L’envers d’une conspiration (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 4 juin 1860.

 

Personnages

 

CHARLES II, roi d’Angleterre

EVAN MAS DONALD

LE COLONEL GEORGE HAMILTON, ardent presbytérien

CUDDY, domestique d’Evan Mac Donald

LE COMTE DE MONTROSE

ASHLEY

MIDDLETON

VOGHAN

PREMIER BOURGEOIS

DEUXIÈME BOURGEOIS

PITTER BACH

LE CAPITAINE

PREMIER OUVRIER

DEUXIÈME OUVRIER

UN DOMESTIQUE

UN CRIEUR

LA REINE CATHERINE DE BRAGANCE, femme de Charles II

MISS EDITH HAMILTON, sœur du colonel Hamilton

NANCY, sa suivante

MADAME BACH

 

1600. Le premier acte, en Hollande ; les autres actes, à Londres.

 

 

ACTE I

 

L’intérieur d’une petite maison isolée, bâtie sur la plage de Scheveningen, à deux lieues de La Haye. À droite, un grand fauteuil, une table, une fenêtre ; porte au fond, porte à gauche ; sièges ; un grand bahut.

 

 

Scène première

 

PITTER BACH, MADAME BACH

 

Au lever du rideau, ils sont à table et achèvent de souper. Pitter avale un petit verre d’eau-de-vie, se renverse sur le dossier de sa chaise et fait claquer sa langue d’un air satisfait ; puis il prend une pipe et la bourre de tabac qui se trouve dans un grand pot placé sur la table. Madame Bach commence à enlever le couvert.

PITTER.

Là, maintenant que Dieu nous a fait la grâce de nous donner un bon souper, un morceau de fromage pour dessert, et un verre de schiedam par-dessus, je crois, madame Bach, que ce que nous avons de mieux à faire, sauf meilleur avis, c’est de le remercier de ses bontés, et de nous mettre au lit ; qu’en dites-vous ?

MADAME BACH, continuant à débarrasser la table.

Vous savez, Pitter, que je vous suis soumise en tout point ; qu’il soit donc fait selon votre volonté.

PITTER.

Oui, oui, oui ! Je sais que vous êtes une bonne femme, un peu bavarde, un peu...

On frappe à la porte.

Bon ! qui frappe à pareille heure ?

MADAME BACH, regardant le coucou, à droite.

En effet, neuf heures et demie.

PITTER.

Ne serait-ce point ce cavalier qui nous donne dix souverains par mois pour disposer de temps en temps, pendant une nuit, de notre maison ?

MADAME BACH.

Vous n’avez aucune mémoire, Pitter ; rappelez-vous que, fatigué, la dernière fois qu’il est venu, d’avoir frappé une heure avant de parvenir à nous réveiller, il vous a demandé une clef, que vous lui avez donnée.

PITTER.

C’est vrai ; peut-être aussi est-ce quelqu’un qui se trompe.

On frappe de nouveau.

Ah ! ah !

MADAME BACH.

Demande qui cela est... Veux-tu que je demande, moi ?

PITTER, d’un ton peu rassuré.

Non ; si ce sont de mauvais coquins, comme il en rôde la nuit sur notre plage de Scheveningen, ou des matelots ivres, mieux vaut que ce soit moi qui leur parle ; une voix d’homme impose plus qu’une voix de femme.

On frappe une troisième fois.

Que voulez-vous ?

UNE VOIX DE FEMME.

Entrer, d’abord.

PITTER.

Et pour quelle cause voulez-vous entrer ?

LA VOIX.

Pour vous faire gagner cent florins.

PITTER et MADAME BACH, se regardant.

Cent florins ?

LA VOIX.

Seulement, ouvrez vite ; je désire ne pas être vue.

PITTER, faisant tourner la clef dans la serrure.

Je crois que je puis, d’après le son de cette voix, ouvrir sans danger.

Une femme voilée pousse la porte.

 

 

Scène II

 

PITTER BACH, MADAME BACH, UNE DAME VOILÉE

 

LA DAME.

Oui, mon cher maître Bach, vous le pouvez. Là !... maintenant, refermez cette porte.

PITTER.

Pardon, madame, mais qui êtes-vous ?

LA DAME, levant son voile.

Vous me faites justement la seule question à laquelle je ne puisse pas répondre.

MADAME BACH.

Seriez-vous poursuivie ?

LA DAME.

Je ne crois pas... Épiée tout au plus ; mais, par bonheur, je suis à peu près sûre de n’avoir été vue de personne. Causons donc tranquillement de nos affaires.

PITTER.

Nous avons donc des affaires ensemble ?

LA DAME.

Pas encore... Mais nous allons en avoir, à ce que je présume.

MADAME BACH.

Alors, madame, donnez-vous la peine de vous asseoir.

LA DAME, s’asseyant.

Volontiers... Je suis venue à pied, et comme je n’ai pas une grande habitude de marcher, surtout dans le sable, je suis fatiguée.

MADAME BACH, à son mari.

C’est une grande dame !

PITTER.

Hum ! il est bien tard pour une grande dame.

LA DAME.

Voici donc ce que je voulais vous dire...

PITTER.

À propos des cent florins dont vous me parliez tout à l’heure ?

LA DAME.

Justement, maître Pitter.

PITTER.

Je vous écoute.

LA DAME.

J’aborde nettement la question. Pouvez-vous me céder votre maison pour cette nuit ?

PITTER.

Plaît-il ?

MADAME BACH, à son mari.

Notre maison ! Madame demande si, pour cette nuit, nous pouvons lui céder notre maison.

PITTER.

J’entends bien... j’entends bien, et c’est justement ce qui m’embarrasse.

LA DAME.

Répondez : oui ou non.

PITTER.

Je répondrais bien oui.

LA DAME.

Si vous répondez oui, les cent florins sont dans cette bourse.

MADAME BACH.

Tu entends, Pitter, les cent florins.

PITTER.

Parbleu ! oui, j’entends... seulement, il y a une difficulté.

LA DAME.

Laquelle ? Dites. Peut-être la lèverons-nous.

PITTER.

Notre maison n’est pas tout à fait libre, madame.

LA DAME.

Comment cela ?

PITTER.

Nous l’avons louée à un gentilhomme.

LA DAME.

Qui s’appelle ?

PITTER.

Je ne saurais vous dire, madame ; quand nous lui avons demandé son nom, il nous a fait la même réponse que vous quand nous vous avons demandé le vôtre.

LA DAME.

Mais si, en effet, comme vous le dites, maître Pitter, un gentilhomme a loué votre maison, comment se fait-il que ce soit vous qui l’habitiez, et non pas lui ?

PITTER.

Excusez-moi, madame, mais il ne l’a pas louée pour l’habiter.

LA DAME.

En ce cas, à quoi lui sert-elle ?

PITTER.

À y venir de temps en temps passer une nuit.

LA DAME.

Ah ! ah !

MADAME BACH.

En tout bien tout honneur, madame ; sans cela, croyez bien que, ni pour or, ni pour argent, il ne l’aurait eue.

LA DAME.

Je vous crois, madame Bach... Mais qu’appelez-vous de temps en temps ?

PITTER.

Dame ! depuis trois mois, et même plus, que nous avons fait marché avec lui, à dix souverains par mois, il n’est encore venu que trois fois.

LA DAME.

Ce serait donc un grand hasard qu’il vînt cette nuit ?

PITTER.

Dame !...

LA DAME.

Ne le pensez-vous pas ?

MADAME BACH.

En effet, n’est-ce pas, Pitter ?

PITTER.

Aussi, s’il faut vous le dire, je ne vois pas un énorme inconvénient...

LA DAME.

À ce que, après avoir reçu dix souverains du cavalier inconnu, vous receviez cent florins de la dame voilée ?

PITTER.

Si cependant, madame, tandis que vous êtes là, le cavalier arrivait...

LA DAME.

Est-il jeune ?

MADAME BACH.

Autant que nous en avons pu juger, sous le manteau qui l’enveloppait, ce doit être un homme de trente à trente-cinq ans.

LA DAME.

Le croyez-vous de bonne naissance ?

PITTER.

Je lui ai, pour ma part, trouvé fort grand air.

LA DAME, se levant.

Alors, voyant une femme, il aura, selon toute probabilité, la courtoisie de me céder la place.

MADAME BACH.

Oh ! sans aucun doute !

PITTER.

Cependant, notez ceci : nous ne répondons de rien.

LA DAME.

Je ne vous demande pas d’être sa caution. Voici vos cent florins.

PITTER, à sa femme.

Eh bien, tu les prends ?

MADAME BACH.

Pareille bénédiction ne tombe pas sur une maison tous les jours.

PITTER.

Madame a-t-elle d’autres ordres à nous donner ?

LA DAME.

Mettez cette lampe sur la cheminée.

Elle tire de sa poche une lettre qu’elle relit.

MADAME BACH.

Elle y est.

LA DAME.

Desservez cette table.

PITTER.

C’est fait.

LA DAME.

Approchez-la de la fenêtre.

PITTER.

Est-ce bien ainsi ?

LA DAME.

Ah ! maintenant, vous n’avez peut-être pas ce que je vais vous demander.

MADAME BACH.

Que madame dise toujours.

LA DAME.

J’ai besoin de trois bougies.

MADAME BACH.

Nous les avons... Ce cavalier ne brûle que de la cire. Trois bougies, Pitter !

PITTER.

Où faut-il les placer ?

LA DAME.

Sur la table. Maintenant...

Indiquant la première porte à gauche.

Cette porte est celle de votre chambre à coucher, n’est-ce pas ?

MADAME BACH.

Oui, madame.

LA DAME.

Elle doit avoir une sortie sur la plage ?

MADAME BACH.

Non ; mais les fenêtres sont basses et peuvent servir de portes.

LA DAME.

Cela revient au même.

PITTER.

C’est étrange ! Vous nous faites juste les mêmes questions que nous a faites le gentilhomme.

LA DAME.

Étrange, en effet. Finissons... Vous êtes d’honnêtes gens ?

PITTER.

Oh ! madame, les Bach sont connus de père en fils.

LA DAME.

C’est pour cela probablement que je m’adresse à vous.

PITTER.

On n’a fait que nous rendre justice.

LA DAME.

Promettez-moi de ne vous livrer à aucune recherche pour savoir qui je suis, ni ce que je viens faire chez vous.

PITTER.

Foi de Pitter !

LA DAME.

Et vous, madame Bach ?

MADAME BACH.

Du moment que Pitter a donné sa parole, c’est pour nous deux.

LA DAME.

Allez donc, et me laissez seule.

MADAME BACH, à son mari.

C’est égal, je voudrais bien savoir ce qui va se passer ici.

PITTER.

Madame Bach, mettez vos yeux dans votre poche, et votre langue par-dessus. Quant à moi, je suis sourd et aveugle.

LA DAME.

Pendant que vous y êtes, soyez encore muet, il ne vous en coûtera pas davantage.

Pitter et sa femme sortent.

 

 

Scène III

 

LA DAME VOILÉE, seule

 

J’avais peur que la négociation ne fût plus longue et plus difficile.

Regardant l’heure à une montre enrichie de pierreries.

Dix heures ! La personne que j’attends doit être à son poste. Donnons le signal ; seulement, ne nous trompons pas... Voyons.

Lisant un fragment de lettre.

« Le 25 mai, 1660, je serai, à dix heures du soir, dans la maison à droite en regardant la mer, par la fenêtre de la maison de Pitter Bach ; si vous avez pu, madame, obtenir de ceux qui l’habitent que cette maison vous soit abandonnée, vous allumerez trois bougies ; vous les placerez sur une seule ligne, en face de la fenêtre ; vous éteindrez les deux bougies des extrémités, puis enfin vous lèverez celle du milieu au-dessus de votre tête. Un signal pareil vous répondra. Alors, madame, vous saurez que je suis arrivée, et je saurai, moi, que je n’ai rien à craindre, non plus que les personnes qui m’accompagnent. »

Elle allume les trois bougies à la lampe, qu’elle éteint, les dispose sur une seule ligne, puis regarde de nouveau la lettre.

C’est bien cela, on répond !

Elle souffle les bougies des deux extrémités, et élève au-dessus de sa tête celle du milieu.

Très bien ! le signal se répète. Dieu soit loué !

Elle enlève la bougie allumée, la place sur la cheminée, ferme la fenêtre, va à la porte et écoute. Au bout d’un instant, on frappe trois petits coups.

Est-ce toi ?

VOIX DE FEMME, au dehors.

Oui, madame.

LA DAME.

Entre vite.

Entre Edith.

Attends.

Elle va fermer la porte.

 

 

Scène IV

 

EDITH, LA REINE

 

EDITH.

Chère reine !

LA REINE.

Que fais-tu donc ?... Dans mes bras, mon enfant ! dans mes bras !

EDITH.

Votre Majesté a reçu ma lettre ?

LA REINE.

Hier.

EDITH.

Hier seulement ?

LA REINE.

Oui.

EDITH.

Bien intacte ?

LA REINE.

Oh ! cela, je n’ose te l’assurer... On imite si bien et si promptement les cachets dans notre heureux temps !

Elle va s’asseoir.

EDITH, joyeuse.

Reine ! tout va changer pour vous et pour le roi votre époux.

LA REINE.

Tu apportes donc de bonnes nouvelles ?

EDITH.

D’excellentes ! Tout va à merveille à Londres... Le parti du roi Charles II s’accroît tous les jours... M. Monk...

LA REINE.

Silence !

EDITH.

Qu’est cela ?

LA REINE.

N’as-tu pas entendu le grincement d’une clef dans cette serrure ?

EDITH.

Oui.

LA REINE.

Entre là !

Elle pousse la jeune fille dans la chambre à coucher, souffle la bougie et attend. Nuit sur le théâtre.

 

 

Scène V

 

LA REINE, UN CAVALIER, enveloppé dans un grand manteau

 

Le Cavalier referme avec soin la porte, tire une lanterne sourde de dessous son manteau, qu’il laisse retomber sur ses épaules, et allume à la lanterne les deux bougies restées sur la table.

LA REINE, s’écriant, au moment où la lumière de la bougie éclaire le visage du cavalier.

Le roi !

CHARLES.

Hein !... quelqu’un !...

LA REINE, répétant avec surprise.

Le roi !

CHARLES.

Une femme ?

LA REINE.

Non pas une femme, sire...

Elle relève son voile.

Mais la reine !

CHARLES.

La reine ! Vous ici, madame ?

LA REINE.

Oui, sire...

CHARLES.

Et que venez-vous faire dans cette pauvre maison, mon Dieu ?...

LA REINE.

J’adresserai la même question à Votre Majesté.

CHARLES.

Moi, madame, je conspire.

LA REINE.

Pour qui ?

CHARLES.

Pour moi... Et vous ?

LA REINE.

Je conspire aussi... Mais, hélas ! contre moi.

CHARLES.

Je ne vous comprends pas.

LA REINE.

Pour qui vous connaît, sire, la réponse est pourtant bien claire... Mariée depuis quelques mois à peine à Votre Majesté, mariée en dehors des conditions ordinaires de la royauté, puisque j’ai le malheur de vous aimer...

CHARLES, galamment.

Vous appelez cela un malheur, madame : alors votre malheur est fait de mon bonheur, à moi.

Il lui baise la main.

LA REINE.

Je sais, sire, qu’il n’existe pas au monde un gentilhomme plus courtois que Votre Majesté ; mais je crains qu’il n’existe pas non plus un mari plus inconstant.

CHARLES, souriant.

Asseyez-vous donc, madame.

LA REINE.

Et vous, sire ?

Elle s’assied.

CHARLES.

Je me tiens debout ; ne suis-je pas l’accusé ?

LA REINE.

Eh bien, tant que nous serons pauvres, sans cour, sans royaume, proscrits de l’Angleterre, exilés de la France, tolérés à peine en Hollande, je vous aurai là, près de moi. Mon Dieu ! vous me tromperez sans doute !... on dit qu’il vous est impossible de rester un mois fidèle à la même femme ; mais vous reviendrez toujours à celle qui, en vous laissant toute votre liberté, vous garde tout son amour ; tandis qu’une fois sur le trône, hélas ! disposant des places, des honneurs, de l’argent de l’Angleterre, favoris et favorites, tout le monde vous aura, excepté moi.

CHARLES.

Oh ! madame !

LA REINE.

Que voulez-vous ! c’est ma destinée... glorieuse peut-être pour l’orgueil, mais triste pour le cœur... Peu importe ! je l’accepte ainsi. Je ne vous ai jamais fait un seul reproche : je ne vous en ferai jamais ! J’ai pour vous la tendresse profonde d’une épouse, mais, avant tout, le dévouement sans bornes d’un ami.

CHARLES.

Je sais cela, madame, et c’est à deux genoux que je devrais vous remercier.

LA REINE.

C’est mon devoir, et l’on ne remercie pas si humblement pour un simple devoir accompli.

CHARLES.

Et, malgré tout cet avenir de chimères, vous n’hésitez pas à conspirer contre vous ?

LA REINE.

Non ; car, en conspirant contre moi, je conspire en même temps pour vous.

CHARLES.

Est-ce indiscret, madame, de vous demander où vous en êtes de votre conspiration ?

LA REINE.

Mais assez avancée.

CHARLES.

En vérité, madame, vous êtes charmante, et j’ai bien envie d’abandonner mon entreprise pour entrer dans la vôtre.

LA REINE.

Sire, deux têtes ne vont pas à un seul corps... Il ne faut pas deux chefs au même complot.

CHARLES.

Je me contenterai de la seconde place, et vous laisserai la première.

LA REINE.

Vous raillez, sire, vous êtes le maître ; seulement,

Elle se soulève.

souvenez-vous d’une chose : c’est que votre femme est fille de cette courageuse duchesse de Bragance qui a donné un trône à son époux.

CHARLES.

Je vous jure, madame, que je ne demande pas mieux que de tenir mon trône de votre main. Mais voyons, où en êtes-vous ?... Je crois que le moment est venu de nous faire nos confidences, puisque, parties de deux points différents, nos deux conspirations tendent au même but. Racontez-moi où vous en êtes de la vôtre, et je vous dirai où j’en suis de la mienne.

LA REINE.

Commencez, sire ; je ne doute pas de la supériorité de vos combinaisons ; quand vous aurez parlé, je verrai si c’est la peine que je parle.

CHARLES.

Hélas ! moi, madame, je dois l’avouer, assez hardi capitaine lorsqu’il s’agit de tenter un coup de main dans le genre de celui de 1651, je suis, lorsqu’il s’agit de négocier, un assez mauvais diplomate ; aussi, dans ce moment, je procède par ambassadeurs.

LA REINE.

Ah !

Elle s’assied.

Et vos ambassadeurs sont... ?

CHARLES.

Ashley Cooper et Middleton.

LA REINE.

Et quelles sont les puissances près desquelles vous les avez accrédités ?

CHARLES.

Ashley Cooper près de M. de Mazarin, Middleton près de M. Monk.

LA REINE.

Et vous vous fiez à vos ambassadeurs ?

CHARLES.

Je ne me fie à personne, madame...

LA REINE.

Eh bien, moi, sire, je sais de bonne source que ces deux hommes vous trahissent et reçoivent de l’argent de vos ennemis.

CHARLES.

C’est probable !... puisque ce sont les seuls qui m’en donnent, il faut bien qu’ils le tirent de quelque part.

LA REINE.

Qu’espérez-vous de M. Monk et de M. de Mazarin ?

CHARLES.

De M. Monk, rien ! de M. de Mazarin, pas grand’chose.

LA REINE.

Les connaissez-vous bien tous deux ?

CHARLES.

