L’Empire (Ferdinand LALOUE - Fabrice LABROUSSE)

Pièce en trois actes et dix-huit tableaux.

Représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre National du Cirque-Olympique, le 15 février 1845.

 

Personnages

 

NAPOLÉON

LE MARÉCHAL LANNES

DUROC

CAULAINCOURT

HAILLOT

KRETTLY

LE COMTE RÉAL

MONSIEUR GAILLARD

MONSIEUR DURAND

MATHIEU

LE RARON LARREY

CHÉNIER, tribun

JULIEN, maréchal-des-logis de chasseur

CARNOT, tribun

UN COMMANDANT

CURÉE, tribun

FARGEAU, soldat

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAT

MONSIEUR DUFLOT

LE DOCTEUR DUBOIS

BENJAMIN CONSTANT

UN AIDE-DE-CAMP

TALMA

UN COLONEL

RABOURDIN

MICHEL, garçon de café

JÉRÔME, paysan

UN SOLDAT

UN EMPLOYÉ

UN AUBERGISTE

UN TRIBUN

GERMAIN, tambour

RICHARD LENOIR

UN DRAGON

DAVID

UN MARÉCHAL

PASCAL, garde champêtre

BIRMANN

UN MONSIEUR

UN SOLDAT

UN JEUNE HOMME

MULLER

UN HUSSARD

UN OFFICIER

MONSIEUR MOREL

UN GARÇON DE CAFÉ

L’IMPÉRATRICE JOSÉPHINE

UNE DAME DE COMPTOIR

UN PAGE

LA DIRECTRICE DES DEMOISELLES DE LA LÉGION D’HONNEUR

PREMIÈRE SOUS-MAÎTRESSE

DEUXIÈME SOUS-MAÎTRESSE

MADELEINE

JOHANNA

HORTENSE, élevé de la Légion d’Honneur

PAULINE, élevé de la Légion d’Honneur

CLARA, élevé de la Légion d’Honneur

LOUISE, élevé de la Légion d’Honneur

UNE ÉLÈVE, élevé de la Légion d’Honneur

LA MÈRE THIBAUT

JACQUELINE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

La salle des séances du tribunal.

 

 

Scène première

 

MATHIEU, lisant un journal

 

« Aujourd’hui, 1er mai 1804, le tribunal consacrera une troisième séance à la discussion du projet présenté par le citoyen Curée. Nous connaîtrons enfin le résultat de cette matière importante qui a pour but d’appeler le premier Consul à l’Empire, et de rendre la suprême puissance héréditaire dans sa famille »... Oui, certes, j’espère bien qu’on en finira aujourd’hui, et qu’on en finira de manière à nous donner un Empereur... s’il était permis à un huissier du tribunal d’avoir son opinion, je dirais...

Bruit de tambours. Regardant par une fenêtre.

On relève le poste... Il n’y a pas un seul de ces braves soldats qui ne désire que le premier Consul passe à un grade plus élevé... Ah ! ah ! ah ! voilà Krettly, ce diable de trompette-major qui se bat si bien, qu’on ne compte plus ses fredaines en ce genre... il est à causer avec des amis... bien sûr qu’il va venir me demander s’il y a du nouveau... il me regarde comme un camarade parce qu’il a servi avec mon cousin, et il en profite pour me faire des questions.

Regardant encore par la fenêtre.

Oh ! oh ! je crois qu’il n’y aura pas beaucoup de membres du tribunal en retard... en voilà déjà plusieurs qui entrent dans la salle des conférences : les citoyens Carnot, Andrieux, Savoye-Rollin, Benjamin-Constant et Chénier, qui a fait jouer dernièrement une si belle tragédie...

KRETTLY, sur la porte.

Peut-on entrer ?...

MATHIEU.

Mais... oui...

 

 

Scène II

 

MATHIEU, KRETTLY

 

KRETTLY.

Je suis venu vous dire bonjour en attendant que les avocats...

MATHIEU.

Chut !...

KRETTLY.

Ah ! oui, c’est juste ; n’en disons pas de mal, ils vont peut-être se bien conduire : cependant c’est inconvenant de rester trois jours à se décider pour les galons d’empereur !... enfin...

MATHIEU.

Ah ! mais, c’est une affairé importante...

KRETTLY.

Comme donc, puisque le voilà déjà Premier-Consul à toujours et pour l’éternité ; général en chef et sans partage ; guerrier à faire trembler tous les conquérants passés et présents, et maître de toute l’Europe...

MATHIEU.

C’est qu’on avait dit qu’il n’y aurait plus de titre du roi ou d’empereur...

KRETTLY.

Mais on n’avait pas dit qu’il viendrait un homme de ce calibre... Il faut le nommer Empereur si ça peut lui faire plaisir, et il y a en bas des camarades qui disaient que ça irait plus vite... si...

MATHIEU.

Quoi donc ?...

KRETTLY.

Si on menait la contredanse comme Saint-Cloud, en brumaire... Mais, quoi, il vaut mieux arriver par la douceur... Et vous croyez que les citoyens tribuns feront bien leur devoir ?...

MATHIEU.

J’espère que la séance d’aujourd’hui nous donnera un Empereur...

KRETTLY.

Citoyen Mathieu, si ça tourne de cette manière charmante, nous viderons tant de bouteilles que vous serez forcé de demander une permission de quarante-huit heures... et nous irons chercher votre cousin à sa caserne de Saint-Cloud... En voilà un qui allait ferme et d’aplomb en Italie et dans les sables d’Égypte !...

MATHIEU.

On n’a toujours pas parlé de lui comme on a parlé de vous !...

KRETTLY.

C’était la chance, citoyen Mathieu... Un trompette-major des guides du général en chef, ça trouvait des occasions à toute minute... Qui vient la ?...

MATHIEU.

Ce sont des soldats de garde qui viennent visiter la salle des séances...

KRETTLY.

Oui, et, avec eux, ce diable d’Haillot qui grogne toujours, et qui ne sera jamais content une minute dans sa vie...

 

 

Scène III

 

MATHIEU, KRETTLY, HAILLOT, SOLDATS DE LA GARDE CONSULAIRE

 

HAILLOT, aux soldats.

Quand vous aurez vu leur bivouac, à ces bourgeois, vous serez bien avancés...

À Krettly.

Te voilà derechef, toi ?...

KRETTLY.

Puisque je t’ai dit que je voulais parler à un ami que voilà, et avoir des nouvelles...

HAILLOT.

Des nouvelles de quoi ?...

KRETLLY.

Relativement au grade en question pour notre général et premier Consul...

HAILLOT.

Voilà un autre genre de farce et d’idée...

KRETTLY.

Tu n’est donc pas de cette opinion qu’il faut le créer empereur ?...

HAILLOT.

Non...

KRETTLY.

Comment ? toi qui l’as suivi depuis Arcole jusqu’à Saint-Jean-d’Acre !...

HAILLOT.

Après ?...

KRITTLY.

Toi qui as dit si souvent que c’était le premier de tous présents et à venir...

HAILLOT.

Je dis ça encore !... et il a mon estime en général et ma confiance en particulier...

KRETTLY.

Eh bien ?...

HAILLOT.

Eh bien ! ce n’est pas une raison pour lui donner une fanfreluche de grade... C’était donc la peine de renverser les monarques pour aller plus tard astiquer des couronnes, et autres falbalas ?...

KRETTLY.

Tu n’est jamais content de rien ; je t’ai vu faire la grimace partout, excepté quand on se bat...

HAILLOT.

Parce que, de se battre, c’est la chose raisonnable et naturelle, et non pas de s’amuser à nommer des empereurs...

MATHIEU.

Permettez, mon brave ; c’est une fantaisie, si vous voulez, mais, il y a diablement de monde dans l’armée et dans le civil qui ont signé sur les registres, vous savez...

HAILLOT.

Oui, les registres pour voter, comme ils appellent ça...

KRETTLY.

Et comme on a fait là-dessus son paraphe, vivement, ou bien sa croix quand l’écriture manquait !...

HAILLOT.

Il y en a, à ma connaissance, qui ne se sont pas gênés pour écrire en grosses lettres : non !

KRETTLY.

Tu crois qu’il y en a ?...

HAILLOT.

J’en suis sûr et certain...

KRETTLY.

Je voudrais bien les voir...

HAILLOT.

On peut les voir, au moins un, et on n’a pas besoin de voyager pour ça, attendu que le susdit est inclus dans la garde consulaire et s’appelle Haillot, ici présent !...

KRETTLY.

Comment ? toi, tu as donné ta signature contre notre général ?...

HAILLOT.

Je l’ai donnée contre lui en qualité de monarque, pas autre chose !...

KRETTLY,

Eh bien ! c’est joli !... mais tu en reviendras, j’aime à le croire !...

HAILLOT.

De quoi, j’en reviendrai !... de mon idée !... il faudra pour lors qu’on me la relire à coups de canon...

KRETTLY.

Tu veux donc être tout seul contre la France ?...

HAILLOT.

Même contre l’Europe, je n’y tiens pas.

MATHIEU.

Silence, mes amis, il faut vous retirer, la séance va commencer...

HAILLOT.

Il paraît que ça va être le moment des coups de bec...

Roulement de tambours ; Un moment après on bat aux champs. Des huissiers entrent, précédant le président du tribunat, puis viennent les Tribuns ; tous se placent.

 

 

Scène IV

 

LES TRIBUNS

 

LE PRÉSIDENT.

Citoyens tribuns, la séance est ouverte... l’ordre du jour est encore la discussion sur la motion du citoyen Curée tendant à investir Napoléon Bonaparte du titre d’empereur, et à rendre la suprême puissance héréditaire dans sa famille...

CHÉNIER.

Je demande la parole...

LE PRÉSIDENT.

La parole est au citoyen Chénier...

CHÉNIER.

Citoyens Tribuns, il y a trois jours qu’on discute ici une proposition inattendue, inopinément jetée au milieu de nos travaux ; elle tient éveillée l’attention du sénat-conservateur et du corps législatif, ces deux assemblées qui font les lois avec nous : elle agite la France, elle va retentir dans l’Europe. C’est un événement immense, car il s’agit de relever un trône, il s’agit de saluer César empereur. Citoyens, je n’ai que ceci à vous dire... Est-ce donc, pour couronner un soldat heureux, que la république, si grande dès son berceau, marche dans sa force et dans sa liberté, pareille à un fleuve indomptable et majestueux ?... Vous appartient-il de lui retirer sa puissance pour la jeter aux mains d’un seul homme ? et cet homme, a-t-il besoin d’un vain titre pour rehausser sa gloire ?... Qu’est-ce donc que la pourpre impériale à côté des lauriers qu’il a cueillis dans les plaines italiques et sous le soleil des Pyramides ?...

UN TRIBUN.

C’est de la poésie, citoyen Chénier...

CHÉNIER.

On n’accuse de faire de la poésie !... J’ai essayé d’en porter an peu au théâtre, mais je me sens trop faible pour être le poète de la France, car il faudrait un Homère pour chanter sa gloire pendant la période républicaine !...

Il se rassied. Applaudissements.

CURÉE, à la tribune.

Quelque soit le résultat de la mesure que j’ai proposée, je m’applaudirai de vous l’avoir soumise ; mais, je ne veux pas douter un instant du vote qui sera proclamé... Citoyens Tribuns, il est temps de renoncer aux illusions politiques. La tranquillité est rétablie à l’intérieur de la France, la paix au dehors est garantie par nos victoires ; les finances de l’État sont restaurées, son code renouvelé et remis en vigueur : assurons à la postérité la jouissance de ces bienfaits. Un homme a paru parmi nous, il a foulé l’anarchie sous ses pieds ; il a porté notre gloire militaire jusqu’aux extrémités du monde, il a rendu aux lois leur force tutélaire, il est si grand qu’il est à la hauteur de la France, et la France lui doit et son repos et sa splendeur. Quelle forme de gouvernement, quelle constitution, n’avons-nous pas essayés ?... et toujours nous avons marché à travers les orages... Il faut une main ferme pour porter le pouvoir, une main comme celle de Charlemagne... Il faut nous faire un Empire, et nous voulons pour Empereur celui dont le génie a illustré la patrie reconnaissante !...

CARNOT.

Ce n’est pas moi qui voudrais contester et les talents et les services du premier Consul... On a dit qu’il avait sauvé la France, en s’emparant du pouvoir absolu, mais il ne faut pas en conclure autre chose, sinon qu’une dictature momentanée est quelquefois nécessaire pour sauver la liberté... Les Fabius, les Cincinnatus, les Camille sauvèrent la liberté romaine par le pouvoir absolu ; mais c’est qu’ils se dessaisirent de ce pouvoir aussitôt qu’ils le purent... C’est leur exemple que doit suivre Bonaparte ; s’élever à l’Empire, c’est détruire les formes républicaines que lui-même jura solennellement de conserver quand il prit les rênes de l’État... Je vous demande si ce n’est pas compromettre sa gloire que de substituer un autre titre à celui qu’il a tant illustré, et de l’inviter à détruire les libertés de ce pays même qui lui doit de si grands bienfaits !... Quelques services qu’un citoyen ait pu rendre à la patrie, il est des bornes que la raison impose à la reconnaissance nationale... Et lorsque vous parlez de rendre héréditaire telle puissance sans limites, voici ce que j’ai à vous répondre : Caligula était fils de Germanicus, et Commode de Marc-Aurèle.

UN TRIBUN.

N’évoquez pas les souvenirs de ces tyrans. La tyrannie est morte ; elle ne peut ressusciter...

UN AUTRE TRIBUN.

Il suffit d’un homme pour ramener le despotisme...

VOIX DIVERSES.

Non !... non !... prenez, garde !...

BENJAMIN CONSTANT.

Je demande la parole...

LE PRÉSIDENT.

La parole est au citoyen Benjamin Constant...

BENJAMIN CONSTANT.

Vous voulez vous donner un souverain, et vous ne dites pas qu’elle constitution vous établirez pour modérer sa puissance... Si la gloire est un titre, la liberté est un droit, ne l’oubliez pas !... Pour moi, je ne cesserai de demander qu’à côté du trône on mette de niveau les droits du peuple garantis... Toute ma vie, je réclamerai cette alliance du pouvoir et de la liberté ; je ne me tairai pas plus devant le sceptre d’un Charlemagne que sous le règne d’un roi fainéant...

VOIX.

Bien !... Bien !... aux voix !... aux voix !...

LE PRÉSIDENT, à Mathieu qui s’est avancé.

Qu’y a-t-il ?...

MATHIEU.

Citoyen Président, le général Lannes demande à être introduit et à vous remettre un message dont il est porteur...

LE PRÉSIDENT.

Qu’il entre !...

Lannes entre : on applaudit.

 

 

Scène V

 

LES TRIBUNS, LE GÉNÉRAL LANNES

 

LE PRÉSIDENT.

Général, vous voyez que vous êtes le bienvenu.

LANNES.

Citoyens tribuns, je vous remercie de l’accueil que vous faites à un soldat... Je vous dirai franchement, comme on disait naguère : salut et fraternité !...

LE PRÉSIDENT.

Vous avez une communication à nous faire, général ?...

LANNES.

Ma foi, oui... Voici !... Nous étions réunis en attendant votre délibération qui, soit dit en passant, excite une singulière curiosité... Il y avait là plusieurs camarades de l’armée : Jourdan, Angereau, Mural. Duroc, Caulaincourt et autres... Je n’ai pas besoin de vous dire que nous désirons tous voir nommer Empereur un homme qui est bien capable de porter ce titre, je vous en réponds... Berthier est arrivé en disant : on a le résultat des votes recueillis dans le peuple et dans l’armée ; on ferait bien d’en donner connaissance au Tribunal... J’ai trouvé l’idée bonne et je me suis mis en route... Tenez !... ce petit carré de papier avancera peut-être les affaires...

Il remet un papier à Mathieu qui le porte au président.

LE PRÉSIDENT, lisant.

Trois millions cinq cent mille votes favorables...

CURÉE.

Eh bien ! hésiterez-vous encore ?...

VOIX NOMBREUSES.

Non !... Non !...

CURÉE.

C’est par acclamation qu’il faut voter...

VOIX.

Oui, oui !...

LE PRÉSIDENT.

Voici la motion...

Lisant.

– Napoléon Bonaparte est proclamé Empereur des Français. La dignité impériale devient héréditaire dans la descendance directe, naturelle et légitime de Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. À défaut d’héritiers directs, Napoléon pourra adopter les fils ou petits-fils de ses frères, pour lui succéder dans l’ordre qu’il indiquera. Les héritiers adoptifs venant à manquer, Joseph et après lui Louis Bonaparte, sont déclarés successeurs légitimes à l’Empire. Citoyens Tribuns, la proposition est-elle adoptée ?...

LES TRIBUNS.

Oui, oui !...

Tous se sont levés excepté trois ou quatre. Les voix continuent quelque temps de se faire entendre.

LANNES.

Alors, vive l’Empereur !...

LES TRIBUNS.

Vive l’Empereur !...

 

 

Deuxième Tableau

 

Aux Tuileries. Une pièce attenante au cabinet de l’Empereur.

 

 

Scène première

 

DUROC, CAULALNCOURT, puis, MATHIEU

 

DUROC.

Je crois, général, qu’aujourd’hui vous n’aurez pas à exercer vos fonctions de Grand-Écuyer...

CAULAINCOURT.

Et vous, M. le Grand-Maréchal du Palais, avez-vous à travailler avec l’Empereur ?...

DUROC.

Je ne le pensé pas... Il est question plus que jamais d’ouvrir une nouvelle campagne, et Sa Majesté s’en occupe très activement...

CAULAINCOURT.

Ce qui ne l’empêche pas de donner du temps à des détails d’un tout autre genre...

DUROC.

Oui, et en ce moment il travaille avec son austère trésorier, le comte Estève,

À Mathieu qui sort du cabinet de l’Empereur.

Sa Majesté va-t-elle venir déjeuner ?...

MATHIEU.

Ah ! M. le Grand-Maréchal, personne ne peut le dire... Sa Majesté a fait appeler de nouveau M. le baron Fain, avec qui elle avait déjà travaillé... Puis, voilà que les ambassadeurs d’Autriche et de Turquie ont demandé à être introduits... on va toujours préparer le déjeuner, mais il en sera de celui-là comme de tant d’autres...

CAULAINCOURT.

Il attendra, n’est-ce pas ?...

MATHIEU.

Oui, M. le Grand-Écuyer...

DUROC.

Je vois que nous avons le temps ; nous serons revenus assez tôt pour faire notre cour... Venez-vous avec moi ?...

CAULAINCOUT.

Où allez-vous ?...

DUROC.

Je vais voir manœuvrer les grenadiers de la garde...

CAULAINCOURT.

Je vous suis...

 

 

Scène II

 

MATHIEU, DOMESTIQUES qui vont et viennent

 

MATHIEU, aux domestiques.

C’est cela, Messieurs, il n’y aura plus qu’à servir...

À part.

Et je réponds qu’il aura lestement déjeuné... Heureusement qu’il donne audience à certains personnages, car autrement il ne prendrait même pas le temps de s’asseoir... c’est l’activité en personne, et il ne faut pas s’endormir autour de lui... Mais, quel homme, et que je me trouve hem eux d’avoir pu faire partie de sa maison !... Cela vaut mieux que de servir le Tribunat, comme le dit avec raison ce brave Krettly...

Ouvrant la porte de l’antichambre.

Messieurs, vous pouvez entrer...

 

 

Scène III

 

MATHIEU, DUBOIS, LENOIR, DAVID, MAGISTRATS, SAVANTS, OFFICIERS

 

MATHIEU.

Messieurs, Sa Majesté ne tardera pas à venir... J’ai ordre de vous introduire...

DAVID.

Eh bien ! M. Dubois, avez-vous fait votre cour à l’Impératrice, ce matin ?...

DUBOIS.

Non, M. David, non... mais j’espère qu’elle viendra un instant au déjeuner de l’Empereur... Du reste, vous savez, c’est l’heure des marchandes de mode et des fournisseurs de toute espèce ; un chirurgien n’a rien à faire au milieu d’une pareille armée...

DAVID.

C’est juste, et voilà pourquoi je me suis inutilement présenté plusieurs jours de suite... Il me faudrait pourtant deux ou trois séances, et l’Impératrice ne lient pas sa promesse de poser quelques instants pour mon tableau du sacre...

DUBOIS.

Adressez-vous à l’Empereur, il ordonnera...

DAVID.

Il est trop bon, mari pour cela...

DUBOIS.

Je vous salue, M. Lenoir...

LENOIR.

M. Dubois...

DUBOIS.

Vous paraissez préoccupé, triste... Ce n’est sans doute pas la crainte de paraître devant l’Empereur ?...

LENOIR.

Oh ! non, certes, il m’a toujours accueilli avec tant de bienveillance !...

DUBOIS.

Qu’avez-vous donc ?...

