L’Amant libéral (Georges de SCUDÉRY)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1636.

 

Personnages

 

LÉANDRE, gentilhomme Sicilien esclave

RODOLPHE, gentilhomme Sicilien esclave

LÉONISE, fille de Rodolphe esclave

PAMPHILE, gentilhomme Sicilien esclave

HALI BACHA, Gouverneur de Nicosie

HAZAN BACHA, son successeur à sa charge

IBRAHIM, Cadi de Nicosie

HALIME, sa femme

ISAC, marchand juif

MAHAMUT, renégat Sicilien et domestique d’Ibrahim

MUSTAPHA, Sangiac confident de Hali

ARRAÏDE, confidente de Halime

SULMANIRE, confidente de Halime

LÉLIE, esclave

TROUPES de Janissaires de la Garnison vieille et nouvelle

 

La Scène est en l’Île de Chypre.

 

 

À LA REINE

 

Madame ! Je n’aurais jamais eu l’audace d’offrir ce Poème à V. M. si je n’avais appris qu’il a eu l’honneur de lui plaire, toutes les fois qu’on l’a représenté devant Elle : Il est bien vrai qu’en cela, ma joie n’est pas sans quelque crainte, parce que je n’ignore point aussi, que sa bonté lui fait souvent approuver en apparence, ce que son jugement condamné en effet. Mais enfin MADAME, soit que j’éprouve en cette aventure, ou votre justice ou votre clémence, je les tiens également glorieuses : et pourvu que V. M. connaisse mon zèle comme mon Ouvrage, j’espère que la perfection de l’un, lui fera supporter les défauts de l’autre. Je dis les défauts (MADAME) pour les vers qui partent de moi ; car pour le sujet, V. M. sait bien, que Cervantès n’en a pas fait de mauvais. Cet Auteur était véritablement, un des plus beaux esprits de toute l’Espagne ; et si ceux de sa Nation disent ES DE LOPE, quand ils veulent donner la plus haute louange à quelque ouvrage de Poésie, je pense que pour la Prose, ils peuvent dire ES DE CERVANTES, avec autant de raison. C’est donc mon AMANT LIBÉRAL (MADAME) qui se jette aux pieds de V. M. pour lui demander sa protection : je prévois qu’il en aura besoin ; et que tout Français qu’il est maintenant, il se trouvera des gens, qui l’attaqueront en ennemi, mais MADAME, empêchez s’il vous plaît, que leur fureur ne mette en pièces, ce pauvre Sicilien ; et faites qu’on le traite au moins en prisonnier de guerre, puisqu’il est trop LIBÉRAL, pour ne payer pas bien sa rançon. Il s’en acquittera (MADAME) en publiant par tout le monde, que les Couronnes que vous portez, ne sont pas vos plus beaux ornements : Il dira que ces grands Monarques dont vous êtes digne Femme, et digne Sœur, n’ont pas tant de Sujets, que vous avez de Vertus : et que soit pour les beautés de l’âme, ou pour les grâces du corps, notre siècle n’a rien qui vous égale. En effet MADAME, comme en la Musique, l’harmonie se compose de parties absolument différentes, la douceur et la Majesté, font un si divin mélange sur votre visage, qu’il n’est point d’âme qui n’en soit ravie. L’Histoire nous parle comme d’un miracle, de cette illustre et vaillante Fille, qui connut d’abord le Roy Charles Septième, caché dans la foule de ses Courtisans, et sans aucune marque de Royauté, bien qu’elle ne l’eût jamais vu ; mais il n’est pas besoin d’une révélation pour vous connaître : vous paraissez partout ce que vous êtes ; la splendeur et la Majesté vous sont naturelles ; vous n’empruntez rien du Dais, ni du Trône ; et quelque peu d’éclat qui parût en vos habits comme en votre suite, un étranger ne demanderait jamais, OU EST LA REINE ? aussi tous les peuples sur qui vous régnez, ne désiraient plus rien en vous, que la qualité de Mère : vos vœux (MADAME) étaient les nôtres ; et le Ciel les a vus si justes, qu’il n’a pu les refuser. Ce sera ce Dauphin que nous attendons, qui calmera les tempêtes ; bien plus véritablement que l’Alcyon : et qui rétablira par toute la terre, la paix et la tranquillité. La France bénissait autrefois la Castille, pour lui avoir donné Blanche, Mère de notre Saint Louis, et bientôt nos haines étant apaisées, elle lui rendra grâce de nous avoir donné l’incomparable ANNE, Femme de l’invincible LOUIS LE JUSTE.

