L’Espion (Jacques-François ANCELOT - Édouard-Joseph-Ennemond MAZÈRES)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 13 décembre 1828.

 

Personnages

 

MONSIEUR HARPER

MONSIEUR WHARTON, riche propriétaire

HENRI WHARTON[1], son fils, capitaine dans l’armée anglaise

DUNWODIE, major des dragons de Virginie

LAWTON, capitaine du même régiment

WILSON, colonel américain

HARVEY BIRCH[2], marchand colporteur

UN AIDE-DE-CAMP de Washington

WILLIAMS, domestique de monsieur Wharton

UN DRAGON

MISS FRANCIS, fille de monsieur Wharton

MISS SARA, sa sœur

 

L’action se passe en Amérique, dans le comté de West-Chester, à la fin de la guerre de l’indépendance.

 

 

ACTE I

Le théâtre représente un salon : une porte au fond, et une à la droite de l’acteur ; fenêtres ouvrant sur la campagne, de chaque côté du théâtre. Une table dressée pour le déjeuner est dans le fond.

Au lever du rideau, Francis et Sara brodent, assises à la droite du spectateur ; Wharton fume, assis auprès d’une table couverte de livres et de journaux, de l’autre côté du théâtre.

 

 

Scène première

 

WHARTON, FRANCIS, SARA

 

WHARTON.

Mes chères filles, point de discussions politiques, je vous en conjure. – Combien de fois vous ai-je répète qu’il ne faut pas nous compromettre.

SARA.

Puis-je me taire, mon père, lorsque Francis fait hautement des vœux pour l’armée américaine ? pour des rebelles !...

FRANCIS.

Vous l’entendez, mon père ? des rebelles !... ceux qui défendent leur pays, leur liberté, le sol qui les vit naître ; ceux qui veulent secouer le joug de l’Angleterre ! Ah ! mon père, Sara, ma bonne sœur ! oui, je ne m’en défends pas, oui, je fais des vœux pour nos compatriotes, et ces vœux, je l’espère, seront bientôt exaucés ! Les Anglais se maintiennent encore dans quelques villes, dans quelques ports de mer ; mais les Américains sont maîtres des campagnes et de tout l’intérieur du pays. Washington, le grand Washington est à leur tête !... Une division française vient d’arriver dans le comté, et d’unir ses armes aux nôtres : avec de tels appuis, les colonies ne peuvent pas tarder de conquérir enfin leur indépendance !... Notre belle patrie aura aussi ses jours de gloire et de prospérité.

WHARTON.

Et mon fils, que deviendra-t-il ?

SARA.

Songe donc un peu à lui, ma chère Francis, et rappelle-toi qu’il est au service de Sa Majesté britannique.

FRANCIS.

Cette idée-là me déchire le cœur, ma bonne Sara ; oui, quand je pense que notre frère Henri est forcé de porter les armes contre son pays, que sa vie est tous les jours exposée !... Voilà plus d’un an que nous n’avons eu de ses nouvelles. – Ne pas même savoir s’il est encore à New-York, où nous l’avons laissé !

SARA.

Et moi, mon amie, je n’oublie pas non plus notre cousin Dunwodie, le compagnon de notre enfance, celui qui devait s’unir à toi, celui qui doit devenir aussi mon frère.

WHARTON.

Il est dans le camp des Américains, celui-là ! Mon fils et mon neveu se battent dans des rangs ennemis. – Je ne sais vraiment que dire, que faire, que penser ! Je n’ai pas les inclinations guerrières, moi, et on ne me verra pas prendre les armes pour défendre ce que les uns nomment les droits du peuple, ou ce que les autres appellent les droits du souverain ! Je suis prudent, je suis pacifique, et je ne me déclare ouvertement pour aucun parti, de peur de me trouver dans le plus faible. Il me semble que ma manière de voir est bien sage !... Quand l’insurrection a commencé, je suis resté à Mew-York, après avoir pris la précaution de placer une somme considérable dans les fonds d’Angleterre. Par cette adroite conduite, je devais éviter la confiscation de mes propriétés ; je me croyais bien tranquille. Mais voilà que la ville est occupée par les Anglais, et l’on me persuade qu’un plus long séjour serait un crime aux yeux des républicains, s’ils venaient à rentrer dans New-York ! Je ne me fais pas prier ; nous nous retirons dans le comte de West-Chester, qui passe pour un pays neutre.

FRANCIS.

Pays neutre ! où l’on se bat tous les jours.

WHARTON.

Oui, belle neutralité ! J’avais toujours cru que le territoire neutre était celui qui n’appartient à aucun des deux partis. – Eh bien ! pas du tout. C’est celui qui appartient à tous les deux. – Un jour c’est le général Clinton qui vient nous surprendre avec son infanterie anglaise ! – Le lendemain, voici venir les fameux dragons de Virginie, qui mettent John Bull en déroute, s’emparent de notre habitation, et nous obligent à les suivre au quartier général ! On nous a permis de revenir ici, c’est vrai ; mais y a-t-il moyen de se reconnaître et de savoir ce qu’on est soi-même ? Sommes-nous Anglais, sommes-nous Américains ? qu’on se décide ! Moi, je ne demande pas mieux, je veux bien avoir une opinion. Mais qu’on m’indique au moins la meilleure ; qu’on me la donne, et je la prendrai.

FRANCIS.

Il faut nous résigner, mon bon père ; il faut attendre tout du ciel, qui, tôt ou tard, fera triompher la bonne cause.

WHARTON.

Oui ; mais, eu attendant, mes chers enfants, vous ne devez parler et agir qu’avec une grande circonspection, et surtout devant cet étranger que nous avons reçu hier. – Nous ne savons ni ce qu’il est ni ce qu’il pense.

SARA.

À sa physionomie pleine de courage, je suis bien sûre que c’est un Anglais.

FRANCIS.

Et moi, à sa physionomie pleine de courage, à son air de bonté, à ce caractère de franchise et de noblesse qui brille dans ses traits, je parierais que c’est un des braves défenseurs de l’Amérique.

WHARTON.

Vous pourriez vous tromper toutes les deux, car il n’est peut-être ni Anglais ni Américain. – Eh bon Dieu ! il est peut-être l’un et l’autre.

FRANCIS.

Oh ! mon père !

WHARTON.

Eh ! ma chère amie, dans ces jours malheureux de guerres et de discordes civiles, bien des gens portent un masque que le temps seul pourra faire tomber. Tel Américain mourra, accusé par ses concitoyens d’avoir été l’ennemi de leur liberté, tandis qu’il avait été en secret un des agents les plus utiles des chefs de l’indépendance !... Et si l’on faisait une perquisition exacte chez tel patriote qui semble soutenir les droits de son pays avec le zèle le plus ardent, on y trouverait une sauvegarde royale, cachée sous un monceau de guinées anglaises !

FRANCIS.

Oui, mon père : ainsi marchent toutes les révolutions. Mais il arrive un moment qui remet chacun à sa place. Alors l’intrigue et la trahison sont dévoilées, et la patrie couvre de sa reconnaissance ceux qui se sont fidèlement dévoués pour elle.

WHARTON.

Eh bien ! soit ! dévouons-nous, mais pas trop publiquement, je vous en supplie. – Voilà cet étranger. Si je pouvais le faire parler.

 

 

Scène II

 

HARPER, entrant par la porte de côté, WHARTON, FRANCIS, SARA

 

HARPER.

Hier, monsieur, assailli par un orage affreux, ne sachant où me réfugier, je suis entré chez vous avec bien peu de cérémonie, et vous ne m’avez laissé que le temps d’accepter vos offres obligeantes. Aujourd’hui, j’espère que vous ne me refuserez pas le plaisir de vous témoigner combien je suis sensible à l’accueil que j’ai reçu...

WARTHON.

Monsieur, vous étiez le bienvenu hier... vous le serez encore tant que vous nous ferez l’honneur...

HARPER.

Vous êtes trop bon, monsieur. Me sera-t-il permis d’offrir à ces dames l’hommage de ma reconnaissance bien sincère ?

WHARTON.

Ce sont mes filles, monsieur : voilà ma Sara, ma Francis... Elles font le bonheur de ma vie, la consolation de mes vieux jours !... Mais je m’arrête... car j’allais faire leur éloge, et je serais suspect, un père Vous le voyez, monsieur, nous vous attendons pour déjeuner. Je veux boire à votre santé. À la santé de qui aurai-je l’honneur de boire ?

HARPER.

De qui ? On me nomme Harper, monsieur.

WHARTON.

Eh bien, avouez, monsieur Harper, qu’il y avait de l’imprudence à vous aventurer la nuit dans notre vallée. Elle est à une distance à peu près égale des deux armées, et par conséquent exposée aux incursions des maraudeurs des deux partis.

HARPER.

Je ne l’ignorais pas... je savais que mon voyage n’était pas sans danger... Mais des raisons importantes l’avaient rendu indispensable.

WHARTON.

Ah ! je voudrais bien que les communications avec New-York devinssent moins dangereuses. – Je désire de tout mon cœur que cette longue guerre soit terminée, et que nous n’ayons plus que des frères et des amis,

HARPER.

Rien n’est plus à désirer.

WHARTON.

Je n’ai entendu parler d’aucun mouvement important depuis l’arrivée des troupes françaises dans le comté ?

HARPER.

Je crois que rien n’en est encore parvenu à la connaissance du public.

WHARTON.

On sait pourtant que de grandes mesures sont à la veille d’être prises.

HARPER.

Le sait-on ?

WHARTON.

Il est naturel de le croire, d’après les forces que Rochambeau vient d’amener.

Bas à Francis.

Il ne répond rien : je crois qu’il n’a pas une opinion bien arrêtée.

FRANCIS, bas.

Ou du moins il ne nous la communique pas !

Des domestiques noirs entrent sur un signe de Francis et placent la table au milieu du théâtre.

WHARTON.

On a plus d’activité du côté du sud : Gates et Cornwalis paraissent vouloir décider la question.

SARA.

Le général Gates a été moins heureux avec le comte Cornwalis qu’avec le général Burgoyne.

FRANCIS.

Mais le général Gates est Anglais, Sara !

HARPER.

Oserai-je vous demander, miss, quelle conséquence vous tirez de ce fait ?

FRANCIS.

Ah ! monsieur, aucune : seulement, ma sœur et moi, nous différons d’opinions à l’égard des Anglais.

HARPER.

Et quels sont les points sur lesquels vous différez ?

FRANCIS.

Sara regarde les Anglais comme invincibles ; moi, je n’ai pas tout-à-fait la même confiance dans leurs prouesses. – Mais cela n’est pas étonnant : ma sœur a été élevée en Angleterre ; moi, je n’ai pas quitté l’Amérique.

HARPER.

Cela explique tout.

WHARTON.

Allons, monsieur Harper, mettons-nous à table.

À part.

Il sera peut-être moins discret le verre à la main.

Appelant.

Williams ! Williams !

 

 

Scène III

 

HARPER, FRANCIS, WHARTON, SARA, à table, WILLIAMS, un couvert à la main

 

WARTHON.

Monsieur Harper a sans doute déjà fait connaissance avec notre bon, notre fidèle Williams ? Il a été élevé près de nous ; il a été soldat, mais il ne nous quittera plus, n’est-il pas vrai, Williams.

WILLIAMS.

Maître, vous le savez, je suis prêt à mourir pour vous, pour votre chère famille.

FRANCIS.

Pour qui donc ce couvert ?

WILLIAMS.

Pour un autre voyageur qui est surpris aussi par l’orage, et demande l’hospitalité.

FRANCIS.

Un autre voyageur !

WHARTON, bas à Sara.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

WILLIAMS.

Je connais les intentions de mon bon maître, je n’ai pas refusé l’hospitalité. – Le voyageur est là... Entrez, monsieur, entrez...

 

 

Scène IV

 

HARPER, FRANCIS, WHARTON, SARA, HENRI, WILLIAMS

 

HENRI.

Monsieur, mesdames, j’ose espérer que l’orage me servira d’excuse... et que vous daignerez...

FRANCIS, à part.

Quelle voix !

WHARTON, à part.

Ah, mon Dieu !

SARA, à part.

En effet, il me semble...

WHARTON, à Henri.

Monsieur, vous arrivez fort à propos pour déjeuner !...

Avec intention.

Monsieur est étranger comme vous, et je me félicite d’une réunion...

FRANCIS, à Henri.

Si monsieur voulait se débarrasser de son manteau !

HENRI.

Vous êtes bien bonne, miss ; je vous demanderai la permission de le garder.

WHARTON, prenant son verre.

Allons, messieurs, au plaisir que j’éprouve à vous recevoir !

HENRI.

Mesdames, messieurs, je bois à une plus ample connaissance !... Il me semble que c’est la première fois que nous nous voyons.

HARPER.

Cela est vraisemblable, monsieur.

À Wharton.

Je crois vous avoir entendu parler de New-York : si vous l’avez habité, miss, vous devez trouver votre résidence actuelle bien solitaire ?

SARA.

On ne peut davantage. Je désire bien vivement, ainsi que mon père, que la guerre se termine, afin que nous puissions rejoindre nos amis.

HARPER.

Et vous, miss Francis, désirez-vous la paix aussi ardemment que votre sœur ?

FRANCIS.

Bien certainement, et pour beaucoup de raisons ; mais je ne la désire pas aux dépens des droits de mes concitoyens.

SARA.

Des droits !... Quels droits peuvent être plus forts que ceux d’un souverain ?

FRANCIS.

Je ne comprends peut-être pas bien les motifs de la lutte qui s’est engagée ; mais il me paraît contre nature qu’un pays comme le nôtre soit sous la domination d’une contrée aussi éloignée que l’Angleterre.

WHARTON.

Francis, je vous en prie...

FRANCIS.

Je vous ai dit, monsieur, que ma sœur et moi nous ne sommes pas d’accord dans nos opinions politiques ; mais nous avons un arbitre impartial dans mon père, qui aime les Anglais et les Américains, et qui ne prend parti ni pour les uns ni pour les autres.

WHARTON.

C’est la vérité : j’ai des amis bien chers dans les deux armées, et, de quelque côté que se déclare la victoire, elle peut me coûter bien des larmes.

HENRI.

Il n’est pas à craindre qu’elle favorise les Américains.

WHARTON.

Monsieur, j’en conviens, Sa Majesté britannique peut avoir des troupes plus expérimentées ; mais les Américains ont obtenu de grands succès. – N’est-ce pas, Francis ?

HENRI.

On verra ! D’ailleurs, l’issue de la guerre ne doit pas être éloignée.

HARPER.

Monsieur Wharton, je tenais à ne pas refuser votre aimable invitation ; mais j’ai quelques lettres à écrire, et j’ose demander à ces dames la permission de me retirer.

WHARTON, le reconduisant vers la porte de côté.

Point de façons, monsieur. Nous voudrions vous voir rester le plus longtemps possible... mais...

 

 

Scène V

 

WILLIAMS, WHARTON, HENRI, FRANCIS, SARA

 

HENRI, jetant son manteau et sa perruque.

Je ne le désire pas, moi.

WHARTON.

Mon fils !...

SARA.

Mon frère !

FRANCIS.

Mon cher Henri !... Ah ! je l’avais bien reconnu !

HENRI.

Oui, mon père, oui, c’est moi !... Ma chère Sara, ma bonne Francis, j’ai donc enfin le bonheur de vous revoir, de vous presser dans mes bras, et mon cher Williams aussi.

WILLIAMS.

Ah ! mon jeune maître !... que je suis content !...

WHARTON.

Après plus d’un an de séparation, à peine si nous espérions...

HENRI.

Je me figurais toute votre inquiétude ; je la partageais bien vivement. Hier, je la témoignais au général Clinton, qui m’honore de son amitié, vous le savez : je lui disais que j’étais prêt à braver tous les dangers pour embrasser mon père... Partez, m’a-t-il répondu, partez : je vous donne une permission de trois jours.

FRANCIS.

Trois jours avec nous !

HENRI.

Mais quel est donc cet étranger ?

SARA.

Nous ne le connaissons pas ; il s’appelle monsieur Harper.

HENRI.

N’ai-je pas à craindre qu’il ne me trahisse ?

WILLIAMS.

Non, non, il ne vous trahira pas : il a l’air d’un si brave homme.

WHARTON.

Va veiller à cette porte, et rentre vite au moindre bruit.

