L’Astre favorable (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)
Comédie en un acte et en vers.
Non jouée, ni imprimée.
Personnages
VERCOUR, amant de Julie
JULIE, jeune veuve
DAPHNÉ, fille majeure et fort riche
AGATHE, parente de Daphné
LICIDAS, jeune homme de finance
CLÉON, jeune homme de robe
FÉRIMON, capitaine de Grenadiers, frère d’Agathe
MARTON, suivante de Julie
CARLIN, valet de Vercour
La Scène est à Paris dans la Maison de Daphné.
Le Théâtre représente des Bâtiments sur les ailes, et un Jardin dans le fond.
Scène première
JULIE, MARTON
MARTON.
Arrêtez, s’il vous plaît, expliquez-vous, Madame ;
Quoi donc ! infidèle à Vercour,
Du jeune Financier vous réveillez la flamme,
Lui qui brûla pour vous d’un inutile amour !
JULIE.
Il me suit ; je l’attends.
MARTON.
Fort bien. Je vous avoue
Que, quoique vous ayez l’esprit un peu coquet,
Je ne vous croyais pas capable de ce trait.
Oh ! comme de l’amour aujourd’hui l’on se joue ?
Rompre avec un Amant sans le moindre sujet !
Non, jamais cela ne s’est fait.
JULIE.
Tout beau, Marton. Vercour a toute ma tendresse ;
Mais, je ne puis ici te cacher ma faiblesse.
Vivre sans Complaisant ; c’est un cruel état !
MARTON.
Je ne vous entends pas.
JULIE.
Apprends une nouvelle
Qui n’a point encor fait d’éclat ;
Mais que je tiens de quelqu’un de fidèle,
Et qui sait des premiers les secrets de la Cour.
La guerre recommence : une gloire cruelle
Doit bientôt éloigner Vercour.
Mon cœur est désolé : ce qui double ma peine ;
Est de voir que Daphné, Dorise, Célimène,
Aient su faire un choix... la... de ces gens constants,
De ces Amants de tous les temps ;
Et moi dans les ennuis...
MARTON.
Mais êtes-vous certaine ?...
JULIE.
Oh ! la nouvelle est sûre à n’en pouvoir douter.
MARTON, avec ironie.
Mais rien en ce cas-là ne vous peut arrêter.
Veuve telle que vous, d’un second hyménée
Voyant de jour en jour retarder la journée,
Doit du moins s’en laisser conter.
Quoi ! Daphné, dans ses feux que rien ne vient contraindre,
Gardera son Amant ! Vous, vous vous ennuierez :
Non. C’est avec raison que vous vous vengerez.
Daphné d’ailleurs n’a pas lieu de se plaindre ;
Le Financier, forcé de s’y restreindre,
Avait voulu vous engager sa foi.
Vous ne la frustrez pas de son bien, c’est le vôtre
Amant et complaisant ; l’un n’empêche pas l’autre.
Je ne vous blâme plus.
JULIE.
Sois secrète. Tais-toi.
Scène II
LICIDAS, JULIE, MARTON
LICIDAS.
Me trompé-je, Madame, et sont-ils bien pour moi,
Ces mots charmants que vous m’avez su dire ?
Moi qui voulus toujours vivre sous votre empire.
Ah ! dans l’espoir d’un joug si fortuné,
Tout autre nœud doit bientôt se détruire.
Vous me parliez dans l’instant de Daphné ;
Non, non, ni sa beauté, ni sa grande richesse,
Ne peuvent balancer ma première tendresse.
Vous savez...
JULIE.
De ces vœux que vous m’avez offerts,
J’ai peine, je l’avoue, à perdre la mémoire.
LICIDAS.
Le mérite éclatant de Vercour faisait croire,
Que nul autre jamais ne porterait vos fers ;
Mais vous cherchez l’Amant le plus sincère.
JULIE.
Loin de Paris, depuis huit jours,
Il est occupé d’une affaire,
Qui pourra longtemps le distraire,
Et qui lui permet peu de songer aux amours.
LICIDAS.
Je n’examine rien. Il est temps que la fête
Que vous venez de m’ordonner,
Par mes soins dans ces lieux s’apprête ;
C’est mon engagement, le cœur doit la donner.
JULIE.
