions sont fugitives à son âge !... Moins faible que moi, elle vous oubliera, et, je le sens, ce sera pour elle un bonheur !

SELMAR.

Quelles idées sont les vôtres ! J’ai payé, comme tout le monde, à ses jeunes attraits le tribut d’hommages qui leur est dû : pouvais-je supposer ?...

MADAME D’ORBIGNY.

Si vous me trompez, Selmar, laissez-moi mon erreur : la vérité serait trop cruelle !

 

 

Scène VIII

 

SELMAR, MADAME D’ORBIGNY, SAINT-PAULIN

 

SAINT-PAULIN.

Monsieur le comte, tout marche au gré de vos souhaits. Vous voyez que j’ai été expéditif.

SELMAR.

Je vous remercie, mon cher Saint-Paulin.

SAINT-PAULIN.

Votre fête sera charmante !... Mais j’ai encore une bonne nouvelle à vous donner.

MADAME D’ORBIGNY.

Qu’est-ce donc ?

SAINT-PAULIN.

Il nous arrive de nouveaux convives : je viens de voir entrer dans la cour la voiture de madame de Terny.

MADAME D’ORBIGNY.

Madame de Terny !

SELMAR, à part.

Que vient-elle faire ici ?

SAINT-PAULIN, à part.

Ils n’ont pas l’air enchanté !

Haut.

J’étais bien sûr que madame de Terny ne resterait pas longtemps seule dans sa terre ! Cette femme-là a l’instinct des fêtes ! elle les sent de six lieues à la ronde ; elle a deviné la vôtre !

MADAME D’ORBIGNY.

Arrivée ici avant elle, il me semble que c’est à moi de lui faire les honneurs ; je vais la recevoir.

SAINT-PAULIN.

Vous n’irez pas loin, Madame : je l’entends monter ; la jeune Emma l’accompagne.

Madame d’Orbigny s’avance vers le fond du théâtre.

SELMAR, sur le devant.

Emma !... puisse-t-elle ne pas se trahir en ma présence !

 

 

Scène IX

 

SELMAR, MADAME D’ORBIGNY, SAINT-PAULIN, MADAME DE TERNY, EMMA

 

MADAME D’ORBIGNY, à madame de Terny.

Que vous êtes aimable de venir nous surprendre à Plombières !

MADAME DE TERNY.

C’est moi qui me réjouis de vous voir !... Ah ! c’est vous mon cher comte, je suis charmée de vous trouver encore ici : j’ai appris tous vos succès, et vous ne doutez pas de la part sincère que j’y prends.

SELMAR, à part, regardant Emma.

Comme elle est pâle !

MADAME DE TERNY.

Bonjour Saint-Paulin !... Il m’a fallu quitter ma terre : depuis quelques jours, ma pauvre Emma est triste, abattue.

MADAME D’ORBIGNY, à part.

Qu’entends-je ?

MADAME DE TERNY.

On lui prescrit des distractions : j’espère que le changement de lieu lui fera du bien.

SELMAR.

Ce n’est sans doute qu’une tristesse passagère : dans la jeunesse, les chagrins sont fugitifs ; la vie est si belle à seize ans ! l’avenir est paré de tant d’espérances !

EMMA, à part.

Le cruel me parle d’espérances !

MADAME D’ORBIGNY, à Emma.

Ma chère Emma ! nous parviendrons, j’espère, à vous rendre le calme ; nul ne le désire plus que moi.

SELMAR.

Oui, ces nuages se dissiperont bientôt. L’intérêt véritable et si naturel, l’amitié sincère que Mademoiselle inspire à tout ce qui l’entoure, chasseront aisément une mélancolie... sans motif.

MADAME DE TERNY.

Le mouvement qui règne maintenant à Plombières la distraira de cette tristesse que je ne puis comprendre. Nous resterons dans ce pays jusqu’à la fin de la belle saison ; l’air y est pur, le climat excellent.

SAINT-PAULIN.

Excellent ! c’est le mot ! Je n’ai pas vu de contrée où l’on vécût aussi vieux.

EMMA.

On peut y mourir jeune !

MADAME DE TERNY.

Quelles sont ces funestes pensées ? ma chère Emma...

EMMA.

Ma bonne mère !...

À part.

N’a-t-il plus même un regard pour moi !

 

 

Scène X

 

SELMAR, MADAME D’ORBIGNY, SAINT-PAULIN, MADAME DE TERNY, EMMA, SUZETTE

 

SUZETTE, accourant.

Oh, madame, que je suis aise ! vous voilà donc arrivée à Plombières !... Et ma chère sœur !... ah ! la voici !...

À part.

Mon Dieu, comme elle est changée !

MADAME DE TERNY.

Mon appartement est-il prêt, ma chère Suzette ?

SUZETTE.

Oui, Madame ; je venais vous en avertir.

MADAME DE TERNY,

Tant mieux, car je me sens un peu fatiguée.

MADAME D’ORBIGNY.

Nous allons vous installer nous-mêmes. Donnez-moi le bras.

MADAME DE TERNY.

Volontiers.

EMMA, à Suzette.

Suzette, reste avec moi.

MADAME DE TERNY, à Emma.

Tu ne me suis pas ?... Non, tu aimes mieux rester avec ta sœur de lait !... Suzette, tâchez de la distraire.

SELMAR, à part.

Il faudra que je lui parle !

 

 

Scène XI

 

EMMA, SUZETTE

 

SUZETTE.

On m’avait bien dit que vous étiez indisposée, mais je ne croyais pas que ce fût si grave. Qu’avez-vous donc ?

EMMA.

Je ne sais, une tristesse profonde !...

SUZETTE.

Vous viendrez me visiter dans notre maison ! Je suis à présent plus heureuse de jour en jour, et je m’applaudis bien d’avoir épousé Jean-Louis, et de n’avoir pas écouté ce beau monsieur dont je vous ai parlé.

EMMA.

Oui, Suzette, tu as eu bien raison !

SUZETTE.

Vous n’ savez pas, j’aurai bientôt une faveur à vous demander : c’est Jean-Louis qui en a eu l’idée ! vous lui avez plu de suite ! Il m’a dit comme ça : Si c’te belle demoiselle voulait être la marraine de not’ premier ? Acceptez-vous ?

EMMA.

Ma pauvre Suzette !...

SUZETTE.

Eh bien ! mais nous avons le temps, vous n’aurez plus de chagrins à cette époque-là !

EMMA, avec intention.

Je l’espère !

 

 

Scène XII

 

SUZETTE, EMMA, SELMAR

 

SELMAR, en entrant.

Elle est encore là !

SUZETTE, à Emma.

Voilà monsieur de Selmar !

EMMA, à part.

Grand Dieu, donnez-moi la force de lui parler !

SELMAR, à demi-voix, à Emma.

Emma, j’épiais l’instant de vous revoir.

EMMA, d’un ton piqué.

Je ne l’aurais pas cru !

SELMAR.

Vous êtes injuste !

EMMA.

J’avais pourtant des raisons de penser que monsieur de Selmar m’avait tout-à-fait oubliée : mes lettres restées sans réponse...

SELMAR.

Vos lettres !...

SUZETTE, à part.

Il paraît que je suis de trop puisqu’ils se parlent tout bas : il ne faut pas être indiscrète. Je m’en vais ! Oh, ma pauvre Emma !

Elle sort.

EMMA.

Ne les avez-vous point reçues ?

SELMAR.