Williams, aidé des deux domestiques noirs, enlève les chaises et la table ; puis il va se placer contre la porte de côté.

 

 

Scène VI

 

WHARTON, HENRI, FRANCIS, SARA

 

HENRI.

Mais croyez-vous qu’il n’ait aucun soupçon ?

FRANCIS.

Comment pourrait-il en avoir ?

HENRI.

Il y a en lui quelque chose de mystérieux, et ses yeux se sont fixés sur moi avec trop de pénétration pour que ce fût sans intention ; il me semble même que sa figure ne m’est pas inconnue. La mort récente du major André est faite pour donner quelques inquiétudes.

WHARTON.

Mais vous n’êtes pas un espion, mon fils ! Vous n’êtes pas dans la ligne des rebelles, je veux dire des Américains. Il n’y a ici aucun motif d’espionnage.

HENRI.

C’est ce qu’on pourrait contester : les républicains ont leurs piquets dans la plaine Blanche ; j’y ai passé déguisé, et l’on pourrait prétendre que la visite que je vous fais n’est qu’un prétexte pour couvrir d’autres projets.

FRANCIS.

On ne vous découvrira pas mon frère... et je réponds d’avance de monsieur Harper : il a un air de franchise, de bonhomie !...

WHARTON.

De telles apparences sont souvent trompeuses, et quand on pense que des hommes comme le major André peuvent se prêter à la fraude...

HENRI.

À la fraude, mon père ! Vous oubliez qu’il servait son roi, et que les usages de la guerre le justifient...

FRANCIS.

Mais les usages de la guerre ne justifient-ils pas aussi le jugement qui l’a condamné, mon frère ?

HENRI.

Justifier sa mort ! Mais parlons d’autre chose, ma sœur : car c’est un sujet sur lequel nul officier anglais ne peut s’exprimer avec sang-froid. Vous ne l’avez pas connu !... c’était l’homme le plus brave, le plus estimable, le plus accompli ; mais je vois que vous doutez encore... et que...

FRANCIS.

Je ne doute pas de ses bonnes qualités, mon frère, je ne doute pas qu’il ne méritât un meilleur sort ; mais je doute que Washington se fût permis un acte contraire aux lois et aux usages de la guerre.

HENRI.

Les opinions des femmes sont un peu dirigées par les nôtres, et je trouve en Francis celles du major Dunwodie.

FRANCIS.

Eh bien ! oui : j’avoue que je dois au major l’idée que je viens d’exprimer.

HENRI.

Vous l’avez donc vu depuis peu de temps, ma chère Francis ?

FRANCIS.

Oui, mon frère : quand mon père a été arrêté et conduit au quartier-général, c’est le major, c’est votre ancien ami, qui a obtenu de Washington notre liberté.

HENRI.

Quoi ! vous, Francis, vous avez été aussi dans le camp des rebelles ?

FRANCIS.

Oui, monsieur, des rebelles.

SARA.

Et elle en est revenue plus rebelle que jamais.

HENRI.

Qu’avez-vous à répondre à cette accusation, Francis ? Dunwodie a-t-il réussi à vous faire détester votre roi plus qu’il ne le déteste lui-même.

FRANCIS.

Dunwodie ne déteste personne, mon frère, et je l’ai retrouvé tel que nous l’avions connu. Il n’avait pas, comme vous, prêté serment de fidélité au roi George, et il a pu se jeter dans le parti de l’indépendance ; mais il vous aime toujours, Henri : et vous n’en devez plus douter, car il me l’a dit et redit plus de cent fois.

HENRI.

Mon cousin n’aime pas un ingrat, ma chère Francis : je n’ai pas oublié l’ami de ma jeunesse, celui que depuis si longtemps j’appelais déjà mon frère et qui le sera un jour, n’est-ce pas, ma sœur ? Quels que soient les drapeaux que nous suivions, le major Dunwodie peut compter sur le capitaine Wharton, et si jamais les hasards de la guerre nous amenaient l’un vis-à-vis de l’autre, je serais heureux de concilier mes devoirs avec l’attachement que je lui ai conservé !

WHARTON.

Bien... mon fils ! très bien...

 

 

Scène VII

 

WHARTON, HENRI, FRANCIS, SARA, WILLIAMS, puis HARPER

 

WILLIAMS, accourant.

Monsieur Harper ! monsieur Harper !... Vite, mon jeune maître, votre manteau.

FRANCIS.

Dépêchez-vous, Henri.

HENRI.

Allons, puisqu’il le faut.

Il reprend son manteau et sa perruque.

HARPER.

C’est encore moi, mesdames. Je serai forcé de vous faire mes adieux, si, comme je l’espère, l’orage s’apaise avant la fin de la journée, et je veux au moins passer encore quelques moments avec vous.

FRANCIS.

Monsieur, nous devons vous remercier.

WHARTON, à Williams.

Qu’est cela ?

WILLIAMS.

C’est du tabac que Harvey Birch apporte pour vous de New-York.

WHARTON.

Harvey Birch !... Je ne me souviens pas de lui en avoir demandé.

WILLIAMS.

Il est là Harvey Birch !

WHARTON, à Harper.

C’est un colporteur... un de nos voisins... qui... Puisqu’il l’a acheté pour moi, il est juste que je le lui paie.

SARA.

Faites-le entrer, Williams.

FRANCIS.

Si monsieur Harper veut bien excuser la présence d’un colporteur ?

HARPER.

Ne faites pas attention à moi, je vous eu prie. Il s’assied près delà table, et prend un livre.

 

 

Scène VIII

 

HARPER, HARVEY BIRCH, FRANCIS, SARA, WHARTON, HENRI, WILLIAMS

 

WHARTON.

Eh bien ! monsieur Harvey Birch, je suis votre débiteur.

HARVEY.

Si ce tabac n’est pas aussi bon que le dernier, c’est qu’il commence à devenir rare. Quelque innocent que puisse être le motif de mes communications avec New-York, la guerre les rend trop dangereuses pour en courir souvent le risque.

WHARTON.

Vous ne m’avez pas dit le prix...

HARVEY.

Le prix ? je serais bien embarrassé pour vous le dire. Je me suis donné tant de mal, que...

WHARTON.

Vous êtes assez intéressé, mon cher voisin.

HARVEY.

Oui, on dit que je le suis.

WHARTON.

Vous ne refuserez pas trois dollars.

HARVEY.

Je les accepterai de bon cœur, je les ferai sonner pour m’assurer que le métal est de bon aloi, je les ferai passer dans ma bourse, et je vous remercierai, monsieur Wharton.

FRANCIS.

Et nous, monsieur Harvey Birch, nous avons aussi des dollars à vous donner.

HARVEY.

Voyez, miss ; choisissez : voilà des étoffes, des dentelles, des mousselines.

SARA.

Mais vous ne nous dites pas de nouvelles aujourd’hui, monsieur Harvey ? Lord Cornwalis a-t-il battu les rebelles ?

HARVEY.

Tenez, miss, voici des mousselines d’une finesse...

SARA.

Oui, elles sont charmantes... Je les prends. – Mais voulez-vous nous dire si lord Cornwalis a battu les rebelles ?

HARVEY.

Un pauvre colporteur ne connaît rien aux affaires publiques ; j’ai seulement entendu dire que Tarleton avait défait le général Sumpter près de la rivière du Tigre.

SARA.

En vérité ! Sumpter a été battu ! C’est ce qui devait arriver.

HARVEY.

C’est du moins ce qu’on raconte à Morrisiana.

WHARTON.

Mais, vous-même, qu’en dites-vous ?

HARVEY.

Je ne puis que répéter ce que j’entends dire aux autres ; mais, à la plaine Blanche, on conte l’affaire tout différemment, car on y prétend que les troupes régulières ont été repoussées, et qu’elles n’ont chanté victoire que parce que Sumpter a été blessé.

SARA.

Il n’est pas probable que les troupes du roi George aient fui devant les rebelles ?

FRANCIS, vivement.

Avez-vous encore de la mousseline semblable à celle que ma sœur vient de choisir ?

HARVEY.

Oui, miss, en voici.

HENRI, s’avançant.

Ne savez-vous pas d’autres nouvelles, l’ami ?

HARVEY.

Je sais que le major André a été pendu.

WHARTON, bas à Henri.

De la prudence, je t’en conjure.

HARPER.

Puisque vous êtes si bien instruit, savez-vous s’il est probable que quelque nouveau mouvement des armées rende les routes dangereuses pour un voyageur ?

HARVEY.

Je ne serais pas surpris que les troupes royales de ces environs ne se missent bientôt en campagne : car, en passant près de leurs quartiers, j’ai vu les soldats de Delancey nettoyer leurs armes, et d’un autre côté on sait que la cavalerie de Virginie est en marche pour avancer vers les bords de l’Hudson.

FRANCIS, à part.

Quel changement de ton et de manière !

WHARTON.

Et les troupes royales sont-elles en force ?

HARVEY.

Je ne les ai pas comptées : ce ne sont pas mes affaires.

Il corde sa balle.

Mesdames, messieurs, je suis bien votre serviteur.

HARPER.

Encore un mot : à quelle heure avez-vous donc passé les piquets ?

HARVEY.

À la pointe du jour.

FRANCIS, à part.

Comme il le regarde.

HENRI.

Si tard !... Comment avez-vous pu passer les piquets ?

HARVEY.

Je les ai passés.

SARA.

Vous devez maintenant être bien connu des officiers de l’armée anglaise.

HARVEY.

J’en connais quelques uns de vue.

WHARTON.

Et vous nous assurez que nous aurons bientôt les ennemis dans ces environs ?

HARVEY.

Qui appelez-vous l’ennemi ?

WHARTON.

Ah ! c’est juste.

FRANCIS.

Nos ennemis sont ceux qui troublent la paix de l’Amérique.

HARPER, se levant.

Oui, miss Warthon. – Oui, nos ennemis sont ceux qui troublent la paix de l’Amérique.

HARVEY.

Vous n’avez plus rien à me demander, messieurs ? Vous devez être contents, je vous ai dit tout ce que je savais. Les troupes royales se mettront bientôt en mouvement. La cavalerie de Virginie est en marche. Une grande affaire se prépare. Et le major André a été pendu.

 

 

Scène IX

 

HARPER, FRANCIS, SARA, WHARTON, HENRI, puis WILLIAMS

 

HARPER.

Si c’est à cause de moi que le capitaine Wharton se gêne avec sa famille, je l’engage à bannir toute crainte.

FRANCIS.

Ô ciel ! que dites-vous ?

WHARTON.

Il est perdu !

HARPER.

Je dis que, si c’est à cause de moi que le capitaine Wharton se contraint, il prend un soin très inutile. – Quand j’aurais eu quelques motifs pour le trahir, ils n’existeraient plus après l’hospitalité que j’ai reçue chez son père.

HENRI, jetant son manteau.

Je vous crois, monsieur, je vous crois de toute mon âme. Mais comment se fait-il que vous m’ayez reconnu ?

HARPER.

Vous avez si bonne grâce sous vos propres traits, capitaine, que je vous engage à ne jamais les cacher. – Quant aux moyens que j’ai eus de vous reconnaître, la crainte que je lis sur la figure de vos sœurs, l’air embarrassé de votre père, ce noble courage même qui brille dans vos yeux et qui se prêtait difficilement à la contrainte, d’autres moyens peut-être encore...

HENRI.

Il faut que vous soyez bon observateur, monsieur.

HARPER.

La nécessite m’a souvent forcé de l’être.

FRANCIS.

Vous ne trahirez pas mon frère, monsieur ; il est impossible que vous le trahissiez.

HARPER.

Je ne le dois, ne le veux, ni ne le puis.

FRANCIS.

Oui, mon cœur aime à le croire, vous en êtes incapable.

HARPER.

Rassurez-vous, monsieur Wharton ; imitez votre fille, et ne me croyez pas capable d’une lâcheté. – Le temps s’est éclairci. Mes affaires n’admettent aucun délai... Je peux avancer aujourd’hui de quelques milles ; et si vous voulez ordonner qu’on selle mon cheval...

WHARTON.

Sans doute, monsieur, sans doute.

HENRI.

Williams ! Williams ! – Puisque vous savez que je suis ici chez moi...

SARA, à part.

Malgré son air d’honnête homme, je ne suis pas fâché de le voir partir.

HENRI, à Williams, qui entre.

Williams, vite, le cheval de monsieur.

WILLIAMS.

Comment ! mon cher maître. Vous...

HENRI.

Oui... je ne me cache plus. – La pluie a cessé. Il faut espérer que vous n’aurez plus d’orage, monsieur : voyez du côté de l’est, les nuages sont chassés par les vents et semblent s’accumuler comme les masses d’une armée qui vient d’essuyer une défaite. C’est ainsi que sera bientôt celle de Washington.

HARPER.

Mais, de ce côté, le soleil brille dans toute sa splendeur... Il pare les campagnes d’un nouvel éclat. – Quelle scène magnifique ! quel grand et sublime spectacle !... Puissent se terminer ainsi les cruels débats qui déchirent ma patrie ! puisse un longtemps de gloire et de bonheur succéder à des jours de souffrance et de calamité !

FRANCIS.

Ah ! monsieur... pardonnez-moi. – Je vous ai entendu ! Vos traits n’offrent plus cette expression paisible qui leur était habituelle. Ils paraissent animés par le feu de l’enthousiasme et du patriotisme. Non, vous ne pouvez pas nous trahir. De pareils sentiments ne doivent appartenir qu’à un honnête homme.

HARPER.

Vous me jugez bien, miss Wharton. Adieu, ma chère Francis. – Permettez-moi ce nom... Adieu.

HENRI.

Harvey Birch !

HARPER, à part.

Harvey Birch !

 

 

Scène X

 

HARPER, HARVEY BIRCH, FRANCIS, WHARTON, HENRI, SARA

 

HARVEY BIRCH.

Pardon, miss Wharton : je crois avoir laissé ici une pièce de mousseline.

SARA.

Je ne vois que les nôtres ; elle n’est pas là.

HARVEY.

Je me serai sans doute trompé. – Mille excuses. Je repars, car voilà une matinée superbe, un temps bien favorable aux voyageurs qui sont en retard, et aux voyageurs de terre et de mer... car de loin on aperçoit des barques qui cherchent à aborder.

HARPER.

Des barques !...

HARVEY.

Il faut que le général anglais ait le projet de débarquer.

HENRI.

Qui peut vous le faire croire ? Dieu le veuille, au surplus : je ne serais pas fâché d’avoir une escorte.

WHARTON.

Mais n’est-il pas possible que ce soit une division des... Américains ?

HARVEY, regardant à la fenêtre.

Cela m’a l’air d’être des troupes royales.

HENRI.

Comment l’air ? On ne peut distinguer que quelques points noirs.

HARVEY.

Je vois ce que c’est !... Ils sont arrivés avant l’orage. Ils ont passé un jour dans l’île, et maintenant les voilà en mer. Les dragons de Virginie sont en marche vers la droite : on ne tardera pas à se battre dans les environs.

Bas à Henri.

Capitaine Wharton, partez-vous aujourd’hui ?

HENRI, bas.

Voudriez-vous que je quittasse une compagnie si chère, et quand il est possible que je ne la revoie jamais. D’ailleurs j’ai trois jours devant moi.

HARVEY.

La passe que je vous ai procurée ne peut servir qu’une fois.

HENRI.

N’en pourrez-vous fabriquer une autre ?

HARVEY.

Fabriquer !... capitaine Wharton !... Je n’en fabrique pas.

WILLIAMS, entrant.

Le cheval de monsieur est sellé.

HARVEY.

Bien, mon cher Williams. – Nous allons assister au départ de monsieur.

HARPER.

Monsieur Wharton, je vous renouvelle tous mes remerciements. – Capitaine, la démarche que vous avez faite n’est pas sans danger. Il peut en résulter des conséquences très fâcheuses pour vous ; mais en ce cas il est possible que je trouve l’occasion de vous prouver ma reconnaissance de l’accueil que j’ai reçu dans votre famille.

WHARTON.

Sûrement, monsieur, vous garderez le secret sur une découverte que vous ne devez qu’à l’hospitalité que je vous ai accordée.

HARPER.

Monsieur, je n’ai rien appris ici que je ne connusse auparavant ; mais il peut être heureux pour votre fils que j’aie été instruit de sa visite et des motifs qui l’ont causée. – J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur ; mesdames, recevez l’hommage de mon respect. – Adieu, bonne Francis, adieu !

