L’Enfant gâté (DESTOUCHES)

Comédie en un acte et en vers.

 

Personnages

 

MADAME ARGANTE.

SOPHIE, fille de Madame Argante

PULCHÉRIE, fille de Madame Argante

MONSIEUR DE BONACCUEIL, frère de Madame Argante

LISETTE, suivante de Sophie

DORANTE, homme de robe

MONSIEUR DE NEUCHATEAU, financier et amants de Pulchérie

LE COMTE DU TOUR, financier et amants de Pulchérie

LE MARQUIS

 

La scène est à Paris, chez Madame Argante.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, LISETTE

 

LISETTE.

Ah, Monsieur ! Vous voilà revenu de Champagne !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Oui ; mais, avec regret, j’ai quitté ma campagne.

Où la belle saison m’invitait à rester :

À mon bon naturel je n’ai pu résister.

Quoique ma folle sœur m’ait joué mille pièces,

Son intérêt m’est cher ; ses filles sont mes nièces ;

Je les aime toujours, et veux absolument

Assurer au plutôt leur établissement.

Je travaille surtout à celui de l’aînée,

Qui s’éloigne un peu trop de sa vingtième année,

Et qui reste à pourvoir, dont je suis très marri.

Toute fille, à cet âge, a besoin d’un mari.

LISETTE.

Je ne le sais que trop.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Oh ! je te crois.

LISETTE.

J’espère

Que vous voudrez aussi me tenir lieu de père.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Va, va, j’y penserai.

LISETTE.

Le plutôt vaut le mieux.

J’ai de fortes raisons...

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je les vois dans tes yeux,

Friponne. Mais songeons à ma chère Sophie.

LISETTE.

C’est votre bien-aimée.

MONSIEUR DE BONACCUEIL,

Oui, je te le confie,

Elle est ma favorite, et l’a bien mérité.

Il ne lui manque rien, qu’un peu plus de beauté.

Quels talents ! Quel esprit ! Je l’estime, je l’aime,

Parce que je suis sûr qu’elle est la raison même ;

Qu’elle joint la sagesse à l’agréable humeur,

Le fin discernement à la bonté du cœur ;

Digne de recevoir l’encens de tous les hommes,

Si nous ne vivions pas dans le siècle où nous sommes ;

Siècle injuste, pervers, où le goût fasciné

Par l’extérieur seul est d’abord entraîné !

LISETTE.

Ah ! que vous dites vrai !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

N’est-ce pas une honte,

Que de tant de mérite on ne fasse aucun compte,

Qu’à l’aimable Sophie on préfère une sœur

Qui n’a d’autre talent qu’un minois enchanteur,

Qui gâte une beauté parfaite et surprenante,

Par une humeur hautaine, et même impertinente,

Et par un esprit vain, dont l’idiot orgueil

À l’hommage d’un roi ferait un froid accueil ?

LISETTE.

Oui ; mais le pis de tout, c’est que sa sotte mère

(Pardonnez si je suis avec vous si sincère)

L’idolâtre, la perd, l’applaudit ; qui plus est,

Lui permet de parler, d’agir comme il lui plaît :

Et, loin de s’opposer à mille extravagances,

Semble se faire honneur de ses impertinences.

La modeste Sophie, à chaque occasion,

Exposée, au contraire, à son aversion,

N’en reçoit que rebuts, que duretés, qu’injures,

Ce qui cause céans mille secrets murmures ;

J’en ai le cœur percé ; je n’y puis plus tenir.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, attendri.

Et la pauvre Sophie ?

LISETTE.

Elle a su se munir

D’un fond de patience incroyable, invincible,

Qu’elle a l’art de pousser jusques à l’impossible.

Mais je lis dans son cœur, malgré tous ses efforts ;

Elle pleure en dedans, et ne rit qu’en dehors.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Et voilà ce qu’on voit dans plus d’une famille :

On porte jusqu’au ciel une idole de fille,

Tandis qu’à sa fortune on immole ses sœurs,

Que pour elle on condamne à la retraite, aux pleurs.

Je veux bannir d’ici cette erreur trop commune,

Et de ma pauvre nièce empêcher l’infortune.

Va la chercher ; dis-lui que je l’attends ici.

Corbleu ! nous allons voir...

LISETTE.

Ah ! Monsieur, la voici.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Viens, ma chère Sophie, embrasse-moi. Ta mère

Est une extravagante ; et je veux, en bon frère,

Redresser aujourd’hui son esprit fourvoyé.

LISETTE.

Oh ! ma foi, tout le vôtre y doit être employé,

Et, s’il en vient à bout, c’est tout ce qu’il peut faire.

SOPHIE.

Lisette, taisez-vous, et respectez ma mère ;

Je ne saurais souffrir qu’on ose la blâmer.

Si d’elle, plus que moi, ma sœur se fait aimer,

Dois-je trouver mauvais, et voir comme une injure

Les effets d’un penchant qu’inspire la nature ?

Ne suit-on pas ses lois, parlons de bonne foi,

En aimant une sœur plus aimable que moi ?

Ma mère a le goût bon : je vois que tout le monde,

Loin de la condamner, l’approuve et la seconde.

Tout ce qui vient ici, court encenser ma sœur,

Sans qu’on daigne me dire un seul mot de douceur.

Je ferais donc en vain valoir le droit d’aînée ;

Pour vivre dans l’oubli, je sens que je suis née ;

J’en ai pris le parti sans aigreur et sans fiel,

Et n’ai de volontés que les ordres du ciel.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Le ciel ordonne-t-il qu’une mère bizarre

Par un aveugle instinct se conduise et s’égare ;

Prodigue à votre sœur tout ce qui peut flatter,

Et n’use de ses droits que pour vous maltraiter ?

Je ne puis plus souffrir cet injuste partage.

La plus rare beauté n’est qu’un frêle avantage,

Qu’un éclat passager, qui, bien qu’éblouissant,

Après avoir brillé, souvent meurt en naissant ;

C’est un feu qui s’éteint au moment qu’il enflamme :

Mais la bonté du cœur, mais la beauté de l’âme,

L’esprit et les talents, sont des dons précieux,

Qui, n’étant point bornés à fasciner nos yeux,

Nous inspirent pour eux un penchant légitime,

Et sont l’objet constant d’une éternelle estime.

Voilà ce qui pour toi m’a toujours fait pencher.

En faveur de ta sœur on a beau me prêcher,

Et tu veux vainement justifier ta mère.

En admirant l’effet de ton bon caractère,

Contre elle mon esprit n’en est que plus aigri.

Je veux absolument t’assurer un mari,

Et plutôt que plus tard.

SOPHIE.

Mon oncle, rien ne presse.

LISETTE.

Mon Dieu ! pardonnez-moi.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ce point-là m’intéresse

Plus que toute autre affaire ; et je vais...

SOPHIE.

Vos bontés

N’attireront sur moi que mille duretés.

