L’Homme de fortune (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, au Château de Bellevue, le 27 janvier 1751.

 

Personnages

 

MONSIEUR BRICE père

MONSIEUR BRICE fils

MÉRANIE, jeune personne élevée chez Monsieur Brice

LE MARQUIS D’ARSANT, ami de Brice fils

LE VICOMTE D’ELBON

UN GÉNÉALOGISTE

LAURETTE, suivante

PLUSIEURS VALETS

 

La scène est à Paris, dans la Maison de Monsieur Brice.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MÉRANIE, LAURETTE

 

LAURETTE.

Je ne prévoyais pas ces plaintes indiscrètes.

MÉRANIE.

J’ai tort ; vous voilà bien, toutes tant que vous êtes ;

Vous n’avez jamais su conseiller que d’aimer.

Loin de m’encourager, il fallait m’en blâmer,

M’en faire bien sentir toute la conséquence,

Employer bien plutôt ta sublime éloquence

À me peindre l’amour des plus noires couleurs,

Que me l’offrir paré des plus riantes fleurs.

Tu devais m’éclairer, c’est toi qui m’as déçue.

LAURETTE.

Je vous aurais déplu ; vous ne m’auriez pas crue.

D’ailleurs, qui ? moi !vous faire un monstre de l’amour.

M’exhaler sottement contre lui nuit et jour,

Défigurer ses traits, exiger qu’on le fuie,

Le bannir du commerce et du cours de la vie !

Que m’a-t-il fait, à moi ! Passe pour ces pédants

Qui voudraient retrancher les roses du printemps,

Les beaux jours de l’été : Qui les laisserait faire,

Ils éteindraient aussi l’astre qui nous éclaire ;

Et pour toute ressource, et pour toute saison,

N’admettraient que l’hiver, et leur triste raison

Mais quant à votre choix, je vous dis ma pensée

Dans le temps ; c’est de quoi vous fûtes offensée.

MÉRANIE.

Que lui reprochez-vous ?

LAURETTE.

Certain petit défaut.

MÉRANIE.

Entre autres ?

LAURETTE.

De connaître un peu trop ce qu’il vaut ;

L’abus continuel qu’il fait de son mérite ;

Le faste qu’il affecte, et dont chacun s’irrite ;

L’air jaloux dont il voit les gens de qualité ;

Le dépit qu’il en a sa sensibilité

D’avoir une naissance ordinaire et commune,

De n’être que le fils d’un homme de fortune.

MÉRANIE.

Beaux défauts à reprendre : Apprenez, en tout cas,

Qu’il faudrait qu’il les eût, s’il ne les avait pas.

LAURETTE.

Ce n’est pas que pour# le désir de vous plaire

N’ai déjà fait sur lui l’effet qu’il devait faire...

Pour former la raison, rien n’est tel que l’amour ;

On y gagne d’aimer : aussi, de jour en jour,

A-t-il justifié pour lui votre tendresse.

MÉRANIE.

Il fallait, ou vous taire, ou me dire sans cesse

Qu’un hymen si charmant n’était pas fait pour moi.

LAURETTE.

N’était pas fait pour vous ! Comment donc, et pourquoi

Son sort ne peut-il pas s’unir avec le vôtre ?

Élevés en ces lieux sous les yeux l’un de l’autre,

L’habitude a formé les liens les plus doux ;

Vos amours mutuels sont nés presque avec vous ;

D’ailleurs étant parents, la naissance est égale.

MÉRANIE.

Mais la fortune y met un terrible intervalle.

LAURETTE.

Monsieur Brice, son père, est le particulier

Le plus riche ; on le dit. Il serait singulier

Que son bien, quel qu’il soit, fût un obstacle à craindre.

Parce qu’un homme est riche, on n’y saurait atteindre.

Pour qui le seraient-ils, si ce n’était pour nous ?

Eh ! peuvent-ils en faire un usage plus doux ?

Ah ! vous n’y songez pas ; ôtez-vous ces alarmes.

MÉRANIE.

Mais...

LAURETTE.

Ils ont la fortune, et nous avons les charmes,

Qui sont, et par-delà, la compensation.

MÉRANIE.

Laurette, vois quelle est ma situation,

Par rapport à la leur. Ah ! qu’elle est différente !

Mon titre le plus doux est d’être leur parente,

Fille d’un père absent, qui me croit en Couvent,

Que je ne vis jamais.

LAURETTE.

Il vous écrit souvent.

MÉRANIE.

Pour me recommander d’honorer Monsieur Brice,

Et pour me disposer au cruel sacrifice

Du reste de ma vie et de ma liberté.

Tel est mon avenir par mon père arrêté,

Puisqu’il croit que je suis au fond d’une retraite.

D’ailleurs, il faut qu’il ait quelque raison secrète

Pour me cacher son nom, aussi-bien que son sort.

LAURETTE.

Mais ici l’on vous aime, et je me trompe fort,

Puisqu’on n’a pas rempli l’ordre de votre père.

Si l’on n’a pas dessein...

MÉRANIE.

J’entends. Quelle chimère !

Il leur faut un hymen qui leur serve d’appui,

Dans le cruel procès qu’on leur fait aujourd’hui,

Dont la perte, dit-on, causerait leur ruine.

Ah ! ne me flatte point qu’on prenne une orpheline.

Non, le plus faible espoir fait sur moi trop d’effet ;

Mais il faut dans ton sein m’épancher tout-à-fait.

L’affreuse jalousie empoisonne mon âme ;

Au lieu de me guérir, elle irrite ma flamme.

Sur toute autre elle aurait autrement opéré ;

C’est le trait dont mon cœur est le plus déchiré.

LAURETTE.

Vous jalouse ! Est-ce à vous d’avoir cette manie ?

MÉRANIE.

Quoi ! tu me soutiendras qu’il ne m’a point trahie !

LAURETTE.

C’est un goût de passage, un de ces feux follets...

Avez-vous prétendu qu’il n’en aurait jamais ?

On devrait se connaître un peu mieux, quand on s’aime.

MÉRANIE.

Mais enfin ma rivale est donc la Beauté même ?

LAURETTE.

Ils prétendent qu’elle est le prodige du jour ;

L’idole, pour un temps, d’une nombreuse cour.

Tant de célébrité fait qu’il s’est mis en tête,

À tel prix que ce fût, d’en faire la conquête.

Il faut bien se prêter à ces petits écarts.

MÉRANIE.

Je n’ai point un cœur fait pour avoir ces égards,

J’aime mieux tout quitter.

LAURETTE.

C’est encor pis.

MÉRANIE.

J’espère

Qu’on me permettra bien d’obéir à mon père.

Je vais à Monsieur Brice... Ah ! n’est-ce point son fils ?

On entend quelque bruit.

LAURETTE.

Votre cœur vous l’a dit.

 

 

Scène II

 

BRICE fils, lisant attentivement un papier, MÉRANIE, LAURETTE

 

MÉRANIE.

Je ne sais où j’en suis.

Je ne le cherchais pas... Il faut que je l’évite.

Elle se dispose à s’en aller.

LAURETTE.

Allons, partons, fuyons.

MÉRANIE, à Laurette, à demi-voix.

Ne va donc pas si vite ;

On ne te saurait suivre.

LAURETTE, en s’arrêtant.

À votre aise ; j’ai tort.

MÉRANIE.

Ce malheureux billet, qui l’occupe si fort,

N’est pas de ma rivale ?

LAURETTE.

Un autre a pu l’écrire,

Laurette fait des signes.

MÉRANIE.

Mais vois-tu le plaisir qu’il prend à le relire ?

Laurette tousse.

Suis-moi donc, si tu peux.

Laurette, en toussant, passe devant lui.

BRICE fils.

Qu’est-ce ?

LAURETTE.

Enfin, vous voyez.

BRICE fils, en arrêtant Méranie.

Ah ! belle Méranie... Eh ! quoi ! vous me fuyez !

Je passais pour aller chez Monsieur votre père.

Ah ! de grâce, arrêtez ; la rencontre est trop chère,

Pour ne pas en jouir, ne fût-ce qu’un moment.

LAURETTE.

Rien n’est mieux dit, Monsieur ; mais ceci vous dément.

BRICE fils.

Eh ! quoi donc ?

LAURETTE.

Cet écrit, dont l’aimable lecture

Vous donnait une joie et si douce et si pure.

BRICE fils, à Méranie, en riant.

Ne demandez-vous point à lire ce billet ?

MÉRANIE.

Non ; vous pouvez toujours garder votre secret.

BRICE fils.

Eh quoi ! nos intérêts ne sont-ils plus les mêmes ?

MÉRANIE.

Ce temps n’est plus.

BRICE fils.

Je sais mes torts ; ils sont extrêmes.

La honte a jusqu’ici captivé cet aveu.

LAURETTE, à Brice fils, à part.

Et ce billet, Monsieur, peut-on le voir un peu ?

BRICE fils.

Tiens, lis.

À Méranie.

Expliquons-nous.

MÉRANIE.

Épargnez-vous ces peines.

BRICE fils.

M’ôtez-vous tout espoir de resserrer nos chaînes ?

Augmente-t-on sa faute en la reconnaissant ?

Le repentir est donc un secours impuissant ?

Quoi ! l’âme la plus douce est la plus inflexible ?

MÉRANIE.

C’est le juste retour qu’une âme trop sensible

Doit à l’ingratitude, au parjure, au mépris.

Je comprends encor moins qu’on puisse être surpris

D’un traitement conforme ce qu’on doit attendre.

BRICE fils.

Ah ! c’en est trop : un cœur vraiment sensible et tendre

D’un courroux passager peut bien être enflammé ;

Mais ne point pardonner, c’est n’avoir point aimé.

LAURETTE.

Un mot. Vous reprendrez après votre querelle.

Qui n’a jamais été plus ou moins infidèle,

Est un de ces Amants qu’on n’a point encor vus.

Ce que j’ai lu fait voir que Monsieur ne l’est plus ;

Qu’il rompt ses derniers nœuds. Voici ce qu’il adresse,

En termes décisifs, à son autre Maîtresse.

Elle lit.

« J’apprends, avec plaisir, qu’il se présente pour vous un établissement tel que vous le pouvez désirer Saisissez ce bonheur. Comme vous pourriez avoir besoin qu’on vous aidât, agréez ce que je vous envoie ; c’est la moindre attention que je puisse avoir en une occasion si décisive ».

Vous la mariez donc ?

BRICE fils.

Elle m’a fait accroire

Qu’on la recherche. Bref, quelle qu’en soit l’histoire,

Pour deux-mille louis j’en suis débarrassé.

LAURETTE.

La vanité finit comme elle a commencé.

BRICE fils.

Eh bien : vous triomphez ; êtes-vous désarmée ?

Obtiendrai-je ma grâce ?

MÉRANIE, à part.

En suis-je encore aimée ?

BRICE fils.

Eh ! quoi, vous balancez ! Pouvez-vous différer ?

MÉRANIE.

Ah ! du moins laissez-moi le temps de respirer.

BRICE fils.

Non, le premier moment décide, quand on aime.

D’ailleurs, je vous dirai, (c’est la vérité même,)

Pour paraître infidèle, on ne l’est pas toujours.

J’ai plutôt offensé que trahi nos amours.

J’ai cru voir quelque gloire à faire une conquête,

Qui, de tous tant qu’ils sont, avait tourné la tête...

La vanité n’est pas un sentiment d’amour.

Mais n’aurait-on pas lieu de se plaindre à son tour ?

MÉRANIE.

De qui donc, s’il vous plaît ?

BRICE fils.

Votre cœur me soupçonne.

Que dis-je ? vous croyez que je vous abandonne,

Sans daigner en marquer le plus faible dépit !

Le silence est-il fait pour l’amour qu’on trahit ?

MÉRANIE.

Que ceux qui s’en plaindraient, lui rendraient peu justice !

Le silence peut-être ajoute à son supplice.

Mais pourquoi voulez-vous que la gloire, à son tour,

N’ait pas droit d’étouffer les plaintes de l’amour ?

BRICE fils.

Vous aurais-je coûté quelques secrètes larmes ?

Ah ! je lis dans vos yeux cet aveu plein de charmes.

MÉRANIE.

Ils vous servent toujours au gré de vos désirs.

BRICE fils.

Quel pardon ! Ah je suis au comble des plaisirs !

Vous alliez chez mon père ; il faut vous y conduire.

MÉRANIE, regardant Laurette.

Eh, mais ! je ne crois plus avoir rien à lui dire,

LAURETTE.

Ah ! non.

BRICE fils.

Et moi j’y vais...Ah, Méranie !...

MÉRANIE.

Eh bien ?

BRICE fils.

Si vous saviez sur quoi va rouler l’entretien...

Si mon père s’y prête... Eh ! peut-il s’en défendre ?...

Il m’arrive un bonheur.

MÉRANIE.

Daignez donc me l’apprendre.

BRICE fils.

Vous le saurez sans doute. Ah ! qu’il me sera doux !

J’en deviendrai par-là bien plus digne de vous.

J’entends, je crois, mon père. Il vient.

MÉRANIE.

Je me retire.

Adieu ; réussissez, et venez me le dire.

Méranie et Laurette sortent.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR BRICE père, BRICE fils

 

BRICE fils.

Mon père a l’air content ; pourrais-je y prendre part ?

MONSIEUR BRICE père.

Je ris de mes Valets qui sont sur leur départ.

BRICE fils.

Quoi ! vous les chassez donc ?

MONSIEUR BRICE père.

Ce n’est point mon envie,

Je n’en ai jamais pu renvoyer de ma vie.

BRICE fils.

Voilà de grands coquins !

MONSIEUR BRICE père.

Soyons plus indulgents.

Ils ne font qu’imiter nombre d’honnêtes-gens.

Chacun nous croit perdus ; chacun fuit et nous quitte.

Mais si la chance tourne, ils reviendront bien vite.

BRICE fils.

Et vous les reverrez, après ce qu’ils ont fais ?

MONSIEUR BRICE père.