FRANCIS.

Non !... vous ne nous trahirez pas !

HARVEY, à Henri.

Le major André a été pendu.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un jardin ; une table et des bancs sont disposés à la droite de l’acteur ; de l’autre côté est un pavillon ouvrant devant le spectateur. – Le fond est fermé par une grille.

 

 

Scène première

 

FRANCIS, SARA, WHARTON, HENRI

 

Les deux femmes sont occupées à travailler aux étoffes qu’Harvey leur a vendues ; Henri est debout entre ses deux sœurs.

HENRI.

De quel bonheur je me serais privé si j’avais cédé aux instances d’Harvey Birch !

SARA.

Malgré tout le plaisir que nous avons à vous voir, mon frère, nous ne sommes pas sans inquiétude.

HENRI.

Grâce à ce déguisement que vous m’avez contraint de garder, je crois que nous n’avons rien à craindre.

WHARTON.

Dieu le veuille ! Mais êtes-vous sûr de cet Harvey Birch ? Ne pouvez-vous pas craindre qu’il ne vous trahisse ?

HENRI.

J’y ai songé avant de me confier à lui. Il paraît fidèle dans ses promesses, et d’ailleurs, son intérêt me répond de lui : il n’oserait reparaître devant le général Clinton, s’il m’avait livré.

SARA.

Sir Clinton connaît donc Harvey Birch ?

HENRI, souriant.

Il doit le connaître. Nous le voyons souvent dans notre camp !

FRANCIS.

Je crois qu’Harvey Birch a de bonnes qualités.

SARA.

Il est sans doute dévoué à son souverain.

HENRI.

Je le crois, moi, dévoué à son intérêt.

WHARTON.

Ce mot seul me fait trembler ! Oui, mes enfants, le sort du major André, l’inexorable sévérité de Washington, m’épouvantent. Fatale guerre ! Ne pouvoir vivre en repos ! ne savoir, au juste, que penser ! Mais que nous veut Williams ? il accourt tout effaré !

 

 

Scène II

 

FRANCIS, SARA, WHARTON, HENRI, WILLIAMS

 

WILLIAMS.

Fuyez, mon jeune maître ! Fuyez bien vite, si vous aimez Williams.

HENRI.

Fuir !... C’est un métier que je n’ai point appris. Mais qu’y a-t-il ?

WILLIAMS.

Les dragons de Virginie arrivent ici !

SARA.

Les dragons de Virginie !

WHARTON.

Ah mon Dieu !

WILLIAMS.

Tenez, les voyez-vous là tout près ?

FRANCIS.

Fuyez, mon frère, fuyez.

HENRI.

Et comment ?

FRANCIS.

Tenez, par ce pavillon qui a une porte sur la campagne. Vous pourrez peut-être encore gagner les bois avant d’être aperçu.

HENRI.

Impossible !... Et d’ailleurs fuir serait m’avouer coupable ; et si j’étais arrêté, il ne faudrait pas d’autre preuve. Mes intentions sont pures : attendons l’événement, et surtout prenons garde de nous trahir.

WILLIAMS.

Les dragons approchent. Ils ont visité la cabane d’Harvey Birch, mais ils ne l’ont pas trouvé.

SARA.

Je les entends.

FRANCIS.

Mon Dieu, protège mon frère !

HENRI.

Du sang-froid, ma chère Francis !

FRANCIS.

J’en aurai, Henri, j’en aurai.

 

 

Scène III

 

HENRI, SARA, FRANCIS, LAWTON, WHARTON, WILLIAMS, DRAGONS dans le fond

 

LAWTON.

Pardon, mesdames, et veuillez ne pas vous alarmer : je n’ai à demander ici qu’une réponse franche à quelques questions.

WHARTON.

Et de quoi s’agit-il, monsieur ?

LAWTON.

Avez-vous reçu ici un étranger pendant l’orage ?

WHARTON.

Monsieur que voici est arrivé ce matin.

LAWTON.

Ah ! monsieur !... Mais est-il le seul qui vous ait demandé l’hospitalité ? n’avez-vous point eu la visite d’un monsieur Harper ?

WHARTON.

Il est vrai ! je l’oubliais : un homme se donnant ce nom est venu me demander un abri ; je ne le connais nullement, je ne l’avais jamais vu, et, s’il est suspect, croyez...

LAWTON.

Qu’est-il devenu ?

WHARTON.

Il est parti.

LAWTON.

Où est-il allé ?

WHARTON.

Je l’ignore, mais il s’est dirigé vers le nord.

LAWTON.

Je vous remercie, monsieur, Lieutenant Mason, prenez avec vous un détachement de vingt hommes, et suivez les traces de monsieur Harper : vous savez où vous pourrez le rejoindre ; faites la plus grande diligence.

Mason sort.

FRANCIS, à part.

Je respire !

LAWTON.

Maintenant que j’ai terminé l’affaire principale qui m’amenait ici, permettez-moi de m’occuper de monsieur, qui se tient à l’écart.

HENRI.

Qu’exigez-vous de moi, monsieur ?

LAWTON.

Très peu de chose ;... Mais je m’étonne que, pendant une si belle journée, vous gardiez cet épais surtout : vous craignez donc beaucoup l’impression de l’air ?

HENRI.

Que voulez-vous dire ?

LAWTON.

Que vous ne pourriez que gagner à vous dépouiller de ce vêtement, qui, si j’en crois certains indices, doit recouvrir un bel habit rouge.

WHARTON, à part.

Qu’entends-je ?

LAWTON.

Seriez-vous assez bon pour me faire jouir d’une métamorphose qui ne peut que vous être fort avantageuse ?

HENRI, se débarrassant de son surtout.

Qu’à cela ne tienne, monsieur ! Aussi bien, je suis fatigué de ce déguisement presque autant que de votre interrogatoire.

LAWTON.

Nous sommes étrangers l’un pour l’autre, monsieur ; et comme je n’ai personne ici pour me présenter, il faut bien que je me charge moi-même de ce soin : je me nomme Lawton, capitaine dans la cavalerie de Virginie.

HENRI.

Et moi, monsieur, je me nomme Wharton, capitaine dans le 20e régiment d’infanterie de Sa Majesté britannique.

LAWTON.

On ne m’avait donc pas trompé !... Capitaine Wharton, je vous, plains bien sincèrement.

WHARTON.

Si vous le plaignez, pourquoi chercher à l’inquiéter ? Mon fils n’est pas un espion ; il n’est venu ici que pour voir sa famille. Il n’est pas de sacrifice que je ne lasse pour sa sûreté : je paierai telle somme

LAWTON.

Monsieur, vous oubliez à qui vous parlez ! Mais l’intérêt que vous inspire votre fils doit être votre excuse.

HENRI.

Je ne suis venu ici que pour voir mes parents. On m’avait assuré que vos avant-postes étaient à Fishkill ; sans quoi je n’aurais pas quitté New-York.

LAWTON.

Tout cela peut être vrai, mais l’affaire du major André nous a donné l’éveil, et nous devons être sur nos gardes.

SARA.

Ah ! monsieur, croyez à ce que dit mon frère ; soyez convaincu que, si nous ne partageons pas vos opinions, du moins...

WHARTON.

Que dites-vous là, ma fille ? que parlez-vous d’opinions ? Certainement les soldats de Washington, les défenseurs de l’Amérique ont droit...

LAWTON.

Miss Wharton, je veillerai à ce que votre frère soit traité avec tous les égards qu’il mérite ; mais c’est notre commandant, c’est le major Dunwodie, qui doit décider de son sort.

FRANCIS.

Dunwodie ! Dieu soit loué ! Henri n’a rien à craindre.

LAWTON.

Je le désire bien vivement.

WHARTON.

Est-ce que le major notre bon parent viendra nous visiter ?

LAWTON.

Il me suit, et j’ai quelques raisons de penser que jamais cantonnement n’aura eu tant de charmes pour lui.

WHARTON.

Le major nous est cher depuis bien longtemps.

LAWTON.

Pour l’aimer il suffit de le connaître. Mais oserais-je vous prier, monsieur Wharton, défaire donner quelques rafraîchissements à mes dragons ? Ils ont marché toute la nuit, et...

WHARTON.

Comment donc ! des défenseurs de l’Amérique !... À l’instant même, monsieur. Ma chère Sara, allez donner les ordres nécessaires ; et vous, capitaine, vous ne refuserez pas, je l’espère, de me suivie bientôt avec vos officiers dans la salle à manger.

Sara sort.

LAWTON.

Je ne saurais résister à une offre faite de si bonne grâce.

FRANCIS, à Henri.

Espérons, mon frère, espérons ; Dunwodie m’entendra.

HENRI.

Chère Francis !

LAWTON.

Puis-je sans indiscrétion, monsieur, vous demander si vous voyez sou veut un de vos voisins nommé Harvey Birch ?

WHARTON.

Oh ! très rarement, capitaine, très rarement ; je pourrais même dire qu’il ne vient presque jamais ici !

LAWTON.

Cela est fâcheux pour vos aimables filles : car je suis convaincu qu’il leur vendrait à moitié prix de ce qu’elles leur coûtent les mousselines que je vois sur cette chaise.

WHARTON.

Vous croyez ?

FRANCIS, à Henri.

Rien ne lui échappe.

LAWTON.

Je voudrais corriger ce monsieur Harvey Birch de ses habitudes curieuses, et si je l’avais rencontré chez lui...

WHARTON.

Qu’a donc fait ce pauvre Birch ?

LAWTON.

Pauvre !... John Bull est donc bien ingrat ?

WHARTON.

Quoi ! vous pensez ?...

LAWTON.

Que, si le roi George lui doit une récompense, le conjurés américain lui doit une corde. Mais, patience ! Deux fois le major Dunwodie l’a tenu en son pouvoir, et deux fois il s’est échappé, Dieu sait comment ! Qu’il tombe entre mes mains, et je réponds bien que je m’acquitterai envers lui !

 

 

Scène IV

 

HENRI, FRANCIS, LAWTON, WHARTON, WILLIAMS

 

WILLIAMS.

Monsieur est servi.

WHARTON.

Très bien. Monsieur Lawton, voulez-vous me suivre ?

LAWTON.

Volontiers !

À Henri.

Venez, capitaine : je ne dois pas vous perdre de vue.

HENRI.

Vous veillerez sur moi à table ! marchons !

WHARTON.

Ne nous accompagnes-tu pas, Francis ?

FRANCIS.

Je vous rejoins bientôt, mon père.

 

 

Scène V

 

FRANCIS, WILLIAMS

 

FRANCIS.

Écoute, Williams, et fais ponctuellement ce que je vais te prescrire. Va te placer hors de la maison ; le major Dunwodie va bientôt se présenter ; dès qu’il paraîtra, conduis-le près de moi : je veux lui parler avant qu’il voie le capitaine Lawton et mon frère. Je l’attends ici. Cours, et sois exact.

WILLIAMS.

Soyez tranquille, chère maîtresse ! Je connais bien le major, et je l’amènerai tout de suite !

 

 

Scène VI

 

FRANCIS, seule

 

Oui, je dois tout espérer de Dunwodie ! Il n’oubliera point l’amitié qui, depuis si longtemps, l’attache à notre famille ; il n’oubliera point qu’un jour Henri devait être son frère ! J’entends du bruit ! serait-ce déjà lui ? Oui ; je vois Williams et le major.

 

 

Scène VII

 

DUNWODIE, FRANCIS

 

FRANCIS.

Enfin vous voilà, Dunwodie !

DUNWODIE.

Souffrez, chère Francis, que je me félicite de vous voir un moment sans témoins. Je n’osais croire à un pareil bonheur !

FRANCIS.

Combien je pressais le moment de votre arrivée ! combien le temps me paraissait long !

DUNWODIE.

Et moi, Francis, je bénis le devoir qui me ramène près de vous. Ne daignerez-vous point avancer l’époque qui doit couronner ma tendresse ?

FRANCIS.

Silence, Dunwodie, silence ! Il ne s’agit pas d’amour, il ne s’agit pas d’hymen ! Un sujet bien plus important vous appelle près de moi.

DUNWODIE.

Plus important ! Que dites-vous ! Pourquoi cet air de tristesse, quand je suis enivré du plaisir de vous voir ?

FRANCIS.

Vous ne l’accuserez pas, vous ne le croirez pas un espion, vous ! n’est-il pas vrai, Dunwodie ? Ah ! dites-moi qu’il sera libre !

DUNWODIE.

Un espion ! qui ?

FRANCIS.

Mon cher Henri, mon frère... bientôt le vôtre !

DUNWODIE.

Votre frère !

FRANCIS.

Oui. Ne vous a-t-on pas dit qu’il vient d’être arrêté ici, sous un déguisement ? qu’il n’attend que votre décision pour être rendu à la liberté ?

DUNWODIE.

Grand dieu ! qu’ai-je entendu ! Cet officier de l’armée anglaise qu’on soupçonnait de ce côté, c’était Henri, c’était votre frère !...

FRANCIS.

Oui, Dunwodie... Mais que signifie votre émotion ? Sûrement, bien sûrement vous n’abandonnerez pas votre ami ?

DUNWODIE.

Francis, que puis-je faire ? que voulez-vous que je fasse ?

FRANCIS.

Quoi !... le major Dunwodie pourrait envoyer à la mort le frère de celle qu’il veut nommer son épouse ?

DUNWODIE.

Chère Francis, je voudrais en ce moment mourir pour vous, pour votre frère !... Mais puis-je trahir mon devoir ? puis-je manquer à mon honneur ! Vous me mépriseriez vous-même si j’en étais capable.

FRANCIS.

Dunwodie ! vous m’avez juré que vous m’aimez ?

DUNWODIE.

Si je vous aime, Francis !... mille fois plus que l’existence.

FRANCIS.

Croyez-vous que je puisse jamais toucher la main qui serait teinte du sang de mon frère ?

DUNWODIE.

Vous déchirez mon cœur !... Mais pourquoi nous tourmenter ainsi ? Il est impossible que Henri ait voulu faire le vil métier d’espion. Quand toutes les circonstances seront expliquées et bien connues, on verra qu’il n’est que prisonnier de guerre, et j’ai le droit de lui rendre la liberté sur parole.

FRANCIS.

Oh, oui ! oui ! Qui pourrait en douter ? Je le savais bien, moi, que Dunwodie ne nous abandonnerait pas. Venez, venez avec moi ! allons rendre l’espérance et la vie à mon père, à la pauvre Sara !... Mais je les entends !...

 

 

Scène VIII

 

LAWTON, DUNWODIE, HENRI, FRANCIS, WHARTON, SARA

 

FRANCIS.

Accourez, mon père, et vous, mon cher Henri ! Tout est expliqué : le major Dunwodie ne vous croit pas coupable.

LAWTON.

Pardon, major. Si j’avais été informé de votre arrivée...

Pendant la phrase de Lawton, Dunwodie prend la main d’Henri, et salue affectueusement Wharton et Sara.

DUNWODIE.

C’est très bien, capitaine Lawton ; vous avez fait votre devoir. Mais j’espère que nous n’aurons donné qu’une fausse alarme à une famille qui m’est chère à plus d’un titre. Mon cher Henri, permettez que je vous interroge ; il le faut : expliquez-moi, mon ami, comment il se fait que le capitaine Lawton vous ait trouvé ici couvert d’un déguisement.

HENRI.

Je me suis déguisé, mon cher Dunwodie, afin de ne pas courir le risque d’être fait prisonnier de guerre en venant voir mes parents.

DUWWODIE.

Et, par conséquent, mon ami, vous n’avez pris un déguisement que lorsque vous avez vu s’approcher les cavaliers de Lawton ?

HENRI.

Major Dunwodie, je comprends tout ce que cette question renferme de bienveillance ; mais, quel que soit le danger de la franchise, l’habit que je porte me défend de trahir la vérité : je suis sorti de New-York travesti, et je comptais y retourner de même.

DUNWODIE.

Mais les piquets que notre armée avait placés dans la plaine Blanche, comment leur avez-vous échappé ?

HENRI.

Ils m’ont arrêté ; mais ils m’ont relâché en voyant ce laissez-passer qui porte le nom de Washington et que j’avais acheté. Je ne doute point que ce ne soit une fausse signature.

DUNWODIE.

Donnez !

WHARTON, à part.

Je tremble.

SARA, à Wharton.

Ô mon père ! que va-t-il arriver ?