Songez-y.
LICIDAS.
J’y prendrai tous les soins qu’il faut prendre ;
Agathe et Célimène auront soin de s’y rendre,
Et c’est vous que les jeux y doivent couronner.
Scène III
DAPHNÉ, LICIDAS, JULIE, MARTON
DAPHNÉ, au fond du Théâtre.
Rien n’est plus vrai, l’inconstance est marquée.
Julie, apercevant Daphné, affecte de donner la main à Licidas, qui la reconduit sans voir Daphné.
Scène IV
DAPHNÉ, MARTON
DAPHNÉ.
Belle Marton, voici du changement !
Je pourrais en être piquée :
Voulez-vous, généreusement,
M’en dire le sujet ? Vous êtes obligeante.
MARTON.
Mademoiselle... Mais... Je suis votre servante.
Elle rentre.
Scène V
DAPHNÉ, seule
J’ai vu suffisamment ce qui se passe ici,
Et je n’en serai pas la dupe.
Non. Chacun, dans ce monde-ci,
De son propre intérêt s’occupe.
Vercour secrètement quitté :
Les feux de Licidas réveillés pour Julie :
Eh ! bien, soit : tout cela n’a rien qui m’humilie,
J’écouterai Cléon que j’avais rebuté.
Mon bien le tente un peu. Ce n’est pas une affaire.
La fortune de Licidas
Ne m’était pas trop nécessaire ;
Si Cléon n’en possède pas,
C’est un heureux que je vais faire :
Les larmes, les soupirs seraient hors de propos.
Cela mortifiera ma petite Parente ;
Mais j’aurai soin d’ailleurs de la rendre contente.
Cléon vient. C’est assez. Réglons tout en deux mots.
Scène VI
CLÉON, DAPHNÉ
DAPHNÉ.
Cléon, à nos desseins rien enfin ne s’oppose,
Et je veux qu’au plutôt vous déclariez mon choix.
CLÉON.
Agathe s’aperçoit de ma métamorphose ;
Elle ne sait pas trop que penser de la chose :
Mais peut-on s’éloigner de vivre sous vos lois ?
DAPHNÉ.
Agathe va venir, vous prendrez congé d’elle ;
Rendez votre rupture à ses yeux naturelle :
Vous avez de l’esprit, vous vous consulterez ;
Mais, en un mot, vous lui direz
Que pour un autre nœud elle était destinée,
Et qu’à vous épouser je suis déterminée.
Elle rentre.
Scène VII
CLÉON, seul
Quel coup du sort ! à peine je le crois !
Non, je n’y comprends rien. Aurais-je du m’attendre,
Que ruiné, perdu, résolu de tout vendre,
Le Ciel enfin voudrait veiller sur moi ?
Quoi ! la même Daphné qui me fut si sévère,
Se dépouille de sa fierté,
Et me rend le dépositaire
De ses trésors, de sa beauté !
Agathe ! Il est bien vrai, vous êtes adorable !
Mais l’attaque est trop vive, et je suis fort traitable :
Elle n’y perdra pas, quelqu’un plus opulent
La dédommagera.
Voyant venir Agathe.
Donnons un tour galant...
Scène VIII
AGATHE, CLÉON
AGATHE.
De vos façons, Monsieur, j’ai lieu d’être surprise.
De grâce, parlez franchement.
CLÉON.
C’est aussi l’esprit de franchise
Que j’emploierai dans ce moment ;
Quoique vous me voyez faire un peu de figure,
Je ne puis vous dissimuler
Que tant de gens fâcheux sont prêts à m’accabler,
Et que mon bien de sa nature
Est si mince, si mince, à ne vous rien celer,
Que voyant de mon sort une exacte peinture,
Ce tableau vous ferait trembler.
AGATHE.
Je vous croyais peu riche, il est vrai, mais j’ignore
Un désastre si grand, et je balance encore
À le croire certain.
CLÉON.
Oui, vous en douterez, vous prendrez pour défaite
Ce que j’expose avec chagrin ;
Il n’est que trop constant, ma déroute est complète ;
Irais-je vous cacher un si triste destin ?