Je crois connaître M. de Mazarin aussi bien qu’homme qui soit au monde ; mais M. Monk, c’est autre chose... personne ne le connaît, lui !

LA REINE.

Un second Cromwell, probablement ?...

CHARLES, devenant sérieux un instant.

Oh ! M. Monk est un homme bien autrement secret et mystérieux que M. Cromwell ! M. Cromwell, madame – je ne parle certes point avec partialité de l’homme qui a fait tomber la tête de mon père et qui m’a volé mon royaume – ; mais M. Cromwell était un illuminé : il avait des moments d’exaltation, d’épanouissement, de gonflement, comme un tonneau trop plein. Par les fentes de son orgueil, dans ces moments-là, s’échappaient toujours quelques gouttes de sa pensée, et, à l’échantillon, on pouvait arriver à reconnaître sa pensée tout entière. Cromwell nous a laissé pénétrer ainsi plus de dix fois dans son âme, quand il croyait son âme aussi bien fermée que sa cuirasse. Vous êtes femme, vous êtes jeune, vous êtes belle, vous avez toutes les séductions qu’il est donné à une femme d’avoir ; vous êtes la fille d’une duchesse qui a fait de son mari un roi ; enfin, par votre grand’mère Ève, vous avez le serpent pour cousin ; je vous donne M. de Mazarin à vaincre, et je ne doute pas que vous ne m’ameniez pieds et poings liés le rusé Sicilien. Mais que Dieu vous garde, madame, d’entreprendre de lutter contre M. Monk ! ce n’est pas un illuminé, lui, malheureusement : c’est un politique ; il ne se gonfle pas, il se resserre. Depuis trois ans, il poursuit un projet dans le fond de son cœur, et nul n’a pu voir encore sur quel but se fixent ses yeux. Tous les matins, comme conseillait de le faire Louis XI, il brûle son bonnet de nuit, dans la crainte qu’il ne connaisse ses rêves. Aussi, le jour où ce plan, où cette mine lentement et solitairement creusée, éclatera, elle éclatera avec les innombrables conditions de succès qui accompagnent toujours l’imprévu.

LA REINE.

Mais enfin, que leur faites-vous demander ?

CHARLES.

À M. de Mazarin, un million et cinq cents soldats ; à M. Monk... sa protection...

LA REINE.

La protection d’un soldat de fortune !

CHARLES.

Ce soldat de fortune, madame, tient l’Angleterre dans sa main. Il en fera à sa volonté un royaume, ou, selon son caprice, la gardera en république. Il couronnera qui il voudra, ou Richard Cromwell, ou M. Lambert, ou moi, ou lui-même.

On frappe à la porte.

LA REINE, se levant.

Sire, on frappe. Oh ! mon Dieu !

CHARLES.

Vous me faites oublier que j’attends mes deux messagers dans cette maison, que j’ai louée pour mes conférences secrètes. C’est ou Ashley ou Middleton qui vient au rendez-vous.

LA REINE.

Dois-je me retirer, sire ?

CHARLES, allant à la porte.

Non, restez.

Interrogeant.

Le Louvre ou Newcastle ?

UNE VOIX, en dehors.

Le Louvre.

CHARLES, à la reine.

C’est Ashley Cooper.

Il ouvre la porte.

Entrez.

 

 

Scène VI

 

LA REINE, CHARLES, ASHLEY

 

CHARLES.

Vous le voyez, Ashley, je vous attendais.

ASHLEY.

Votre Majesté n’est pas seule...

CHARLES.

Vous pouvez parler, c’est la reine.

Ashley s’incline. Instant de silence.

Eh bien, pourquoi tardez-vous donc tant à me rendre compte de votre mission ?

ASHLEY.

Je me presserais davantage si j’avais de bonnes nouvelles à annoncer à Votre Majesté.

CHARLES.

Ah ! ah ! le Mazarin refuse le million, à ce qu’il paraît ?...

ASHLEY.

Le roi de France n’a pas d’argent.

CHARLES.

Mais, au moins, nous accorde-t-il nos cinq cents hommes ?

ASHLEY.

Le roi a besoin de tous ses soldats, depuis le premier jusqu’au dernier.

CHARLES.

Ainsi, aucun espoir de ce côté ?...

ASHLEY.

Aucun.

CHARLES, s’essuyant le front.

 Allons, peut-être serai-je plus heureux du côté de M. Monk que du côté de monsignor Mazarino Mazarini...

ASHLEY.

J’en doute, sire !

CHARLES.

Ah ! et pourquoi en doutez-vous ?

ASHLEY.

Parce que je suis venu, de la Haye ici, avec Middleton.

CHARLES.

Étiez-vous donc convenus de vous faire part, avant de m’en faire part à moi, du résultat de votre ambassade, et vous étiez-vous donné rendez-vous à la Haye ?

ASHLEY.

Sire, le hasard seul...

CHARLES.

Où avez-vous laissé Middleton ?

ASHLEY.

À cent pas d’ici. Il savait que Votre Majesté m’attendait le premier.

CHARLES.

Appelez-le.

Ashley va à la porte.

LA REINE, se levant, à Charles.

Doutez-vous encore que ces hommes vous trahissent ?

CHARLES.

Eh ! madame... on trahit bien les puissants ! pourquoi ne trahirait-on pas les faibles ?

LA REINE.

Parce que c’est doublement lâche.

 

 

Scène VII

 

LA REINE, CHARLES, ASHLEY, MIDDLETON

 

CHARLES.

Entrez hardiment, monsieur, puisque je sais d’avance que vous n’avez que de mauvaises nouvelles à m’apporter.

MIDDLETON.

Hélas ! oui, sire.

CHARLES.

Vous avez vu M. Monk, cependant ? vous lui avez parlé à lui-même, comme je vous l’avais recommandé, n’est-ce pas ?

MIDDLETON.

J’ai vu M. Monk, je lui ai parlé à lui-même.

CHARLES.

Il a refusé mes offres ?

MIDDLETON.

Il n’a ni refusé ni accepté.

CHARLES.

Mais enfin, qu’a-t-il répondu ?

MIDDLETON.

Sire, permettez-moi de ne point vous transmettre des paroles qui seraient des outrages, si un rebelle pouvait outrager son roi.

CHARLES.

Mon cher Middleton, je n’ai point tenu à connaître les paroles de M. de Mazarin ; mais M. Monk, lui, est un homme supérieur, et il y a toujours un enseignement dans les paroles d’un homme supérieur. Rapportez-moi donc les paroles de M. Monk, non-seulement sans en altérer le sens, mais sans y changer un mot, sans en distraire une syllabe.

MIDDLETON.

Sire, je n’oserai jamais.

CHARLES.

Je le veux ; je fais plus, je vous en prie.

MIDDLETON.

Vous êtes mon maître, sire, je dois obéir à vos ordres. « Dites à celui que vous appelez le roi, que je ne relève de personne, étant le fils de mon épée. Rien, jusqu’ici d’ailleurs, ne le recommande à mon admiration, ne sollicite pour lui mon dévouement. Il a livré des combats qu’il a perdus... C’est donc un mauvais capitaine... »

LA REINE.

Sire !...

Elle se lève.

CHARLES, lui saisissant le poignet et s’adressant à Middleton.

Continuez...

MIDDLETON.

« Il n’a réussi dans aucune négociation... C’est donc un mauvais diplomate... »

LA REINE.

Sire !...

CHARLES.

Continuez...

MIDDLETON.

« Il a colporté sa misère dans toutes les cours de l’Europe... C’est donc un cœur faible et pusillanime. Que votre roi se montre, qu’il subisse le concours ouvert au génie, et surtout qu’il se souvienne qu’il est d’une race à laquelle on demandera plus qu’à tout autre. Ainsi, monsieur, n’en parlons plus ; je ne refuse ni n’accepte ; je me réserve, j’attends ! »

CHARLES.

Eh bien, quand je vous disais, Middleton, qu’il y avait toujours quelque chose à gagner aux paroles d’un homme supérieur ! M. Monk se donne la peine de m’offrir un conseil ; le conseil doit être bon : je le suivrai...

Il serre la main de la reine.

Messieurs, laissez-moi causer avec la reine des choses importantes que vous venez de me dire.

Middleton et Ashley sortent. Le roi les reconduit.

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, LA REINE

 

CHARLES.

La leçon est sévère ; mais elle profitera, madame, je vous le jure.

LA REINE.

Parlez-vous du fond du cœur, sire ?

CHARLES.

Oh ! je vous en réponds !

LA REINE.

Êtes-vous bien décidé, si quelque occasion favorable se présente de réparer l’échec de Worcester, à saisir cette occasion ?

CHARLES.

Dussé-je y laisser ma tête, oui, madame, sûr que je suis de n’y pas laisser mon honneur.

LA REINE, allant ouvrir la porte de la chambre à coucher.

Viens, mon enfant...

CHARLES.

Comment ! quelqu’un était là ? quelqu’un nous entendait ?...

LA REINE.

Ne vous ai-je pas dit que je conspirais de mon côté ?...

 

 

Scène IX

 

CHARLES, LA REINE, EDITH

 

LA REINE.

Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté miss Edith Hamilton.

CHARLES.

Sœur du colonel George Hamilton, un de mes ennemis les plus acharnés ?

EDITH, passant devant la reine et allant au roi.

C’est vrai, sire... Mais fille de sir Robert Hamilton, qui, au risque de sa tête, vous a donné l’hospitalité, le surlendemain de la bataille de Worcester, et de lady Lane Hamilton.

CHARLES.

Excusez-moi, mademoiselle ; il n’est plus besoin de me rappeler tout ce que je dois à votre famille.

EDITH.

Vous ne lui devez pas encore assez à mon avis, sire ; voilà pourquoi j’étais dans cette chambre, voilà pourquoi je vous écoutais.

CHARLES, tristement.

Alors, vous avez entendu d’assez tristes nouvelles, miss Edith.

EDITH.

Tant mieux, sire ; les miennes ne vous en sembleront que meilleures.

CHARLES.

Comment ?

EDITH.

Sire, par le commandement de la reine, j’ai vu et réuni tout ce que vous avez à Londres d’amis éprouvés.

CHARLES.

Vous ?

Souriant avec tristesse.

Et la réunion a-t-elle été nombreuse ?

LA REINE.

Si nombreuse, sire, que dès demain, si vous étiez à Londres, l’enthousiasme universel vous proclamerait roi.

EDITH.

Je vous le garantis, sire.

CHARLES.

Par malheur, il faut y arriver, à Londres ; et comment voulez-vous que j’y arrive seul, quand je n’ai pas pu y arriver avec dix mille Écossais ?

LA REINE.

C’est que vous avez rencontré M. Cromwell sur votre chemin, sire.

CHARLES.

Mais il me faudrait un bâtiment quelconque, fût-ce une tartane, fût-ce un chasse-marée, fût-ce un canot !

EDITH.

Sire, une felouque est à l’ancre, à deux milles d’ici ; dites un mot, et dans un quart d’heure vous serez à bord.

CHARLES.

Mais si je suis forcé, pour attendre ou préparer les événements, de séjourner quelque temps à Londres avant d’y faire connaître ma présence, où me cacherai-je ?

EDITH.

Chez mon frère, sire ; on n’ira point vous chercher dans la maison du plus fanatique officier du général Lambert.

CHARLES.

Votre frère m’offre un asile dans sa maison ?

EDITH.

Non, sire ; mais moi...

CHARLES.

Vous ?... comment cela ?

EDITH.

C’est bien simple ; écoutez-moi, sire.

CHARLES.

Je ne perds pas un mot de ce que vous allez dire... Parlez...

LA REINE.

Oui, parle, mon enfant, parle.

EDITH.

La maison de mon frère est située rue de Villiers. Nous avons acheté, sous le nom de ma vieille nourrice, une maison attenante à une partie inhabitée de celle de mon frère. Cette maison achetée par moi donne sur la Tamise, et l’on y aborde à la fois par une rue transversale et par la rivière. Pendant que mon frère, qui me croit à Preston, était à l’armée du général Lambert, où il est encore, du reste, j’ai fait percer une porte de ma maison dans la sienne. Cette porte est invisible du côté de la maison de George, elle est cachée par une armoire saillante qui tourne avec elle. – Si vous êtes inquiété dans la maison de mon frère, vous repassez dans la mienne. Celle-là, comme je l’ai dit à Votre Majesté, a deux sorties : l’une sur la rue de Villiers, l’autre sur le fleuve... Une barque stationne constamment sur la Tamise, et...

CHARLES.

Voilà plus de précautions qu’il n’en faut pour me décider. Maintenant, sur quels amis puis-je compter ?

EDITH.

Sur le comte d’Argyle, le comte d’Atthole, le capitaine Graham de Claverhouse, le chevalier Voghan, le comte de Montrose, qui m’ont tous accompagnée... Ils sont ici et seront les matelots de Votre Majesté.

CHARLES.

Mais, pendant la traversée et en mettant pied à terre, j’aurai des ordres à signer.

EDITH.

C’est prévu... Voici des parchemins ; voici le sceau de l’État, qui a été sauvé du château de Dunottar.

CHARLES, à la reine.

Ah ! vous le disiez bien, madame, il n’y a que les femmes qui sachent conspirer. – Quand pouvons-nous partir ?

EDITH.

Quand Votre Majesté voudra... La barque est prête, la felouque attend, les matelots sont là.

CHARLES.

Ainsi donc, grâce à Dieu, rien ne me retient plus sur cette terre d’exil où j’ai tant souffert !

Ashley et Middleton paraissent au fond.

 

 

Scène X

 

CHARLES, LA REINE, EDITH, MIDDLETON et ASHLEY

 

CHARLES.

Messieurs, nous partons à l’instant pour Londres.

ASHLEY.

Que dites-vous, sire ?

CHARLES.

Je dis que mes amis m’attendent, et qu’avant trois jours, je serai assis sur le trône d’Angleterre, ou j’aurai suivi mon père dans la tombe.

MIDDLETON.

Le roi permettra-t-il à ses bien humbles serviteurs de lui faire quelques représentations sur la témérité de son projet ?

CHARLES.

Messieurs, je suis décidé ; c’est à vous de me suivre ou de rester... MIDDLETON.

Sire, nous ne croyons pas qu’il soit de notre devoir de laisser notre roi s’exposer à une mort certaine, et, dans un cas comme celui qui se présente...

CHARLES.

Eh bien ?

MIDDLETON.

Notre dévouement ira...

CHARLES.

Jusqu’où ?... Voyons...

ASHLEY.

Jusqu’à nous opposer au départ de Votre Majesté.

CHARLES.

Par la force ?

MIDDLETON, en s’inclinant.

Par tous les moyens !

CHARLES.

Ah ! vous vous trahissez donc enfin, messieurs ! tout en gardant le masque de fidélité à l’aide duquel vous m’espionniez depuis quatre ans.

MIDDLETON et ASHLEY.

Sire...

CHARLES.

Messieurs, avant d’être roi, je suis gentilhomme ; avant de porter le sceptre, je porte l’épée ! voici mon dernier ordre : Laissez passer le roi !

MIDDLETON et ASHLEY.

Impossible, sire !

CHARLES, la main à la garde de son épée.

Ah !

LA REINE.

Sire ! au nom du ciel !

CHARLES.

Eh ! madame, ne m’avez-vous pas dit que ces hommes étaient des traîtres ?

EDITH, allant au roi.

Sire, la reine vous a dit cela, et moi, à mon tour, bien respectueusement, je vous dis :  

Baissant la voix.

On ne tire pas l’épée contre des traîtres, sire !

CHARLES, bas.

Que fait-on ?

EDITH, même jeu.

On les fait arrêter !

CHARLES.

Voulez-vous me dire comment ?

EDITH, lui montrant le parchemin, tout en se cachant des deux seigneurs.

C’est bien simple : on signe ce parchemin tout écrit, tout scellé, et l’on appelle son capitaine des gardes.

CHARLES, prenant le parchemin.

J’ai donc un capitaine des gardes ?

LA REINE, bas.

Faites ce qu’elle vous dit, sire !

EDITH, bas.

Appelez !

CHARLES, haut.

Holà ! mon capitaine des gardes !

 

 

Scène XI

 

CHARLES, LA REINE, EDITH, MIDDLETON, ASHLEY, LE COMTE DE MONTROSE

 

MONTROSE, sortant de la chambre à gauche.

Me voilà, sire !

CHARLES.

Montrose !

Il va à la table, signe le parchemin et le remet à Montrose.

Arrêtez ces messieurs !

MONTROSE, prenant le parchemin.

Vous êtes mes prisonniers, messieurs. Ordre du roi.

Il tire son épée, et va ouvrir la porte du fond, où quatre matelots se trouvent placés. Ceux-ci s’inclinent à la vue du roi.

CHARLES.

Et maintenant... laissez passer la reine et sa première dame d’honneur !

 

 

ACTE II

 

À Londres. Au fond, le palais de White-Hall ; en avant, la place ; quatre rues praticables y aboutissent ; une cinquième, non praticable, longe une aile du palais et se perd dans le lointain. Des groupes nombreux stationnent sur la place. Dans chacun de ces groupes, on discute bruyamment. Sir John Greenville, vêtu très simplement, est appuyé contre l’angle d’une maison, au coin de la rue, au premier plan à droite.

 

 

Scène première

 

PREMIER OUVRIER, DEUXIÈME OUVRIER, GENS DU PEUPLE, UN BOURGEOIS, SIR JOHN GREENVILLE, puis LE COMTE DE MONTROSE

 

PREMIER OUVRIER, élevant la voix.

Je vous dis que les événements sont graves. Le général Lambert vient de s’emparer de la Tour, et s’y fortifie. Donc, les républicains ont quelque chose à craindre.

DEUXIÈME OUVRIER, de même.

Le général Monk a refusé ce matin de prêter le serment voulu contre les Stuarts. Donc, les royalistes ont quelque raison d’espérer.

PREMIER OUVRIER.

Il faudrait pourtant savoir où nous en sommes. Or, qui peut mieux nous l’apprendre que ceux dont la mission est de nous instruire ?... Je veux parler des papiers publics.

DEUXIÈME OUVRIER.

Personne, assurément ; et comme tout bon Anglais a besoin d’être mis au courant de la situation de son pays, écoutez ce que dit la gazette que j’ai achetée.

Il monte sur une borne de la maison du premier plan à gauche.

PREMIER OUVRIER.

Écoutez ce que dit la feuille que je tiens.

DEUXIÈME OUVRIER, lisant.

« Jamais l’orage qui menaçait la vieille Angleterre n’a été plus près d’éclater qu’en ce moment. »

PREMIER OUVRIER, lisant.

« Jamais, à aucune époque, l’horizon politique ne s’est montré plus pur. »

DEUXIÈME OUVRIER.

« Charles Stuart est à la tête de quinze mille hommes. Il s’apprête à quitter le continent et à faire voile pour l’Irlande. »

PREMIER OUVRIER.

« Charles Stuart, abandonné de tous les siens, s’est vu forcé de sortir des Provinces-Unies et s’est réfugié dans le Tyrol. »

DEUXIÈME OUVRIER.

« Il dispose de trésors considérables. »

PREMIER OUVRIER.

« Il est parti sans payer ses dettes. »

UN BOURGEOIS.

Mes enfants, je ne sais si vous serez de mon avis, mais je trouve que nous voilà parfaitement renseignés.

Mouvement dans les groupes, qui paraissent désappointés.

LE COMTE DE MONTROSE, qui est entré vers le commencement, profite de la discussion et s’approche de sir John.