Pourquoi non ? Je les perds sans le moindre regret,

Et je les reverrai sans la moindre rancune.

Les riches n’ont d’amis que ceux de la fortune.

À propos, qu’avez-vous fait du Marquis d’Arsant,

Votre ami le plus cher ? Il est longtemps absent.

Auriez-vous le malheur d’être brouillés ensemble ?

On ne s’aime souvent qu’autant qu’on se ressemble.

N’aurait-il point pour vous un peu trop de bon sens,

Trop de mœurs ?

BRICE fils.

Eh ! mon père...

MONSIEUR BRICE père.

Eh ! mais, oui, je le sens.

BRICE fils.

Non ; il m’est toujours cher. N’en soyez point en peine ;

C’est qu’il est à la Cour depuis cette semaine :

Il poursuit un Guidon.

MONSIEUR BRICE père.

Et l’a-t-il obtenu ?

BRICE fils.

Ah ! je ne doute pas qu’il n’y soit parvenu.

MONSIEUR BRICE père.

A-t-il son argent prêt ?

BRICE fils.

Je le crois.

MONSIEUR BRICE père.

Qu’est-ce à dire ?

Est-ce assez de le croire ? Eh ! mais, je vous admire !

Et s’il ne l’avait pas ?

BRICE fils.

Mais... il me l’aurait dit.

MONSIEUR BRICE père.

Quelle tranquillité ! surtout quand il s’agit

De l’établissement d’un ami véritable.

Votre amitié, mon fils, n’est guères profitable.

Comment ! vous attendez qu’en toute humilité

Votre ami fasse aux pieds de votre vanité

Un aveu qui lui coûte et qui le mortifie !

Vos secours sont bien chers, s’il faut qu’on les mendie.

De quel œil peut-on voir la main dont on les tient ?

On n’oblige vraiment que celui qu’on prévient.

BRICE fils.

Toute votre fortune est dans l’incertitude.

On en fait de nouveau l’examen le plus rude.

MONSIEUR BRICE père.

L’état, que j’ai servi dans des temps malheureux,

N’a point reçu de moi de secours onéreux.

Au contraire, il me doit, et je remets sa dette.

Mais vous qui m’objectez cette crainte indiscrète.

Vous ne donnez pas tant dans ces réflexions,

À l’égard de l’objet de vos profusions.

Pour vos folles amours êtes-vous moins prodigue ?

D’un air moins éclatant menez-vous cette intrigue,

Que la Ville et la Cour ont eu beau censurer ?

BRICE fils.

Sur cet article au moins daignez vous rassurer ;

Je commence par-là ma première réforme.

MONSIEUR BRICE père.

Comment ?

BRICE fils.

Je vous annonce une rupture en forme.

MONSIEUR BRICE père.

C’est un dépit.

BRICE fils.

Je suis tout-à-fait dégagé.

MONSIEUR BRICE père.

J’en doute.

BRICE fils, en tirant le billet.

Je la quitte, et voilà son congé.

MONSIEUR BRICE père.

Je n’en crois rien.

BRICE fils, en lui donnant le billet à lire.

Lisez... Eh bien ! que vous en semble ?

MONSIEUR BRICE père.

Il paraîtrait par-là que vous rompez ensemble :

Est-il bien vrai ?

BRICE fils.

Soyez tranquille sur ce point.

MONSIEUR BRICE père.

Ah ! mon fils... Mais...

BRICE fils.

Quoi donc ?

MONSIEUR BRICE père.

Vous ne l’enverrez point ;

Vous voulez m’abuses.

BRICE fils.

Quelle injustice extrême !

Pour guérir vos soupçons, envoyez-le vous-même.

MONSIEUR BRICE père.

Vous irez à ses pieds vous en dédire après.

BRICE fils.

Eh ! non, d’honneur.

MONSIEUR BRICE père, à part, relisant le billet.

Il cherche à me charger des frais,

J’imagine... J’en veux faire un meilleur usage.

Haut.

Je me rends ; je veux bien me charger du message.

Oui, mon fils.

BRICE fils.

Ah ! mon père.

MONSIEUR BRICE père.

Ainsi, grâce à mes soins,

C’est un tort des plus grands que vous aurez de moins.

Il vous en reste assez, que votre suffisance

Promène par le monde avec un air d’aisance

Qui m’étonne toujours.

BRICE fils.

Mon père, en vérité,

Les torts sont les liens de la société.

MONSIEUR BRICE père.

Vous êtes, en ce cas, de bonne compagnie.

Laissons le paradoxe ; et souffrez, je vous prie,

Qu’un père, qui vous aime, use un peu de ses droits.

Mon fils, c’est la première et la dernière fois.

Je ne puis approuver cette recherche vaine

Où votre vanité sans cesse vous entraîne.

Par exemple, comment êtes-vous décoré ?

Est-ce là notre état ? Vous voilà surdoré,

Plus chargé de clinquant, des pieds jusqu’à la tête,

Qu’un jeune Courtisan au plus beau jour de fête.

L’œil ne peut se fixer sur vous sans s’éblouir,

Et vous vous parfumez à faire évanouir.

Mais n’est-ce pas encore une folie outrée,

Que d’avoir la petite et la grande livrée ?

Eh si ! des habits gris, morbleu, des habits gris,

Pour des gens comme nous : pourquoi diable avoir pris

Vos Valets, jusqu’au moindre, à taille gigantesque,

Des colosses : Eh ! mais, rien est-il plus grotesque,

Que de voir un Pygmée entouré de Géants ?

Et vous avez encor, outre ces fainéants,

Une espèce inutile, une figure d’homme,

Plus caparaçonné qu’une bête de somme,

Et que vous excédez à faire aller devant

Un char et des coursiers plus vite que le vent.

Voilà, depuis longtemps, ce que je dissimule.

Mon fils, si vous aimez si fort le ridicule,

Eh ! du moins bornez-vous à ceux de votre état.

BRICE fils.

Qui vous dirait pourtant que le faste et l’éclat

Ne font ni dans mon goût, ni dans mon caractère ;

Que, si j’y suis plongé, rien n’est moins volontaire ;

Que ce ne fut jamais que par pur désespoir,

Par la nécessité de me faire valoir ;

Pour mortifier ceux qui me font trop connaître

De quel sang fortuné le sort les a fait naître.

Je débutai d’abord par être simple, uni,

Me tenant à ma place... On m’en a bien puni.

Ils en prenaient sur moi le plus grand avantage,

Et leur mépris allait devenir mon partage ;

Car, avec bien des gens, pour le dire en un mot,

Quand on n’est pas un fat, on passe pour un sot.

Alors je déployai, par dépit, par vengeance,

Tout ce que la fortune a mis en ma puissance ;

J’adoptai la fureur du jeu le plus affreux,

Où j’ose me flatter d’être plus noble qu’eux.

Pour mieux les éclipser, j’étouffai mes scrupules ;

Je renchéris sur eux et sur leurs ridicules ;

Je me permis bien plus qu’ils ne s’étaient permis,

Hors avec mes égaux, qui sont tous mes amis.

MONSIEUR BRICE père.

Voilà, je vous l’avoue, une folle vengeance.

BRICE fils.

Qu’on est embarrassé, quand on est sans naissance,

Et qu’on a, par malheur, le cœur un peu trop haut !

MONSIEUR BRICE père.

N’est-il pas des vertus pour couvrir ce défaut ?

BRICE fils.

Pourraient-elles jamais nous procurer le lustre

Que donne à tant de sots une naissance illustre ?

Ils n’ont qu’à se montrer ; leur nom parle pour eux.

MONSIEUR BRICE père.

En ont-ils le mérite ?

BRICE fils.

En sont-ils moins heureux ?

Mon père, que leur sort est différent du nôtre !

Pour avoir une troupe à mon tour, comme un autre,

Ne m’a-t-il pas fallu livrer plusieurs combats ?

Dans vingt occasions, que je ne cite pas,

Je me flatte d’avoir montré quelque courage,

Sans qu’on en ait daigné rendre aucun témoignage ;

Et leur moindre prouesse est prônée aux échos ;

Une misère, un rien en fera des Héros.

Ainsi tout est pour eux ; les honneurs et les grâces

Volent, pour ainsi dire, au-devant de leurs traces,

Tandis que notre nom les chasse loin de nous,

Nous condamne au néant, ou nous livre aux dégoûts

Voilà ce qui m’aigrit, ce qui me désespère,

Ce qui fait, malgré moi, que je chagrine un père

Qui m’aime et qui connaît mes tendres sentiments :

Ce sont-là les raisons de mes égarements.

MONSIEUR BRICE père.

Je vous aime. Comptez sur les mêmes tendresses,

Puisqu’enfin la raison vous fait voir vos faiblesses.

BRICE fils.

Elle me les reproche, et ne les guérit pas.

MONSIEUR BRICE père.

Vous guérirez, mon fils ; faites encore un pas.

Secondez seulement le bon sens qui vous aide.

BRICE fils.

Si vous vouliez vous-même, il serait un remède

Dont l’infaillible effet serait beaucoup plus prompt.

MONSIEUR BRICE père.

Qui ! moi ? si je voulais ! Ce doute me confond.

BRICE fils.

Une seconde fois je vous devrais la vie.

Il ne tiendrait qu’à vous.

MONSIEUR BRICE père.

C’est ma plus forte envie.

BRICE fils, à part, regardant derrière lui.

Le moment est heureux. Mon homme ne vient point.

MONSIEUR BRICE père.

Parlez, expliquez-vous clairement sur ce point.

Pour vous rendre à vous-même, eh bien ? que faut-il faire ?

Votre secret vous trouble ; eh ! qui peut vous distraire ?

Il vous coûte donc bien à me le révéler.

BRICE fils.

Je comptais sur quelqu’un qui devait vous parler.

Permettez qu’avant tout... Il m’est de conséquence...

MONSIEUR BRICE père.

Je veux bien me prêter à cette complaisance.

Est-ce un service ?

BRICE fils.

Mais, vous l’entendrez.

MONSIEUR BRICE père.

Eh bien ?

Je consens avec lui d’avoir un entretien.

Vous pouvez l’avertir qu’il vienne ici se rendre.

Pour vous faire plaisir, je suis prêt à l’entendre.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

BRICE fils, seul

 

Que cet homme est cruel ! Pourquoi ne vient-il pas ?

Allons, sans différer, au-devant de ses pas.

Peut-être j’ai perdu le moment favorable.

Ah ! qu’un homme à talent est homme insupportable !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MONSIEUR BRICE père, BRICE fils, UN GÉNÉALOGISTE

 

BRICE fils.

Mon homme est arrivé.

MONSIEUR BRICE père.

Qu’il soit le bienvenu,

Le Généalogiste paraît.

Quel est cet homme-là ? Je ne l’ai jamais vu.

Serais-je assez heureux pour lui rendre service ?

BRICE fils.

Vous verrez.

LE GÉNÉALOGISTE, à Monsieur Brice père.

Monsieur est, je crois, Monsieur de Brice,

MONSIEUR BRICE père.

D’une syllabe, au moins, vous êtes dans l’erreur :

Je suis Brice tout court, et votre serviteur.

En allongeant son nom, double-t-on son mérite ?

LE GÉNÉALOGISTE.

L’article n’y nuit pas.

MONSIEUR BRICE père.

Monsieur, je vous en quitte.

LE GÉNÉALOGISTE.

Un homme tel que vous...

MONSIEUR BRICE père.

Monsieur, en bonne-foi,

Je ne suis pas non plus un homme tel que moi.

Mais où puis-je employer pour vous mes bons offices ?

LE GÉNÉALOGISTE.

C’est moi qui viens, Monsieur, vous offrir mes services,

Et le secours d’un art le plus noble de tous.

MONSIEUR BRICE père.

Quel est-il donc ?

LE GÉNÉALOGISTE.

C’est l’art Héraldique.

MONSIEUR BRICE père.

Entre nous,

Ma foi, je n’en ai pas la moindre connaissance.

LE GÉNÉALOGISTE.

Combien estimez-vous la plus haute naissance ?

MONSIEUR BRICE père.

C’est ce qu’en vérité je n’ai point calculé.

À son fils, à part.

Mais votre homme a bien l’air d’être un cerveau brûlé,

LE GÉNÉALOGISTE.

S’il s’en trouvait...

MONSIEUR BRICE père.

Comment ! est-ce qu’on en achète ?

LE GÉNÉALOGISTE.

Assez souvent, et c’est une fort bonne emplette.

Monsieur, qu’il est beau d’être homme de qualité !

Les biens de la fortune ont leur réalité.

Personne, mieux que moi, n’honore la richesse ;

Mais le premier trésor, ma foi ! c’est la noblesse.

MONSIEUR BRICE père.

Je n’ai pas celui-là, Monsieur : faute de mieux,

J’ai l’autre.

LE GÉNÉALOGISTE.

Ah ! l’on pourrait vous trouver des aïeux.

MONSIEUR BRICE père.

Je n’en ai jamais eu. C’est la vérité même.

Ceux dont je viens étaient Fermiers près d’Angoulême,

Roturiers du déluge au moins. À mon égard,

Je me suis, de jeunesse, adonné par hasard

Au commerce de mer. Telle est notre aventure :

Mais je pourrais prouver cinq cent ans de roture.

LE GÉNÉALOGISTE.

C’est beaucoup : bien des gens n’en prouveraient pas tant.

MONSIEUR BRICE père.

Je n’en suis pas plus vain.

LE GÉNÉALOGISTE.

Il se trouve pourtant

Un Vicomte de Brice, et Berthe son épouse,

Fameux en douze cent soixante-dix ou douze,

Chevalier Bannerer, Sénéchal d’Angoumois,

Dans maints et maints combats vainqueur des Albigeois.

MONSIEUR BRICE père.

Ce fut bien fait à lui ; mais à moi, que m’importe ?

LE GÉNÉALOGISTE.

Vous sentez les rapports.

MONSIEUR BRICE père.

Non, le diable m’emporte.