LENOIR.

Voyez-vous, je suis inquiet... Il est positif qu’on va porter la guerre en Allemagne : j’ai en ce moment avec ce pays d’importantes relations commerciales, et...

DUBOIS.

Je comprends... mais rassurez-vous, tout ira bien...

La porte du cabinet de l’Empereur s’ouvre à deux battants.

UN HUISSIER.

L’Empereur !...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, LES AMBASSADEURS D’AUTRICHE et DE TURQUIE, puis LE COMTE RÉAL

 

NAPOLÉON, à l’ambassadeur d’Autriche.

Oui, Monsieur, oui... c’est bien déridé ; la guerre !... L’Autriche n’a pas tenu compte de mes justes réclamations... je n’en parle plus, ou, si j’en parle encore, ce ne sera qu’à Vienne... J’ai résolu d’y aller faire une visite à votre Empereur... avec une escorte de cent mille hommes...

À l’ambassadeur de Turquie.

Vous entendez ?... vous pouvez annoncer au sultan, mon fidèle allié, que je vais devenir son voisin... Nos victoires lui feront un rempart de granit contre ces puissances du nord qui rêvent toujours Constantinople !...

Les Ambassadeurs saluent et se retirent. Aux autres personnages.

Bonjour, Messieurs, bonjour !... Ah ! vous voilà, Dubois ?... notre célèbre chirurgien !... Vous ne nous suivrez donc jamais dans nos campagnes, comme vos confrères Yvan et Larrey ?...

DUBOIS.

Sire, j’ai mes malades à Paris...

NAPOLÉON.

Oui... De quel pays êtes-vous, Dubois ?...

DUBOIS.

Sire, je suis du département du Lot.

NAPOLÉON.

Comme Bessières et Murat... mais vous n’avez pas encore tué autant de monde que vos deux compatriotes ?...

DUBOIS.

Sire, c’est qu’ils s’attaquent aux ennemis de votre Majesté, et je ne suis chirurgien que de vos fidèles sujets...

NAPOLÉON.

Ah ! ah ! David !... votre tableau du couronnement sera un bel ouvrage... Égoïsme à part, je le préfère à celui que vous aviez commencé autrefois sur la séance du jeu de paume ; je n’aimais pas votre idée de la foudre que vous faisiez tomber dans le lointain sur le palais de Versailles !...

DAVID.

Alors, Sire, l’orage était autour de nous, et il grondait surtout au dessus de la demeure des rois ! Mais, vous avez ramené le calme, et, si j’ai à peindre la puissance, c’est dans sa force et dans sa splendeur !...

NAPOLÉON.

Oui, puisqu’elle représente la France !... Ah ! nous la ferons grande !... Si elle m’a remis le sceptre, c’est pour que je fasse d’elle la souveraine des nations !...

Le Comte Réal sort du cabinet de l’Empereur, un portefeuille sous le bras.

Eh bien ! Réal, est-ce fini ?...

RÉAL.

Oui, Sire...

NAPOLÉON.

Savez-vous que nous avons bien travaillé, la nuit dernière et ce matin ?...

RÉAL.

Oui, sire, je dois en savoir quelque chose...

NAPOLÉON.

Je vous donne congé jusqu’à ce soir, mais, ne vous éloignez pas trop ; j’aime assez à avoir tout mon inonde sous la main : je puis avoir besoin de vous... À propos ! avez-vous une campagne ?...

RÉAL.

Sire, j’en ai une à cinq lieues de Paris.

NAPOLÉON.

C’est trop loin... on ne peut pas vous aller chercher à cinq lieues d’ici... Il faut que vous en achetiez une autre beaucoup plus rapprochée, et cela tout de suite... demain !...

RÉAL.

Sire, il faut d’abord que je vende l’ancienne.

NAPOLÉON.

Nous ne nous entendons pas, mon cher ; je ne vous dis pas de vendre votre maison, je vous dis au contraire d’en acheter une autre... On doit en trouver...

RÉAL.

Sans doute ; ce ne sont pas les maisons de campagne à acheter qui manquent, ce sont les acheteurs...

NAPOLÉON.

Le mot est nouveau !... Allons !... allons !... après avoir travaillé avec moi comme vous l’avez fait aujourd’hui, vous avez besoin de repos, de distraction...

Allant à une table et écrivant.

Mais, je ne veux que vous alliez trop loin... Tenez ! vous remettrez ceci au comte Estève ; ce sont des achetoirs...

Il lui remet un papier.

RÉAL.

Sire...

NAPOLÉON.

Je crois que j’ai faim... Eh ! pardieu, j’y songe !... cet appétit remonte à la nuit dernière... J’ai voulu souper, à trois heures du matin ; mais, c’est qu’il le fallait absolument !... Je demande à Roustan, mon poulet de réserve, mon en cas, ainsi que disait Louis XIV... Pas de poulet !... Roustan a fini par avouer qu’il s’en était emparé ; il avait cru sans doute qu’il y avait prescription ; j’étais en retard !... Eh bien ! M. Lenoir, comment vont les travaux de vos fabriques ?...

LENOIR.

Sire, c’est toujours la même activité...

NAPOLÉON.

J’irai vous visiter un de ces jours... je veux voir vos ateliers en mouvement... Je suis sûr de trouver là quelques anciennes connaissances, quelques vieux soldats ; vous vous empressez de leur donner de l’ouvrage, et je vous en remercie... M. Lenoir, vous honorez l’industrie, et, pour certains produits, la France vous doit d’avoir surpassé l’étranger...

LENOIR.

Sire, il faut tâcher de vaincre ses ennemis de toutes les manières...

NAPOLÉON.

Approchez, M. Lenoir...

Bas.

si les évènements, si des malheurs-imprévus jetaient le trouble ou la gène dans ces vastes opérations que nous dirigez, je veux, vous entendez, je veux que vous vous adressiez à moi, comme à un ami !...

LENOIR, s’inclinant.

Sire...

NAPOLÉON, à Mathieu, qui est à la porte d’entrée.

Et bien ?...

MATHIEU.

Sire, plusieurs personnes attendent, pour entrer, le bon plaisir de Votre Majesté...

NAPOLÉON.

Qui est là ?...

MATHIEU.

Quelques officiers généraux... M. le duc de Bâville...

NAPOLÉON.

Diable ! Une conquête sur le faubourg Saint-Germain !...

MATHIEU.

M. Talma...

NAPOLÉON.

Talma !... faites entrer !... C’est un roi ; il ne doit pas attendre...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, TALMA, OFFICIERS GÉNÉRAUX, DIVERS PERSONNAGES

 

NAPOLÉON.

Bonjour, Talma...

TALMA.

Sire...

NAPOLÉON.

Puisque vous voilà, vous viendrez tout à l’heure avec moi... je veux que vous puissiez juger des changements que j’ai fait subir à la salle de spectacle des Tuileries... je vous montrerai tout cela ; seulement vous prendrez garde de vous casser le cou...

TALMA.

Sire, je ne crains rien ; je serai là sur mon terrain...

NAPOLÉON, souriant.

J’avoue que ce n’est pas le mien... Et que se passe-t-il dans votre royaume ?...

TALMA.

Sire, la région des coulisses a toujours ses orages...

NAPOLÉON.

Qui s’apaisent, le soir, aux rayons du lustre, votre soleil...

TALMA.

Mais, ce n’est que pour faire place aux orages du parterre...

NAPOLÉON.

Ceux-là, vous ne devez pas les redouter... Je vous ai vu une seconde fois dans Britannicus : j’ai été content de Néron... C’était bien !... Il y avait dans votre jeu plus de vérité, plus de naturel dans vos allures... Vous qui avez introduit l’exactitude dans le costume, vous devenez chaque jour plus habile à porter aisément la pourpre...

TALMA.

Sire, j’ai suivi vos conseils...

NAPOLÉON.

Certaines gens disent que vous m’en donnez...

TALMA.

Ils ne le croient pas eux-mêmes...

NAPOLÉON.

Probablement... car enfin, je ne m’amuse pas à m’affubler d’une robe romaine ; et, en ma qualité de soldat, il ne m’est pas autrement difficile de porter l’uniforme de mes chasseurs !... Allez-vous bientôt nous donner du nouveau ?...

TALMA.

Oui, Sire, une tragédie de Lemercier...

NAPOLÉON.

C’est un homme de talent ; mais il veut trop innover...

TALMA.

Sire, il a pensé que l’esprit humain pouvait tenter des routes nouvelles... Les maîtres du théâtre ont mené l’art jusqu’à ses dernières limites ; il n’y a plus qu’à glaner en suivant les traces de ces grands moissonneurs... Est-il défendu d’essayer des tentatives à travers les champs de l’imagination ?...

NAPOLÉON.

Ah ! je vous y prends, Talma : vous voilà dans les idéologues ?...

TALMA.

Oh ! Sire, respect pour le passé, dans les arts, mais liberté pour le présent et l’avenir !...

NAPOLÉON.

Cette liberté-là, ce serait encore la licence... Nous avons notre Code en littérature ; n’en sortons pas...

TALMA.

Mais, Sire, vous nous avez donné le Code Napoléon, et il domine les Codes antérieurs... Il peut venir un conquérant dans les lettres : lui aussi fera la loi...

NAPOLÉON.

En attendant, croyez-moi, nourrissons-nous des œuvres des grands maîtres ; adorons Corneille !... Corneille ! s’il vivait, j’en ferais un ministre !...

TALMA.

Oh ! Sire, ce serait peut-être un malheur.

NAPOLÉON.

Pourquoi ?...

TALMA.

Il n’aurait pas le temps de faire des tragédies...

NAPOLÉON.

C’est juste... Il entendait bien la politique, savez-vous ?... Et comme il fait parler ses personnages ?... Ce n’est pas comme vos narrateurs qui prêtent souvent un langage presque vulgaire aux princes et aux maîtres du monde...

TALMA.

Sire, c’est que les héros eux-mêmes parlent quelque fois comme de simples mortels, et, sans descendre à la trivialité, la vérité dramatique ne perd rien à reproduire leurs paroles toutes naturelles...

NAPOLÉON.

Hum !... les rois, par exemple, cela leur fait perdre de leur dignité, cela leur fait manquer de respect... voyez plutôt !... dans la dernière pièce de Lemercier, il y a un ambassadeur qui parle au souverain en des termes... Ah ! ah ! si un ambassadeur me parlait ainsi, je le ferai flanquer dans la Seine...

Talma sourit.

Qu’est-ce qui vous fait rire, Talma ?...

TALMA.

Pardon, sire... c’est que vous venez de dire un mot qui me prouve que les plus grands personnages parlent quelque fois un langage assez... ordinaire...

NAPOLÉON, riant.

C’est, ma foi, vrai... je me suis battu moi-même !...

UN HUISSIER.

Sa Majesté l’impératrice !...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, L’IMPÉRATRICE JOSÉPHINE

 

NAPOLÉON.

Ah ! ah ! Messieurs, voilà l’Impératrice qui a bien fait de venir me voir en présence de beaucoup de monde...

JOSÉPHINE.

Pourquoi donc ?...

NAPOLÉON.

Parce que le comte Estève m’a présenté ce matin les notes que tu sais, et que tu ne risques pas trop d’être grondée ici...

JOSÉPHINE, riant.

C’est un peu vrai... Est-ce bien la peine d’en parler ?... des chiffons !... Ça ne doit pas regarder un mari !...

NAPOLÉON.

Mais, c’est le mari qui paye... des chiffons !... je m’y ruinerai !...

JOSÉPHINE.

Oh ! oh !...

NAPOLÉON.

Oui... c’est tout simple ! Quand on a une ménagère qui ne se contente pas de brûler la bougie par les deux bouts, et qui l’allume par le milieu !...

JOSÉPHINE.

Eh ! mon Dieu, cela fait aller le commerce, n’est-ce pas, M. Lenoir ?...

NAPOLÉON, à Lenoir.

Prenez garde, elle va vous mettre de son parti...

LENOIR.

Sire je tâcherai de rester neutre...

JOSÉPHINE.

Ce n’est pas trop galant !...

LENOIR.

Madame, c’est que, moi aussi, je suis marié...

JOSÉPHINE.

Ah ! oui, l’esprit de corps !...

NAPOLÉON.

Tenez ! M. Lenoir, nous avons beau faire ; nous ne pouvons pas être maîtres absolus dans notre ménage, même en commandant des armées de six-cent mille hommes !...

JOSÉPHINE.

Ne nous faut-il pas quelque chose à nous autres faibles femmes !...

NAPOLÉON.

Oh ! oh ! votre faiblesse !... elle fait votre force !... Que tiens-tu là, dans ta main ?...

JOSÉPHINE.

Des papiers auxquels il faut que tu mettes ta signature...

NAPOLÉON.

Encore des factures !...

JOSÉPHINE.

Non, je ne te demanderais pas ta signature pour cela ; je donnerais la mienne...

NAPOLÉON.

La tienne !... Eh ! eh ! si j’étais un de tes fournisseurs, je ne m’y fierais pas trop...

JOSÉPHINE.

Tu vois donc bien que je suis en puissance de mari !...

NAPOLÉON.

De quoi s’agit-il ?...

JOSÉPHINE.

D’une bourse au lycée Napoléon pour le fils du colonel Robert...

NAPOLÉON.

Accordé ! accordé !...

JOSÉPHINE.

D’une pension pour la veuve d’un pauvre ouvrier qui s’est tué en travaillant aux réparations du Louvre...

NAPOLÉON.

Bien volontiers... mais tout cela est équitable... Elle garde le plus difficile pour la fin ; elle me dore la pilule !... Vous allez voir, Messieurs !...

JOSÉPHINE.

Enfin, c’est la grâce de Roger Quentin, enfermé au fort de Vincennes !...

NAPOLÉON.

Qu’est-ce que je disais !... Un ancien Chouan, un diable déchaîné contre moi !...

JOSÉPHINE.

Il est bien revenu de ses erreurs !...

NAPOLÉON.

Parce qu’il est prisonnier, muselé !...

JOSÉPHINE.

Parce qu’il a une femme et un enfant... Une petite fille de dix ans qui est venue me présenter cette pétition... Elle pleurait tant, que je l’ai accablée de dragées et que je lui ai promis que tu ferais grâce...Tromper une pauvre enfant !... Tu ne le voudrais pas !...

NAPOLÉON.

Allons ! allons ! il faut bien céder !... je n’ai plus de volonté !... On m’a appelé le maître du monde ! je vous en fais juges, Messieurs !...

MATHIEU.

Les généraux Lannes, Caulaincourt et Duroc.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LANNES, DUROC, CAULAINCOURT

 

NAPOLÉON.

Et d’où venez-vous, Messieurs ?...

DUROC.

Sire, nous venons de voir manœuvrer les grenadiers de la Garde qui viennent en ce moment au Carrousel...

NAPOLÉON.

Je vais descendre... Le général Gros a-t-il juré beaucoup ?...

LANNES.

Moins qu’à l’ordinaire...

NAPOLÉON.

Bah ! et pourquoi ?

LANNES.

Il a retrouvé un tambour avec qui il a fait ses premières campagnes, ça été des embrassements à n’en plus finir ! Gros pleurait comme une jeune fille !... Nous sommes restés longtemps par là, et j’y ai gagné un appétit !...

NAPOLÉON.

Eh ! bien, Lannes, il y a encore là de quoi déjeuner !...

LANNES.

Déjeuner ici ! non pas !... ça va trop vite on n’a pas le temps de s’asseoir à table... merci !...

Musique. Tambours.

NAPOLÉON.

Ah ! voici les grenadiers de garde !... je vais les voir... Adieu, Messieurs, à bientôt !...

Le théâtre change.

 

 

Troisième Tableau

 

Au Champ-de-Mars. À droite de l’acteur, une estrade au milieu de laquelle s’élève un trône ; tout autour, sont ranges des drapeaux surmontés d’aigles.

 

 

Scène première

 

KRETTLY, HAILLOT, SOLDATS sur les rangs, D’AUTRES se promenant près des armes en faisceaux, PEUPLE sur les talus

 

KRETTLY.

Eh ! bien, Haillot, en voilà une cérémonie qui se prépare !...

HAILLOT.

J’en ni vu d’autres, ici même dans le Champ-de-Mars ; c’est toujours à peu près de même... c’est bon pour amuser les bourgeois...

KRETTLY.

Comment ! tu parles de cette façon, quand il s’agit de distribuer les aigles aux régiments !...

HAILLOT.

Pourquoi changer tout ça ?...

KRETTLY.

Puisque c’est l’Empereur qui fait ce cadeau à l’armée...

HAILLOT.

Je le respecte...

KRETTLY.

C’est bien heureux !...

HAILLOT.

Mais, bah !... est-ce que c’était la peine de se déranger ?... Pendant la république, et il n’y a pas si longtemps, qu’est-ce qu’on faisait ?... j’ai vu attacher des morceaux d’étoffe à un bâton, et en avant !... On avait pas besoin de mettre au bout un oiseau quelconque...

KRETTLY.

Mais, c’est l’aigle, le véritable aigle impérial !...

HAILLOT.

Un aigle, une poule, un moineau, une tourterelle, tout ça c’est des emblèmes inutiles !... Un faste monarchique et intempestif !

KRETTLY.

Eh ! bien, l’Empereur a du mal à te contenter !... Excusez !... Tiens ! voilà le maréchal Lannes qui arrive ; c’est lui qui commande les troupes ; ça ne tardera pas à commencer !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LANNES

 

LANNES, à Krettly et à Haillot.

Ah ! vous voilà !... Deux camarades d’Italie et d’Égypte !...

KRETTLY.

C’est bien de l’honneur pour nous, mon maréchal...

LANNES.

Et pour moi donc !...

À Krettly.

Ah ! gourmand, t’en fallait-il de ces Autrichiens !...

KRETTLY.

Que voulez-vous ?... on faisait ce qu’on pouvait !...

LANNES, à Haillot.

Et toi, tu grognes toujours, n’est-ce pas ?...

KRETTLY.

C’est sa consigne perpétuelle...

LANNES.

Tu ne voulais pas d’empire ?... Tu ne voulais pas d’Empereur ?...

HAILLOT.

Ça n’a rien empêché, à ce qu’il me semble... seulement, j’ai à dire que la chose aurait continué de marcher, sans tous ces brimborions, et autres simagrées de clinquant.

LANNES.

Voyons, en quoi cela te gène-t-il ?...

KRETTLY.

C’est ce que je lui demande...

HAILLOT.

C’est donc utile et séduisant, quand on est de garde aux Tuileries, de voir passer des troupes de messieurs avec des habillements de muscadins ; d’aucuns avec des perruques de l’ancien régime, d’autres avec une chaîne et une clé qui leur tombent sur le ventre !... En voilà des histoires de ci-devant !...

LANNES.

Qu’est-ce que ça te fait !...

HAILLOT.

Ça me tracasse l’œil...

KRETTLY.

Ça empêche-t-il l’Empereur d’être bon pour le soldat, comme toujours ?...

HAILLOT.

Non... Il a encore la conversation affable... On ne peut pas dire qu’il soit devenu fier ! mais, c’est pénible de le voir s’amuser à des fariboles...

LANNES.

Laisse-le faire, va !...

KRETTLY.

C’est ce que je lui dis ! laisse-le faire... il a son idée !...

HAILLOT

Son idée ! possible !... Est-ce que ça n’allait pas à Arcole et aux Pyramides, sans avoir sur ses talons un tas de monde doré sur toutes les coutures ?...

LANNES.

Voyons, Haillot, tu sais qu’il est malin, n’est-il pas ?...

HAILLOT.

Oh ! oh ! j’en ai la preuve suffisante !

LANNES.

Il en sait plus que nous tous ensemble...

KRETTLY.

C’est un fameux chef de file !...

LANNES.

Oui, et il faut le suivre, sans le contrôler...

HAILLOT.

On dit pourtant que vous ne vous gênez pas quelque fois avec lui...

LANNES.

Ah ! on t’a dit ça ?... C’est vrai, je suis franc avec lui, mais c’est par affection, par dévouement...

Souriant.

Mais, toi, tune l’aimes pas ?...

HAILLOT.

Je ne l’aime pas !... Ah ! mille diables ! si un autre que vous me disait une pareille parole !... je ne l’aime pas !... Je l’aime, à mettre le feu à l’univers, quand il voudra !... Voilà dix ans que je le suis de l’œil comme si je l’avais nourri de mon propre lait !... Il ne faut pas m’attaquer là-dessus !...

KRETTLY.

Et allons donc !...

LANNES.

Ah ! Grognard, te voilà comme nous !...

HAILLOT.

Pour ça, oui ; pour les fanfreluches, non, indéfiniment !...

Roulement de tambours. Les troupes se rangent ; cris, acclamations. L’Empereur arrive, suivis de son état-major, et entouré de dignitaires ; il se place sur le trône. Les tambours, la musique et les acclamations se font toujours entendre. Napoléon salue ; il fait un geste, et les tambours exécutent un roulement après lequel règne le plus profond silence.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, ÉTAT-MAJOR, DIGNITAIRE

 

NAPOLÉON.