C’est vous, sir John Greenville ! vous m’attendiez... Faites savoir à nos amis que le roi est à Douvres. La reine sera ce soir ici, chez lady Hamilton, où nous devons la rejoindre. Mais, par malheur, le frère de miss Edith, le colonel Hamilton, est revenu à Londres avec le général Lambert. Miss Edith l’ignore, et si son frère venait à la rencontrer, tout serait compromis. Sir John, c’est vous que je charge du soin de l’en prévenir. Allez...

Sir John s’éloigne. Montrose sort quelques instants après.

UN CRIEUR, venant de la droite et lisant.

« Voici le bill du parlement qui invite tous les bons citoyens à déposer à la Monnaie de Londres les bagues, bijoux, vases d’or ou d’argent qui se trouvent en leur possession, sans en excepter la vaisselle plate et autres objets de poids et de valeur ; lesdits objets, pour être convertis en monnaie courante et appliqués aux besoins de l’État. »

Les groupes se sont portés vers le crieur, qui sort par la gauche.

LE BOURGEOIS, redescendant la scène.

Ouais ! irai-je livrer ce qui est à moi, le fruit de mes pénibles épargnes, avant d’y être bien et dûment contraint ? Morbleu ! il faudrait pour cela que je fusse un bien pauvre homme et d’un jugement bien borné.

 

 

Scène II

 

PREMIER BOURGEOIS, DEUXIÈME BOURGEOIS, sortant de la maison au premier plan à gauche, avec deux gros paquets sous le bras et deux à la main

 

PREMIER BOURGEOIS.

Eh bien, voisin, où allez-vous ainsi, et pourquoi tous ces paquets ? Vous mettez-vous en voyage, ou déménagez-vous, par hasard ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Où je vais ? Parbleu ! ce n’est pas difficile à deviner : porter tous ces objets à la Monnaie de Londres.

PREMIER BOURGEOIS.

Vous les allez porter ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Oui.

PREMIER BOURGEOIS.

De ce pas ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Sans doute.

PREMIER BOURGEOIS.

Et ce sont bien vos bijoux, c’est bien votre argenterie que vous avez pris la peine d’empaqueter ainsi ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Naturellement.

PREMIER BOURGEOIS.

Diantre ! je ne vous croyais pas de cette force !

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Qu’entendez-vous par là ? N’est-il pas d’un bon citoyen de donner l’exemple du dévouement ?

PREMIER BOURGEOIS.

Oui, d’un écervelé.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Vous ne vous disposez donc pas à porter votre offrande à l’hôtel de la Monnaie ?

PREMIER BOURGEOIS.

Je m’en garderai bien, avant de savoir si les autres y porteront la leur.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

On ne voit que cela par les rues.

PREMIER BOURGEOIS.

On ne verra que cela.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Chacun dit qu’il va déposer.

PREMIER BOURGEOIS.

Oui, qu’il ira.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ah ! votre entêtement finira par me donner de l’humeur.

PREMIER BOURGEOIS.

Que voulez-vous ! j’ai pour système de patienter, et, après avoir patienté, de temporiser encore.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Si bien que si je vous imitais, j’attendrais au dernier moment, afin de me trouver avec la foule et de ne plus savoir où déposer tout cela.

PREMIER BOURGEOIS.

À votre place, je craindrais plutôt de ne pas savoir où le retrouver.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Vraiment ? Vous avez bonne opinion de la nature humaine ! Je vous soutiens, moi, qu’il y aura foule. Je connais mes concitoyens.

PREMIER BOURGEOIS.

Moi aussi, je les connais !

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ils porteront leur avoir, mon ami.

PREMIER BOURGEOIS.

S’ils ne le portent pas ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ils le porteront, soyez-en sûr.

PREMIER BOURGEOIS.

S’ils ne le portent pas, qu’en arrivera-t-il ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

On les y forcera.

PREMIER BOURGEOIS.

S’ils sont les plus forts ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Je reprendrai mon bien.

PREMIER BOURGEOIS.

Si on ne veut pas vous le rendre, qu’en arrivera-t-il ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Que vous puissiez crever !

PREMIER BOURGEOIS.

Eh bien, si je crève, qu’en arrivera-t-il ?

DEUXIÈME BOURGEOIS, exaspéré.

Ce sera bien fait !

Il laisse tomber un des paquets ; l’argenterie roule à terre.

 

 

Scène III

 

PREMIER BOURGEOIS, DEUXIÈME BOURGEOIS, EVAN, puis CUDDY, arrivant par le premier plan à droite

 

Cuddy porte une malle sur son épaule et une valise à la main.

EVAN.

Allons, Cuddy.

CUDDY.

Ah ! Votre Honneur !

EVAN.

Eh bien, qu’y a-t-il ?

CUDDY.

Il me semble, sauf le respect que je dois à Votre Honneur, que nous nous éloignons de plus en plus de l’hôtel Worcester.

EVAN.

Comment peux-tu savoir que nous nous éloignons de l’hôtel, puisque tu ignores, comme moi, où il est situé ?

CUDDY.

C’est qu’il me semble qu’en marchant toujours, on doit s’éloigner.

PREMIER BOURGEOIS, à l’autre bourgeois.

Voulez-vous que je vous aide à porter tout cela ?

DEUXIÈME BOURGEOIS, ironiquement.

Non, je ne veux pas que vous m’aidiez !... Je veux seulement que vous ouvriez les yeux, et voyiez qu’il n’y a pas que moi de disposé à obéir au bill.

Montrant Cuddy, qui, pendant qu’Evan examine le palais de White-Hall, s’est arrêté au milieu de la place pour se reposer et qui se dispose à suivre son maître, le deuxième bourgeois saisit Cuddy et l’amène sur le devant du théâtre.

Que fait cet homme, s’il vous plaît ? où va cet homme, s’il vous plaît ?

PREMIER BOURGEOIS.

Comment diable voulez-vous que je le sache ?

DEUXIÈME BOURGEOIS, furieux.

C’est faire preuve d’un bien étrange entêtement !

À Evan.

Monsieur, ce domestique est à vous, n’est-ce pas ?

EVAN.

Auriez-vous dessein de me l’emprunter, monsieur ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Il ne chemine pas les bras ballants, comme quelqu’un qui se promène pour sa santé ou pour son plaisir, n’est-ce pas ?

EVAN.

Monsieur, sa santé est excellente, et je n’ai jamais remarqué qu’il éprouvât le moindre plaisir à changer de place.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Eh bien, monsieur, faites donc comprendre à l’homme que voilà – à cet obstiné, à cet aveugle –, que votre valet ne marche pas les mains vides, qu’il a quelque chose sur le dos, et que je ne suis pas seul à porter des paquets à Londres.

CUDDY, à part.

Voilà, à mon avis, une demande assez originale.

EVAN.

Monsieur, la démonstration que vous sollicitez de moi est si facile, que j’aurais mauvaise grâce à la refuser. – Cuddy, posez, le plus poliment possible, votre malle sur les épaules de monsieur,

Il désigne le premier bourgeois.

et priez-le de la porter jusqu’à l’endroit où nous allons.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

C’est ça ! jusqu’à l’hôtel de la Monnaie.

CUDDY.

Pardon, je ferai observer...

EVAN.

Cuddy, vous avez une mauvaise habitude, mon ami : c’est de toujours parler sans attendre que l’on vous interroge.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

J’y vais aussi, moi, monsieur, et j’en suis fier.

EVAN.

Vous êtes fier d’y aller, vous ! où ça ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

À l’hôtel de la Monnaie. J’y vais aussi.

EVAN.

Vous aussi ! C’est que je n’y vais pas, moi.

PREMIER BOURGEOIS.

Hein ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Comment ?

EVAN.

Non ; on m’a indiqué l’hôtel Worcester. Après cela, si vous croyez que l’on soit plus commodément à celui de la Monnaie, peu m’importe. Je n’ai pas de préférence pour celui-ci plutôt que pour celui-là.

CUDDY.

Ni moi non plus. Oh ! mon Dieu ! du moment que monsieur portera la malle, que ce soit un peu plus près, un peu plus loin...

Il essaye de la repasser au premier bourgeois.

PREMIER BOURGEOIS.

Allez-vous me laisser en paix, vous !

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Vous n’allez pas à la Monnaie ! Et où allez-vous donc ?

EVAN.

Je vous l’ai dit.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Vous n’êtes donc pas de Londres ?

EVAN.

J’y viens pour la première fois.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ce n’est donc pas votre argenterie qui est là-dedans ?

EVAN.

D’abord, mon argenterie, comme celle de tout franc Écossais des hautes terres, tiendrait à l’aise dans une des poches de mon pourpoint. Puis où avez-vous vu, je vous prie, que l’on emportât son argenterie en voyage ?

PREMIER BOURGEOIS, raillant, au deuxième bourgeois.

En voyage ! vous entendez !

Il pouffe malgré lui et rit.

CUDDY, le voyant rire, et pouffant à son tour, en lui désignant le deuxième bourgeois.

Il est très bête, cet homme-là !

DEUXIÈME BOURGEOIS, à part.

J’enrage !

EVAN.

Oui, monsieur, je suis étranger.

CUDDY.

Nous sommes deux étrangers.

EVAN.

Je ne connais âme qui vive dans cette ville, pas même l’unique personne à la bienveillance de laquelle je suis adressé et pour laquelle j’ai une lettre de recommandation. Or, comme ici tout est nouveau pour moi, tout nécessairement excite ma curiosité ou mon intérêt. C’est pourquoi je vous serai obligé de me dire quelle est la place où nous sommes.

PREMIER BOURGEOIS, au second.

Répondez donc !

DEUXIÈME BOURGEOIS.

La place de White-Hall.

EVAN.

Entends-tu, Cuddy ? nous sommes sur la place de White-Hall. – Et pouvez-vous me dire, je vous prie, par laquelle de ces sept fenêtres est sorti le roi Hérode ; car c’est ainsi que, nous autres covenantaires, nous désignons Charles Ier. Vous êtes covenantaire, je suppose ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Monsieur, je ne rends pas compte de mes opinions.

EVAN.

Vous faites bien ; comme ça, on ne court pas risque d’être accusé d’en changer. Quant à moi, que l’on a envoyé à Londres pour servir la cause du parlement et tâcher de me pousser dans l’armée, je n’y mets pas tant de mystère, comme vous voyez. Nous disons donc qu’il y a sept fenêtres et que le roi Hérode est sorti... ?

DEUXIÈME BOURGEOIS, avec humeur.

Par la troisième.

EVAN.

Tu as entendu, Cuddy, c’est par la troisième.

Il remonte la scène et examine le palais.

CUDDY, qui s’est assis sur la malle au milieu du théâtre.

Oui, Votre Honneur.

Se levant et allant au deuxième bourgeois.

Et si monsieur, qui indique si bien, voulait prendre la peine de m’indiquer, à moi, l’hôtel Worcester...

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Est-ce que je le connais ! Allez au diable !

CUDDY, gracieusement.

Monsieur, mon maître ne me quitte jamais, et vous le logeriez à une fâcheuse enseigne. L’hôtel Worcester, s’il vous plaît ?

DEUXIÈME BOURGEOIS, à lui-même.

Quelle patience !

Haut.

C’est à gauche !

CUDDY.

Et puis après ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

À gauche.

CUDDY.

Et ensuite ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ensuite ? ensuite ? Toujours à gauche.

CUDDY.

Merci.

PREMIER BOURGEOIS, à part, en ricanant.

Il en tombera malade.

CUDDY, allant prendre la malle et la valise.

C’est à gauche, Votre Honneur.

EVAN.

Quoi ? qu’est-ce qui est à gauche ?

CUDDY.

Notre hôtel.

EVAN.

Ah ! très bien !

Revenant au deuxième bourgeois.

Monsieur, je suis charmé de vous avoir été bon à quelque chose, et je me félicite de vous avoir rencontré.

Il salue et s’éloigne.

CUDDY, saluant.

Moi pareillement.

Indiquant le premier bourgeois.

Monsieur, là-bas, ne prend pas la malle ?

À part, en sortant.

Il faut convenir que les gens de ce pays-ci sont de drôles de corps.

Ils sortent par le deuxième plan à gauche.

 

 

Scène IV

 

PREMIER BOURGEOIS, DEUXIÈME BOURGEOIS

 

PREMIER BOURGEOIS.

Vous savez que vous ne leur indiquez pas du tout leur chemin, et qu’en tournant à gauche et toujours à gauche, ils vont tout à l’heure se retrouver ici.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

PREMIER BOURGEOIS.

Vous savez, de plus, qu’après cette école, chacun se moquerait de vous, si vous persistiez dans votre dessein.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

PREMIER BOURGEOIS.

Et que l’on n’aurait pas tort de vous interdire.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Et s’il me plaît à moi d’être interdit ! si cela m’arrange ! Quelqu’un a-t-il le droit de se mêler de ce qui ne regarde que moi ?

PREMIER BOURGEOIS.

Personne, mon cher voisin, personne assurément. Adieu, voisin ! ne perdez pas de temps surtout... à cause de la foule.

Il sort en riant par le troisième plan à gauche.

 

 

Scène V

 

LE DEUXIÈME BOURGEOIS, puis CUDDY et EVAN

 

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Les railleries de cet homme, loin de me décourager, me décident. Je vais à la Monnaie... malgré la foule.

Il va pour sortir et s’arrête indécis ; on entend la voix de Cuddy : « À gauche, Votre Honneur ! » Puis enfin il sort par le premier plan à droite.

EVAN, entrant par le premier plan, à gauche.

C’est étonnant comme ces places de Londres se ressemblent ! As-tu remarqué cela, Cuddy ? Ce serait à jurer que cette place est la même que celle... Mais oui... voilà le palais de White-Hall... voilà la fenêtre... par laquelle...

Le deuxième Bourgeois rentre.

Voilà notre monsieur !

CUDDY.

C’est, ma foi, vrai.

EVAN.

Imbécile !

DEUXIÈME BOURGEOIS, à lui-même.

Décidément, je rentre chez moi... j’ai peur de la foule. Qui saura si j’ai été ou si je n’ai pas été à la Monnaie ?

Il se dirige vers sa maison.

EVAN, l’arrêtant.

Monsieur...

DEUXIÈME BOURGEOIS, avec impatience.

Encore ces gens-là !

EVAN.

Vous avez eu l’obligeance d’indiquer à mon domestique...

DEUXIÈME BOURGEOIS, préoccupé, continuant à réfléchir.

Très bien... c’est entendu... À droite.

CUDDY.

Hein ?

EVAN.

Vois-tu, maroufle !

CUDDY.

Mais je vous proteste...

EVAN, au bourgeois.

Et ensuite ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ensuite, quoi ? À droite, monsieur, toujours à droite.

EVAN, à Cuddy.

Tu vois bien que tu avais compris tout de travers.

Au Bourgeois.

Monsieur, je me félicite d’avoir eu l’avantage de vous rencontrer une seconde fois.

Il salue et s’éloigne.

CUDDY, saluant aussi.

Moi de même : seulement, je ferai observer à monsieur qu’il m’avait dit à gauche... Monsieur s’était trompé... n’en parlons plus.

EVAN.

Viens-tu, bavard !

CUDDY.

Voilà, Votre Honneur.

S’adressant de loin au bourgeois en sortant.

Je ne veux pas taquiner monsieur, mais je suis sûr qu’il m’avait dit à gauche.

Il sort par le troisième plan à droite. Le deuxième bourgeois va de nouveau pour rentrer chez lui ; à ce moment, on entend le crieur relire le bill ; quelques personnes le précèdent portant des paquets.

DEUXIÈME BOURGEOIS, quand le crieur a disparu.

Personne ne m’observe !

Il s’avance vers sa maison et ouvre sa porte.

PREMIER BOURGEOIS, reparaissant comme un homme qui semble resté aux aguets.

Ah ! je vous y prends !

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Que la peste l’étouffe !

PREMIER BOURGEOIS.

Donc, nous rentrons chez nous ?

DEUXIÈME BOURGEOIS, au comble de la fureur.

Je rentre... je rentre !... Eh bien, oui, là ! je rentre...

Il referme brusquement sa porte.

PREMIER BOURGEOIS.

Dites donc, voisin, ayez bien soin de mettre toutes choses en place.

On entend grommeler le deuxième bourgeois ; le premier bourgeois entre dans la maison.

 

 

Scène VI

 

EVAN, CUDDY, puis PREMIER BOURGEOIS

 

CUDDY, dans la coulisse.

À droite, Votre Honneur !

EVAN.

Je ne sais si cela te produit le même effet qu’à moi, Cuddy, mais il me semble que je tourne sur moi-même comme une roue de moulin.

CUDDY.

Votre Honneur, c’est-à-dire que ça me prend au cœur.

Reconnaissant la place.

Ah !

EVAN.

Quoi ?

CUDDY.

Mais regardez.

EVAN.

La même place !

Le premier bourgeois paraît ; il est repoussé hors de la maison.

CUDDY.

Avec son bourgeois obligé.

EVAN.

Comment ! nous y sommes encore revenus ?

CUDDY.

Ah ! cette fois...

EVAN, furieux.

Est-ce que tu veux que je t’étrangle !

Allant au premier bourgeois.

L’hôtel Worcester ?

PREMIER BOURGEOIS.

Monsieur ?

EVAN.

L’hôtel Worcester ?

PREMIER BOURGEOIS.

Tout droit, monsieur.

CUDDY, à part.

Ça ne pouvait pas manquer.

EVAN.

Ah ! tout droit ? Savez-vous, monsieur, que je n’ai jamais prêté à rire à personne ?

PREMIER BOURGEOIS.

Monsieur, je n’en doute pas.

EVAN, le secouant.

Savez-vous que je vous trouve le ton et l’allure d’un croquant ?

PREMIER BOURGEOIS.

Plaît-il ?

EVAN.

Savez-vous que je suis le fils de Donald le Noir ?

PREMIER BOURGEOIS.

Eh ! mordieu ! monsieur, fussiez-vous le fils de Donald le Rouge, je ne saurais vous dire autre chose que ce qui est : toujours tout droit.

EVAN.

Ah ! vous persistez ? Pardieu ! puisque vous me tombez sous la main, vous allez payer pour l’autre !

Il le saisit.

PREMIER BOURGEOIS.

Monsieur ! monsieur !...

CUDDY.

C’est cela, Votre Honneur ! Voulez-vous que je vous aide ?...

Il dépose à terre sa malle et sa valise.

EVAN.

Ah ! tout droit, insolent !... Ah ! tout droit, drôle !...

Le Bourgeois parvient à s’échapper et s’enfuit. Cuddy court après lui au moment où Edith entre vivement et prend le bras d’Evan.

 

 

Scène VII

 

EVAN, EDITH, voilée, puis CUDDY

 

EDITH.

Monsieur, au nom du ciel ! dites que je suis votre sœur, votre femme, votre cousine, tout ce que vous voudrez...

EVAN.

Madame !...

EDITH.

Vous êtes gentilhomme ?

EVAN.

Comme le roi.

Cuddy rentre et paraît stupéfait à la vue d’Edith.

EDITH.

Monsieur, il n’y a qu’un manant qui refuse sa protection à une femme qui la lui demande.

EVAN.

Aussi, madame, êtes-vous, dès à présent, sous la garde de mon épée.

EDITH.

Oh ! monsieur, ne vous en servez pas contre lui... Le voilà !

 

 

Scène VIII

 

EVAN, EDITH, voilée, CUDDY, HAMILTON

 

HAMILTON, entrant.

C’est bien sa taille, c’était sa démarche, mais il est impossible que ce soit elle !

EDITH, bas, à Evan.

Monsieur, il y va du plus grave intérêt que ce gentilhomme ne sache pas qui je suis.

EVAN.

Vous pouvez être tranquille : s’il le sait, ce ne sera pas par moi.