LE GÉNÉALOGISTE.

Il mourut...

MONSIEUR BRICE père.

Je le crois...

LE GÉNÉALOGISTE.

Monsieur, cela s’entend,

Que sa race n’est plus, que c’est un nom vacant,

Une succession qui vous duit à merveille.

Où pourriez-vous jamais en trouver de pareille ?

Elle est à vous, Monsieur, et sans aucun retour.

Vos titres, que j’ai faits, sont plus clairs que le jour.

Pas la moindre lacune en ligne masculine ;

J’ai conduit jusqu’à vous cette illustre origine ;

Ascendants, descendants, directs, collatéraux

Sont en ordre. Voyez la souche et les rameaux ;

Vous voilà tous.

MONSIEUR BRICE père.

Quelle est la pancarte magique ?

LE GÉNÉALOGISTE.

L’arbre chronologique et généalogique.

MONSIEUR BRICE père.

Mon pauvre et cher ami, c’est trop dissimuler :

Jetez au feu votre arbre, il n’est bon qu’à brûler.

BRICE fils.

Mon père, en vérité, votre refus m’étonne.

MONSIEUR BRICE père.

Allons, vous êtes fou.

BRICE fils.

Ce bien n’est à personne.

MONSIEUR BRICE père.

Il n’est donc pas à nous. Mais discours superflus.

BRICE fils.

Eh ! quel mal faisons-nous à ceux qui ne sont plus,

De les faire revivre et d’en vouloir descendre ?

LE GÉNÉALOGISTE.

Et qui le leur dira ?

MONSIEUR BRICE père.

Laissons en paix la cendre

D’un Seigneur Banneret, vainqueur des Albigeois.

Apprenez qu’un faux Noble est bien moins qu’un Bourgeois.

D’aucun déguisement je ne suis point capable.

Quoi ! d’une fausseté serais-je moins coupable,

Et ne l’est-on qu’autant qu’on en est convaincu ?

Serviteur ; je mourrai tout comme j’ai vécu.

LE GÉNÉALOGISTE.

En passerez-vous moins pour venir en droiture

Des Vicomtes de Brice ?

MONSIEUR BRICE père.

Allons, sottise pure.

LE GÉNÉALOGISTE.

Moi, je vous en maintiens, vous en déclare issus.

Oui, vous en descendez. Que feront vos refus ?

On vous accusera de fausse modestie.

Qui pourra réclamer contre ma garantie ?

Qu’on montre mon travail à des gens du métier ;

Je n’en démordrais pas seulement d’un quartier.

J’en serai pour les frais ; mais j’en aurai la gloire.

Un chef-d’œuvre...

MONSIEUR BRICE père, à part.

Ceci va me faire une histoire.

LE GÉNÉALOGISTE.

Je vais faire imprimer cet arbre en votre nom.

MONSIEUR BRICE père.

Ah ! vous en direz tant...

LE GÉNÉALOGISTE, à Brice fils.

Il entendra raison.

MONSIEUR BRICE père.

Je réponds à cela, mais en peu de paroles ;

Pesez-les bien, Monsieur.

LE GÉNÉALOGISTE, ôtant son chapeau.

Voyons.

MONSIEUR BRICE père.

Cinq-cents pistoles,

Si vous supprimez tout : rien, s’il est imprimé.

LE GÉNÉALOGISTE.

J’y perds ; mais allons, soit ; il sera supprimé.

Le père sort. À Brice fils.

Ainsi, pour le présent, nous n’avons plus d’affaires.

Adieu ; je vais chez lui prendre mes honoraires.

Il sort.

BRICE fils, seul.

Mon père, avec raison, se refuse à mes vœux :

Si je pensais ainsi, je serais trop heureux.

 

 

Scène II

 

MÉRANIE, LE MARQUIS, LAURETTE, BRICE fils

 

MÉRANIE, au Marquis, en entrant.

Je ne le puis celer ; oui, ma joie est extrême,

De voir que ce bienfait part d’une main que j’aime.

LE MARQUIS, en allant à Brice fils.

Souffre que dans tes bras, confus au dernier point...

BRICE fils.

Que me veux-tu, Marquis ? Je ne te comprends point.

LE MARQUIS.

Le service important que tu viens de me rendre...

BRICE fils.

Quelle énigme ?

LE MARQUIS.

Eh ! quoi donc ! voudrais-tu te défendre

Que tu m’as prévenu, sans savoir mes besoins,

Que je dois mon Guidon à ses généreux soins ?

Sans toi, qui m’as prêté tout l’argent nécessaire,

Le mien n’étant point prêt, je manquais cette affaire.

BRICE fils.

Je m’y perds.

LE MARQUIS.

Nierez-vous ce billet obligeant

Que vous m’avez écrit en m’envoyant l’argent ?

BRICE fils.

Un billet de ma main ! Je ne sais plus que dire.

LAURETTE.

Vous êtes trop modeste.

LE MARQUIS, tirant un billet de sa poche.

Eh ! je vais te le lire.

« J’apprends, avec plaisir, qu’il se présente pour vous un établissement tel que vous le désirez, saisissez ce bonheur. Comme vous pourriez peut-être avoir besoin qu’on vous aide, agréez, etc. »

BRICE fils

Quoi ! mon père !... Ah ! grands Dieux : l’aurais-je pu prévoir ?

LAURETTE.

Non, sans doute, Monsieur ; et je crois entrevoir...

À Méranie.

Oui, je vois clairement quelle erreur est la vôtre.

Vous vous imaginiez que c’était pour un autre.

Lorsqu’il vous faisait voir cet écrit captieux,

Le traître ne songeait qu’à fasciner vos yeux.

Croyez-moi, tout Amant est imposteur, parjure,

Fourbe, dissimulé. Quant à moi, je vous jure,

Je fais vœu désormais de ne les croire en rien.

Le premier qui viendra, je le tromperai bien.

MÉRANIE, à part.

Non, je ne puis comprendre...

BRICE fils, à Méranie.

Ah ! si je suis coupable,

Ce n’est pas envers vous. Cette leçon m’accable.

Je la mérite bien.

Au Marquis.

Vois ma confusion.

LE MARQUIS.

D’où vient-elle ?

BRICE fils.

Ce n’est qu’à ton occasion.

Va, tu ne me dois rien ; tu dois tout à mon père.

LE MARQUIS.

Comment ?

BRICE fils.

De tout ceci sachez donc le mystère.

Par l’amour le plus vif près d’elle retenu,

De ma dernière erreur pour jamais revenu,

Pour prouver mon retour véritable et sincère,

Cher ami, j’ai montré ce billet à mon père.

Il s’en était chargé pour garant de ma foi.

Il devait l’envoyer à tout autre qu’à toi ;

Et c’est en ta faveur qu’il en a fait usage.

Viens, lui-même il pourra t’en rendre témoignage.

À Méranie.

Et vous aussi, daignez en être le témoin.

Venez, de son aveu nous avons tous besoin.

Mon père a fait pour lui ce que j’aurais dû faire.

MÉRANIE.

Votre père !

BRICE fils, au Marquis.

Pardonne un tort involontaire.

J’ai dû te prévenir, et je ne l’ai pas fait.

De l’ivresse où je suis, c’est le funeste effet ;

Mais je n’en puis sortir, quelqu’effort que je fasse.

LE MARQUIS.

C’en est assez ; permets que ton ami t’embrasse.

Ton regret me pénètre encor plus en ce jour.

MÉRANIE.

L’amitié vous pardonne aussi-bien que l’amour.

BRICE fils.

Je respire.

MÉRANIE.

À propos, que deviez-vous m’apprendre ?

Votre père, tantôt, a-t-il daigné se rendre ?

BRICE fils.

Je devais l’espérer, tout riait à mes vœux ;

Mais le bonheur évite et fuit les malheureux.

MÉRANIE.

En quoi l’êtes-vous tant ?

BRICE fils.

Vous savez ma faiblesse.

Hélas ! je la condamne, et j’y reviens sans cesse.

On trouvait le moyen de nous donner un rang,

D’illustrer notre nom, d’anoblir notre sang.

Mon père a renvoyé le Généalogiste.

MÉRANIE.

Et voilà donc, Monsieur, ce qui vous rend si triste ?

Toujours la même idée aux dépens de l’amour !

Lorsque je m’applaudis, à chaque instant du jour,

De ce que ma naissance est égale à la vôtre,

Quelle est cette fureur d’en souhaiter une autre ?

Ah ! devez-vous chercher à m’éloigner de vous ?

Quand je fais mon espoir, mon bonheur le plus doux,

De cette égalité qui seule nous rapproche,

C’est pour vous un malheur ! Pardonnez ce reproche ;

Pouvez-vous, en m’aimant, me ressembler si peu !

Ah, ciel !

BRICE fils.

Je vous adore.

MÉRANIE.

À quoi sert cet aveu ?

Vous me livrez sans cesse à la douleur amère

De partager votre âme avec une chimère.

BRICE fils.

Il m’eût été bien doux de vous voir à la Cour.

MÉRANIE.

Eh ! non, je ne veux rien d’étranger à l’amour.

BRICE fils.

Je cède ! c’en est fait ; je tiendrai mes promesses.

Qui croirait que l’amour pût guérir les faiblesses ?

Puisque vous me trouvez assez digne de vous,

Ma folle ambition expire à vos genoux.

Je pardonne au hasard l’obscurité profonde

Où je me vois réduit à vivre dans le monde.

Vous le voulez ; il faut en subir la rigueur.

Mes titres les plus chers seront dans votre cœur.

Mais pourquoi prolonger mon attente importune ?

Quoi qu’il puisse arriver, suivrez-vous ma fortune ?

MÉRANIE.

En pouvez-vous douter ?

LE MARQUIS.

Ne songez donc tous deux

Qu’à hâter, de concert, l’hymen le plus heureux.

BRICE fils.

Oui, je veux, dès ce jour, en parler à mon père.

MÉRANIE.

Je tremble ; espérez-vous ?

BRICE fils.

Ah ! grands Dieux ! si j’espère !

LE MARQUIS.

Il en sera charmé ; j’ai cru lire en son sein

Qu’il a secrètement projeté ce dessein ;

Qu’il vous a, de tout temps, destinés l’un à l’autre.

MÉRANIE, à Brice.

Croyez-vous ?

BRICE fils.

J’en suis sûr. Vous, écrivez au vôtre.

Il faut l’y préparer, lui donner votre aveu.

Mon père s’y joindra. Je compte que, dans peu,

Tout aura le succès que je dois m’en promettre.

MÉRANIE.

Venez donc, avec moi, méditer cette lettre.

Il le faut.

BRICE fils.

Vous pourriez vous épargner ce soin ;

Ce que l’Amour écrit n’en a jamais besoin.

MÉRANIE.

N’importe ; je le veux.

BRICE fils, au Marquis.

Permets que je te quitte.

Tu nous restes, je crois ; je reviens au plus vite.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul

 

Allez, heureux Amants. Que leur état me plaît !

On ne peut voir aimer, sans y prendre intérêt.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR BRICE père, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Généreux bienfaiteur, ami trop secourable,

Je puis donc employer ce moment favorable

À vous remercier.

MONSIEUR BRICE père.

Vous me voyez surpris.

Vous savez donc le tour que j’ai fait à mon fils ?

LE MARQUIS.

Oui ; l’aveu qu’il m’a fait de votre bienfaisance

L’assure, autant que vous, de ma reconnaissance.

MONSIEUR BRICE père.

Je lui passe, en faveur de la confusion

Qu’il a dû ressentir en cette occasion.

La façon d’avouer répare la sottise.

LE MARQUIS.

Soyez content de lui ; le Ciel vous favorise.

MONSIEUR BRICE père.

C’est assez sur ce point. Souffrez qu’un autre objet

D’un secret entretien devienne le sujet.

Il me serait bien doux d’effectuer moi-même

Un dessein projeté par ma tendresse extrême.

LE MARQUIS.

Pour votre fils ?

MONSIEUR BRICE père.

Pour vous. Ce sont tous mes souhaits

LE MARQUIS.

Vous voulez donc, Monsieur, m’accabler de bienfaits ?

MONSIEUR BRICE père.

Votre établissement peut être mon ouvrage.

Et s’agirait pour vous d’un très bon mariage :

Une parente...

LE MARQUIS.

À vous ?

MONSIEUR BRICE père.

Eh ! non, Monsieur ; eh ! non.

N’appartenez-vous pas au Vicomte d’Elbon ?

LE MARQUIS.

Il est vrai, j’ai l’honneur d’être de sa famille.

MONSIEUR BRICE père.

Il doit s’en applaudir. Eh ! bien donc, c’est sa fille.

LE MARQUIS.

Ah, Ciel ! en a-t-il une ? Ai-je bien entendu ?

Quoi ! cet infortuné que l’Amour a perdu,

Qui traîne loin de nous ses tristes destinées,

Qui s’est expatrié depuis longues années,

Qu’on a tant poursuivi pour un enlèvement

Dont il a peu joui !... par quel évènement ?...

MONSIEUR BRICE père.

Cette histoire serait trop longue à vous apprendre.

Oui, c’est l’unique fruit de l’amour le plus tendre.

Au moment que je parle, il est peut-être mort.

Mais apprenez qu’avant de terminer son sort,

Ses malheurs ont cessé leur poursuite importune ;

Il m’a remis en main sa fille et sa fortune.

Je vous l’ai destinée, et j’en puis disposer.

LE MARQUIS.

À vos soins bienfaisants puis-je me refuser ?

Tant de bontés, Monsieur, ont de quoi me surprendre,

MONSIEUR BRICE père.

La raison en est simple et facile à comprendre ;

C’est que je fais un cas si grand des gens d’honneur,

Que je me rends heureux, en faisant leur bonheur.

LE MARQUIS.

Mon âme n’était point encor déterminée ;

Et puisque vous voulez fixer ma destinée,

Un choix de votre part me sera trop flatteur ;

Disposez de ma main, disposez de mon cœur.