Soldats ! je vous ai réunis pour vous remettre les étendards, dépôt sacré que je confie à l’honneur de chaque régiment !... Je vous ai fait un nouveau symbole de victoire : c’est l’aigle ; il faut qu’un jour, dans les temps les plus reculés, on dise qu’elle a dépassé l’aigle Romaine qui, jadis, promena son vol dominateur des limites de l’orient aux vieilles forêts de la Germanie !... Ce drapeau tricolore qu’elle surmonte a déjà flotté aux bords du Jourdain, et sur les rivages de la Baltique... Il faut le porter partout où nous appellera cette voix puissante de la guerre que les enfants de la France aimèrent toujours à entendre retentir !... L’aigle nous guidera, et, par-dessus les champs de bataille où l’ennemi sera tombé, elle ira s’abattre victorieuse sur les capitales conquises... Soldats ! vous en serez les gardiens intrépides et vigilants ; je la remets à votre courage, à votre dévouaient pour la patrie !...

CRIS.

Vive l’Empereur !...

Les aigles sont distribuées, des Porte-Étendards viennent les recevoir tour-à-tour, et se replacent dans les rangs. Tout le monde, excepté Napoléon, chantes les paroles suivantes.

Air : Veillons au salut de l’Empire.

Veillons au salut de l’Empire,
Veillons au respect de ses lois,
Que toujours l’honneur nous inspire,
Courons à de nouveaux exploits.
Aux combats,
Vieux soldats,
Nous marcherons à la victoire :
Pour les Romains, l’aigle fut le signe de l’honneur,
De tout fiançais qu’il soit la gloire,
Qu’il double encor notre valeur !

Nouvelles acclamations. Le rideau tombe et le relève un instant après.

 

 

Quatrième Tableau

 

Un café.

 

 

Scène première

 

MICHEL, GARÇONS DE CAFÉ, puis DURAND

 

MICHEL.

Allons !... mets de côté le Journal de l’Empire...

PREMIER GARÇON.

Pour que M. Durand ne mette pas la main dessus...

MICHEL.

Avec ça qu’il fait une fameuse consommation !... Un verre d’eau sucrée par semaine !...

DURAND, entre, et après avoir cherché.

Vous n’avez pas le Journal de l’Empire ?...

MICHEL.

Non, M. Durand, il n’est pas encore arrivé...

À Gaillard qui entre.

Bonjour, M. Gaillard...

GAILLARD.

M. Durand, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes très humbles civilités...

 

 

Scène II

 

MICHEL, GARÇONS DE CAFÉ, DURAND, GAILLARD, puis UN EMPLOYÉ, DIVERS HABITUÉS

 

DURAND.

Eh bien ! M. Gaillard, vous qui savez tant de choses, que me direz-vous, ce matin ?... Voyons !...

GAILLARD.

M. Durand ; je répéterai ce que j’avais la faveur de dire tout à l’heure à votre aimable épouse, que J’ai saluée sur le seuil de votre magasin d’épiceries... Garçon, donnez-moi ma bavaroise habituelle, mais un peu plus édulcorée qu’à l’ordinaire...

DURAND.

Je vais m’asseoir près de vous...

MICHEL.

Faut-il vous servir quelque chose, M. Durand ?...

DURAND.

Plus tard, mon ami, plus tard...

MICHEL, à part.

Oui, dans trois ou quatre jours.

UN EMPLOYÉ, entrant.

Garçon, une tasse de café !...

UN JEUNE HOMME.

Garçon, un petit verre !...

DURAND.

Ces jeunes gens, comme ça parle haut !...

GAILLARD.

Cela tient à ce qu’ils élèvent la voix !... Donc, M. Durand, j’ai appris que, dernièrement, Sa Majesté l’Empereur et Roi, protecteur de la confédération du Rhin, médiateur de la confédération Helvétique, était allé visiter les ateliers du fameux fabricant M. Lenoir...

DURAND.

Bah !... Mais, au fait, les journaux ont annoncé ça...

GAILLARD.

Je n’en disconviens pas, M. Durand ; mais, cette nouvelle pouvait être erronée, et je viens de vous en donner la confirmation authentique et positive...

DURAND.

C’est juste...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, DUFLOT, MOREL

 

DUFLOT.

Garçon, deux demi-tasses !...

MICHEL.

Voilà, Messieurs, voilà...

DURAND.

À propos de l’Empereur, savez-vous ce qu’on disait, l’autre jour, M. Gaillard ?...

GAILLARD.

Je dois le savoir, mais, dans le doute, veuillez me l’apprendre...

DURAND.

On disait que Sa Majesté sortait quelquefois, le matin, déguisée en bourgeois, pour se promener dans la ville...

GAILLARD.

Je le savais... cela est vrai, M. Durand ; Sa Majesté imite en cela le calife dont l’histoire se trouve dans les contes des Mille et une Nuits...

DURAND.

Et dire que, si je le rencontrais, je ne serais pas en état de le reconnaître, car je ne l’ai vu qu’en costume, de loin... Et vous, M. Gaillard ?

GAILLARD.

Moi, mes relations avec lui n’ont pas été suffisamment fréquentes pour ne pas craindre de me tromper à la première vue ; mais, s’il se nommait en ma présence, et si des indices certains m’étaient communiqués, je n’hésiterais pas à le reconnaître...

La dame de comptoir se place.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LA DAME DE COMPTOIR

 

GAILLARD.

Ah ! Madame, permettez-moi de vous présenter mes hommages...

LA DAME.

Bonjour, M. Gaillard...

Un garçon place des vases de fleurs sur le comptoir.

GAILLARD.

De belles fleurs !... Mais, si je prenais la liberté de vous en offrir, ce seraient des Myrtes, la fleur de Vénus !...

LA DAME.

Monsieur, celles-là ne sont pas mal...

GAILLARD, bas, à Durand.

Cette dame a pu être fort aimable, si toutefois, elle n’a pas été le contraire.

DURAND, de même.

Elle est toujours de mauvaise humeur...

GAILLARD.

Cela tient peut-être à son caractère...

DUFLOT, jetant un journal.

Ces journaux !... sont-ils menteurs !...

MOREL.

Oui, ils en font des histoires...

DUFLOT.

Dire que le commerce va bien partout !... Ils n’ont qu’à aller à la frontière, ils verront !...

DURAND.

Voilà deux messieurs qui pourraient bien laisser échapper des paroles compromettantes...

GAILLARD.

L’observation est judicieuse, M. Durand : quelque soit le charme de leur conversation, je m’en abstiendrai...

L’EMPLOYÉ.

Et ma tasse, Michel ?... Vous voulez donc me faire arriver en retard à mon bureau ?...

MICHEL.

Voilà, Monsieur, voilà !...

GAILLARD, à l’employé.

M. Grépon, pouvons-nous nous flatter de vous posséder, ce soir, à notre partie de domino ?...

L’EMPLOYÉ.

Oui, M. Gaillard, oui, à moins d’évènements...

GAILLARD.

La réflexion est sage, M. Grépon, la vie est semée d’évènements ; on a vu des hommes bien portants, le matin, rester chez eux, le soir, pour cause de décès... Remarquez, M. Grépon, que je ne fais pas ici une allusion qui vous soit personnelle...

L’EMPLOYÉ.

J’aime à le croire, M. Gaillard...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, DUROC, ils sont tous deux habillés en bourgeois, et vont s’asseoir à une table

 

DUROC, bas.

Sire, vous voulez donc absolument déjeuner ici ?...

NAPOLÉON.

Oui... nous avons beaucoup marché dans le faubourg Saint-Antoine... je suis fatigué... et puis, il y a longtemps que je ne suis entré dans un café !... Voyons si on y pérore comme autrefois...

MICHEL.

Que faut-il vous servir, Messieurs ?...

DUROC.

Un poulet froid et une bouteille de Chambertin...

MICHEL.

C’est bien, Monsieur...

Il met des journaux sur leur table.

NAPOLÉON.

Je n’en reviens pas... si on n’y met ordre, avec leurs étalages et leurs devantures de boutique, les marchands envahiront si bien les rues qu’on ne pourra plus y circuler !...

DUROC.

Il est certain que c’est un abus !...

NAPOLÉON.

Un abus très dangereux !... on ne pourra bientôt plus se garer des voitures... Je ne veux pas que l’ouvrier qui va à son travail, soit exposé à chaque instant à être écrasé par le cabriolet du banquier !...

GAILLARD, s’avançant et s’adressant à Napoléon.

Monsieur, je vous demande un million de pardons... Si ce n’était pas vous désobliger, je vous prierais de me céder provisoirement cette gazette que vous ne lisez pas...

NAPOLÉON.

Prenez-la...

GAILLARD.

Je vous rends grâces...

MICHEL, servant.

Voilà, Monsieur...

NAPOLÉON, à la dame de comptoir.

Madame, il paraît un peu dur, votre poulet...

LA DAME.

Monsieur, nous ne les faisons pas nous-mêmes...

NAPOLÉON.

Ah !...

GAILLARD, à Napoléon.

Monsieur, veuillez recevoir mes excuses... ce journal n’est pas celui que je voulais solliciter ; je me suis trompé.

NAPOLÉON.

Tenez, prenez-les tous !...

GAILLARD.

Oh ! Dieu me garde d’abuser de votre extrême obligeance... je...

DUROC.

Eh ! Monsieur, prenez-les donc, puisqu’on vous le dit !...

DURAND, à Gaillard qui est retourné à sa place.

Ces messieurs me font l’effet de deux militaires...

GAILLARD.

Je ne le pense pas... Je les suppose habituellement livrés à des occupations pacifiques...

L’EMPLOYÉ.

À ce soir, M. Gaillard...

GAILLARD.

Je l’espère et le désire... Vous allez à votre bureau ?...

L’EMPLOYÉ.

Oui... je vais même courir car je suis un peu en retard... mais, je tenais à lire le journal...

DURAND.

Est-ce que vous n’en avez pas au ministère des Finances ?...

L’EMPLOYÉ.

Pardon, mais ce n’est pas pour nous autres, petits employés... c’est pour les chefs de division et pour les chefs de bureau... Comme ils ne font rien, ces messieurs, il faut qu’ils s’amusent à lire les feuilles publiques...

NAPOLÉON, à Duroc.

Ah ! ils ne font rien, ces messieurs !...

DUFLOT,

C’est bien ça, voyez-vous : ces amateurs ont des places superbes ; ils ne courent pas le moindre risque, et ils sont toujours sûrs de toucher leurs appointements... Tandis que les pauvres diables qui font du commerce...

GAILLARD, à Duflot.

Mais, Monsieur... mille pardons, d’abord si je vous adresse la parole...

DUFLOT.

Allez toujours...

GAILLARD.

Le commerce jouit de quelque prospérité...

DUFLOT.

Qu’est-ce que vous faites, vous ?...

GAILLARD.

Monsieur, je suis dans la fourrure...

DUFLOT.

Parbleu ! vous n’avez pas à vous plaindre... mais mon associé et moi, nous venons de faire un peu de négoce sur la frontière d’Allemagne... Ça va allez, depuis qu’il est encore question de faire la guerre...

GAILLARD.

Monsieur, il ne m’appartient pas de m’insinuer dans les questions politiques...

DUFLOT.

Ah ! oui, mais si on allait tirer des coups de canon dans le nord, en Russie par exemple, ça ne vous chausserait pas... Avec quoi donc feriez-vous vos fourrures, fourreur ; avec la peau des chats de gouttières ?...

GAILLARD.

Monsieur, je ne pense pas que Sa Majesté l’Empereur et roi ait des intentions pareilles...

DUFLOT.

Avec ça qu’il se gêne, et qu’il irait vous demander votre permission !...

GAILLARD.

Je ne dirai pas positivement qu’il me consulterait, mais, dans ma conscience, je ne saurais l’approuver s’il attaquait les peuples du septentrion...

UN MONSIEUR.

Il peut attaquer le diable, s’il veut ; il en viendrait à bout, et personne n’aurait rien à dire !...

NAPOLÉON, à Duroc.

En voilà un qui ne discuterait pas avec moi !...

GAILLARD.

Messieurs, je vous prends tous à témoins que je n’ai pas élevé la moindre prétention de mettre obstacle aux projets de Sa Majesté l’Empereur et roi...

À Napoléon.

Je vous en fais juge, Monsieur... vous m’avez entendu ?...

NAPOLÉON.

Oui, mais vous vous réservez de faire de l’opposition, en cas d’une guerre avec le Nord...

GAILLARD.

Permettez... Jai quelque capacité, l’Empereur n’en manque pas : d’où je conclus que nous devons voir de la même manière... voilà tout...

DUROC.

Ah !

NAPOLÉON, à Duroc.

C’est flatteur !...

GAILLARD, à Durand.

Je pense que c’est raisonné !...

DURAND.

Supérieurement !...

GAILLARD.

Ah ! voilà ce cher M. Rabourdin !...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, RABOURDIN

 

GAILLARD.

Puis-je vous demander ce qui vous agite, M. Rabourdin ?... vous avez l’air sombre et intrigué...

RABOURDIN.

Il y a de quoi, après ce qu’on vient de m’apprendre !...

GAILLARD.

Est-ce un mystère qu’il vous soit défendu de dévoiler ?...

RABOURDIN.

On ne m’a pas demandé le secret, d’autant plus que ça ne tardera pas à être connu de tout le monde...

GAILLARD.

Allons, voyons, M. Rabourdin... je vous prête toute mon attention...

À Napoléon et à Duroc.

Messieurs, vous n’êtes pas de trop, c’est peut-être un événement qui intéresse tous les Français...

RABOURDIN.

Vous l’avez deviné, M. Gaillard...

GAILLARD.

On a quelque perspicacité !...

RABOURDIN.

Vous savez que je suis intéressé dans une fourniture de vivres pour l’armée ?...

GAILLARD.

Je ne saurais l’ignorer...

RABOURDIN.

On croyait que l’armée allait en Allemagne ?... Pas du tout !...

GAILLARD.

Et où va-t-elle, cette invincible armée, où est-elle ?... Vous ne répondez pas !... Anéantie peut-être !... M. Rabourdin, c’est un bien terrible désastre !...

NAPOLÉON, à Duroc.

Ah ! ça, mais cet homme est fou !...

RABOURDIN.

Non, non, M. Gaillard : vous partez comme un pistolet !... ce n’est pas ça... l’armée va plus loin, infiniment plus loin.

NAPOLÉON.

Je serais curieux de savoir où va mon armée, Rabourdin, cela peut changer nos opérations d’une manière fâcheuse...

GAILLARD.

Et où se portent nos phalanges, M. Rabourdin ?...

RABOURDIN.

En Chine, à ce qu’on dit...

GAILLARD.

En Chine !... Messieurs, je devine la pensée de Sa Majesté l’Empereur et roi... Sa Majesté veut renverser l’antique muraille élevée contre les invasions des Tartares... Oui, Messieurs, souvenez-vous de la marche des Tartares dans Lodoïska, et vous partagerez ma conviction...

NAPOLÉON, à Duroc.

En voilà assez !...

DUROC.

Oui, on finirait par éclater !... Eh bien, Sire, vous avez voulu entrer dans un café, y juger de l’esprit public...

NAPOLÉON.

L’esprit public n’est pas ici, il est dans le peuple !... Ces badauds-là se laisseront toujours mener par les journaux ; ils croient à l’absurde !...

Tous deux se lèvent.

GAILLARD, à Napoléon et à Duroc.

Messieurs, permettez-moi de me féliciter d’avoir fait votre connaissance...

NAPOLÉON.

Vous êtes bien bon, Monsieur...

GAILLARD.

Si un heureux hasard vous ramène le soir, dans ces parages, je serai enchanté de vous proposer une partie de domino... À quatre, Messieurs, à quatre !...

NAPOLÉON.

Monsieur, je vous assure que vous êtes beaucoup trop aimable...

À Duroc.

Payez, et partons !

À la dame de comptoir.

Est-ce que vous avez toujours ces bavards-là chez vous, Madame ?...

LA DAME.

Pourquoi pas, Monsieur, puisque ce sont des habitués ?...

NAPOLÉON.

Je vous en fais mon compliment...

LA DAME.

Vous voudriez peut-être qu’on mît à la porte de bonnes pratiques, pour faire plaisir à des gens qui entrent ici une fois par hasard ?...

NAPOLÉON.

C’est bon, c’est bon, en voilà assez !...

LA DAME.

Si on veut faire la loi dans un café, pour un déjeuner...

NAPOLÉON, à Duroc.

Allons ! venez !...

DUROC, qui a fouillé dans ses poches.

C’est que, je n’ai pas songea prendre de l’argent, ce matin, et je n’en trouve plus dans mes poches,... En avez-vous, Sire ?...

NAPOLÉON.

Vous savez bien que je n’en ai jamais,...

MICHEL, qui s’est approché du comptoir.

Ces Messieurs doivent quatorze francs soixante-quinze centimes...

LA DAME.

Vous entendez, Messieurs ?...

DUROC.

Oui. Madame, mais il nous arrive quelque chose d’assez fâcheux... En sortant ce matin, nous avons oublié de prendre de l’argent, et...

LA DAME.

Vous avez oublié, tous les deux !...

NAPOLÉON.

Oui, tous les deux !

LA DAME.

C’est bizarre !... Mais, ce n’est pas la première fois qu’il nous arrive des histoires de ce genre... Ça ne prend plus !...

DUROC.

Comment, Madame, est-ce que vous croyez...

LA DAME.

Je crois, Monsieur, que vous avez voulu déjeuner gratis...

NAPOLÉON.

Vous êtes bien peu polie. Madame... Je n’ai guère trouvé de femmes aussi revêches... Votre mari devrait vous mettre à la raison !...

LA DAME.

Ah ! ça, mais, ça devient trop fort... Payez, et laissez-moi tranquille !...

NAPOLÉON.

On vous a dit que nous n’avions pas d’argent !... Tenez ! je vais vous faire un bon qui sera bien payé, je vous l’assure...

LA DAME.

Ah ! ah !... Dites-donc, M. Gaillard...

GAILLARD, s’avançant.

Belle dame...

LA DAME.

Vous ne savez pas ?... Monsieur qui me propose un billet à ordre pour son déjeuner !...

GAILLARD.

J’avoue que ce n’est pas l’usage dans des circonstances analogues... Cependant, si le susdit billet se trouve revêtu de trois signatures honorablement connues à la Bourse et sur la place de Paris...

LA DAME.

Allons donc !...

GAILLARD.

Messieurs, dans la fourrure, nous tenons à cette formalité préservatrice...

NAPOLÉON.

Il faudrait pourtant en finir !...

GAILLARD.

Messieurs, il y aurait un moyen, ce serait l’intervention, la garantie d’une personne solvable... Pardon, Madame, je parle ici en médiateur...

MICHEL, à part.

Ça m’a l’air de braves gens... ma foi, je me risque...

Haut.

Madame...

LA DAME.

Eh bien ?...

MICHEL.

Voici les quatorze francs soixante-quinze centimes. Je paye pour ces Messieurs...

LA DAME,

Je vous reconnais bien-là ; toujours confiant...

GAILLARD, à Michel.

Prenez garde, jeune homme !... Vous commettez peut-être une grave imprudence !...

MICHEL.

Eh bien ! je n’en mourrai pas !...

À Napoléon et à Duroc.

Messieurs, c’est convenu, vous êtes libres de vous en aller...

DUROC, à Michel.

Vous n’y perdrez rien, je vous l’assure...

NAPOLÉON, au même.

Merci !... merci !...

À la dame.

Madame, j’ai un conseil à vous donner, c’est de vendre votre café... En avez-vous l’intention ?...

LA DAME.

Peut-être... Ce n’est toujours pas vous qui l’achèteriez...

NAPOLÉON.

Pourquoi ?...

GAILLARD.

Si Monsieur à le projet de se livrer à ce genre d’industrie...

LA DAME.

Je ne crois pas que Monsieur y mît le prix...

NAPOLÉON.

Combien voudriez-vous le vendre ?...

LA DAME.

Trente mille francs, ni plus ni moins...

NAPOLÉON.

On pourra voir...

À Michel.

Adieu...

À Duroc.

Venez !...

Tous deux sortent.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, excepté NAPOLÉON, DUROC

 

LA DAME.

Vous conviendrez, M. Gaillard, qu’il y a de quoi agacer les nerfs !... Ne pas payer et avoir le front de me faire toutes ces questions !...

GAILLARD.

Madame, nous vivons dans un siècle bien étrange !...

LA DAME, à Michel.

Vous êtes sûr d’en être pour votre argent ; mais, je ne vous plaindrai pas...

MICHEL.

Je cours la chance, Madame...

LA DAME.