Et si l’Art d’Apollon n’est faux,
À prévoir les choses futures,
Mère d’un Prince encor, dont les fameux travaux,
Et les illustres aventures,
Élèveront la gloire, au superbe sommet,
Où la vertu la met.

C’est ce que prédit, et ce que désire,

MADAME,

De Votre Majesté.

Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet,

 

DE SCUDERY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première 

 

ISAC, LÉONISE

 

ISAC.

Ce refus me déplaît, cet orgueil m’importune,

Juge de mon pouvoir, et songe à ta fortune ;

Vois les maux où tu cours, et les plaisirs offerts ;

Quitte cette arrogance, et regarde tes fers 

Et te souviens encor que ton mépris me brave,

Que je suis toujours Maître et toi toujours esclave,

Que lorsque je commande, il te faut obéir.

Et que celui qui t’aime, enfin te peut haïr.

LÉONISE.

On me verra mourir, avant que j’obéisse,

Car je suis votre esclave, et non celle du vice :

Mon cœur dans les malheurs n’étant point abattu,

Fait au milieu des fers, triompher la vertu ;

Et quelques grands assauts que le destin me livre,

Je me ris de sa force, étant lasse de vivre,

Et regardant la mort, comme un souverain bien,

Voyez ce cœur sans crainte, et n’espérez plus rien.

ISAC.

Ingrate souviens toi que dans Pantamalée,

J’ai vaincu ta disgrâce, et je t’ai consolée ;

Et qu’après ce naufrage où tu vis ton cercueil,

L’impitoyable faim te l’eût fait d’un écueil,

Si mon cœur attendri par de si belles larmes,

N’eût soumis sa confiance, au pouvoir de tes charmes,

Et nourri dans mon sein, un dangereux serpent,

Qui pique, et qui meurtrit, un cœur qui s’en repent.

LÉONISE.

Celui qui se repent après un bon office,

Efface entièrement la grâce du service ;

Celui qui le reproche, étant peu généreux,

Absout d’ingratitude, un pauvre malheureux :

Et celui qui ne sert qu’à cause de soi même,

Montre qu’il n’aime point ou seulement qu’il s’aime

Servant par intérêt, il n’oblige que soi ;

Et je mets en ce rang, le bien que le reçois :

Cette robe à de l’or, vous me l’avez donnée :

Mais hélas la victime est ainsi couronnée ;

Quand on veut l’égorger, on la pare de fleurs ;

Et ce funeste habit m’a bien couté des pleurs :

Mais regardez un peu votre race et la mienne,

Et Juif, ayez horreur d’aimer une Chrétienne.

ISAC.

La Loi de la Nature, efface toutes lois :

Je te le dis encor pour la dernière fois ;

J’aime, et veux être aimé.

LÉONISE.

Vous voulez l’impossible.

ISAC.

Soyons, soyons cruels, comme elle est insensible,

Changeons, changeons l’amour ; en un juste courroux,

Et du moins la vendant, montrons qu’elle est à nous,

Ôtons nous de la chaine, et resserrons la sienne ;

Elle veut son malheur, faisons qu’elle l’obtienne ;

Et si mes feux discrets, éteignent les désirs,

Quelle serve au Sérail, à d’infâmes plaisirs ;

Que de mille beautés, elle soit la dernière ;

Et de libre quelle est, devenant prisonnière,

Qu’un Eunuque importun, la suive en toutes parts,

Comptant d’un œil jaloux, ses pas, et ses regards :

Marche Monstre orgueilleux.

LÉONISE.

Ha fais souverain Être,

Que je change de sort, aussi bien que de maître ;

Et qu’étant sans franchise, ainsi que sans bonheur,

J’obtienne de ta grâce, un trépas plein d’honneur.

ISAC.

Que pour un cœur ingrat, les biens ont peu d’amorce !

LÉONISE

Je méprise tes biens, et me ris de ta force.

 

 

Scène II

 

RODOLPHE, PAMPHILE

 

RODOLPHE.

Pourquoi regrettez-vous cet objet malheureux ?

On ne peut être avare, étant bien amoureux :

Qui se donne soi-même, à la personne aimée,

N’estime plus ses biens, qu’une ombre, une fumée ;

Ceux que l’amour élève en cet illustre rang,

Loin d’épargner de l’or, donneraient tout leur sang ;

Et remplis de l’ardeur d’une si belle flamme,

Pour sauver leur Maîtresse, ils voudraient perdre l’âme :

Mais vous avez paru dans un si grand danger,

Et fort mauvais Amant, et fort bon ménager :

L’intérêt a vaincu, contre la foi promise :

Ha fille infortunée ! ô pauvre Léonise  

Qui croyais qu’on t’aimât ; vois de quelle façon !