 

 

Scène V

 

MÉRANIE, MONSIEUR BRICE père, LE MARQUIS, LAURETTE

 

MÉRANIE.

Vous voulez me parler ?

MONSIEUR BRICE père.

Oui, belle Méranie,

Au Marquis.

Je veux l’entretenir ; laissez-nous, je vous prie.

Le Marquis sort. À part.

Au sujet de l’époux que je veux lui donner,

Sachons ce qu’elle pense, avant de terminer.

Il va à Méranie.

C’est un si grand bonheur que d’avoir en partage

La plus haute naissance, un très gros héritage :

Il faut bien s’en passer, quand on ne les a pas ;

Mais quand on en jouit, on y sent mille appas,

Que dit votre cœur ?

MÉRANIE.

Rien.

MONSIEUR BRICE père.

Eh bien ! soyez contente ;

Je vous annonce un sort qui passe votre attente.

MÉRANIE.

Ciel ! que me dites-vous ?

À part.

Que vais-je devenir ?

Haut.

Quoi ! je n’ai pas l’honneur de vous appartenir ?

MONSIEUR BRICE père.

Le Ciel ne vous fit point pour être ma parente.

Votre fortune étant maintenant différente,

Il vous faut un état, il vous faut un époux.

Ce tendre attachement que je ressens pour vous

M’inspire, pour vous voir dignement assortie,

Un choix digne de ceux dont vous êtes sortie,

Et digne enfin de vous. C’est vous en dire assez,

Qu’il est de votre sang, que vous le connaissez.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, MONSIEUR BRICE père, MÉRANIE

 

LE MARQUIS, arrivant précipitamment.

Ah ! Monsieur, pardonnez, si je vous importune.

On va dans cet instant fixer votre fortune.

Le Ministre équitable, en ces derniers moments,

Demande encor de vous des éclaircissements.

Ses amis et les miens viennent de m’en instruire.

Venez sans différer, je vais vous y conduire.

Nous ne vous quittons point ; nous nous sommes promis

D’assurer vos raisons contre vos ennemis,

MONSIEUR BRICE père.

Je reconnais en vous un ami véritable.

Mais vous ne songez pas que, si j’étais coupable,

La honte du forfait dont on m’aurait chargé,

Retomberait sur ceux qui m’auraient protégé.

LE MARQUIS.

Nous sommes tous, Monsieur, sûrs de votre innocence.

MONSIEUR BRICE père.

Le Public pourra croire, en cette circonstance,

Que mon Juge, lassé de vos soins assidus,

A cédé par faiblesse à des amis vendus.

Non. Comme, sur ce point, je suis sûr de moi-même,

Je ne veux rien devoir, en ce péril extrême,

Aux secours mendiés de l’importunité,

Et j’attends mon arrêt de la seule équité.

Mais on m’a demandé.

Il sort.

LE MARQUIS.

Souffrez que je vous suive.

 

 

Scène VII

 

MÉRANIE, LAURETTE

 

MÉRANIE.

Je ne sais où je suis.

LAURETTE.

L’aimable perspective !

Vous allez voir, Madame, un monde tout nouveau.

MÉRANIE.

Hélas !...

LAURETTE.

Vous jouirez du destin le plus beau.

MÉRANIE.

Est-ce un songe ? En effet, suis-je bien éveillée,

Laurette ?

LAURETTE.

Je n’en suis pas moins émerveillée.

MÉRANIE.

Je n’en puis revenir.

LAURETTE.

Et moi, j’ai dans l’esprit

Que notre vieux radote et ne sait ce qu’il dit.

MÉRANIE.

Quel parti prendrais-tu ?

LAURETTE.

Celui de n’en rien croire.

MÉRANIE.

Cependant il n’a pas inventé cette histoire :

J’y crois voir, et je crains qu’ils ne soient que trop vrais...

LAURETTE.

Quoi ?

MÉRANIE.

Des rapports cachés dans un nuage épais,

Qui tantôt se dissipe, et tantôt se redouble.

Ah : que mon avenir m’inquiète et me trouble ?

LAURETTE.

Eh bien ! le pis-aller...

MÉRANIE.

Comment ! le pis-aller !

LAURETTE.

N’est pas assez cruel pour vous faire exhaler

En soupirs, en regrets. Est-ce un malheur extrême

Que de se trouver noble et riche ?

MÉRANIE.

Et ce que j’aime,

Et moi-même avec lui, qu’allons-nous devenir ?

Tu vois, par ses discours, qu’on va nous désunir.

Quel est l’équivalent du plaisir d’être aimée ?

Je perds tout, si je perds l’objet qui m’a charmée.

Le reste n’éblouit ni mon cœur ni mes yeux.

Je sais que la noblesse est un présent des Cieux,

Qui passe pour le don le plus digne d’envie

Qu’ils puissent accorder, en nous donnant la vie.

Je conçois tout le prix du présent qu’ils m’ont fait.

Mais, hélas ! quand on vient m’annoncer leur bienfait,

Quand je n’en puis jouir qu’aux dépens d’une flamme

Qui ne pourra jamais s’éteindre dans mon âme,

Quel bien peut tenir lieu du choix le plus charmant ?

Notre cœur n’admet point de dédommagement.

LAURETTE.

On dispose de vous, et vous avez un père !

MÉRANIE.

Il ne m’en parle point ; cela me désespère.

Il m’en a tenu lieu ; j’ai vécu sous sa loi.

Oui, Laurette, il a droit de disposer de moi.

Mais quel est cet époux que son choix me destine ?

En vain, de tous côtés, je cherche, j’examine.

Je le connais, dit-il ; il me convient. Hélas !

Peut-il me convenir, si je ne l’aime pas ?

Laurette, il faut sortir de cette incertitude :

Suis-moi... Non. Va chercher... Le coup serait trop rude ;

Il lui faut, par degrés, préparer ses malheurs.

À qui pourrai-je donc confier mes douleurs ?

Cours au Marquis d’Arsant. Que rien ne te retienne.

Mais je ne songe pas qu’à l’instant on l’emmène.

Viens ; ces variétés ont droit de t’étonner.

Il faut savoir aimer, pour me les pardonner.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS D’ARSANT, MONSIEUR BRICE père

 

LE MARQUIS.

Non, nous n’avons plus rien à craindre de sinistre,

Vous avez détaillé vos raisons au Ministre :

Mais j’admire surtout cette tranquillité,

Le garant le plus sûr de votre probité.

MONSIEUR BRICE père.

Ce n’est pas-là le point. Non, non ; quoi que je fasse,

Je ne suis point tranquille, et mon fils m’embarrasse.

Mon fils...

LE MARQUIS.

Vous m’étonnez. Quelles sont vos terreurs ?

MONSIEUR BRICE père.

Son esprit se nourrit de vanités, d’erreurs.

LE MARQUIS.

Quoi ! vous voulez, Monsieur, vous cacher à vous-même

Ses grandes qualités, et cette ardeur extrême ?...

MONSIEUR BRICE père.

Ne le louez pas tant, épargnez-vous ce soin :

S’il a quelques vertus, il en a bon besoin ;

Car il les gâte assez. C’est un de mes supplices.

Je crains bien qu’il n’ait moins de vertus que de vices.

LE MARQUIS.

Permettez-moi, Monsieur, de parler sans détour.

J’en conviens, votre fils veut briller au grand jour.

Il faut à ses désirs un théâtre plus vaste ;

II ne respire enfin que la pompe et le faste.

MONSIEUR BRICE père.

Et voilà ce qui fait le sujet de mes pleurs.

LE MARQUIS.

Je ne puis vous cacher quelles sont vos erreurs.

Jouissant, par vos soins, d’une haute fortune,

Doit-il se contenter d’une vertu commune,

Et dans un cercle étroit tristement retenu,

Vivre inutile au monde, et mourir inconnu ?

Des gens les plus communs c’est assez le partage.

Leur cœur n’a pas de quoi s’élever davantage ;

La noble ambition est trop au-dessus d’eux ;

Ils n’y sauraient atteindre : ils seraient trop heureux

Aussi n’ont-ils jamais ces qualités brillantes,

Ces talents éminents, ces vertus éclatantes

Qui conduisent à tout. Je connais votre fils.

MONSIEUR BRICE père.

Ah ! c’est m’en dire assez. Je demeure surpris.

Je n’osais me flatter. Je reprends l’espérance.

LE MARQUIS.

Mais vous, qui m’honorez de votre confiance,

Vous qui daignez former mon établissement,

Daignez aussi vous rendre à mon empressement.

Je reprends l’entretien qu’a rompu Méranie.

Celle à qui vous voulez, Monsieur, me voir unie,

A-t-elle autant d’esprit, de grâces, de douceurs ?

A-t-elle ces attraits, ce regard enchanteur ?...

MONSIEUR BRICE père.

Ainsi donc, à vos yeux, Méranie est aimable,

Et vous lui trouvez tout...

LE MARQUIS.

Je la trouve adorable.

Hélas ! si vous vouliez former les plus beaux nœuds,

Il ne tiendrait qu’à vous de faire deux heureux.

MONSIEUR BRICE père.

Marquis, vous m’avouez les secrets de votre âme.

Oui, je veux couronner une si belle flamme.

Méranie est à vous.

LE MARQUIS.

Laissez-moi m’expliquer.

MONSIEUR BRICE père.

Vous n’avez, que je crois, rien à me répliquer.

Soyez donc satisfait de votre destinée.

Mais je veux à la fois faire un double hyménée.

Je suis dans le dessein de marier mon fils ;

On vient de me parler d’un des plus grands partis,

Pour lequel on me fait l’instance la plus forte.

J’en ai d’autres qui sont, un peu plus de ma sorte,

Où je le laisserais choisit en liberté.

L’hymen, pour être heureux, veut de l’égalité :

Mais rarement les fils pensent comme les pères ;

Le mien n’a dans le cœur que de vastes chimères,

Et je souhaiterais pouvoir l’en détacher.

J’ai bien peur que mon fils ne soit homme à chercher,

Dans le sein délabré d’une antique noblesse,

L’infaillible fléau de ma triste vieillesse,

Et la punition due à sa vanité.

C’est sur quoi je m’en vais savoir la vérité.

Je l’attends. Le voici... Pourquoi donc qui vous presse ?

Vous n’êtes point de trop.

LE MARQUIS.

Souffrez que je vous laisse.

MONSIEUR BRICE père.

Passez chez Méranie.

LE MARQUIS.

Qui, j’y vais de ce pas.

Il sort.

 

 

Scène II

 

BRICE fils, MONSIEUR BRICE père

 

BRICE fils.

Vous m’avez demandé.

MONSIEUR BRICE père.

Vous ne vous trompez pas.

On veut absolument vous donner une femme.

BRICE fils.

À moi, mon père ?

MONSIEUR BRICE père.

À vous. Une très grande Dame

Vient de me faire part d’un assez beau projet.

BRICE fils.

Je lui suis redevable.

MONSIEUR BRICE père.

Il s’agit en effet

De l’hymen le plus grand.

BRICE fils, à part.

J’entends.

MONSIEUR BRICE père.

La Demoiselle

Qu’on vous offre, d’abord...

BRICE fils.

N’est ni jeune, ni belle,

En revanche, on aura de la protection.

MONSIEUR BRICE père.

Sans doute ; car elle est d’une condition...

Elle tient à la Cour, et l’offre en est certaine.

BRICE fils.

Je le crois. En tout cas, une pareille aubaine

N’est pas absolument si rare à rencontrer :

C’est la vingtième au moins dont on veut m’empêtrer.

MONSIEUR BRICE père.

À la moitié du quart j’aurais peine à vous croire.

BRICE fils.

Je serais un grand fat de tirer quelque gloire

De ce frivole honneur, où je n’entre pour rien.

Me rechercherait-on, si j’étais né sans bien ?

Je le dis en riant, et pourtant j’en enrage,

L’espoir de m’embarquer dans un sot mariage,

Ou la faveur du jeu, voilà les deux raisons

Qui me font rechercher dans nombre de maisons.

Là, c’est un lansquenet, ou bien un cavagnole,

Jeu maudit, s’il en fut, dont le sexe raffole ;

Où vingt femmes au moins, toutes sur le retour,

Me font, comme à leur dupe, une risible cour.

L’une, d’autorité, m’intéresse pour elle,

Pour la perte s’entend ; du gain, point de nouvelle.

Celle-ci, fière encor d’avoir eu des attraits,

En se radoucissant, m’emprunte pour jamais.

L’autre, avec une aigreur dont je souris sous cape,

Me conteste un jeton, qu’enfin elle m’attrape.

Par le plus grand hasard, si le bonheur m’en veut,

Tout l’auguste sabbat se soulève et s’émeut.

Quand je perds, je devrais perdre encor davantage ;

Je dois absolument être mis au pillage :

Ainsi du reste. Ailleurs, si l’on aime à me voir,

Ou si l’on fait semblant de m’y bien recevoir,

C’est qu’ils ont à pourvoir une fille, une nièce,

À qui le nom tient lieu d’attraits et de jeunesse ;

De ces nobles oisons qu’on amène des champs,

En quel état encor, pour la plupart du temps !

Dont les gens de fortune ont souvent la bêtise

De se charger. Pour moi, si j’en fais la sottise,

Ah, parbleu ! je veux bien qu’il m’arrive encor pis

Qu’à maints et maints d’entr’eux qui s’en sont repentis.

Je jure de jamais n’en épouser aucune.

MONSIEUR BRICE père.

Oui ; mais s’il le fallait pour sauver ma fortune ?

BRICE fils.

En ce cas... Mais, mon père, en serions-nous réduits

À cette extrémité ?...

À part.

Malheureux que je suis !

MONSIEUR BRICE père.

Mon procès peut tourner à mon désavantage ;

Je le gagne, au moyen d’un si grand mariage.

Je voudrais vous laisser hors de tout embarras.

Je puis être surpris ; vous n’en sortiriez pas.

BRICE fils.