Paraissez occupé de ma sœur Pulchérie ;

Dites que vous voulez qu’enfin on la marie :

Insistez seulement sur cet article-là,

Vous réussirez mieux.

LISETTE.

Je conviens de cela.

Mais votre sœur, encor plus vaine que sa mère,

Veut devenir duchesse ; et c’est-là sa chimère.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Duchesse !

LISETTE.

Eh ! oui, Monsieur. Sa sotte vanité

Ose même aspirer à la principauté :

Bien loin de s’en cacher, elle le dit sans cesse ;

J’en ai mille témoins.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Oh ! parbleu, ma princesse,

Je m’en vais vous laver la tête comme il faut,

Et je ferai tomber votre orgueil de son haut.

SOPHIE.

Mon oncle, au nom du ciel, modérez votre bile.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Non ; je n’aurai pas fait un voyage inutile.

De tout ce que j’apprends je suis honteux, confus.

Je prétends, au plutôt, réformer tant d’abus.

Madame Argante entre, et entend les trois vers suivants.

C’est à moi de guider et la mère et la fille ;

Et je suis, après tout, le chef de la famille.

Ma nièce ose aspirer à la principauté !

 

 

Scène III

 

MADAME ARGANTE, MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

MADAME ARGANTE, paraissant brusquement.

De quoi vous mêlez vous ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est fort bien débuté,

D’un ton haut.

Ma sœur.

MADAME ARGANTE, du même ton.

Mon frère.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Oh, oh ! vous faites bien la fière !

MADAME ARGANTE, fièrement.

Je fais ce que je dois.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Est-ce là la manière

Dont vous traitez ?...

SOPHIE, à Lisette.

Ô ciel ! ils vont se quereller.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, à Madame Argante.

Taisez-vous, quand je parle.

MADAME ARGANTE.

Et moi, je veux parler

Revenez-vous ici pour y faire le maître ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Si je ne le suis pas, désormais je veux l’être.

MADAME ARGANTE.

C’est ce qu’il faudrait voir.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Et ce que vous verrez,

Ou de vos procédés vous vous repentirez.

Je sais comment punir votre vanité folle,

Et ne viens pas chez vous encenser votre idole.

MADAME ARGANTE.

Mon idole ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Oui, ma sœur, votre idole. Oh ! parbleu,

Vous osez me morguer, mais nous verrons beau jeu ;

Et je vous apprendrai qu’une mère bien sage

Doit faire de son cœur un plus juste partage.

SOPHIE.

Mon oncle !

MONSIEUR DE BONACCUEIL, à Sophie.

Taisez-vous.

À Madame Argante.

Vous vous corrigerez,

Ou bien...

MADAME ARGANTE, à Sophie.

Le beau sermon que vous me procurez !

SOPHIE.

Qui ? Moi, Madame !

MADAME ARGANTE.

Oui, vous.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est tout le contraire.

Avez-vous oublié que vous êtes sa mère ?

MADAME ARGANTE.

Je voudrais le pouvoir.

SOPHIE, tendrement.

Et que vous ai-je fait ?

MADAME ARGANTE, froidement.

Rien. Vous me déplaisez ; voilà tout.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

En effet,

Quand on a dit cela, l’on a tout dit.

MADAME ARGANTE.

Sans doute.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Or, écoutez, ma sœur.

MADAME ARGANTE.

Hé bien ! je vous écoute.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je vois que Pulchérie a pris tout votre cœur,

Et qu’il n’en reste rien pour son aimable sœur.

MADAME ARGANTE, avec un souris dédaigneux.

Aimable !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Aimable, oui ; je le soutiens encore.

MADAME ARGANTE, d’un ton ironique.

Oh ! vous avez raison, tout le monde l’adore !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

S’il ne l’adore pas, il devrait l’adorer.

On cherche la plus belle, on vient l’idolâtrer :

Mais, savez-vous pourquoi ? C’est que ceux qui raisonnent

Sont en très petit nombre, et que les sots foisonnent :

On ne vois que cela. Voilà vos partisans ;

Voilà les gens qu’en foule on voit venir céans.

Mais moi, dont le bon sens fait la philosophie,

Qui vois le vrai mérite éclater en Sophie,

Qui connais son esprit, sa vertu, son bon cœur,

Je l’adopte pour fille, et vous laisse sa sœur.

Vous pouvez, j’y consens, en faire une duchesse,

Et même l’élever jusqu’au rang de princesse.

Mais, Sophie est à moi ; je réclame son bien,

Auquel j’ai résolu de joindre tout le mien.

MADAME ARGANTE, d’un air effrayé.

Tout le vôtre !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Oui, ma sœur ; lui tenant lieu de père,

Je songe à la pourvoir, et j’en fais mon affaire.

MADAME ARGANTE.

Vous seriez si cruel à l’égard de sa sœur ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je partage mes biens, comme vous votre cœur.

Toutefois, pour prouver que je suis équitable,

Je vous donne le temps d’être plus raisonnable.

Je n’ai pas encor pris mon parti sans retour.

Mariez Pulchérie avant la fin du jour :

Devant sa sœur aînée on veut bien qu’elle passe,

Et, pour l’amour de vous, je lui fais cette grâce :

Mais si, dès ce jour même, elle ne choisit pas

Quelqu’un de ces benêts charmés de ses appas,

Sophie aura demain tous mes biens en partage,

Et je saurai la rendre aussi riche que sage.

M’entendez-vous, ma sœur ? J’ai parlé ; choisissez.

MADAME ARGANTE.

Je vais voir Pulchérie, et reviens.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Finissez :

Revenez au plutôt me rendre sa réponse ;

Et, suivant le rapport, à l’instant je prononce.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

À la fin, j’ai pourtant rabattu son caquet,

Dorante paraît, et, sans les voir, se mire et s’ajuste.

Et bientôt nous saurons... Que veut ce freluquet ?

LISETTE.

C’est un des soupirants de votre belle nièce,

Un robin, petit-maître.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Il est tout d’une pièce.

Qu’il a l’air apprêté !

LISETTE.

Son esprit et son corps,

Assujettis à l’art, ne vont que par ressorts :

Il arrange avec soin sa vaste chevelure,

Puis il va concerter son air et son allure.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Hom, le fat !

SOPHIE.

Dans sa pompe il veut nous aborder.

LISETTE.

À son père, à son oncle, il vient de succéder.

Riche comme un Crésus, et plus aimable encore,

Si nous voulons l’en croire, il poursuit, il adore

La fière Pulchérie, et s’en croit adoré,

Lorsque d’un regard même il n’est pas honoré.

SOPHIE.

Il ne nous voit donc pas ?

LISETTE.

Quoi ! cela vous étonne ?

Il ne voit jamais rien que sa chère personne.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Le voilà qui commence enfin à s’ébranler.

SOPHIE.

Voyons s’il daignera seulement me parler.

 

 

Scène V

 

DORANTE, MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

DORANTE.