Oh ! on sait bien... Les garçons ne sont pas fâchés quelquefois de se faire briller devant le monde, et de paraître plus généreux que leurs maîtres...

MICHEL.

Il n’est pas dit qu’on sera garçon de café toute sa vie...

LA DAME.

Avec ça que vous prenez le chemin d’acheter un établissement !... Voilà un de ces deux particuliers qui revient : qu’est-ce qu’il veut ?...

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, DUROC

 

DUROC, à part.

J’ai mis l’Empereur dans un fiacre où il m’attend ; il faut suivre ses instructions...

Haut.

Madame, vous avez dit que vous aviez l’intention de vendre votre café ?...

LA DAME.

Sans doute, Monsieur ; mais je vous déclare que j’en ai assez de vos plaisanteries...

DUROC.

Je vous déclare, moi, que je ne suis nullement disposé à plaisanter avec vous...

À Michel.

Je voudrais écrire quelques lignes...

MICHEL.

Bien, Monsieur...

Il lui donne ce qu’il faut pour écrire.

DUROC, écrivant.

Trente mille francs, avez-vous dit ?...

LA DAME, avec ironie.

Oui, Monsieur...

DUROC, à Michel.

Comment vous appelez-vous ?...

MICHEL.

Michel.

DUROC.

Seriez-vous bien aise d’avoir cet établissement ?...

MICHEL.

Oh ! certainement, Monsieur ; ce serait un beau rêve...

DUROC, lui remettant un papier.

Tenez, voilà ce qu’on m’a chargé de vous remettre...

MICHEL.

Quoi donc ?...

DUROC.

Lisez...

MICHEL, lisant.

Bon pour la somme de quatorze fr. soixante-quinze c. que le sieur Michel a avancé pour nous ; plus, trente mille fr. de pourboire, à payer sur notre trésor.
Pour l’Empereur,

DUROC, Grand-Maréchal du Palais.

DUROC.

C’est ma signature...

MICHEL.

Comment ?...

LA DAME.

Ab ! mon Dieu !...

GAILLARD.

En croirai-je mes yeux !...

MICHEL.

Et ce Monsieur... de tout à l’heure... c’était donc...

DUROC.

L’Empereur...

Il sort.

MICHEL.

L’Empereur !...

LA DAME.

Au secours !... au secours !...

GAILLARD.

Je succombe !

Criant.

M. le Grand-Maréchal du Palais, mes respects au Grand Homme, à Sa Majesté l’Impératrice et Reine, à la Garde Impériale !... Soutenez-moi, M. Durand, soutenez-moi !...

Agitation générale : Tous se pressent vers la porte.

 

 

Cinquième Tableau

 

NAPOLÉON, DUROC

 

À Vienne. Le peuple se presse aux fenêtres des maisons et dans les rues de la ville. Napoléon paraît, entouré de son état-major, des magistrats lui présentent les clés de la ville. L’armée défile. Il fait un geste, on entend un roulement de tambours, et l’armée s’arrête : Silence général.

NAPOLÉON.

Soldats ! une campagne rapide, des triomphes multipliés nous font entrer en maîtres dans cette capitale... N’oubliez pas que le plus bel attribut de la victoire, c’est la modération chez le vainqueur... Habitants de Vienne ! c’est en amis qu’il faut nous recevoir... Votre armée est défaite ; honneur au courage malheureux !...

Acclamations. Un aide-de-camp arrive, et parle à Duroc, qui va vers Napoléon.

NAPOLÉON.

Qu’ya-t-il, Duroc ?...

DUROC.

Sire, cet aide-de-camp apporte la nouvelle que l’armée combinée des Russes et des Autrichiens, s’est répandue dans la Moravie et marche sur Vienne...

NAPOLÉON.

Et bien, il faut aller au-devant de nos ennemis... Soldats, traversez la ville : Vous y entrez victorieux ; vous allez en sortir pour une nouvelle victoire !...

Acclamations prolongées.

 

 

Sixième Tableau

 

Bataille d’Austerlitz.

 

 

ACTE II

 

 

Septième Tableau

 

Une chaumière portant les traces d’une bataille. Au lever du rideau, on entend quelques coups de canon dans le lointain.

 

 

Scène première

 

LANNES, étendu sur un brancard, LARREY, HAILLOT, KRETTLY, SOLDATS

 

LARREY, à des aides-majors.

Retournez sur le champ de bataille, je resterai ici...

Montrant Lannes.

Vos soins et les miens sont inutiles...

Les aides-majors se retirent. S’approchant de Lannes.

Il est assoupi, il se réveillera, mais pour s’endormir du dernier sommeil...

KRETTLY, s’approchant.

Eh bien ! Major ?...

LARREY.

Perdu !...

HAILLOT.

C’est bien impossible autrement...

LARREY.

Pourquoi dis-tu cela, toi ?... Qu’en sais-tu ?...

HAILLOT.

Dame ! les deux jambes emportées...

LARREY.

Ce n’est pas toujours une raison.

HAILLOT.

Dans ce pays-ci on n’en revient pas...

LARREY.

Il y en a donc où c’est moins dangereux ?...

HAILLOT.

Oui...

LARREY.

Lesquels ?...

HAILLOT.

En Égypte.

LARREY.

Tu as été par-là ?...

HAILLOT.

Oui, major Larrey... Et je vous y ai vu et connu...

KRETTLY, montrant Lannes.

Il y était aussi, lui !... Quel malheur qu’un boulet soit venu renverser un homme si brave, un des premiers maréchaux !...

HAILLOT.

Oui, ça leur porte un fameux bonheur d’en faire des maréchaux, des princes, avec des noms qu’on va leur chercher dans des calendriers fantasques et abusifs !...

KRETTLY.

C’est l’Empereur qui doit en avoir du chagrin !...

LARREY, qui tient le bras de Lannes.

Silence !...

KRETTLY.

Il se réveille !...

HAILLOT.

Ah ! je m’en vais plus loin, moi : il n’aurait qu’à dire quelque parole qui me gênerait !... Je n’ai pas besoin de ça !...

LANNES.

L’Empereur ?... où est Napoléon ?

LARREY.

C’est à peine si on vient de tirer les derniers coups de canon : l’Empereur donne encore des ordres...

LANNES.

Il viendra...

LARREY.

Certainement...

LANNES.

La bataille est bien gagnée, n’est-ce pas ?...

LARREY.

Oui, Maréchal ; le nom d’Essling rappellera une des grandes victoires de l’armée française, une de vos actions les plus glorieuses...

LANNES.

Oui, et l’on dira : c’est à Essling qu’il fut tué... Ne parlez pas, Larrey, n’essayez pas de ma faire illusion : je suis un homme perdu !... Ah ! ce boulet !... il ne m’a pas manqué !... Mais, c’est horrible, ce que je souffre !...

LARREY.

Maréchal, il ne faudrait pas vous agiter ainsi ; le repos...

LANNES.

Le repos !... Mais je souffre comme un damné !... Vous ne pouvez rien contre ces souffrances ?... Où est votre art, où est votre talent ?... Et notre courage, qu’est-ce que c’est ?... Vous voyez bien que je me plains comme quelqu’un qui n’aurait jamais reçu de blessure, qui n’aurait jamais bravé la mort !...

KRETTLY.

Vous l’avez pourtant regardée en face bien des fois, et de près !...

LANNES.

Ah ! te voilà, toi ?... donne moi ta main...

KRETTLY.

Oui, mon Maréchal, oui...

LANNES, regardant les autres soldats.

Ils pleurent !... Eh bien ! Camarades, je viens de faire ma dernière campagne...

HAILLOT.

Faudra voir... on ne sait pas... C’est toujours une gueuse de bataille !...

KRETTLY.

Voici l’Empereur...

Napoléon entre et fait signe aux soldats de garder le silence.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, NAPOLÉON

 

NAPOLÉON.

Lannes !... mon ami !... Larrey, vous restez là, immobile... Avez-vous donc tout essayé ?...

LARREY.

Sire, c’est une de ces blessures devant lesquelles l’art s’arrête impuissant... Il faudrait...

LANNES.

Un miracle... Je suis bien condamné, je le sais et j’ai voulu que Larrey parlât avec franchise...

NAPOLÉON.

Mais, c’est horrible !... Comment !... je te perdrais, toi, mon vieil ami, mon fidèle compagnon !...

LANNES.

C’est la loi de la guerre... La guerre, nous l’avons fait trop longtemps ; elle m’emporte, elle vous emportera tous !... les plus puissants. Comme les derniers soldats !...

NAPOLÉON.

Lannes, je voulais la paix, je l’ai proposée ; nos ennemis m’ont répondu par des actes, qu’il fallait punir par la victoire...

LANNES.

La victoire !... je n’en verrai pas d’autre... Prends garde ! je t’ai dit toujours la vérité ; prends garde, on use quelquefois la prospérité... Ah ! ah ! j’avais la mienne ; maréchal de France, duc de Montebello... Et Larrey me laisse mourir !...

LARREY.

Maréchal.

LANNES.

Oui, vous n’y pouvez rien ; je le sais...

À Napoléon.

Vois-tu, je me sens faible à craindre que ces soldats n’entendent des paroles indignes de mon courage !

NAPOLÉON.

Non, ta bravoure est devenue proverbe...

LANNES.

Je te dis que je ne me sens pas ferme à l’approche de la mort... je m’irrite, je voudrais me reprendre à la vie... Oui, c’est cela, j’ai une femme, des enfants !...

NAPOLÉON.

Ne suis-je pas là, je te remplacerai !...

LANNES.

Merci !... souviens-toi de mon dévouement...

NAPOLÉON.

Et toi, songe que je suis ton ami...

LANNES.

Oui, c’est ainsi que je te voyais... Je ne voyais pas en toi l’Empereur... je...

NAPOLÉON.

Eh bien !... Larrey, Larrey !...

LANNES.

Non, qu’on ne cherche pas à me secourir !... Mes yeux... j’ai peine à vous voir... Soutenez-moi : je voudrais mourir debout, comme il convient à un soldat !...

NAPOLÉON.

Lannes... Lannes !...

LANNES.

Adieu !... Napoléon ! adieu, tous !...

NAPOLÉON.

Dans mes bras, sur mon cœur !...

LANNES.

Oui... où est la duchesse... où sont les enfants ?...

Regardant avec égarement.

Que dites-vous là ?... on ne peut pas emporter cette redoute !... allons donc !... Appelez Montbrun, Lassalle, Dorsenne... Et... et... adieu !...

LARREY.

Mort !...

NAPOLÉON.

Mort !...

Il met sa main sur ses yeux.

Il avait bien raison... Oh ! la guerre, la guerre !...

Napoléon sort. Larrey fait signe d’emporter le Maréchal ; quatre soldats prennent le brancard. Les autres suivent en silence, et en manifestant une profonde douleur.

 

 

Huitième Tableau

 

Le champ de bataille d’Essling. La lune éclaire le tableau. Partout, les traces des boulets et de la mitraille ; des débris de caissons, d’armes, de canons. Ça et là, des chevaux tués, des hommes étendus sans mouvement.

 

 

Scène première

 

LARREY, CHIRURGIENS, AIDES, SOLDATS FRANÇAIS blessés, quelques AUTRICHEINS, blessés aussi, GERMAIN, FARGEAU

 

LARREY, désignant des blessés.

À l’ambulance, et promptement !...

À des chirurgiens.

Pas de retard pour les opérations que j’ai indiquées...

UN SOLDAT.

Major... Major !...

LARREY.

Tout à l’heure... Tu as la voix forte, il y en a de plus malades que toi...

LE SOLDAT.

Ce n’est pas ça, je demande si l’Empereur viendra...

LARREY.

Oui...

LE SOLDAT.

Bon... Ça me sera suffisant pour guérir...

FARGEAU.

Major...

LARREY.

Que veux-tu ?...

FARGEAU.

Ne vous dérangez pas pour me faire porter à l’ambulance...

LARREY.

Pourquoi ?...

FARGEAU.

J’ai mon affaire, d’aplomb !...

LARREY, après l’avoir examiné.

On verra...

FARGEAU.

C’est vu...

Larrey va plus loin.

GERMAIN.

Eh ! sergent Fargeau...

FARGEAU.

C’est toi, petit tapin ?...

GERMAIN.

Moi-même...

FARGEAU.

Viens donc par ici, tu me tiendras compagnie...

GERMAIN.

Impossible, sergent J’ai un éclat d’affût qu’un boulet m’a envoyé dans le genou... Pas moyen de remuer.

L’Empereur paraît dans le fond, suivi de son état-major, et descendant un monticule. Il s’arrête de temps en temps auprès des blessés.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, ÉTAT-MAJOR

 

NAPOLÉON.

Larrey...

LARREY.

Sire...

NAPOLÉON.

Combien d’ambulances a-t-on établies ?...

LARREY.

Deux ?...

NAPOLÉON.

Peuvent-elles suffire ?

LARREY.

Parfaitement...

NAPOLÉON.

Mais, il j a tant de blessés !...

LARREY.

Oui, Sire, mais il y en a beaucoup qu’il est inutile de transporter...

NAPOLÉON.

C’est possible, Larrey ; mais, il ne faut pas les laisser mourir ici... Qu’on les emporte tous à l’ambulance ; ce sera leur donner un dernier espoir...

Regardant autour de lui.

Oh ! comme la mort a passé par là !...

FARGEAU.

Mon Empereur !...

NAPOLÉON.

Me voilà, que veux-tu ?...

FARGEAU.

Vous voir du plus près possible ; ça sera la dernière foi...

NAPOLÉON.

Ton nom ?...

FARGEAU.

Fargeau, sergent de voltigeurs, prévôt breveté au 6e de ligne...

NAPOLÉON.

Oui, je le reconnais ; seulement, je ne me rappelais plus ton nom...

À un officier.

Je vous charge de veillera ce que cet homme soit pansé sur-le-champ. Vous me répondrez de lui...

FARGEAU, à l’officier qui s’est approché de lui.

Laissez donc, Commandant, ce n’est pas la peine de vous déranger, je suis frit !...

NAPOLÉON.

J’espère bien que non ; un prévôt comme toi ne se laisse pas abattre pour une botte qu’il n’a pas su parer à temps...

FARGEAU.

Excusez ! Touché en plein par un biscayen... Il faudrait être un fameux maître d’armes pour parer un coup droit de ce calibre-là...

NAPOLÉON.

À toi l’épaulette, à la première revue !...

FARGEAU.

Si je manque à l’appel, mon Empereur, ça n’empêchera pas le 6e de ligue de continuer à marcher crânement... Et... Vive l’Empereur !...

NAPOLÉON, à un chirurgien.

Monsieur, je vois là des Autrichiens blessés... qu’on les soigne comme nos soldats français, entendez-vous ?... Après la bataille, il n’y a plus d’ennemis ; là, ou l’on souffre, une voix domine toutes les autres, c’est la voix de l’humanité !...

UN OFFICIER.

Pauvre enfant !...

NAPOLÉON.

Qu’y a-t-il, Monsieur ?...

L’OFFICIER.

Sire, c’est un petit tambour, un enfant qu’on va portera l’Ambulance...

NAPOLÉON.

Un enfant, un tambour !... où est-il ?...

L’OFFICIER.

Là, Sire...

Il lui désigne Germain dont on s’approche.

NAPOLÉON.

Pauvre petit !...

GERMAIN.

Mon Empereur, ne vous inquiétez pas ; le major a dit que ça ne serait rien...

NAPOLÉON.

Et comment as-tu été blessé ?...

UN COMMANDANT, s’avançant.

Sire, en battant la charge avec une intrépidité...

NAPOLÉON.

Ah ! vous voilà, Monsieur... Je vous parlerai tout à l’heure... oui, c’est cela, cet enfant restait à son poste, on marchait en avant, tandis que le bataillon s’arrêtait et perdait son aigle !...

À Germain.

Où est ton père ?... où est ta mère ?...

GERMAIN.

Mon Empereur, mon père a été tué a Marengo... ma Mère est cantinière au 9e de ligne...

NAPOLÉON, à un officier.

Monsieur, qu’on aille à l’instant chercher la mère de cet enfant, le régiment est à trois lieues d’ici... qu’on l’amène à l’ambulance, près de son fils... Quand à toi, que veux-tu ?...

GERMAIN.

Puisque vous faites venir maman, mon Empereur, me voilà content...

NAPOLÉON.

Je te donne la croix...

GERMAIN.

La croix !... la croix d’honneur !...

NAPOLÉON.

Oui, mon enfant, oui, tu l’as gagnée, et aussi bien qu’un vieux soldat... Je veux que tu la portes tout de suite... Les enfants ne savent pas attendre... tiens !... voici la mienne...

GERMAIN.

Ah ! mon Empereur, mon Empereur !...

On l’emporte.

Qu’est-ce qu’ils vont dire ?... Je voudrais voir M. Romeuf, le tambour-maître et le vieux caporal Fleury !... Je veux marcher, laissez-moi marcher !...

NAPOLÉON, au commandant, après avoir fait signe à sa suite de s’éloigner.

Approchez, Monsieur... Votre bataillon a faibli pendant le combat...

LE COMMANDANT.

Sire, les ennemis nous serraient de si près qu’il nous à été impossible d’exécuter nos feux avec ensemble...

NAPOLÉON.

Toujours des prétextes, des excuses...

LE COMMANDANT.

Sire, ce n’est pas de ma faute si je ne suis pas tué !...

NAPOLÉON.

Vous ne comprenez pas ?... vos soldats ont eu peur...

LE COMMANDANT.

Sire, je crois avoir fait mes preuves et lorsque Votre Majesté me...

NAPOLÉON.

Est-ce que je ne sais pas depuis longtemps que vous êtes un brave... vos soldats ont faibli un instant, et personne ne peut se vanter de n’avoir pas eu peur, au moins une fois dans sa fie... comprenez-vous maintenant ?...

LE COMMANDANT.

Sire, la moitié du bataillon gît autour de nous, et j’étais venu m’en assurer...

NAPOLÉON.

Parbleu ! je sais bien qu’on a réparé un moment d’hésitation : vos soldats ont pris deux drapeaux !... Le collet de votre habit est tout déchiré... qu’est-ce donc ?...

LE COMMANDANT.

Sire, je ne sais... quelque balle peut-être.

NAPOLÉON.

Et cette épaulette, elle est bien écrasée ?...

À l’État-Major.

Approchez Messieurs... voyez donc !

Il montre le collet de l’habit et les épaulettes du commandant.

Voyez donc comme le commandant se présente devant nous... il faut changer cela...

Au commandant.

Vous direz à Berthier de vous amener demain près de moi, après vous avoir donné la croix d’officier et des épaulettes de major...

LE COMMANDANT...

Sire...

NAPOLÉON.

À demain !... venez. Messieurs...

À un soldat qui s’est levé et qui s’efforce de marcher.

Eh bien ! que fais-tu, où vas tu ?...

LE SOLDAT.

Ah bah ! c’est des bêtises de flâner par terre pour une balle dans l’estomac...

NAPOLÉON.

Prends garde ! va ne peux plus marcher !...

LE SOLDAT.

Je marcherai...

NAPOLÉON.

Appuie-toi sur moi !...

Il lui donne son bras sur lequel le soldat s’appuie. Les blessés se soulèvent en criant.

Vive l’Empereur.

Napoléon s’éloigne lentement au milieu des acclamations des mourants et de tous les blessés. Tableau.

 

 

Neuvième Tableau

 

Aux Tuilleries. Le cabinet de l’Empereur.

 

 

Scène première

 

DUROC, CAULAINCOURT, MARÉCHAUX, DIGNITAIRES

 

CAULAINCOURT, à une fenêtre.

Voyez donc, Messieurs, comme la foule se porte dans le Carrousel...

DUROC.

Oui, on est impatient de savoir si l’Impératrice donnera un héritier du trône Impérial... Chacun attend avec anxiété le signal qui sera donné aux Invalides vingt-un coups de canon pour une princesse, cent-un pour un prince !...

CAULAINCOURT.

J’ai rencontré tout à l’heure M. Dubois... il était singulièrement agité...

DUROC.

C’est que nous touchons à un grave événement... Le divorce a donné la couronne à Marie-Louise... Naîtra-t-il de cette nouvelle union un fils qui continue la dynastie Napoléonienne ?...

CAULAINCOURT.

Cette pensée a souvent préoccupé l’Empereur ; mais, en ce moment, on pourrait dire qu’il ne songe qu’à l’épouse et à la mère...

MATHIEU.

L’Empereur !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, NAPOLÉON

 

NAPOLÉON.

Je vous salue. Messieurs !... Duroc. si j’ai un fils, un roi de Rome, je veux que toute ma maison se ressente de cette fête... cela vous regardera un peu, vous, Grand-Maréchal du Palais... Ah ! Caulaincourt, vous voilà !... J’ai de belles nouvelles du côté de la Russie !...

CAULAINCOURT.

Comment, Sire ?...