DUNWODIE, après avoir lu le laissez-passer, à part.

Malheureux !

Haut.

Capitaine Wharton, comment vous êtes-vous procuré cette pièce ?

HENRI.

Le major Dunwodie a-t-il le droit de m’adresser cette question ?

DUNWODIE.

Pardon, capitaine !

WHARTON.

Sans doute, major, cette pièce est sans importance ; on fait tous les jours usage de semblables ruses de guerre.

DUNWODIE.

La signature n’est pas contrefaite, monsieur : c’est bien celle du général Washington ! il faut qu’on ait abusé de sa confiance ; il se trouve parmi nous un traître qu’il peut être important de découvrir.

FRANCIS.

Croyez-moi, Henri n’est pas son complice.

DUNWODIE.

Hélas ! je ne suis pas moins à plaindre que vous, mais le devoir parle. Capitaine Wharton, il faudra que vous me suiviez aux avant-postes.

HENRI.

Je m’y attendais !

DUNWODIE.

Cher Henri, pardonnez-moi ! Vous connaissez l’inflexible rigueur des devoirs militaires...

HENRI.

Je n’ai rien à vous pardonner.

DUNWODIE.

Jusqu’à l’instant de notre départ, vous êtes libre ici ; mais vous me promettez de ne pas cherchera fuir.

HENRI.

Je le promets.

DUNWODIE.

Capitaine Lawton, allez tout faire préparer.

Lawton s’incline et sort.

WHARTON.

Et croyez-vous que nous resterons ici, tandis que vous emmènerez mon fils ?

FRANCIS, bas à son père et à Sara.

Laissez-moi seule avec lui : je veux lui parler.

DUNWODIE.

Henri, vous êtes mon prisonnier sur parole.

HENRI.

Je ne l’oublierai pas.

Wharton, Henri et Sara sortent.

 

 

Scène IX

 

DUNWODIE, FRANCIS

 

FRANCIS, arrêtant le major.

Il faut que vous m’entendiez encore une fois ! Écoutez ! je vous ai déjà fait l’aveu de mes sentiments pour vous, et même en ce moment je ne cherche pas à les cacher. Croyez-moi, Henri est innocent ; il n’est coupable que d’imprudence ! Mais vous allez l’emmener ! peut-être il sera traduit devant un tribunal militaire, et alors... ! Major Dunwodie, quel bien ferait sa mort à la cause que vous défendez ? Il la faut empêcher ; vous le pouvez, vous le devez !... Ne m’interrompez pas ! Je vous ai promis de devenir votre épouse dès que la paix serait rendue à notre malheureux pays ? Eh bien ! donnez la liberté à mon frère, et je suis prête à vous suivre à l’autel quand vous le voudrez, aujourd’hui même ! Je vous accompagnerai dans votre camp ; épouse d’un soldat, je braverai les fatigues, les privations, les dangers auxquels le soldat est exposé. Voilà ma main, Dunwodie : répondez !

DUNWODIE, pressant la main de Francis sur son cœur.

Francis, je vous en conjure, ne m’en dites pas davantage, si vous ne voulez briser mon cœur.

FRANCIS.

Vous refusez donc la main que je vous offre ?

DUNWODIE.

La refuser ! Ne l’ai-je pas sollicitée avec instances ? n’est-elle pas tout ce que je désire sur la terre ? Mais l’accepter à des conditions qui nous déshonoreraient l’un et l’autre !... Grand Dieu !

FRANCIS.

Malheureuse que je suis !

DUNWODIE.

Toute espérance n’est pas perdue ! Henri ne sera pas condamné ! peut-être ne sera-t-il pas mis en jugement ! Du moins je n’épargnerai ni démarches ni prières pour le sauver ; et, je puis vous le dire, je ne suis pas sans crédit auprès de Washington.

FRANCIS.

Mais ce fatal laissez-passer, cet abus de confiance, cette trahison dont vous avez parlé, endurciront son cœur. Si les prières pouvaient ébranler son inflexible justice, le major André aurait-il péri ?... Non, mon frère est perdu ! Dunwodie, encore une fois, sauvez-le, sauvez-nous ! Faut-il que je me jette à vos pieds ?

DUNWODIE.

Que faites-vous, Francis ?

 

 

Scène X

 

DUNWODIE, SARA, FRANCIS

 

SARA.

Mon cher Dunwodie, voici un billet qu’on m’a glissé dans la main, en me disant de vous le remettre en toute hâte.

DUNWODIE.

Et qui vous l’a donné, miss ?

SARA.

Un homme inconnu.

DUNWODIE.

Vous permettez ?

Il lit.

« Les troupes anglaises ont débarqué : on va se battre dans les plaines de Fishkill. » – Qu’ai-je lu ? D’où peut venir cet avis mystérieux ? Pardon, miss ; cet écrit, cet avertissement qu’on me donne...

SARA.

Nous vous quittons.

Bas à Francis.

Viens, Francis ! Il est là, il m’a dit qu’il sauverait mon frère !

FRANCIS, bas.

Qui !

SARA, bas.

Le colporteur.

FRANCIS, bas.

Harvey Birch !

SARA, bas.

Suis-moi !

Elles sortent.

 

 

Scène XI

 

DUNWODIE, puis HARVEY

 

DUNWODIE, seul un instant.

Je ne puis comprendre... Il n’importe, ne négligeons aucune précaution, et profitons de cet avis, quelle qu’en soit la source.

HARVEY, sortant mystérieusement du pavillon sans voir Dunwodie.

Je n’entends plus rien. Allons, je parviendrai peut-être jusqu’au capitaine Wharton, et alors...

Apercevant le major.

Malédiction ! le major Dunwodie !

DUNWODIE.

Ah ! c’est toi ! nous verrons si tu m’échapperas cette fois encore !

HARVEY, lui plaçant un pistolet sur la poitrine.

Un moment !... Pas un cri, pas un geste, ou vous êtes mort !

DUNWODIE.

Misérable espion ! il ne te manquait plus que d’être un assassin !

HARVEY.

Un assassin !... Je suis maître de votre vie, je n’en veux pas !...

Il jette son arme.

Voudrez-vous de la mienne à présent ? vous pouvez appeler.

DUNWODIE.

Non ! éloigne-toi, va-t’en ! Le jour viendra où justice te sera faite ; mais tu te sauves encore aujourd’hui.

HARVEY.

Ah ! oui, vous serez satisfait quand vous me verrez périr, n’est-il pas vrai, major ?

DUNWODIE.

Quels sentiments doivent donc à celui qui trahit l’Amérique les hommes qui versent leur sang pour elle ?

HARVEY.

Leur sang ! leur sang !... Vous ne lui donnez que cela, vous !

DUNWODIE.

Que veux-tu dire ?

HARVEY.

Rien !

DUNWODIE.

Homme étrange, qui deux fois déjà t’es soustrait à tes geôliers ; tu as donc bien des complices ?

HARVEY.

Des complices !... Non, je suis seul, entièrement seul ; nul ne me connaît que Dieu et lui !

DUNWODIE.

Lui !... Qui... lui ?

HARVEY.

Personne !

DUNWODIE.

Eh malheureux ! quel motif a pu te ramener dans une maison où sont mes soldats ?

HARVEY.

Le salut du capitaine Wharton.

DUNWODIE.

Tu venais pour le sauver ?

HARVEY.

Je l’ai juré !... je tiendrai mon serment !

DUNWODIE.

Tant d’audace m’étonne !... Retire-toi ; si un seul de mes cavaliers t’apercevait, je ne pourrais plus t’arracher au supplice.

HARVEY.

Il est vrai ! je suis maudit, méprisé !... et par qui !...

DUNWODIE.

N’es-tu pas convaincu d’épier tous les mouvements de notre armée, et d’en donner avis au général anglais ? Ton crime n’est-il pas prouvé ?

HARVEY.

Prouvé !... Mais c’est trop longtemps vous occuper d’un malheureux !... Major Dunwodie, n’avez-vous pas de plus importants devoirs à remplir ?

DUNWODIE.

Comment ?

HARVEY.

Où sont maintenant les troupes anglaises ?

DUNWODIE.

Qu’entends-je ? Ce billet mystérieux !... Tu saurais ?...

HARVEY.

Que vous importe ?... profitez-en, s’il est utile... Major Dunwodie, croyez un homme qui ne vous a jamais fait de mai et qui ne vous en fera jamais. Vous êtes jeune, vous êtes heureux !... soyez plus indulgent.

DUNWODIE.

Quel étrange langage ! Les apparences nous tromperaient-elles ? ne serais-tu pas ce que tu parais être ? Parle, Harvey, parle ! qui es-tu ?

HARVEY.

Moi ?...

DUNWODIE.

Réponds !

HARVEY.

Un espion de l’armée anglaise.

DUNWODIE.

Va-t’en, malheureux, va-t’en : on vient de ce côté, j’entends Lawton ! fuis !

HARVEY.

Adieu !... Mais souvenez-vous que je le sauverai.

Il rentre dans le pavillon.

 

 

Scène XII

 

LAWTON, DUNWODIE, WHARTON, HENRI, SARA, FRANCIS, WILLIAMS, DRAGONS

 

LAWTON.

Major, tout est prêt pour le départ.

DUNWODIE.

Bien, capitaine ; mais cela ne suffit point : j’ai lieu de croire que les troupes du général Clinton se disposent à une attaque. Écoutez !

Il lui parle à l’oreille.

LAWTON.

J’entends, major ; comptez sur moi !

Aux dragons.

Allons, enfants, à cheval ! et que John Bull reconnaisse les dragons de Virginie.

Il sort avec la plus grande partie des dragons.

 

 

Scène XIII

 

DUNWODIE, WHARTON, HENRI, SARA, FRANCIS, WILLIAMS

 

DUNWODIE.

Maintenant, mon cher Henri, il me reste à remplir un devoir bien cruel.

HENRI.

Je suis prêt à vous suivre.

FRANCIS.

Vous ne l’emmènerez pas seul ! Non, nous partons tous, nous vous accompagnons.

DUNWODIE, se plaçant entre Wharton et Henri.

Eh bien ! je vous approuve. Venez, et soyez tous bien convaincus que, si le major doit remplir son devoir, Dunwodie n’abandonnera pas ses amis.

FRANCIS, bas à Sara.

Tu m’as dit que Harvey était ici ? qu’il sauverait mon frère ? Où le retrouverai-je ?

HARVEY, entr’ouvrant la porte du pavillon.

Sur la montagne de Fishkill !

FRANCIS, à part.

Que vois-je !

SARA, bas a Francis.

Silence !

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une grande salle dans une ferme ; une seule porte au fond. Une table couverte d’un tapis vert est à la gauche de l’acteur ; des sièges sont disposés près de la table. À la droite de l’acteur sont placés des bancs, des escabeaux, et une table sans tapis.

 

 

Scène première

 

SARA, FRANCIS, DUNWODIE

 

FRANCIS.

Nous voici donc au terme de notre voyage.

DUNWODIE.

Oui, mes chères cousines, nous sommes à Fishkill ; cette ferme est occupée par les avant-postes de l’armée américaine ; et c’est ici que s’assemblera dans un moment le conseil de guerre qui doit prononcer sur le sort de mon malheureux ami. Le colonel Wilson est chargé de le présider ; il vient d’arriver, et de me remettre les nouveaux ordres du général en chef.

FRANCIS.

Mais, mon père ? pourquoi nous a-t-il quittés ?

DUNWODIE.

Vous allez le revoir : il a voulu rester avec son fils, et je n’ai pas cru devoir le lui refuser ; je n’ai fait, d’ailleurs, que me conformer à la volonté de Washington. Voici ce qu’il m’écrit : « La famille Wharton sera entendue au conseil de guerre ; mais elle aura la liberté de communiquer avec le capitaine. Je n’ai pas besoin de vous recommander de lui faire part de cet ordre, et de l’exécuter avec tous les égards convenables ; vous lui donnerez une escorte pour veiller à sa sûreté. Tous les rapports seront envoyés désormais, etc., etc. » Le reste de la dépêche ne concerne que ce maudit espion, ce colporteur, qui sans doute a encore fait des siennes.

FRANCIS.

Harvey Birch.

DUNWODIE.

Le général m’ordonne de le faire pendre dès qu’on pourra s’emparer de lui.

FRANCIS, bas à Sara.

Tu l’entends, Sara : et c’était en lui que j’avais mis ma seule espérance.

DUNWODIE.

Vous pouvez attendre ici que le conseil de guerre se rassemble ; moi je vais m’occuper devons, et prendre toutes les dispositions qu’exige votre sûreté. Au milieu de l’appareil militaire qui vous entoure, vous n’avez rien à craindre ; vous devez croire que je me ferai un plaisir de suivre les ordres de Washington, et d’adoucir, autant que possible, la rigueur de votre position.

FRANCIS.

Je n’en doute pas, monsieur le major ; je sais que vous exécutez fidèlement tous les ordres que vous avez reçus.

DUNWODIE.

Vous m’accablez, Francis ! vous me déchirez l’âme ! Ne suis-je pas aussi malheureux que vous ? Comment ne le serais-je pas, grand Dieu ! quand je pense qu’on va prononcer sur la vie ou la mort du frère de celle que j’aime, et quand c’est moi-même qui me suis vu forcé, par un devoir rigoureux, de l’exposer à un tel danger !... Vous êtes bien cruelle, Francis ; mais plus tard vous me rendrez justice, et vous connaîtrez mieux celui que vous accusez.

 

 

Scène II

 

SARA, FRANCIS

 

FRANCIS.

Ma bonne Sara, qu’il me tardait d’être seule avec toi, et de t’avouer le projet que je médite ! – Les moments nous sont précieux : réponds-moi, ce billet que tu as remis à Dunwodie, est-ce Harvey Birch qui te l’avait donné ?

SARA.

Lui-même. Portez cela au major, me dit-il, et surtout ne me nommez pas : je suis ici pour sauver votre frère.

FRANCIS.

Tu l’as entendu, au moment de notre départ ; il s’est écrié : À la montagne de Fishkill ! Je veux aller l’y trouver, ma sœur.

SARA.

Quoi ! tu oserais te confier !...

FRANCIS.

Je sais qu’il court sur Harvey Birch des bruits que je serais bien fâchée d’être obligée de croire. Il est vendu aux intérêts du roi George... Il a des liaisons avec le général Clinton... Eh bien ! tant mieux : il ne fera que plus d’efforts pour délivrer un capitaine de l’armée anglaise. Et pourtant, je l’avoue, il y a des instants où je pensais le contraire. J’aimais quelquefois à le croire dévoué en secret à la cause de la patrie. Hélas ! les ordres de Washington viennent de me prouver combien je m’abusais !... Mais que m’importe après tout qu’il forme des vœux pour les royalistes ou pour les républicains ? s’il peut nous être utile, que m’importent ses opinions politiques ? Il a toujours paru attaché à notre famille. Si Henri avait suivi son conseil, il ne serait pas resté au château, nous ne le verrions pas maintenant traité comme un vil espion. J’y suis bien décidée, je verrai le colporteur ; je braverai tout pour parvenir jusqu’à lui. J’irai...

SARA.

Mais es-tu certaine de le trouver ?

FRANCIS.

Oui, ma sœur, oui, j’en suis certaine. – Je ne veux rien avoir de caché pour toi. – Il y a une heure, à un demi-mille de la ferme, lorsque nous touchions au pied de cette montagne de Fishkill qui domine toute la campagne, j’étais descendue de voiture, tu le sais... je marchais seule... je me livrais je ne sais à quelle espérance en me rappelant les dernières paroles d’Harvey Birch ! j’avais les yeux fixés sur la hauteur, lorsque j’y vis tout à coup jaillir un rayon de lumière, et je remarquai qu’il était produit par la réverbération du soleil, qui frappait sur la fenêtre d’une chaumière placée entre deux pointes de rochers, et si bien cachée que, sans cette circonstance, je ne l’aurais jamais découverte. Un autre objet attira bientôt mon attention : sur une petite plateforme, à peu de distance de la chaumière, il me sembla apercevoir un homme. Je crus d’abord que mon imagination animait une pointe de roche et lui prêtait une figure humaine. Mes doutes ne durèrent pas longtemps, car cet homme se mit en marche, entra dans la chaumière, en sortit encore, répéta plusieurs fois la même manœuvre, et j’ai cru le reconnaître... Je l’ai reconnu, ma sœur... Oui, j’ai vu, j’ai bien vu Harvey Birch lui-même courbé sous le poids de sa balle. Était-il là pour s’assurer de la position des troupes à Fishkill, et en reconnaître tous les mouvements ? m’attendait-il à ce rendez-vous qu’il m’avait donné ? Encore une fois, ma sœur, je me rendrai à la demeure mystérieuse de cet homme : je me jetterai à ses pieds, j’implorerai son secours, et je parviendrai, oui, mon cœur me le dit, je parviendrai à sauver mon malheureux frère !