Quiconque vous verra vous trouvera parfaite,
Et déjà sur ce premier point,
Vous auriez tort d’être inquiète :
Tout vaudra mieux que moi, je ne me flatte point ;
Car enfin je vous le répète,
C’est mon mal, chacun a le sien ;
Si l’on comptait jusqu’à la moindre dette
Après avoir calculé la recette,
En supputant fidèlement mon bien,
C’est tout au plus s’il ne me reste rien.
AGATHE.
Mais vous me disiez tant, qu’un Époux jeune et tendre.
Pour s’enrichir, osait tout entreprendre ;
À force de travaux, à force de vertus,
Que l’Amour enchaîne Plutus.
CLÉON.
Espoir d’Amant que la raison réprouve !
Et que sert-il de vous flatter ?
Plutus ! tout sans cesse vous prouve
Que l’Amour ne le peut dompter.
Vous le savez trop bien, oui ce cœur vous adore.
Qu’un lien imprudent nous unisse tous deux,
Qu’un hymen avec vous favorise mes vœux ;
Qu’en arrivera-t-il ? mille Amours vont éclore,
Mais des Amours bien malheureux.
L’Amant chéri devient un Époux qu’on abhorre
AGATHE.
Que pourrai-je répondre à ces raisonnements ?
CLÉON.
Qu’un lutin dans ce siècle est contraire aux Amants ;
Qu’on ne peut plus former un hymen qui vous plaise.
Daphné dans peu vous mariera
Sans doute richement, l’objet vous déplaira.
Moi, j’étais né pour vous : réduit mal à mon aise...
Que dis-je ? au désespoir je suis abandonné ;
Et si jamais cet orage s’apaise,
C’est un secours divin qui m’est enfin donné.
AGATHE.
Et ce secours divin, je le vois, c’est Daphné ?
CLÉON.
Vous l’avez dit. Je fuis loin de votre présence,
J’aperçois trop combien cet aveu vous offense.
AGATHE.
M’offenser ! non ; mon cœur n’en est point étonné,
Et vous vous flattez trop, je pense.
Allez, j’attends de vous une éternelle absence.
CLÉON.
Je ne dis plus qu’un mot dans ces vives douleurs :
La preuve est démontrée ; aujourd’hui la Finance,
Dans l’Univers entier, ainsi que dans la France,
À la force majeure et doit régler les cœurs ;
C’est ce qui fait que, dans cette occurrence,
Julie a su quitter Vercour pour Licidas ;
Pour le bien de Daphné je quitte vos appas ;
Et Daphné, qui vous aime,
Veut que sur ce ton-là, vous vous trouviez vous même ;
Que loin de consulter un désir amoureux,
Vous paraissiez superbe en Bijoux, en Livrées ;
Dans un Char vernissé, que six Chevaux pompeux
Vous mènent lestement dans un Palais de Fées ;
Que des Mets recherchés, qu’un Festin somptueux
Couvrent sans cesse votre Table.
Voilà ce qu’il vous faut, voilà le seul état
Qui soit aujourd’hui supportable.
Il n’est plus de bonheur sans faire un grand éclat ;
Et quand on se marie, on prend le premier Fat
Au lieu de l’Amant véritable.
Il rentre.
Scène IX
AGATHE, seule
L’Ingrat ! sa cruauté se montre-t-elle assez ?
De quel nouveau projet se remplit-il la tête ?
Quoi ! Daphné le captive. Il fuit, rien ne l’arrête :
Tous mes traits dans son cœur se trouvent effacés !
Je ne puis concevoir cette rupture étrange ;
Ah ! Daphné, c’est donc là le soin que vous prenez ;
Si les parents de qui vous me tenez,
Savaient ce trait sanglant... Quoi ! pour vous Cléon change !
Vous m’ôtez un Époux !... il faut que je me venge.
Ses discours prouvent trop que le dessein est pris,
Et qu’il n’est plus d’espoir. Le traitre ! ma colère,
En le perdant du moins, saura se satisfaire.
Scène X
FÉRIMON, AGATHE
FÉRIMON, au fond du Théâtre sans voir Agathe.
Demandons à quelqu’un... C’est ici le logis.
AGATHE.
Que vois-je ? ah ! Férimon mon Frère !
FÉRIMON, l’embrassant.