Eh ! mon père, bornons plutôt notre partage

Aux débris qui pourraient échapper du naufrage :

Je m’y fixe. En un mot, si ce n’est que pour moi,

De grâce, dissipez ce malheureux effroi.

Mais, mon père !... Ah, grands Dieux ! quelle métamorphose !

Vous craignez... Je me tais, Le respect me l’impose.

Mais je vous vis toujours tant de sécurité.

Pardonnez ma douleur et ma témérité.

Dussions-nous essuyer la plus affreuse chute,

Abandonnons, perdons les biens qu’on nous dispute.

Ne peut-on être heureux sans le plus grand bonheur ?

Je dis plus ; cet hymen peut nuire à votre honneur.

On s’imaginera, dans cette circonstance,

Que vous aviez besoin d’une forte assistance,

Pour pouvoir conserver ce qu’on croira pour lors

Acquis injustement. Périssent les trésors

Qu’on ne saurait sauver, sans hasarder sa gloire !

J’en bénirais bien plus vous et votre mémoire,

Que si vous me laissiez des biens empoisonnés

Par les moindres soupçons. Du reste, pardonnez...

MONSIEUR BRICE père, en embrassant son fils.

Va, mon fils, calme-toi ; ce n’est point mon envie :

Je voulais te sonder. Que mon âme est ravie

De lire dans ton cœur les sentiments du mien !

J’y découvre un trésor ; et tu penses trop bien,

Pour ne te laisser pas le doux choix d’une épouse.

Ma tendre autorité n’en sera point jalouse.

BRICE fils.

De cette liberté je n’abuserai pas.

Que mon choix, au contraire, aura pour vous d’appas !

MONSIEUR BRICE père.

En aurais-tu fait un ?

BRICE fils.

Oui ; je n’en pouvais faire

Qui pût mieux mériter le bonheur de vous plaire.

MONSIEUR BRICE père.

J’en suis charmé.

BRICE fils.

Les dons qu’elle a reçus des Cieux

Rejailliront sur moi. Vous m’en aimerez mieux.

MONSIEUR BRICE père.

Fort bien.

BRICE fils.

Ne croyez pas que ma bouche exagère :

Mais vous la connaissez ; elle vous est si chère !

MONSIEUR BRICE père.

Je la connais ?

BRICE fils.

Vous-même en êtes honoré,

Respecté comme un père, ou plutôt adoré.

MONSIEUR BRICE père.

Quoi ! serait-ce ?... Ah ! grands Dieux ! ma surprise est extrême !

BRICE, fils.

Oui, vous la devinez ; oui, c’est elle que j’aime...

MONSIEUR BRICE père, à part.

Quel malheur, s’il est vrai !

BRICE fils.

Je remplis tous vos vœux.

MONSIEUR BRICE père, à part.

Ah ! j’aurai trop tardé.

BRICE fils.

Vous approuvez mes feux ?

MONSIEUR BRICE père.

Attendez... Que l’on aille avertir Méranie.

BRICE fils, embrassant son père.

Ah ! mon père !

MONSIEUR BRICE père.

Elle vient.

BRICE fils.

Ma joie est infinie.

 

 

Scène III

 

MÉRANIE, MONSIEUR BRICE père, BRICE fils

 

BRICE fils, à Méranie.

Notre bonheur est sûr ; vous pouviez en douter !

J’avais bien dit...

MONSIEUR BRICE père, à Méranie.

Venez, et daignez m’écouter.

Un embarras subit m’a forcé de suspendre

Ce secret que tantôt je voulais vous apprendre.

Tout va se dévoiler. Prêtez-moi seulement

Une oreille attentive à cet évènement.

Les persécutions que Monsieur votre père

Essuya pour avoir enlevé votre mère,

À qui votre naissance a fait perdre le jour,

Ne lui Permettant plus, au gré de son amour,

D’établir dignement sa fille infortunée,

Il m’honora du soin de votre destinée.

J’eus ordre, en vous cachant et son nom et son rang,

De vous faire passer pour être de mon sang.

Ah ! daignez m’excuser, si trop de déférence

M’a fait dans cette erreur élever votre enfance.

Il m’avait ordonné de vous mettre au Couvent.

Il a dû là-dessus vous écrire souvent.

Ma tendresse pour vous, (pardonnez-moi ce terme,)

M’empêcha d’obéir. J’ai toujours tenu ferme.

Pouvais-je me priver d’un objet si charmant,

Et si digne, en un mot, de notre attachement ?

MÉRANIE.

Monsieur...

MONSIEUR BRICE père.

Il est encor de votre connaissance,

Que jamais il n’a su ma désobéissance.

Hélas ! tout est changé : je me tairais en vain.

Tenez... Je m’attendris... Vous connaissez sa main...

Ma voix s’éteint... Lisez... Ce billet trop funeste,

Arrosé de mes pleurs, vous apprendra le reste.

MÉRANIE lit.

« Je ne serai plus, quand vous lirez ma lettre, cher ami : agréez une reconnaissance digne de n’être inspirée que par vous, et pour vous seul : ma fille est tout ce qui me reste ; vous l’avez élevée, vous lui avez jusqu’à présent servi de père ; continuez toujours à l’être ; que Méranie devienne un de vos enfants ; je vous la laisse et vous la donne. J’expire dans la douce persuasion que vous accepterez ce don avec plaisir. Adieu, pour jamais ; je meurs ».

LE VICOMTE D’ELBON.

MONSIEUR BRICE, père.

C’est son illustre nom.

MÉRANIE.

Mon père ne vit plus !

Que je suis malheureuse !

À Brice fils.

Ah ! nous sommes perdus !

À M. Brice père.

M’abandonnerez-vous ?

MONSIEUR BRICE père.

M’en croiriez-vous capable ?...

Mais, hélas !

MÉRANIE.

Ô mon père !... Ah, Ciel ! ce coup m’accable !

Il n’est plus ! je succombe à mes vives douleurs.

Monsieur, permettez-moi d’aller verser des pleurs.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR BRICE père, BRICE fils

 

BRICE fils.

Qu’ai-je appris !

MONSIEUR BRICE père.

Sa naissance. Elle vous déconcerte

BRICE fils.

Ah, Dieux : sans le savoir, j’aurais juré ma perte ?

Vivement.

Mon père, rendez-moi mes serments indiscrets.

MONSIEUR BRICE père.

Comment ! à quel propos formez-vous ces regrets ?

BRICE fils.

J’avais promis de fuir tous ces grands hyménées,

Et d’assortir mon choix avec mes destinées.

MONSIEUR BRICE père.

Qui peut vous empêcher de tenir ce serment !

BRICE fils.

Le Ciel même, et l’Amour l’ordonnent autrement.

MONSIEUR BRICE père.

Quelle erreur !

BRICE fils.

Il y va du bonheur de ma vie ;

Il est entre vos mains. J’adore Méranie,

Et je vous la demande.

MONSIEUR BRICE père.

Ai-je pu le prévoir ?

Je vous plains.

BRICE fils.

Pourquoi donc ?

MONSIEUR BRICE père.

Vous aimez sans espoir.

BRICE fils.

Sa main dépend de vous.

MONSIEUR BRICE père.

Quand j’en serais le maître,

Dois-je oublier le rang de ceux qui l’ont fait naître ?

Qui sommes-nous près d’eux, et qu’avons-nous été ?

Connaissez à présent votre témérité.

Si vous m’en eussiez fait la moindre confidence,

Je vous aurais alors fait voir votre imprudence.

BRICE fils.

Mon père, auriez-vous pu m’empêcher de l’aimer ?

Mais par de feints refus vous voulez m’alarmera

MONSIEUR BRICE père.

Non ; j’en suis accablé.

BRICE fils.

Je ne saurais vous croire,

MONSIEUR BRICE père.

Respectez à la fois Méranie et ma gloire.

Si son père m’a fait ce dépôt précieux,

Est-ce pour dégrader elle et tous ses aïeux ;

Pour lui faire changer son nom contre le vôtre ;

Et pour qu’un sang si beau se perde dans le nôtre ?

Mon devoir m’est plus cher que l’amour paternel.

BRICE fils.

En quoi donc pourriez-vous être si criminel ?

Il vous donne sur elle un empire suprême.

MONSIEUR BRICE père.

Oui, pour en disposer comme aurait fait lui-même

L’homme le plus jaloux des droits de sa maison,

De l’éclat de son sang. Cédez à la raison :

Son père, s’il vivait, vous l’aurait-il donnée ?

BRICE fils.

Eh ! peut-être.

MONSIEUR BRICE père.

Jamais.

BRICE fils.

Il l’avait destinée

À vivre dans le fond d’un Cloître. Elle est sans bien,

Et je puis bien valoir au moins...

MONSIEUR BRICE père.

N’en croyez rien.

Elle est riche ; au surplus, tout a changé pour elle.

J’ai même préparé l’union la plus belle,

Et je veux de ma main...

BRICE fils.

Si l’on suit ce dessein,

Mon rival, quel qu’il soit, sera mon assassin.

Il faut auparavant qu’il m’arrache la vie.

Méranie autrement ne peut m’être ravie.

MONSIEUR BRICE père.

Gardez-vous d’en venir à quelque extrémité :

Vous sauriez, mais trop tard, quelle est ma fermeté.

Votre père outragé deviendrait inflexible.

BRICE fils, un peu plus bas.

Il pourrait se trouver quelque obstacle invincible,

Dont, aussi-bien que moi, d’Arsant est informé.

MONSIEUR BRICE père.

Auriez-vous par hasard le malheur d’être aimé ?

BRICE fils, à part.

Indiscret ! qu’ai-je dit ?

Haut.

Ah ! n’allez pas le croire.

Qui suis-je, malheureux, pour avoir cette gloire ?

MONSIEUR BRICE père.

On ne rattrape point un secret échappé.

BRICE fils, à part.

Du coup le plus mortel me serais-je frappé ?

MONSIEUR BRICE père, à part, après avoir rêvé.

Je n’ai que ce moyen.

BRICE fils, à part.

Quel malheur m’accompagne !

MONSIEUR BRICE père.

Dès l’instant même, il faut partir pour la campagne.

Il y faut, s’il vous plaît, rester jusqu’au moment

Que vous retournerez à votre Régiment.

Gardez bien votre exil. La plus légère absence

Vous ôterait le fruit de votre obéissance.

J’aurai des surveillants. Recevez mes adieux.

BRICE fils.

Mon père me bannit, m’éloigne de ses yeux !

Ai-je pu mériter cette rigueur extrême ?

Quoi : c’est un père, hélas ! que j’adore, qui m aime !...

MONSIEUR BRICE père, à part.

Sortons.

Haut.

Adieu, je sens son malheur comme toi.

Mais il le faut, mon fils ; de grâce, obéis-moi.

Il sort.

 

 

Scène V

 

BRICE fils, seul

 

Ai-je lieu d’applaudir au sort qui m’a fait naître ?

Oui, je dois déplorer ma naissance et mon être.

Mais allons consulter l’amour et l’amitié.

Hélas ! je dois au moins compter sur leur pitié.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS D’ARSANT, BRICE fils

 

BRICE fils.

J‘allais te confier mes chagrins et mes larmes.

LE MARQUIS.

Ah ! je ne sais que trop quelles sont tes alarmes ;

Et pour les partager, j’accourais près de toi.

Méranie elle-même...

BRICE fils.

Eh ! cher ami, dis-moi

Peut-elle soutenir le coup qui nous accable ?

LE MARQUIS.

Hélas ! je viens de voir son état déplorable.

BRICE fils.

Ami, que dites-vous ?

LE MARQUIS.

La Nature et l’Amour,

Sur ses esprits troublés, agissent tour-à-tour.

Jetant sur moi les yeux : dans mes douleurs mortelles,

Deux pertes à la fois me seraient trop cruelles ;

Laissez-moi seule ici dans mon accablement ;

Allez, m’a-t-elle dit, retrouver mon Amant ;

Dites-lui que, sensible à son amour extrême,

Mon cœur ne peut changer ; je suis toujours la même :

Mais que le seul effort que j’exige aujourd’hui,

Est qu’il vive pour moi, comme je vis pour lui,

Qu’il ait soin de ses jours, surtout qu’il se souvienne,

Qu’il sache que sa mort entraînerait la mienne.

BRICE fils.

Que je suis malheureux ! Mon père, dès ce jour,

Veut m’ôter pour jamais l’objet de mon amour :

Il lui donne un époux.

LE MARQUIS.

Tu n’es pas seul à plaindre.

BRICE fils.

Et toi, Marquis, aussi, qu’aurais-tu donc à craindre ?

LE MARQUIS.

Je suis au désespoir.

BRICE fils.

Je vois couler tes pleurs.

LE MARQUIS.

C’est moi que l’on choisit pour causer tes malheurs.

BRICE fils, vivement.

Et vous vous prêteriez à cette tyrannie ?

Ce que j’ai de plus cher, après ma Méranie,

Deviendrait tout-à-coup mon ennemi mortel ?

Je te déclarerais un divorce éternel !

Car, enfin, ne crois pas que le mal qui me presse

S’exhale en vains regrets dictés par la faiblesse.

LE MARQUIS.

Si ton état cruel ne me faisait pitié,

Si je ne respectais notre tendre amitié,

Je saurais réprimer ton ardeur indocile ;

Mais, pour te pardonner, je suis assez tranquille.

J’aurais pu, comme toi, brûler des mêmes feux

Pour l’adorable objet où s’adressent tes vœux,

Je ne suis point de ceux de qui la barbarie

Cherche à faire d’un crime une galanterie.

Les secrets de ton cœur seront sacrés pour moi,

Et je venais exprès pour t’en donner ma foi.

Ici Brice fait un mouvement de surprise et de remerciement ; le Marquis continue.

Et si quelque rival à l’épouser s’apprête,

Je vais en ta faveur disputer sa conquête.

BRICE fils.

Que ne te dois-je point ? Mais en serai-je mieux ?

On m’ordonne déjà d’abandonner ces lieux.

LE MARQUIS.