Lisette, un mot.

LISETTE.

Monsieur, que vous plaît-il ?

DORANTE.

Ma chère,

Puis-je voir Pulchérie ?

LISETTE.

Elle est avec sa mère.

DORANTE.

Est-il jour là-dedans ?

LISETTE.

Oui.

DORANTE.

Bon, je vais entrer.

Il fait quelques pas, et revient.

M’a-t-on demandé ?

LISETTE.

Non. Je puis vous assurer

Que l’on n’a demandé... ni souhaité personne.

DORANTE.

Ni souhaité, ma chère ? Ah ! ce discours m’étonne.

J’aurais pensé qu’au moins on m’aurait souhaité.

LISETTE.

Si vous l’avez pensé, vous vous êtes flatté.

DORANTE, souriant.

Flatté ?

LISETTE.

Très sûrement.

DORANTE,

La folle ! Et moi, je gage

Qu’on brûle de me voir.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, à Sophie.

Le fade personnage !

Voudra-t-il bien au moins nous jeter un coup d’œil ?

DORANTE, à Lisette.

Quel est cet homme-là ?

LISETTE.

Monsieur de Bonaccueil,

Le frère de Madame.

DORANTE.

Un campagnard, sans doute ?

Il en a l’air.

LISETTE.

Paix donc. Je crois qu’il vous écoute.

DORANTE.

Ma foi, tant pis pour lui. N’est-ce pas là la sœur :

De Pulchérie ?

LISETTE.

Eh ! oui.

DORANTE, prenant du tabac.

Je suis son serviteur.

LISETTE.

Voulez-vous lui parler ?

DORANTE.

Je n’ai rien à lui dire.

Fais-lui mes compliments ; entends-tu ?

Il sort en faisant une froide révérence à Sophie.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

LISETTE, à Sophie.

Je soupire

De voir que l’on vous traite avec tant de mépris.

SOPHIE.

Moi, j’en ris de bon cœur.

LISETTE.

Vous en riez ?

                                                                     SOPHIE.

J’en ris,

Te dis-je.

LISETTE.

Mais enfin...

SOPHIE.

Veux-tu que je m’afflige

De voir qu’un beau visage ait l’effet du prestige,

Et que, charmant les yeux par un brillant éclat,

Il attire d’abord les hommages d’un fat ?

Si l’on voit triompher la beauté dangereuse

De l’âme la plus noble et la plus généreuse,

À plus forte raison met-elle dans ses fers

Une âme du commun, un esprit de travers.

La beauté sait sur tout étendre son empire ;

La nature le veut, il faut bien y souscrire.

Ma sœur brille et m’offusque : eh ! peut-être qu’un jour

L’esprit et le bon sens auront ici leur tour ;

Et que, dès le moment qu’elle en sera partie,

Quelque âme, avec la mienne assez bien assortie,

Ressentira pour moi, par la réflexion,

Ce qu’inspire souvent l’aveugle passion.

Ayons donc patience. Il faut que Pulchérie,

Après tout son triomphe, à la fin se marie :

Dès qu’elle aura dit oui, son règne finira,

Et j’espère qu’alors le mien commencera.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

On ne peut mieux parler ; et ma foi, je t’admire.

Mais peut-être en secret ton pauvre cœur soupire.

N’aimes-tu point quelqu’un ? Parle de bonne foi.

Tu n’as rien de caché pour elle, ni pour moi.

SOPHIE.

Oui, j’aime, et je l’avoue.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ah ! cet aveu me charme !

Il me cause pourtant une soudaine alarme.

SOPHIE.

Pourquoi, mon oncle ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Eh ! mais... Je crains fort que ta sœur

De celui qui te plaît ne t’ait ravi le cœur.

Il pourrait, comme un autre, être aveugle et fantasque.

L’aime-t-il ?

SOPHIE.

Hélas ! oui.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, frappant du pied.

Maugrebleu de la masque !

SOPHIE.

Lisette le sait bien.

LISETTE.

Vraiment oui, je le sais ;

Et j’en fis hier encore un très fâcheux essai.

Je lui vantai longtemps votre parfait mérite ;

Il m’en parut frappé. Votre sœur vint ensuite,

Adieu mon homme : zèle et discours superflus !

Dès qu’il vit Pulchérie, il ne m’écouta plus.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, en colère.

Tu sortiras d’ici, dangereuse sorcière.

À Sophie.

Voilà pour ta constance une triste matière.

Mais enfin, quel est donc cet amant trop aimé ?

Ce petit Magistrat, ce fat si parfumé,

Que nous venons de voir ?

SOPHIE.

Lui ? Le ciel m’en préserve.

Pour un plus digne objet ma raison me conserve.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Tu me préviens pour lui, je veux savoir son nom.

SOPHIE.

Vous le connaissez.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est ?

SOPHIE.

Le Marquis de Ternon.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, d’un air joyeux.

Lui ?

SOPHIE.

Lui-même.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ma foi, j’en ai l’âme ravie ;

Et, sans savoir ton goût, je t’ai déjà servie.

SOPHIE.

Comment donc ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ce Marquis est mon ami.

LISETTE.

Tant mieux.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Mon voisin.

LISETTE.

Bon.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Sur lui j’avais jeté les yeux,

Connaissant son mérite et sa rare prudence,

Pour que nous formassions ensemble une alliance.

Jugeant que, comme nous, il s’en ferait honneur,

Je t’avais proposée à ce jeune Seigneur.

SOPHIE, avec vivacité.

Qu’a-t-il répondu ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Rien.

LISETTE.

La réponse est touchante !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je vois d’où cela vient ; c’est que ta sœur l’enchante :

Qu’incertain du succès qu’aura sa passion,

Et, peut-être goûtant ma proposition,

Il veut, ne répondant que par des révérences,

Être maître d’agir selon les occurrences.

LISETTE.

Cela se pourrait bien.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Enfin, nous allons voir.

Ma sœur se voit forcée à décider ce soir ;

Si l’on prend le Marquis, nous en prendrons un autre.

SOPHIE.

Mon oncle, mon projet est différent du vôtre.

J’épouse le Marquis, ou j’épouse un couvent.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Dans de pareils projets on se trompe souvent ;

Il faut être, ma nièce, un peu moins décisive.

SOPHIE.

Pardonnez si je suis si franche et si naïve.

À mon gré, le Marquis est un homme parfait.

Qui peut lui succéder dans mon cœur ?

LISETTE.

En effet

Je ne connais que lui parmi notre jeunesse,

Qui puisse mériter cet excès de tendresse ;

Mais, après tout, il faut...

Monsieur de Neuchâteau paraît.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Quel est cet homme-ci ?

LISETTE.

Eh ! tenez, c’est encore un amoureux transi,

Un riche financier.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Quoi ! si jeune ?

LISETTE.