SARA.

Tu n’iras pas seule, ma sœur ; je t’accompagnerai...

FRAISCIS.

Non, ma bonne Sara, non ; tu resteras près de notre père, tu l’empêcheras de remarquer mon absence.

SARA.

Oui, Francis, je consens à tout ; j’espère même en ta démarche. Mais tu me promets d’attendre encore, et de ne rien précipiter avant la décision du conseil.

FRANCIS.

J’attendrai, ma sœur, j’attendrai-mais, malgré l’innocence de Henri, je ne m’aveugle pas, et plus le jugement approche, plus je sens redoubler mon inquiétude. C’est mon père !... Qu’il ne sache rien.

 

 

Scène III

 

SARA, WHARTON, FRANCIS

 

WHARTON.

Mes chers enfants !...

FRANCIS.

Mon bon père !...

WHARTON.

Allons, Sara ; allons, Francis ; je saurai vous donner l’exemple du courage ! Le conseil s’avance, escorté des habitants de la ferme et du village... Vous allez voir votre frère... On nous interrogera, sans doute... Ne cachons rien, disons toute la vérité... Répondons avec calme, avec dignité.

FRANCIS.

Oui, mon père, oui, attendons le jugement des hommes, et ne doutons jamais de la justice de Dieu.

 

 

Scène IV

 

SARA, FRANCIS, WHARTON, LAWTON, DUNWODIE, LE COLONEL WILSON, OFFICIERS composant le conseil, DRAGONS, PAYSANS, puis HENRI, qui vient se placer au milieu du théâtre

 

Tous les membres du conseil s’asseyent autour de la table ; Francis, Sara et Wharton sont assis sur les sièges préparés à droite de l’acteur.

WILSON.

Qu’on amène le prisonnier !...

À Henri, que deux dragons introduisent.

Êtes-vous Henri Wharton, capitaine dans le 20e régiment d’infanterie de Sa Majesté britannique ?

HENRI.

Je le suis.

WILSON.

Vous êtes accusé d’avoir, étant officier au service de l’Angleterre, passé les piquets de l’année américaine sous un déguisement, ce qui vous rend suspect de vues hostiles aux intérêts de l’Amérique, et vous soumet aux peines prononcées contre les espions. – Qu’avez-vous à répondre pour votre défense ?

HENRI.

Il est vrai que j’ai passé vos piquets, déguisé, mais...

WILSON.

Capitaine, les lois de la guerre sont déjà assez sévères : vous ne devez pas nous offrir vous-même les moyens de vous condamner. – Vous pouvez rétracter votre aveu : car, si l’on en prenait acte, l’accusation serait pleinement prouvée.

HENRI.

Je ne rétracterai pas ce qui est vrai,

WILSON.

Vos sentiments sont nobles, monsieur, et je regrette qu’un jeune militaire se soit laissé égarer au point de servir d’instrument à la trahison.

HENRI.

À la trahison ! Je ne me suis déguisé que pour ne pas courir le risque d’être fait prisonnier.

WILSON.

Mais quels étaient vos motifs pour passer nos piquets déguisé ? Vous êtes libre de les expliquer, s’ils peuvent tendre à votre justification.

HENRI.

Je suis fils du vieillard qui est devant vos yeux, et c’est pour aller le voir que je me suis imprudemment exposé à ce danger ; d’ailleurs, le territoire sur lequel il habite est rarement occupé par vos troupes, et son nom seul indique que les deux partis ont le droit d’y séjourner.

WILSON.

Le nom de territoire neutre n’est reconnu par aucune loi. Partout où se trouve une armée elle porte ses droits avec elle, et le premier est de veiller à sa sûreté.

HENRI.

Je ne le conteste pas, monsieur ; mais je sais que mon père a droit à mon affection, et pour lui en donner des preuves, il n’est point de danger auquel je ne fusse prêt à m’exposer.

WILSON, aux membres du conseil.

Messieurs, qui pourrait blâmer un fils d’avoir désiré voir son père ? –

À Henri.

Pouvez-vous prouver que telle était votre intention ?

HENRI.

Mon père le sait comme moi.

WILSON.

Je pense qu’il faudrait interroger les témoins. Avancez, monsieur Wharton. Vous êtes le père du prisonnier ?

WHARTON.

Il est mon fils unique.

WILSON.

Savez-vous pourquoi il s’est rendu chez vous ?

WHARTON.

Comme il vous l’a dit, pour me voir, ainsi que ses sœurs.

WILSON.

Était-il déguisé ?

WHARTON.

Il... il n’avait pas l’uniforme de son corps.

WILSON.

Combien y avait-il de temps qu’il ne vous avait vu ?

WHARTON.

Quatorze mois.

WILSON.

Et vous pensez qu’il n’est venu que pour vous voir ?

WHARTON.

Moi et mes filles.

WILSON.

Êtes-vous certain que votre fils n’avait pas reçu une mission secrète du général Clinton, et que sa visite chez vous ne couvrait pas d’autres projets ?

WHARTON.

Comment pourrais-je le savoir ?

WILSON.

Et savez-vous comment il s’est procuré ce laissez-passer qu’on a trouvé entre ses mains ?

WHARTON.

Non, sur mon honneur !

WILSON, faisant signe à Wharton de s’asseoir, et s’adressant à Henri.

Si vous n’avez rien de plus en votre faveur, capitaine Wharton, il nous sera impossible de vous absoudre. Nous ne sommes juges que des faits ; et vous avez été arrêté dans des circonstances qui vous condamnent. Quant à vos intentions, nous ne pouvons les juger que sur des preuves, et c’est vous qui devez nous les fournir. Prenez le temps d’y réfléchir ; nous ne vous pressons point.

HENRI.

Je n’ai aucune preuve à donner : je suis innocent,

WILSON.

Major Dunwodie, croyez-vous fermement que l’accusé n’avait pas d’autre dessein que celui qu’il a avoué ?

DUNWODIE, se levant.

Je le garantirais sur ma vie.

WILSON.

En prêteriez-vous serment ?

DUNWODIE.

Com ment pourrais-je affirmer sous serment quelles étaient les intentions d’un autre ? Dieu seul lit dans le fond des cœurs. Mais j’affirme sous serment que je connais le capitaine Wharton depuis son enfance, et que je l’ai toujours vu se conduire honorablement.

WILSON.

Major, votre devoir était pénible et sacré ; vous l’avez fidèlement rempli. – Nous devons aussi remplir le nôtre. – Capitaine Wharton, avez-vous quelque autre témoin à faire entendre.

Francis se lève.

– Approchez, miss Wharton. – Vous êtes sœur de l’accusé ?

FRANCIS.

Oui, monsieur.

WILSON.

C’est donc à vous que votre frère a communiqué le dessein qu’il avait de rendre une visite secrète à sa famille ?

FRANCIS.

Non, il ne m’en avait rien dit. – Nous ne l’attendions pas quand il est arrivé... Mais qui peut être surpris qu’un fils s’expose à quelques dangers pour voir son père ?

WILSON.

Personne... personne assurément. – Mais sans doute vous lui aviez écrit pour le presser de venir ? Vous désiriez voir votre frère ?

FRANCIS.

Je le désirais bien vivement ; mais je ne lui ai pas écrit, parce que mon père ne voulait avoir aucune communication avec l’armée royale.

WILSON.

Est-il sorti de chez vous pendant le séjour qu’il y a fait ?

FRANCIS.

Pas une seule fois.

WILSON.

Y est-il venu quelque étranger ?

FRANCIS.

Personne, à l’exception pourtant d’un de nos voisins, un colporteur nommé Birch. Et...

WILSON.

Birch ! Harvey Birch !

LES JUGES.

Harvey Birch !

DUNWODIE, à part.

Ah ! malheureuse !

HENRI.

Messieurs, Harvey Birch est soupçonné de favoriser la cause du roi, je le sais ; et déjà il a été condamné par un de vos tribunaux militaires à subir le destin qui m’est réservé. – Je conviens que c’est lui qui m’a procuré un déguisement pour passer vos piquets. – Mais je soutiendrai jusqu’au dernier soupir que mes intentions étaient pures.

WILSON.

Capitaine Wharton, les ennemis de la liberté de l’Amérique ne négligent rien pour la détruire ; et de tous les instruments dont ils se sont servis, aucun n’a été plus dangereux que ce colporteur : c’est un espion adroit et rusé ; sir Clinton ne pouvait mieux faire que de l’associer à un officier chargé d’une mission secrète... Je crains que cette liaison ne vous soit fatale.

FRANCIS.

Et c’est moi qui l’ai perdu ! – C’est moi...

WILSON.

Silence !

FRANCIS.

L’affection qu’inspire la nature est-elle donc un crime. Washington, le noble, l’impartial Washington ne jugerait pas ainsi. – De grâce, attendez qu’il puisse connaître tous les détails.

WILSON.

Impossible ! Nous devons prononcer sans désemparer. Allons, messieurs, major Dunwodie, suivez-nous.

 

 

Scène V

 

SARA, FRANCIS, WHARTON, HENRI, puis DUNWODIE

 

FRANCIS.

Grand Dieu ! ils vont prononcer la sentence ! Ah ! Henri, mon frère ! ils te condamneront !

HENRI.

Du courage, ma sœur !

SARA.

Du courage ! Eh ! comment en avoir ?... Écoutons ! Je n’entends rien. mon père ! ô mon Henri ! qu’allons-nous devenir ?... On revient !...

FRANCIS.

Quoi ! déjà ! C’est Dunwodie !... Ah ! son regard m’a tout appris !

HENRI.

Hé bien, major ?

DUNWODIE.

Hélas !

HENRI.

Parlez : je suis soldat, j’aurai le courage de vous entendre.

DUNWODIE.

Mon cher Henri, vous êtes condamné !...

SARA.

Mon frère !

WHARTON.

Mon fils ! mon pauvre fils !

FRANCIS.

Condamné à mort !

HENRI.

Au supplice réservé à un vil espion !... Et la sentence ?...

DUNWODIE.

Doit être exécutée demain à la pointe du jour : c’est le corps que je commande qu’on a chargé devons garder.

FRANCIS.

Puisse Washington n’avoir jamais besoin de la compassion que ses officiers refusent à l’innocence.

HENRI.

Il ne me reste plus qu’à me préparer au sort inévitable qui m’attend. Major Dunwodie, c’est à vous que j’adresserai ma première demande.

DUNWODIE.

Parlez, Henri, parlez !

HENRI.

Devenez un fils pour ce vieillard. Défendez-le contre les persécutions auxquelles ma condamnation va l’exposer. Il n’a pas beaucoup d’amis parmi ceux qui gouvernent maintenant ce pays : qu’il en trouve un en vous ! M’en faites-vous la promesse ?

DUNWODIE.

Sur mon honneur, mon cher Henri.

FRANCIS.

Et mes sœurs, mon ami, trouveront-elles en vous un frère ?

DUNWODIE, se jetant dans ses bras.

Je leur en servirai, je vous le jure.

HENRI.

Mes instants sont comptés. Écoutez-moi, mes sœurs ; écoutez-moi, mon père : en arrivant ici je prévoyais mon sort ; j’y étais résigné ; et, je ne dois pas vous le cacher, j’avais prié le major de permettre à un ministre de la religion de se rendre près de moi. Williams est allé le chercher ; il va venir. J’ai quelques tristes instructions à donner à mon ami, et je voudrais vous éviter à tous le chagrin de les entendre.

FRANCIS.

Ah ! si l’on pouvait trouver monsieur Harper ! Ne vous souvenez-vous pas de ce qu’il nous dit en partant ?

DUNWODIE.

Harper ! – Connaissez-vous Harper ? L’avez-vous jamais vu ?

FRANCIS.

Il a passé un jour avec nous. Il venait de nous quitter lorsque Henri a été arrêté.

DUNWODIE.

Et... et... le connaissez-vous ?

SARA.

Pas le moins du monde.

FRANCIS.

Il est resté au château pendant un violent orage. Il a paru prendre beaucoup d’intérêt à mon frère.

DUNWODIE.

Quoi ! il a vu Henri.

HENRI.

Sans doute.

DUNWODIE.

Mais il ne savait pas que Henri servait dans l’armée royale ?

WHARTON.

Si vraiment ; il lui a même parlé du danger qu’il courait.

DUNWODIE.

Mais qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il promis ?

FRANCIS.

Il a dit qu’il serait peut-être heureux : pour mon frère qu’il eût été chez nous en ce moment ; qu’il pourrait trouver l’occasion de prouver à mon père sa reconnaissance de l’hospitalité qu’il en avait reçue.

DUNWODIE.

Et quand il a parlé ainsi, il savait que Henri était au service de l’Angleterre ?

FRANCIS.

Très certainement.

DUNWODIE.

Ah ! ma chère Francis ! Henri, mon cher Henri ! vous êtes sauvé ! Je vais aller le trouver... Jamais Harper n’a manqué à sa parole.

FRANCIS.

Vous le connaissez... ! Quel bonheur ! Mais a-t-il assez de crédit pour... ?

DUNWODIE.

Assez de crédit ! lui ! Harper ! Ah ! soyez sûre... Qu’on appelle le capitaine Lawton... Répétez-le-moi encore, vous a-t-il fait une promesse solennelle ?

FRANCIS.

Une promesse solennelle, Dunwodie, et faite en toute connaissance de cause.

 

 

Scène VI

 

SARA, FRANCIS, WHARTON, HENRI, DUNWODIE, LAWTON

 

DUNWODIE.

Capitaine Lawton, je pars pour le quartier-général ; vous commanderez le détachement en mon absence, et le prisonnier restera confié à votre garde spéciale. Ces dames et monsieur Wharton vont se retirer dans la chambre qui leur est destinée. Le capitaine pourra rester dans cette salle ; mais ici il ne peut plus être prisonnier sur parole. Deux factionnaires ne quitteront pas cette porte, et un piquet fera continuellement la ronde autour de la ferme.

LAWTON.

Vos ordres seront exécutés, major. Mais je dois vous annoncer qu’il vient de se présenter à la ferme un ministre amené par Williams.

DUNWODIE.

Qu’il soit introduit, et qu’on le traite avec tous les égards dus à son caractère : Williams seul pourra entrer et sortir en liberté. Adieu, mes amis ; adieu, Francis ! Si je trouve Harper, je puis vous répondre...

FRANCIS.

Puisque vous allez au quartier-général, si vous parliez à Washington...

DUNWODIE.

À Washington ! Oui, Francis, oui ; et si j’obtiens la grâce de Henri, ce jour sera le plus beau de ma vie.

Il soit avec Lawton.

 

 

Scène VII

 

SARA, FRANCIS, WHARTON, HENRI, puis LE MINISTRE, WILLIAMS et LAWTON

 

FRANCIS.

Viens, Sara, viens : tu sais ce que tu m’as promis.

SARA.

Quoi ! tu n’as pas renoncé ?...

FRANCIS.

Tu ne quitteras pas mon père, et moi j’irai à la montagne de Fishkill Moucher Henri, voici le ministre...[3]

Au ministre.

Les devoirs dont vous êtes chargé sont bien pénibles, et la fatigue que vous avez éprouvée en venant ici...

LE MINISTRE.

L’accomplissement d’un devoir ne fatigue jamais celui qui s’y dévoue... Ma force n’est pas dans les choses de ce monde. Ne jugez pas, de peur d’être jugée.

FRANCIS.

Je ne prétendais pas...

LE MINISTRE.

C’est bien, miss, c’est bien ! L’humilité convient à votre sexe. Je vais remplir les devoirs de mon ministère.

À Wharton.

Monsieur, retirez-vous avec ces dames.

À Lawton.

Laissez-nous, monsieur le commandant : je vais voir jusqu’où ce pécheur porte l’amour de Dieu, et s’il est encore des portes ouvertes à son salut.

Sara, Francis, Wharton et Lawton sortent ; la porte reste ouverte ; on voit les sentinelles dans le fond.