Oui, elles me sont parvenues ; mais, dans votre intérêt, je ne devais pas y répondre. Fallait-il risquer votre repos, votre bonheur ? Un abus de confiance, des regards curieux ne pouvaient-ils tout dévoiler ? Et quels n’eussent pas été mes regrets !... Non, Emma, votre avenir m’est trop cher !...

EMMA.

Mon avenir !... L’intérêt que vous m’exprimez, monsieur le comte, a droit de m’étonner ! Ne craignez vous pas que madame d’Orbigny...

SELMAR.

Je ne m’occupe que de vous, Emma !... Le monde ignore un sentiment qu’il condamnerait : de votre discrétion, comme de la mienne, dépend votre sort futur : cachez donc à tous les regards une tristesse qui m’afflige.

EMMA, affectant un ton d’insouciance.

En effet, pourquoi mon front porterait-il l’empreinte de la douleur ? Vous avez raison de me reprocher ma tristesse !... Eh bien, Monsieur, je tâcherai de sourire ! Je tâcherai d’oublier tout !... Pourquoi m’affligerais-je ?... Vous songez à mon bonheur ! Et je dois être tranquille !... Vous ne m’avez jamais trompée !...

Elle fond en larmes.

SELMAR.

Emma, ma chère Emma, vous déchirez mon cœur ! Remettez-vous !... Si l’on vous surprenait !... Vous êtes prévenue contre moi !... Mais je n’ai pas cessé un instant de penser à vous, je suis toujours votre ami, votre meilleur ami !... Oui, je veux l’être !

EMMA.

Vous !... vous, qui m’avez abandonnée seule avec mes remords ! Vous, qui, tandis que je gémissais dans les larmes, prodiguiez à une autre les serments trompeurs qui m’ont perdue !

SELMAR.

Bannissez à jamais cette pensée injurieuse ! Les apparences vous abusent ?... Si vous connaissiez ma situation !...

EMMA.

Eh bien ! je veux encore ajouter foi à vos paroles : mais, à mon tour, c’est moi qui vous interroge ! Osez me répondre : Selmar, m’aimez-vous ?

SELMAR.

Emma, cette question !...

EMMA.

Répondez ! M’aimez-vous ?

SELMAR.

Ah ! vous m’inspirerez toujours l’intérêt le plus tendre : Emma ne me sera jamais étrangère, et bientôt vous aurez une preuve des sentiments que mon cœur vous conserve.

EMMA.

Comment ?

SELMAR.

Écoutez, écoutez-moi avec calme : Emma, vous ne connaissez pas le monde : un premier amour n’y décide pas toujours du destin de notre existence ; rarement les circonstances s’accordent avec nos vœux ; il est des obstacles dont on ne peut triompher : mais le temps vient à notre secours ; les premières impressions s’effacent, des émotions plus paisibles leur succèdent, alors des liens approuvés par les convenances...

EMMA.

Que veut-il dire ?...

SELMAR.

Oui, Emma, le soin de votre avenir occupera toutes mes pensées ; je n’aurai pas un moment de repos que je ne l’aie assuré ! Dans ce monde, dont vous devez être encore l’ornement, je veux vous savoir heureuse, considérée...

EMMA.

Je vous entends !... Sortez !

SELMAR.

Emma !...

EMMA.

Sortez ! sortez, vous dis je ! Je vous connais maintenant ! Laissez-moi, je ne crains plus rien, je n’attends plus rien de vous !

SELMAR.

Calmez vos sens !

EMMA...

Laissez-moi ! ou j’appelle, et je dévoile à tous les yeux votre honte... et la mienne !

SELMAR.

Emma, vous l’ordonnez !... Je m’éloigne ; mais plus tard vous me jugerez mieux ; je vous reverrai !...

EMMA.

Jamais !

 

 

Scène XIII

 

EMMA, seule

 

Tout est donc fini !... Le cruel !... Mon cœur se brise !... Que devenir ?... Ma tête s’égare !

 

 

Scène XIV

 

EMMA, MADAME D’ORBIGNY

 

MADAME D’ORBIGNY, entrant.

Que vois-je ? Dans quelle agitation est-elle ?

EMMA, dans l’égarement.

Selmar ! Selmar !...

MADAME D’ORBIGNY, s’approchant.

La malheureuse !... Ah ! revenez à vous ! Entendez-moi !

EMMA.

C’est vous ! Qui vous amène ? Venez-vous me redemander son cœur ? Je ne l’ai plus !

MADAME D’ORBIGNY.

Mon enfant, je vous en conjure !...

À part.

L’infortunée ! Elle l’aimait autant que moi !

 

 

Scène XV

 

EMMA, MADAME D’ORBIGNY, ARTHUR

 

MADAME D’ORBIGNY.

C’est vous, monsieur Arthur ! Ah, venez, venez !

ARTHUR.

Emma ! Grand Dieu !

EMMA, toujours dans l’égarement.

Laissez-moi ! Laissez-moi !

MADAME D’ORBIGNY.

Je sais tout l’intérêt que vous lui portez : aidez-moi à la secourir.

On approche une chaise.

ARTHUR.

Hélas ! Madame, dans quelle situation je la retrouve ! Il fut un temps où je crus acquérir le droit de la rendre heureuse : naguère encore j’espérais que mon amour...

EMMA.

L’amour ! que parle-t-il d’amour !... Oui, c’est cela ! ils ont tous ce mot sur les lèvres !

Elle s’assied.

ARTHUR, à ses genoux.

Emma, ne me reconnaissez-vous pas ? C’est l’ami de votre enfance !

EMMA, le regardant.

Arthur !... Ah ! c’est vous !... ne me quittez pas.

Elle lève les yeux sur madame d’Orbigny, et cache son visage dans ses mains.

MADAME D’ORBIGNY.

Quel malheur si cruel ?...

EMMA.

Le malheur ! j’aurais des forces pour le supporter, je m’en ai point contre le déshonneur !

ARTHUR.

Qu’entends-je ?

EMMA.

Ah, Madame, si j’avais écouté vos conseils !...

ARTHUR.

Mes horribles pressentiments seraient-ils justifiés ?

EMMA.

Je suis perdue !

MADAME D’ORBIGNY.

Que dites-vous, Emma ? votre esprit s’égare.

EMMA.

Non, je n’ai plus rien à ménager. Selmar !... Ah ! Madame, pardonnez-moi !

ARTHUR.

Quoi ! il serait possible ?

EMMA.

Je n’ai plus qu’à mourir !

MADAME D’ORBIGNY.

Non ! renaissez à l’espérance !... Son malheur m’éclaire : je sens qu’un noble dévouement peut nous réconcilier avec nous-mêmes ! je lui sacrifierai tout !... Emma, consolez-vous ! Le ciel vous envoie une amie !

EMMA.

Vous, Madame !

MADAME D’ORBIGNY.

Oui, moi ! qui veux effacer tous mes torts. Croyez-moi, il ne me résistera pas !

ARTHUR, à part.

S’il résistait !...

Haut.

Emma, ne voyez plus en moi qu’un frère qui vous consacre toute son existence !... Moi aussi je veux vous protéger !

EMMA, prenant la main d’Arthur, et posant sa tête sur le sein de madame d’Orbigny.

Quoi ! vous avez pitié de moi !... Mais c’en est fait, je n’espère plus rien !

ARTHUR, à part.

Il ne reste plus qu’un moyen ! je l’emploierai ! Je renonce à tout, à l’espoir, au bonheur ; mais qu’Emma soit heureuse !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SELMAR, SAINT-PAULIN, DOMESTIQUES

 

SELMAR.