NAPOLÉON.

Oui, vos amis de par là ne veulent pas en finir avec l’Angleterre, comme c’était convenu ; mais nous verrons...

CAULAINCOURT.

Mes amis, dites-vous ?

NAPOLÉON.

N’allez-vous pas vous lâcher ?...

CAULAINCOURT.

Sire, j’ai été longtemps ambassadeur en Russie : le souverain de ce pays m’a toujours bien traité ; je rends justice à son caractère... je...

NAPOLÉON.

Est-ce que j’ai voulu dire autre chose ?... Je sais parfaitement que vous ne seriez pas l’ami... de mes ennemis !... pas de rancune, et donnez-moi la main... Savez-vous, Messieurs, qu’on ne voit pas tranquillement approcher, l’heure où l’on va être père !... Heureux les bourgeois !... Ils peuvent faire trêve à leurs occupations... moi, je n’ai pas de loisir parce que je suis Empereur !...

MATHIEU.

M. le comte Réal...

NAPOLÉON.

Ah ! à bientôt, Messieurs... ne vous éloignez pas...

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, LE COMTE RÉAL

 

NAPOLÉON.

Vous venez du Conseil d’État ?...

RÉAL.

Oui, Sire...

NAPOLÉON.

Et il y a longtemps que je n’ai manqué une des séances que je me suis réservées... mais, aujourd’hui, mon cher Réal, je n’aurais pas la patience de rester vingt minutes hors d’ici... Et que s’est-il passé ?...

RÉAL.

On a discuté la question qui concerne les droits politiques à accorder à des étrangers d’origine française...

NAPOLÉON.

Et on n’a rien décidé ?...

RÉAL.

Non, Sire...

NAPOLÉON.

Tant mieux !... Je veux être là quand on y reviendra... C’est une question d’un ordre élevé... le plus beau titre, c’est d’être né Français ; un titre que rien sur la terre ne devrait pouvoir retirer... Je veux, un jour, Dieu aidant, qu’un Français, voyageant en Europe, croie se trouver partout chez lui... Après ?...

RÉAL.

On s’est occupé de cette maison que le propriétaire, le sieur Gaillard, fourreur, refuse de vendre, malgré les offres du Domaine...

NAPOLÉON.

Ah ! oui, le bonhomme est entêté, à ce qu’il paraît... cette maison gêne beaucoup Fontaine, notre architecte...

RÉAL.

Oui, Sire, elle suspend les constructions du bâtiment destiné aux séances du Conseil d’État... Nous avons tous pensé qu’il fallait venir à bout de l’opiniâtreté de cet homme...

NAPOLÉON.

Mais, cet homme, est dans son droit... sa propriété est bien à lui, et, comme propriété, la boutique d’un marchand est sacrée autant que le palais d’un monarque... Je verrai ce... comment l’appelez-vous ?...

RÉAL.

Gaillard...

NAPOLÉON.

Gaillard, soit !... et, tenez, je reste ici aujourd’hui... qu’on aille le chercher ; peut-être nous entendrons-nous...

RÉAL.

Comment, Sire, vous voulez ?...

NAPOLÉON.

Oui, je veux essayer de la persuasion, car ici, la force et le pouvoir ne prouveraient que l’injustice... Réal, souvenez-vous de l’aventure du Meunier de Sens-Souci ; elle honore la mémoire du Grand Frédéric aussi bien que la victoire la plus célèbre... Envoyez chercher ce brave homme, et qu’on ne lui dise pas d’abord que c’est moi qui le demande !...

Le comte Réal sort et rentre un instant après.

Dubois ne vient pas !... j’aime mieux l’attendre ici que d’aller le questionner dans la chambre de l’Impératrice... s’il a des craintes, ce n’est pas là qu’il les exprimerait... Des craintes !... je crois qu’il en a !... oui... Mais je me trompe peut-être... allons !... allons !... on se fait un masque de sévérité, de rudesse même, pour bien jouer son rôle de souverain : on reste époux et père parle cœur !...

Le comte Réal et Dubois entrent.

Ah ! Dubois !... À demain, Réal, à demain !,...

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, DUBOIS

 

NAPOLÉON.

Eh bien ?...

DUBOIS.

Sire, cela va mieux...

NAPOLÉON.

Mieux !... je disais bien que vous aviez des craintes !...

DUBOIS.

Je n’en ai plus, Sire, et, à moins d’une crise inattendue...

NAPOLÉON.

Eh ! oui, vous ne pouvez répondre de rien, je le sais... si savant qu’on soit, on n’est pas prophète... À la grâce de Dieu, et puissions-nous bientôt faire retentir cent fois le canon des Invalides !... Faut-il que j’aille voir l’Impératrice ?...

DUBOIS.

Oui, Sire, votre présence lui donnera de la force et du courage, et je vous avertirai s’il faut vous éloigner...

NAPOLÉON.

Venez, Dubois ; les batailles !... ce n’est rien à côté des émotions de la famille !... venez !...

 

 

Scène V

 

DUROC, MATHIEU, puis GAILLARD

 

DUROC.

Vous dites qu’on est allé chercher cet homme par ordre de l’Empereur, et qu’il faut l’introduire ici ?...

MATHIEU.

Oui, monsieur le Grand-Maréchal, et j’ai pris la liberté de vous demander s’il fallait vous le présenter...

DUROC.

L’Empereur ne m’en a rien dit : il veut sans doute lui parler... qu’il entre, il attendra...

MATHIEU, ouvrant la porte.

Venez, Monsieur...

GAILLARD.

Monsieur, me voilà... Monsieur, je vous présente mes civilités très respectueuses...

Mathieu sort.

DUROC, à part.

Il me semble avoir déjà vu cet homme-là...

GAILLARD, l’examinant.

Si je ne m’abuse, et si mes souvenirs ne me sont pas infidèles, j’ai déjà eu l’honneur de me trouver en société avec Monsieur ?...

DUROC.

Oui, Monsieur, nous nous sommes rencontrés une fois...

GAILLARD.

Et j’aurais désiré, vivement désiré cultiver une connaissance personnellement flatteuse pour moi... mais, chacun a ses affaires, et on ne peut pas se rencontrer dans cette vaste capitale comme au sein d’un hameau champêtre... Puis-je savoir pourquoi je suis mandé au Palais Impérial ?...

DUROC.

Je l’ignore, Monsieur... C’est l’Empereur lui-même qui vous l’apprendra...

GAILLARD.

Sa Majesté l’Empereur et roi ?... Je ne vois pas... Ah !... il tient peut-être à me consulter sur quelque question commerciale ; je suis à ses ordres...

DUROC.

Le voici !...

NAPOLÉON.

Ah ! vous voilà, Duroc !... Tout va bien...

Regardant Gaillard.

Quel est cet homme ?...

GAILLARD.

Sire, je suis le nommé Darius Gaillard, fourreur, mandé au palais des Tuileries par un message spécial de Votre Majesté...

NAPOLÉON.

Bien !...

Il fait signe à Duroc de se retirer.

 

 

Scène VI

 

NAPOLÉON, GAILLARD

 

NAPOLÉON.

Voyons... je vous ai fait venir pour causer un instant avec vous...

GAILLARD.

Sire, tant qu’il vous plaira...

NAPOLÉON.

Vous êtes riche, n’est-ce pas ?...

GAILLARD.

Riche n’est pas l’expression tout-à-fait convenable... On a une épouse, des enfants, et cela coûte, cela coûte... Enfin, ce que je puis dire, c’est qu’il y a quelque aisance dans la maison Gaillard... Et, si par cas, il s’agissait entre nous de quelques opérations concernant la fourrure, il ne me serait pas impossible d’y participer...

NAPOLÉON.

Il s’agit, M. Gaillard, de cette maison, que vous ne voulez pas céder au domaine...

GAILLARD.

Ah ! Sire, c’est la maison patrimoniale ; depuis longues années, de père en fils, nous y cultivons l’art de la fourrure ; je ne pourrais me résoudre à transplanter ailleurs mon enseigne...

NAPOLÉON.

Mais, vous êtes dans l’aisance ; votre nom est connu dans le commerce...

GAILLARD.

Sire, vous me flattez...

NAPOLÉON.

Vous pouvez, sans inconvénient, vous établir un peu plus loin...

GAILLARD.

Pardon, Sire, pardon : Votre Majesté Impériale et Royale peut porter ses drapeaux d’une cité dans une autre, mais qui me dit que mon enseigne ; à la Panthère obéissante, ne sera pas obscurcie, éclipsée, si elle change de quartier ?...

NAPOLÉON.

Votre réputation la maintiendra...

GAILLARD.

C’est possible : je n’en disconviens pas...

NAPOLÉON.

Et puis, le domaine vous fait des offres assez belles...

GAILLARD.

Sans doute... mais les mines d’or de Golconde ne me feraient pas abandonner mon droit mon droit de citoyen propriétaire !...

NAPOLÉON.

Je ne puis pas blâmer de pareils sentiments...

GAILLARD.

Nous nous entendons... Pour en revenir au Domaine, il s’est conduit envers moi avec quelque légèreté... On en a appelé au Conseil d’État qui aurait pu m’entendre et discuter...

NAPOLÉON.

Enfin, M. Gaillard, nous sommes voisins, puisque votre maison se trouve sur remplacement où l’on veut construire, et qui appartient à la Couronne...

GAILLARD.

Sire, nous sommes voisins en effet, et je suis prêt à tout pour conserver des relations agréables... Si nous avions causé de nos affaires lors que nous nous rencontrâmes au café, tout serait peut-être aplani maintenant...

NAPOLÉON.

Il n’est jamais trop tard pour éviter des procès et en finir à l’amiable...

GAILLARD.

C’est vrai, Sire, je ne puis pas m’insurger contre cette sage maxime...

NAPOLÉON.

Et, si vous voulez, nous n’avons besoin ni d’arbitres, ni de tribunaux pour en finir... Voyons... combien vaut votre maison ?...

GAILLARD.

Je l’estime dans les environs de 80 000 francs...

NAPOLÉON.

On vous en offre 100 000...

GAILLARD.

C’est bien le chiffre de la proposition qui m’a été soumise...

NAPOLÉON.

Ainsi donc, 20 000 francs de bénéfice ; et, sans doute, vous n’avez pas de crainte quand au paiement ?... Mon nom vous paraît-il une assez bonne garantie ?...

GAILLARD.

Sire, je n’ai entendu personne dire le contraire, soit à la bourse, soit dans le commerce... La maison Impériale et Royale est tenue avec un ordre rassurant... Mais, je l’avoue, exiler mon enseigne dans une autre rue, c’est un sacrifice...

NAPOLÉON.

Que j’apprécie à sa valeur, M. Gaillard... mais ne ferez-vous rien pour un voisin, pour moi...

GAILLARD.

Je l’ai dit, je le proclame encore, je suis dévoué à Votre Majesté Impériale et Royale ; je déplore que quelques nuages passagers se soient élevés entre nous...

NAPOLÉON.

Eh bien ! il faut ramener la bonne harmonie par un arrangement qui dépend de vous... je ne puis rien, moi : vous êtes maître de la situation ; vous pouvez continuer la guerre ou faire la paix...

GAILLARD.

Sire, vous m’attendrissez ; je cède, mais à vous... c’est décidé, la panthère obéissante changera de territoire, et Dieu veuille que sa renommée n’en souffre pas !...

NAPOLÉON.

Rassurez-vous, M. Gaillard... Envoyez votre désistement, et lorsqu’il s’agira de quelques fournitures pour l’armée, venez me trouver, nous causerons ensemble.

GAILLARD.

Sire, je prendrai cette liberté ; nos rapports sont trop aimables pour que je n’en garde pas un souvenir plein d’agrément...

NAPOLÉON.

Allons, M. Gaillard, je suis obligé de vous quitter... au revoir !...

GAILLARD.

Oui, chacun ses occupations dans cette vie terrestre... aujourd’hui surtout, vos moments sont précieux ; je connais ces évènements de famille... Pardon... ayant peu l’habitude d’errer dans le palais, je craindrais de m’égarer...

NAPOLÉON.

Vous trouverez dans la pièce à côté quelqu’un qui vous reconduira...

GAILLARD.

Je vous rends grâces, et je vous présente toutes les civilités dont je suis capable...

NAPOLÉON.

Au revoir, M. Gaillard...

Une porte s’ouvre, Dubois entre, pâle, agité.

 

 

Scène VII

 

NAPOLÉON, DUBOIS, DUROC, CAULAINCOURT, MARÉCHAUX, GRANDS DIGNITAIRES

 

NAPOLÉON.

Eh bien ! Dubois, qu’ya-t-il, qu’avez-vous ?...

DUBOIS.

Sire, je ne sais... je ne puis plus répondre...

NAPOLÉON.

Le danger est survenu, n’est-ce pas ?...

DUBOIS.

Oui, Sire...

NAPOLÉON.

Est-il si grand que vous ne puissiez le surmonter ?...

DUBOIS.

Non, Sire, non, sans doute ; mais je ne suis pas dans une situation ordinaire... Le calme qu’il me faudrait m’abandonne, et je l’aurais gardé partout ailleurs... Mais, quoi !... Tout un peuple est dans l’attente, et je tremble sous ma responsabilité !...

NAPOLÉON.

Dubois, souvenez-vous de ceci : quoiqu’il advienne, je ne pourrai attaquer votre science et je ne songerai qu’a votre dévouement... Reprenez donc votre fermeté... oubliez que vous êtes aux Tuileries... Il n’y a plus d’Impératrice, il n’y a qu’une femme ; je ne suis plus Empereur ; je suis un homme, un père de famille, un bourgeois de Paris... Votre main... du courage, du sang-froid !... Venez !... venez !...

Il sort avec Dubois.

DUROC.

Partout le même, cl toujours grand !...

CAULAINCOURT.

Oui, aucun événement ne peut le prendre en défaut ; il est au niveau de tout, par le génie et par le cœur...

DUROC.

Sans lui, Dubois perdait la tête...

CAULAINCOURT.

Je le crois... Il disait bien... Tout un peuple est dans l’attente, et il s’agit d’une dynastie...

DUROC.

C’est maintenant qu’on pourra apprécier ce divorce auquel l’Empereur ne se décida que par une vaste pensée d’avenir...

CAULAINCOURT.

Messieurs, cette inquiétude qu’exprimait Dubois serait-elle donc justifiée ?...

Entr’ouvrant une porte.

Personne ne viendra donc nous dire... qui nous avertira ?...

Le canon se fait entendre.

TOUS.

Ah !...

Anxiété générale jusqu’au vingt-deuxième coup de canon : en ce moment, cris prolongés au dehors.

CAULAINCOURT.

C’est un prince !...

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, NAPOLÉON

 

NAPOLÉON.

Oui, Messieurs, c’est un fils qui m’est né, c’est le roi de Rome !...

TOUS.

Sire...

NAPOLÉON.

Que Paris, que la France apprennent la naissance de cet enfant qui vivra, qui grandira pour la patrie... Que cette nouvelle retentisse dans l’Europe !... Je suis heureux, Messieurs, bien heureux !...

TOUS.

Sire...

NAPOLÉON.

Ah ! c’est maintenant que je puis rêver l’avenir, car je suis père et j’aurai un héritier de mes desseins !... je ne bâtirai pas sur le sable... Je ne m’éteindrai pas comme ces souverains sans postérité qui, en mourant, lèguent à leur empire les tempêtes révolutionnaires !... Et puis, voyez vous, être père, c’est tout un monde d’émotions nouvelles, inconnues qui s’ouvre devant nous !... c’est obtenir ce que je n’avais pas, tout puissant que je fusse, ces douces joies de la famille qui vous reposent si bien !... Allons, Messieurs, voyons, que me demanderez-vous, que voulez-vous ; c’est un jour où je ne puis rien refuser ?...

CAULAINCOURT.

Sire, nous sommes heureux pour vous, pour la France... On ! cela nous suffit !...

NAPOLÉON.

Oui, je le sais... oui... Tenez !... il faut que cet évènement porte bonheur à tous les enfants qui seront nés le même jour que le roi de Rome, dans toute l’étendue de l’empire !... Ils pourront compter sur ma sollicitude !... Suivez-moi, Messieurs ; allons présenter mon fils au peuple et à l’armée !...

Ils sortent : un moment après, on entend au dehors des acclamations prolongées.

 

 

Dixième Tableau

 

La place du Parvis Notre-Dame. Le portail de Notre-Dame, dans le fond.

 

 

Scène première

 

GAILLARD, DURAND, HAILLOT, KRETTLY, SOLDATS, se promenant près de leurs faisceaux, PEUPLE

 

HAILLOT.

Allons ! bon !... encore des cérémonies !...

KRETTLY.

Eh ! bien, l’Empereur n’a pas le droit de faire baptiser son fils, à présent ?...

HAILLOT.

Il en a le droit puisque c’est l’usage et la coutume... mais cette manœuvre pourrait se combiner sans nous faire parader à travers des foules de bourgeois...

KRETTLY.

Tu voudrais donc qu’on n’en fît pas plus que pour l’enfant du plus simple particulier ?...

HAILLOT.

Ah ! je sais la chose ; c’est un monarque au berceau et à la nourrice !... À cette heure, on les fait rois en venant au monde... Quel grade aurait-il donc l’année qui vient ?...

KRETTLY.

Vois-tu, l’Empereur en a tant à donner de ces trônes et de ces couronnes, qu’il peut bien en passer une à son fils, sous forme d’amusement... Tu sais bien qu’il fait des rois à volonté : ça sera peut-être bien à ton tour un de ces matins...

HAILLOT.

Moi !... ça ne me flatterait aucunement ; je refuserais cette politesse...

GAILLARD.

Monsieur Durand, je vous réitère le conseil de me suivre...

DURAND.

Je ne vous quitte pas, monsieur Gaillard...

GAILLARD.

Mon opinion consciencieuse est que nous serons ici commodément placés pour voir défiler cet imposant cortège...

DURAND.

Je croyais, M. Gaillard, que vous deviez avoir un billet pour entrer dans une tribune.

GAILLARD.

J’y avais songé en effet, M. Durand ; mais, je n’ai pas voulu déranger Sa Majesté l’Empereur et roi au milieu des occupations de ce jour solennel...

DURAND.

Quel bonheur que Sa Majesté ait eu un fils !...

GAILLARD.

M. Durand, je partage l’ivresse générale ; mais il s’y mêle pour moi un sentiment de satisfaction particulière que j’attribue à mes relations amicales avec Sa Majesté l’Empereur et roi... M. Durand, saut erreur, j’aperçois là bas des braves qui appartiennent au régiment dont faisait partie le cousin de Mme Gaillard, lieutenant, chevalier de la Légion d’honneur, dernièrement décédé d’un coup de canon...

DURAND.

Ah ! oui...

GAILLARD.

Vous n’ignorez pas, M. Durand, que c’est par ma protection spéciale auprès de Sa Majesté que sa fille est entrée aux Demoiselles de la

Légion d’Honneur ?...

DURAND.

Oui, oui, M. Gaillard...

GAILLARD.

On a quelque crédita la cour !...

À Haillot.

Monsieur le grenadier, car si je ne m’abuse, vous portez ce titre... Monsieur le grenadier...

HAILLOT.

Après ?...

GAILLARD.

Pardon, si je vous adresse une question ; mais, nous sommes Français tous deux, et le citoyen peut demander un renseignement au guerrier...

HAILLOT.

Allez donc !...

GAILLARD.

Savez-vous, par vous mêmes ou par ouï-dire, si l’auguste cortège va bientôt arriver sur cette place où nous sommes ?...

HAILLOT.

Êtes vous sourd ?...

GAILLARD.

Je ne le pense pas...

HAILLOT.

Eh ! bien, ça sera quand, vous entendrez les tambours...

GAILLARD.

Je vous rends mille grâces... M. Durand, les tambours dont parle ce guerrier ne peuvent pas battre plus fort que mon cœur de français...

DURAND, riant.

Ah ! ah ! ah !...

GAILLARD.

M. Durand, je ne parle pas facétieusement !...

Roulement de tambours ; les soldais se mettent sous les armes ; la voiture de l’Empereur arrive, maréchaux, état-major, pages, piqueurs à cheval. Napoléon descend de voiture au milieu des acclamations, et le cortège en ire dans l’église Notre-Dame.

 

 

Onzième Tableau

 

À Saint-Denis. La maison des demoiselles de la Légion d’Honneur.

 

 

Scène première

 

LA DIRECTRICE, DEUX SOUS-MAÎTRESSES

 

LA DIRECTRICE.

Mesdemoiselles, n’avez-vous rien à ajouter aux notes du dernier trimestre ?...

PREMIÈRE SÔUS-MAÎTRESSE.

Non, Madame la directrice...

LA DIRECTRICE.

Il faut donc les envoyer au Grand-Chancelier, afin qu’elles soient transmises à l’Empereur avec la régularité ordinaire...