 

 

Scène VIII[4]

 

LE MINISTRE, HENRI, WILLIAMS

 

HENRI.

Je comptais trouver en vous, monsieur, le ministre d’un Dieu de paix et de charité : votre langage est indigne d’un chrétien. Je ne suis disposé à écouter ni vos instructions ni vos paroles.

LE MINISTRE.

Mon intolérance était indispensable pour parvenir à mes fins.

HENRI.

Quelle voix ! je la connais !

HARVEY.

C’est la mienne, capitaine Wharton.

HENRI.

Juste Ciel ! Harvey !...

WILLIAMS.

Oui, oui, c’est Harvey Birch !

HARVEY.

Silence ! c’est un nom qu’il ne faut pas prononcer si près de l’armée américaine. Capitaine Wharton, je risque ma tête pour sauver la vôtre : car, si j’étais pris, le premier arbre me servirait de potence ! Mais je n’ai pu dormir en repos, sachant qu’un innocent allait périr, et qu’il était en mon pouvoir de le sauver.

HENRI, lui donnant la main.

Je vous remercie, Harvey Birch, je vous remercie ; mais il est inutile que vous vous exposiez pour moi. Retirez-vous. – Le major Dunwodie sollicite maintenant en ma faveur, et je serai sauvé s’il parvient à trouver monsieur Harper.

HARVEY.

Harper ! – Que savez-vous de monsieur Harper ? Pourquoi comptez-vous sur le secours de monsieur Harper ?

HENRI.

Parce qu’il me l’a promis. – Avez-vous oublié que je l’ai vu chez mon père ?

HARVEY.

Non. – Mais le connaissez-vous ? savez-vous s’il a dessein de tenir la promesse qu’il vous a faite ? savez-vous s’il en a le pouvoir ?

HENRI.

Il m’a fait cette promesse de lui-même, et sans que je la lui aie demandée. Quant à son pouvoir, Dunwodie nous en a donné l’assurance, et je n’ai pas besoin d’autre certitude.

HARVEY.

Capitaine Wharton, ni Harper, ni Dunwodie, ni qui que ce soit au monde, ne peut vous sauver, excepté moi... Si je ne réussis à vous tirer d’ici avant une heure, demain matin vous figurerez sur l’échafaud comme si vous étiez un espion. – Oui, telles sont leurs lois. Ils honorent, ils récompensent celui qui pille et qui tue dans la guerre, et celui qui sert fidèlement et honnêtement, comme... comme moi, est pendu sans miséricorde.

HENRI.

Monsieur Harvey Birch, vous oubliez que je n’ai jamais joué le rôle méprisable d’espion : vous savez mieux que personne que cette accusation est fausse et calomnieuse.

HARVEY.

Ah ! oui, je vous comprends ; je le sais mieux que personne, moi, moi qui suis un espion de l’armée anglaise ! Capitaine, ce que je vous ai dit doit vous suffire. J’ai concerté avec Williams le plan qui vous sauvera s’il est exécuté comme je le désire ; si vous le repoussez, je vous le répète, nul pouvoir sur la terre ne peut vous arracher à l’échafaud, pas même celui de Washington.

HENRI.

J’ai déjà eu à me repentir de n’avoir pas suivi vos conseils. Je ne veux plus mériter le même reproche. Je suis prêt à faire tout ce que vous jugerez nécessaire.

HARVEY.

Allons, voilà de la sagesse ! – Maintenant silence !... Sentinelle, où est le capitaine ?

 

 

Scène IX

 

HARVEY, HENRI, WILLIAMS, LAWTON

 

LAWTON.

Que me voulez-vous, monsieur le ministre ?

HARVEY.

Je vais remplir les devoirs qui me sont confiés : ne souffrez pas qu’on vienne nous interrompre.

LAWTON.

J’ai ordre de ne laisser entrer personne, et personne n’entrera, je vous en réponds. – Vous le savez bien, il n’y a que Williams qui puisse aller et venir en liberté. – Vous pouvez vous acquitter de votre mission ; et, soyez tranquille, mes dragons ne viendront pas vous déranger.

Il sort et ferme la porte.

HENRI.

Ne passez-vous pas les bornes de la prudence, et ne craignez-vous pas que trop de zèle ne donne l’éveil au soupçon ?

HARVEY.

Je sais ce que je fais : j’agirais différemment avec l’infanterie des comtés de l’est ; mais les dragons de Virginie sont des drôles à qui il faut imposer. – Nous jouons notre va-tout, capitaine Wharton, et nous avons besoin de hardiesse et d’audace. Allons, Williams, il faut que le maître change de costume avec son serviteur.

WILLIAMS.

Je suis tout prêt : puisse-t-on s’y tromper !

HARVEY.

Voyons, capitaine, à votre toilette.

HENRI.

Hâtons-nous !

HARVEY.

Oh, ne vous pressez pas !... nous avons le temps,

HENRI.

Je serais désolé de vous compromettre.

HARVEY.

Me compromettre !... Est-ce que je n’y suis pas habitué ? Vous allez être libre, vous, capitaine ; dans un moment vous respirerez l’air de ces montagnes ; chaque pas que vous ferez vous éloignera du danger. Mais moi, moi, j’ai vu la potence élevée sans apercevoir aucun moyen d’y échapper. Deux fois j’ai été jeté dans un cachot, chargé de fers, passant les nuits dans l’agonie du désespoir, en pensant que le jour ne paraîtrait que pour m’amener une mort ignominieuse. On a beau dire que la mort n’est rien, capitaine Wharton : on ne l’envisage jamais sans terreur, sous quelque forme qu’elle se présente. Vous allez peut-être y échapper, vous ; et moi, quand je la voyais venir, j’étais dans un abandon général ; je n’obtenais pas un regard de pitié ; je perdais la vie en servant de spectacle et même de jouet à la populace[5]. – Je cherchais, dans cette foule dont j’étais entouré, un seul visage qui annonçât la compassion : je n’en trouvai pas un ; non, pas un seul ! De tous côtés, on me reprochait d’avoir trahi mon pays et de l’avoir vendu à prix d’argent. – Trahi et vendu mon pays ! grand Dieu !... moi !... Et pourtant je laissais une mémoire honteuse et déshonorée ! Je croyais que lui-même avait oublié que j’existais.

HENRI.

Qui, lui ?

HARVEY.

Lui !... celui qui sait... Êtes-vous prêt, capitaine ? J’ai promis de vous sauver, et je n’ai jamais manqué à ma promesse.

HENRI.

Et à qui l’avez-vous faite, cette promesse ?

HARVEY.

À qui ? à personne... Allons, Williams, couvrez bien votre tête. Maintenant sur cette chaise, le dos tourné vers la porte, la tête appuyée sur les deux mains... C’est cela. Priez Dieu ; oui, priez Dieu pour votre maître ; ne changez pas de position ; ne parlez pas, et faites en sorte qu’on découvre notre fuite le plus tard possible.

WILLIAMS.

Oh ! je sais bien ce que j’ai à faire : vous me l’avez répété assez souvent tout à l’heure en venant.

HENRI, l’embrassant.

Mon bon Williams !

HARVEY.

Le reste dépend de votre sang-froid. Laissez-nous faire.

Il ouvre la porte.

Commandant !

Bas.

Ne dites rien, capitaine Wharton.

À Lawton, qui entre.

Je vous rends votre prisonnier : voulez-vous ordonner qu’on dispose les chevaux qui nous ont amenés.

LAWTON.

On ne les a pas débridés. Ils sont là qui vous attendent.

HARVEY.

Bien, commandant, très bien : ce serviteur va me suivre et rapporter à son maître un saint livre que je lui remettrai, car vous n’en avez pas, vous autres mécréants.

LAWTON.

Passez, monsieur le ministre, passez.

HARVEY, à Henri.

Viens, Williams !

À Williams.

Et vous, capitaine, ne songez plus à la terre : vous êtes sur la voie qui conduit au ciel.

Il sort avec Henri et passe devant les dragons rangés dans le fond ; Williams reste assis, les coudes appuyés sur la table, la tête entre les mains, le dos tourné vers la porte.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une montagne. La gauche de l’acteur est occupée par des chemins praticables. À droite est une cabane qui coupe la moitié de la scène ; elle est ouverte devant le spectateur, et elle a deux portes, l’une qui conduit dans la coulisse de droite, l’autre qui ouvre sur le chemin de gauche.

Au lever du rideau, monsieur Harper est assis dans la cabane, devant une table où sont placés une lampe, une carte géographique, des plumes, de l’encre et du papier. Il est trois heures du matin.

 

 

Scène première

 

HARPER seul, puis FRANCIS

 

HARPER.

Oui, les renseignements étaient exacts, les mesures sont bien prises ; cette lutte touche enfin à son terme. Là, Cornwalis ; ici, Rochambeau ! de ce côté... Bien, très bien ! Si le Ciel seconde le courage, demain l’Amérique aura conquis son indépendance. Du sommet de cette montagne, mon regard a plané sur les deux armées ; j’ai tout vu, tout observé ; mes calculs ne m’avaient pas trompé.

FRANCIS, en dehors, sur le chemin qui descend vers la porte de la cabane.

Quelle pénible route ! je me sens près de succomber ; la force me manque. Non, non, il le faut, j’en aurai encore. J’approche du but. Oui, c’est là que je dois trouver Harvey ; hier, je l’ai vu de loin sur ce rocher. Pourra-t-il maintenant sauver mon frère ? Pourquoi donc ai-je cédé aux instances de Sara ? pourquoi ne suis-je pas venue plus tôt ? Ah ! voici une cabane ! c’est sans doute là ? Entrons !

Elle ouvre la porte.

HARPER.

Qui va là ?

FRANCIS.

Grand Dieu ! monsieur Harper !

HARPER.

Miss Francis, c’est vous !

FRANCIS se jetant a ses pieds.

Ah ! sauvez-le ! sauvez mon frère ! souvenez-vous de vos promesses !

HARPER.

Vous ici ! Comment ! Il est impossible que vous soyez seule !

FRANCIS.

Il n’y a ici avec moi que Dieu et vous, et c’est en son nom que je vous conjure encore une fois de vous rappeler vos promesses.

HARPER.

Et qui veniez-vous chercher sur cette montagne ?

FRANCIS.

Harvey Birch ! c’est lui que j’espérais rencontrer. Je venais lui dire que Henri est condamné à mort, à une mort ignominieuse, qu’il n’y a pas un moment à perdre pour l’arracher à l’échafaud ; et je suis partie seule, la nuit, sans guide ! Ah ! quel voyage ! Épuisée de fatigue, là-bas, au pied de la montagne, je m’arrête un moment, mes genoux fléchissaient sous moi ; je veux m’appuyer contre une solive élevée sur mon chemin... Jugez de ma terreur !... Cette poutre que je touchais, c’était le gibet dressé pour mon frère !... Ah ! monsieur Harper, ne l’abandonnez pas !

HARPER.

Bonne Francis !

FRANCIS.

C’est Dieu qui m’a conduite près de vous ! Dunwodie vous cherche maintenant ; il dit que vous pouvez obtenir la grâce de Henri.

HARPER.

Il a dit cela, le major ?

FRANCIS.

Oui, c’est en votre protection, en votre protection seule, qu’il espère aujourd’hui.

HARPER.

Et le major n’a-t-il rien dit de plus ?

FRANCIS.

Rien.

HARPER.

Miss Wharton, il est inutile de vous cacher que je ne joue pas un des derniers rôles dans la lutte de l’Amérique et de l’Angleterre. – Le major s’est trompé en assurant qu’il m’était possible de procurer ouvertement la grâce du capitaine Wharton. – Washington lui-même ne pourrait l’accorder à un officier anglais déclaré espion par jugement d’un conseil de guerre, sans mécontenter toute son armée, sans se faire accuser d’inconséquence, après avoir refusé celle du major André.

FRANCIS.

Mon frère périra donc ?

HARPER.

Calmez-vous : votre frère doit être évadé en ce moment.

FRANCIS.

Que dites-vous ?

HARPER.

Oui, c’est par mes soins que le capitaine Wharton a dû quitter sa prison depuis une heure. – L’homme que j’ai chargé de son évasion est adroit ; il a réussi sans doute : je les attends ici tous deux.

FRANCIS.

Henri est sauvé !

HARPER.

Non pas encore ; mais j’espère. – En ce lieu même il ne sera point à l’abri de nouvelles recherches ; il n’y pourra demeurer longtemps. – Ne vous alarmez pas, je ferai tout pour sa sûreté, et vous-même vous pourrez y contribuer.

FRANCIS.

Moi ! comment ?

HARPER.

Cela vous sera bientôt expliqué. Vous voyez que je n’oublie point mes promesses. Oui, comptez sur moi, mais jurez-moi un secret inviolable sur cette entrevue jusqu’au moment où je vous permettrai d’en parler.

FRANCIS.

Je le jure.

HARPER.

Je vous crois, miss ! Puisque le ciel vous a conduite dans cette cabane, restez-y : vous y recevrez des avis utiles à votre frère Soyez docile. – Je vous laisse un moment : de graves intérêts réclament mes méditations. Attendez ici les deux fugitifs, et souvenez-vous de votre serment.

Il sort par la porte à sa droite.

 

 

Scène II

 

FRANCIS, dans la cabane, HENRI, HARVEY, en dehors, sur !e chemin

 

HARVEY.

Par ici, capitaine Wharton, par ici ! Voyez-vous là-bas les tentes de la milice ? Qu’on nous poursuive maintenant : les chasseurs ont perdu la piste, et j’ai là un nid où ils ne nous trouveront pas.

HENRI.

Je vous suis.

HARVEY.

Du courage, capitaine !

HENRI.

Entendez-vous au bas de cette roche les cris des soldats qui nous poursuivaient ?

HARVEY.

Laissez-les crier... Ils sont sur les traces de nos chevaux, que nous avons abandonnes. Qu’ils les trouvent ! je leur en fais présent.

FRANCIS, dans la cabane.

Je crois reconnaître la voix d’Harvey Birch.

HARVEY, toujours en dehors.

Quant à nous, entrons dans cette cabane.

HENRI.

Ah ! je ne l’avais pas aperçue.

Harvey ouvre la porte ; ils entrent.

FRANCIS, se jetant dans les bras de Henri.

Mon frère !

HENRI.

Francis ! chère Francis ! c’est toi que je revois ! Par quel hasard !

HARVEY.

Miss Wharton, vous voilà enfin ! Je vous attendais plus tôt.

FRANCIS.

Il est vrai ; mais qui pouvait deviner ?...

HARVEY.

Oui, vous avez raison. Enfin j’ai rempli ma promesse, je vous ai rendu votre frère. Mais écoutez, miss Wharton : vous ne connaissez pas mon sort ; peut-être ne le connaîtrez-vous jamais. Il me restait cette retraite, la seule où je puisse reposer ma tête en sûreté. L’intérêt de votre frère m’a contraint de vous la révéler. Une indiscrétion, un mot, peuvent m’enlever mon dernier asile...

FRANCIS.

Oh ! jamais, jamais !

HARVEY.

Ainsi le major Dunwodie...

FRANCIS.

N’en saura jamais rien ; j’en prends à témoin Dieu, qui m’entend.

HARVEY.

Je reçois votre promesse. Maintenant asseyez-vous, capitaine. Vous, miss Francis, prêtez l’oreille J’ai enlevé votre frère aux dragons de Virginie, qui ne lui feraient pas plus de merci qu’à moi s’ils nous rattrapaient. C’était là le plus pressé ; mais ce n’est pas tout. La nouvelle de l’évasion du capitaine sera connue du major Dunwodie à son retour aux avant-postes : doutez-vous qu’il ne mette alors tous ses soldats en marche pour cerner ces montagnes et nous couper la retraite ?

FRANCIS.

Hélas ! il croira que tel est son devoir, et il le fera.

HARVEY.

Eh bien ! voilà ce qu’il faut empêcher.

HENRI.

Et par quel moyen ?

HARVEY.

C’est mon secret. Oui, on lui trouvera une occupation plus agréable que la nécessité de courir après son ami. – Mais pour cela deux heures nous sont nécessaires ; deux heures, et le capitaine Wharton est embarqué par moi sur un brick du roi George, qui est à l’ancre à trois milles d’ici, et qui nous attend.

FRANCIS.

Expliquez-vous, Harvey, expliquez-vous. Que faut-il faire ?