À cet âge,

Et riche à millions, il est doux, poli, sage,

Et sans nulle fierté.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Pour sage, je le crois :

Cela se peut fort bien ; mais doux, poli ! Ma foi,

Cet homme est un prodige ; et j’admire qu’en France

On ait pu parvenir à polir la finance.

LISETTE.

Le fait est vrai, pourtant ; il va vous le prouver.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU, LISETTE

 

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU, après avoir fait une profonde révérence à Monsieur de Bonaccueil et à Sophie, dit à Lisette.

Pourrais-je voir Madame ?

LISETTE.

Oui.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Je viens la trouver,

Pour savoir d’elle enfin ce qu’il faut que j’espère.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, à Sophie.

Pour obtenir la fille, il courtise la mère,

À ce que je puis voir.

SOPHIE, en riant.

C’est s’y prendre fort bien.

MONSIEUR DE BONACCUEIL,

Ma foi, mon cher Monsieur, vous n’y gagnerez rien.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

La raison, s’il vous plaît ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est que ma sœur est folle,

Et ma nièce encor plus. Comptez sur ma parole.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Ah ! Monsieur, êtes-vous monsieur de Bonaccueil ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Moi-même. Vous voyez l’ennemi de l’orgueil,

Le frère toutefois d’une sœur arrogante,

Dont la fille cadette est une impertinente.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

De grâce, traitez mieux une rare beauté

Que l’on ne saurait voir sans en être enchanté.

Elle est fière, il est vrai ; mais digne d’être reine ;

N’a-t-elle pas le droit d’en paraître un peu vaine ?

Oui, dans sa fierté même elle a certains appas,

Qui font qu’un amant souffre, et n’en murmure pas.

Voilà ce que je sens.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je vous en félicite.

Si la soumission, près d’elle, est un mérite,

Elle doit reconnaître un si modeste amour.

Mais, qui fait ce fracas ?

LISETTE.

C’est le Comte du Tour.

Vous ne trouverez pas celui-ci si modeste.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LE COMTE DU TOUR, MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU, LISETTE

 

LE COMTE, à Monsieur de Neuchâteau.

Quoi ! je te trouve ici ! Je sais qu’on t’y déteste :

Veux-tu perdre toujours ton temps à soupirer ?

Va, crois-moi, mon ami, tu peux te retirer.

L’aimable Pulchérie, aussi fière que belle,

Veut des titres, mon cher, et j’en ai vingt pour elle ;

Mais les tiens, quels sont-ils ? Des millions ? Ma foi,

Qui n’a que ce mérite, en a fort peu, je crois.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

 Je le crois comme vous ; mais souffrez que je pense

Qu’un grand bien nous tient lieu de titres, de naissance,

Lorsque ne gâtant point ni l’esprit, ni le cœur,

Il nous sert de moyens pour vivre avec honneur ;

Pour être généreux sans orgueil et sans faste,

Et d’un riche insolent paraître le contraste,

Si l’on ne peut citer une foule d’aïeux,

On s’en fait croire digne ; et cela vaut bien mieux

Que le stérile honneur d’une naissance illustre,

Sans moyen ni désir d’en augmenter le lustre.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est très bien répondu.

LE COMTE, d’un ton haut.

Monsieur de Neuchâteau,

Vous me parlez d’un ton qui me paraît nouveau.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Je parle en général. Vous ferais-je une offense,

En osant contre vous embrasser ma défense ?

LE COMTE.

Écoute, mon ami, je te dois de l’argent,

Et tu m’as secouru dans un besoin urgent ;

Mais ne t’en prévaux pas. Bientôt je me marie,

Pour libérer mes biens ; et sache, je te prie,

Que les gens de mon rang sont faits pour emprunter,

Comme les financiers sont faits pour nous prêter.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

J’ignorais ce droit-là.

LE COMTE.

Je te l’apprends. Lisette,

Entre-t-on ?

LISETTE.

Oui, Monsieur.

LE COMTE.

Tant mieux ; je fais retraite,

À Monsieur de Neuchâteau.

Ou je conclus. Crois-tu qu’on me laisse échapper ?

Pour moi, je n’en crois rien.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Vous pouvez vous tromper.

LE COMTE.

Moi, me tromper ?

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Oui, vous. Chacun a son mérite.

Vous comptez sur le vôtre ; et moi, je vous imite.

LE COMTE, lui frappant sur l’épaule.

Viens, mon pauvre garçon. Je te plains, par ma foi ;

Et je m’en vais t’apprendre à t’égaler à moi.

Ils sortent tous deux.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

LISETTE.

Les voilà partis.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ouais ! Tout court à Pulchérie ;

Pas un mot seulement à ma pauvre Sophie !

Je me lasse à la fin de ce manège-là :

Je vais voir le Marquis.

SOPHIE, d’un air ému.

Ah, bon Dieu ! le voilà :

Comme le cœur me bat !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Mon enfant, prends courage.

Si le Marquis est jeune, il est encor plus sage.

LISETTE.

Oui ; mais contre l’écueil la sagesse échouera.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Moi, je crois qu’à la fin elle triomphera ;

Voyons.

 

 

Scène X

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LE MARQUIS, LISETTE

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, courant embrasser le Marquis.

Ah ! vous voilà ; j’en ai bien de la joie.

Un moment tête-à-tête il faut que je vous voie ;

Et j’ose me flatter que nous nous entendrons,

Lorsque tous deux à fond nous nous expliquerons.

Vous êtes bien distrait !

LE MARQUIS, d’un air inquiet.

Excusez...

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je parie

Que vous brûlez de voir ma nièce Pulchérie.

LE MARQUIS.

Il faut vous l’avouer, ses charmes m’ont frappé ;

Et, malgré moi, mon cœur en est tout occupé.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Malgré vous ?

LE MARQUIS.

Oui ; je parle ici sans artifice,

Je devrais à sa sœur rendre plus de justice ;

Pour elle ma raison me parle à tous moments.

SOPHIE, d’un air froid.

Il faut que notre cœur règle nos sentiments.

Sitôt qu’il a parlé, la raison doit se taire.

LE MARQUIS.

Je ne le sens que trop, et n’en fais point mystère ;

Quoiqu’au fond, très honteux qu’il m’impose la loi

De céder au penchant qui triomphe de moi.

J’en rougis à vos yeux ; pardonnez-lui son crime :

Comptez qu’il sent pour vous la plus parfaite estime

Dont jamais...

SOPHIE, en souriant.

Vous perdez de précieux instants.

Vos rivaux sont ici, profitez mieux du temps,

Marquis, pour obtenir la juste préférence

Dont vous êtes en droit de former l’espérance.

Ma sœur va décider sur le choix d’un époux ;

Allez faire valoir vos droits à ses genoux.

Pour peu qu’elle ait de sens, elle vous doit la gloire

De vous faire goûter une pleine victoire.

LE MARQUIS, après l’avoir regardé tendrement.

En dépit de moi-même il faut vous obéir.