DEUXIÈME SOUS-MAÎTRESSE.

Il est singulier qu’au milieu de ses immenses travaux, il puisse s’occuper ainsi de tous les détails d’une maison d’éducation...

LA DIRECTRICE.

Sa sollicitude a toujours été la même pour les demoiselles de la Légion d’Honneur... Ici, à Saint-Denis, comme à Éconen, les élèves savent toutes quelle est sa vigilance et quel intérêt il leur porte... le Grand-Chancelier doit me remettre quatorze pages que l’Empereur a dictées sur le régime de cet établissement, pendant une campagne et le soir d’un jour où il avait remporté une victoire...

PREMIÈRE SOUS-MAÎTRESSE.

Les élèves s’attendent à une prochaine visite de Sa Majesté...

LA DIRECTRICE.

Et Dieu sait comme elles la désirent !... Il y en a bien qui craignent un peu lorsqu’il les interroge ; mais, elles se rassurent bientôt... Quant à ses visites, vous savez qu’il aime à nous surprendre...

On entend une cloche.

On sonne la récréation... Venez, Mesdemoiselles...

Cris au dehors ; les élèves arrivent bruyamment.

 

 

Scène II

 

LOUISE, CLARA, HORTENSE, ÉLÈVES

 

CLARA.

Non, Mesdemoiselles, il ne faut pas aller au jardin, il y fait trop froid...

HORTENSE.

Comme elle est frileuse !... La fille d’un colonel !...

CLARA.

C’est bon !... je n’ai jamais fait la guerre, moi !... Tenez ! voilà Louise qui cherche encore à être seule...

LOUISE.

Mais, non, je vous assure...

CLARA.

Oh ! nous savons bien ce qui l’occupe...

LOUISE.

Quoi donc ?...

CLARA.

Dame ! c’est que tu dois bientôt sortir de la maison de Saint-Denis, et il te tarde d’entrer dans le monde...

LOUISE.

Tu sais pourtant bien que je me suis toujours trouvée heureuse d’être ici...

CLARA.

Ah ! c’est une justice à te rendre... Tu es aimée fie toutes tes camarades, et la Directrice te cite comme un modèle... mais cela n’empêche pas qu’on tienne un peu à sortir de pension...

LOUISE.

Peut-être, lorsqu’on va vivre auprès d’un père, d’une mère... mais, moi, je suis orpheline...

CLARA.

Eh ! bien, ton oncle te mariera, ou plutôt l’Empereur...

LOUISE.

L’Empereur ! si son regard tombait sur moi, s’il daignait songer à mon avenir, à ma destinée, comme je lui obéirais aveuglément !...

CLARA.

Eh ! bien, mais tu l’aimes assez pour qu’il s’occupe un peu de toi !...

LOUISE.

Je l’aime et je l’admire,...

CLARA.

Et nous aussi... mais ton admiration pour lui, c’est de l’enthousiasme !...

LOUISE.

C’est vrai... Il serra dans ses mains les mains de mon père mourant sur le champ de bataille... Ses bienfaits allèrent chercher ma pauvre mère que j’ai perdue... et moi, il m’a fait recueillir dans cet asile... Il est si grand, d’ailleurs, plus grand que tous les hommes dont on nous fait étudier l’Histoire... Mais où donc est Pauline ?...

HORTENSE.

Ah ! oui, notre espiègle, notre enfant gâtée !...

CLARA.

Je suis sûre que son frère qui est page est beaucoup moins lutin !... Tenez !... La voici !...

 

 

Scène III

 

LOUISE, CLARA, HORTENSE, PAULINE, ÉLÈVES

 

HORTENSE, à Pauline.

D’où viens-tu ?...

PAULINE.

Je viens de porter plainte à Mme la Directrice, là !...

CLARA.

Pourquoi donc ?...

PAULINE.

Parce que le maître d’écriture m’a encore marqué deux mauvais points, par injustice !... Je le dirai à mon frère qui se battra avec lui, à l’épée !...

CLARA.

Oh ! un page, voilà qui est bien redoutable !...

PAULINE.

Oui, Mademoiselle !...

LOUISE.

Parle-t-il souvent à l’Empereur, ton frère ?...

PAULINE.

Certainement... à preuve qu’il lui tire tous les jours les oreilles, l’Empereur !... Dites-donc, Mesdemoiselles, l’Empereur nous a manqué de parole...

LOUISE.

Comment ?...

PAULINE

Tiens ! et les dragées, les bonbons, les gâteaux qu’il avait promis de nous envoyer !...

CLARA.

C’est vrai...

LOUISE.

Ce sera pour sa prochaine visite...

PAULINE.

Tu es bonne, toi ; ça aurait fait deux fois ; tandis que nous, nous aurons perdu une visite... Oui, Mademoiselle... Jouons !...

HORTENSE.

À quoi ?...

PAULINE.

Ça m’est égal, pourvu qu’on joue...

VOIX DIVERSES.

Pauline !... Pauline !...

PAULINE.

Qu’est-ce que c’est ?...

UNE ÉLÈVE.

Ton frère est ici... Ton frère vient d’arriver !...

PAULINE.

Ah ! quel bonheur !... Et où est-il ?...

L’ÉLÈVE.

Il était sur un joli petit cheval ; il a sauté à terre et puis il est entré chez Mme la Directrice...

CLARA.

Il porte sans doute quelque dépêche...

PAULINE.

Oui, Mademoiselle... peut-être bien une dépêche de l’Empereur !...

HORTENSE.

Oh ! que je voudrais qu’il vienne par ici !... il nous dirait ce que c’est...

PAULINE.

S’il ne vient pas, je le verrai toujours !...

CLARA.

Puisque nous sommes en récréation, on le laissera entrer...

PAULINE.

Le voilà !... Bonjour, Joseph !...

LE PAGE.

Bonjour, Pauline !...

 

 

Scène IV

 

LOUISE, CLARA, HORTENSE, PAULINE, ÉLÈVES, LE PAGE

 

LE PAGE.

Mesdemoiselles...

PAULINE.

Pourquoi es-tu venu à Saint-Denis, Joseph ?... Conte-nous ça...

CLARA.

Oui, nous voudrions savoir...

LE PAGE.

Ah ! comme vous êtes curieuses !... Je ne sais rien, moi... J’étais de service, on m’a donné l’ordre de porter une lettre à la Directrice de Saint-Denis ; je suis parti, voilà !... d’ailleurs, Mesdemoiselles, si j’étais chargé d’un message secret, je garderais le plus profond silence !... Dites donc, ça ne vous ennuie pas de vous amuser si tranquillement dans vos récréations ?...

CLARA.

Mais, nous allons ordinairement au jardin...

LE PAGE.

Oh ! si vous allez au jardin, c’est une autre affaire !...

PAULINE.

Et puis, quelquefois nous jouons la comédie ; nous jouons à la grande dame, comme dans le salon de la princesse Pauline Borghèse, ma marraine !...

LE PAGE.

Oh ! oh ! ça doit être drôle !...

PAULINE.

Oui, Mademoiselle !... Après ça, ça doit être plus amusant dans les pages... on dit qu’on y fait tant de niches...

LE PAGE.

Je crois bien... Tellement que nous sommes aux arrêts au moins une fois tous les quinze jours...

LOUISE.

Mais que dit votre gouverneur ?...

LE PAGE.

Il dit qu’il aimerait mieux commander quatre régiments...

PAULINE.

Oh ! que je voudrais être dans les pages, moi !...

LOUISE.

Et lorsque l’Empereur apprend toutes vos fredaines ?...

LE PAGE.

Ah dame ! c’est là le mauvais quart-d’heure... Il arrive, tout d’un coup, les mains derrière le dos, le chapeau sur les veux, et il nous dit à faire trembler... Puis, il s’en va, et nous attendons au lendemain pour recommencer...

On entend une cloche.

CLARA.

Tiens !...

LOUISE.

Pourquoi donc a-t-on sonné ?...

PAULINE.

La récréation n’est pas finie ; c’est une injustice !...

LE PAGE.

Il faut vous révolter ! je me mettrai à votre tête, je vous commanderai...

HORTENSE.

Voilà les autres révisions qui viennent par ici.

LOUISE.

Qu’y a-t-il donc ?...

PREMIÈRE SOUS-MAÎTRESSE, entrant.

Sa Majesté vient nous visiter...

PAULINE, au page.

Et tu n’en as rien dit ?...

LE PAGE.

Est-ce que je le savais, moi !...

TOUTES.

Vive l’Empereur !...

PREMIÈRE SOUS-MAÎTRESSE.

Silence, et mettez-vous en rang !...

Les élèves se rangent.

LA DIRECTRICE, entrant.

Mesdemoiselles, sa majesté l’Empereur !...

Silence général.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LA DIRECTRICE, SOUS-MAÎTRESSES, NAPOLÉON, OFFICIERS

 

NAPOLÉON, qui s’est arrêté et découvert.

Mesdemoiselles, je vous salue...

À la directrice.

Très bien, Madame : Je n’étais pas attendu, et, partout, j’ai trouvé l’ordre qui caractérise un établissement bien tenu... Voyons !...

Il passe dans les rangs des élèves.

Voilà une revue comme j’en passe rarement... Ces demoiselles ont une santé parfaite, et cette bonne mine que donne le travail... Y a-t-il des élèves à l’infirmerie, en ce moment ?...

LA DIRECTRICE.

Oui, Sire, quatre...

NAPOLÉON.

J’irai les voir...

Désignant Louise.

Voici une jeune personne qui sans doute approche de l’âge où l’on sort de Saint-Denis...

LA DIRECTRICE.

Oui, Sire, cette élève aura bientôt dix-huit ans, et la règle a fixé cet âge pour la sortie...

NAPOLÉON.

Votre nom, Mademoiselle ?...

LOUISE.

Louise Ébrard...

NAPOLÉON.

La fille du colonel Ébrard ?...

LOUISE.

Oui, Sire.

NAPOLÉON.

Un brave, un officier distingué, un homme qui m’aimait et que j’aimais beaucoup !... Oh ! je me souviens de lui !... Et votre mère ?...

LOUISE.

Sire... elle est morte !...

Elle pleure.

NAPOLÉON.

Ah ! pauvre enfant !... orpheline !... Pleurez, ne vous faites pas violence ; chacun respecte les larmes qui viennent du cœur !... je veillerai sur vous, c’est ma volonté, c’est mon devoir !...

À la Directrice.

C’est une bonne élève, n’est-ce pas ?...

LA DIRECTRICE.

Oui, Sire, une élève distinguée... Ses camarades l’aiment et l’estiment...

NAPOLÉON.

J’aime ce dernier mot ; c’est un bel éloge...

Bas.

Et son caractère ?...

LA DIRECTRICE.

Un peu enthousiaste !...

NAPOLÉON.

Ah !...

LA DIRECTRICE.

Mais, avec du bon sens !...

NAPOLÉON.

De l’instruction ?...

LA DIRECTRICE.

Beaucoup...

NAPOLÉON.

Mais, de cette instruction qui n’empêche pas qu’on soit femme de ménage ?...

LA DIRECTRICE.

Oui, Sire...

NAPOLÉON, haut.

Mademoiselle, pouvez-vous me dire à peu-près combien vous emploieriez d’aiguillées de fil pour faire une robe ?...

LOUISE.

Sire ; je n’en emploierais qu’une si je pouvais la prendre assez longue...

NAPOLÉON.

Très bien !... Tenez mon enfant, gardez ceci en souvenir de moi, et je vous promets que je ne vous oublierai pas !...

Il lui donne une chaîne d’or.

LOUISE.

Sire, je vous remercie...

Elle passe la chaîne à son cou.

Elle ne me quittera jamais !...

NAPOLÉON.

Mesdemoiselles, vous pouvez rompre vos rangs ; ma revue est terminée...

Les élèves rompent les rangs et se groupent autour de Napoléon. Désignant Pauline.

Ah ! ah ! voici quelqu’un qui me paraît bien égrillard... Et comment vous appelez-vous, ma petite dame ?...

PAULINE.

Sire, je m’appelle Pauline de Beaulieu...

NAPOLÉON.

Ah ! la sœur de ce respectable page que voilà !... Si vous lui ressemblez, vous devez donner quelque tourment à ces Dames... Travaillez-vous, étudiez-vous ?...

PAULINE.

Oui, Sire...

NAPOLÉON.

Voyons, où en sommes-nous de l’histoire de France ?...

PAULINE.

Au règne de Charlemagne...

NAPOLÉON.

Et qu’avez-vous remarqué dans l’histoire de ce grand homme ?...

PAULINE.

Ses conquêtes dans toute l’Europe... les ambassadeurs que lui envoya le Calife...

NAPOLÉON.

Et puis ?...

PAULINE.

Une visite qu’il fit aux écoles qu’il avait fondées...

NAPOLÉON.

Et que se passa-t-il dans cette visite si mémorable ?...

PAULINE.

Il accorda un jour entier de congé, et, quand il fut rentré dans son palais, il n’oublia pas ce qu’il avait promis...

NAPOLÉON.

Quoi donc ?...

PAULINE.

D’envoyer des sucreries de chez un célèbre confiseur...

NAPOLÉON.

Ah ! décidément, c’était un grand homme, et Mlle Pauline trouve dans son histoire des exemples que nous devons suivre !...

Il fait signe à un aide-de-camp qui sort et rentre immédiatement, avec des domestiques qui apportent des corbeilles remplies de gâteaux et de bonbons. À Pauline.

Vous voyez, Mademoiselle, que je cherche à imiter Charlemagne !...

Les élèves se jettent sur les corbeilles ; Napoléon regarde en souriant cette sorte de pillage ; puis, il s’éloigne. En sortant, il laisse tomber son mouchoir. Une élève le ramasse et veut le garder : les autres accourent ; elles déchirent le mouchoir, s’en partagent les morceaux, et sortent en criant : Vive l’Empereur !...

 

 

Douzième Tableau

 

À Dresde. Le théâtre représente une partie du pont de l’Elbe, où la garde Impériale repousse plusieurs fois les masses des armées russe et prussienne qui se jetaient sur la ville. Au lever du rideau, une partie de l’armée française occupe et la tête du pont et les rives du fleuve. L’action n’est point encore commencée ; des généraux, des officiers, des soldats forment plusieurs groupes dans lesquels on paraît s’entretenir des évènements qui se préparent.

 

 

Scène première

 

BAILLOT, KRETTLY, GERMAIN, OFFICIERS, SOLDATS

 

GERMAIN.

Eh bien ! père Maillot, voilà la ville de Dresde qui va entendre un roulement un peu soigné...

HAILLOT.

Oui, si ça les amuse, les bourgeois auront de la musique suffisamment...

KRETTLY.

Il paraît que l’Empereur va sortir de la ville et passer par ici avec ce brave homme de roi de Saxe...

GERMAIN.

C’est à fin de voir arriver ce tas de Russes, de Prussiens et d’Autrichiens qui viennent à la contredanse... Eh ! père Haillot, ça va nous chauffer les doigts qui étaient un peu engourdis dans cette guerre de Russie...

HAILLOT.

Bah ! l’été a passé par là-dessus... D’ailleurs et en définitive puisqu’on nous promène de droite et de gauche, en largeur et en longueur, partout et ailleurs, ça ira par ici comme le diable voudra !...

Bruit de tambours : les soldats reprennent leurs rangs. Napoléon paraît ayant à côté de lui le roi de Saxe, et entouré de son état-major. Le cortège traverse le pont.

NAPOLÉON, au roi de Saxe.

Sire, j’ai voulu laisser nos ennemis communs s’avancer jusqu’ici... Je veux les vaincre sous les murs de votre capitale... Dans les revers comme dans les succès, vous m’avez toujours été fidèle ; votre loyale amitié nous honore, vous et moi ; c’est par une nouvelle victoire que nous allons la cimenter...

À l’état-major.

Messieurs, chacun à son poste !...

Des Officiers partent dans diverses directions. La bataille s’engage aux bords du fleuve, sur le pont, partout. Victoire de l’armée Française.

 

 

ACTE III

 

 

Treizième Tableau

 

Une ferme en Champagne.

 

 

Scène première

 

HAILLOT, assis près de la cheminée, JÉRÔME, puis JACQUELINE

 

JÉRÔME.

Voilà encore des soldais qui entrent dans le village, à ce qu’il paraît...

HAILLOT.

Oh ! il en viendra suffisamment...

JÉRÔME.

Est-ce que vous croyez, M. Haillot, qu’on va se battre bientôt, de nouveau ?...

HAILLOT.

J’en ai quelque idée... Pourquoi ?...

JÉRÔME.

Parce que nous sommes une trentaine dans le village qui avons tiré quelques coups de fusil autour de Montmirail ; et nous voudrions recommencer, tout paysans que nous sommes...

HAILLOT.

Ce n’est pas de refus... Puisque les Russes, les Prussiens, les Autrichiens et autres Cosaques, se gobergent dans notre boutique, c’est naturel de taper dessus, dans tous les coins et recoins...

JÉRÔME.

Savez-vous qu’ils se sont diablement avancés ?...

HAILLOT.

Assez comme ça... Ils n’ont pas fait une étape de cette longueur, dans le temps, en 91 ?... Mais, bah ! on a voulu tout changer !...

JACQUELINE, entrant.

Ah ! ah ! M. Haillot, j’en apporte un peu de tabac, et du bon !...

HAILLOT.

Ça me va... je fumerai une pipe...

JACQUELINE.

Tenez !... je suis allée tout exprès au fin fond du village pour vous apporter ça... Et je suis bien sûre que notre maîtresse, Mme Thibaut, ne grondera pas ; elle aime que les militaires, qui sont logés ici s’y trouvent bien et contents...

HAILLOT.

Il n’y a rien à contrôler relativement au bivouac...

JÉRÔME.

Ah ! voici la mère Thibaut...

 

 

Scène II

 

HAILLOT, JÉRÔME, JACQUELINE, LA MÈRE THIBAUT

 

LA MÈRE THIBAUT.

Bonjour, mes enfants, bonjour... Tu n’es donc pas aux champs, Jérôme ?...

JÉRÔME.

Oh ! ma foi, mère Thibaut, c’est le moment de laisser un peu l’ouvrage de côté... Tout le pays est plein de troupes ; l’Empereur n’est pas loin, et on dit qu’il va y avoir encore des coups de canon... Tout ça fait qu’on n’a pas l’idée à soigner les choux et les carottes...

LA MÈRE THIBAUT.

Il n’y avait pas de lettre, à la poste, Jacqueline ?...

JACQUELINE.

Non...

LA MÈRE THIBAUT.

Allons, c’est bien cruel pour une mère, de ne plus savoir où est son fils... Mon pauvre Julien ! dire qu’il vient tant de militaires par ici, et qu’il ne viendra pas, lui !...

JÉRÔME.

Faudra voir, mère Thibaut, faudra voir !...

LA MÈRE THIBAUT.

Ah ! mon Dieu, je n’ai pas cette espérance... Personne ne m’en donne des nouvelles... Voilà M. Haillot qui ne sait même pas où est le régiment de Julien...

HAILLOT.

La cavalerie, voyez-vous, je ne la fréquente pas, et votre petit-fils y est inclus en qualité de maréchal-des-logis, à ce que vous m’avez dit... le jeune homme reviendra... Me voilà, moi, et je puis dire que j’en ait fait de ces étapes...

LA MÈRE THIBAUT.

C’est que je suis trop vieille pour l’attendre encore longtemps...

JACQUELINE.

Laissez-donc, Mme Thibaut, vous êtes faite pour vivre jusqu’à cent ans... D’ailleurs, on dit que l’Empereur arrêtera la guerre un de ces jours, et même qu’il passera par ici...

LA MÈRE THIBAUT.

L’Empereur !... je voudrais le voir !... Vous l’avez vu, sans doute, M. Haillot ?...

HAILLOT.

Comme je vous vois, et souvent, dans les temps surtout, avant qu’il ait autour de lui une troupe de particuliers tout cousus d’or et de diamants des pays étrangers... Enfin !...

JACQUELINE.

Voilà un cavalier qui s’arrête à la porte de la ferme... Tiens ! j’ai l’idée que c’est le même qui était un ami à vous, M. Haillot, et qui a resté deux jours ici...

 

 

Scène III

 

HAILLOT, JÉRÔME, JACQUELINE, LA MÈRE THIBAUT, KRETTLY

 

KRETTLY.

Bonjour, mère Thibaut...

LA MÈRE THIBAUT.

Eh ! c’est M. Krettly...

KRETTLY.

Moi-même... Ça va-t-il ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Pas trop mal, grâce à Dieu !...

KRETTLY, à Haillot.

Te voilà, toi ?... Tu prends tes invalides dans la cheminée ?...

HAILLOT.

On ne sait pas où on les prendra en définitive... Pour le quart-d’heure, je suis de planton avec les bâches... Reviens-tu te cantonner par ici ?...

KRETTLY.