HARVEY.

Si, lorsque cinq heures sonneront à Fishkill, le major et ses enragés dragons n’ont point encore quitté la ferme, votre frère est sauvé.

FRANCIS.

Comment l’arrêter jusque là ?

HARVEY.

Ah ! comment ! Je vais vous le dire. Capitaine, voici une plume, de l’encre, du papier. Vous allez écrire au major.

HENRI, s’asseyant près de la table.

Écrire ! moi !

HARVEY.

Vous-même ! et tout de suite.

HENRI.

Mais enfin !...

FRANCIS.

Mon cher Henri, fais ce qu’il exige, je t’en conjure ! Que de reconnaissance ne lui devons-nous pas !

HARVEY.

À moi ! oui, peut-être un peu. Mais, je vous l’ai déjà dit, capitaine, j’ai promis de vous sauver ; il faut que j’acquitte ma promesse.

HENRI.

Encore une fois, Harvey, à qui l’avez-vous promis ?

HARVEY.

À celui dont un seul mot règle toutes mes actions, qui dispose de mes volontés, de ma vie... de plus encore !...

HENRI.

Je ne vous comprends pas.

HARVEY.

Il faut que cela soit ainsi !

FRANCIS.

Eh bien ! Harvey, achevez : le temps s’écoule ; je tremble.

HARVEY.

Nous y voici. Écrivez, capitaine.
« Mon cher Dunwodie, je suis parvenu à tromper mes geôliers ; mais j’ignore quel destin m’est réservé, et je suis en proie aux plus cruelles inquiétudes. »
Avez-vous écrit ?

HENRI.

Oui ; mais où voulez-vous en venir ?

HARVEY.

Que diable ! capitaine, vous êtes bien pressé !
« Je songe à un père âgé à qui l’on va reprocher le prétendu crime de son fils, à des sœurs qui bientôt peut-être se trouveront sans appui, sans protecteur. »

HENRI.

Il n’est que trop vrai,

HARVEY.

« Prouvez-moi que vous nous aimez tous. Que cette nuit même vous voie uni à ma sœur Francis, et que ma famille trouve en vous un fils, un frère, « un époux ! »

FRANCIS.

Qu’entends-je !

HARVEY.

Ce qui doit s’accomplir avant deux heures si vous voulez sauver votre frère.

HENRI.

Oui, Francis, oui, Harvey a raison : c’est le plus sûr moyen d’arrêter Dunwodie. – Cette union est le but de toutes ses pensées ; elle est le plus cher de ses vœux ; qu’elle s’accomplisse, et, quoi qu’il arrive, je serai consolé en songeant que je ne laisse pas ma sœur sans soutien.

FRANCIS.

Hélas ! Henri, y pensez-vous ? Dans quelle circonstance, en quel lieu ordonnez-vous que se fasse cette union ?

HARVEY.

Rien ne sera plus facile. Le chapelain dont j’ai pris la place un moment doit être arrivé : il venait préparer le frère à mourir, il mariera la sœur. Cela ne vaut-il pas mieux ? Le major n’hésitera pas à remplir les intentions du capitaine. – Dans la situation où se trouve voire frère, ses désirs sont presque aussi sacrés que les volontés d’un mourant.

FRANCIS.

Et si Dunwodie accepte la main que je lui vais offrir

HARVEY.

Vous serez dans deux heures la femme d’un homme qui vous adore et que vous chérissez, d’un brave et digne officier que j’estime fort, quoiqu’il ait grande envie de me faire pendre. Il faut se dévouer, miss Francis.

À Henri.

Signez et cachetez le billet.

HENRI.

Le voici...

HARVEY.

Prenez-le, miss, et remettez-le au major. Maintenant la vie de votre frère est entre vos mains. Songez-y bien : il faut qu’à cinq heures le major Dunwodie soit encore près de vous. Une demi-heure vous suffira pour retourner à Fishkill. Nous, capitaine, nous allons bientôt nous remettre en route. Je vous le répète, miss, Dunwodie ne peut pas recevoir avant deux heures certaine dépêche qui nous affranchira de sa poursuite : si le major était parti, ce serait fait de nous, la retraite nous serait coupée. Décidez-vous maintenant.

HENRI, présentant le billet.

Ma sœur !

FRANCIS, se précipitant dans les bras de son frère.

Donne, Henri, donne.

HARVEY.

Allons donc !

HENRI.

Chère Francis !

HARVEY.

Silence ! On vient.

HENRI.

Et qui peut être ici ?

HARVEY.

Vous allez le savoir.

 

 

Scène III

 

HARPER, HENRI, FRANCIS, HARVEY BIRCH

 

HENRI.

Monsieur Harper ! que vois-je !

HARPER.

Ma présence ici vous étonne, capitaine ?

HENRI.

J’avoue, monsieur, que je ne m’attendais pas à vous y rencontrer.

HARPER.

Je suis content, Harvey ; on ne saurait remplir une mission avec plus de zèle et d’adresse.

HENRI.

Une mission ! Qu’entends-je ! monsieur Harper ne serait-il pas étranger à mon évasion ?

HARPER.

Peut-être.

HENRI.

Qui donc êtes-vous ?

HARPER.

Ah ! capitaine, vous êtes aussi curieux que vous avez été imprudent.

HENRI.

Pardon : je dois respecter votre secret.

HARPER.

Qu’il vous suffise de savoir que je m’intéresse à vous, que j’ai le désir de vous être utile, que peut-être j’en ai le pouvoir.

FRANCIS.

Oh ! oui, nous le bénirons sans cesse le jour où vous êtes entré dans la maison de mon père !

HARPER.

Aimable Francis ! pouvais-je rester indiffèrent au sort du frère que vous chérissez ? Comment tant de courage joint à tant de charmes et de bonté auraient-ils été sans puissance sur mon cœur ? Non ! Mais le temps presse. Écoutez : dans un instant il faudra que votre frère s’éloigne avec Harvey. Vous savez sans doute ce que vous aurez à faire pour sa délivrance ?

FRANCIS.

Je le sais.

HARPER.

Et vous y consentez ?

FRANCIS.

Monsieur

HARPER.

J’entends. Mais il faut que j’aie avec Harvey Birch un moment d’entretien. Venez : pour prix de l’hospitalité que vous m’avez accordée avec tant de grâce, je n’ai à vous offrir ici qu’un réduit bien triste ; veuillez l’accepter avec votre frère pour quelques instants : peut-être ne vous reverrez-vous pas de longtemps. Que les épanchements de la tendresse fraternelle embellissent cette dernière heure. Ne sortez pas que je ne vous appelle.

Il les fait sortir par la porte de droite.

 

 

Scène IV

 

HARPER, HARVEY

 

HARPER, s’asseyant.

Harvey, nous voilà seuls, approchez.

HARVEY.

J’attends vos ordres.

HARPER.

Peut-être soupçonnez-vous déjà le sujet de notre entretien.

HARVEY.

Je devine qu’il doit être le dernier.

HARPER.

Vous ne vous trompez pas. Écoutez : demain se décidera sans doute le sort de l’Amérique. Tout me fait espérer que la victoire demeurera au bon droit ; que notre patrie obtiendra enfin le prix de tant de courage, de persévérance et de sang versé dans les combats. Le moment est venu où toutes relations doivent cesser entre nous ; il faut qu’à l’avenir nous soyons étrangers l’un à l’autre.

HARVEY.

Je me conformerai à vos désirs.

HARPER.

C’est la nécessité qui l’exige. Depuis que j’occupe la place qui m’a été confiée, j’ai dû employer bien des hommes qui, comme vous, ont servi d’instruments à mes desseins. Nul n’a obtenu de moi la même confiance que vous. Vous seuls connaissez mes agents secrets en différents lieux et surtout dans New-York : la fortune et la vie de plusieurs d’entre eux dépendent de votre discrétion.

HARVEY.

Je ne l’oublierai pas.

HARPER.

De tous ceux que j’ai employés, vous êtes l’homme qui a rendu les plus grands services à la cause sacrée que nous défendons. Cette victoire, qui doit assurer demain l’indépendance de notre beau pays, je me plais à le reconnaître, c’est aux renseignements que vous m’avez donnés, c’est à vous que nous la devrons. Vous avez consenti à passer pour un espion des Anglais ; l’enfant le plus zélé de l’Amérique s’est dévoué à la honte d’être regardé comme un de ses ennemis. Plus d’une fois il m’a fallu signer de ma main l’ordre de vous faire périr ; et pourtant il n’est que moi, moi seul, qui sache ce que vous avez fait pour votre patrie.

HARVEY.

Il est vrai ! et jusqu’à ce jour cela m’a suffi.

HARPER, des rouleaux d’or à la main.

Mon devoir m’ordonne aujourd’hui de vous récompenser. Tenez, Harvey, recevez ce que je vous offre... Si vous trouvez la récompense peu proportionnée au service, vous vous souviendrez que notre pays est pauvre.

HARVEY, pleurant.

Malheureux que je suis !

HARPER.

Je conviens que c’est peu de chose, mais c’est tout ce que je puis vous donner en ce moment. Avec le temps peut-être...

HARVEY.

Jamais, jamais !

HARPER.

Qu’entends-je !

HARVEY.

Vous l’avez donc pensé, que c’était pour obtenir de l’or que j’agissais ainsi ?

HARPER.

Mais, en les trompant, vous avez reçu l’or des Anglais.

HARVEY.

Oui, je l’ai reçu, l’or des Anglais !... Mais il me brûlait les mains, et je le faisais passer secrètement aux pauvres blessés de l’armée américaine.

HARPER.

Et quel est le motif ?...

HARVEY.

Quel est le motif qui vous a déterminé à jouer votre vie sur un coup de dé ? À risquer de périr de la mort des traîtres ? Si plus d’une fois j’ai vu le gibet dressé pour moi, le roi George n’eu avait-il pas un pour vous ?

HARPER.

Comment ! il se pourrait que le patriotisme seul !...

HARVEY.

Il n’est pas donné à tout le monde de rendre à sa patrie des services aussi importants que les vôtres ! mais ne suis-je pas Américain comme vous ? Il n’est personne dans l’état le plus obscur qui ne puisse faire des sacrifices à son pays : moi, je ne possédais que le trésor du pauvre, une réputation sans tache !... je la lui ai donnée !

HARPER.

Eh ! malheureux ! si d’ici à longtemps des raisons politiques ne me permettaient pas de déchirer le voile qui vous couvre, où seraient vos moyens d’existence ?

HARVEY, montrant ses bras.

Les voici.

HARPER.

Et les hommes dont l’avenir dépend de votre discrétion, que leur dirai-je ?

HARVEY.

Dites-leur que j’ai refusé votre argent.

HARPER.

Harvey Birch ! je croyais vous connaître ! Ce n’est que de ce moment que j’apprends à vous apprécier.

HARVEY.

Ah ! si le sacrifice que j’ai fait mérite quelque récompense, vous pouvez me raccorder.

HARPER.

Parlez, Harvey, parlez ; quelle est-elle ?

HARVEY.

Permettez que je baise cette main qui a conquis l’indépendance de ma patrie !

HARPER.

Ah ! viens dans mes bras !

HARVEY.

Washington m’a pressé sur son sein ! j’ai senti son noble cœur battre contre le mien ; je suis récompensé.

HARPER.

Non... Je ne sais, Harvey, s’il me sera possible de te rendre un jour la justice qui t’est due. Il serait affreux pour une âme comme la tienne d’emporter au tombeau la réputation d’un ennemi de ton pays. Demain je vais combattre ; je puis succomber. Tiens

Il écrit.

prends cet écrit : il pourra te servir à reconquérir ton honneur, si Dieu disposait de ma vie.

HARVEY.

Quel trésor pourrait valoir un pareil témoignage ? Il ne me quittera plus.

HARPER.

Qu’Harvey Birch se souvienne toujours que Washington est son ami !

Harvey se jette à ses genoux.

HARPER, le relevant.

Il est possible que nous ne nous revoyions plus ! Viens encore dans mes bras. Maintenant songeons au salut du capitaine Wharton.

HARVEY.

Tout est disposé : le major ne résistera pas au bonheur de nommer miss Francis son épouse ; et, s’il cède, vos ordres seront exécutés.

HARPER.

Très bien ! Allons, mes prisonniers, je vous rends la liberté ; venez.

 

 

Scène V

 

HENRI, FRANCIS, HARPER, HARVEY

 

FRANCIS.

Nous voici.

HARPER.

Capitaine, il faut partir.

HENRI.

Partir ! Et ma sœur, que sa tendresse pour moi a pu seule amener en ce lieu, comment descendra-t-elle de ce rocher sans aide, sans appui ?

FRANCIS.

Fuyez, Henri, fuyez ; chaque minute qui s’écoule augmente le danger : ne vous occupez pas de moi.

HARVEY.

Allons, capitaine, il faut que nous partions sur-le-champ.

HENRI.

Laissez-moi l’accompagner jusqu’au pied de la montagne.

HARVEY.

Capitaine Wharton, en route ! Si vous ne tenez pas à la vie, moi j’y tiens, et je ne veux pas la perdre : elle m’est devenue trop précieuse.

HARPER.

Il dit vrai, capitaine, il faut partir ; je me charge de votre aimable sœur : c’est moi qui la conduirai jusqu’au bas de cette montagne. Soyez sans crainte.

HENRI.

Qui donc êtes-vous, vous dont je subis malgré moi l’influence ?

HARPER.

Vous le saurez un jour, et ce jour peut-être n’est pas éloigné. Nous nous reverrons, capitaine, et j’espère que nous serons amis. Sans adieu. Retournez à New-York : vous laissez parmi nous un ange qui vous protégera. Miss Wharton, si Dieu m’eût accordé une fille, je lui demanderais qu’elle vous ressemblât. Recevez la bénédiction d’un soldat : demain, j’espère, Dieu nous accordera la sienne.

HARVEY, qui, pendant ce couplet, est allé à la découverte sur la montagne.

Allons, capitaine, en marche.

Ils sortent tous de la cabane.

HENRI, s’arrêtant sur le chemin.

Adieu, ma sœur ! Quand te reverrai-je !

FRANCIS.

Adieu, mon cher Henri ! adieu !

HARVEY.

Songez-y bien, miss Francis, il nous faut deux heures.

Harper et Francis remontent le chemin de la montagne ; Henri et Harvey disparaissent par la coulisse à la gauche de l’acteur.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente une salle dans la ferme de Fishkill ; portes à droite et à gauche ; une grande pendule de campagne est à la droite de l’acteur. Le fond est fermé par de grandes portes qui doivent glisser sur des coulisses, de manière à découvrir les derniers plans du théâtre, quand on les ouvre.

 

 

Scène première

 

SARA, WHARTON, FRANCIS, entrant par la porte à droite de l’acteur

 

WHARTON.

C’est donc toi que je revois, ma chère Francis. Mais dans quelle mortelle inquiétude m’a plongé ton absence. D’où viens-tu ? Qu’as-tu fait ? Tu parais épuisée de fatigue.

FRANCIS.

Ne m’interrogez pas, mon père, je vous en conjure. Sara a dû vous rassurer. Oui, je devais vous quitter durant quelques heures. Le salut de mon frère l’exigeait.

WHARTON.

Ton frère ! pendant ton absence il est parvenu à s’évader.

FRANCIS.

Je le sais. – Je l’ai vu.

WHARTON.

Tu l’as vu ! Dans quel lieu ?

FRANCIS.

Je ne puis vous le dire. J’ai juré de me taire. – Encore une fois, ne m’interrogez pas.

WHARTON.

Mon Henri est sauvé maintenant.

FRANCIS, regardant la pendule.

Sauvé ! non, mon père : une heure... une mortelle heure encore d’inquiétudes et d’angoisses.

SARA.

Que veux-tu dire, chère Francis ?

FRANCIS.

Répondez : Dunwodie n’est-il pas revenu ?

WHARTON.

Pas encore... Avec quelle impatience nous l’attendons ! – Il a couru chercher monsieur Harper. Il ne doute pas que ce protecteur inconnu n’obtienne de Washington la grâce de mon fils.

FRANCIS.

Détrompez-vous : point de grâce à espérer de Washington. Si Henri retombe entre les mains des Amé ricains, si les dragons de Dunwodie marchent à sa poursuite, toute retraite est impossible, et il est mort.

WHARTON.

Grand Dieu !

SARA.

Ma sœur !

FRANCIS.