Eh ! la petite Sœur, bon jour, bon jour, ma cherre,
Je vous cherchais. Je viens faire un tour à Paris
Pour me désennuyer, car on ne sait que faire ;
Heureusement pour nous et nos amis,
De fort honnêtes gens nous annoncent la guerre.
Comment va le plaisir ? bien ? car dans ce séjour,
Et surtout chez Daphné, l’on fait assez sa cour ;
Et la société, dit-on, est fort jolie.
AGATHE.
Il est vrai qu’on y voit très bonne compagnie ;
Mais...
FÉRIMON.
Qu’est-ce ?
AGATHE.
J’étais prête à vous faire savoir,
Qu’incessamment Daphné songeait à me pourvoir...
FÉRIMON, avec joie.
C’est fort bien.
AGATHE.
Le parti doit paraître sortable,
C’est quelqu’un qui possède une Charge honorable,
Un jeune homme de Robe.
FÉRIMON.
Homme de Robe ? bon.
C’est faire un choix avec raison,
Et je l’approuve fort. Nous autres Militaires,
À faire des Amants nous ne convenons guères.
Courir, camper, souffrir est notre lot.
Une Beauté reste la prisonnière,
Quand Billets doux, du haut de la frontière,
En quatre jours arrivent au galop ;
C’est un métier dont l’Amante s’ennuie.
Cela fait, entre nous, une très pauvre vie...
Qu’on soit sage tant mieux, mais Esclave, c’est trop.
AGATHE, se mettant à pleurer.
C’est un ingrat !
FÉRIMON.
Plaît-il ?
AGATHE, en sanglotant.
Oui, vous saurez, mon frère,
Que, sur le point de terminer l’affaires
Tout est rompu. Daphné par un retour cruel,
L’engage à me porter le coup le plus mortel.
FÉRIMON, se mettant aussi à pleurer.
Quoi ! Têtebleu !
AGATHE, redoublant ses sanglots.
Daphné, qui, comme ma Parente,
Devrait moins sur mon sort se rendre indifférente,
Le choisit pour Époux ; il me manque de foi.
Le perfide n’a plus de sentiments pour moi.
FÉRIMON, se livrant à la colère.
Il se nomme ?
AGATHE.
Cléon.
FÉRIMON.
Où le trouver ?
AGATHE.
Mon Frère,
Hélas ! il est ici.
FÉRIMON.
Je frémis de colère.
Sambleu ! Je vais bientôt lui faire déclarer
Quelle raison le porte à vous marquer sa haine.
Moi, Férimon ! Moi, Capitaine
De Grenadiers ! Moi, me faire pleurer !
AGATHE.
Mon frère, parlez-lui, mais au moins sans jurer.
FÉRIMON.
Morbleu !
AGATHE.
Finissez donc.
FÉRIMON.
Ventre !...
AGATHE.
Eh ! paix, je vous prie.
FÉRIMON, se rongeant les poings.
Par la mort ! par le sang !
AGATHE.
Ah ! quel serment ! Je tremble !
FÉRIMON.
Un affront ! Ma furie
Ne reconnaîtra plus sa robe ni son rang.
Il me couvre de honte, et j’aurai ma revanche :
Qu’il paraisse à l’instant.
Je vous le prendrai par la manche.
Je vous le tourne... la... ne raisonnons point tant.
Allant au fond du Théâtre.
Holà ! Cléon, Cléon ?
Scène XI
CLÉON, DAPHNÉ qui suit Cléon, AGATHE, FÉRIMON
CLÉON.
Qui donc ainsi m’appelle ?
FÉRIMON, le regardant.
Est-ce vous ?
CLÉON, reculant quelques pas.
Quel diable est-ce ceci ?
FÉRIMON.
Madame, et vous, Mademoiselle,
Vous n’avez pas besoin de demeurer ici,
C’est un mot qu’en passant...
CLÉON, bas à Daphné.
Madame ?...
DAPHNÉ.
Eh ! non, je reste.
À Férimon.
Quel est donc ce transport ? Je vous connais, Monsieur.
Doit-on se présenter avec cette fureur ?
FÉRIMON.
Retirez-vous, Madame.
DAPHNÉ.
Ah ! quel regard funeste !
Quel courroux !
CLÉON, à part.
Je ne sais...
FÉRIMON.