Que de justes raisons pour vous de me haïr !

Mais vous en soupçonner, c’est vous faire une offense ;

Et vous ne me devez que de l’indifférence.

Il sort lentement et regardant Sophie de temps en temps.

LISETTE, au Marquis.

Bonsoir.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, LISETTE

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Le traître sort, et ne m’écoute pas.

LISETTE.

Non. Sa sagesse est folle.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Il revient sur ses pas,

Suivi de ses rivaux.

SOPHIE.

Ma sœur va donc paraître.

LISETTE.

Madame nous l’amène.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

On a conclu peut-être ;

Et nous allons savoir le choix que l’on a fait.

LISETTE.

Aucun d’eux cependant n’a l’air bien satisfait.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, MADAME ARGANTE, SOPHIE, PULCHÉRIE, DORANTE, LE COMTE, MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU, LE MARQUIS, LISETTE

 

MADAME ARGANTE.

Mon frère, j’ai parlé.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Pour qui cette déesse

S’est-elle déclarée ?

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

En vain chacun s’empresse

À savoir ce qu’il peut espérer de ses feux :

Elle ne nous répond que d’un air dédaigneux.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, à Madame Argante.

Voila donc tout le fruit de votre remontrance ?

MADAME ARGANTE.

Rien ne peut l’obliger à rompre le silence.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je la ferai parler, moi.

À Pulchérie.

Je veux qu’au plutôt...

PULCHÉRIE, d’un air fier.

Doucement, s’il vous plaît ; ne parlons pas si haut.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Comment ?

PULCHÉRIE.

Je hais le bruit ; il m’est insupportable.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Mon Dieu ! qu’elle est mignonne, et qu’elle est agréable !

PULCHÉRIE, à Madame Argante, d’un ton ironique.

Mon oncle est très plaisant, je ne le croyais pas :

Mais priez-le de prendre un ton un peu plus bas.

MADAME ARGANTE, d’un air suppliant.

Mon frère...

MONSIEUR DE BONACCUEIL, la contrefaisant.

Eh bien, ma sœur ?

MADAME ARGANTE.

Ayez la complaisance...

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

De quoi ? De me soumettre à son impertinence ?

PULCHÉRIE.

Quelle grossièreté ! Peut-on la soutenir ?

Je sors.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, l’arrêtant.

Non. Avec vous je veux m’entretenir.

Venons au fait, au fait.

MADAME ARGANTE, à son frère.

Calmez-vous, je vous prie.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, ôtant son chapeau.

Soit. Daignez m’écouter, divine Pulchérie.

Permettez que votre oncle, en toute humilité,

Vous conjure d’avoir un peu moins de fierté ;

D’être un peu plus docile, un peu plus complaisante.

Votre mère, à ma voix, joint sa voix suppliante :

Elle n’exige pas que vous obéissiez,

Dieu l’en garde ; elle est prête à tomber à vos pieds,

Pour obtenir de vous, sa chère souveraine,

Que sur un choix, enfin, vous décidiez en reine.

À Madame Argante.

N’est-ce pas là le ton dont il faut lui parler ?

PULCHÉRIE.

Quand on a de l’esprit, on aime à l’étaler :

C’est ce que fait Monsieur. Qu’il gronde ou qu’il plaisante,

Sa conversation est toujours amusante.

Continuez : prenez le ton qu’il vous plaira,

Et soyez assuré qu’il me divertira.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Comment donc ! avec moi vous faites la railleuse !

PULCHÉRIE.

C’est pour vous imiter.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

La petite orgueilleuse !

Est-ce là le respect ?...

PULCHÉRIE.

Parlez honnêtement,

Et je vous répondrai plus convenablement.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ventrebleu ! finissons, et changeons de manière.

PULCHÉRIE.

Le ton d’autorité me rend encor plus fière :

Je vous en avertis ; c’est mon aversion.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, à la compagnie.

Admirez les effets de l’éducation !

Voilà pour vous, ma sœur, un illustre trophée !

MADAME ARGANTE.

Par vous, mal-à-propos, je suis apostrophée.

Pulchérie est très sage ; et cette qualité

Lui donne, à mon avis, une juste fierté :

Sa fierté vous répond de sa bonne conduite,

Et vous démontre assez que je l’ai bien instruite.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Tout au mieux ! ces messieurs vous en seront témoins,

Et vous remercieront de l’effet de vos soins.

MADAME ARGANTE.

Ah ! cessons de railler.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Avez-vous, je vous prie,

De mes intentions informé Pulchérie ?

MADAME ARGANTE.

Oui, vraiment...

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Qui peut donc l’empêcher de choisir ?

PULCHÉRIE.

Vous me permettrez bien d’y penser à loisir ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

À loisir ! Tout à l’heure, ou je vous déshérite.

De ces quatre messieurs pesez bien le mérite ;

Et choisissez celui qui vous convient le mieux.

DORANTE, à Pulchérie.

Sans doute que sur moi vous jetterez les yeux ?

PULCHÉRIE, d’un air dédaigneux.

Sur vous, Monsieur ?

DORANTE.

Je puis espérer cette gloire,

Ce me semble.

PULCHÉRIE.

Et sur quoi ?

DORANTE.

C’est que j’ai lieu de croire

Que de fortes raisons parlent en ma faveur.

PULCHÉRIE.

Je ne les connais pas.

DORANTE, lui faisant la révérence.

Vous me faites honneur.

Puisque mon espérance était si téméraire,

Quel est donc mon défaut ?

PULCHÉRIE.

Celui de me déplaire.

DORANTE.

Dites-m’en la raison, j’en suis très curieux.

PULCHÉRIE.

C’est qu’un homme de robe est maussade à mes yeux.

DORANTE.

D’autres yeux me verront sans nulle répugnance.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Voilà pour les robins. Venons à la finance.

PULCHÉRIE.

À la finance ! Ah ! fi !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Pourquoi vous récrier !

PULCHÉRIE.

Pourquoi ? Moi devenir femme d’un financier ?

Je voudrois bien savoir si l’argent est un titre ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

En est-il un plus beau ?

PULCHÉRIE.

Brisons sur ce chapitre,

De grâce.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Mais songez que je suis en état

D’acquérir, si je veux, et le rang et l’éclat.

Quiconque est riche, est tout, a dit le satirique.

Vous aurez sur mon cœur un pouvoir despotique.

Mes biens vous porteront jusques où vous voudrez,

Et, selon vos désirs, vous en disposerez.

Je puis vous offrir tout, excepté la naissance,

Que l’on voit trop souvent languir dans l’indigence,

Éprouvant à regret que les titres pompeux,

Dépourvus de moyens, ne rendent point heureux.

Le vrai bonheur consiste, à ce que j’entends dire,

À pouvoir parvenir à ce que l’on désire :

Or, avec la richesse, on n’a qu’à souhaiter,

Et l’on parvient à tout, quand on peut l’acheter.

PULCHÉRIE.