On t’enlève à ses yeux, à faute de rançon ;

Lorsqu’il te peut sauver, il consent à ta perte ;

Il te voit d’un œil sec, emporter à Biserte ;

Et prodige, plutôt que de te secourir,

Il me perd, il te perd, et se laisse périr,

Lui qui toujours aimé de l’aveugle fortune,

Pouvait payer alors, cent rançons, au lieu d’une.

Infâme pauvreté qui m’as toujours suivi,

Par toi, comme par lui, mon bien me fut ravi ;

Et je ne pus donner en ce malheur extrême,

Que des vœux impuissants, pour sauver ce que j’aime.

Léandre généreux, vois en mon cœur changé,

Et ma rigueur punie, et ton amour vengé ;

Tu vis par les effets d’une erreur mutuelle,

Et le père inhumain, et la fille cruelle,

Et tu vois maintenant d’un mal non attendu,

Et la fille perdue, et le père perdu.

Mais cet Astre malin, qui fit notre infortune,

Injuste qu’il était, te la rendit commune,

Et le sort par un coup que mon âme ressent,

Confondit le coupable, avecques l’innocent :

Ta franchise est perdue, aussi bien que la notre ;

Et l’on te voit souffrir, pour le crime d’un autre.

Léandre, en quelque part que tu sois aujourd’hui,

Souffre ton infortune, et reçois mon ennui :

Ma fille, en quelque lieu, que le sort te retienne,

Adoucis ta tristesse, il suffit de la mienne ;

Et perds le souvenir, d’un Amant peu zélé,

Qui pouvait me sauver, un bien qu’on m’a volé ;

Efface de ton cœur, son, nom, et son image,

Que l’Amour n’y grava que pour notre dommage ;

On ne t’en ressouvient, que pour mieux détester,

L’ingrat, qui s’est perdu, pour ne te racheter.

PAMPHILE.

Mon Père...

RODOLPHE.

Ha triste nom, es qui me désespère !

C’est par vous seulement que je ne sui plus Père.

PAMPHILE.

Écoutez mes raisons.

RODOLPHE.

On n’en saurait avoir,

Après qu’on a choqué l’amour et le devoir.

PAMPHILE.

Si vous vouliez m’entendre.

RODOLPHE.

Ha Pamphile, une excuse

Montre bien moins d’amour, qu’elle ne fait de ruse :

Mais quoi que votre esprit s’estime assez rusé,

Le mien dans la douleur, n’en peut être abuse :

Je vois ma fille esclave, et la foi méprisée ;

Ma perte est trop sensible, vous l’avez causée.

PAMPHILE.

Mais un homme sans bien...

RODOLPHE.

N’est jamais sans bonheur,

Alors qu’il l’a perdu, pour sauver son honneur :

Quelque incommodité que le corps en ressente,

Une âme est en repos quand elle est innocente.

PAMPHILE.

L’amour fit un péché, que je connais trop tard.

RODOLPHE.

Le vice est toujours laid, en dépit de son fard.

PAMPHILE.

Je tâchais de sauver mon bien, pour ma Maîtresse.

RODOLPHE.

Ha ne te cache plus âme ingrate et traîtresse,

Je vois ton avarice, aussi grande qu’elle est ;

Et tu n’as regardé, que ton propre intérêt :

Sois comme sans vertus, au moins sans insolence ;

Et cache ton péché, sous un discret silence :

Retirons nous d’ici, quelqu’un vient sur nos pas ;

Ne parle plus d’amour, tu ne le connais pas.

PAMPHILE.

Fais grand Dieu si j’ai tort que Pamphile périsse.

RODOLPHE.

Tu n’as point d’autre Dieu, que ta seule avarice.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE

 

Stances.

Tristes objets de mes regards,
Superbes Tours fermes Remparts,
Que vient d’abattre la fortune :
En l’état qu’e
lle vous fait voir,
Vous pouvez conserver l’espoir,
Puisqu’elle n’est pas toujours une ;
Mais dans le mal qui m’importune,
Je n’en saurais jamais avoir.

L’Astre qui cause mes malheurs,
Me fit naître pour les douleurs,
Je n’eus point d’autre destinée :
Il faut que ce mal ait son cours ;
Il faut que je souffre toujours ;
Sa rigueur est tant obstinée,
Qu’elle ne peut être bornée,
Que par le dernier de mes jours.