Oh ! pas pour longtemps... Je cours à droite et à gauche, pour porter des ordres de l’état-major, et voici pourquoi je fais une visite à la mère Thibaut... Un officier général qui se trouve dans les environs, m’a demandé si je connaissais une maison tranquille, où il pourrait se retirer quelques instants, pour je ne sais quelle affaire... J’ai indiqué votre ferme, Mme Thibaut, si ça ne vous dérange pas...

LA MÈRE THIBAUT.

Vous êtes bien le maître, M. Krettly ; nous sommes tous à votre service...

KRETTLY.

Bien obligé... Alors, affaire conclue...

HAILLOT.

Tiens, te voilà dans les mystères et les emblèmes, à présent ?...

KRETTLY.

Non, et si tu veux venir avec moi, tu en sauras davantage... Viens me tenir compagnie devant la porte... Il faut que j’attende le général...

HAILLOT.

Soit !... Autant fumer sa pipe parla que de rester les pattes dans les cendres...

JÉRÔME.

Faut que j’aille voir si les camarades arrivent...

 

 

Scène IV

 

LA MÈRE THIBAUT, JACQUELINE, puis NAPOLÉON, puis JÉRÔME

 

JACQUELINE.

Je suis bien aise que M. Krettly soit revenu, moi... C’est un bon enfant et gai comme un pinson...

LA MÈRE THIBAUT.

Dis donc, Jacqueline, s’il veut, le général, on lui donnera la chambre de mon fils...

JACQUELINE.

Par Dieu ! et il n’y sera pas mal ; cette chambre est gentille et soignée, comme si M. Julien était encore ici... Voilà des cavaliers qui arrivent au galop... Ils s’arrêtent devant la ferme...

LA MÈRE THIBAUT.

C’est sans doute ce général qui arrive...

NAPOLÉON, entrant et se retournant sur la porte.

C’est bien ; qu’on m’attende-là... Bonjour, Madame...

LA MÈRE THIBAUT.

Votre servante, Monsieur...

NAPOLÉON.

Ne vous dérangez pas restez... J’attends quelqu’un, et, jusqu’à ce qu’il arrive, je n’ai pas besoin d’être seul...

À Jacqueline, qui lui donne une chaise.

Merci !...

Il s’assied près de la cheminée. À part.

Voyons ce que Caulaincourt me dira du congrès de Châtillon... Je veux le voir, à l’abri des curieux ; il faut que ces négociations restent secrètes, et que le premier venu ne se crois pas en droit de les raisonner...

JÉRÔME, entrant.

Eh ! dites donc, il paraît que le père Pascal en récolte des camarades pour aller battre le gibier... En voilà un garde-champêtre qui est crânement patriote !...

À Napoléon.

Excusez-moi, Monsieur ; j’ai idée que j’ai laissé mes sabots dans un coin de la cheminée...

NAPOLÉON.

Voyez, mon garçon, voyez...

JÉRÔME.

Non... Ils n’y sont pas... je les retrouverai plus tard...

Il regarde Napoléon.

Ah ! Dieu de Dieu !...

Bas

Mme Thibaut, Jacqueline !...

LA MÈRE THIUAUT et JACQUELINE.

Eh bien ?

JÉRÔME.

Vous ne savez donc pas qui est-ce qui est là, dans votre cheminée ?...

LA MÈRE THIBAUT.

C’est un général...

JÉRÔME.

Merci, un général !... c’est l’Empereur !...

LA MÈRE THIBAUT.

L’Empereur !...

JÉRÔME.

Le véritable Empereur !... Je l’ai vu d’assez près, à Montmirail pour le reconnaître à toujours...

JACQUELINE.

Est-il bien possible !...

NAPOLÉON.

Qu’y a-t-il ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Ah ! pardon, Sire, bien des pardons ! Nous ne savions pas... c’est Jérôme qui vient de nous dire...

NAPOLÉON.

Eh bien ! oui, ma bonne femme ; je suis l’Empereur... Remettez-vous ; asseyez-vous !... Cette ferme vous appartient ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Oui, oui, Sire...

NAPOLÉON.

Vous la faites valoir vous-même ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Non pas, Sire, je suis trop vieille pour cela... mais, j’ai de braves garçons en qui j’ai confiance...

NAPOLÉON, à Jérôme.

Pourquoi n’êtes-vous pas à travailler, vous ?...

JÉRÔME.

Oh ! le travail pour le moment c’est de faire la chasse aux Cosaques, et j’attends des camarades pour cela...

NAPOLÉON, à part.

Ah ! le peuple est toujours là quant il s’agit de se lever pour la patrie !... Le peuple pauvre et dévoué !...

JACQUELINE, bas à Jérôme.

Je voudrais-t-y vous avoir mis là le beau fauteuil qui est dans la chambre à M. Julien !...

JÉRÔME.

Oh ! ça lui est bien égal, va !...

NAPOLÉON, à la mère Thibaut.

Avez-vous des enfants ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Sire, j’ai un petit-fils qui est à l’armée...

NAPOLÉON.

Ah !... Comment l’appelez-vous ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Julien Thibaut... Il est maréchal-des-logis dans le 6e de chasseurs...

NAPOLÉON.

Y a-t-il longtemps qu’il est au service ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Il y a cinq ans qu’il est parti comme volontaire, et en voilà bien trois qu’il n’est venu par ici...

NAPOLÉON.

Vous voudriez bien le revoir, n’est-ce pas ?...

LA MÈRE THIBAUT.

Ah ! si le bon Dieu me faisait cette grâce ; quand je ne le verrais qu’une fois avant de mourir !...

Elle laisse tomber sa quenouille qu’elle tenait dans ses mains : Napoléon la ramasse et la lui rend.

Ah ! pardon et excuse, Sire !... quand je parle de ce pauvre Julien, je suis si tremblante que je ne puis rien tenir dans les mains...

NAPOLÉON.

Vous le reverrez, bonne mère, vous le reverrez...

LA MÈRE THIBAUT.

Sans vous commander, est-ce que la guerre finira bientôt ?...

NAPOLÉON.

Je l’espère... mais, cela ne dépend pas de moi seul...

LA MÈRE THIBAUT.

Nous le pensons bien, Sire... vous faites toujours pour le mieux !...

NAPOLÉON, à part.

Résignée, malgré ses souffrances maternelles ; et ceux que j’ai comblés de biens et d’honneurs, m’accusent et songent peut-être à m’abandonner !...

PASCAL, au dehors.

Eh ! Jérôme, Jérôme !...

Jérôme ouvre la porte.

 

 

Scène V

 

LA MÈRE THIBAUT, JACQUELINE, NAPOLÉON, JÉRÔME, PASCAL, PAYSANS

 

PASCAL.

Nous voilà, d’aplomb, équipés, armés !... Et toi Jérôme ?...

JÉRÔME, désignant Napoléon.

Si vous saviez, père Pascal !...

PASCAL.

L’Empereur !...

LES PAYSANS.

L’Empereur !...

Pascal se pose en présentant les armes.

NAPOLÉON.

Un vieux soldat !...

PASCAL.

J’en étais déjà avant 89, mon Empereur... Depuis lors, Italie, Égypte, Espagne Allemagne !... mis de côté par un biscayen dans la jambe gauche... Garde-champêtre, toujours pour vous servir !... Pascal de mon nom !...

NAPOLÉON.

Et tu m’as bien reconnu !...

PASCAL.

Aurait fallu pour lors que je n’aye plus de regard !... Je vous ai vu trop souvent, jadis !...

NAPOLÉON.

Moi aussi, je t’ai vu...

PASCAL.

Ah bah !... vous vous en souvenez ?...

NAPOLÉON.

Oui... je t’ai vu à Marengo ; tu tenais le sabre de Desaix qu’on avait détaché de sa ceinture...

PASCAL.

C’est, ma foi, vrai...

NAPOLÉON

À Borodino... tu soutenais dans tes bras Belliard frappé d’une balle...

PASCAL.

C’est juste...

NAPOLÉON.

Et ailleurs encore...

JACQUELINE, à part.

A-t-il du bonheur, ce père Pascal, a-t-il du bonheur !...

PASCAL.

C’est fini... Ah ! mon Empereur, je puis aller rejoindre les anciens, dans l’autre monde...

NAPOLÉON.

Et que veux-tu faire avec ces garçons-là ?...

PASCAL.

Je veux faire la chasse, la chasse aux Cosaques...

NAPOLÉON.

Ah !...

PASCAL.

Nous connaissons le pays... faut les traquer comme des loups, dans les bois, à droite, à gauche, partout !...

NAPOLÉON.

Oui, c’est bien !... Il ne faut pas qu’ils entrent en France comme nous sommes entrés dans leur pays...

PASCAL.

Voici autre chose pour le moment, mon Empereur... Vous avez une escorte qui n’est pas trop suffisante, si je m’abuse...

NAPOLÉON.

Sois tranquille, j’ai assez de monde avec moi...

PASCAL.

Possible, mais, j’ai mon idée ; nous allons nous mettre en faction aux alentours...

NAPOLÉON.

C’est inutile...

PASCAL.

Pour vous faire honneur, Sire...

NAPOLÉON.

Alors, je le veux bien...

PASCAL.

Et s’il y avait une échauffourée, avant qu’on arrive jusqu’ici, on verrait un grabuge assez ronflant...

La porte s’ouvre : Caulaincourt entre.

NAPOLÉON.

Caulaincourt !...

PASCAL.

En route les amis !...

NAPOLÉON.

Au revoir...

LA MÈRE THIBAULT.

Sire, je serai là, tout près... Tout ce que vous voudrez... Mon Dieu ! c’est trop d’honneur pour moi que vous soyez entré dans ma ferme...

NAPOLÉON.

Merci, bonne femme !...

JAQUELINE.

Dites donc, Jérôme ; cette fameuse redingote grise !... Eh bien ! je parie qu’elle n’est pas plus fine que la houppelande de M. l’adjoint !...

JÉRÔME.

C’est, pardine, vrai ; mais, il n’est pas fin !...

 

 

Scène VI

 

NAPOLÉON, CAULAINCOURT

 

NAPOLÉON.

Eh bien ?...

CAULAINCOURT.

Sire, je suis venu en toute hâte de Châtillon, et me voilà prêt à y retourner... J’ai donné aux membres du congrès un prétexte plausible de mon absence...

NAPOLÉON.

Et moi, j’ai voulu vous voir en secret... Maintenant, mes moindres démarches sont épiées, interprétées, on les commente, et les esprits mal intentionnés pourraient en tirer parti... On a les yeux ouverts sur ces négociations auxquelles vous prenez part... Si elles tournent bien, tant mieux, si elles échouent, je ne veux pas qu’on s’en serve pour juger ma conduite... On dirait, en vérité, que ma puissance s’ébranle, puisqu’on ose y porter un regard investigateur... Où en sommes-nous ?...

CAULAINCOURT.

Sire, les alliés ne veillent entendre à aucune concession...

NAPOLÉON,

Comment !... se croient-ils donc déjà maîtres de Paris ?...

CAULAINCOURT.

Ils espèrent y entrer...

NAPOLÉON.

Comme on entre dans un volcan, n’est-ce pas ?... ainsi donc, ils ne renoncent pas aux conditions humiliantes qu’ils osaient me proposer ?...

CAULAINCOURT.

Non, Sire.

NAPOLÉON.

Je me fie à vous pour être assuré que vous avez tenu un langage digne de la France, digne de vous, digne de moi !...

CAULAINCOURT.

Oui, Sire, c’est le langage que j’ai tenu...

NAPOLÉON.

Et ils veulent que je fasse rentrer dans ses limites de 89 cet Empire qui s’est étendu des bords du Tibre aux rivages du Zuiderzee !...

CAULAINCOURT.

Oui, Sire...

NAPOLÉON.

Mais, c’est me proposer une lâcheté, une infamie !... Comment ! j’ai hérité de la France républicaine ; j’ai agrandi son territoire, et j’irais aujourd’hui consentir à ce qu’on attente à sa grandeur !... Je laisserais mettre toutes nos victoires, toutes nos conquêtes de vingt-cinq ans dans un des bassins de la balance, et je les verrai enlever par l’épée de ses ennemis accoutumés à la défaite, habitués à trembler devant nous !... Ce n’est pas un Russe, ce n’est pas un Anglais qui disait jadis : Malheur aux vaincus !...

CAULAINCOURT.

Sire, cette campagne de France vous l’avez illustrée par des prodiges de génie... Brienne, Craonne, Montmirail, sont des noms qui ne périront pas... Vous pouvez tout sauver... Mais, les souverains alliés foulent le sol de la patrie, ils avancent vers la capitale ; c’est à la frontière qu’il fallait les arrêter, ou bien, la frontière franchie, la terre de la patrie devait les engloutir... Je ne comprends que trop leurs espérances...

NAPOLÉON.

Nous reculons, il est vrai de victoire en victoire... Je rassemblerai les corps épars de l’armée, je frapperai un coup décisif, terrible... Je déchaînerai le peuple, s’il le faut, et je le jetterai sur l’étranger avec sa fougue de 91... Je dirai à ceux que trop de prospérité a rendus timides : retirez-vous ! ne vous mettez pas entre le peuple et moi ! C’est dans le peuple qu’est le dévouement !... Je frapperai la terre du pied, et il en sortira des bataillons... Retournez au congrès, Caulaincourt : dites-leur bien que la France gardera ses limites ou que je mourrai à la peine...

CAULAINCOURT.

C’est votre dernier mot, Sire ?...

NAPOLÉON.

Mieux que cela, c’est ma volonté, c’est mon devoir, c’est mon point d’honneur !...

CAULAINCOURT.

Ça n’est pas moi qui blâmerai votre généreuse détermination...

NAPOLÉON.

À bientôt... Dites qu’on m’apporte la carte du pays ; elle est entre les mains de l’officier d’escorte... Votre main, Caulaincourt...

CAULAINCOURT.

Sire...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

NAPOLÉON, puis KRETTLY

 

NAPOLÉON.

Voyons... plus que jamais, il faut de l’activité dans la pensée, de la promptitude dans l’exécution...

Krettly entre, portant une carte.

Là, sur cette table... Krettly !...

KRETTLY.

Mon Empereur...

NAPOLÉON.

Nous allons bientôt nous remettre en route...

KRETTLY.

Très bien, mon Empereur, surtout si c’est pour une bataille...

NAPOLÉON.

Tu n’es donc pas fatigué de te battre ?...

KRETTLY.

Jamais...

NAPOLÉON.

Va !...

Krettly, sort.

Où les attaquer, où les vaincre à présent ?... Ah ! si je pouvais frapper un grand coup, si je pouvais les tenir tous en présence de mon armée réunie !... C’est maintenant une guerre de détails ; oui, je les harcèle, je les inquiète, je trouble quelquefois l’ensemble de leurs mouvements : Voilà tout...

Regardant la carte.

Et il n’y a pas moyen de fixer, là, sur cet échiquier, un point où jouer la partie décisive ! Je n’aurai donc pas une de ces grandes journées où s’accomplit le sort des peuples et des rois !... Ces luttes extrêmes où rien ne reste incomplet... Austerlitz, Wagram, Marengo !... Allons... je les attaquerai, là, à Montereau ; je les battrai encore, et puis, je... je verrai ce que m’inspirera le moment, car le moment ne peut tarder où la fatalité prononcera !...

Il se penche de nouveau sur la carte, absorbé dans ses réflexions. Julien ouvre une porte et entre.

 

 

Scène VIII

 

NAPOLÉON, JULIEN

 

JULIEN.

J’étais bien sûr d’arriver jusqu’ici, sans être tu de personne, et... Eh ! mon Dieu ! L’Empereur !...

NAPOLÉON.

Qu’est-ce donc ?... qui êtes-vous ?... que voulez-vous, que venez-vous faire ici ?...

JULIEN.

Pardon, Sire, je ne savais pas, moi... Je voulais les surprendre tous, à la ferme, et je suis entré par cette porte... je...

NAPOLÉON.

Où est votre régiment...

JULIEN.

À deux lieues d’ici... je le rejoindrai tout de suite, Sire, on ne saura même pas que je me suis éloigné... je n’ai pu résister au désir de la voir... Il y a si longtemps que je ne l’ai vue...

NAPOLÉON.

Qu’est-ce que cela signifie ?... Vous quittez votre régiment ; vous commettez une faute grave ; pourquoi ?... Je veux le savoir, parlez, mais parlez donc !...

LA MÈRE THIBAUT, entrant.

Julien, mon enfant !...

JULIEN.

Ma mère !...

NAPOLÉON.

Ah !...

 

 

Scène IX

 

NAPOLÉON, JULIEN, LA MÈRE THIBAUT, puis JACQUELINE, KRETTLY, HAILLOT, PASCAL, JÉRÔME

 

LA MÈRE THIBAUT.

Ne le grondez pas, Sire, vous êtes bon !... Il a voulu me revoir, un moment, sans doute... II est venu, là... Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...

NAPOLÉON, à Julien.

Embrassez-là donc cette bonne mère !...

Soutenant la mère Thibaut.

Là !... asseyez-vous, calmez-vous !...

LA MÈRE THIBAUT.

Mon pauvre Julien !... Sire, cela m’a porté bonheur que vous soyez entré dans la ferme !... Jacqueline, Jérôme, regardez donc, voilà Julien !...

NAPOLÉON, à Krettly.

Que l’escorte se tienne prête...

KRETTLY.

Oui, mon Empereur...

NAPOLÉON, à Julien.

Jeune homme, si vous rejoignez votre régiment avec le grade que vous aviez quand vous l’avez quitté, vous serez mis à la garde du camp : rentrez-y comme lieutenant !...

JULIEN.

Ah ! Sire...

PASCAL.

Voilà, mon Empereur... Nous avons fait le guet par-ci, par-là... À cette heure, nous allons voir à vous suivre avec votre escorte...

NAPOLÉON.

Ah ! vous voulez m’accompagner un peu ?...

PASCAL.

C’est notre idée...

NAPOLÉON.

Partons !...

À la mère Thibaut.

Adieu, bonne femme, adieu !...

LA MÈRE THIBAUT.

Que le bon Dieu vous garde, Sire !...

Tout le monde sort en criant : Vive l’Empereur !...

 

 

Quatorzième Tableau

 

À la cour de France, sur la route de Paris. Il fait nuit. Les habitants se tiennent les uns aux fenêtres, les autres, devant les portes des maisons ; plusieurs portent des lanternes.

 

 

Scène première

 

BEAUDOIN, MADELEINE, PAYSANS, PAYSANNES

 

MADELEINE.

Dites donc, père Beaudoin, il me semblait tout à l’heure que j’entendais encore le canon...

BEAUDOIN.

C’est bien possible que ça recommence... Pourtant les soldats qui sont passés nous ont dit que c’était fini pour le moment...

MADELEINE.

En passe-t-il de ces pauvres soldats, que ça fait pitié de les voir tout fatigués, tout tristes...

BEAUDOIN.

Dame ! c’est qu’il paraît qu’on s’est rudement battu à l’entour de Paris... En voilà d’autres qui arrivent...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, SOLDATS de diverses armes

 

UN DRAGON.

Eh ! vous autres, comment appelez-vous cet endroit ?...

BEAUDOIN.

La Cour de France...

UN HUSSARD.

Il y a encore loin d’ici à Fontainebleau ?...

BEAUDOIN.

Oh ! oui, il y a du chemin...

LE DRAGON.

Est-il passé beaucoup de camarades ?...

BEAUDOIN.

À toutes minutes, quoi !... Sans vous commander, est-ce qu’on se bat encore ?...

LE DRAGON.

Nous n’en savons rien, mais on se rebattra...

Ah ! triple tonnerre, il faudra que les Cosaques nous payent ces étapes forcées !... C’est dur pour un cavalier de marcher à pied si longtemps... Obligez-moi d’un verre d’eau, brave homme ; j’ai une soif de diable d’enfer !...

MADELEINE.

Comment, un verre d’eau !... on a du vin à votre service, et je vas en chercher à la maison...

BEAUDOIN.

Du tout, ça me regarde !...

On apporte du vin, on en donne aux soldats.

MADELEINE.

Il paraîtrait que l’Empereur est à Fontainebleau ?...

LE DRAGON.

C’est bien pour ça que nous y allons !... Il faut qu’il nous ramasse tous, et qu’on fasse un tremblement général !... Merci, les amis, et au revoir !...

LES PAYSANS.

Bonne chance... Bon voyage !...

Les soldats s’éloignent.

MADELEINE.

Si ces gueux de Cosaques viennent par ici, ils vont tout dévorer !...

BEAUDOIN.

L’Empereur a son idée : s’il les a amorcés jusqu’à Paris, c’est pour qu’il n’en réchappe pas un seul...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, HAILLOT, SOLDATS

 

UN SOLDAT.

Dis donc, Haillot, il y a là des jeunes lapins qui n’ont pas de chevrons, et qui sont tendres comme des enfants en sevrage...