Moi, je n’estime rien de ce que l’on achète.

La naissance et le bien sont ce que je souhaite ;

L’un sans l’autre, pour moi, n’est ni touchant, ni beau :

Et je ne puis souffrir un homme tout nouveau.

Quand on se mésallie, on doit mourir de honte ;

Et j’en mourrais.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Et deux. À vous, monsieur le Comte.

DORANTE, à Monsieur de Neuchâteau.

De cette affaire-ci voyons le dénouement.

LE COMTE.

Je vois bien que je touche à mon heureux moment ;

Il m’était réservé pour augmenter ma gloire,

Et devant mes rivaux j’obtiendrai la victoire :

Soyez-en donc témoins, pauvres disgraciés.

Dès demain nos deux cœurs seront associés,

Charmante Pulchérie ; oui, dès demain, ma belle,

Nous serrerons les nœuds d’une chaîne éternelle.

PULCHÉRIE.

Qui vous a dit cela ?

LE COMTE.

Qui me l’a dit ? Vos yeux,

Qui m’honorent souvent d’un accueil gracieux.

Et, bannir ces messieurs, n’est-ce pas faire entendre

Que votre cœur m’en veut, qu’il est prêt à se rendre ?

PULCHÉRIE.

Vous concluez très mal. Ne reste-t-il que vous

Sur qui jeter les yeux pour en faire un époux ?

LE COMTE.

Mais je sais à quel point vous êtes délicate ;

C’est ce qui m’encourage, et c’est ce qui me flatte.

Pouvez-vous espérer de faire un meilleur choix ?

PULCHÉRIE.

N’en doutez pas, Monsieur. Déjà plus d’une fois

Je vous l’ai déclaré ; mais trop plein de vous-même,

Vous voulez, malgré moi, croire que je vous aime :

Et je veux, malgré vous, vous détromper si bien,

Qu’une fois, pour toujours, vous n’en croyiez plus rien.

Soyez donc assuré, si je me détermine,

Que ce n’est point à vous que mon cœur se destine.

Je m’explique, je crois, intelligiblement.

LE COMTE.

Oh ! rien n’est moins obscur que votre compliment,

Et, jusqu’au moindre mot, il est plein d’énergie.

Vous attendez de moi quelque triste élégie,

Des plaintes, des soupirs, des reproches, des pleurs ;

Et que, pour terminer.mes tragiques douleurs,

Outré du fier arrêt que nous venons d’entendre,

J’aille, en sortant d’ici, me noyer ou me pendre.

Mais, ô fière beauté ! vous m’en dispenserez :

Je laisse à ces messieurs, que vous désespérez,

Tout l’honneur d’une fin si digne de mémoire.

Pour moi qui ne suis pas sensible à cette gloire,

Loin qu’à vos cruautés je songe à m’immoler,

Je vais chercher ailleurs de quoi me consoler.

Il sort en chantant.

DORANTE, à Pulchérie.

Je ne suis pas friand de l’honneur qu’il me cède,

Et j’espère guérir par un plus doux remède.

Il sort.

MONSIEUR DE NEUCHÂTEAU.

Pour moi, qui de moi-même avais peu présumé,

Je ne suis pas surpris de n’être pas aimé :

Cependant j’espérais qu’une immense richesse

Pourrait en votre cœur appuyer ma tendresse :

C’était mon seul mérite. Il peut briller ailleurs ;

Car il est à la mode, et touche bien des cœurs,

Oui, les cœurs les plus grands, et du plus haut étage.

Mais puisque vous l’offrir, c’est vous faire un outrage,

Et qu’il n’excite en vous que haine et que mépris,

Je vais voir si quelqu’autre en connaît mieux le prix.

Adieu, Madame.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, MADAME ARGANTE, PULCHÉRIE, SOPHIE, LE MARQUIS, LISETTE

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL,

Et trois ; sans compter deux mille autres,

Dont les justes mépris ont bien payé les vôtres.

Voyons si le Marquis aura le même sort.

Vous gardiez-vous pour lui ? Ferez-vous bien l’effort

D’accepter à la fin son rang et sa personne ?

Songez-y. Vous seriez trop modeste et trop bonne ;

N’est-il pas vrai ?

PULCHÉRIE.

Mon oncle, il ne faut point railler.

Si quelqu’un à mes yeux a jamais su briller,

C’est Monsieur.

SOPHIE, à part.

Juste ciel ! que je suis malheureuse !

PULCHÉRIE.

Mais, dût-on me traiter de vaine, d’orgueilleuse,

Le bonheur où mes vœux ont toujours aspiré,

C’est d’avoir un mari plus hautement titré.

LISETTE, à Monsieur de Bonaccueil.

Je vous l’avais bien dit.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Si bien, mon adorable,

Qu’un marquis est pour vous un parti méprisable.

PULCHÉRIE.

Pour méprisable, non. Mais Monsieur est d’un sang

À pouvoir obtenir encore un plus haut rang.

Je sais qu’il l’obtiendra, pour peu qu’il sollicite ;

Et, s’il y réussit, je connais son mérite ;

Il n’aura pas de peine à me déterminer :

Mais ce n’est qu’à ce prix que je veux me donner.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est votre dernier mot, apparemment ?

PULCHÉRIE.

Sans doute.

MONSIEUR DE BONACCUEIL, au Marquis.

Hé bien ? que dites-vous à tout cela ?

LE MARQUIS.

J’écoute.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je vous entends, mon cher.

À Pulchérie.

Si bien donc, entre nous,

Qu’il faut être au moins duc pour être votre époux ?

PULCHÉRIE.

Rien n’est plus assuré.

MONSIEUR DE BONACCUEIL,

Vous avez l’âme fière ;

Et j’en fais compliment à votre sage mère.

MADAME ARGANTE.

Mais, mon frère, après tout, pourrais-je la forcer

À penser autrement qu’elle ne peut penser ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ce serait conscience, et vous seriez barbare.

À Pulchérie.

Princesse, votre humeur hautement se déclare ;

La mienne va tout haut se déclarer aussi ;

Et cela sera fait en deux mots. Les voici :

Ma sœur est une folle, et vous une arrogante.

Je pourrais vous traiter même d’impertinente ;

Mais, pour être si franc, je suis trop circonspect,

Et j’appréhenderais de manquer de respect.

Je me bornerai donc à vous bien faire entendre

Qu’à ma succession vous cessiez de prétendre.

Dès cet instant, ma reine, il faut y renoncer.

PULCHÉRIE, fièrement.

Faite comme je suis, je puis bien m’en passer.

Je conviens qu’à ma sœur elle est plus nécessaire ;

Et, par votre secours, elle aura de quoi plaire.

MADAME ARGANTE.

C’est fort bien dit.

PULCHÉRIE.

Le bien ne saurait me tenter,

Dès qu’il faut, pour l’avoir, se laisser insulter,

Et souffrir qu’à l’insulte on joigne la menace.