C’est à moi, à moi seule, qu’est donné le pouvoir de le sauver. J’entends du bruit... Oui, c’est le major qui arrive. – Allons, du courage, mon père, ma sœur ; laissez-moi : il faut que je l’attende ici.

WHARTON.

Tu m’effraies !

FRANCIS.

Non, non. Calmez-vous ; allez. Sara, je te recommande mon père.

 

 

Scène II

 

FRANCIS, à l’écart sur la droite, DUNWODIE, LAWTON, entrant par la gauche

 

LAWTON.

Oui, major, il a fui ! il nous a trompés ! et c’est ce colporteur, ce misérable espion !

DUNWODIE.

Quelle imprudence ! fuir quand je vais chercher les moyens de le sauver, quand tout me garantit que nous obtiendrons sa grâce.

LAWTON.

Major, je me suis laissé duper comme une recrue de huit jours, j’en conviens. Moi, le capitaine Lawton ! Et par qui ? par cet Harvey Birch. – Mais tout n’est pas désespéré. – Les soldats envoyés à la poursuite des fugitifs ne doutent pas qu’ils ne soient cachés dans quelque partie de la montagne de Fishkill, et si vous donnez des ordres pour que tout le régiment monte à cheval, nous parviendrons aisément à les cerner.

DUNWODIE.

Oui, sans doute, il le faut. Cruel devoir ! Mais mon honneur, l’honneur du corps l’exigent. Capitaine, faites exécuter mes ordres ; que les dragons montent à cheval, je vais me mettre à leur tête.

 

 

Scène III

 

FRANCIS, DUNWODIE

 

FRANCIS, à part.

Je tremble ! Ô mon Dieu, inspire-moi !

À Dunwodie.

Dunwodie !...

DUNWODIE.

Ah ! Francis !

FRANCIS.

Êtes-vous donc affligé que mon frère ait échappé à la mort ?

DUNWODIE.

Il ne l’aurait pas subie : n’aviez-vous pas la promesse de Harper ?

FRANCIS.

Et si vous vous trompiez sur sa puissance.

DUNWODIE.

Sur la puissance de Harper ! non, Francis, je ne me trompe pas. Je ne l’ai point rencontré au quartier-général ; mais j’ai laissé une lettre pour lui ; je lui rappelle sa parole. Il doit l’avoir reçue maintenant, et la grâce de Henri ne tardera pas sans doute à venir. – Mais cette fuite avec un espion des Anglais ! Grand Dieu ! pourquoi Henri m’a-t-il réduit à cette cruelle alternative.

FRANCIS.

Que dites-vous ?

DUNWODIE.

Ne faut-il pas que je le poursuive ? que je fasse tous mes efforts pour le ressaisir, moi qui donnerais mon sang pour le sauver ?

FRANCIS.

Et pourquoi le poursuivre ? N’avez-vous pas fait assez pour votre pays, sans qu’il exige de vous un pareil sacrifice.

DUNWODIE.

Miss Wharton, ce n’est pas seulement mon pays, c’est mon honneur qui parle. N’est-ce pas le corps que je commande qui était chargé de le garder ? ne sait-on pas qu’il est mon ami ? ne sait-on pas que je vous adore ? ne sera-t-on pas en droit de penser que j’ai moi-même favorisé son évasion ? Ah ! si l’on osait... Adieu, Francis. – Plaignez-moi : je pars.

FRANCIS.

Arrêtez.

À part, en regardant la pendule.

Que cette aiguille est lente.

Haut.

Vous me quittez ainsi, Dunwodie ?

DUNWODIE.

Ah ! je suis le plus malheureux des hommes.

FRANCIS.

En s’éloignant, mon frère m’a remis ce billet pour vous.

DUNWODIE.

Pour moi !

FRANCIS.

Lisez, major, lisez.

DUNWODIE.

Que vois-je ? Pauvre Henri ! quel bonheur il me présente !... mais dans quel moment !... Ah ! Francis, vous ignorez sans doute ce que désire votre frère ? Il veut que vous soyez à moi, que je devienne votre époux... aujourd’hui même !... Pardon, Francis, pardon. Je n’ose achever : vous ne m’écouteriez pas, vous me repousseriez, je le sens !... et mon devoir m’ordonne de m’éloigner, de poursuivre Henri.

FRANCIS.

Vous voulez donc qu’il périsse ?

DUNWODIE.

J’obtiendrai sa grâce, Washington ne me la refusera pas ; mais il faut qu’il redevienne mon prisonnier ; il le faut. On m’attend : adieu, je dois partir.

FRANCIS, à part.

Partir ! et le temps semble ne pas marcher.

Haut.

Vous voulez me quitter ? Vous les sacrifiez donc à un devoir chimérique, ces sentiments de tendresse que vous m’avez tant de fois jurés. Vous ne vous souvenez plus de ce jour où, partant pour l’armée, vous me dites : « Francis, je vais combattre ; votre image me suivra partout ; je reviendrai ; soyez toujours Américaine ; faites des vœux pour votre patrie. » Eh bien ! je n’ai pas cessé un instant de prier pour elle et pour vous. Je demandais au Ciel des triomphes qui devaient vous ramener près de moi. Et vous, Dunwodie, quand mon frère, exposé à la mort, vous conjure d’être le protecteur de sa famille, l’appui, le soutien de sa sœur, de cette Francis qui vous était si chère, vous ne songez qu’à m’abandonner.

DUNWODIE.

Francis !...

FRANCIS, à part, regardant la pendule.

Un quart d’heure encore !...

Haut.

Allez, partez, je ne vous retiens plus !

Elle va s’asseoir sur une des chaises placées près de la pendule.

DUNWODIE, s’approchant d’elle.

Que dites-vous, Francis ? Cette union que j’ai si ardemment désirée, que votre frère commande aujourd’hui, vous consentiriez à la former ?

FRANCIS, les yeux fixés sur la pendule.

Henri n’est-il pas encore sous le coup de la mort, et les prières des mourants ne sont-elles pas sacrées ?

DUNWODIE.

Ah ! répétez-moi que vous m’aimez toujours.

FRANCIS.

Vous répéter que je vous aime, Dunwodie !... Ne le savez-vous pas ? Voyons, Édouard, écoutez-moi :

Il s’assied près d’elle.

Cet amour dont vous doutez, n’en ai-je pas fait le charme et le bonheur de ma vie ? Le passé ne vous répond-il pas de moi ? Quand, tout jeunes encore, nous nous indignions ensemble de l’état de servitude de notre pays, quand nous désirions et présagions déjà ses belles destinées, c’est vous qui m’inspiriez l’amour de la patrie, et c’est moi qui vous animais du besoin de combattre pour elle. Nous avions les mêmes désirs, les mêmes penchants, la même tendresse... Et j’aurais changé ! Non, mon ami ; non, mon Édouard. J’ai appelé de tous mes vœux le moment qui devait nous unir. Eh bien ! ce moment est arrivé !

DUNWODIE.

Qu’entends-je !

FRANCIS.

Oui, mon bien-aimé ! oui, je suis à toi ! – Ce n’est pas à mon frère que j’obéis

DUNWODIE.

Ô bonheur !... Francis, ma Francis !...

FRANCIS, jetant les yeux de temps en temps sur la pendule.

C’est mon âme tout entière qui se donne !...

Cinq heures sonnent ; Francis se lève.

Cinq heures ! Ah ! mon frère est sauvé !...

DUNWODIE.

Que veux-tu dire ?

FRANCIS.

Oui, je suis à toi ! bien à toi ! – Je ne t’ai pas trompé, je t’aime... je t’aime plus encore. – Dispose de moi, de mon avenir, de ma vie ! – Mon frère est sauvé !

DUNWODIE.

J’ai peine à comprendre !... Mais quel est ce bruit ?

 

 

Scène IV

 

FRANCIS, DUNWODIE, LAWTON, UN AIDE-DE-CAMP de Washington, DRAGONS

 

LAWTON.

On se bat dans la plaine, major, et vos dragons s’impatientent. Un aide-de-camp du général en chef vient d’arriver en toute hâte : le voici.

L’AIDE-DE-CAMP.

Faites diligence, major. Voilà les ordres de Washington : trois bataillons anglais sont déjà détruits ; les braves Français fout des merveilles du côté de New-York ! Vive l’Amérique, major ! vive l’Amérique ! Nous ne finirons pas sans vous.

Il sort après avoir remis une dépêche au major.

DUNWODIE.

À cheval, Lawton, à cheval ! – Harper a reçu ma lettre. – Écoutez, Francis, écoutez.

Il lit.

« Major, j’ai appris l’évasion de l’espion anglais ; son arrestation est sans importance en comparaison des devoirs que vous avez à remplir. Si vos dragons sont à sa poursuite, rappelez-les, et ne perdez pas de temps pour venir me rejoindre au château de Haarleem ».

FRANCIS.

Dieu soit loué !... Je vous reverrai, Dunwodie !... Mon père... Sara... mon frère est sauvé !

Elle sort par la droite. On entend le canon dans le lointain.

DUNWODIE, continuant de lire.

« Le capitaine Lawton occupera la ferme de Fishkill avec cent hommes, et veillera à la sûreté de la famille Wharton. »

LAWTON.

Moi, rester ici quand on se bat ailleurs !

DUNWODIE.

Mon ami, je vous confie ce que j’ai de plus cher au monde ; ne les abandonnez pas !

Il sort par la droite.

 

 

Scène V

 

LAWTON, DRAGONS

 

LAWTON.

Eh bien ! camarades, vous maudissez comme moi l’inaction à laquelle nous sommes condamnés. Par saint George ! voilà bien la plus mauvaise idée qu’ait pu avoir Washington ?... Allons, mes amis, ouvrez ces portes, et qu’au moins nous voyions le triomphe de nos camarades !

On ouvre les portes du fond ; on voit la campagne ; une colline praticable occupe les derniers plans du théâtre ; des piquets de dragons sont placés au pied de la colline.

UN DRAGON.

Capitaine, voyez-vous là-bas ? Je reconnais notre uniforme.

LAWTON.

Oui, le major est chargé de garder le château de Haarleem. Je vois d’ici tout le plan de la bataille. Si les Anglais le débusquaient, tout serait perdu.

 

 

Scène VI

 

SARA, WHARTON, FRANCIS, LAWTON, DRAGONS

 

FRANCIS.

L’incertitude est un supplice trop cruel : venez, mon père ; suis-moi, Sara.

LAWTON.

Que venez-vous faire ici, mesdames ?

FRANCIS.

Ah ! capitaine, savez-vous quelques nouvelles ? Que devient Dunwodie ? Après avoir tremblé si longtemps pour mon frère, faut-il maintenant craindre‘ pour mon époux ?

SARA.

Oui, parlez, capitaine Lawton !

LAWTON.

Du courage, mesdames : le major défend le château de Haarleem ; il en rendra bon compte à Washington.

SARA.

Puissiez-vous dire vrai : car maintenant, ma Francis, tu m’as rendue infidèle à mes opinions. Je ne fais plus de vœux pour les Anglais.

WHARTON.

C’est pour la paix qu’il faut en faire aujourd’hui, mes enfants.

FRANCIS.

Puissions-nous ne pas la payer trop cher !

LAWTON.

Que vois-je ! Des tourbillons de fumée s’élèvent dans les airs ! Le château est en feu !

FRANCIS.

Le château ! grand Dieu ! Et Dunwodie !

LAWTON.

Et je n’y suis pas !

SARA.

Quel est cet homme qui descend de la montagne ?

WHARTON.

Est-ce un Américain ? est-ce un Anglais ?

LAWTON.

Un Anglais !

HARVEY, descendant la colline. On entend un coup de feu.

Ah ! les dragons de Virginie !

LAWTON.

Je ne me trompe pas : c’est Harvey Birch.

LES DRAGONS.

L’espion ! l’espion ! Mort à l’espion !

FRANCIS, courant à lui.

Il est blessé.

LAWTON.

Enfin, nous le tenons ; et cette fois-ci...

FRANCIS, se plaçant entre les dragons et Harvey, à qui elle prodigue ses soins.

Capitaine ! il a sauvé mon frère.

HARVEY.

Oui, il est sauvé ; j’ai rempli ma promesse : depuis une heure il est sur un brick anglais.

LAWTON.

Misérable espion ! il y a des balles pour lui. – Il est plus heureux qu’un honnête homme. – C’est toi, sans doute, qui as servi de guide aux Anglais.

HARVEY.

Oui, je leur ai servi de guide. C’est moi qui les ai conduits au château de Haarleem. Regardez là-bas.

LAWTON, s’avançant vers le fond.

Les habits rouges sont en pleine déroute.

HARVEY.

Oui, les Anglais sont en fuite : les voyez-vous remonter dans leurs barques ?... C’est de là qu’est partie la balle qui m’a frappé.

Bas à Francis.

Ils me la devaient bien ! je leur ai fait assez de mal depuis dix ans.

FRANCIS.

Que veut-il dire ?

DRAGONS.

Pas de grâce, capitaine ! mort à l’espion !

HARVEY.

Espion !... Oui... espion de l’armée anglaise, n’est-ce pas ?

Les dragons veulent se jeter sur lui.

FRANCIS.

Arrêtez !

HARVEY.

Oh ! que je souffre ! Voilà donc la récompense... Je vais mourir... mourir déshonoré !... Non, non ! Miss Francis, capitaine Lawton, prenez cet écrit ; lisez.

 

 

Scène VI

 

SARA, WHARTON, HARVEY, FRANCIS, WASHINGTON, DUNWODIE, LAWTON, ÉTAT-MAJOR, TROUPES, PAYSANS

 

LAWTON.

Quelle foule accourt de ce côté ? C’est l’état-major. Dragons, à vos rangs : le général en chef.

HARVEY.

Washington !

FRANCIS.

Dunwodie est avec lui !

Elle court au devant de Dunwodie.

WASHINGTON.

Capitaine, vous m’en voulez, n’est-il pas vrai ?

LAWTON.

Général, j’ai obéi ; mais bien à contrecœur.

WHARTON.

Monsieur Harper...

FRANCIS.

Washington !

WASHINGTON.

Oui, chère Francis, oui, c’est Washington ! Mais que vois-je ! Harvey Birch !

LES DRAGONS.

Harvey Birch ! l’espion ! Mort à l’espion !

WASHINGTON.

Arrêtez !

HARVEY.

Je meurs, général ; je meurs de la main des Anglais. Mais êtes-vous vainqueur ?

WASHINGTON.

Oui : cette journée a fixé pour jamais notre sort. Clinton et Cornwalis sont embarqués ; l’Angleterre renoncera à soutenir plus longtemps une lutte devenue impossible. L’Amérique a conquis son indépendance.

HARVEY.

Et moi, je meurs... ! Le déshonneur me suivra-t-il dans la tombe ? Pardonnez-moi... j’ai donné à miss Francis cet écrit

WASHINGTON.

Lisez, miss. – Écoutez, messieurs.

FRANCIS, lisant.

« Un voile impénétrable pour tout autre que pour moi a couvert longtemps la conduite du colporteur Harvey Birch. Je déclare par ces présentes que Harvey Birch a été constamment l’ami fidèle et désintéressé de son pays ; qu’il lui a fait le plus grand des sacrifices, celui de son honneur. Puisse Dieu lui accorder la récompense qu’il n’a pas voulu recevoir des hommes.

« GEORGE WASHINGTON. »

HARVEY.

Je meurs content ! L’Amérique est libre, et ma mémoire ne sera pas maudite.

Il meurt.

WASHINGTON.

Oui, braves Américains, respect à sa mémoire ! Que nos drapeaux s’abaissent sur sa tombe ! Il a, comme vous, contribué à nous donner une patrie !... Vive l’Amérique, mes amis !

TOUT LE MONDE.

Vive l’Amérique !


[1] Henri Wharton et Williams doivent avoir tous deux un gilet blanc, un pantalon blanc et des bottes à revers.

[2] Le costume d’Harvey Birch, lorsqu’au troisième acte il paraît déguisé en ministre, est un habit marron, une veste noire, des culottes noires, des bas de soie noire, des bottes à revers et un chapeau à larges bords.

[3] Lawton, Sara, Francis, le Ministre, Williams, Wharton, Henri ; dragons dans le fond, au dehors de la porte.

[4] Toute cette scène se joue sur le devant du théâtre, et à demi-voix.

[5] Ici Henri et Williams changent d’habits.

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