Oser me demander
Ce qui m’agite ? Eh ! quoi ! l’impertinent outrage
Que l’on fait à ma Sœur, en faut-il davantage ?
CLÉON, à part.
C’est le frère.
À Férimon.
Monsieur, il faut souvent céder
À des motifs qui semblent raisonnables ;
Si je ne forme point des liens adorables,
C’est que tout mon penchant n’y peut rien décider.
Madame, seule ici règle le sort d’Agathe,
Madame, à notre hymen ne veut plus consentir.
FÉRIMON, frappant du pied.
Eh ! pourquoi donc promettre ?
CLÉON.
Oh ! votre rage éclate
Un peu trop vivement. Je dois vous avertir
Qu’un pareil ton n’est pas fait pour séduire.
La robe ni fait rien, et vous devez penser
Que sur le point d’honneur chacun sait se conduire,
Et que l’on n’aime point à se voir offenser.
Ne vous y jouez pas. Aujourd’hui les Légistes,
Les Sujets de Thémis, sont des Académistes ;
En Écuyers experts ils montent les chevaux,
Ils en savent à fond les beautés, les défauts,
C’est une passion ; et tout chez eux dénote
Le Cavalier le plus parfait :
Ils ne le sont pas moins du côté du fleuret ;
Un Juge en habit vert sait porter une botte,
Et ces Robins qui causent peu d’effroi,
Peuvent... Entendez-vous... ?
FÉRIMON.
Morbleu ! c’est bien s’y prendre !
Voilà ce que de vous je désirais d’entendre,
C’est...
CLÉON.
Je... ne parle pas de moi.
FÉRIMON, furieux.
Ah ! c’est trop balancer.
DAPHNÉ, avec hauteur.
Un peu de patience :
Si votre cœur se livre à tant de violence,
Et que le traitement qu’éprouve votre Sœur,
Jusques à ce point vous offense,
Que n’en accusez-vous le véritable Auteur ?
S’attendrissant.
J’ai de quoi me plaindre comme elle :
Un perfide, oui, Licidas
Méprise ma tendresse et ce que j’ai d’appas,
Pour une conquête nouvelle :
Je ne puis concevoir comment, depuis deux jours,
Un démon a troublé son âme,
Ni pourquoi, trahissant une sincère flamme,
Il se livre à d’autres amours.
Férimon paraît s’impatienter.
C’est-là, c’est-là le traître
Qu’il faudrait accuser :
C’est lui seul qui fait naître
Le trouble malheureux qui vient nous diviser.
FÉRIMON.
Morbleu ! je n’entends point...
DAPHNÉ.
Tenez. Voyez vous-même.
Celui dont je vous parle. Oui, l’ingrat Licidas.
Il est avec Julie. Il porte ici ses pas.
Auprès d’elle, voyez sa complaisance extrême.
Julie et Licidas paraissent dans l’enfoncement du Théâtre et causent ensemble.
FÉRIMON.
Julie et Licidas, tout m’est indifférent,
Mais l’hymen se fera.
AGATHE, à part.
Que n’ai-je point à craindre !
CLÉON.
Un sort est contre nous.
Licidas s’avance en causant avec Julie et en riant.
Scène XII
JULIE, LICIDAS, CLÉON, DAPHNÉ, AGATHE, FÉRIMON, MARTON
FÉRIMON, très haut.
J’ai sujet de me plaindre,
Et quiconque est l’Auteur d’un pareil différend,
Va m’en faire raison.
DAPHNÉ, en montrant Licidas.
Que Monsieur, qui s’avance,
Explique donc ici d’où vient son inconstance.
LICIDAS.
Madame, je serais, sans doute, embarrassé
De justifier cette offense,
Si vous n’en eussiez pris une prompte vengeance.
De Cléon le zèle empressé
Vous dédommage trop pour parler de mon crime.
Vous avez bien raison. Ce choix est légitime.
Par moi-même je sens que les premiers amours,
De tout autre lien triompheront toujours.
DAPHNÉ.
Devez-vous m’accuser ? Et Madame peut-elle
Se prêter à l’encens d’un cœur si peu fidèle ?
JULIE.
Madame, en tout cela, moi, je ne suis pour rien.
Pour un instant, mettez-vous à ma place.