Oui, Saint-Paulin, ce sera très bien ainsi ; veillez à ces soins de détail, je vous en prie. Encore ? Que me veut-on ?

UN DOMESTIQUE.

Nous désirons savoir, monsieur le comte, où se placeront les orchestres ?

SAINT-PAULIN.

Dans la pièce voisine ; on dansera dans la galerie. Allons, suivez-moi ! Si je n’étais pas là !

Il sort avec les domestiques.

SELMAR, seul.

Des fêtes ! toujours des fêtes ! sans cesse le sourire sur les lèvres, et pourtant !... Que vois-je ? C’est vous, mon cher Bléville ! Déjà ! C’est pousser bien loin l’exactitude.

 

 

Scène II

 

SELMAR, BLÉVILLE

 

BLÉVILLE.

Ce n’est pas votre bal qui m’attire près de vous.

SELMAR.

Qu’est-ce donc ? En effet, vous paraissez soucieux.

BLÉVILLE.

Écoutez, Selmar ; mon ancien et fidèle attachement m’a donné le droit de vous parler à cœur ouvert, et je veux en user une dernière fois !

SELMAR.

Parlez, Bléville.

BLÉVILLE.

Mon ami, car, malgré votre faiblesse, je veux encore vous croire digne de ce titre, c’est à votre cœur, que je viens m’adresser aujourd’hui.

SELMAR.

De quoi s’agit-il ?

BLÉVILLE.

Je viens encore vous parler de votre fils ! peut-être il est d’autres infortunés que vous pourriez consoler !... mais je ne chercherai point à surprendre vos secrets, et je ne veux songer qu’au malheureux Arthur. Depuis l’instant où il m’a fallu lui dévoiler son destin, une profonde mélancolie s’est emparée de son âme, je m’effraie des souffrances qu’il tâche en vain de me cacher ; vous avez pu vous-même remarquer sur son visage la trace de ses chagrins.

SELMAR.

Et croyez-vous qu’ils ne soient pas retombés sur mon cœur ?

BLÉVILLE.

Eh bien, adoucissez-en l’amertume ! Je vous en conjure une fois encore ; rendez-lui la tendresse d’un père ; réparez, autant qu’il est en vous, des torts dont il est la victime.

SELMAR.

Et le puis-je, mon cher Bléville ? Ne comprendrez-vous donc jamais ma situation ? Les lois ne me défendent-elles pas de le reconnaître pour mon fils ? Si je bravais assez les convenances pour lui donner publiquement ce titre, qu’y gagnerait-il ? et moi que n’y perdrais-je pas ? Dernier héritier d’un nom illustre, ne dois-je pas, en avançant en âge, songer à remplacer les plaisirs et les succès de la jeunesse, par une existence honorable et brillante, qu’un grand mariage et de hauts emplois peuvent seuls m’offrir ? Irais-je placer à mes côtés une preuve de mes erreurs, qui renverserait mes espérances ? et dans quel moment ! Ne voyez-vous pas la popularité qui s’attache à mon nom ? Ne voyez-vous pas les yeux du monde plus que jamais fixés sur moi ? Le succès que je viens d’obtenir peut me conduire à tout ; que ma mission réussisse, et bientôt une place d’ambassadeur...

BLÉVILLE.

Et voilà donc le fruit de vos remords !

SELMAR.

Ne me condamnez pas, mon cher Bléville ! Je vous le répète, ma carrière est tracée ! Plus tard peut-être il me sera possible... mais, aujourd’hui, tous mes travaux, tous mes sacrifices seraient perdus ! L’envie est excitée, elle veille, et m’observe : quel serait contre moi le déchaînement de ces hommes aux paroles austères, dont le masque de la vertu couvre les visages hypocrites ? Ma faiblesse leur donnerait des armes ; leur intolérance m’accablerait !... Mon ami, mon cher Bléville, mon secret vous appartient, et j’ose encore espérer...

BLÉVILLE.

Adieu, je vous quitte, vous ne me reverrez plus.

SELMAR.

Eh quoi ! vous pourriez m’abandonner !...

BLÉVILLE.

Vous avez détruit toutes mes espérances ! quand j’amenai dans ce monde, où vous vivez, ce jeune homme dont j’élevai l’enfance, je pensais que ses rares qualités, que ses nobles vertus triompheraient enfin de vos préjugés : je me disais : l’âme de Selmar s’ouvrira à un tendre sentiment, la présence de son fils lui deviendra nécessaire, et peut-être un jour !... Je me suis trompé ! aucun sentiment vrai ne peut arriver jusqu’à votre âme ! adieu ; cet enfant, que vous repoussez, c’est moi qui l’adopterai ; le monde lui enlève un père, l’amitié le lui rendra !

 

 

Scène III

 

SELMAR, seul

 

Il s’éloigne : Il m’abandonne !... Un ami de vingt années !... Qui remplira désormais le vide de mon existence ? Des flatteurs, des hommes que la fortune amène et que chasserait un revers ! J’ai résisté à ses désirs ; l’ambition élève une barrière entre mon fils et moi !... Pauvre Arthur ! j’éprouve à son aspect un plaisir, qu’il est loin de partager ! Sans le savoir, il m’inflige le châtiment de mes erreurs, il me fuit, ne dissimule qu’à peine les sentiments que je lui inspire !... Et, malgré moi, j’admire cette vertu sévère qui me condamne et me repousse... Si je cédais au cri de ma conscience ?... Mais quoi ! placer près de moi un censeur austère dont l’esprit exalté ne peut comprendre ni notre temps, ni nos mœurs ; dont la vertu intraitable me forcerait peut-être à rougir !... Révéler vingt années de torts !... Non, non, cela est impossible !...

 

 

Scène IV

 

SELMAR, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Monsieur le comte, on vient d’apporter à l’hôtel cette lettre qu’on m’a chargé de vous rendre à l’instant même.

SELMAR.

Donnez !

Le domestique sort.

C’est de la vicomtesse d’Orbigny ! encore ! lisons !... « Selmar, j’ai tout appris, le secret d’Emma m’est connu ; des illusions qui me furent longtemps chères sont détruites ; vous le savez, Selmar, une immense fortune aplanit les obstacles que les différences de rang peuvent opposer à un mariage : quelque illustre que soit votre nom, personne ne vous blâmera d’épouser une des plus riches héritières de France. » Qu’ai je lu ! quel changement ? Elle sait tout, et cette femme si jalouse naguère !... son cœur paraît calme et satisfait !... Serait-il donc vrai que les sentiments généreux qui conduisent au dévouement donnassent à l’âme des plaisirs plus vifs que tous les succès du monde !... Mais pourrai-je accepter une semblable proposition ? que penserait-on de moi ? Cela ne se peut ; je ne me décide point ainsi.

Il froisse la lettre et la met dans sa poche.

Et cependant, malheureuse Emma ! jamais je ne fus plus aimé !... Si ma compagne douce, bonne, sensible peut contribuer à notre bonheur, qui, plus qu’elle, pouvait me rendre heureux ? Ce cœur si naïf !... Mais que dirait le monde ? Resterai je donc toujours isolé ? quelle sera ma vieillesse ? Bléville me l’a dit : plus de plaisirs, et pas de bonheur ! Mon fils du moins l’aurait embellie peut être ! ses vertus auraient fait mon orgueil et ma joie !... Ah ! c’est trop écouter une voix mensongère ! La société peut-elle donc imposer des sacrifices continuels ? La nature n’a-t-elle pas aussi ses droits ! c’est trop résister, c’est trop languir dans un doute accablant !... Mon fils !...