Il observe du coin de l’œil, et, voyant Hamilton, il tourne avec Edith, et va pour gagner le troisième plan à gauche. Hamilton les devance. Evan s’arrête.

Pardon, monsieur ; mais est-ce l’habitude, à Londres, d’examiner les gens comme vous le faites ?

HAMILTON.

Je vous demande pardon à mon tour, monsieur, mais ce n’est pas vous que j’examine...

EVAN.

Qui donc alors ?

HAMILTON.

C’est la personne que vous avez au bras.

EVAN.

En ce cas, monsieur, vous ne trouverez pas mauvais que je vous prie de l’examiner à distance.

Ils font quelques pas.

HAMILTON, les suivant.

Je suis vraiment désespéré de ne pouvoir faire selon votre désir.

EVAN.

Pourquoi cela ?

HAMILTON.

Parce que j’ai la vue très basse, et que, quand je tiens à reconnaître les gens, il faut que je les regarde de fort près.

EVAN.

Ce qui veut dire que vous désirez savoir qui est madame ?

HAMILTON.

Je vous avoue que j’en meurs de curiosité.

EVAN.

Eh bien, madame est ma parente.

HAMILTON.

En êtes-vous bien sûr ?

EVAN.

Parfaitement sûr. Maintenant que vous savez ce que vous vouliez savoir, vous ne serez point étonné, je suppose, que je vous prie de passer votre chemin ?

HAMILTON.

Non... mais vous trouverez tout naturel que je n’en fasse rien, n’est-ce pas ?

EVAN.

Comment donc ! vous êtes dans votre droit. Seulement, j’ai pour habitude, quand il m’arrive d’être suivi, de recourir à un expédient qui n’a jamais manqué de me réussir.

HAMILTON.

Lequel ?

EVAN.

Je fais quelques pas dans la rue ; je m’adresse à la personne que j’ai au bras, je la prie de prendre les devants...

EDITH.

Oh ! merci ! merci !

Elle sort par le premier plan à droite ; Hamilton fait un mouvement ; Evan le prévient ; Cuddy de même.

 

 

Scène IX

 

EVAN, HAMILTON, CUDDY

 

EVAN.

Et barrant la route à qui veut la suivre, je dis à ce cavalier, un peu désappointé peut-être : Mon gentilhomme, si vous avez besoin, soit d’un renseignement, soit d’une leçon, disposez de moi ; je suis prêt à vous donner l’un ou l’autre.

HAMILTON, mettant l’épée à la main.

Parbleu ! monsieur, c’est ce que je serais curieux de voir.

EVAN.

Ah ! c’est pour la leçon que vous vous décidez ?... Eh bien, ne bougez pas de l’endroit où vous êtes, et, dans cinq secondes, vous l’aurez reçue.

Il tire son épée.

CUDDY.

Quand Votre Honneur aura tué monsieur, irons-nous à l’hôtel ?

EVAN.

Je te le promets, Cuddy.

Le combat s’engage.

CUDDY.

Alors, dépêchez-vous.

HAMILTON, tout en ferraillant.

Le moyen est ingénieux pour donner à la dame le temps de s’échapper.

EVAN.

N’est-ce pas ?... Je suis bien aise qu’il soit de votre goût.

HAMILTON.

Vous savez que je la rattraperai ?

EVAN.

Bah ! elle est déjà bien loin, allez !

HAMILTON, lui portant une botte serrée.

Oui, mais en ne perdant pas de temps...

EVAN, parant.

Et en courant vite... vous auriez chance de la retrouver.

CUDDY, tout en disposant des bandes et des onguents.

Oh ! je ne crois pas : elle se dépêche, elle n’aura pas pris à gauche comme nous.

EVAN.

C’est probable...

Faisant signe à son adversaire de s’arrêter.

Savez-vous, à propos de cela, que vos bourgeois de Londres sont très impertinents envers les étrangers ?

HAMILTON.

Est-ce que vous avez eu à vous en plaindre ?

EVAN.

De vos bourgeois ?... Beaucoup !... Figurez-vous qu’à peine débarqué...

HAMILTON.

N’oubliez pas que vous avez promis de me donner une leçon...

EVAN.

Soyez tranquille, ça va venir...

Le combat recommence.

Figurez-vous qu’étranger ici...

HAMILTON.

Eh bien, la leçon ?...

EVAN.

Ah ! la leçon, c’est juste...

HAMILTON.

Je l’attends.

EVAN.

La voilà !

HAMILTON.

Par ma foi ! j’en tiens.

EVAN, abaissant son épée.

Où cela, monsieur ?

HAMILTON.

Dans le bras.

EVAN, remettant son épée au fourreau.

Tant mieux ! j’eusse été désespéré que ce fût dans le corps !

CUDDY.

Moi aussi... car, après tout, il n’y avait pas là de quoi amener mort d’homme...

EVAN.

Voulez-vous permettre, monsieur ?

HAMILTON.

Quoi ?

EVAN.

Laissez-moi vous panser, je vous prie, et, dans trois jours, il n’y paraîtra plus. Avez-vous tout apprêté, Cuddy ?

CUDDY.

Oui, monsieur.

EVAN.

Venez çà, et appliquez cette compresse le plus doucement possible sur la blessure de monsieur.

Pendant que Cuddy applique la compresse.

C’est une recette de famille, un baume souverain pour les entrailles. Enchanté de vous en faire part !

CUDDY, sur un cri d’Hamilton.

Ça vous cuira d’abord un peu ; mais ensuite, il vous semblera avoir un velours sur la peau.

EVAN.

Cuddy, ramassez l’épée de monsieur, et remettez-la-lui au fourreau...

HAMILTON, souriant.

En vérité, monsieur, vous me surprenez, et vos façons d’agir sont d’une courtoisie qui n’est pas ordinaire.

EVAN.

Monsieur, j’espère m’y prendre mieux une autre fois ; mais c’est ma première affaire.

HAMILTON.

Je ne trouve pas que vous vous y soyez pris si maladroitement, et quant à la manière dont vous réparez le mal que vous causez...

EVAN.

Je fais de mon mieux, monsieur. Là ! maintenant, mettez votre main dans votre pourpoint, et, s’il est possible, ne faites aucun mouvement de votre bras droit.

Saluant.

Monsieur !

CUDDY, présentant à Hamilton son chapeau et son manteau.

Monsieur !

HAMILTON.

Oh ! pardon !... un mot, je vous prie. Vous ne trouverez point étonnant, je l’espère, que je tienne à savoir quel est le galant gentilhomme auquel j’ai eu affaire. Quant à moi, monsieur, je ne suis pas tout à fait un inconnu, et il y a quelque mérite à m’avoir donné un coup d’épée : je me nomme George Hamilton.

EVAN, stupéfait.

Vous dites, monsieur ?

HAMILTON.

George Hamilton.

EVAN.

Comment ! le colonel George Hamilton ?

HAMILTON, répétant.

Le colonel George Hamilton de Prestonfield.

EVAN.

Ah ! monsieur, imaginez que j’ai justement une lettre de recommandation pour vous.

HAMILTON.

Pour moi ?

EVAN.

C’est-à-dire que c’est le hasard le plus étrange... la rencontre la plus singulière... Te serais-tu jamais attendu à cela, Cuddy ?

CUDDY.

Ah bien, oui ! jamais, Votre Honneur.

EVAN.

Dire que j’ai pour toute espérance, pour tout appui à Londres, le crédit et le bon vouloir d’un seul homme auquel je suis recommandé ; que cet homme, on a oublié de me donner son adresse ; que j’aurais pu le chercher pendant quinze jours, pendant un mois sans le découvrir, et que, à peine débarqué depuis une heure, avant même d’être installé dans un logis quelconque, je le trouve là devant moi.

CUDDY.

Et que vous lui donnez un coup d’épée... Vous avez une chance !

HAMILTON.

Et de qui cette lettre ?

EVAN.

De mon père, qui combattait côte à côte avec vous pour la bonne cause à Worcester.

HAMILTON.

Qui donc êtes vous ?

EVAN.

Je suis le fils de Donald le Noir.

HAMILTON.

Eh bien, jeune homme, vous paraissez plus embarrassé que tout à l’heure ; croyez-vous que votre lettre sera moins bien accueillie en ce moment qu’elle ne l’eût été dans quinze jours, par exemple ?

EVAN.

Franchement, je le crains un peu.

HAMILTON.

Pourquoi ?

EVAN.

À cause de l’apostille que j’y ai mise.

HAMILTON.

Vous vous trompez, mon gentilhomme. Cette apostille n’a rien que d’honorable pour vous. Et puisque vous n’êtes encore installé nulle part, permettez-moi de vous choisir un logis.

EVAN.

Lequel ?

HAMILTON.

Le mien.

EVAN.

Oh ! non ! oh ! non ! par exemple !

HAMILTON.

Prenez garde !... Il ne serait pas généreux de vouloir que je fusse en reste de courtoisie avec vous.

EVAN.

C’est très gentil, ce que vous faites là. Vrai, là ! c’est très gentil.

HAMILTON.

Mon hôtel est à deux pas. Je vous montre le chemin.

EVAN.

Appuyez-vous sur mon bras, je vous prie.

HAMILTON, à Cuddy.

Suivez-nous, mon ami.

Ils s’éloignent.

CUDDY.

Avec plaisir, Votre Honneur, avec plaisir...

À part.

Une lettre de recommandation est rarement utile ; mais elle peut le devenir quand elle est bien présentée.

 

 

ACTE III

 

Un appartement chez Hamilton. Au fond, une porte conduisant dans l’intérieur de l’hôtel ; dans l’angle à gauche, porte de chambre à coucher ; du même côté, c’est-à-dire à la droite du spectateur, au premier plan, une armoire contenant de l’argenterie et des objets de curiosité. En face, de l’autre côté, porte de sortie.

 

 

Scène première

 

HAMILTON et EVAN sont en train de souper, CUDDY les sert, debout, la serviette sur le bras

 

HAMILTON.

Ainsi, mon cher Evan, vous êtes venu à Londres pour y soutenir la bonne cause et vous opposer avec nous à toute tentative en faveur des Stuarts ?

Cuddy va pour enlever le poulet, Evan le rappelle.

EVAN.

Uniquement dans ce but, mon cher hôte, et j’espère que vous me mettrez à même de vous prouver mon zèle.

HAMILTON.

Franchement, était-ce la peine de faire tant de façons, et ne vous trouvez-vous pas mieux ici que rue Milord-Protecteur, à l’hôtel Worcester ?

EVAN.

Mieux, beaucoup mieux ! Seulement, je vous cause un dérangement qui, je vous l’avoue, me fait honte.

HAMILTON.

Aucun, au contraire ; et c’est ce qui doit m’ôter tout mérite à vos yeux. Cette partie de l’hôtel que je vous cède est complètement inhabitée depuis la mort de mon père, qui l’occupait pendant ses rares voyages à Londres. Elle a sortie sur la rue de Villiers, tandis que la partie que j’occupe, moi, a la sienne sur le Strand. Je suis chez moi ; vous êtes chez vous. Cette porte donne sur un corridor qui met en communication les deux appartements. Vous désirez être seul, vous poussez les verrous de cette porte. Vous le voyez, rien de plus simple.

Cuddy va pour enlever le poulet ; impatience d’Evan.

EVAN.

Oui, certainement, et jusqu’ici, tout va à merveille de votre côté ; mais d’un autre...

HAMILTON.

D’un autre ?

EVAN.

Oui, de l’autre côté...

HAMILTON.

De quel côté voulez-vous dire ?

EVAN.

Madame ! hein ? du côté de madame ?

HAMILTON.

Je ne vous comprends pas.

EVAN.

Comment ! cette après-midi...

HAMILTON.

Eh bien ?

EVAN.

Sur la place de White-Hall...

HAMILTON.

Oui.

EVAN.

Enfin, nous sommes amis, n’est-ce pas ?

HAMILTON.

Et des meilleurs, je l’espère.

EVAN.

Cette femme si bien voilée que vous poursuiviez...

HAMILTON.

C’était votre parente.

EVAN.

Sans doute ; mais ça aurait pu être votre femme.

HAMILTON.

Je suis garçon, mon cher Evan.

EVAN.

Ah ! vous êtes garçon ?

HAMILTON.

Je n’ai jamais voulu me marier.

EVAN.

Vous avez bien fait, mon hôte !... Cuddy !

Cuddy verse à boire.

HAMILTON.

Vous ne pouvez donc gêner ma femme. Ainsi, si vous vous trouvez bien chez moi...

Cuddy emporte la bouteille.

EVAN.

À merveille !

HAMILTON.

Que rien ne trouble votre tranquillité.

EVAN.

De sorte que cette dame ?... Oui, oui, oui, c’était tout simplement votre maîtresse ?

HAMILTON.

Mes principes, mon cher hôte, ne me permettent pas ces sortes d’écarts... Je n’ai pas plus de maîtresse que je n’ai de femme.

EVAN.

On n’a pas de femme, on n’a pas de maîtresse, soit ; mais on a une pupille. Les principes les plus sévères ne défendent pas d’avoir une pupille. Or, depuis que le monde est monde, il est reconnu que les pupilles fuient leurs tuteurs et que les tuteurs courent après leurs pupilles.

HAMILTON.

Mon cher Evan, j’ai le bonheur de ne point avoir un pareil souci. Je ne suis le tuteur de personne.

EVAN.

Vous pourriez, sans être le tuteur de quelqu’un, avoir une sœur plus jeune que vous, laquelle, n’étant pas mariée, se crût, comme c’est la coutume en Angleterre, le droit de jouir d’une certaine liberté.

HAMILTON.

J’ai une sœur, en effet.

EVAN.

Voyez-vous !

HAMILTON.

Mais elle est à cent lieues d’ici.

EVAN.

À cent lieues !

HAMILTON.

Oui.

EVAN.

C’est très loin.

HAMILTON.

Vous voyez donc que vous ne gênez ni ma femme, ni ma maîtresse, ni ma pupille, ni ma sœur.

Il se lève.

EVAN, se levant aussi.

De sorte que, franchement, mon cher hôte, si je trouvais la belle inconnue qui s’est attachée à mon bras... ?

Cuddy débarrasse la table et remet un couvert nouveau.

HAMILTON.

Mais vous disiez que c’était votre parente ?

EVAN.

Sans doute ; mais enfin, si je la retrouvais, il ne vous désobligerait aucunement... ?

HAMILTON.

Achevez.

EVAN.

Que je m’informasse d’elle-même si elle a un frère, un tuteur, un amant, un mari, comme je me suis informé de vous si vous aviez une femme, une maîtresse, une pupille ou une sœur ?

HAMILTON.

Aucunement, je vous jure.

EVAN.

Donc, liberté entière ?

HAMILTON.

Liberté entière !

EVAN.

Vous me quittez ?

HAMILTON, prenant le bras d’Evan.

Mon cher hôte, vous tombez à Londres au milieu de graves événements. Ces événements, j’y suis mêlé d’une façon active. Le général Lambert seul représente notre vieux parti presbytérien pur. Le général Monk est douteux. On parle d’une tentative du roi Charles.

EVAN.

Vous croyez qu’après son échauffourée de Worcester... ?

HAMILTON.

Les insensés osent tout, mon cher hôte ; c’est pour cela qu’ils réussissent quelquefois. En tout cas, comme votre nom l’indique...

EVAN.

Et comme la lettre de mon père a dû vous le dire...

HAMILTON.

Vous appartenez au parti des saints.

EVAN.

Peut-être pas des saints... tout à fait.

HAMILTON.

Cependant, dans une circonstance grave, on pourrait compter sur vous ?

EVAN.

À la vie, à la mort !

HAMILTON.

Eh bien, donc, bonne nuit ! Je vous laisse... Je dois avoir chez moi des amis qui m’attendent. Puis, ce soir, à neuf heures, j’ai rendez-vous à la Tour, avec le général Lambert justement. Votre désir est bien de prendre du service dans son armée ?

EVAN.

Je ne suis venu à Londres que pour cela.

HAMILTON.

Je lui parlerai de vous.

EVAN.

Merci, cent fois merci !

HAMILTON.

Donc, résumons-nous. Voici votre entrée et votre sortie.

Il montre la porte de gauche.

Entrée et sortie réservées à vous seul, dont vous seul avec la clef.

EVAN.

Bien.

HAMILTON, lui montrant la porte dans l’angle à gauche.

Voici votre chambre à coucher. Votre domestique a là-bas une espèce de petit cabinet.

Indiquant la porte du fond.

Enfin, voici le passage qui conduit chez moi. À quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit, si vous avez besoin de me parler, ne vous gênez aucunement.

EVAN.

Merci, merci, merci !

Hamilton sort. Evan le reconduit et se tient au fond. Cuddy retourne la table et la contemple avec convoitise.

 

 

Scène II

 

EVAN, CUDDY

 

EVAN.

Eh bien, Cuddy, que dis-tu de lord Hamilton ?

CUDDY, s’occupant à enlever la vaisselle qui a servi, et remettant une assiette propre.

Je dis que c’est un gentilhomme parfait, Votre Honneur !

EVAN.

Oui... Je le soupçonne bien toujours de n’avoir pas été très franc avec moi, au sujet de la dame de tantôt ; mais n’importe, j’aime cette façon de vous recevoir chez soi en vous laissant toute liberté. Mon manteau, Cuddy !

CUDDY.

Vous sortez, Votre Honneur ?

EVAN.

Ma foi, oui !... Nous ne sommes qu’à cent pas de White-Hall ; j’y retourne.

CUDDY.

Vous croyez que vous la retrouverez ?

EVAN.

Qui cela ?

CUDDY, tirant de sa malle le manteau d’Evan et laissant la malle ouverte.

La jeune dame, pardieu ! Il n’est pas difficile de deviner ce que vous allez chercher sur votre place de White-Hall.

EVAN.

Je t’avoue, Cuddy, que je ne serais pas fâché de la revoir.

CUDDY.

De la voir, voulez-vous dire ?

EVAN.

En effet, elle était si bien voilée... N’importe, elle doit être jolie.

CUDDY.

Pourquoi jolie ?

EVAN.

Parce qu’en général, mon cher Cuddy, on ne court pas après les laides ! Mon manteau !

CUDDY.

Il y a du vrai là-dedans, Votre Honneur, et comme, au bout du compte, vous avez, sans la connaître, sans savoir si elle avait tort ou raison, exposé votre vie pour elle, il faudrait qu’elle fût bien ingrate... Cependant, peut-être vaudrait-il mieux que vous eussiez reçu le coup d’épée.

EVAN.

Ce serait plus intéressant, en effet ; mais enfin, c’est bien aussi un mérite que de l’avoir donné.

CUDDY.

Et quelle chance de l’avoir donné à un homme qui en est si reconnaissant ! Tout autre se serait fâché, savez-vous ! Pour moi, je sais que, quand je reçois un coup de poing...

EVAN.

Toi, Cuddy, tu n’es pas un gentilhomme.

CUDDY.

C’est vrai, monsieur, quoique ma mère m’ait toujours dit que ma grand’mère...

EVAN, l’interrompant.

Allons, viens.

CUDDY.

Comment, que je vienne ?...

EVAN.

Oui... Tu le vois bien... Je suis prêt. Sortons.

CUDDY.

Je ferai observer très humblement à Votre Honneur qu’il a soupé, et même très bien soupé.

EVAN.

C’est vrai ; j’avais grand appétit.

CUDDY.

Rien d’étonnant à cela : vous n’aviez rien pris depuis ce matin... Mais moi, pendant que Votre Honneur soupait, je le servais... de sorte que si Votre Honneur est rassasié, moi, j’ai toujours faim.

EVAN.

C’est vrai, mon pauvre Cuddy, je l’avais oublié.