Je ne sais pas ce qu’il faut que je fasse ;
On m’aime, hélas ! je le veux bien
MARTON, à part en souriant.
La méchante !
JULIE.
Au surplus Licidas vient de dire
De très fortes raisons qui doivent vous suffire.
LICIDAS.
Ah ! je m’aperçois trop, combien j’étais trompé
En comptant sur un cœur déjà préoccupé.
DAPHNÉ, avec courroux.
Oui, tout autre que vous est digne de me plaire.
FÉRIMON.
À présent, d’un coup d’œil, je vois tout le mystère.
En montrant les Personnages.
Monsieur rompt avec vous. Vous comptez sur Cléon :
Chacun de son côté peut avoir la raison ;
Mais voici le mal de l’affaire :
Agathe est sans Amant, et moi qui suis le Frère,
J’entends que tout ici s’arrange de façon
Qu’aux objets offensés l’on demande pardon :
Qu’on soit à l’avenir plus constant dans sa flamme,
Et qu’enfin chaque Amant retourne vers sa Dame.
LICIDAS, l’interrogeant en petit Maître, et en riant.
En vérité, Monsieur ?
JULIE.
C’est nous faire la loi
Avec autorité. J’ignore assez pourquoi.
LICIDAS, en riant.
Comment donc, parmi nous, c’est Monsieur qui préside ?
FÉRIMON, froidement.
C’est le moyen de sortir d’embarras.
LICIDAS, en riant.
Où donc avez-vous pris cet air qui nous décide ?
FÉRIMON, froidement.
Si j’avais tort, je ne le prendrais pas.
MARTON, bas à Julie.
Voici du bruit.
JULIE.
La sotte !
CLÉON, à part.
Adieu donc la fortune.
DAPHNÉ.
Chacun pour son bonheur cherche à s’associer ;
Madame avait assez besoin d’un Financier.
FÉRIMON, à Daphné d’un air méprisant.
Il est donc Financier ?
LICIDAS, à part et en regardant Férimon.
Ah ! ce ton m’importune !
Et j’en suis piqué vivement.
JULIE, à Daphné.
Je me mets au-dessus de cette raillerie :
Un autre en aurait l’âme aigrie.
LICIDAS.
S’il en était besoin, je crois qu’au sentiment
Il joindrait de l’entêtement.
MARTON.
En effet, et pour moi je vais parler sans feinte.
FÉRIMON, à part et en regardant Licidas.
Je me contrains. Retenons-nous ;
Suspendons mon courroux.
MARTON.
Les cœurs doivent-ils donc souffrir tant de contrainte ?
On s’aime, on se sépare, on forme d’autres nœuds
C’est cette liberté qui peut nous rendre heureux.
On vante incessamment le Papillon volage,
Qui va de Fleurs en Fleurs.
Un Amant comme lui médite les ardeurs ;
Faut-il qu’aveuglément dans l’hymen on s’engage ?
Non, non, on réfléchit le vœu qu’on va risquer ;
Et comme cet hymen est un fort long voyage,
On permet aux Amours, avant de s’embarquer,
De folâtrer sur le Rivage.
JULIE, à Daphné.
Puis-je vous garantir, Madame, des succès,
Qui devraient n’être dus qu’à vos rares attraits ?
DAPHNÉ.
C’en est trop, il est temps que mon dépit éclate ;
On ne doit point ici s’inquiéter d’Agathe,
Et je déclare à tous que j’épouse Cléon.
CLÉON.
Mesdames... Décidez.
DAPHNÉ, à Agathe.
Rentrez Mademoiselle.
AGATHE.
Hélas !
FÉRIMON, arrêtant Daphné.
Eh ! non, Madame, non !
Vous devez un peu plus faire cas de mon zèle ;
Je viens de proposer un plan d’arrangement ;
Je l’ai dit. On ne peut en sortir autrement.
LICIDAS.
Quand Julie à l’instant me marquerait sa haine,
On ne me verrait pas prétendre à d’autre chaîne ;
Chacun pour son bonheur cherche à s’associer,
Et Madame a très fort besoin d’un Financier.
JULIE.
De la loi qu’on me fait, d’être ainsi méprisée,
Je suis, je l’avouerai, je suis fort offensée.
FÉRIMON.