Je n’ai plus rien à dire, et je quitte la place.

Adieu.

MADAME ARGANTE, à Monsieur de Bonaccueil.

Vous avez tort, et ma fille a raison.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Je m’en vais devant vous lui demander pardon.

Suivez-moi, vous verrez une scène plaisante.

MADAME ARGANTE.

Mais...

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Il faut que je crève, ou que je me contente.

LISETTE, à Sophie.

Ceci vous intéresse ; et je vais écouter

Tout ce qui se dira, pour vous le rapporter.

Elle les suit.

 

 

Scène XIV

 

SOPHIE, LE MARQUIS

 

SOPHIE, en souriant.

Vous ne les suivez pas ?

LE MARQUIS.

Non, charmante Sophie.

SOPHIE.

Charmante ! Ah ! vous croyez parler à Pulchérie.

LE MARQUIS.

Je suis dans mon bon sens, je ne parle qu’à vous ;

Aujourd’hui votre amant, et demain votre époux.

SOPHIE.

Enfin, grâce au dépit, je vous parais aimable ;

Mais mon règne, je crois, ne sera pas durable.

Un regard de ma sœur va le faire finir.

LE MARQUIS.

Ah ! je vous rends justice, et je veux la punir.

SOPHIE.

Vous vous flattez, Marquis ; et je suis peu crédule.

LE MARQUIS.

Un si prompt changement semble un peu ridicule ;

Mais sur moi la raison peut bien plus que l’amour.

Vous la ferez enfin triompher sans retour ;

Ce n’est pas d’aujourd’hui que mon cœur s’y prépare.

Je vois briller en vous un mérite si rare,

Que je me suis cent fois reproché vivement,

De n’avoir pas pour vous un tendre attachement.

Ce que je viens de voir, ce que je viens d’entendre,

Fait qu’à votre vertu je brûle de me rendre.

Je gardois le silence, et projetais tout bas

De vous donner le prix sur d’indignes appas,

Dont l’éclat séduisant vous volait mon hommage.

Enfin j’ai su me vaincre, et je sors d’esclavage.

SOPHIE.

Vous le croyez, du moins ; pour moi, je n’en crois rien.

Soyez en défiance, et consultez-vous bien.

Vous tâchez de me faire un tendre sacrifice ;

C’est le dépit qui parle, et je me rends justice.

Seule, je puis passer, chacun en est d’accord ;

Mais la comparaison me fera toujours tort.

Si je plais un moment, aussitôt on me quitte ;

Et, quand ma sœur paraît, adieu tout mon mérite.

LE MARQUIS.

Je jure...

SOPHIE.

Doucement.

LE MARQUIS.

Et le ciel m’est témoin...

SOPHIE.

Sauvez-vous un parjure, et n’allez pas plus loin.

LE MARQUIS.

Que j’expire à vos yeux, si je ne suis sincère.

Permettez... 

SOPHIE.

Jurez donc, si cela peut vous plaire.

LE MARQUIS.

Non, je ne jure plus. J’ai de meilleurs moyens

De vous convaincre enfin que je romps mes liens,

Pour être tout à vous, sans trouble et sans partage.

SOPHIE.

En êtes-vous bien sûr ?

LE MARQUIS.

C’est à quoi je m’engage.

SOPHIE,

Fort témérairement.

LE MARQUIS.

Écoutez-moi.

SOPHIE.

Parlez.

LE MARQUIS.

Nous sommes quatre amans, et tous quatre exilés,

Parce que notre rang n’est pas assez sublime ;

On a daigné pourtant me marquer quelque estime,

Et j’emportais le prix, si j’eusse été titré.

SOPHIE.

C’est ce que devant moi l’on vous a déclaré.

LE MARQUIS.

Et ce qui m’a guéri. Cette folle manie

M’a fait de votre sœur connaître le génie.

Par un parfait amour je voulais la toucher,

Mais sans le plus haut rang rien ne peut l’attacher ;

Et cette vanité, dont elle se fait gloire,

Me donnant sur moi-même une pleine victoire,

M’a fait dans le moment concevoir le dessein

De me venger d’un cœur si frivole et si vain.

Faut-il vous en donner une preuve constante ?

Il ne tenait qu’à moi de la rendre contente ;

Car je viens d’obtenir ce rang si souhaité,

Ce rang seul digne prix de sa rare beauté.

SOPHIE.

Qu’entends-je ?

LE MARQUIS.

J’apportais cette heureuse nouvelle,

Quand sa présomption m’a révolté contre elle ;

La raison, l’équité secondant mon courroux,

M’ont forcé de me taire, et m’ont parlé de vous.

SOPHIE.

Vous pouvez à ce point vous faire violence ?

Et, pouvant être heureux, vous gardez le silence ?

LE MARQUIS.

Je m’en fais, je l’avoue, un plaisir délicat.

On ne cherchait en moi qu’un fastueux éclat.

Je voulais voir sans lui ma flamme triomphante.

Vous ne le cherchiez pas, et je vous le présente.

Il se met à genoux.

Je le mets à vos pieds, heureux et satisfait,

De rendre à la vertu l’honneur qu’elle m’a fait :

Car vous m’aimez, Sophie, et j’ai su par Lisette...

SOPHIE.

Je ne me plaindrai pas de sa langue indiscrète,

Si toujours la raison vous parle en ma faveur.

Mais je crains ma rivale, et je crains votre cœur.

Hélas ! pour le reprendre, elle n’a qu’à paraître.

LE MARQUIS.

Vous le connaissez mal, et vous l’allez connaître.

SOPHIE.

Je crois qu’il est sincère autant que généreux :

Mais il peut se tromper, et nous tromper tous deux.

 

 

Scène XV

 

SOPHIE, LE MARQUIS, LISETTE

 

LISETTE.

Je viens vous raconter la plus bizarre scène...

LE MARQUIS.

Tu peux t’en dispenser, car j’ai rompu ma chaîne.

De Pulchérie enfin je vais punir l’orgueil.

Va trouver de ma part monsieur de Bonaccueil,

Et dis-lui...

LISETTE.

Quoi, Monsieur ?

LE MARQUIS.

L’agréable nouvelle

Que j’apprends.

LISETTE.

Volontiers ; mais, Monsieur, quelle est-elle ?

LE MARQUIS.

Dis-lui qu’au rang de duc on vient de m’élever.

LISETTE.

Bon, bon ! vous plaisantez.

LE MARQUIS.

Tiens, pour le lui prouver,

Porte-lui cette lettre : il n’aura qu’à la lire ;

Elle confirmera ce que je lui fais dire.

LISETTE, prenant la lettre.

Puisque la chose est sûre, il ne tient qu’à vous

De fixer Pulchérie, et d’être son époux.

LE MARQUIS.

J’en suis persuadé.

LISETTE.

Quelle est donc la manière

Dont vous voulez punir cette beauté si fière ?