Eh bien ! feins de partir ; mais cependant diffère.

De mon côté, je vais entretenir ton père ;

Et par tant de raisons il sera combattu,

Que j’espère fléchir son austère vertu.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MONSIEUR BRICE père, LAURETTE, qui suit sans être vue de Monsieur Brice

 

MONSIEUR BRICE père.

Oui, j’ai toute ma vie eu trop de promptitude,

Et j’exile mon fils sans autre certitude

Qu’un soupçon violent sur un mot échappé,

Qui peut être équivoque, et qui m’aura trompé.

Il peut n’avoir pas eu le bonheur de lui plaire ;

Et dès-lors on n’aurait nul reproche à me faire.

Au pis-aller, mon fils en serait pour ses feux.

Je ne plains pas beaucoup les Amants malheureux.

Mais comment et par où démêler ce mystère ?

Laurette me pourrait prêter son ministère.

Mais... voyons... Ah ! c’est toi. Je t’ai fait avertir.

Avoue ingénument que tu vas me mentir.

LAURETTE.

C’est selon la demande et le bien de la chose.

Si je mens quelquefois, le besoin en est cause,

Et c’est moins par plaisir que par nécessité.

MONSIEUR BRICE père.

Quand tu ne risques rien, tu dis la vérité.

LAURETTE.

Je ne m’en serais pas la plus petite affaire.

MONSIEUR BRICE père.

Rien n’est mieux entendu ; mais, Laurette, au contraire,

Si tu risquais beaucoup en ne la disant pas.

LAURETTE.

Alors, vous sentez bien...

MONSIEUR BRICE père.

Te voilà dans le cas :

Précisément.

LAURETTE, à part.

Tant-pis.

MONSIEUR BRICE père.

Tu peux m’ôter de peine.

LAURETTE.

Avec plaisir.

MONSIEUR BRICE père.

D’ailleurs, ta perte est très certaine,

Si ta sincérité te trahit en ce jour.

LAURETTE.

Monsieur est juste. Eh bien ?

MONSIEUR BRICE père.

C’est un secret d’amour

Qu’il faut me révéler.

LAURETTE.

Ma surprise est extrême,

Et vous vous adressez à l’ignorance même.

Moi ! des secrets d’amour ! Vous en puis-je informer ?

À ma faible portée il faut se conformer.

MONSIEUR BRICE père.

Effarouche un peu moins ta timide innocence.

Ce mystère amoureux est de ta connaissance.

Confidente ou témoin, parle-moi sans détour :

Mon fils, pour ta Maîtresse, a le plus tendre amour ;

Y répond-elle, ou non ?

LAURETTE.

Quel avis est le vôtre ?

MONSIEUR BRICE père.

Le tien ?

LAURETTE.

D’abord... il faut que ce soit l’un ou l’autre ;

Et c’est ce qu’à loisir je vais examiner.

MONSIEUR BRICE père.

Tu n’as que ce moment pour te déterminer.

LAURETTE.

Ah, Monsieur ! dès qu’il faut répondre à l’aventure,

Je vous dirai que non. Le tout par conjecture.

MONSIEUR BRICE père.

Le tout par conjecture ?...

LAURETTE.

Avec quelques délais,

Je pourrais l’assurer bien mieux que je ne fais.

MONSIEUR BRICE père.

C’est-là ton dernier mot ?

LAURETTE.

Mais, oui-dà, ce me semble.

MONSIEUR BRICE père.

J’en suis fâché, Laurette ; il faut donc rompre ensemble.

LAURETTE.

Comment ?

MONSIEUR BRICE père.

Voilà le coup que tu pouvais parer.

Allons, dans l’instant même, il faut nous séparer.

LAURETTE.

Vous m’en voulez d’ailleurs. Contentez votre envie ;

Donnez-vous le plaisir, une fois en la vie,

D’être injuste et cruel. Il m’est bien douloureux

Que vous n’ayez jamais fait d’autre malheureux ;

J’irais, en vous quittant les joindre à l’instant même,

Pour pleurer en commun votre injustice extrême.

Du moins, dans mon malheur, il m’aurait été doux

De n’être pas la seule à me plaindre de vous :

Mais, hélas ! c’est un bien que le Ciel me refuse.

MONSIEUR BRICE père.

Peste soit de la masque ! Au diable ! elle m’abuse.

C’est elle qui se plaint et qui me fait pitié.

Morbleu ! je suis trop faible et trop bon de moitié.

Mais voici Méranie.

LAURETTE, à part.

Ah ! je l’échappe belle.

À Monsieur Brice.

Vous ne lui direz rien de ce que j’ai dit d’elle.

 

 

Scène II

 

MÉRANIE, MONSIEUR BRICE père, LAURETTE

 

MÉRANIE, en voulant se jeter aux pieds de Monsieur Brice.

Permettez-moi, Monsieur, d’embrasser vos genoux.

MONSIEUR BRICE père, en la relevant avec Laurette.

Méranie à mes pieds ! Ah, Ciel ! y pensez-vous ?

MÉRANIE.

Que n’y puis-je expier mes malheurs et les vôtres !

MONSIEUR BRICE père.

Quels désirs douloureux !...

MÉRANIE.

Eh ! puis-je en former d’autres ?

Je manque sans retour au meilleur des humains.

Pour prix de tant de soins que ses heureuses mains

Ont eu de m’assurer un sort rempli de charmes,

Je sème dans son sein le trouble et les alarmes.

Entre son fils et lui, j’ai rompu l’union ;

Malheureux instrument de leur division...

MONSIEUR BRICE père.

Ce n’est point votre faute.

MÉRANIE.

En sont-ils moins à plaindre ?

J’ai fait naître des feux, que je voudrais éteindre,

Aux dépens de mes jours. Ah ! qu’il me serait doux !...

MONSIEUR BRICE père.

Non. Vivez, pour jouir d’un sort digne de vous.

Abandonnons mon fils à son audace extrême.

Méranie, après tout, qu’importe qu’il vous aime,

Sitôt qu’avec raison vous dédaignez ses feux ?

MÉRANIE.

Je voudrais aimer seule, il serait trop heureux.

MONSIEUR BRICE père.

L’ai-je bien entendu ?... Que venez-vous de dire ?

MÉRANIE.

Que je ressens autant d’amour que j’en inspire.

Je l’avoue ; et pourquoi dissimuler mon choix ?

Ah ! Monsieur, ce serait nous offenser tous trois.

MONSIEUR BRICE père.

Vous voulez excuser son ardeur indiscrète.

Non, vous ne l’aimez pas.

MÉRANIE.

Ma flamme était secrète...

LAURETTE, à Méranie.

Ah ! vous me trahissez.

MONSIEUR BRICE père.

Mais enfin, désormais...

MÉRANIE.

Il me sera plus cher qu’il ne le fut jamais.

Eh ! l’amour est-il fait pour céder aux obstacles ?

MONSIEUR BRICE père.

Le temps et la raison font de plus grands miracles.

Le cœur a ses erreurs aussi-bien que l’esprit ;

Mais, avec quelque effort, comptez qu’on en guérit.

Daignez en essayer ; vous êtes jeune encore :

On peut tout ce qu’on veut en ce cas.

MÉRANIE.

Je l’ignore.

Quant à moi, je ne sais que ce que je ressens...

Qu’il porte ailleurs ses vœux, s’il le peut ; j’y consens :

Qu’il reprenne ce cœur que j’ai rendu si tendre ;

Sans cesser de l’aimer, je cesse d’y prétendre :

Mon amour redoublé me tiendra lieu du sien.

Mais jusqu’à ce bonheur, si pour lui c’est un bien,

Sa grâce et son pardon est tout ce que j’implore ;

Ne le punissez pas, parce que je l’adore.

Pourquoi vous séparer, pourquoi vous désunir ?

Je l’aime, éloignez-moi : c’est moi qu’il faut punir.

Vous en avez le droit ; et si je vous suis chère,

Remplissez à la fin les désirs de mon père :

Mais ne permettez pas que d’avides parents

De mon sort malheureux deviennent les tyrans ;

Sauvez-moi d’eux.

MONSIEUR BRICE père.

Comment voulez-vous que je fasse ?

La mort de votre père a tout changé de face.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS D’ARSANT, MÉRANIE, MONSIEUR BRICE père, LAURETTE

 

LE MARQUIS, à Méranie.

Méranie, excusez.

À Laurette.

Cours avertir son fils.

À Monsieur Brice père.

Agréez mes transports ; tous mes vœux sont remplis,

Et vous voyez mon cœur au comble de la joie ;

Souffrez qu’entre vos bras son essor se déploie.

MONSIEUR BRICE père.

Quel bonheur vous arrive ? Ah ! j’en ferai le mien.

LE MARQUIS.

C’est le vôtre et celui de tous les gens de bien.

La vertu pouvait-elle être sans récompense ?

Je ne mets point au rang des biens qu’on vous dispense,

Le gain de ce procès. La justice est de droit.

Le Juge qui la rend acquitte ce qu’il doit.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR BRICE père, BRICE fils, MÉRANIE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, à Brice fils.

Vole, accours, cher ami ; que l’espoir te ranime ;

Le Procès est gagné d’une voix unanime.

Ce bonheur n’est pas seul.

BRICE fils.

Achève promptement.

LE MARQUIS.

Des lettres de noblesse, avec un Régiment.

BRICE fils.

Ah, Méranie ! Ah, Dieux ! que d’heureuses nouvelles !

Mon père...

MONSIEUR BRICE père.

Eh bien ! mon fils, elles sont assez belles.

LE MARQUIS, à Brice fils.

Sois-en sûr, c’est un fait.

BRICE fils.

Sans doute ?

LE MARQUIS.

Dès ce soir,

Vous en aurez avis.

BRICE fils, à Méranie.

Tout passe notre espoir.

À son père.

Ah ! mon père, ce sont vos vertus qu’on décore ;

Leur germe est dans mon sein, elles y vont éclore :

Je ne suis plus le même, et déjà je ressens

Qu’une heureuse influence épure tous mes sens ;

C’est un être nouveau : c’est une autre existence,

Qu’on me donne en ce jour.

À Méranie.

En quelle circonstance !

Nul obstacle à présent ne peut nous séparer ;

La distance n’est plus.

MONSIEUR BRICE père.

Qu’osez-vous comparer ?

La distance n’est plus !... Elle est toujours la même ;

Du moins, quant à présent, j’en laisserais le choix.

Qu’est-ce qu’un nouveau Noble est de plus qu’un Bourgeois ?

LE MARQUIS.

Il faut bien commencer. Les noms les plus célèbres

Étaient auparavant cachés dans les ténèbres ;

Mais jamais leur aurore eut-elle tant d’éclat ?

Et quel autre, au besoin, a mieux servi l’État ?

Le motif du salaire en augmente la gloire.

Tous les cœurs à jamais garderont la mémoire

Des secours abondants, généreux, imprévus,

Dont, au défaut du Ciel, vous nous avez pourvus,

C’est la reconnaissance enfin qui vous couronne.

Je dis plus ; à l’égard du titre qu’on vous donne,

Choisiriez-vous plutôt d’en avoir hérité ?

La noblesse qu’on n’a que par hérédité

Est-elle si flatteuse, est-elle si réelle ?

Elle n’est, bien souvent, qu’un reste peu fidèle

De l’éclat emprunté du mérite d’autrui.

Le vrai Noble ne doit sa noblesse qu’à lui.

Voilà celle, à mon gré, que je crois la plus pure,

Et la seule qui soit vraiment dans la Nature.

MONSIEUR BRICE père.

Ce sentiment a bien quelque réalité ;

Mais l’opinion passe avant la vérité.

BRICE fils.

Est-ce à vous d’y souscrire aux dépens de ma vie ?

Vous voulez donc ma mort ?

MONSIEUR BRICE père.

Je n’en ai nulle envie ;

Je vous l’ai déjà dit, rien n’est en mon pouvoir ;

Et quand tout y serait...

BRICE fils.

Il n’est donc plus d’espoir ?

MONSIEUR BRICE père.

Subissez votre arrêt en homme de courage ;

Des pertes de l’amour l’honneur vous dédommage.

MÉRANIE, à Brice fils.

Ainsi d’entre vos bras on va donc m’arracher,

Et des parents cruels !...

MONSIEUR BRICE père.

Pourrais-je l’empêcher ?

Vous leur appartenez.

 

 

Scène V

 

LAURETTE, MONSIEUR BRICE père, BRICE fils, MÉRANIE, LE MARQUIS

 

LAURETTE.

Paris, la Cour, la France

Assiègent la maison. Jamais telle affluence

Ne s’est vue à la porte, et je venais savoir

Si vous verrez quelqu’un.

MONSIEUR BRICE père.

Qu’on nous laisse ce soir.

LAURETTE.

C’est votre intention ; je l’avais pénétrée.

À tous ces revenants j’ai refusé l’entrée ;

Mais dans la foule, un homme assez simplement mis,

Qui s’annonce pour être un de vos vieux amis,

M’a fait, par-dessus tous, l’instance la plus vive.

Il ne dit point son nom, ne veut point qu’on l’écrive.

MONSIEUR BRICE père.

Ne l’as-tu jamais vu ?

LAURETTE.

Je n’en ai nul soupçon.

D’ailleurs, il ne ressemble en aucune façon

À ce tas affamé de Nobles parasites,

Qui vous rendaient jadis de fréquentes visites.

L’amitié seule a l’air de le conduire ici,

Et non pas la fortune.

MONSIEUR BRICE père.

Oh ! dès qu’il est ainsi,

Il faut le distinguer ; va donc, puisqu’il insiste.

LAURETTE.

Ah ! vous aurez tantôt une assez belle liste.

Nos bons amis de Cour, enfin, vous revenez.

Comme je vous clorais à tous la porte au nez !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR BRICE père, BRICE fils, MÉRANIE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Qu’ordonnez-vous enfin ? Quelle est leur destinée ?

MONSIEUR BRICE père.

Je n’en ordonne point.

MÉRANIE.