Dès que l’on n’envient point à l’accommodement,
Il serait à propos, me semble,
Que nous puissions tous deux nous expliquer ensemble.
JULIE.
Allez, pour Licidas, on ne craint nullement ;
Et l’on saurait mettre ordre à votre emportement.
LICIDAS, à Férimon avec hauteur.
Monsieur, retirez-vous.
FÉRIMON, transporté de colère.
Moi, que je me retire !
MARTON, à part.
Cela tournera mal.
CLÉON, à part.
Ma foi, que l’on s’en tire.
AGATHE, à part.
Ô ! Ciel !
LICIDAS.
Loin des Drapeaux de Mars,
Je ne sais pas si mes Confrères
Amoureux d’intérêts, d’affaires,
Évitent de certains hasards ;
Mais pour moi, je n’en fais que rire ;
Je demeure fidèle à d’anciennes Lois,
Et sans vous irriter, permettez-moi de dire
Qu’à Rome, le Questeur repassait les Gaulais.
FÉRIMON.
Tudieu ! Monsieur, ceci décide bien la chose.
Les Gaulois !
AGATHE et MARTON.
Arrêtez.
FÉRIMON.
Sortons, sortons pour cause,
LICIDAS.
Sortons.
DAPHNÉ et MARTON.
Ah ! Licidas !
LICIDAS.
Monsieur fait ce qu’il doit,
Et l’on répare ainsi l’injure qu’on reçoit.
JULIE.
Mais de ce furieux ne peut-on se défaire ?
À Férimon.
Je vous ferai bien, moi, calmer votre colère.
LICIDAS.
Nous nous retrouverons.
FÉRIMON.
Il n’échappera pas.
Quoi ! moi, j’aurais bravé mille trépas,
Et ma valeur pourrait sembler suspecte !
LICIDAS.
J’attends, mais par égard aux Dames qu’on respecte.
FÉRIMON.
Pour qu’on en soit certain, j’en fais serment ici.
LICIDAS, faisant le même geste.
Et moi, j’en fais serment aussi.
AGATHE.
Je meurs.
MARTON.
Je n’en puis plus.
DAPHNÉ.
Je suis toute troublée.
AMARTON.
Plus on leur parle et plus leur rage est redoublée.
AGATHE, pleurant.
Quand une fois deux hommes ont promis
De se revoir comme ennemis,
Non, ils n’en veulent plus démordre.
JULIE.
Allez, ne redoutez nul accident fâcheux,
On aura trop grand soin de les veiller tous deux ;
J’ai du crédit assez pour y mettre un bon ordre.
Scène XIII
CARLIN, JULIE, LICIDAS, CLÉON, DAPHNÉ, AGATHE, FÉRIMON, MARTON
CARLIN, dans le fond du Théâtre.
Où la trouver ? où donc ?
JULIE.
Qu’entends-je ?
MARTON.
On vient ici.
CARLIN, paraissant en bottes.
Où donc trouverai-je Julie ?
MARTON.
C’est Carlin...
CARLIN.
Ah ! Madame, à la fin vous voici :
Je ne me suis jamais tant hâté de ma vie ;
Sachez m’en gré, je vous supplie,
Dans un instant vous allez voir Vercour.
JULIE.
Vercour arrive, ô Ciel !
CARLIN.
Il revient de la Cour.
Il vient vous annoncer une aimable nouvelle.
JULIE.
Dis-nous, Carlin, ah !dis-nous quelle est-elle ?
Ne retiens point mon esprit suspendu.
CARLIN.
Il ne l’a point permise à ma bouche profane ;
D’en parler il m’a défendu.
Il doit seul en être l’organe :
Mais pour vous prévenir devant lui j’ai couru.
JULIE, tirant Carlin au coin du Théâtre.
Ah ! Carlin, viens, un mot.
CARLIN, bas à Julie.
Nous n’avons point la guerre.
Tout ce qu’on en a dit n’était qu’une chimère.
JULIE.
Que dis-tu ?...
On entend des fanfares.
CARLIN.
De Vercour vous savez la gaieté,
De vingt Musiciens il revient escorté.
JULIE, tirant Licidas sur le devant du Théâtre.
Licidas : dans le fond, c’est faire une injustice ?
Je pense à tout cela...
LICIDAS.