 

 

Scène V

 

SELMAR, ARTHUR, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Arthur Brémont.

Il sort.

SELMAR.

Mon cher Arthur, c’est vous !

ARTHUR.

Monsieur le comte !...

SELMAR.

Je ne vous attendais pas sitôt.

ARTHUR.

Je désirais, Monsieur, vous entretenir seul : l’affaire qui m’amène ne souffre ni témoins, ni retard.

SELMAR.

Expliquez-vous.

ARTHUR.

J’ai quitté, il y a peu d’instants, mademoiselle Emma.

SELMAR.

Eh bien ?

ARTHUR.

Vous avez passé un mois au château de Terny.

SELMAR.

Ensuite ?

ARTHUR.

Le désespoir de l’infortunée m’a révélé son destin.

SELMAR.

Elle vous a choisi pour confident !

ARTHUR.

Non, Monsieur ; mais, sans chercher à surprendre  ses secrets, j’ai lu dans son âme, et j’ai juré de tout faire pour la rendre au bonheur.

SELMAR.

Je ne sais, Monsieur, qui vous a donné le droit de vous occuper de cela ?

ARTHUR.

Je vais vous l’expliquer. Il fut un temps, Monsieur, où, tout à l’amour qu’elle m’inspirait, j’espérais unir son existence à la mienne ; elle était pour moi l’image de la félicité sur la terre !... Des circonstances fatales, qu’il est inutile de développer devant vous, m’ont forcé de renoncer à sa main, mais je ne lui en ai pas moins consacré ma vie ; je lui ai offert les secours d’une amitié fraternelle et dévouée. Vous seul, Monsieur, pouvez réparer des maux que vous seul avez causés ; et je me plais à croire qu’en songeant à cette jeune fille, qui avait apporté dans la vie tant de chances de bonheur, et qui maintenant me voit plus que la mort pour se soustraire à l’opprobre, vous n’hésiterez pas à remplir un devoir imposé par l’honneur et par l’amour.

SELMAR.

Vous allez trop loin, monsieur Arthur ! C’est à moi seul qu’appartient le droit de régler ma conduite ; je n’accorde à personne le pouvoir de disposer de mes actions ; et vous devez comprendre, monsieur Brémont, que ce n’est pas votre avis que je consulterai !

ARTHUR.

Les sentiments nobles sont communs à tous les hommes, monsieur le comte ; et je ne pense pas que l’éclat de votre rang et de votre naissance vous dispense d’entendre la vérité, ni que l’obscurité de mon nom puisse me contraindre à la taire.

SELMAR.

Qui vous parle de rang et de naissance ?... Vous vous méprenez sur mes intentions, monsieur Arthur : jamais ni ma naissance ni la vôtre ne peuvent être pour moi une raison de vous offenser. Moi ! vous reprocher !... Quelle idée ! Cela n’est pas, cela ne peut pas être ! je n’ai voulu parler que de votre âge... Vous êtes jeune, Arthur !...

ARTHUR.

Monsieur !...

SELMAR.

Oui, monsieur Brémont, mon expérience me donne de grands avantages, et je veux bien m’exprimer franchement avec vous. Le dévouement chevaleresque, l’enthousiasme exagéré de votre caractère annoncent votre peu de connaissance du monde : ce n’est point par de tels motifs que les hommes se dirigent, et ceux en qui la réflexion ne détruit pas ces erreurs de la jeunesse sont destinés à être dupes toute leur vie. Vous paraissez étonné de ce que je vous dis là ; mais le temps vous en démontrera la vérité. Aujourd’hui, par exemple, si vous étiez à ma place, vous vous croiriez obligé de tout sacrifier à un amour insensé.

ARTHUR.

Il me semble, Monsieur, qu’il ne s’agit plus de satisfaire une passion, mais bien d’accomplir un devoir.

SELMAR.

Vous appelez cela un devoir !... Ce n’est pas ainsi qu’on se marie. Le mariage est un engagement public dont on doit compte à la société.

ARTHUR.

Quoi ! vous pourriez l’abandonner ! la livrer au désespoir, à une mort certaine ! Serait-ce possible ?

SELMAR.

Ne me croyez pas insensible à son malheur ! Il est pour moi le sujet d’un chagrin réel ; je me fais à moi-même de vifs et cruels reproches, soyez-en sûr ; mais cessez de vous alarmer. Le moment du désespoir est passé ; Emma peut attendre de moi tous les soins, tous les secours : je m’étonne et je m’afflige d’une confiance... que pourtant vous ne trahirez pas ; je vous connais, et je suis convaincu que ce funeste secret demeurera enseveli à jamais dans votre sein.

ARTHUR.

Et qui vous dit, Monsieur, qu’elle pourra sans cesse le cacher à tous les regards ? qui vous dit que vos coupables séductions n’auront dévoué qu’un seul être au malheur et à l’opprobre ?

SELMAR.

Monsieur Arthur !...

ARTHUR.

Je n’ai point interrogé l’infortunée, je n’ai vu que sa douleur ; mais je frémis !... Quel serait son sort ? quel serait le vôtre, si mes craintes étaient fondées ? Un jour, un malheureux maudirait la vie que vous lui auriez donnée ! Sa mère, placée entre la nature et l’honneur, serait forcée de sacrifier l’un ou l’autre : sans espérance, sans avenir, il invoquerait la mort ; et son désespoir porterait les regrets et le remords dans les dernières années de votre vie !

SELMAR.

Arrêtez, Arthur, arrêtez !...

À part.

Quelle épreuve cruelle !

ARTHUR.

Oui, Monsieur, tel serait votre premier châtiment.

SELMAR.

Non, non, de telles douleurs n’existent pas ; ces maux, que vous peignez avec tant de chaleur, ils sont imaginaires ; aucun être ne les a sentis !... N’est-il pas vrai, Arthur ? ah ! rétractez de semblables paroles.

ARTHUR.

Ces maux sont vrais, Monsieur ; ces douleurs ont été senties !

SELMAR, à part.

Malheureux enfant !

ARTHUR.

Mais, que dis-je ? l’attendrissement qui se peint dans vos yeux m’annonce que vous céderez à la voix de votre cœur : vous rendrez à l’espoir et à l’existence une infortunée dont le crime fut de vous aimer. Quel sera votre bonheur, lorsque, ramenant la gaieté sur ce front où la douleur est empreinte, vous remplirez enfin vos promesses !

SELMAR.

Mes promesses ! Je n’en ai fait aucune : je ne l’ai point trompée ; jamais je ne lui ai promis de l’épouser, parce que jamais Emma ne peut être ma femme.

ARTHUR.

Est-ce là votre dernière résolution ?

SELMAR.

Je n’en changerai point.

ARTHUR.

Croyez-vous donc pouvoir agir ainsi sans enfreindre les lois de l’honneur ?

SELMAR.

L’honneur n’est point placé là.

ARTHUR.

Le séducteur peut-il échapper au juste blâme qu’il mérite ?

SELMAR.

C’est si je faisais un tel mariage que le monde me blâmerait.

ARTHUR.

Mais le sentiment du devoir ne parle-t-il pas plus haut que cette voix trompeuse ?

SELMAR.

Mes premiers devoirs sont ceux que ma naissance et la société m’imposent, Vous ne connaissez encore que les passions de la jeunesse.