Vous m’avez condamnée.

MONSIEUR BRICE père.

Est-ce moi ? C’est le sort qui va nous séparer.

MÉRANIE.

Ah ! c’est donc à la mort qu’il faut me préparer.

BRICE fils.

Ciel !...

MÉRANIE.

Qui m’eût dit qu’un jour je serais entraînée

Hors du séjour heureux où j’étais presque née,

Où vous ne paraissiez tendrement occupé

Qu’à fixer mon bonheur ? Le Ciel s’est donc trompé,

Quand il a fait nos cœurs pour être l’un à l’autre.

Nous avions son aveu, nous comptions sur le vôtre.

BRICE fils.

Ma chère Méranie !...

MONSIEUR BRICE père, au Marquis.

Ôtez-la de mes yeux,

Je ne puis soutenir de si tristes adieux.

À son appartement daignez la reconduire.

MÉRANIE, à Brice fils.

Nous ne nous verrons plus ; on n’ose m’en instruire.

MONSIEUR BRICE, père.

Dérobez-moi des pleurs que je ne puis tarir.

MÉRANIE.

Adieu ; même en mourant, je ne sais qu’obéir.

Le Marquis l’emmène.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR BRICE père, BRICE fils

 

MONSIEUR BRICE père, en retenant son fils.

Où voulez-vous aller ? Ne suivez point ses traces.

Tout nous dit que la Cour nous accable de grâces ;

Devancez-moi ; j’irai vous y joindre. Au surplus,

Sans nouvel ordre ici, ne reparaissez plus.

Brice fils sort.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR BRICE père, seul

 

Quel est donc cet ami, du moins qui prétend l’être,

Qui refuse, dit-on, de se faire connaître,

Et qui, dans ce logis, ne s’est jamais fait voir ?

Je ne sais que penser ; je n’ai pu le prévoir...

Quelqu’un vient.

 

 

Scène IX

 

LE VICOMTE D’ELBON, MONSIEUR BRICE père

 

MONSIEUR BRICE père.

Quel aspect ! quels traits ! Mon cœur s’agite...

LE VICOMTE.

Me reconnaîtra-t-il ?

MONSIEUR BRICE père.

Avançons.

LE VICOMTE.

Il hésite...

Quoi ! le plus cher ami que le Ciel m’ait donné

Me méconnaît !

MONSIEUR BRICE père.

C’est vous, illustre infortuné,

Vous, qui depuis longtemps me coûtez tant de larmes !

LE VICOMTE.

C’est moi-même en effet.

MONSIEUR BRICE père.

Ô retour plein de charmes !

LE VICOMTE.

Vous revoyez encor le Vicomte d’Elbon.

Dans cet embrassement, cher ami, trouvez bon

Que l’amitié reprenne une nouvelle vie.

MONSIEUR BRICE père.

Je vous vois, vous vivez ; que mon âme est ravie !

LE VICOMTE.

Quand je vous écrivis, je crus finir mon sort.

J’étais environné des ombres de la mort.

Malgré moi-même enfin, j’ai revu la lumière.

Je passe pour avoir terminé ma carrière.

Je quitte le service étranger ; et je crois

Qu’on voudra bien ici me donner de l’emploi.

MONSIEUR BRICE père.

Nous ne vous perdrons plus : vous me faites renaître ;

Soyez ici chez vous, demeurez-y le maître ;

Jouissez-y des droits que vous et vos aïeux

Avez acquis sur nous... Qu’ils me sont précieux !

LE VICOMTE.

Laissons-là le passé.

MONSIEUR BRICE père.

Non ; j’en tire ma gloire.

LE VICOMTE.

De ce que je vous dois, je garde la mémoire ;

Que tout le reste soit désormais oublié :

L’égalité doit être où règne l’amitié.

Mais parmi les transports de la plus douce ivresse,

Pardonnez ce soupir à ma vive tendresse ;

Un intérêt bien cher et qui vous est connu,

L’arrache de mon sein. Ami, qu’est devenu

L’unique rejeton de toute ma famille,

Le reste de mon sang, ma déplorable fille ?

MONSIEUR BRICE père, à part.

Ah, Ciel ! quand il saura son malheureux amour !

LE VICOMTE.

Eh ! quoi ! vous soupirez sur elle à votre tour !

Ne me reprochez rien ; elle m’est aussi chère

Que l’a jamais été son adorable mère.

Il fallut, malgré moi, que l’amour paternel

Lui prescrivît dès-lors un exil éternel ;

C’est pour la soulager du poids de sa naissance,

Que je crus lui devoir ôter la connaissance

De son nom, de son rang. Qu’en aurait-elle fait ?

Ce mystère, sans doute, a produit son effet ;

Elle est moins malheureuse, et je suis moins à plaindre,

Nous a-t-elle obéi ?... Parlez sans vous contraindre...

Vous n’osez me répondre ?

MONSIEUR BRICE père.

Hélas !...

LE VICOMTE.

Vous la pleurez ;

Ami, c’en est donc fait ?

MONSIEUR BRICE père.

Monsieur, vous la verrez.

LE VICOMTE.

Je mourrai de douleur en voyant ma victime.

N’importe...

MONSIEUR BRICE père.

Ce désir n’est que trop légitime.

 

 

Scène X

 

UN VALET, LE VICOMTE, MONSIEUR BRICE père

 

LE VALET.

Un Courier du Ministre est là qui vous attend.

LE VICOMTE.

Allez.

MONSIEUR BRICE père.

Quoi ! vous laisser !

LE VICOMTE.

Oui, sans doute, à l’instant.

MONSIEUR BRICE père.

Je ne puis.

LE VICOMTE.

Je l’exige : ailez ou je vous quitte.

MONSIEUR BRICE père.

Vous l’ordonnez ; j’y vais. Je reviens tout de suite.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LE VICOMTE, seul

 

Enfant infortuné, que l’Hymen et l’Amour

Ont proscrit en naissant, devais-tu voir le jour ?

Quel partage est le tien ! Une retraite obscure.

Tu vas être l’oubli de toute la Nature.

Tes malheurs sont pour moi. Tu ne peux les savoir.

Invisible et présent, je pourrai donc te voir ;

Sans oser éclater, sans me faire connaitre !

Est-ce un effort possible ? En serai-je le maître ?

Laissons-lui son erreur, et celle de ma mort,

Puisque je ne saurais rien changer à son sort.

 

 

Scène XII

 

MÉRANIE, LE VICOMTE

 

MÉRANIE, à part.

Est-ce un de mes tyrans ? Ah, Dieux ! tout m’abandonne !

LE VICOMTE, à part.

Eh ! quelle est cette jeune et charmante personne ?

Il a donc une fille ? Il ne m’en a rien dit.

MÉRANIE.

On m’envoie avec vous.

LE VICOMTE, à part.

Quel trouble me saisit !

MÉRANIE.

On va donc consommer ce cruel sacrifice ?

LE VICOMTE.

Quel son de voix ! quels traits !

MÉRANIE.

Vous êtes leur complice ?

LE VICOMTE.

De qui ?

À part.

Plus je la vois, plus mes sens sont émus.

MÉRANIE.

Vous venez me chercher.

LE VICOMTE.

Moi !...

MÉRANIE.

Je n’en doute plus.

LE VICOMTE.

À l’auteur de vos jours que je porte d’envie !

Que son âme doit être et contente et ravie !

MÉRANIE.

Moi ! je n’ai plus de père.

LE VICOMTE.

Ah ! quels saisissements !

MÉRANIE.

Je n’ai jamais joui de ses embrassements.

LE VICOMTE.

Comment !

MÉRANIE.

Dès le berceau, je fus abandonnée.

Ses malheurs l’y forçaient : à peine j’étais née,

Qu’en d’étrangères mains mon destin fut remis...

Mais vous n’êtes donc pas un de mes ennemis ?

LE VICOMTE.

Pouvez-vous en avoir ?

MÉRANIE.

Je ne sais par quels charmes,

Dans mes yeux éplorés, vous suspendez mes larmes.

LE VICOMTE.

Il faut tout éclaircir.

MÉRANIE.

Vous y compatissez,

Sans me connaître.

LE VICOMTE.

Hélas !...

MÉRANIE.

Vous vous attendrissez.

LE VICOMTE.

Excusez. Oserai-je ?...

MÉRANIE.

Ordonnez de ma vie.

LE VICOMTE.

Ne pourrais-je savoir votre nom ?

MÉRANIE.

Méranie ;

C’est le même qu’avait ma mère.

LE VICOMTE.

Je me meurs.

MÉRANIE.

Vous avez tressailli, vous répandez des pleurs !

LE VICOMTE.

Il est vrai.

MÉRANIE, vivement.

J’entretiens un ami de mon père.

Ah ! daignez me parler d’une tête si chère...

Si je l’avais connu, que je l’aurais aimé !

LE VICOMTE, à part.

Contiens-toi, malheureux...

À Méranie.

Qu’il eût été charmé !

Grands Dieux ! peut-il revivre avec plus d’avantage !

Mais un trop grand malheur fut toujours son partage.

MÉRANIE.

On le dit... Et ma mère ? En ai-je quelques traits ?

LE VICOMTE, avec transport.

Oui, ma chère enfant ; oui, vous avez ses attraits.

 

 

Scène XIII

 

MÉRANIE, LE VICOMTE, MONSIEUR BRICE père, entrant sans être vu

 

MÉRANIE, regardant le Vicomte plus attentivement.

Mon trouble, à chaque mot, augmente avec le vôtre,

On verse moins de pleurs sur les enfants d’un autre,

Qu’êtes-vous ?

LE VICOMTE.

Qui je suis ?...

MÉRANIE.

Mon père n’est point mort ?

LE VICOMTE.

Je crois qu’on vous a dit qu’il a fini son sort.

MÉRANIE, à part.

Quel soupçon !

Haut et vivement.

Ce n’est point la mort qui nous sépare

Si c’était vous, pourquoi ce désaveu barbare ?

Éclaircissez mon doute. Ô désespoir affreux !...

LE VICOMTE.

À quoi vous servirait un père malheureux ?

MÉRANIE.

Que m’importe ?

MONSIEUR BRICE père, s’avançant.

Cédez, embrassez Méranie.

MÉRANIE, en se jetant à ses pieds.

C’est vous ! jamais mon cœur ne m’a si bien servie.

LE VICOMTE, en la relevant.

Oui, vous êtes ma fille.

MÉRANIE.

Ô moment plein d’appas !

Mon père, qu’il m’est doux de me voir dans vos bras !

Enfin, vous répondez à mes vives tendresses.

Pour la première fois, je reçois vos caresses.

LE VICOMTE.

Hélas ! c’est le seul bien qui soit en mon pouvoir.

MONSIEUR BRICE père.

Essuyons tous nos pleurs ; ne songeons qu’à nous voir ;

Jouissons du bonheur que le Ciel nous envoie.

LE VICOMTE, à Méranie.

Tu me feras mourir de douleur ou de joie.

MONSIEUR BRICE père, au Vicomte.

Venez vous reposer, vous en avez besoin.

À part, en s’en allant.

Conduis le reste, ô ciel ! Je t’en laisse le soin.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

MONSIEUR BRICE père, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

C’est outrer le scrupule, et je ne puis m’y rendre.

MONSIEUR BRICE père.

En matière d’honneur, il ne peut trop s’étendre :

Mettez-vous à ma place.

LE MARQUIS.

Il est donc condamné ?

Quoi ! ce fils aussi cher qu’il est infortuné,

Vous le désespérez, vous hasardez sa vie ;

Et vous risquez aussi celle de Méranie :

C’est un double malheur qu’il faudrait prévenir.

MONSIEUR BRICE père.

L’amour promet toujours plus qu’il ne peut tenir.

Le temps use les nœuds les plus remplis de charmes.

LE MARQUIS.

Voit-on jamais l’amour s’éteindre dans les larmes ?

L’amitié du Vicomte, et tout ce qu’il vous doit,

Sitôt qu’il le saura, vous ont acquis un droit...

MONSIEUR BRICE père.

Puis-je m’en faire un titre ? Et pour quelque service,

Voulez-vous que j’aspire au plus grand sacrifice ?

LE MARQUIS.

Pourquoi non ? Le Vicomte y pourrait consentir ;

Au moins, sur cet hymen, daignez le pressentir.

MONSIEUR BRICE père.

Qui ? moi !

LE MARQUIS.

Que pourriez-vous craindre ?

MONSIEUR BRICE père.

Son aveu même.

Ce serait y forcer sa répugnance extrême.

Je serais son tyran plutôt que son ami.

De leurs feux mutuels je n’ai que trop gémi.

LE MARQUIS.

La circonstance a lieu de vous servir d’excuse.

MONSIEUR BRICE père.

Elle est contre moi seul. L’amitié vous abuse.

Je me crois sans reproche ; en est-ce assez pour moi.

Si, par malheur, on peut n’y pas ajouter foi ?

Je dis plus ; je me perds, si j’en parle au Vicomte.

LE MARQUIS.

Par ou ?

MONSIEUR BRICE père.

Mon fils m’est cher ; il le sait ; il y compte :

Tout mon sang est à lui ; mais non pas mon honneur.

Puis-je m’intéresser à faire son bonheur,

Sans me rendre suspect d’un projet infidèle ?

Le soupçon fait toujours une tache mortelle.

Avec son innocence on est déshonoré.

Un père croit sa fille en un Cloître ignoré :

J’ai dû l’y déposer. Il se trouve, au contraire,

Qu’elle reste chez moi, que mon fils sait lui plaire,

L’ignorance où j’étais de cette liaison

Peut-elle être une excuse aux yeux de la raison ?

Le Vicomte me doit accabler de reproche.

Je ne puis, sans frémir, soutenir son approche...

Mais le voici, venez... Vous fuyez : eh ! pourquoi ?

LE MARQUIS.

J’ose vous en prier, ne comptez pas sur moi.

À part, en s’en allant.

Allons trouver son fils.

Il sort.

MONSIEUR BRICE père.