Madame... Est-ce un caprice
Qui vous fait ?...
JULIE, haut.
Non vraiment. Faisons-nous un effort.
À Daphné, croyez-moi, confessez votre tort.
LICIDAS, après un temps et regardant Daphné.
Mais voudra-t-elle ?...
DAPHNÉ.
Hélas !
LICIDAS, se jetant aux genoux de Daphné.
Pardonnez donc, Madame,
Les écarts malheureux d’une trop juste flamme.
DAPHNÉ.
Quand le cœur est touché, que n’excuse-t-on pas !
Cléon, empressez-vous d’imiter Licidas...
CLÉON, après s’être jeté aux genoux d’Agathe.
Ah ! si de mon pardon j’obtiens jamais la grâce !...
AGATHE.
Le crime le plus grand par le regret s’efface.
FÉRIMON.
Que vois-je !... Quelle joie !... Oh ! trop heureux transport !
Quel Dieu dans un instant met tous les cœurs d’accord !
J’ai sans doute fait voir une humeur trop rebelle,
Et je dois en gémir aux pieds de cette Belle.
Il se met aux genoux de Julie.
CARLIN, après avoir fait quelques caresses à Marton.
Tous à genoux ! Qu’est-ce donc que ceci ?
Pour faire le Tableau, je vais m’y mettre aussi.
Les Acteurs restent un moment dans cette attitude. On entend des fanfares, au milieu desquelles arrive Vercour magnifiquement vêtu, et suivi de plusieurs Danseurs et Chanteurs.
Scène XIV
VERCOUR, CARLIN, JULIE, LICIDAS, CLÉON, DAPHNÉ, AGATHE, FÉRIMON, MARTON
VERCOUR, faisant une inclination à Julie.
Amis, Chers Citoyens, et vous surtout Madame,
Partagez les transports qui ravissant mon âme.
Je passais cette nuit près le Palais des Rois,
Une clarté brillait sur ses superbes toits,
Un charme se répand, par tout un doux murmure,
Semblait, de son sommeil, retirer la Nature.
Tous mes sens sont atteins de ce frémissement,
Qui prélit à nos cœurs un grand événement.
J’approche. Un peuple immense entoure ces Portiques ;
D’une pompeuse Cour asiles magnifiques,
Et me joint à la foule où chacun faisait voir
D’un objet désiré l’impatient espoir.
Une voix, qui du Ciel soudain paraît descendre,
À ce peuple attentif se fait alors entendre.
Oui, vos vœux sont remplis, un enfant Dieu donné,
Français ! heureux Français ! un Prince vous est né !
C’est celui qui devait combler votre espérance :
C’est le troisième Lys des Armes de la France,
C’est le fruit des amours de deux parfaits Époux.
Par des cris éclatants, nous nous signalons tous.
Pourvoir ce cher Enfant, tout le peuple s’empresse.
Un Monarque versant des larmes de tendresse,
Retient entre ses bras ce dépôt précieux.
Spectacle intéressant qui fixe tous les yeux !
On pense voir en lui la puissance immortelle,
Qui témoigne aux humains sa bonté paternelle.
Chaque mot est alors un Arrêt du Destin.
On écoute, on admire, on reconnait enfin
Dans ces marques d’amour augustes et sincères,
Le plus puissant des Rois, et le meilleur des Pères.
DAPHNÉ.
Ah ! bénissons le Ciel !
CLÉON.
Favorable Destin !
MARTON.
Que cet Astre nouveau nous éclaire sans fin.
JULIE.
Exprimons notre ardeur, que la plus noble Fête,
Par nos soins empressés dès le moment s’apprête.
FÉRIMON.
Vive le Roi !
LICIDAS.
N’ayons plus de courroux.
FÉRIMON.
Amis, mon avis est de nous embrasser tous.
Ils s’embrassent les uns et les autres.
AGATHE.
Né pour des intérêts qui touchent la Patrie ;
Si, durant le cours de sa vie,
Il cause autant de bien qu’il en fait parmi nous,
On doit en espérer le bonheur le plus doux.
VERCOUR, à Julie.
Qu’est-ce ?
JULIE.
Laissez, Vercour, il n’est pas nécessaire
Que vous soyez instruit de toute cette affaire.