CUDDY.

Alors, monsieur, vous êtes amoureux.

EVAN.

Comment cela ?

CUDDY.

Le premier signe d’amour, c’est la perte de la mémoire.

EVAN, à lui-même.

En effet, mieux vaut peut-être que je sorte seul.

CUDDY.

Oui, Votre Honneur, cela vaut beaucoup mieux.

EVAN.

Seulement, attends-moi.

CUDDY.

Comment attendrai-je monsieur ? debout ou couché ?

EVAN.

Debout, paresseux ! J’aurai probablement des ordres à vous donner à mon retour.

CUDDY.

C’est très bien. Je m’occuperai à ranger les effets de Votre Honneur.

EVAN.

Range, Cuddy, range.

CUDDY, reconduisant Evan.

Votre Honneur a la clef ?

EVAN.

Oui.

CUDDY.

Que Votre Honneur ne s’expose pas surtout !

EVAN.

Tu vois que, quand je m’expose, cela ne nous réussit pas mal.

CUDDY.

Ma foi, non.

EVAN.

Au revoir, Cuddy.

CUDDY.

Bonne chance, Votre Honneur !

Evan sort par la porte au premier plan, à gauche.

 

 

Scène III

 

CUDDY, seul

 

Ah ! il manque une chose dans cette maison : c’est un domestique pour servir les domestiques...

Il s’assied.

Enfin, on ne peut pas tout avoir. Je me servirai moi-même.

Il déplie sa serviette. Regardant le plat.

Est-il possible de déguiser les œuvres du bon Dieu de cette façon !... Je trouve énormément agaçant de manger sans savoir ce que l’on mange ; pourvu que ce ne soit pas quelque viande défendue par les règles de notre sainte Église presbytérienne ! quelque mets de cavalier ! Oh ! il n’y a pas de danger !... lord Hamilton est un pur. C’est bon, au reste, il n’y a rien à dire.

Se versant à boire.

À la bonne heure, voilà ce que l’on ne peut déguiser...

Buvant.

Ô vin de France, je te reconnais, quoique nous ayons rarement fraternisé l’un avec l’autre... Quel malheur que la dame inconnue n’ait pas eu une suivante qui soit venue me dire : « Beau serviteur, protège-moi. » Heu ! peut-être, à cette heure, serais-je occupé de chercher la suivante, comme mon maître cherche la maîtresse. Je ne crois pas cependant... Les probabilités sont que je serais à table comme j’y suis en ce moment. Oui, mais je me dirais ce que se dit mon maître : « Elle est jolie, probablement... » J’aurais des regrets, et cela troublerait mon repas, tandis que je n’ai aucun regret et que je soupe tranquillement... Cuddy !

Il prend la bouteille.

Mon cher Cuddy, t’offrirai-je encore un petit verre de ce vin de liqueur ?... Oui, volontiers ! Mais pourquoi un petit verre ? L’étrange manie que l’on a, je vous le demande un peu, de boire le mauvais vin dans de grands verres, et le bon dans des petits... Réformons cela.

Il se verse du vin dans un grand verre et se lève.

Ma foi ! moi aussi, j’ai bien soupé. Son Honneur m’a dit de l’attendre debout ; or, comme je suis si fatigué que je dors tout debout, autant vaut que je me couche. Faisons notre choix, les sièges ne manquent pas ; j’opte pour ce grand fauteuil, qui me paraît tout disposé à me seconder dans mon projet. Mais, la nuit, j’ai des défaillances ; mettons cette moitié de poulet et le reste de cette bouteille de vin de France à la portée de la main. Dans ma jeunesse, ma mère me disait toujours que j’étais somnambule et que je me relevais la nuit pour manger... Je le lui laissais croire... Ah ! ah ! on est mieux ici que sur la place de White-Hall. Si je tirais les rideaux !

Il détache un rideau qui le cache au public. Il n’y a que sa main qui passe et qui tient la bouteille placée sur la table.

Et Son Honneur...

S’endormant.

a eu une heureuse idée de donner un coup d’épée... à lord... Hamilton.

 

 

Scène IV

 

EDITH, puis NANCY

 

L’armoire placée au premier plan à droite tourne sur elle-même et donne passage aux deux femmes. Edith s’avance la première, timidement, sur la pointe du pied.

NANCY, la suivant, mais s’arrêtant à la porte.

Vous êtes sûre qu’il est sorti, mademoiselle ?

EDITH.

Oui.

NANCY.

Bien sûre ?

EDITH.

Je l’ai vu de mes yeux remontant la rue de Villiers et s’acheminant vers le Strand. À tout hasard, je vais fermer cette porte, et toi, ferme celle qui communique à l’appartement de mon frère.

Après que Nancy a été fermer la porte, Edith descend un peu en scène.

Tu me dis qu’ils se sont battus, il y a une heure, sur la place de White-Hall ?

NANCY.

Oui, mademoiselle.

EDITH.

Mais alors, comment mon frère rentre-t-il chez lui au bras de l’homme qui l’a blessé ?

NANCY, apercevant la malle et la valise.

Ah ! mademoiselle !... Mais dites donc, voici quelque chose qui va bien nous gêner, il me semble.

EDITH.

Quoi ?

NANCY.

Cette chambre n’était-elle pas le passage par lequel Sa Majesté devait fuir en cas d’alerte ?

EDITH.

Oui ; après ?

NANCY.

Eh bien, mais c’est qu’ils y sont installés.

EDITH.

Où ?

NANCY.

Dans cette chambre. Voici la malle du maître et très probablement la valise du domestique.

EDITH.

Mon Dieu ! que dis-tu là ?

NANCY.

Voyez plutôt.

EDITH.

Voilà qui se complique de plus en plus.

NANCY.

Qu’en dites-vous ?

EDITH.

Je dis que si, par bonheur, ce jeune homme appartenait à la bonne cause, il n’y aurait que demi-mal ; mais ce n’est pas probable. Un royaliste ne serait pas si bon ami de mon frère.

NANCY.

Il y aurait encore quelque chose de pis que de le trouver royaliste.

EDITH.

Qu’y aurait-il de pis ?

NANCY.

Ce serait de le trouver amoureux.

EDITH.

Eh bien, après ?

NANCY.

Oh ! c’est que s’il ne l’était pas, et que mademoiselle voulût se donner la peine de lui faire tourner la tête...

EDITH.

Taisez-vous !

NANCY.

Pardon, mademoiselle.

EDITH.

Comment voulez-vous qu’un jeune homme de cet âge-là ait le cœur libre ?

NANCY.

Mademoiselle l’a bien.

EDITH.

Je suis une femme, moi.

NANCY.

Ce n’est pas une raison.

EDITH.

Je voudrais seulement savoir qui il est... et quant à l’état de son cœur...

NANCY.

Eh bien ?

EDITH.

Cela ne me regarde pas.

NANCY, après avoir regardé la malle.

Vous voudriez savoir qui il est ?

EDITH.

Oui.

NANCY, poussant la malle du pied.

C’est bien facile, ce me semble.

EDITH.

Comment t’y prendrais-tu ? Voyons.

NANCY.

Voici sa malle. Il serait bien extraordinaire qu’elle ne contînt pas quelque papier, quelque lettre, quelque renseignement à l’aide duquel on puisse arriver à connaître sa famille.

EDITH.

Vous voulez que je force une serrure ? Vous êtes folle, ma chère.

NANCY.

Rien à forcer du tout, mademoiselle : la malle est ouverte.

EDITH.

Ah ! elle est ouverte ?

NANCY.

Tenez, voyez plutôt.

EDITH.

Tu veux, Nancy, que je commette une pareille indiscrétion ?

NANCY.

Dame, la gravité des circonstances excuse bien votre curiosité.

EDITH.

Il est vrai que les circonstances sont graves.

NANCY.

Mais songez donc, mademoiselle, qu’il s’agit tout simplement du salut du roi et du bonheur de l’Angleterre.

EDITH.

Je crois que tu as raison, Nancy ; et devant de pareils intérêts...

Elles portent la malle sur une chaise à gauche.

NANCY.

Il n’y a pas d’indiscrétion possible... Je vous demande un peu si l’on peut comparer un méchant Écossais...

EDITH.

Il a fort bon air, Nancy, je t’assure.

NANCY.

Je crois bien : ils se figurent tous qu’ils descendent de Robert Bruce !

Elle va à la valise de Cuddy.

EDITH.

Sans compter qu’il est brave. Un homme qui s’est battu avec le colonel Hamilton, et qui l’a blessé !

NANCY.

Voyez sans perdre de temps ; voyez, mademoiselle, voilà la nuit qui vient.

Elle ouvre la valise de Cuddy.

EDITH.

Mais que fais-tu, toi ?

NANCY.

Je regarde, de mon côté, dans le portemanteau du valet, si je ne trouve rien qui puisse nous guider dans nos recherches.

EDITH.

Je ne vois jusqu’à présent que des habits. Ah !... un paquet de lettres.

En plongeant la main vivement dans la malle, elle fait tomber les habits à terre.

NANCY.

Voilà votre affaire.

EDITH.

Je n’ose.

NANCY.

Lisez, lisez !

EDITH.

Trouves-tu quelque chose, toi ?

NANCY.

Ma foi ! non... Des guenilles, un vieux plaid, une jaquette.

EDITH, émue.

Ces lettres sont d’une écriture de femme, Nancy.

NANCY.

La correspondance de quelque cousine.

EDITH.

À moins que, comme moi, cette femme ne conspire, Nancy.

NANCY.

Oh ! vous avez raison ; il faut les ouvrir, et à l’instant même.

EDITH.

Comment ! toutes ?

NANCY.

Oh ! non, une seule suffira... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! un dirk, une vieille cornemuse... Ah !

Elle trouve une bourse.

EDITH.

Quoi ?

NANCY.

Rien.

EDITH.

Eh bien, j’ai... j’ai ouvert la lettre... Mais...

NANCY.

Mais ?

EDITH.

Je ne sais comment cela se fait, je n’ose pas la lire.

NANCY, s’approchant.

Ah ! mon Dieu ! mademoiselle, comme votre cœur bat !

EDITH.

Tu est folle !

NANCY.

Je l’entends d’ici.

EDITH, lisant.

« Mon cher fils... » Ah ! c’était de sa mère.

NANCY.

Bon jeune homme !

EDITH.

Et moi qui pensais...

NANCY.

Voyez combien les jugements portés d’avance sont pleins de témérité. Pauvre garçon, quand on pense que vous le soupçonniez !...

EDITH.

Tandis qu’il était innocent.

NANCY.

Comme l’enfant qui vient de naître.

EDITH.

Que tiens-tu donc là ?

NANCY.

Ah ! oui, à propos, la bourse du laquais. Vraie bourse d’Écossais, voyez : percée à jour.

EDITH.

Elle renferme quelque chose, cependant ?

NANCY.

Une médaille de saint Dunstan... On dit que c’est un saint fort miraculeux pour donner de bons maris aux filles. Je prends la médaille.

EDITH, prenant la bourse d’Evan.

 Celle du maître est un peu mieux garnie... Pauvre garçon ! j’ai bien envie...

Tirant une bague de son doigt.

En reconnaissance du service qu’il m’a rendu...

NANCY.

Mademoiselle !

EDITH.

Quoi ?

NANCY.

Il me semble avoir entendu...

EDITH.

Ah ! mon Dieu !

NANCY, s’avançant sur la pointe du pied du côté du fauteuil, apercevant Cuddy.

Là... là, près de nous... son laquais qui dort.

EDITH.

Es-tu bien sûre au moins qu’il dorme ?

NANCY, l’attirant à elle.

Voyez plutôt.

EDITH, écoutant.

Silence !

NANCY.

Autre chose encore ?

EDITH.

Des pas dans l’antichambre... On s’approche de la porte... on essaye de l’ouvrir... C’est lui !

NANCY.

Sauvons-nous, mademoiselle ! sauvons-nous !

Elles s’échappent par la porte secrète ; la porte se referme sur elles, et l’armoire reprend sa place. Il fait nuit sur le théâtre.

 

 

Scène V

 

CUDDY, endormi, EVAN, à la porte

 

EVAN, frappant.

Cuddy ! Cuddy !

CUDDY, à moitié endormi.

Entrez.

EVAN.

Entrer !... Imbécile ! comment veux-tu que j’entre, puisque tu t’es enfermé en dedans ?

CUDDY se lève en trébuchant ; il tient à la main une cuisse de poulet.

Moi, Votre Honneur, je me suis enfermé en dedans ? Si je suis enfermé, c’est de votre fait, et non du mien.

EVAN.

N’importe ! ouvre toujours, drôle !

CUDDY, ouvrant la porte.

C’est étonnant, monsieur : les verrous sont poussés. C’est probablement une façon qu’ont les serruriers d’Angleterre, de fermer les portes en dedans en même temps qu’en dehors.

 

 

Scène VI

 

CUDDY, EVAN

 

EVAN.

Que faisais-tu pour avoir été si longtemps à m’ouvrir ?

CUDDY, à part.

Ah ! ah ! il est de mauvaise humeur.

Haut.

Ce que je faisais, Votre Honneur ?

EVAN.

Oui, je te le demande.

CUDDY.

Je rangeais vos hardes.

EVAN.

Sans lumière ? Elles doivent être bien rangées ! Va allumer les bougies dans l’antichambre et reviens vite ; je veux me coucher.

CUDDY, à part.

Il paraît qu’il n’a pas rencontré la dame.

Il sort par la première porte, à gauche

EVAN.

Que diable se passe-t-il dans Londres ? Je n’ai jamais entendu tant de cris. Les uns crient : « Vive M. Lambert ! » les autres : « Vive M. Monk ! » Les trois quarts des maisons sont illuminées.

S’embarrassant les pieds dans quelque chose.

Bon ! qu’y a-t-il donc sur le parquet, et dans quoi est-ce que je marche ?

CUDDY, entrant avec une bougie qu’il pose sur la table.

Par ma foi ! Votre Honneur, dans vos canons de velours d’Utrecht... Pouvez-vous traiter ainsi votre plus bel habit ?

EVAN.

Qui donc a jeté ainsi toutes mes hardes sur le plancher ?

CUDDY.

Ah ! monsieur ! et les miens, donc !

EVAN.

Comment ! c’est ainsi que tu rangeais mes habits, maroufle ?

CUDDY.

Eh bien, non, monsieur, je ne les rangeais pas ; mais je proteste devant Votre Honneur que je ne les dérangeais pas non plus. Je dois même vous avouer une chose : c’est que j’étais si fatigué, que je dormais.

EVAN.

Oui, et, pendant ton sommeil, il sera entré quelque hardi voleur !

CUDDY.

Comment serait-il entré, puisque la porte était fermée ?

EVAN.

De ce côté, oui ; mais de celui-là ?

Il montre la porte de communication.

CUDDY, allant à la porte du fond.

Fermée aussi, Votre Honneur ; il y a magie !

EVAN.

Imbécile !

CUDDY.

Oui, monsieur, je le répète, il y a magie. D’abord, il n’est pas naturel qu’un homme à qui vous donnez un si rude coup d’épée devienne tout à coup votre ami ; il n’est pas naturel qu’au lieu de vous conduire chez le juge, il vous amène dans son hôtel, qu’il vous y fasse servir un excellent souper ; il n’est pas naturel que, pendant que je dors, des portes que j’ai laissées ouvertes se ferment d’elles-mêmes en dedans ; il n’est pas naturel que des objets qui sont dans une malle et dans une valise se répandent sur le parquet. Votre Honneur n’est point sans savoir qu’il existe des lutins : nous en avons un à Inverlochi, Votre Honneur se le rappelle bien, qui entre toutes les nuits dans l’écurie, qui mêle le crin des chevaux, qui les fait galoper jusqu’au jour ; de sorte qu’on les retrouve blancs d’écume et fourbus des quatre membres sans que l’on se soit aperçu qu’ils aient quitté le râtelier.

EVAN.

Tu es fou, Cuddy !

CUDDY.

Dame, à moins que, comme le disait ma mère, je ne sois somnambule, et que, pendant mon sommeil, je ne me sois relevé pour ranger vos effets et les miens... Ah ! Votre Honneur !

Il secoue sa bourse vide.

EVAN.

Qu’y a-t-il encore ?

CUDDY.

Il y a, monsieur, que le lutin m’a volé.

EVAN.

Quoi ?

CUDDY.

Un objet de la plus grande valeur, qui était dans ma bourse. Voyez la vôtre, Votre Honneur, voyez vite !

EVAN, poussant un cri d’étonnement.

Ah !

CUDDY.

Vous aussi ?

EVAN.

Non, au contraire.

CUDDY.

Comment ! au contraire ?

EVAN.

Oui. Outre mon argent, auquel on n’a point touché, je trouve dans ma bourse une bague qui n’y était pas.

CUDDY.

Votre Honneur, il y en a deux !

EVAN.

Deux quoi ?

CUDDY.

Deux lutins : un qui en remet, et l’autre qui en retire.

EVAN, tout à coup.

Cette bague...

CUDDY.

Eh bien ?

EVAN.

Je la connais.

CUDDY.

Bah !

EVAN.

Je l’ai vue à la main de la femme pour laquelle je me suis battu, au moment où elle passait son bras sous le mien.

CUDDY.

Monsieur, comment voulez-vous que cette femme, qui se sauvait de lord Hamilton comme du diable, vienne vous retrouver justement chez lui ? Impossible ! à moins que...

EVAN.

À moins que ?...

CUDDY.

Ah ! Votre Honneur, c’est bien pis, alors !

EVAN.

Pis que quoi ?

CUDDY.

Pis qu’un lutin.

EVAN.

Qu’est-ce donc ?

CUDDY.

C’est une fée !... Vous vous rappelez la dame de Lochiel, qui attirait les voyageurs en chantant sur le haut de la falaise, et qui les précipitait dans le torrent ?...

Se cramponnant à la table.

Nous sommes attirés, Votre Honneur ! nous sommes attirés !

EVAN.

Tais-toi !

CUDDY.

Vous avez entendu quelque chose ?

EVAN.

Quelqu’un vient par le corridor ; c’est sans doute notre hôte. Ramasse mes effets, et porte tout çà par là.

CUDDY.

Monsieur, à votre place, je dirais tout à lord Hamilton, et si c’est un chrétien...

EVAN.

Je te dis de te taire !

Cuddy sort quelques instants après l’arrivée d’Hamilton.

 

 

Scène VII

 

EVAN, HAMILTON

 

HAMILTON.

Pardon de vous déranger à pareille heure, mon jeune ami ; mais une circonstance des plus graves m’amène chez vous.

EVAN, sous l’empire d’une seule préoccupation.

À toute heure du jour comme de la nuit, vous êtes le bienvenu, milord.

HAMILTON.

J’ai lu la lettre de votre père... Il vous présente à moi comme un homme dévoué au parti du parlement.

EVAN, toujours préoccupé.

Du parlement ?... Oui, oui, oui !... Certainement que je lui suis dévoué, au parlement...

HAMILTON.

Il me dit que vous êtes prêt à combattre pour la cause des saints, que représente le général Lambert.

EVAN.

Pour la cause des saints, tout prêt !

HAMILTON.

Et, au besoin, à vous faire tuer pour elle ?

EVAN.

J’aimerais autant que la chose n’allât pas si loin ; mais enfin, si mon père a engagé ma parole...

HAMILTON.

Non-seulement votre parole, mais encore la sienne.

EVAN.

La sienne aussi ? En ce cas, lorsque le moment sera venu, milord...

HAMILTON.

Il est venu !

EVAN, préoccupé.

Il est venu ?... Je ne sais pas pourquoi je m’obstine à croire que vous êtes marié, milord !

HAMILTON.