En est-il si blâmable ?

 

 

Scène II

 

MONSIEUR BRICE père, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE, regardant le Marquis qui s’en va.

Est-ce-là votre fils ? Il me paraît aimable.

MONSIEUR BRICE père.

Monsieur, ce n’est pas lui.

LE VICOMTE.

Ne le verrai-je pas ?

MONSIEUR BRICE père.

Non ; il est à la Cour, où je suivrai ses pas,

Pour la remercier des grâces qu’on m’a faites.

LE VICOMTE.

Je vous retiens.

MONSIEUR BRICE père.

Perdez ces craintes indiscrètes,

Je n’irai que demain y remplir ce devoir.

Le jeune homme, Monsieur, que vous venez de voir,

Qui m’a paru vous plaire, est de votre famille.

C’est à lui que j’avais destiné votre fille.

C’est le Marquis d’Arsant.

LE VICOMTE.

Il nous ferait honneur.

D’ailleurs, elle n’a pas le choix de son bonheur.

Elle serait heureuse !... Ah ! serait-il possible !

Ma fille... Pardonnez, si j’y suis si sensible ;

Sur un si grand trésor je n’avais pas compté.

Je la trouve charmante, et j’en suis enchanté.

Qu’elle est bien, à mes yeux, l’image de sa mère !

MONSIEUR BRICE père.

Puisse-t-elle vous être à jamais aussi chère !

LE VICOMTE.

Mais au Marquis d’Arsant vous voulez la donner ;

En l’état où je suis, voudra-t-il se borner ?...

Lorsque je risquai tout en faveur de ma flamme,

Mon bien fut dissipé. Les parents de ma femme

N’en ont-ils pas entr’eux partagé les débris ?

Mais ma conquête était pour moi d’un si grand prix,

Que, pour la conserver, j’ai laissé tout le reste.

Mon sort est demeuré dans cet état funeste.

MONSIEUR BRICE père.

Mais peut-être...

LE VICOMTE.

Comment ?

MONSIEUR BRICE père, à part.

Puis-je le lui cacher ?

LE VICOMTE.

Quel est donc ce mystère ?

MONSIEUR BRICE père, bas.

Il faut me l’arracher.

Haut.

Vos aïeux de tout temps ont connu notre zèle.

LE VICOMTE.

Je vous l’ai déjà dit, je vous le renouvelle,

Perdons ce souvenir, et vivons en amis ;

Je ne veux rien de plus ; vous me l’avez promis.

MONSIEUR BRICE père.

J’obéis.

LE VICOMTE.

Poursuivons. Ce que je viens d’entendre

M’annonce des secrets que je ne puis comprendre :

Vous savez mes revers, et vous semblez douter...

MONSIEUR BRICE père.

Tous vos biens sont rentrés : oui, vous pouvez compter...

LE VICOMTE.

Et par où ? Daignez donc m’en donner connaissance.

MONSIEUR BRICE père.

Est-il quelque limite à la reconnaissance

D’un de vos serviteurs ?

LE VICOMTE.

Monsieur, je vous entends.

Nos biens sont recouvrés, et c’est à vos dépens ;

C’est vous qui les avez retirés de l’abîme.

Vous me pardonnerez un refus légitime.

Reprenez vos bienfaits, et ne m’en parlez plus ;

Ils sont d’une nature à n’être pas reçus.

Votre amitié s’aveugle et passe les limites.

MONSIEUR BRICE père.

Je ne lui croyais pas des bornes si prescrites.

À l’égard de ces biens, je dois vous avertir

Qu’ils sont à votre fille ; et je puis garantir

Qu’ils sont moins mes bienfaits que ceux de la fortune.

LE VICOMTE.

Eh ! mais, par quelle voie ? En avait-elle aucune ?

MONSIEUR BRICE père.

Cet adorable enfant doit tout à son bonheur ;

Au Ciel qui la chérit, il faut en faire honneur.

LE VICOMTE.

En quoi donc ?

MONSIEUR BRICE père.

Vous savez, et personne n’ignore

Les envois que j’ai faits du Couchant à l’Aurore ;

Je l’ai mise de part : j’ajoute que jamais

Les retours n’ont si bien surpassé mes souhaits,

Que lorsqu’ils ont reçu son heureuse influence ;

Et, pour ne vous laisser aucune répugnance,

Je réclame aujourd’hui votre propre bienfait,

Souvenez-vous du don que vous m’en avez fait.

Votre fille est à moi, vous me l’avez donnée ;

J’ai pu, sans votre aveu, changer sa destinée,

Et la traiter au moins comme un de mes enfants.

LE VICOMTE.

Ma fille, (il faut céder, en vain je me défends,)

De la tendre amitié, reçois un nouvel être.

Disposez de son sort, vous en êtes le maître.

Que le Marquis d’Arsant devienne son époux.

MONSIEUR BRICE père, à part.

Ah ! quel moment cruel !

LE VICOMTE.

Pourquoi soupirez-vous !

MONSIEUR BRICE père.

Le Ciel sait que ma joie en serait infinie.

Puissions-nous obtenir l’aveu de Méranie !

LE VICOMTE.

N’aurait-elle pour lui que de l’éloignement ?

MONSIEUR BRICE père.

Il aurait dû lui plaire ; et malheureusement

D’une fatale ardeur, qui m’était inconnue,

Pour un autre que lui, son âme est prévenue.

LE VICOMTE.

Sans votre aveu, Monsieur, elle a pu s’enflammer ?

MONSIEUR BRICE père.

Les cœurs demandent-ils notre aveu pour aimer ?

LE VICOMTE.

Vous me feriez penser qu’elle aime au-dessous d’elle.

MONSIEUR BRICE père.

Et voilà le sujet de ma douleur mortelle ;

Le plus grand des malheurs que j’aurai de mes jours.

Ah ! comment ont-ils pu me cacher leurs amours ?

LE VICOMTE.

Mais le choix qu’elle a fait blesse donc bien sa gloire ?

MONSIEUR BRICE père.

Il ne vous convient point.

LE VICOMTE.

Ah, Ciel ! dois-je vous croire ?

MONSIEUR BRICE père.

Je les ai séparés, ils ne se verront plus.

J’ai tout sacrifié ; je me flatte au surplus

Que vous en aurez moins de reproche à me faire.

LE VICOMTE.

Puis-je m’en prendre à vous ?... Non, Monsieur ; au contraire,

Vos avis, vos conseils n’ont pu rien opérer.

MONSIEUR BRICE père.

De votre autorité je dois tout espérer.

Je l’ai fait avertir, et vous allez l’entendre.

LE VICOMTE.

Qu’elle n’espère rien du père le plus tendre.

Mon sang a jusqu’à moi coulé sans s’altérer,

Qu’il périsse plutôt que de dégénérer.

Vous ne l’exigerez jamais.

MONSIEUR BRICE père.

Non, je vous jure.

 

 

Scène III

 

MÉRANIE, LE VICOMTE, MONSIEUR BRICE père

 

LE VICOMTE.

Ma fille, avez-vous pu me faire cette injure ?

MÉRANIE.

Moi !

LE VICOMTE.

Je n’ignore rien ; Monsieur m’a tout appris :

Il m’a dit à quel point votre cœur s’est mépris.

MÉRANIE.

Mon père, ce discours a de quoi me surprendre,

Surtout devant Monsieur.

LE VICOMTE.

J’ai peine à vous comprendre.

Ne le réclamez point ; il n’est pas moins que moi

Courroucé de l’amour qui vous tient sous sa loi.

Nous nous réunissons contre vous l’un et l’autre.

Ne rougissez-vous pas d’un choix tel que le vôtre ?

MÉRANIE.

Il faut donc me défendre... Ah, Ciel ! tu m’es témoin

Que je n’ai jamais cru que j’en aurais besoin.

Mon choix se justifie assez bien de lui-même.

Oui, j’ai pris des liens dont le charme est extrême ;

Et déjà dès longtemps j’aimais sans le savoir,

Quand ma faible raison m’en fit apercevoir.

Pour éviter l’amour, il faudrait le connaître.

Que dis-je ? Est-il un âge où l’on en soit le maître ?

Mais tout ce qu’on reproche à présent à mon choix,

Ne l’eût-on pas trouvé légitime autrefois ?

Que vient-on aujourd’hui mettre dans la balance ?

Quand mon cœur a formé ce nœud qui vous offense,

N’est-ce pas sur la foi de mon sort apparent ?

Savais-je qu’il était, qu’il serait différent ?

Et tant que j’ai vécu dans cette nuit profonde,

Qui couvrait mes destins, qu’étais je dans le monde ?

Une orpheline en proie au plus triste abandon,

À la charge d’autrui, sans fortune, sans nom.

En ai-je été moins chère aux yeux qui m’ont charmée ?

Lorsque je n’étais rien, m’en a-t-il moins aimée ?

Cette fatalité qu’on oppose à nos vœux,

Peut-elle empoisonner la source de nos feux ?

Y faut-il immoler une double victime ?

Non, je ne rougis point ; ma flamme est légitime ;

J’ai pu donner mon cœur : il n’est point de retour ;

J’inspire et je ressens tous les feux de l’amour :

Ces feux sont devenus et mon âme et ma vie ;

Cruels, que voulez-vous que je vous sacrifie ?

 

 

Scène IV

 

LE VICOMTE, MÉRANIE, MONSIEUR BRICE père, BRICE fils, soutenu par LE MARQUIS D’ARSANT, LAURETTE

 

MÉRANIE, à Brice fils.

Venez me seconder ; paraissez.

MONSIEUR BRICE père, à son fils.

Ah ! grands Dieux !

Vous ai défendu de paraître en ces lieux.

LE MARQUIS.

N’accusez point, Monsieur, sa désobéissance.

C’est-vous offenser, j’ai pris sur moi l’offense.

À Brice fils.

Reprends courage, espère.

BRICE fils.

Ô secours impuissant !

LE VICOMTE.

C’est donc là...

BRICE fils, au Vicomte.

Permettez que l’amour gémissant

Soupire à vos genoux, et répande des larmes.

Je suis ce malheureux épris de tant de charmes.

Hélas ! mon seul mérite est de les adorer.

L’arbitre de mon sort ne saurait l’ignorer.

LE VICOMTE, à Monsieur Brice père.

Sa figure, d’ailleurs, me touche, m’intéresse.

BRICE fils, au Vicomte.

Vous connaissez l’amour. D’une égale tendresse,

D’un feu pareil au mien vous fûtes enflammé.

Vous savez, quand on perd ce qu’on a tant aimé,

Quelle est toute l’horreur de ce malheur extrême.

Prononcez. Qui peut mieux que l’infortune même,

Juger un malheureux : Vous l’avez été ?

LE VICOMTE.

Dieux !

Quelle image touchante offrez-vous à mes yeux !

BRICE fils.

Il est vrai que, malgré le sort qui m’est contraire,

Ce n’aurait pas été le premier téméraire

Que l’Amour et l’Hymen auraient favorisé ;

Mais je ne prétends pas en être autorisé,

Ni m’en faire aucun droit à la plus grande grâce.

Du fond de mon néant, j’envisage l’espace

Que je ne puis franchir, à moins que vos bontés

Ne daignent m’élever jusques à vous.

LE VICOMTE.

Comptez

Que vous me pénétrez du regret le plus tendre.

Je vous plains.

BRICE fils.

Est-ce tout ce que j’en puis attendre ?

La pitié suffit-elle ?... Eh ! quoi ! vous soupirez !

Mes malheurs et mes maux sont-ils désespérés ?

N’est-il aucun remède ? Il faut donc que je meure !

LE VICOMTE, à part.

Que n’est-il aussi-bien ?...

BRICE fils.

Suis-je à ma dernière heure !

LE VICOMTE.

Méranie appartient à Monsieur, plus qu’à moi.

Il en a disposé ; son arrêt fait ma loi.

BRICE fils, allant vers Mérante.

Ma chère... Le respect m’empêche de poursuivre...

C’en est donc fait !

MÉRANIE, se laissant aller dans les bras de Laurette.

Ah, Ciel !

BRICE fils, à Méranie.

On me défend de vivre,

Et je vais obéir... N’allez pas m’imiter.

Montrant le Marquis.

Cet ami, mieux que moi, saura vous mériter :

Daignez vivre pour lui, qu’il possède vos charmes,

En se laissant aller dans les bras du Marquis.

Adore-les.

LE VICOMTE.

Que vois-je ? Ici tout est en larmes.

BRICE fils, au Vicomte.

Bientôt vous ne pourrez m’en refuser... Je fuis...

À Monsieur Brice père.

Adieu, mon père, adieu ; vous n’avez plus de fils.

LE VICOMTE.

Qu’ai-je entendu ? Son fils !...

MÉRANIE, vivement.

C’est lui-même ; oui, mon père.

LE VICOMTE, à Brice fils.

Arrêtez...

Au père.

Cher ami, pourquoi donc ce mystère ?

MONSIEUR BRICE père, à son fils.

Malheureux, que viens-tu de faire !

LE VICOMTE.

Il m’a tiré

D’une erreur qui m’aurait à jamais déchiré.

Vous me faites, Monsieur, une mortelle offense.

Le seul moyen qui s’offre à ma reconnaissance,

Si conforme à mes vœux, et si cher à mon cœur,

Vous voulez m’en priver.

MONSIEUR BRICE père.

Écoutez-moi, Monsieur.

LE VICOMTE, vivement, au fils.

Pardonnez ma rigueur ; ma honte en est extrême.

Se retournant vers le père.

Donnez-moi votre fils. Qu’il devienne lui-même

Votre plus grand bienfait.

Au fils.

Oui, vous serez le mien.

En l’embrassant.

Renaissez dans mon sein. Ma fille est votre bien.

Qu’il m’est doux qu’à vos yeux elle ait eu quelques charmes !

Acceptez, avec elle, et mon nom et mes armes.

Heureux père, cédez. Ô fortune ! jamais

Tu n’as si bien placé ta gloire et tes bienfaits.

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