HAILLOT.

Eh ! bien ?...

LE SOLDAT.

Il serait juste d’arrêter la marche une minute...

HAILLOT.

Soit !...

BEAUDOIN.

Ça va-t-il un peu mieux du côté de Paris ?...

HAILLOT.

Ça va comme ça devait aller... Les bourgeois pourront se régaler de voir des kalmokls et autres bestiaux, sans payer pour entrer dans la baraque...

BEAUDOIN.

Voilà une voiture qui arrive grand train du côté de Fontainebleau...

MADELEINE.

Oui, et il y a des cavaliers...

La voiture de voyage de Napoléon arrive rapidement, précédée de cavaliers portant des torches, et entourée de Guides. L’aspect de cette voiture et de l’escorte, annoncent une marche longue et forcée.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, NAPOLÉON, CAULAINCOURT, KRETTLY

 

NAPOLÉON, descendant de voiture.

Mais pourquoi donc tous ces soldats dont la route est couverte ?... C’est du désordre... D’où viennent-ils, où vont-ils ?...

CAULAINCOURT.

Sire, jusqu’à présent nous n’apprenons que des nouvelles contradictoires...

NAPOLÉON, à Haillot.

Voyons, toi, tu es un ancien, tu n’as pas la tête troublée : que s’est-il passé ?...

HAILLOT.

On s’est battu autour de Paris...

NAPOLÉON.

Et l’ennemi, où est-il maintenant ?...

HAILLOT.

Il était à la barrière, ni plus ni moins, quand notre division a pris la route ici présente...

NAPOLÉON.

Mais, on a donc pas fait résistance, on a fui, on a déserté !...

HAILLOT.

Eh ! non ; mais il paraît que les chefs emplumés se sont mis à griffonner une complainte de je n’en veux plus, et ça n’a pas manqué d’amortir le feu !... Voilà la chose de les avoir galonnés d’or depuis les pattes jusqu’à la perruque...

NAPOLÉON.

Tout cela est un rêve, rien de tout cela ne peut être vrai !... L’armée couvrait Paris, l’armée défend encore la capitale !... Qu’est-ce que ce bruit que j’entends ?...

CAULAINCOURT.

Sire, c’est un corps de cavalerie !...

HAILLOT.

Et ça doit être la cavalerie du maréchal qui nous commandait...

NAPOLÉON.

C’est impossible !...

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, UN MARÉCHAL, CAVALIERS, SOLDATS de diverses armes

 

LES SOLDATS.

L’Empereur !... c’est l’Empereur !... vive l’Empereur !...

NAPOLÉON.

Oui, mes enfants, oui, c’est moi... Que veut dire ceci ? pourquoi êtes-vous ici avec votre cavalerie ?...

LE MARÉCHAL.

Sire, par suite d’une convention qu’on m’a signifiée et d’après laquelle je dois me rendre à Fontainebleau...

NAPOLÉON.

Une convention ! qui l’a conclue ?...

LE MARÉCHAL.

Sire, je ne saurais le dire...

NAPOLÉON.

Où sont les ennemis ?...

LE MARÉCHAL.

Aux portes de Paris...

NAPOLÉON.

Et l’armée ?...

LE MARÉCHAL.

Elle me suit...

NAPOLÉON.

Où est ma femme, où est mon fils ?...

LE MARÉCHAL.

L’Impératrice est partie pour Rambouillet, et, de là, pour Orléans...

NAPOLÉON.

Mais, voyons, on ne s’est donc pas défendu ; on n’a pas voulu m’attendre !... Et mon frère Joseph, et ces maréchaux qui avaient juré de se faire tuer sous les murs de Paris plutôt que de se rendre !... Livrer ma capitale à l’ennemi !... Ils avaient des ordres ; ils savaient que le 2 avril je serais là à la tête de 70 mille hommes... Mes braves écoles, ma garde nationale qui m’avait promis de défendre mon fils !... Tous les hommes de cœur se seraient levés pour combattre à mes côtés... Et les malheureux ont capitulé !... Ils ont trahi leur frère, leur pays, leur souverain, ravalé la France aux yeux de l’Europe !... Entrer sans coup férir dans une capitale de 800 mille âmes !... Ah !...

LE MARÉCHAL.

Sire, une armée de quinze à dix-huit mille hommes en a combattu une de cent mille en attendant votre arrivée...

NAPOLÉON.

Allons, la fatalité, la fatalité !... et je n’étais pas là !... Mais, partons, partons !... suivez-moi... à Paris, à Paris !...

LE MARÉCHAL.

Sire, vous ne pouvez y aller... En vertu du traité, ce matin à sept heures, les alliés entrent dans la capitale...

NAPOLÉON.

Eh bien, moi aussi, j’y entrerai, et j’en sortirai mort ou vainqueur !...

LE MARÉCHAL.

Sire, Votre Majesté exposera Paris au risque d’un assaut et du pillage...

NAPOLÉON.

Ah ! vous avez trouvé le moyen de me retenir !... À Fontainebleau !... je rallierai mon armée ; dans quelques heures, j’aurai cent mille hommes autour de moi !... et alors...

Aux soldats.

Venez, enfants, je vous conduirai bientôt à l’ennemi !...

LES SOLDATS.

Vive l’Empereur !...

CAULAINCOURT, à un soldat.

Ton cheval !...

NAPOLÉON.

Où allez-vous, Caulaincourt ?...

CAULAINCOURT.

À Paris...

NAPOLÉON.

Pourquoi ?...

CAULAINCOURT.

Sire, j’irai vous rendre compte à Fontainebleau...

NAPOLÉON.

Enfants, je vais rassembler mon armée, et bientôt je vous ramènerai à Paris...

LES SOLDATS.

À Paris, à Paris !...

L’Empereur remonte dans sa voiture qui part rapidement ; les soldais le suivent en faisant entendre des cris prolongés.

 

 

Quinzième Tableau

 

À Fontainebleau. Le cabinet de l’Empereur faisant face à la galerie de François Ier.

 

 

Scène première

 

NAPOLÉON, LE MARÉCHAL, MARÉCHAUX, OFFICIERS

 

NAPOLÉON.

N’allez pas plus loin, Messieurs, je veux être seul...

LE MARÉCHAL.

Sire, quels sont vos ordres pour les troupes qui sont déjà à Fontainebleau, et pour celle qui arrivent de tous côtés ?...

NAPOLÉON.

Aucun... pour le moment... J’aviserai... bientôt !...

LE MARÉCHAL.

Sire, des bruits d’abdication se sont répandus... il ne m’appartient pas de pénétrez vos dessins... mais, les soldats...

NAPOLÉON.

Les soldats, Messieurs... vous savez que j’ai l’habitude de leur parler, et qu’eux et moi, nous nous entendons aisément... C’est à moi qu’il appartient de les calmer ou de les pousser en avant, et, pour cela, je n’ai pas besoin d’intermédiaire...

 

 

Scène II

 

NAPOLÉON, seul

 

Allons !... Caulaincourt ne peut tardera revenir et tout sera dit !... Il avait d’abord voulu faire entrer le sentiment dans la politique... il avait rappelé à Alexandre de Russie cette amitié qui nous unit autrefois... l’amitié ! Il n’en est pas entre des souverains dont les soldats s’envoient des coups de canon... Il n’y en a plus, surtout, lorsque la défaite et le malheur font surgir de toutes parts les défections et l’infamie !... Je suis vaincu !... J’entraînerais l’armée, le peuple, tous ceux enfin dont le dévouement ne fut jamais calculé... mais, entre l’armée, le peuple et moi, il y a ces hommes que l’égoïsme éloigne de moi, de moi, qui les ai faits ce qu’ils sont !... Ils ont dit que j’étais un obstacle au rétablissement de la paix voulue par la France, voulue par l’Europe... Ils ont dit qu’on m’accuserait de ne songer qu’à mon ambition ; et, pour les faire mentir, j’ai abdiqué... j’ai écrit que je résignais la couronne et que je la cédais a mon fils... La couronne, je ne la regretterai pas, je l’ai acquise par moi-même, je puis m’en séparer en disant fièrement : voyez ce que j’ai fait !... Mais, tomber ainsi, me retirer devant tous les rois à qui souvent j’ai fait grâce dans leurs capitales conquises ?... Ah ! les hommes, les hommes !... Vous tenez en vos mains les destinées d’une nation... votre génie, votre cœur travaillent sans relâche à une œuvre de gloire et de prospérité ; souverain, vous avez le dévouement désintéressé du dernier soldat, et il suffit de quelques malheureux pour vous précipiter du faite où ils vous adoraient !

UN AIDE-DE-CAMP.

Sire...

NAPOLÉON.

Qu’y a-t-il ?...

UN AIDE-DE-CAMP.

Ce sont des officiers de la garde qui voudraient avoir l’honneur de parler à Votre Majesté... un colonel, des capitaines, mêmes des sous-officiers et des soldats...

NAPOLÉON.

Qu’ils entrent !... Oh ! ceux-là, je puis compter sur eux ?...

 

 

Scène III

 

NAPOLÉON, UN COLONEL, HAILLOT, CAPITAINES, SOUS-OFFICIERS, SOLDATS

 

NAPOLÉON.

Voyons, mes amis, que me voulez-vous ?... parlez !... Vous, savez qu’entre vous et moi, c’et de camarade à camarade»... Eh ! bien ?...

LE COLONEL.

Sire, nous avons pris la liberté de venir auprès de vous, parce qu’on a répandu des bruits qui inquiètent l’armée, l’armée qui vous est si dévouée...

NAPOLÉON.

Et que dit-on ?...

LE COLONEL.

On dit... on dit que vous voulez abdiquer...

NAPOLÉON.

Mes enfants, il est des sacrifices que l’honneur et le devoir nous imposent ; les circonstances peuvent m’obliger à un grand acte de dévouement, et, quoiqu’il arrive, c’est à ma Garde, c’est à mon armée que j’expliquerai ce que j’aurai cru devoir faire... on me comprendra...

LE COLONEL.

Mais. Sire, ce que nous ne voulons pas c’est que vous nous quittiez !... nous sommes à vous, pour toujours, jusqu’à la mort !... Tenez ! Sire, je parlerai avec franchise, quelques hommes que je ne veux pas nommer, travaillent sourdement autour de vous... faites les rentrer dans la poussière... qu’ils s’éloignent qu’ils disparaissent !...

HAILLOT,

Eh ! oui, je l’ai toujours dit, et pour le quart d’heure, un chacun pense comme moi !... Il y en a de ces chamarré qu’il faut mettre à la réforme indéfinie... ça irait mieux si on n’avait plus dans l’œil et dans les jambes ce peloton d’arlequins !...

LE COLONEL.

Sire, fiez-vous à votre armée, ne vous fiez qu’à elle... Remettez-vous à notre tête, conduisez-nous où vous voudrez, et nous serons vainqueurs, et nous chasserons l’étranger de la France... Chacun de nous est impatient de sortir du repos... de courir à de nouveau combats, et de vous voir reprendre toute votre puissance !

NAPOLÉON.

Je le sais, mes amis, je le sais... bientôt, vous apprendrez ce qui sera décidé... s’il faut que j’en appelle à votre courage, je le ferai et je serai sûr de la victoire... s’il faut céder, c’est que la fatalité l’aura emporté... Oh ! je vous connais bien et je vous aime !...

Caulaincourt entre.

Caulaincourt !...

HAILLOT.

Celui-là, il est des bons et solides !...

NAPOLÉON.

Allez, mes amis, et à bientôt !...

 

 

Scène IV

 

NAPOLÉON, CAULAINCOURT

 

NAPOLÉON.

Eh bien ? Caulaincourt ?

CAULAINCOURT.

Sire...

NAPOLÉON.

Tout est consommé, n’est-ce pas ?... vous avez remis l’acte d’abdication... Je ne suis plus Empereur, mais mon fils me succède... Que fait-on de moi ?... parlez...

CAULAINCOURT.

Sire, l’acte que vous avez envoyé était déjà un acte de grande abnégation, et pourtant il ne suffit pas !...

NAPOLÉON.

Que voulez-vous dire ?...

CAULAINCOURT.

Les victoires des ennemis, l’occupation de Paris, les manœuvres de quelques misérables font exiger un plus grand sacrifice...

NAPOLÉON.

Ah !...

CAULAINCOURT.

On veut, maintenant, on veut une abdication pure et simple, sans réserve...

NAPOLÉON, courant prendre son épée qui est sur un fauteuil.

C’est donc la guerre, encore la guerre, toujours la guerre !... aime mieux cela... ne me dites rien, Caulaincourt... Croient-il donc, ces arrogants vainqueurs, qu’ils soient maîtres de la France, parce que la trahison leur a ouvert les portes de Paris !... J’appellerai le peuple à moi ; ils ne savent donc plus qu’un homme comme moi ne cesse d’être redoutable que lorsqu’il est couché dans la tombe ?... mais, demain, je puis me relever à la tête de cent mille combattants... Tenez, Caulaincourt, suivez mon calcul ; j’ai ici, autour de moi, vingt-cinq mille hommes de ma garde ; ces géants seront le noyau auquel je rallierai l’armée de Lyon, forte de trente mille hommes ; les dix huit mille de Grenier qui arrivent d’Italie, les quinze mille de Suchet et les quarante mille que Soult commande, voilà une armée de cent trente mille hommes !... Je suis maître de toutes mes places fortes de France et d’Italie... je suis encore debout, appuyé sur cette même épée qui m’a ouvert toutes les capitales de l’Europe ; je suis encore le chef des plus vaillantes troupes du monde entier... J’appellerai à la défense du pays tous les hommes de cœur, je ferai inscrire au-dessus de mes aigles Indépendance et Patrie, et mes aigles redeviendront terribles... Si les chefs de l’armée qui doivent leur illustration à mes conquêtes, à mes admirables soldats, si ces chefs amollis veulent se reposer, qu’ils s’en aillent !... je trouverai sous les épaulettes de laine des généraux et des maréchaux !...

CAULAINCOURT.

Sire, je supplie Votre Majesté de prendre le temps de réfléchir...

NAPOLÉON.

Tout est réfléchi ; je n’ai pas le choix des moyens... Tout est rompu !... La guerre !...

CAULAINCOURT.

Oh ! Votre Majesté cède à une irritation bien légitime... vous savez si je vous suivrais partout, même dans un abîme... Mais, songez-y... les circonstances, ont acquis une cruelle gravité... Faudra-t-il déchaîner d’inutiles tempêtes, provoquer des évènements où votre génie s’aveuglerait, où la patrie pourrait disparaître !...

NAPOLÉON.

Je vous le dis encore, je veux aller combattre ; ma place est marquée dessus ou dessous le terrain d’un champ de bataille...

L’AIDE-DE-CAMP.

Sire, les maréchaux sont là qui demandent à être introduits...

NAPOLÉON.

Qu’ils viennent !...

 

 

Scène V

 

NAPOLÉON, CAULAINCOURT, MARÉCHAUX

 

NAPOLÉON.

Eh bien, Messieurs, nous allons recommencer la guerre ; on m’y force ; on rend inutiles tous mes sacrifices personnels... Qui m’aime me suive !...

LE MARÉCHAL.

Sire, la guerre est finie ; elle ne peut recommencer...

NAPOLÉON.

Mais, si je le veux... n’ai-je donc plus de soldats ?...

LE MARÉCHAL.

Sire, voici la situation...

NAPOLÉON.

Voyons, Monsieur, il paraît que vous êtes bien instruit...

LE MARÉCHAL.

Les troupes étrangères occupent toutes les avenues de Fontainebleau... L’année russe se développe sur la rive droite de la Seine, depuis Melun jusqu’à Montereau... Un corps nombreux a pris position entre Essonne et Paris... D’autres corps barrent les routes de Chartres et d’Orléans... D’autres encore sont établis militairement dans tout le pays entre l’Yonne et la Loire ; enfin, un vaste réseau nous cerne, et, au premier signal, cent-cinquante mille hommes peuvent fondre sur la petite armée qui nous garde...

NAPOLÉON.

Et quand cela serait vrai. Monsieur, faudrait-il nous résigner comme un troupeau d’esclaves ?... n’avons-nous pas fait assez de grandes choses pour espérer d’en accomplir encore ?... N’y a-t-il plus le même courage chez mes soldats, le même patriotisme dans la nation ; suis-je dépossédé de mon intelligence et de mon énergie ?...

LE MARÉCHAL.

Sire, ce n’est pas une victoire douteuse qu’il faut envisager, c’est la guerre civile qu’il faut craindre...

NAPOLÉON.

La guerre civile !...

LE MARÉCHAL.

Oui, Sire... car si beaucoup de Français marchaient avec vous, d’autres vous deviendraient hostiles ; le pays veut le calme, épuisé qu’il est par l’invasion... Combattre encore, ce serait vous faire accuser de songer à des intérêts personnels...

NAPOLÉON.

Et celui-là mentirait qui oserait parler ainsi !... Retirez-vous, Messieurs ; il n’appartient à personne de m’imposer la résolution que je veux prendre... Restez, Caulaincourt...

 

 

Scène VI

 

NAPOLÉON, CAULAINCOURT

 

NAPOLÉON.

Eh bien ?...

CAULAINCOURT.

Sire, c’est à votre grande âme à décider...

NAPOLÉON.

Ainsi donc, on m’accuserait de ne penser qu’à moi... Ainsi donc, il serait possible que la France fût précipitée dans la guerre civile !... Terrible abîme le long duquel je ne veux pas la faire marcher !... Il ne faut pas se dévouer à demi !... Ah ! Caulaincourt, ce n’est pas le trône que je regrette... Ma carrière militaire suffit à la gloire d’un homme ; la couronne la moins fragile, c’est une couronne de lauriers... Allons ! aux grandes destinées les grandes infortunes !... Je suis monté bien haut !... Ce n’est pas descendre que de me résigner... C’est avoir mérité le trône que de le quitter par respect pour le repos et le bonheur de la nation qui me l’avait donné !... Allons !...

Il va à une table et écrit.

« Les Puissances alliées ayant proclamé que l’Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, il déclare qu’il renonce pour lui et ses héritiers au trône de France et d’Italie, parce qu’il n’est aucun sacrifice, même celui de la vie, qu’il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France. »

Il se lève et remet l’acte à Caulaincourt. Celui-ci le prend en s’inclinant, et porte la main à ses yeux, tandis que Napoléon l’attire à lui et l’embrasse. On entend au dehors des cris tumultueux.

LES SOLDATS, au dehors.

L’Empereur !... L’Empereur !...

NAPOLÉON.

Venez, Caulaincourt : j’entends mes soldats qui m’appellent et je veux les revoir une dernière fois !...

Ils sortent, tandis qu’on entend au dehors les cris de : l’Empereur !... l’Empereur !...

 

 

Seizième Tableau

 

Le théâtre change, et représente l’île de Sainte-Hélène ; des rochers, l’Océan ; dans la perspective, Longwood. Napoléon vient du côté de Longwood seul, et paraissant plongé dans ses méditations, il s’avance le long des rochers, s’arrête, et regarde la mer, les bras croisés, la tête penchée, et dans l’attitude de la tristesse. On voit, à quelque distance de lui, un soldat anglais en sentinelle qui l’examine. Quelques instants après, Napoléon reprend sa promenade : le soldat fait quelques pas comme pour lui indiquer une limite qu’il ne doit pas franchir. Napoléon l’aperçoit, et fait à la fois, un mouvement d’indignation et un geste de résignation douloureuse : puis, brusquement, il revient sur ses pas et reprend le chemin de Longwood.

 

 

Dix-septième Tableau

 

Le théâtre change et représente une partie des Champs-Élysées. Une douce lumière éclaire ce tableau dont l’aspect est fantastique. C’est un site poétiquement orné, c’est le séjour des ombres heureuses qui passent à travers des bosquets où flottent de légères vapeurs. Napoléon paraît entouré des guerriers illustres de son époque ; auprès de lui est un général de l’armée d’Afrique.

NAPOLÉON, au général.

Oui, général, oui... dans tous les temps, des gloires nouvelles pour cette France que nous avons aimée !... C’est maintenant sur la terre d’Afrique qu’on voit briller la bravoure de ses enfants !... Oh ! ces enfants sont dignes de leurs pères que si souvent je conduisis à la victoire !... Tenez, écoutez !...

On entend le canon.

En ce moment, une bataille commence, et le drapeau tricolore va compter un triomphe de plus... venez amis, venez... nous allons applaudir les vainqueurs !...

Un nuage enveloppe les personnages qui, peu à peu disparaissent aux regards.

 

 

Dix-huitième Tableau

 

Le théâtre change et représente la plaine arrosée par l’Isly. Napoléon paraît au lointain, dans une gloire avec les personnages qui l’entouraient aux Champs-Élysées... Il examine la bataille qui se livre dans la plaine. Bataille d’Isly. Apothéose.

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