Marié ou garçon, Evan, il ne s’agit pas de moi.

EVAN.

De quoi s’agit-il donc ?

HAMILTON.

Il s’agit du salut de l’Angleterre. Sachez qu’un complot terrible se trame à cette heure.

EVAN.

Ah bah !

HAMILTON.

Un complot qui nous échappe encore, mais dont nous sommes en train de réunir tous les fils.

EVAN, préoccupé.

C’est que, si vous étiez marié, tout s’expliquerait.

HAMILTON.

Comment, tout s’expliquerait ?

EVAN.

Je m’entends... Vous disiez donc ?

HAMILTON.

Je disais qu’un coup d’une audace inouïe venait d’être exécuté.

EVAN.

Bah ! lequel ?

HAMILTON.

Le major Ingolsby, un renégat, un traître, vient, avec cinquante hommes, de s’emparer de la Tour et d’y enfermer le général Lambert.

EVAN.

Comment ! le général Lambert ?...

HAMILTON.

Prisonnier, mon cher hôte ! prisonnier ! Maintenant, d’où vient le coup ? Vient-il de Monk ou vient-il du roi Charles ? Vient-il de tous deux ?... Mais vous ne m’écoutez pas !

EVAN.

Si fait, je vous écoute.

Répétant la phrase.

Vient-il de Monk ou vient-il du roi Charles ? vient-il de tous deux ?... Ainsi, parole d’honneur ! vous n’êtes pas marié ?

HAMILTON.

Jeune homme, jeune homme ! le moment est mal choisi pour plaisanter !

EVAN.

Aussi, je vous jure que je ne plaisante pas le moins du monde.

HAMILTON.

Alors, si vous ne plaisantez pas, suivez-nous.

EVAN.

Où cela ?

HAMILTON.

Il s’agit de réunir les soldats du parlement, épars dans les différents quartiers de Londres, de délivrer le général Lambert, de le remettre à leur tête, et de faire face au complot, quel qu’il soit.

EVAN.

Faisons-lui face, je ne demande pas mieux.

HAMILTON.

Alors, prenez votre épée et suivez-moi.

EVAN.

Cuddy, mon épée !

CUDDY, entrant.

Vous me laissez seul ici, Votre Honneur ?

EVAN.

Non, tu viens avec moi. Prends ta claymore.

CUDDY.

Merci, Votre Honneur ; combattre des hommes tant que vous voudrez, mais des esprits, des lutins, des fées... non !

HAMILTON.

Que dit donc votre laquais ?

EVAN.

Rien ; seulement, il était convaincu comme moi que Votre Honneur était... Mais cela vous contrarie quand on vous en parle ; n’en parlons donc plus, et cependant...

HAMILTON.

Venez-vous ?

EVAN, cherchant des yeux.

Je ne vous demande que le temps d’écrire une ligne.

HAMILTON.

Vous avez tout ce que vous cherchez sur cette table : encre, plume et papier.

EVAN.

Merci.

Il va à la table.

HAMILTON.

Le rendez-vous est au bout de la rue de Villiers, dans le Strand ; nous avons là deux cents hommes résolus c’est tout ce qu’il faut.

EVAN.

C’est plus qu’il ne faut.

HAMILTON.

Je vous annonce à eux.

EVAN.

Annoncez-moi.

HAMILTON.

Mais prenez garde, si vous tardiez de dix minutes seulement, de nous trouver partis.

EVAN.

Je vous rejoins dans cinq minutes.

 

 

Scène VIII

 

EVAN, HAMILTON, CUDDY, UN DOMESTIQUE, entrant vivement par la porte du fond

 

LE DOMESTIQUE.

Milord...

HAMILTON.

Qu’y a-t-il ?

LE DOMESTIQUE, lui présentant une lettre.

Lisez.

EVAN.

Puisqu’elle vient ici pendant que je n’y suis pas, elle trouvera cette lettre.

HAMILTON, après avoir lu.

Il est là ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, milord.

HAMILTON.

Pas une minute à perdre. Le rendez-vous n’est plus dans le Strand, il est au pont de Londres.

Au Domestique.

Viens, viens !

À Evan.

Vous entendez ?

Il se tient au fond avec l’officier qui a apporté la lettre.

EVAN, tout en écrivant.

J’entends.

Répétant ce qu’il écrit.

« Esprit, ange, lutin, fée ou démon, je vous aime ; apparaissez-moi, faites-vous connaître, afin que je tombe à vos pieds et que je vous adore. »

HAMILTON, au fond.

Eh bien, Evan ?

EVAN.

Voilà !... Viens, Cuddy, viens !

CUDDY.

Moi ? J’attends monsieur.

Ils sortent ensemble par la porte du fond.

 

 

Scène IX

 

EDITH, seule, poussant doucement la porte secrète

 

Il a écrit...

Elle remonte à la porte du fond et écoute.

Bien ! j’entends la porte qui se referme. Les voilà sortis, et probablement pour toute la nuit.

Elle descend et va à la table.

Voyons un peu ce qu’il écrivait et à qui il écrivait... Ah ! c’était à moi. Je puis lire sans indiscrétion.

Elle lit.

« Esprit, ange, lutin, fée ou démon, je vous aime ; apparaissez-moi, faites-vous connaître, pour que je tombe à vos pieds et que je vous adore. Evan. »

Silence.

Ah ! voilà qui mérite une réponse.

Elle s’assied à la même table et écrit au bas du billet.

« Ne demandez pas que je me fasse connaître, ne demandez pas que je me révèle à vous, jusqu’à ce que l’occasion se soit présentée de me faire savoir jusqu’où peut aller votre dévouement... »

La porte du fond se rouvre sans bruit ; Evan reparaît, voit Edith assise et s’approche doucement.

« Vous êtes venu à Londres pour y chercher la gloire et la fortune ; je puis vous donner tout cela. »

 

 

Scène X

 

EDITH, EVAN, à deux pas derrière elle, puis CUDDY

 

EVAN, lui retirant la lettre.

Merci !

EDITH, jetant un cri.

Ah !

Elle souffle la bougie. Obscurité complète.

EVAN, s’élançant à la porte du fond.

Oh ! peu m’importe... Cette fois, vous êtes bel et bien ma prisonnière, allez... Cuddy ! Cuddy !

CUDDY, paraissant à la porte du fond.

Votre Honneur ?

EVAN.

Garde la porte ! je tiens notre lutin.

CUDDY.

Oh ! monsieur, ne le lâchez pas !

Edith cherche à tâtons le ressort, le trouve et sort par la porte secrète, qu’elle referme sur elle.

EVAN.

Et toi, ne le laisse pas passer.

CUDDY.

Soyez tranquille, s’il se présente, je le coupe en deux avec ma claymore.

EVAN, cherchant Edith et ne la trouvant plus.

Partie !... évanouie !... De la lumière, Cuddy !

Cuddy sort.

Oh ! je ne me trompe pas... J’ai entendu de ce côté... Ah ! vous avez passé à travers la muraille, mon beau lutin ; mais, dussé-je y passer à mon tour, je vous suivrai. J’ai entendu souvent parler de portes secrètes, de couloirs dérobés qui s’ouvrent à l’aide de ressorts invisibles ; il y a certainement quelque chose de pareil sous jeu !... Ah ! je crois que je la tiens !

CUDDY, en dehors.

Le tenez-vous ?

EVAN.

Oui, oui, vite, de la lumière, Cuddy !

CUDDY, en dehors.

Attendez... en voilà.

EVAN, appuyant sur le ressort qu’il a découvert.

La porte s’ouvre !... Ah ! par ma foi, de la lumière me trahirait... Où a passé ce charmant démon, je passerai bien.

Il sort et referme la porte secrète, au moment où Cuddy reparaît avec la lumière.

 

 

Scène XI

 

CUDDY, une bougie à la main

 

Tenez bien, monsieur !... tenez bien !... Ne le lâchez pas surtout !... Me voilà !... Eh bien, où est-il ? Votre Honneur ! Miséricorde, il est entraîné !... Au secours !... À l’aide !... Ah !...

Il pousse des cris affreux.

 

 

ACTE IV

 

Un grand salon avec porte au fond. Porte secrète s’ouvrant au milieu d’un panneau. Porte de côté à droite et à gauche. Portes dans les angles.

 

 

Scène première

 

EVAN, seul

 

Il entre par le panneau.

M’y voici !

Regardant autour de lui.

Non ! pas encore, à ce qu’il paraît, puisque je ne vois personne. N’importe, j’irai jusqu’à ce que je la trouve.

Il traverse le théâtre sur la pointe du pied et sort par la porte opposée, au premier plan, à droite.

 

 

Scène II

 

LA REINE, EDITH, entrant par la porte du fond

 

EDITH.

Venez, venez, madame, et excusez la simplicité de la demeure ; cette maison n’était pas destinée à recevoir une reine.

LA REINE.

Chère enfant, cette maison est un palais près de celle que nous habitions en Hollande.

EDITH, lui montrant un fauteuil, où la reine s’assied.

Au moins peut-elle vous offrir ce que n’offrent pas toujours des palais : des cœurs loyaux... des âmes dévouées... Sir John Greenville a dû se rendre directement à Gravesend, où se trouve le roi, et l’inviter à se mettre en marche à l’instant même. Le roi, c’est convenu, remontera la Tamise sous un déguisement quelconque ; une fois ici, son costume habituel, celui sous lequel on a coutume de le voir, l’attend dans ce cabinet ; il le revêtira, montera à cheval, et, demain à la première heure, environné de tous nos amis, il apparaîtra dans les rues de Londres.

LA REINE.

Oh ! je viens de les traverser, les rues de Londres. Tout est illuminé, et j’ai tressailli aux cris de « Vive le roi Charles II ! »

EDITH.

Je ne sais pourquoi, mais j’ai tout espoir.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Le chevalier Voghan !

LA REINE, s’écriant.

Des nouvelles du roi ! Qu’il entre ! qu’il entre !

 

 

Scène III

 

LA REINE, EDITH, VOGHAN

 

VOGHAN.

Oui, Votre Majesté, des nouvelles du roi, et de bonnes.

LA REINE.

Soyez le bienvenu, chevalier.

VOGHAN.

Monk est à nous, madame.

LA REINE.

En êtes-vous sûr ?

EDITH, joignant les mains.

Ah ! mon Dieu !

VOGHAN.

Il s’est enfin décidé. C’est sir John Greenville qui a apporté cette bonne nouvelle au roi, lequel s’est mis en route à l’instant même pour se rendre ici, dans cette maison, au milieu de nous. Je le précède d’une heure à peine.

LA REINE.

Il n’a rien dit de particulier pour moi ?

VOGHAN.

Il m’a fait l’honneur de me remettre cette lettre.

Il met un genou en terre et présente la lettre à la reine, qui la prend vivement.

LA REINE.

Merci, monsieur.

Voghan remonte près d’Edith et s’entretient avec elle.

EDITH.

Votre Majesté veut-elle donner congé à M. Voghan ?

LA REINE.

Le chevalier veut déjà nous quitter ?

EDITH.

Madame, on a vu bon nombre de gens se diriger vers la Tour, et il serait bon de surveiller ce qui se passe de ce côté.

VOGHAN.

Si j’ai besoin de me faire connaître des nôtres, quel est le mot d’ordre ?

EDITH.

Placez dans votre phrase, et trouvez moyen de faire placer dans celle de votre interlocuteur, les trois mots : Soleil, Versailles et Westminster.

VOGHAN.

Je ne les oublierai pas.

Il va pour se retirer.

LA REINE, lui tendant la main.

Chevalier !

VOGHAN, un genou en terre, baisant la main de la reine.

Votre Majesté me comble !

Il sort. Edith l’accompagne.

EDITH.

Vous trouverez dans la chambre à côté les comtes de Montrose, d’Atthole et d’Argyle.

LA REINE, tout en lisant.

Ces messieurs sont là ?

EDITH.

Sa Majesté veut-elle leur faire l’honneur de les recevoir ?

LA REINE.

Tout à l’heure... Restons un instant seules. J’ai besoin de respirer. Voyons, qu’as-tu fait depuis que nous nous sommes quittées ?

EDITH.

Bien des choses ! Tout n’a pas été de soi-même, allez, Votre Majesté. D’abord, mon frère est à Londres.

LA REINE.

Le colonel Hamilton ?

EDITH.

Oui... Or, la première chose que j’ai faite a été d’aller me heurter à lui.

LA REINE.

De sorte que... ?

EDITH.

De sorte qu’il a cru me reconnaître, qu’il m’a poursuivie, qu’il a été sur le point de m’atteindre. Mais, par bonheur, l’anguille a glissé entre les doigts du pêcheur. Votre Majesté me voit-elle faite prisonnière par lui, comme le général Lambert par le colonel Ingolsby, moi, l’âme de la conspiration ?

LA REINE.

Tu as dû avoir bien peur, chère enfant ?

EDITH.

Rien que d’y penser, j’en frémis encore ; mais à quelque chose malheur est bon. J’ai fait une recrue.

LA REINE.

Le colonel Ingolsby, tu m’as dit cela.

EDITH.

Non, une autre encore ; mais... de celle-là...

LA REINE.

Eh bien ?

EDITH.

J’en parlerai plus tard à Votre Majesté.

LA REINE.

Tu rougis, Edith.

EDITH.

Oh ! non.

LA REINE.

Et pourquoi ne m’en parles-tu pas tout de suite ?

EDITH.

Bon ! nous avons bien le temps ! Puis, si je demande une récompense pour mon protégé, il faut qu’il l’ait gagnée... N’en parlons donc plus. Maintenant, Votre Majesté est ici en sûreté. À chaque coup de cette sonnette qui tintera, un de nos gentilshommes viendra se mettre à la disposition de Votre Majesté. Il y en a dix dans la chambre voisine, prêts à mourir pour elle. Votre main, madame.

La reine la baise au front.

Oh ! madame, voilà un baiser qui me fait plus que duchesse.

Elle sort. La reine la reconduit et redescend au fauteuil.

 

 

Scène IV

 

LA REINE, puis EVAN

 

LA REINE, regardant Edith s’éloigner.

L’adorable enfant ! Et quand on pense que là où le calcul et le génie ont échoué, le cœur réussira peut-être.

Elle relit la lettre du roi d’une voix qui va s’éteignant.

« Tout va bien, madame, et vous êtes en vérité mon ange tutélaire. » Son ange tutélaire !... le serai-je longtemps ?

Elle reste rêveuse.

EVAN, paraissant à la porte du fond.

Ah ! cette fois, la voilà ! Il paraît que nous avons joué à cachecache.

Il s’approche sur la pointe du pied.

Me voilà !

LA REINE, se retournant et jetant un cri.

Ah !

EVAN.

C’est moi, n’ayez pas peur !

LA REINE.

Vous ?

EVAN.

Oui, je comprends ; vous ne vous attendiez point à me voir. Vous vous croyiez débarrassée de moi... Eh bien, pas du tout !

LA REINE.

Ah ! par exemple ! voilà une étrange apparition.

EVAN.

N’y comptiez-vous pas un peu, madame, à un moment où à un autre ?

LA REINE.

Mais enfin, monsieur, j’espère que vous voudrez bien m’expliquer...

EVAN.

À quoi bon vous expliquer une chose que vous devinez parfaitement ?

LA REINE.

Moi ? Je vous jure que je ne devine absolument rien.

À part.

D’où vient cet homme ? est-il des nôtres ?

EVAN.

Eh bien, à force de chercher, j’ai trouvé le secret, j’ai poussé le ressort, et la porte s’est ouverte.

LA REINE.

Quel secret ? quel ressort ? quelle porte ?

EVAN.

La porte qui communique...

LA REINE, à part.

Est-ce un ami ?

EVAN.

Eh bien, alors...

Il se met à genoux.

LA REINE.

Mais d’abord, relevez-vous, monsieur ; cette position à mes pieds est une offense, du moment qu’elle n’est pas un hommage.

EVAN.

Vous êtes bien sévère, madame, pour un homme qui croyait cependant avoir quelque droit à votre reconnaissance, et qui, ayant reçu cette bague en échange du service qu’il vous a rendu...

LA REINE.

Mais, en vérité, monsieur, savez-vous à qui vous parlez ?

EVAN.

Je parle à l’esprit, à l’ange, au démon, à la fée, au lutin, à la femme que je poursuis, ou plutôt qui me poursuit depuis mon arrivée à Londres.

LA REINE.

Quoi !... moi, monsieur, je vous poursuis ?... Mais il faut que vous soyez fou pour me dire de pareilles choses.

EVAN.

Eh bien, oui, je suis fou, j’en conviens... Je suis fou d’avoir cru qu’un dévouement dans lequel je risquais ma vie éveillerait un sentiment de reconnaissance, si faible qu’il fût, dans le cœur de la femme qui en était l’objet ! Je suis fou de vous suivre à travers les murailles, les portes secrètes, les escaliers dérobés, les appartements inconnus, où je me perds comme dans un labyrinthe, quand mes amis m’attendent, comptent sur moi, m’accusent peut-être de les trahir ! Je suis fou, si j’y suis venu pour autre chose que pour vous dire : Reprenez cette bague, madame, qui, du moment où elle est niée par la main qui la donna, n’a plus d’autre valeur à mes yeux que celle de l’or et de la pierre précieuse qu’il enchâsse. Prenez, madame, prenez !

LA REINE.

Mais, monsieur, je ne puis prendre cette bague.

EVAN.

Pourquoi ?

LA REINE.

Parce que je ne la connais pas, parce qu’elle n’a jamais été ma propriété, parce qu’elle ne vient pas de moi, enfin.

EVAN.

Vous ne la connaissez pas ?... Ah ! par exemple ! vous la portiez à la main gauche, madame, à la même main que vous avez passée sous mon bras quand vous avez réclamé ma protection sur la place de White-Hall... Elle n’est point votre propriété ? elle ne vient pas de vous ? Et qui donc l’a apportée dans ma chambre ? qui l’a mise dans cette bourse ? qui écrivait sur ma table quand je suis entré ? qui s’est enfui en soufflant la bougie et en laissant cette lettre inachevée ?... Cette lettre, elle n’est pas de vous non plus, n’est-ce pas, madame ?

LA REINE.

Monsieur, ni mon rang ni ma dignité ne me permettent d’en entendre davantage.

EVAN.

Eh ! madame, fussiez-vous duchesse !...

LA REINE, avec une suprême dignité.

Vous voyez bien, monsieur, que vous ne me connaissez pas.

Elle sonne.

EVAN, tout étourdi, et à lui-même.

Ah çà ! voyons, est-ce que je rêve ? Y a-t-il quiproquo ?... Est-ce, en effet, une autre que celle... ?

Il regarde Montrose, qui entre.

 

 

Scène V

 

LA REINE, EVAN, MONTROSE

 

LA REINE.

Milord, entrez, je vous prie. Voici un homme qui sort je ne sais d’où, qui parle de service rendu, de reconnaissance que je lui dois, d’une bague que je lui ai donnée, d’une lettre que je lui ai écrite, de sa protection par moi invoquée sur la place de White-Hall, que je ne connais pas, sur laquelle je n’ai jamais mis le pied, puisque je suis depuis une heure à peine en Angleterre, et que c’est la première fois que j’y viens. Tâchez de savoir s’il se trompe de bonne foi ou s’il est fou. Je vous confie ce soin, milord, et je vous laisse.

Elle sort. Evan l’a écoutée, stupéfait.

 

 

Scène VI

 

EVAN, MONTROSE

 

MONTROSE, à part.

Un homme que la reine ne connaît pas ! Comment, par où est-il entré ? Sommes-nous trahis ? Est-ce un espion ?

Haut.

Monsieur...