LE MARQUIS.

Tu le sauras bientôt.

LISETTE.

J’en sais un bon moyen ;

Et si votre projet s’accorde avec le mien...

LE MARQUIS.

Dépêche-toi, Lisette, et reviens nous redire

L’effet qu’aura produit la lettre qu’on va lire.

 

 

Scène XVI

 

LE MARQUIS, SOPHIE

 

SOPHIE.

L’effet en sera prompt et me sera fatal.

LE MARQUIS.

Pourquoi de mes desseins augurez-vous si mal ?

De grâce, laissez-moi ménager ma vengeance,

Et daignez m’honorer de votre confiance.

SOPHIE.

Sur tout autre sujet vous l’auriez pleinement ;

Mais qui veut se venger, aime encor vivement.

L’amour agit en vous bien plus que la justice.

LE MARQUIS.

Vous défier de moi, c’est me mettre au supplice.

Ce n’est pas la beauté qui m’impose la loi ;

Un bon cœur a cent fois plus de charmes pour moi.

Je sais qu’il est en vous. Pour ma délicatesse,

C’est un attrait vainqueur qui le sera sans cesse ;

Au lieu que la beauté, qui d’abord m’a surpris,

N’ayant point cet appui, perdrait bientôt son prix.

SOPHIE.

Je crois qu’en ce moment vous pensez de la sorte.

Près de moi, la raison me paraît la plus forte ;

Mais auprès de ma sœur la voix lui baissera,

Elle sera muette, et l’amour parlera.

Fuyez, si vous voulez assurer ma victoire.

LE MARQUIS.

Non, je ne fuirai point, il y va de ma gloire ;

Il y va de la vôtre ; et cette lâcheté...

SOPHIE.

Eh mon Dieu ! moins de gloire, et plus de sûreté.

LE MARQUIS.

Douter de ma raison, douter de ma constance,

C’est vous faire injustice, et me faire une offense.

SOPHIE.

Ah, voici ma rivale. Ô dangereux moment !

 

 

Scène XVII

 

MADAME ARGANTE, MONSIEUR DE BONACCUEIL, SOPHIE, PULCHÉRIE, LE MARQUIS, LISETTE

 

MONSIEUR DE BONACCUEIL, au Marquis.

Monsieur le Duc, on vient vous faire compliment.

Avec un vrai plaisir nous avons lu la lettre ;

Ma nièce la relit, et va vous la remettre.

MADAME ARGANTE.

Je joins sincèrement mon compliment au sien.

LISETTE.

Sincèrement aussi je hasarde le mien.

Monseigneur permet-il que je le félicite ?

LE MARQUIS.

Je suis ravi de voir...

PULCHÉRIE, lui rendant la lettre.

Voilà votre mérite

Décoré des honneurs que je lui souhaitais ;

Mais votre procédé me surprend ; je comptais

Que, si vous parveniez à ce bonheur extrême,

Vous viendriez d’abord m’en informer vous-même.

Votre message est rare, et d’un goût tout nouveau.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Son procédé vous choque, et je le trouve beau,

Moi qui vous parle.

PULCHÉRIE.

En quoi ?

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

C’est qu’il est très modeste.

PULCHÉRIE, d’un ton railleur.

Ah ! fort bien !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Très louable.

PULCHÉRIE.

Et très bizarre. Au reste,

Monsieur a ses raisons pour en user ainsi ;

Moi, pour m’en offenser, j’ai les miennes aussi.

Ma gloire en est blessée ; et, si je lui pardonne,

Il faudra que je sois bien facile et bien bonne.

MADAME ARGANTE, au Marquis.

En effet, vous deviez, dès le premier instant,

Venir mettre à ses pieds votre titre éclatant ;

En faire à sa beauté l’hommage le plus tendre,

Et par ce procédé la forcer à se rendre.

PULCHÉRIE.

J’avais lieu de m’attendre à cet empressement ;

Mais vous voulez, je crois, que je pense autrement ;

Et votre dignité, sans doute, vous fait croire,

Que venir me l’offrir, c’est blesser votre gloire ;

Que, pour vous mériter, on doit vous prévenir,

Et que par quelque avance il faut vous obtenir.

Défaites-vous, Monsieur, de cette erreur insigne :

Ma main peut être à vous, je vous en trouve digne ;

Mais, malgré le haut rang où vous êtes monté,

Pour désarmer mon cœur, ayez moins de fierté.

LE MARQUIS.

Non, Madame, jamais, quelque rang que j’obtienne,

Le don de votre foi ne doit payer la mienne ;

Je ne mérite point ce retour gracieux ;

Et, si jusques à vous j’osai lever les yeux,

J’avoue ingénument que je fus téméraire,

Et qu’un monarque seul doit tâcher de vous plaire.

Je vais donc vous venger, en vous ôtant mon cœur.

Pour vous en délivrer, je l’offre à votre sœur,

Si ce faible présent lui paraît digne d’elle.

À Sophie.

Daignez-vous l’accepter ?

LISETTE, à Sophie.

Allons, Mademoiselle,

Faites-vous cet effort.

MADAME ARGANTE, au Marquis.

Vous vous moquez, je crois ?

LE MARQUIS.

Non. Croyez que je parle ici de bonne foi.

MADAME ARGANTE.

Vous avez beau parler, je ne saurais vous croire.

Regardant Sophie d’un air de mépris.

L’emporter sur sa sœur, elle ! Elle aurait la gloire

D’avoir la préférence !

LE MARQUIS.

Elle-même : et demain,

Si son oncle y consent, je lui donne ma main.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Qui ? moi, si j’y consens ? Je donnerais ma vie,

Pour assurer ainsi le bonheur de Sophie.

LE MARQUIS.

Si c’en est un pour elle, il vous coûtera peu ;

Votre consentement, suivi de son aveu.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Ma nièce, approchez-vous ; votre main dans la sienne.

À madame Argante.

Mariez votre enfant, j’ai marié la mienne.

MADAME ARGANTE.

Je l’empêcherai bien.

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Vous, vous l’empêcherez ?

Elle est sous mon pouvoir, et vous l’éprouverez.

SOPHIE, à madame Argante.

Souffrez qu’à vos genoux...

MADAME ARGANTE.

Ôtez-vous, insolente.

Je suis au désespoir !

MONSIEUR DE BONACCUEIL, prenant Sophie.

Adieu, madame Argante.

Soyez sage ; et signez, sans vous faire presser ;

Sinon, nous saurons bien comment vous y forcer.

MADAME ARGANTE, embrassant Pulchérie.

Hélas ! ma chère enfant, ta sœur sera duchesse !

MONSIEUR DE BONACCUEIL.

Hé bien ! dépêchez-vous d’en faire une princesse.

Au Marquis et à Sophie.

Venez tous deux chez moi.

À Pulchérie.

Vous, souvenez-vous bien

Que qui veut avoir tout, n’attrape jamais rien.

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