ARTHUR.

Dites, Monsieur, que les lois de la vertu.

SELMAR.

Je règle mes actions sur les principes du monde.

ARTHUR.

Dites sur ceux de l’intérêt.

SELMAR.

J’obéis à l’usage.

ARTHUR.

Dites à l’égoïsme.

SELMAR.

Monsieur !... vous êtes injuste : la solitude et peut-être des chagrins ont aigri votre esprit, et vous rendent trop sévère. Écoutez les conseils de mon amitié.

ARTHUR.

Votre amitié ! je la repousse. Je n’accorde point la mienne à qui ne peut conserver mon estime.

SELMAR.

Monsieur Arthur !...

ARTHUR.

Celui qui ne craint pas de porter le désespoir dans le cœur d’une infortunée ; celui qui ose offenser un être faible, qui n’a ni le droit de se plaindre ni le pouvoir de se venger, celui-là ne doit inspirer que le mépris !

SELMAR.

C’en est trop ! et une telle audace !...

À part.

Que fais je ?

Haut.

Je vous fais compliment, Monsieur, du beau feu qui vous anime, lorsqu’il s’agit du bonheur des femmes. Elles vous sauront gré, j’espère, d’un si grand dévouement ; je souhaite qu’elles vous en récompensent.

ARTHUR.

Vous ne m’avez donc pas compris, Monsieur ?

SELMAR.

Je vous entends à merveilles ! Vous voulez que j’épouse Emma, ou que je vous rende raison de mes torts envers elle ? J’en suis fâché, mais l’un et l’autre me sont également impossibles. Des menaces ne peuvent rien sur moi. En vous choisissant pour chevalier, on a pris un fort mauvais moyen, je vous en avertis. Je ne me marierai pas, et je ne me battrai point avec vous.

ARTHUR.

Je saurai bien vous y contraindre.

SELMAR.

Je ne crois pas.

ARTHUR.

Tant de cruauté ne peut rester impunie, et je vais...

 

 

Scène VI

 

SELMAR, ARTHUR, SAINT-PAULIN, UN DOMESTIQUE

 

SAINT-PAULIN.

Venez donc, monsieur le comte, la foule commence à se précipiter dans vos salons : on arrive de tous côtés.

UN DOMESTIQUE, annonçant à la porte du salon.

Monsieur le marquis et madame la marquise Dangeville. Madame la baronne Delbois. Monsieur le comte de Salignac.

SELMAR.

Combien je suis heureux, Mesdames, et que je dois vous remercier de votre aimable exactitude.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur d’Esparville. Mesdames de Ligny.

SELMAR.

Veuillez agréer mes hommages respectueux.

ARTHUR, à part.

Il peut sourire !

Le théâtre se remplit de monde.

SELMAR.

Monsieur Saint-Paulin, seriez-vous assez bon pour donner un coup d’œil dans les pièces voisines ? les danses peuvent commencer.

Il sort.

ARTHUR, à demi-voix à Selmar.

Monsieur le comte, je ne vous quitte pas : vous m’entendrez !

SELMAR, haut et souriant.

C’est fort bien, Monsieur.

Bas.

Jeune homme, imitez ma prudence, retirez-vous, point d’éclat fâcheux !

Haut.

Je regrette vivement, Mesdames, de ne pouvoir vous offrir ici des plaisirs plus variés.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la vicomtesse d’Orbigny.

SELMAR, à part.

J’espérais qu’elle ne viendrait pas.

Haut, allant lui donner la main.

Que vous êtes bonne, Madame ! Vous daignez embellir cette modeste fête !

 

 

Scène VII

 

SELMAR, ARTHUR, MADAME D’ORBIGNY

 

Pendant toute cette scène on entend les orchestres ; le bal s’ouvre ; on voit passer les danseurs dans le fond.

MADAME D’ORBIGNY, à demi-voix sur le devant du théâtre.

Selmar, vous avez reçu ma lettre ?

SELMAR, de même.

Oui, Madame.

MADAME D’ORBIGNY, de même.

Eh bien ! qu’avez-vous résolu ?

SELMAR, de même.

Ce n’est ici ni le lieu, ni le moment...

MADAME D’ORBIGNY, de même.

Je vous demande pardon, j’exige une réponse.

SELMAR.

Messieurs, les tables de jeu sont dressées.

Les domestiques dressent des tables ; les joueurs se placent ; tout le monde paraît occupé. Saint-Paulin, qui est rentré, se tient auprès d’une des tables.

MADAME D’ORBIGNY, à voix basse sur le devant du théâtre.

Vous cherchez en vain à m’éviter, Selmar : répondez-moi ?

SELMAR, de même.

Pendant toute cette scène, Arthur se mêle à la foule, et de temps en temps porte les yeux sur Selmar.

Eh bien ! Madame, puisqu’il faut s’expliquer, le double moyen dont on s’est servi ne peut réussir près de moi ! Des offres d’argent, des menaces !... C’est une sorte de conspiration ! Je ne cède jamais à de pareils motifs.

MADAME D’ORBIGNY, de même.

Ainsi, vous vous décidez à l’abandonner à son désespoir ?

SELMAR, haut vers les tables de jeu.

Je parie vingt louis pour monsieur le baron.

À demi-voix, revenant à madame d’Orbigny.

Finissons, Madame, je n’aime ni les reproches ni les sermons.

MADAME D’ORBIGNY, de même.

Homme égoïste et faux ! Rien ne peut vous toucher ! Eh bien ! Emma va paraître à vos yeux. Elle sera pour vous l’image vivante du remords.

SELMAR, de même.

Eh ! de quel droit, Madame, prétendez-vous diriger ma conduite ? Me suis-je occupé de la vôtre ? Vous ai-je empêché de porter ailleurs un amour...

MADAME D’ORBIGNY, de même.

Qu’entends-je ? Et c’est vous, cruel ?...

Plusieurs joueurs se rapprochant.

SAINT-PAULIN.

Monsieur le comte, vous avez gagné. Une vole, et le coup du lion !

SELMAR, à madame d’Orbigny.

Je vous le disais, Madame, le bonheur est partout où vous êtes ! mais pourquoi priver les salons du bal de votre présence ? Venez, que j’aie l’honneur de vous conduire ; les danseurs me rendront grâces !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la marquise de Terny.

SELMAR, à part.

Emma n’est point avec elle !... Je respire !

Haut.

Permettez, Madame...

 

 

Scène VIII

 

SELMAR, ARTHUR, MADAME D’ORBIGNY, MADAME DE TERNY

 

MADAME D’ORBIGNY.

Emma ne vous a point accompagnée ?

MADAME DE TERNY.

Non, elle s’est sentie fatiguée ; elle a besoin de repos : je ne voulais pas la quitter, mais cette chère enfant a tant insisté pour que je vinsse ici, que je n’ai pu résister à ses désirs.

SELMAR, à part.

Elle aurait été bien fâchée de rester chez elle.

Haut.

Combien nous eussions gémi de votre absence !

ARTHUR, qui de temps en temps se rapproche.

L’infortunée ! elle souffre ; et il est heureux !

MADAME DE TERNY.

Cette fête est vraiment magnifique, mon cher comte ! Il n’y a que vous pour déployer tant d’élégance, et un faste de si bon goût.

SELMAR.

Vous êtes trop indulgente ! Si vous désiriez par courir avec moi la galerie ?...

MADAME DE TERNY.

Très volontiers.