À part.

Assurons-nous s’il est des nôtres et s’il a le mot d’ordre : Soleil, Versailles, Westminster...

Haut.

Votre Honneur pourrait-il m’apprendre quel est l’astre qui se lève en ce moment sur le ciel de l’Angleterre ?

EVAN.

Dame, en ce moment, c’est la lune, Votre Honneur !

MONTROSE.

Ah ! très bien !

EVAN, à lui-même.

Voilà, par ma foi, une singulière question ; mais comme elle est faite poliment, il n’y a rien à dire.

Haut.

Est-ce tout ce que vous avez à me demander ?

MONTROSE.

Deux petites choses encore sans aucune importance... Quel est votre nom ?... Comment vous trouvez-vous ici ?

EVAN.

Je me trouve ici parce que j’ai suivi le chemin... Enfin, parce que je me trouve ici... Quant à mon nom, j’ai d’autant moins l’habitude de le cacher qu’il n’est pas tout à fait inconnu... en Écosse, du moins. Je me nomme Evan, fils de Donald le Noir.

MONTROSE, à part.

Un covenantaire ! Il ne sortira pas d’ici.

Haut.

Monsieur, c’est une grande joie pour moi d’entendre ce nom ; car si j’ai bonne mémoire, c’est celui d’un des défenseurs les plus ardents de notre sainte Église presbytérienne.

EVAN.

En effet, Votre Honneur... et si j’en juge par ces derniers mots, vous êtes aussi pour le parlement ?

MONTROSE.

Parlementaire enragé !

EVAN.

Alors, partisan de M. Lambert ?

MONTROSE.

Fanatique !

EVAN.

Comment, en ce cas, n’êtes-vous point avec ceux qui le délivrent à cette heure ?

MONTROSE.

Ah ! oui, oui...

À part.

C’est bon à savoir...

Haut.

Mais vous-même, comment n’y êtes-vous pas ?

EVAN.

Parce que j’ai suivi cette dame qui prétend ne pas me connaître ; mais maintenant que je ne puis douter de son ingratitude...

Il va à la porte secrète.

MONTROSE, le retenant.

Où allez-vous ?

EVAN, cherchant le bouton.

Rejoindre mes amis, avec lesquels j’avais rendez-vous au pont de Londres.

MONTROSE, avec inquiétude.

Pour, de là, vous porter sur la Tour ?...

EVAN, cherchant toujours.

Oui, le rendez-vous était d’abord au Strand ; mais il a été changé une première fois.

MONTROSE, à part.

Que faire ?

Haut et vivement.

Ignorez-vous qu’il l’a été une seconde ?

EVAN.

Ah !... Ou donc est-il maintenant ?

MONTROSE.

Ici.

À part.

Il ne m’échappera pas !

EVAN.

Ici ?

MONTROSE.

Ici même... Savez-vous où vous êtes ici, mon cher monsieur ?

EVAN.

Je ne m’en doute pas.

MONTROSE.

Eh bien, vous êtes chez le général Lambert.

EVAN.

Ah ! c’est pour cela que la maison communique avec celle du colonel Hamilton ?

MONTROSE.

Justement.

EVAN.

Tout s’explique, alors ; mais, mon cher monsieur, cette dame...

MONTROSE.

Quelle dame ?

EVAN.

Celle qui était ici tout à l’heure, et qui vous a appelé.

MONTROSE.

C’est sa femme.

EVAN.

La femme de qui ?

MONTROSE.

Du général Lambert.

EVAN.

Sa femme ? Ah ! mon Dieu !... et moi qui ai cru... Je me trompais, évidemment...

MONTROSE, à part.

Où diable vais-je l’enfermer ?

EVAN.

Mais enfin, elle n’est pas seule ! Il doit y avoir une autre dame dans la maison ?

MONTROSE.

Oui, sa fille.

EVAN.

La fille de cette jeune dame... Mais ce doit être une enfant, mon cher monsieur.

MONTROSE.

Elle est née d’un premier mariage.

EVAN.

Grande alors ?

MONTROSE.

Vingt ans.

EVAN.

Belle ?

MONTROSE.

Charmante !

EVAN.

C’est celle-là ! Je ne m’étonne plus que l’autre n’ait rien compris à tout ce que je lui disais... Je ne m’étonne plus qu’elle vous ait appelé !

MONTROSE, allant à l’une des portes d’angle.

C’est un bonheur, puisque nous nous trouvons être du même parti et défendant la même cause.

À part.

Il sera très bien là-dedans.

EVAN, distrait.

Ainsi, ce n’est plus du Strand, ce n’est plus du pont de Londres que nous partons ; c’est d’ici ?

MONTROSE, lui prenant le bras.

D’ici même... Voici la chambre où ces messieurs vont se réunir pour discuter le plan de surprise... Entrez-y un instant ; vous n’y serez pas longtemps seul.

EVAN.

Et l’autre dame, la jeune, la jolie, celle qui a vingt ans, pourrai-je la voir ?

MONTROSE.

Pardieu ! c’est elle qui va nous donner les écharpes qui doivent nous servir de signe de reconnaissance.

EVAN.

Alors...

MONTROSE.

Oui, oui, entrez, entrez vite !

EVAN, se frappant le front.

La femme du général Lambert !... Je comprends maintenant qu’elle m’ait cru fou !

Il entre dans la chambre ; Montrose referme sur lui la porte à double tour.

MONTROSE.

La chambre n’a pas d’autre issue, si ce n’est une fenêtre qui donne sur la Tamise, et encore elle est grillée. Ma foi, il aura de la chance s’il s’échappe.

Il va pour ouvrir la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

MONTROSE, LA REINE, puis EDITH, SEIGNEURS

 

MONTROSE.

Ah ! c’est vous, madame !

LA REINE.

Eh bien, milord, qui est ce jeune homme ? que veut-il ? d’où vient-il ? le savez-vous ?

MONTROSE.

Ce jeune homme, madame, est un ennemi ou un traître.

LA REINE.

Que dites-vous !

MONTROSE.

Je me suis assuré de sa personne, il est là.

LA REINE.

Et qu’allez-vous faire de lui ?

MONTROSE.

Ce qu’en temps de révolution, on fait d’un traître ou d’un ennemi, madame.

LA REINE.

Oh ! vous m’effrayez, milord !

MONTROSE.

Madame, nos dangers sont grands, les circonstances impérieuses, et, en politique, il n’y a pas de demi-mesures... Voilà mon avis ! pieds et poings liés, un bâillon à la bouche, et dans la Tamise...

Il ouvre la porte du fond.

Milords !

Il sort vivement.

EDITH.

Qui, dans la Tamise ?

LA REINE.

Ah ! te voilà, Edith... Qu’on l’enferme, qu’on s’assure de lui, qu’on le retienne prisonnier ; mais qu’on ne le tue pas ! oh ! qu’on ne le tue pas ! cela nous porterait malheur.

EDITH.

Le tuer ! mais qui ?

EVAN, dans la chambre.

Monsieur ! monsieur !

EDITH.

Sa voix !

LA REINE.

Tu connais ce jeune homme ?

EDITH.

C’est lui !

LA REINE.

Qui, lui ?

EDITH.

Ce protégé à moi dont j’ai parlé à Votre Majesté.

LA REINE.

Edith, tu aimes ce jeune homme ?

EDITH.

Madame...

LA REINE.

Tu l’aimes ?

EDITH.

Puisque Votre Majesté l’a deviné...

LA REINE.

Eh bien, sauvons-le ! sauvons-le !

Edith court à la porte, qu’elle ouvre.

EVAN.

Corbleu ! est-ce ainsi... ?

Apercevant la reine, et à lui-même.

Tiens ! madame Lambert.

EDITH, prenant le bras d’Evan.

Silence !

EVAN, à part.

Et sa fille !...

Haut.

Ah ! cette fois, c’est vous ! je vous tiens !

EDITH.

Oui, c’est moi, moi qui vous ai demandé votre protection sur la place de White-Hall, moi pour qui vous avez mis l’épée à la main.

EVAN.

Laissez-moi d’abord vous regarder ; il y a assez longtemps que j’ai envie de vous voir.

EDITH.

Dépêchez-vous... Eh bien ?

EVAN.

Eh bien, vous êtes charmante, tout simplement.

EDITH.

Maintenant, fuyez !

EVAN.

Comment ?

LA REINE.

Fuyez, monsieur !

EVAN.

Comment, que je fuie ?

LA REINE.

Par où vous êtes venu.

EDITH.

Par là.

EVAN.

Permettez ! je suis du complot, moi... du complot pour délivrer le général Lambert.

EDITH.

Allez donc, je vous accompagne.

EVAN.

Vous ?

EDITH.

Oui.

EVAN.

Vous ?

À part.

Elle me dit cela devant sa mère !

EDITH.

Allez !

EVAN.

Je vous avertis que si vous me trompez, je reviens... Je connais le secret.

Il sort par la porte secrète.

MONTROSE, entrant avec Voghan et des seigneurs, et courant à la porte du cabinet où était Evan.

Vous l’avez sauvé, madame ! et savez-vous ce que vous avez fait ? Nous avons été trahis, livrés par cet homme sans doute. Le général Lambert est délivré ; dans une heure, il sera à la tête de dix mille soldats. Cette maison a été désignée comme devant servir d’asile au roi !

EDITH  et LA REINE.

Grand Dieu !

EDITH.

Si le roi arrivait !

LA REINE.

Tout est perdu !

EDITH.

Non, madame, non ; pas encore peut-être... Le roi, je l’espère, n’a pas encore franchi l’enceinte de Londres ; il ne s’agit que de gagner du temps.

EVAN, reparaissant par la porte secrète.

Je vous avais dit que je reviendrais.

EDITH.

Oh ! quelle idée !

À Evan.

Merci de ce que vous venez de faire.

EVAN.

Eh bien ?

EDITH.

Oui, vous nous avez déjà été très utile.

EVAN.

Ah bah !

EDITH.

Mais vous pouvez l’être bien davantage encore. Maintenant que vous me connaissez, êtes-vous prêt à m’obéir aussi exactement et aussi promptement que quand vous ne me connaissiez pas ?

EVAN.

Pour vous, je suis prêt à descendre dans l’enfer ou à escalader le ciel.

EDITH.

Aveuglément ?

EVAN.

Sur un seul mot de vous.

Edith passe lentement devant Evan, regarde la reine et se dirige vers la porte, au deuxième plan de gauche.

EDITH.

Passez dans cette chambre.

EVAN.

Après ?

EDITH.

Vous y trouverez un pourpoint de velours noir, brodé de jais.

LA REINE, bas, à Montrose.

Le costume du roi, messieurs.

EVAN.

Bon !

EDITH.

Un manteau.

EVAN.

Bien !

EDITH.

Vous les mettrez.

EVAN.

À quoi bon ?

EDITH.

Ah ! si on vous le dit, il n’y a plus de mérite !

EVAN.

C’est juste.

EDITH.

Allez et revenez ainsi vêtu !

EVAN.

Mais je vais avoir l’air d’un royaliste.

EDITH.

Qu’importe ! pourvu que vous restiez parlementaire au fond du cœur ?

EVAN.

Au fait, l’habit ne changera pas mes principes.

EDITH.

Hâtez-vous !

Evan entre dans la chambre.

LA REINE, tendant la main à Edith.

Je t’avais devinée...

EDITH, à un domestique qui se tient au fond.

Un mot à mes gens pour qu’ils donnent le change aux soldats...

Atthole et sir John sortent.

Et maintenant,  

Elle va ouvrir la porte secrète.

passez la première, madame.

La reine sort.

Vous, milords...

Montrose sort.

VOGHAN.

Mais vous ?

EDITH.

Moi, je suis de l’arrière-garde... Ne faut-il pas que je donne la consigne à ma sentinelle perdue ?

Voghan sort.

EVAN, sortant du cabinet.

Le fait est que si le mérite consiste à obéir sans comprendre... Eh bien, il n’y a plus personne !

EDITH, entr’ouvrant la porte secrète.

Si !... Demeurez là... Ne montrez aucune surprise... N’opposez aucune résistance, et quoi qu’il arrive, ne vous inquiétez de rien... On veille sur vous.

EVAN.

Qui ?

EDITH, lui tendant la main.

Quelqu’un... qui vous aime.

EVAN, se précipitant sur la main d’Edith, et l’embrassant avec transport.

Oh !... cette main !...

Des pas précipités se font entendre. Edith retire vivement sa main. La porte secrète se referme aussitôt. Des gardes paraissent, conduits par un capitaine.

 

 

Scène VIII

 

EVAN, LE CAPITAINE, GARDES

 

LE CAPITAINE.

Il est ici ! C’est lui !... le voilà !...

EVAN, à part.

Je n’y comprends rien... Mais je suis bien heureux de continuer à lui être utile.

LE CAPITAINE, marchant droit à Evan.

Sire, votre épée !

EVAN.

Hein ?... C’est à moi que vous parlez, monsieur ?...

LE CAPITAINE.

À vous, sire !

EVAN, à lui-même.

Elle m’a recommandé de ne m’étonner de rien ; mais ceci ne laisse pas de me surprendre un peu, je l’avoue.

LE CAPITAINE, montrant ses hommes.

Toute résistance est inutile, vous le voyez.

EVAN.

Parfaitement. J’ajoute même qu’elle est défendue... Aussi me bornerai-je à vous prier de me dire...

LE CAPITAINE.

Votre épée, sire !

EVAN.

Encore un qui n’aime pas les explications.

LE CAPITAINE.

J’attends...

EVAN.

Prenez garde, monsieur ! Si je me pique au jeu, je suis capable de vous la rendre... et sans éclaircissement encore...

LE CAPITAINE.

Rendez-la donc !

EVAN.

Ah ! parbleu ! puisque vous y tenez tant, la voilà.

LE CAPITAINE.

Maintenant, à White-Hall, messieurs. Chacun de vous répond du prisonnier sur sa tête !

EVAN.

Eh bien, elle a beau dire, cela n’ôterait rien au mérite du sacrifice, de savoir pourquoi on le fait.

 

 

ACTE V

 

La chambre de White-Hall où le roi Charles Ier a passé sa dernière nuit.

 

 

Scène première

 

EVAN, seul, assis et pensif

 

« Sire, rendez-moi votre épée ! » Dans un moment où l’Angleterre est en république, et où il y a peine de mort contre tout membre de la famille de Charles Ier qui y remet le pied, ces cinq mots me paraissent graves, surtout suivis de ceux-ci, qui me paraissent non moins graves : « Conduisez le prisonnier à White-Hall ; chacun de vous m’en répond sur sa tête !... » Ainsi, je suis à White-Hall !... Qui m’eût dit hier au soir, lorsque, du dehors, j’examinais cette fenêtre, la troisième, que ce matin, je pourrais l’examiner du dedans. Au reste, mon inconnue n’aura pas à se plaindre, j’espère. J’ai exécuté de point en point la consigne donnée. « Laissez-vous faire ! » Je me suis laissé faire. « N’opposez aucune résistance. » Je n’en ai opposé aucune. « Ne vous étonnez de rien... » Ah ! ici, avec toute la bonne volonté du monde, je n’ai pas pu lui obéir. Je m’étonne de tout, au contraire ! D’abord, du rôle qu’elle m’a distribué ; en second lieu, du profit qu’en peut tirer la cause que je suis venu servir, et particulièrement de ce qu’elle me laisse ainsi sans me donner de ses nouvelles.

Appelant.

Capitaine !... Au fait, pourquoi ne m’informerais-je pas ? Quoique sévères pour moi, mes gardiens ne sont pas grossiers.

Appelant.

Capitaine !

 

 

Scène II

 

EVAN, LE CAPITAINE qui l’a arrêté

 

LE CAPITAINE.

Vous avez appelé, sire ?

EVAN.

Oui... pardon si je vous dérange.

Le capitaine s’incline, mais froidement.

Il n’est pas venu une dame pour s’informer de moi, savoir ce que j’étais devenu ?

LE CAPITAINE.

Vous attendiez une dame ?

EVAN.

C’est-à-dire oui et non... Elle ne m’avait pas dit positivement qu’elle dût venir. Néanmoins, il était probable... Enfin, il n’est venu personne ?

LE CAPITAINE.

Si fait, sire : l’homme que vous avez demandé.

EVAN.

Quel homme ?

LE CAPITAINE.

N’avez-vous point dit que vous seriez aise d’avoir votre valet près de vous ?

EVAN.

Si fait. Mais il m’avait été répondu d’une façon assez sèche que la chose présentait de grandes difficultés.

LE CAPITAINE.

Oui ; mais, sur ma demande, le conseil s’est assemblé. Il a été décidé que, cette faveur ayant été accordée au roi Charles Ier, votre père, et la position étant identique, elle devait vous être accordée à vous.

EVAN, gravement préoccupé.

Au roi Charles Ier, mon malheureux père... Oui, il avait demandé...

LE CAPITAINE.

Que son domestique Parry ne le quittât plus jusqu’au dernier moment. En effet, Parry fut amené dans cette chambre et ne quitta plus le roi.

EVAN.

Comment savez-vous cela ?

LE CAPITAINE.

Je fus de garde, alors, à la porte du père, comme je le suis aujourd’hui à la porte du fils. Et c’est parce que l’on savait pouvoir compter sur ma vieille fidélité, que j’ai été choisi pour vous arrêter, vous conduire ici, et veiller sur vous jusqu’au moment...

EVAN.

Oui... je connais le moment. Alors, je suis bien dans la chambre habitée par Charles Ier ?

LE CAPITAINE.

Je l’ai vu plus d’une fois s’asseoir dans ce fauteuil où vous êtes assis.

Evan se relève vivement.

Je l’ai vu plus d’une fois s’agenouiller sur ce prie-Dieu...

EVAN.

Ah !... Et qu’étiez-vous du temps du roi Charles Ier ?

LE CAPITAINE.

J’étais simple sergent.

EVAN.

Et vous êtes capitaine ?

LE CAPITAINE.

Milord protecteur m’honorait de sa confiance, et, après lui, M. Lambert a toujours été excellent pour moi. Ne vous étonnez donc pas de ma fidélité à le servir.

EVAN.

Non-seulement je ne m’en étonne pas, mais encore je vous en félicite, mon ami ; et moi-même, tenez !... Bon ! qu’allais-je dire ?... Ainsi, vous connaissez le général Lambert ?

LE CAPITAINE.

J’ai été six mois attaché à sa personne.

EVAN.

Et, pendant ces six mois, vous avez pu pénétrer dans son intérieur ?

LE CAPITAINE.

Familièrement.

EVAN.

Donc, vous connaissez sa femme, sa fille... Sa femme, un peu sévère... Mais sa fille, hein ?... quelle charmante enfant !

LE CAPITAINE.

Mais de qui parlez-vous ?

EVAN.

De la femme et de la fille du général Lambert, pardieu !

LE CAPITAINE.

Le général Lambert est veuf et n’a jamais eu d’enfants.

EVAN.

Hein ?

LE CAPITAINE.

J’ai l’honneur de dire à Votre Majesté que le général Lambert est veuf et n’a jamais eu d’enfants.

CUDDY, en dehors.

 Mais laissez-moi donc entrer près de mon maître. Vous savez bien que la permission m’est accordée, n’est-ce pas ?

EVAN.

C’est Cuddy, je reconnais sa voix. Capitaine, vous avez dit...

LE CAPITAINE.

Laissez entrer ce garçon. Votre Majesté n’a pas d’autre désir à exprimer ?

EVAN.

Non ; du moment que le général Lambert est veuf et n’a jamais eu d’enfants...

LE CAPITAINE.

Jamais.

EVAN.

Alors, c’est bien, capitaine. Vous pouvez vous retirer.