 

 

Scène IX

 

SELMAR, ARTHUR, MADAME D’ORBIGNY, MADAME DE TERNY, SAINT-PAULIN

 

SAINT-PAULIN.

Encore un triomphe ! Monsieur le comte, une députation du conseil municipal de la ville vient d’être introduite : elle vous apporte l’hommage de la reconnaissance publique.

SELMAR.

Qu’on fasse entrer. Je suis fier d’un pareil honneur !

 

 

Scène X

 

SELMAR, ARTHUR, MADAME D’ORBIGNY, MADAME DE TERNY, SAINT-PAULIN, LA DÉPUTATION

 

SELMAR.

Comment ai je pu mériter, Messieurs ?...

UN DES DÉPUTÉS.

Monsieur le comte, la philanthropie qui respire dans le projet que vous avez bien voulu nous communiquer, les avantages immenses qu’il doit assurer au commerce et à l’industrie de cette province, justifient assez l’enthousiasme qui accueille votre présence en nos murs. Souffrez, monsieur le comte, qu’une province dont vous défendez les plus chers intérêts, sollicite l’honneur de vous compter au nombre de ses enfants.

SELMAR.

J’accepte avec une vive reconnaissance la faveur qu’on daigne m’accorder ; et mon plus beau titre, Messieurs, sera toujours celui de votre concitoyen.

LE PEUPLE, dans la rue.

Vive le comte de Selmar !

SELMAR.

Qu’entends-je ?

LE DÉPUTÉ.

Le peuple, qui sait tout ce qu’il vous doit, est devant votre hôtel ; il ne peut commander à sa joie ; il désire vous voir. Rendez-vous à ses vœux : venez jouir de cette gloire pacifique, récompense des plus nobles vertus.

SELMAR.

C’est trop, Messieurs, c’est trop, je ne puis...

ARTHUR, à part.

On le vante, on l’admire, on exalte son nom !... Est-ce donc là ce qu’on appelle la gloire ?

LE DÉPUTÉ.

Ne nous résistez pas.

SELMAR.

Vous l’exigez ?

 

 

Scène XI

 

SELMAR, ARTHUR, MADAME D’ORBIGNY, MADAME DE TERNY, SAINT-PAULIN, LA DÉPUTATION, BLÉVILLE

 

BLÉVILLE.

Où est-elle ? où est-elle ?

SELMAR, allant au devant de lui.

Ah ! enfin mon cher Bléville.

BLÉVILLE.

Laissez-moi !...

À M. d’Orbigny.

Emma n’est pas ici ?

MADAME D’ORBIGNY.

Non, sans doute !

BLÉVILLE.

Pauvre enfant ?

MADAME D’ORBIGNY.

Qu’est-il donc arrivé ?

BLÉVILLE.

Elle a disparu de l’hôtel, seule, à pied ; on vient de s’apercevoir de sa fuite ; le concierge, qui l’a vue sortir, assure qu’elle était en proie à un affreux égarement.

ARTHUR.

Emma ! Grand Dieu !...

SELMAR, à part.

Qu’ai-je entendu !

MADAME DE TERNY, s’approchant.

Emma, dites-vous ! Qu’y a-t-il ?

BLÉVILLE.

Venez, suivez-moi ; il n’y a pas un moment à perdre ; courons à sa recherche.

Bléville, madame de Terny, madame d’Orbigny sortent.

ARTHUR.

Et il triomphe !... C’est trop me contenir !

LE PEUPLE, dans la rue.

Vive le comte de Selmar !

LE DÉPUTÉ.

Entendez-vous ces acclamations ?

ARTHUR.

Arrêtez ! cessez d’exalter le plus lâche des hommes.

TOUT LE MONDE.

Ô ciel !

ARTHUR.

Oui ! monsieur le comte de Selmar est un lâche !

SELMAR.

Monsieur !...

ARTHUR,

Ne croyez pas imposer silence à ma juste fureur ! Vous me rendrez raison, ou vous êtes le dernier des hommes.

SELMAR.

Malheureux ! que faites-vous ? De telles paroles se paient de la vie.

ARTHUR.

Je le sais !

SELMAR.

Jeune insensé !

ARTHUR.

Trêve de discours ! Vous avez tantôt refusé de me satisfaire, reculerez-vous encore ?

SELMAR, à part.

Juste ciel ! que faire ? que devenir ? que résoudre ?... Tous les yeux sont attachés sur moi !... Malheureux !...

ARTHUR.

Je vous attends !

SELMAR.

Vous le voulez ?... Il le faut !...

À part.

Non, jamais !

ARTHUR.

Vous déciderez-vous enfin ?

SELMAR.

C’est vous qui m’y forcez !... Vous !...

À part.

On m’observe, on murmure, on s’étonne déjà de mon hésitation !...

Haut.

Eh bien ! demain à sept heures, à l’entrée du bois, j’aurai deux témoins.

ARTHUR.

J’y serai !...

À part.

Du moins je l’aurai vengée ! Je suis content !

LE PEUPLE, dans la coulisse.

Vive le comte de Selmar !

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente un grand hangar attenant aux derrières d’une maison de paysan ; dans le fond est la lisière d’un bois situé sur une colline. Un banc grossier est placé dans le hangar, à la droite du spectateur.

 

 

Scène première

 

SUZETTE, JEAN-LOUIS

 

SUZETTE.

Jean-Louis, Jean-Louis, arrive donc !

JEAN-LOUIS.

Me v’là, ma femme !

SUZETTE.

Vas-tu partir pour le marché de Plombières ? v’là qu’il est bientôt sept heures.

JEAN-LOUIS.

J’y vas, ma femme, j’y vas.

SUZETTE.

Dépêche-toi donc : l’orage se prépare ; tu seras pris par la pluie.

JEAN-LOUIS.

Je me dépêche, ma femme.

SUZETTE.

Et ne reste pas trop longtemps à la ville ; il y a peut-être encore une fête comme celle que j’y ai vue hier. Oh ! que c’était beau ! Comme ils sont heureux ces gens riches !

JEAN-LOUIS.

Ah ! qu’c’est vrai, qu’ils sont heureux ces gens riches !

SUZETTE.

Encore ? Pas toujours ! La dernière fois que j’ai vu ma pauvre sœur de lait, cette chère Emma, qui m’a donné une si bonne dot, elle avait l’air bien triste ! Comme elle était changée. Dam’, une jeune fille qui ne se marie pas !... Mais pourquoi ne se marie-t-elle pas ?

JEAN-LOUIS.

Ah ! c’est vrai qu’ c’est étonnant !

SUZETTE.

Eh bien ! tu n’es pas encore parti ? Allons, adieu, Jean-Louis, adieu. Tu n’oublies rien ?

JEAN-LOUIS.

Si fait, not’ femme ! J’oubliais de t’embrasser.

SUZETTE.

Si c’n’est qu’ çà !... Allons, tiens, dépêche-toi, et va-t’en.

 

 

Scène II

 

SUZETTE, puis EMMA

 

SUZETTE.

Enfin le v’là parti !... Quel lambin que c’t’homme-là ! Il n’est jamais prêt ! Heureusement qu’il n’y a pas loin d’ici à Plombières... Mais qu’est-ce que je vois là-bas ? C’est une femme, une jeune fille !... Oh ! la pauvre créature ! comme elle a l’air abattu !... Elle vient de ce côté. Eh mais, est-ce possible ?... Non, je ne me trompe pas, c’est elle. Ah ! mon Dieu !

EMMA, à l’entrée du hangar.

Je ne me soutiens plus : prenez pitié de moi !

SUZETTE.

Emma, chère Emma, c’est vous !

EMMA.

Qui a prononcé mon nom ?... C’est toi, Suzette ! Le ciel ne m’a donc pas entièrement abandonnée ?... Ah ! la fatigue m’accable !

Elle s’assied sur le banc.

SUZETTE.

Emma, qu’avez-vous donc ?

EMMA.

Je ne sais !... La fièvre !...

SUZETTE.

Comme elle est brûlante !

EMMA.

J’ai marché toute la nuit ; je voulais venir auprès de toi. Que la route est longue !

SUZETTE.

Dans quel état je vous revois ! Que vous est-il donc arrivé ?

EMMA.

À moi ?... Rien... Ils ne songeaient qu’à leurs fêtes !... Ils ne m’ont pas vue sortir !... J’avais besoin de me soustraire à ses mépris et à leur pitié !

SUZETTE, à part.

Que dit-elle ?

EMMA.

J’ai dû les fuir !... Que penseront-ils ?... Madame d’Orbigny est si bonne ! Arthur est si généreux !... Je n’accepterai point leurs sacrifices : puissent-ils perdre mon souvenir ! Et moi aussi, puissé-je tout oublier !

Ici on aperçoit sur la colline un domestique qui fait des signes dans la coulisse : la vicomtesse d’Orbigny paraît un instant après, voit de loin Emma et se dirige vers elle.

 

 

Scène III

 

SUZETTE, EMMA, ensuite MADAME D’ORBIGNY

 

EMMA.

Suzette, es-tu heureuse ?

SUZETTE.

Je serais heureuse, si vous l’étiez vous-même.

EMMA, souriant.

Oh ! je le serai !... Oui !... Je sens déjà que je respire plus librement.

MADAME D’ORBIGNY, entrant.

Enfin je l’ai retrouvée ! Chère Emma !

EMMA.

Que vois-je ? Vous ici, Madame !

MADAME D’ORBIGNY.

Pensiez-vous donc vous dérober aux tendres soins de l’amitié !

À part.

Quelle effrayante pâleur.

À demi-voix.

Suzette, rentrez dans votre chaumière, préparez des secours, envoyez chercher un médecin ; mes gens sont là

SUZETTE, à demi-voix.

J’y vais, Madame ; fiez-vous à moi. Pauvre sœur !

 

 

Scène IV

 

MADAME D’ORBIGNY, EMMA

 

EMMA.

Vous m’aimez donc toujours ?

MADAME D’ORBIGNY.

En pourriez-vous douter ? Dès que nous eûmes appris votre fuite, j’envoyai mes gens sur vos traces ; enfin, après des recherches infructueuses, des renseignements plus sûrs sont venus nous guider. Je vous revois, Emma ! Vous n’abandonnerez pas votre mère adoptive ! Vous reviendrez avec moi.

EMMA.

Non, j’ai trop souffert ! Je ne porterai point le désespoir dans le cœur de celle qui me servit de mère : qu’elle ignore tout !... Si vous saviez !... Écoutez : je connaissais vos desseins ; mais, moi, je ne voulais plus rien, même de ce qui pouvait me rapprocher de lui : ma résolution était prise ; et tandis que ma bienfaitrice était absente, trompant la surveillance qui m’entourait, je quittai ce lit où me retenaient la douleur et l’accablement. Sans être vue, je sortis de l’hôtel... Oh ! quelle nuit ! Je ne sais comment il se fit que, sans le vouloir, je passai devant sa demeure !... Une brillante illumination, le bruit des instruments... tout semblait y parler de plaisir !... Je pleurais !... Et des gens, assemblés en foule devant sa porte, poussaient des cris et faisaient des vœux pour son bonheur !... Je m’éloignai... J’errai à travers les détours des rues... J’errai longtemps... toujours poursuivie par ce bruit de danses et ces acclamations !... J’ignore comment, malgré moi, je me retrouvai de nouveau à cette même place... mais tout y était silencieux !... Plus de cris de joie, plus de clarté... Seulement, dans l’ombre, un groupe d’hommes se tenait, qui semblaient s’entretenir d’un événement récent !... J’eus peur, et je me cachai dans l’angle d’une maison. Oh ! Madame, si mes sens ne m’ont pas abusée, si la fièvre qui me tourmentait n’a pas trompé mon imagination, qu’ai-je entendu, grand Dieu !... « Ils doivent se battre, disait-on ; Arthur l’a provoqué publiquement, et demain le sang de l’un d’eux... » Puis je n’entendis plus rien !... Je marchais, je marchais toujours ; j’étais déjà loin des portes de la ville, et toujours je croyais entendre, au milieu des pensées sinistres qui m’assiégeaient, retentir ces chants et ces cris qui proclamaient son bonheur.

MADAME D’ORBIGNY.

Pauvre enfant ! chassez ces idées pénibles ; j’espère encore que des jours plus heureux...

EMMA.

J’ai froid !...

 

 

Scène V

 

MADAME D’ORBIGNY, EMMA, SUZETTE

 

SUZETTE, à madame d’Orbigny.

Tout est prêt ; le médecin est là !

MADAME D’ORBIGNY.

Chère Emma ! venez, suivez-moi, appuyez-vous sur mon bras.

SUZETTE.

Entrez dans ma chaumière : l’orage s’annonce, déjà la pluie commence à tomber ; ne restez pas ici plus longtemps.

Madame d’Orbigny emmène Emma dans la chaumière, Suzette les suit.

 

 

Scène VI

 

SELMAR, SAINT-PAULIN et UN TÉMOIN

 

SAINT-PAULIN, arrivant sous le hangar.

Monsieur le comte, nous trouverons ici un abri. Nous pourrons attendre que l’orage soit apaisé.

SELMAR, à la cantonade.

Laissez ma voiture sous ces arbres.

SAINT-PAULIN.

Singulière chose que ce point d’honneur ! Risquer des jours si précieux, un avenir si brillant pour quelques mots prononcés par un extravagant qui ne tient à rien dans le monde !... Heureusement l’adresse de monsieur le comte est connue, et je plains l’insensé...

SELMAR.

Que dites-vous, Saint-Paulin ?... Allez voir si nos adversaires paraissent, et indiquez-leur cet abri.

Saint-Paulin et l’autre témoin s’éloignent.

 

 

Scène VII

 

SELMAR, seul

 

Quelle horrible pensée il osait exprimer ! Non, Arthur, non, tes jours sont en sûreté !... La tyrannie de l’opinion a dû m’amener ici ; mais c’est pour moi seul que sera le danger !... Fatal événement !... voilà donc les suites d’une première erreur !... Et il le faut ! Et c’est mon fils !... Puis-je reculer maintenant ? Les regards de mes amis ne semblaient-ils pas me reprocher déjà mon hésitation ? Funeste préjugé ! loi cruelle de l’honneur ! Malgré moi, je dois t’obéir ! Au moment où j’atteins au but de tous mes efforts !... où la route est ouverte à mon ambition !... Non ! jamais homme n’endura une pareille souffrance !

 

 

Scène VIII

 

SELMAR, SAINT-PAULIN

 

SAINT-PAULIN.

Personne n’a encore paru ; et moi, Monsieur le comte, dans l’intérêt de l’humanité, j’ai profité de ce retard pour aller dans le village chercher un chirurgien : car, dans ces sortes d’affaires, c’est là le témoin le plus utile.

SELMAR.

Je vous en remercie.