Avec un soupir.

C’était tout ce que je désirais savoir.

Le capitaine salue et sort.

 

 

Scène III

 

EVAN, CUDDY

 

CUDDY.

Eh bien, Votre Honneur ?

EVAN.

Eh bien, mon pauvre Cuddy !

CUDDY.

Vous voilà donc ?...

EVAN.

Oui, me voilà.

CUDDY.

Qu’est-il donc arrivé ? Vous me criez : « Je le tiens ! » Je vous réponds : « Ne le lâchez pas... » Vous me répliquez : « Sois tranquille ; de la lumière, vite, vite, vite ! » J’accours avec une bougie. Plus personne !

EVAN.

C’est vrai ! Tu as dû être bien étonné, mon pauvre garçon ?

CUDDY.

Abasourdi, Votre Honneur !... Mais par où êtes-vous donc passé ?

EVAN.

À travers la muraille.

CUDDY.

À travers la muraille !... Et qui a pu vous déterminer à suivre un chemin si peu pratiqué ?

EVAN.

Je m’étais juré à moi-même de savoir qui elle était.

CUDDY.

Qui, elle ?

EVAN.

Mais la dame de la place !... mais la dame de la bague !... mais la dame de la lettre !...

CUDDY.

Le savez-vous au moins maintenant, qui elle est ?

EVAN.

Moins que jamais, mon ami... Un instant j’ai cru savoir... Mais d’après ce que vient de me dire le capitaine...

CUDDY.

Alors, c’est elle qui vous a conduit ici ?

EVAN.

Non, elle s’est contentée de m’y faire conduire.

CUDDY.

Mais enfin, Votre Honneur, ici, où êtes-vous ?

EVAN.

Au palais de White-Hall, mon ami ; y comprends-tu quelque chose ?

CUDDY.

Ma foi, non !

EVAN.

Eh bien, on m’y a installé cette nuit, pendant que nous délivrions, ou après que nous avons eu délivré M. Lambert.

CUDDY.

Vous l’avez délivré ?

EVAN.

Pas moi, précisément. Mais j’eusse certainement aidé à le délivrer, si je n’avais pas eu la malheureuse ou l’heureuse idée, je n’en sais rien, de remonter pour la voir... pour la surprendre. C’est alors que je l’ai trouvée assise à ma table, écrivant cette lettre, tiens ! où elle me promet la gloire et la fortune.

CUDDY.

Mais, monsieur, comment écrivait-elle, dans l’obscurité, sans lumière ?

EVAN.

Il y avait une lumière, mais elle l’a éteinte... C’est alors que je l’ai suivie dans les ténèbres à travers la muraille, et que je me suis trouvé chez M. Lambert.

CUDDY.

Chez M. Lambert ?

EVAN.

Oui... où il paraît que je lui ai rendu un grand service.

CUDDY.

À M. Lambert ?

EVAN.

Mais oui... à M. Lambert. Mon Dieu ! que tu as donc le crâne épais, mon pauvre garçon !

CUDDY.

Votre Honneur en sait plus que moi.

EVAN.

Plus que toi, Cuddy ?... Non, pas beaucoup plus.

CUDDY.

Mais moi, monsieur, je pourrais en savoir davantage.

EVAN.

Comment cela ?

CUDDY.

En m’informant... Vous savez ce que l’on dit, ce matin ?

EVAN.

Comment veux-tu que je le sache, n’étant pas sorti ?...

CUDDY.

Eh bien, Votre Honneur, on dit que le roi Charles II est débarqué à Douvres ; qu’il est venu par terre jusqu’à Gravesend ; que M. Monk est pour lui... avec son armée, et que lui et M. Monk marchent sur Londres. Voilà ce que l’on dit.

EVAN.

Diable !

CUDDY.

Eh bien, vous comprenez, monsieur, je sors, je m’informe. Je n’ai pas ma langue dans ma poche, vous le savez bien.

EVAN.

Oui ; seulement, il y a un malheur, mon pauvre garçon.

CUDDY.

Lequel ?

EVAN.

C’est qu’on ne te laissera pas sortir.

CUDDY.

Comment, on ne me laissera pas sortir ?

EVAN.

Non.

CUDDY.

Mais je suis donc prisonnier ici ?

EVAN.

Je le suis bien, moi ; et comme j’ai l’habitude de t’avoir toujours à mes côtés, j’ai songé à te faire mettre sous clef.

CUDDY.

Grand merci !

EVAN.

Vois-tu, mon ami, le roi Charles Ier avait avec lui un domestique nommé Parry. Eh bien, ce domestique, qui était à White-Hall comme tu y es... n’en est sorti qu’au moment...

CUDDY.

Est-ce qu’il est venu, le moment ?... Ah çà ! monsieur... on ne va pas vous...

EVAN.

Je l’espère. Cependant, à l’air du capitaine... Il est vrai que c’est un parlementaire enragé... qui doit tout à milord protecteur et à M. Lambert !

On entend crier au loin : « Vive le roi ! »

CUDDY.

Monsieur ! monsieur ! on crie dans la rue ; ne l’entendez-vous pas ?

EVAN.

Si fait.

À part.

Est-ce que je ferais mon entrée à Londres ? Ce serait l’occasion de m’accorder une amnistie.

CUDDY.

Oh ! monsieur, tout le monde court du côté de la Cité...

EVAN.

J’aimerais mieux que l’on vînt par ici.

Le capitaine entre précipitamment et s’incline à plusieurs reprises devant Evan.

N’importe, il paraît que ma position s’améliore, si j’en juge par le changement qui s’est opéré dans les manières du capitaine.

Haut.

Puisque vous voilà, monsieur, je voudrais vous prier d’une chose.

LE CAPITAINE.

Sire, ne suis-je point ici pour vous obéir ?

CUDDY, bas.

Monsieur, monsieur, il vous appelle sire...

EVAN.

Oui, depuis hier... Capitaine, je désirerais que mon domestique pût sortir... Oh ! pour un instant.

LE CAPITAINE.

Pour le temps qu’il plaira à Votre Majesté.

CUDDY.

Monsieur, monsieur, on vous appelle Majesté.

EVAN.

Je vous demanderais bien la même faveur pour moi ; mais je craindrais que cela ne fût pas parfaitement d’accord avec votre consigne.

CUDDY.

Mais, monsieur, on vous prend donc pour le roi ?

EVAN.

Oui, depuis hier... Cela ne te regarde pas.

CUDDY.

Vous vous faites passer pour le roi ?...

EVAN.

Cela ne te regarde pas.

CUDDY.

Quelle étrange fantaisie !...

EVAN.

Ce n’est pas moi qui l’ai eue. Descends, reviens vite, et dis-moi ce qui se passe.

Cuddy sort.

 

 

Scène IV

 

EVAN, LE CAPITAINE

 

EVAN.

Merci, capitaine.

LE CAPITAINE.

Sire, je ne fais que mon devoir de fidèle sujet.

EVAN.

Comment !... de fidèle sujet du parlement ?

LE CAPITAINE.

Non, sire : du roi... et j’espère que Votre Majesté daignera se rappeler que, tout en l’arrêtant, tout en la retenant prisonnière, j’ai toujours conservé pour elle les égards qui lui étaient dus.

EVAN.

Certainement. D’ailleurs, vous faisiez votre devoir ; et votre dévouement à milord protecteur et, après lui, à M. Lambert, n’a rien que d’honorable.

LE CAPITAINE.

Sire, croyez-le... j’ai bien souffert d’être forcé d’obéir à des factieux.

EVAN.

Ah ! ah !

LE CAPITAINE.

On a violenté ma conscience, sire. On m’a forcé d’accepter successivement les grades de sous-lieutenant, de lieutenant et de capitaine. Tenez, mon frère, de son côté, n’a point été respecté dans ses opinions. On l’a forcé d’accepter le gouvernement de la Tour... Votre Majesté sait que l’on n’osait rien refuser à ce protecteur.

EVAN.

Je vois que vous avez été victime, capitaine.

LE CAPITAINE.

Votre Majesté l’a dit : victime ! et je crois que le seul grade de major peut effacer...

EVAN.

Vous croyez que ça effacera ?...

LE CAPITAINE.

J’en suis sûr... Si Votre Majesté daignait me nommer major !

EVAN.

Croyez-vous que je le puisse ?

LE CAPITAINE.

Qui en empêche Votre Majesté ? Au seul nom du roi, les soldats du général Lambert se sont dispersés. M. Monk vient de faire dans Londres une entrée triomphale. Il est en ce moment à Temple-Bar. Il marche sur White-Hall, et, dans un quart d’heure, Votre Majesté n’aura plus d’ennemis.

EVAN.

Capitaine, je vous nomme major !

LE CAPITAINE.

Oh ! sire !

EVAN, à part.

S’il n’a jamais d’autre brevet que celui-là !...

LE CAPITAINE, aux gardes rangés dans l’antichambre.

Messieurs, le roi m’a nommé major... Vive le roi !

 

 

Scène V

 

EVAN, LE CAPITAINE, HAMILTON

 

HAMILTON.

Qu’est-ce que ce cri, messieurs ?... Aurais-je affaire à des traîtres ? Ordre du général Lambert de me remettre le roi. Voici l’ordre.

LE CAPITAINE.

Ouais ! me serais-je trop pressé ?

EVAN, avec joie.

Le colonel Hamilton !... Je vais donc avoir des nouvelles positives...

HAMILTON.

Sire, il faut monter à cheval et me suivre.

EVAN.

Ah çà ! vous aussi, vous m’appelez sire ?

HAMILTON.

Evan !

EVAN.

Ah ! vous me reconnaissez, vous ? C’est bien heureux ! Comment ! vous ne me prévenez pas que vous me logez dans un appartement où il y a des portes secrètes, des armoires qui tournent, des escaliers dérobés !

HAMILTON.

Êtes-vous devenu fou ?

EVAN.

Vous vous expliquez maintenant pourquoi je m’obstinais à croire que vous étiez marié ?

HAMILTON.

Mais le roi ?

EVAN.

Imaginez donc que j’ai trouvé le secret et poussé le ressort... que je l’ai suivie ; que je me suis trouvé dans la maison à côté de la vôtre ; que j’y ai rencontré une femme ; que l’on m’a dit que j’étais dans la maison du général Lambert...

HAMILTON.

Le roi ! le roi ! Je vous demande où est le roi !

EVAN.

Laissez-moi donc dire... Du moment que c’était la maison du général Lambert, j’ai compris... Je me suis dit : « La maison du général Lambert touche à celle du colonel Hamilton. Il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque le colonel Hamilton est le bras droit du général Lambert... ou plutôt son bras gauche depuis que j’ai eu la maladresse... »

HAMILTON.

Malheureux ! me direz-vous enfin où est le roi ?

EVAN.

Mais je suis en train de vous le dire. Oui, j’ai compris tout cela... très bien compris, jusqu’à ces mots : « Sire, votre épée ! » J’ai obéi. J’ai rendu mon épée, parce qu’elle m’avait bien recommandé de ne faire aucune résistance. Mais, tout en obéissant, dame !... j’avoue qu’à partir de ce moment, tout s’est embrouillé... et que je n’y comprends plus absolument rien.

HAMILTON.

Alors, c’est vous que l’on a arrêté ?

EVAN.

Mais oui, c’est moi !

HAMILTON.

À la place du roi ?

EVAN.

Sans doute, à la place du roi.

HAMILTON.

En effet, ce costume...

EVAN.

Je ne voulais pas le mettre... Mais on m’a dit que c’était pour le bien de la cause.

HAMILTON.

Mais qui vous a arrêté ?

EVAN.

Le capitaine.

HAMILTON.

Par ordre de qui ?

EVAN.

Par ordre de M. Lambert.

HAMILTON.

Mais si c’est vous qui êtes arrêté...

EVAN.

Parbleu ! si je le suis... vous le voyez bien !...

HAMILTON.

Le roi ne l’est pas, alors ?

EVAN.

Mais certainement, puisqu’il rentre dans Londres à la tête de l’armée de M. Monk...

HAMILTON.

Ah ! nous avons été joués, trahis, dupés ! Mais tant que son épée reste à un homme de cœur...

Il va pour sortir.

EVAN.

Où allez-vous ?

HAMILTON.

Me faire tuer, s’il le faut !

EVAN.

Allons donc ! et vous croyez que je souffrirai... ?

HAMILTON.

Place !

EVAN.

Vous ne sortirez pas !

Lui sautant au collet.

Non, non, non !

 

 

Scène VI

 

EVAN, HAMILTON, CUDDY

 

CUDDY, entrant tout effaré.

Le roi ! le roi, Votre Honneur !

EVAN.

Le roi, ici ?

CUDDY.

Ici, ici, à White-Hall même.

EVAN.

Que vient-il faire ?

CUDDY.

Je n’en sais rien ; mais il vient, voilà ce que je sais...

EVAN, à Hamilton, qui brise son épée.

Que faites-vous ?

HAMILTON.

Ni rendue... ni vendue...

Après avoir brisé son épée, il la jette à terre.

 

 

Scène VII

 

EVAN, HAMILTON, CUDDY, puis MONTROSE, puis CHARLES, puis LA REINE, EDITH et TOUTE LEUR SUITE

 

On crie : « Vive le roi ! »

MONTROSE, perçant la foule.

Place au roi, messieurs !

EVAN.

Comment ! le roi ici ?

MONTROSE.

Le roi a voulu, messieurs, que sa première visite fût pour White-Hall, la dernière halte faite par son père entre la terre et le ciel.

Il remonte et va se placer près des gardes qui garnissent le fond du théâtre. Evan et Cuddy se sont un peu effacés derrière la cheminée. Hamilton est pensif de l’autre côté de la cheminée, près de la porte. Le roi entre seul ; arrivé sur le seuil, il se découvre.

CHARLES.

Salut, chambre funèbre et sacrée où mon père a passé la nuit suprême ; où, enfant, j’ai été conduit pour entendre ses dernières recommandations et recevoir ses derniers baisers. Oui, elle est bien telle que me la rappelaient mes souvenirs. Voici le fauteuil où le martyr était assis, où il nous reçut des mains de ma mère, nous plaça, ma sœur et moi, chacun sur un de ses genoux, et où il nous bénit tous deux avec des larmes et des sanglots... Mon Dieu ! permettez que je n’oublie jamais ce terrible moment... non pour punir... mais pour pardonner !...

Il appuie sa tête sur le dossier du fauteuil et pleure. Puis il la relève lentement.

Voici le prie-Dieu où il s’est agenouillé, quand on est venu lui dire que tout était fini et qu’il était temps de marcher à la mort. Voici la fenêtre, la fenêtre terrible qui a été pour lui la porte de l’éternité ; ses derniers pas ont foulé cette dalle de marbre.

Il s’agenouille.

Je ferai de cette dalle de marbre la table sainte d’un autel.

Il baise la dalle et se relève.

MONTROSE.

La reine !

Deux pages entrent et se placent de chaque côté de la porte, puis la reine paraît. Edith et les dames d’honneur se rangent à droite.

EVAN.

Ah ! c’était la reine !

CHARLES.

Entrez, messieurs !

Entrent Voghan, lord Greenville et autres partisans.

EVAN.

Pardon, sire : s’il est permis à ces messieurs d’entrer, nous est-il permis de sortir, à nous ?

CHARLES.

Qui donc êtes-vous ?

Evan va pour répondre. Hamilton l’écarte du geste après avoir salué Charles II.

HAMILTON.

Sire, je suis le colonel George Hamilton.

Edith fait un geste suppliant à la reine. Celle-ci semble la rassurer.

J’ai combattu contre vus en 1651. Depuis ce temps, je suis resté fidèle soldat de milord protecteur et du général Lambert... et je viens de m’opposer de tout mon pouvoir à votre retour en Angleterre et à votre rentrée à Londres.

EDITH, à voix basse et s’adressant au roi et à la reine.

Oh ! sire !...

CHARLES.

Vous vous trompez, milord, vous n’êtes rien de tout cela. Vous êtes le frère de miss Edith Hamilton, la fidèle amie de la reine, à laquelle je dois la meilleure part du trône sur lequel je vais m’asseoir, et dont je vous offre d’être un des soutiens.

HAMILTON.

Merci, sire !

Il va pour se retirer.

CHARLES.

Vous refusez ma faveur, vous refusez mon amitié... vous refusez ma main !

HAMILTON, après un temps de silence, s’incline respectueusement et baise la main du roi ; puis, d’une voix émue.

Dieu vous garde, sire !

Il sort.

CHARLES.

Messieurs, saluez cet homme ! Vous n’en verrez pas beaucoup qui en fassent autant que lui.

Evan va pour suivre Hamilton.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, hors HAMILTON

 

EDITH, arrêtant Evan.

Eh bien, où allez-vous ?...

EVAN, avec un cri de surprise.

Ah ! mon inconnue !

EDITH.

Donnez-moi la main... Bon ! allez-vous me refuser, comme a fait mon frère au roi ?

EVAN.

Votre frère ?...

EDITH.

Allons !

Au Roi.

Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté sir Evan Mac Donald, dont le dévouement, dans votre restauration, qui vient de s’accomplir si heureusement, nous a rendu de si grands services.

CHARLES.

Comment ! monsieur, c’est vous qui avez protégé miss Edith et donné un coup d’épée au colonel Hamilton ?

EVAN.

Oui, sire... à mon grand regret même...

EDITH, bas.

Taisez-vous !

CHARLES.

C’est vous qui nous avez prévenus du coup de main que l’on tentait en faveur du général Lambert ?

EVAN.

Sire, je croyais parler à des amis.

EDITH, de même.

Taisez-vous !

CHARLES.

Enfin, c’est vous qui avez consenti à revêtir ce costume et à passer pour moi ; à vous faire arrêter à ma place... et dans un moment où, à me rendre un pareil service, vous risquiez votre tête ?...

EVAN.

Sire, j’ai fait tout cela, c’est vrai ; mais je vous jure...

EDITH, bas.

Taisez-vous donc, pour l’amour de Dieu !

CHARLES.

Messieurs, je vous le demande à tous...

À la Reine.

et à vous particulièrement, madame... que mérite un pareil dévouement ?

LA REINE.

Il a été illimité, sire ! Impossible de se dévouer plus aveuglément que ne l’a fait sir Evan... Que la récompense elle-même soit donc illimitée !

CHARLES.

Vous avez entendu, sir Evan ? Fixez vous-même votre récompense.

EVAN.

Comment ! sire, vous me laissez le champ libre ?

CHARLES.

Entièrement.

EVAN.

Je puis demander... ce que je voudrai ?...

CHARLES.

Pourvu que ce que vous demanderez soit au pouvoir du roi.

EVAN.

Eh bien, sire, je vous dirai que, depuis que j’ai mis le pied à Londres... j’ai été tourmenté par un démon qui s’est attaché à mes pas, et m’a fait faire tout le contraire de ce que je voulais... par un lutin qui a passé à travers les murailles, les portes, les serrures, pour me faire renier ma foi, perdre l’esprit, risquer mon âme... par une fée d’autant plus dangereuse, qu’elle est la plus spirituelle, la plus charmante, la plus adorable des femmes. Eh bien, sire, de ce démon, de ce lutin, de cette fée, de cette femme, je voudrais me venger, mais longuement, à mon loisir, à ma fantaisie. Sire, exigez d’elle qu’elle me prenne pour mari.

CHARLES, à Edith.

Vous avez entendu, miss Edith... Que dois-je faire ?

EDITH.

Sire, un roi n’a qu’une parole.

CHARLES.

Ainsi, malgré de pareilles intentions... ?

EDITH.

Sire, avec l’aide de Dieu, je tâcherai de me défendre. 

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