SAINT-PAULIN.

Oh, ce n’est pas que je sois inquiet pour vous !

SELMAR.

Saint-Paulin, c’est pour moi que je vous en remercie.

SAINT-PAULIN.

Je ne l’ai point vu ; mais il ne peut tarder à venir. Il est occupé dans cette chaumière, m’a-t-on dit, au près d’une jeune fille fort malade.

SELMAR.

Une jeune fille !... Encore un être qui souffre !

SAINT-PAULIN, remontant le théâtre.

Ils ne viennent pas !

SELMAR.

L’orage redouble.

Se rapprochant de la chaumière.

N’entends-je pas un gémissement ?

SAINT-PAULIN, dans le fond.

Les voici !

Selmar frémit.

 

 

Scène IX

 

SELMAR, SAINT-PAULIN, ARTHUR, DEUX TÉMOINS D’ARTHUR, LE SECOND TÉMOIN DE SELMAR

 

ARTHUR.

Pardon, Monsieur le comte, je me suis fait attendre ; mais nos chevaux pouvaient à peine avancer.

SELMAR.

Monsieur Arthur, j’avais espéré que des réflexions plus sages vous amèneraient à reconnaître vos torts envers moi, et c’était les réparer.

ARTHUR.

Non, Monsieur, je suis prêt ! Marchons.

SAINT-PAULIN.

Un instant, Messieurs ! la pluie tombe par torrents : Êtes-vous donc si pressés ? Il est impossible de se battre par un temps pareil. J’en appelle à ces Messieurs.

Il regarde les trois témoins qui font un signe d’adhésion.

ARTHUR.

Eh bien, nous sommes à couvert ici ; ce lieu est écarté, pourquoi sortir ?

SELMAR.

Si vous l’exigez !... Vous avez réfléchi, monsieur Arthur ?

ARTHUR.

Toute réflexion, faite ici, serait tardive, Monsieur ! Allons !

Les quatre témoins se rangent de chaque côté, Arthur met la main sur la garde de son épée.

SELMAR, à part.

Il le faut donc !

 

 

Scène X

 

SELMAR, SAINT-PAULIN, ARTHUR, LES TÉMOINS, SUZETTE, ouvrant la porte de la chaumière

 

SUZETTE.

Qui parle si haut ? Des étrangers !...

S’adressant à Saint-Paulin, qui se trouve près d’elle.

De grâce, Messieurs ! Il y a ici une jeune fille malade, bien malade !... Mais, que vois-je ? monsieur Arthur !... Des épées !... Ah ! mon Dieu ! que veulent-ils donc faire ?...

SAINT-PAULIN.

Silence ! Éloignez-vous !

SUZETTE.

Ah ! monsieur Arthur ! venez, c’est Emma qui est ici !

SELMAR, ARTHUR, à part.

Emma !

SUZETTE.

Elle n’a peut-être plus que quelques heures à vivre !

ARTHUR.

Grand Dieu !

SUZETTE.

Venez.

ARTHUR, dans la plus grande agitation.

Allez, retirez-vous, retournez auprès d’elle !

À demi-voix.

Moi, je ne dois plus songer qu’à la venger !

À Selmar.

Vous l’avez entendue, Monsieur, l’épée à la main.

SUZETTE.

Ah ! qu’est-ce qui va se passer ?

Elle rentre avec les marques de la plus grande frayeur.

 

 

Scène XI

 

SELMAR, ARTHUR, SAINT-PAULIN, LES TÉMOINS, puis BLÉVILLE

 

SELMAR, à part.

Malheureuse Emma !... Ce gémissement...

ARTHUR, l’épée à la main.

Plus de retard ? Plus d’hésitation ! Défendez-vous !

BLÉVILLE, accourant au milieu d’eux.

Arrêtez !... Arthur !... Selmar ?... Qu’alliez-vous faire ?

ARTHUR.

Vous, ici !... Qui vous a révélé ?

BLÉVILLE.

J’ai tout appris ! Croyez-vous que cet affreux combat s’achèvera ? Jetez loin de vous, jetez ces armes criminelles ! Je vous l’ordonne !... Oui, Arthur !... Oui Selmar, je vous l’ordonne !

S’approchant de Selmar.

Quoi ! c’est vous ! Vous !...

SELMAR, bas à Bléville.

Vous n’avez rien à craindre pour lui.

BLÉVILLE, à Selmar.

Rien à craindre !...

Se tournant vers Arthur.

Arthur, par toute l’autorité...

ARTHUR.

Laissez-moi, laissez-moi ! Vous ne savez pas tout ce que j’ai à venger !

BLÉVILLE, l’entraînant sur le devant du théâtre et à demi-voix.

Encore une fois, Arthur, respecte-le !

ARTHUR.

Lui ! à quel titre ?

BLÉVILLE.

Le plus sacré de tous !

ARTHUR.

Qu’entends-je ?

BLÉVILLE.

Oui, malheureux...

ARTHUR.

N’achevez pas !

BLÉVILLE.

Il est ton père !

ARTHUR.

Dieu puissant !

 

 

Scène XII

 

SELMAR, ARTHUR, SAINT-PAULIN, LES TÉMOINS, BLÉVILLE, EMMA, éperdue, accourant, suivie par MADAME D’ORBIGNY et SUZETTE

 

EMMA, entrant.

Je le veux, je le veux ! Ne me retenez pas ! Où est-il ?

Se jetant aux genoux d’Arthur.

Arthur, grâce, grâce pour lui.

SELMAR, à part.

Emma !... Grand Dieu !

MADAME D’ORBIGNY.

Suzette, soutenez-là !

SUZETTE.

Pauvre sœur ! Et la moindre émotion peut la tuer.

Les deux femmes relèvent Emma qui semble près de s’évanouir, et la portent sur le banc.

BLÉVILLE.

Prodiguez-lui vos soins !...

Aux témoins.

Messieurs, cette affaire est terminée ; monsieur Arthur adresse, par ma bouche, ses excuses à monsieur le comte de Selmar !

Prenant Arthur par la main.

N’est-il pas vrai, Arthur ?

ARTHUR, dans le plus grand abattement.

Oui !... l’honneur de monsieur le comte est intact ! De sa main je recevrais la mort sans me plaindre !

S’approchant de Selmar, et à voix basse.

Je sais maintenant que j’ai reçu de vous un présent plus funeste.

Selmar fait un mouvement.

MADAME D’ORBIGNY.

Silence ! Elle paraît se ranimer !

Tout le monde se groupe autour d’Emma, à l’exception de Selmar.

EMMA, rouvrant les yeux.

Où suis-je ?... C’est vous, Arthur !...

Elle lui tend la main ; elle tourne les yeux vers Selmar.

C’est lui !

SELMAR.

Emma, revenez à vous !...

EMMA.

Il n’est plus temps ! La douleur, le remords ont usé ma vie !... La force m’abandonne !... Arthur, pardonnez-lui !... Pardonnez-moi !... Consolez ma mère !...

SELMAR, s’avançant vers Emma.

Chère Emma !

EMMA.

Que vois-je ?... Des larmes dans ses yeux !... Il m’a pleurée !... Selmar, entendez-vous la foudre ?

Ici on entend rouler le tonnerre. Emma tombe dans les bras des femmes.

ARTHUR.

Ô ciel !... Emma !...

MADAME D’ORBIGNY.

L’infortunée !...

SELMAR, à part.

Ambition ! vaine opinion du monde !... Me rendrez vous ce que vous m’avez coûté ?

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