Tout me traverse également :
Sur l’un, et sur l’autre Élément,
J’éprouve son humeur sauvage :
Le plus beau jour m’est une nuit ;
L’impitoyable me poursuit,
Sur les flots et  sur le rivage,
Et la franchise et l’esclavage,
Tout m’est funeste, et tout me nuit.

À terre, je suis mal traité :
Et la mer en sa cruauté,
M’est bien encore plus barbare :
Léonise me refusait,
Léonise me méprisait,
Pour idolâtrer un avare ;
Mais devant un objet si rare,
Ma perte même me plaisait.

Maintenant cet Astre n’est plus :
Pleurs impuissants superflus,
Que cause sa mort et ma vie ;
J’attends la parque sans effroi ;
Augmentez-vous, et noyez-moi,
Contentez cette juste envie ;
Je la devrais avoir suivie,
Et mes jours font tort à ma foi.

Je crois voir son teint qui pâlit :
Qu’Hymen ne la t’il mise au lit,
Plutôt qu’en la mortelle barque !
En faveur d’un objet si doux,
Oui, faisons, des vœux contre nous,
Amour veut cette illustre marque ;
Elle est dans les bras de la parque,
Fût-elle dans ceux d’un époux.

Mais hélas, vains désirs de mon âme éperdue,

Cette aimable beauté ne peut m’être rendue,

La mort ne voit nos pleurs que d’un œil de mépris,

Et l’avare qu’elle est, retient ce qu’elle a pris :

De tant d’objets divins, que cette inexorable,

Moissonne d’une faux si tranchante et durable,

En peut-on marquer un, qui fasse le retour,

De la nuit ténébreuse, à la clarté du jour ?

Cette merveille hélas, n’est jamais advenue ;

La route qui remonte, est encor inconnue ;

Et dans ce grand chemin qui conduit au trépas,

On ne voit devers nous les traces d’aucun pas ;

Tout descendent ces lieux, où les ombres demeurent ;

Et l’on ne voit jamais, ces Merveilles qui meurent :

De sorte que mon âme est réduite à ce point,

Qu’elle adore un objet qui fut et qui n’est point.

Léonise n’est plus ! ô la triste aventure !

Miracle de nos jours, chef-d’œuvre de Nature,

Toi qui sentis les coups de la rigueur du sort,

Règne, et vis en mon cœur, en dépit de la mort :

Mais non, fasse le Ciel un acte de justice,

Et ce cœur n’étant plus que ton règne finisse.

 

 

Scène IV

 

MAHAMUT, LÉANDRE

 

MAHAMUT.

Comme je vois tes pleurs, montre moi leur sujet ;

As-tu le cœur touché par un si triste objet ?

L’image de ces Tours, peinte en ta fantaisie.

Te fait-elle pleurer la pauvre Nicosie ?

Cette belle Cité d’un État si puissant,

Qui se voit accablé sous l’orgueil du croissant ;

Cette Île, où les Amours avaient eu leur Empire,

Est-ce Chypre en un mot, pour qui ton cœur soupire ?

LÉANDRE.

Hélas cher Mahamut, quand je verse des pleurs,

J’en trouve assez la cause en mes propres malheurs ;

Et comme le connais mon infortune extrême,

Avec juste raison je ne pleins que moi-même :

Car en considérant mon destin rigoureux,

Le plus infortunés se trouveront heureux :

Et près de la douleur qui règne en ma mémoire,

L’état même d’enfer est un état de gloire.

MAHAMUT.

Un grand cœur doit toujours d’un généreux effort,

Opposer la raison, aux malices du sort :

Et puis, cette disgrâce à tant d’autres commune,

N’est pas le plus grand coup, que donne la fortune :

Tu perds ta liberté, mais tu la peux avoir,

Et comme ta rançon elle est en ton pouvoir.

LÉANDRE.

La franchise est un bien, dont je n’ai point d’envie ;

Et voudrais avec elle avoir perdu la vie.

MAHAMUT.

On peut trouver le calme au milieu du danger.

LÉANDRE.

Il est vrai qu’ici bas, tout change, ou peut changer :

Tel languit sous des fers, qui dans trois jour peut-être,

Les porte de ses mains à celles de son Maître :

Tel paraît triomphant, qui s’était vu dompter ;

On peut tomber d’un trône, et puis y remonter,

Je sais qu’insolemment, la fortune se joue,

Et qu’un branle éternel, doit agiter sa roue ;

Mais alors que la parque, est jointe à son courroux,

Que l’une et l’autre hélas, frappent d’étranges coups !

Contre un deuil si pressant, malgré la résistance,

Il n’est point de remède, il n’est point de constance,

Et pour guérir d’un mal, qu’on ne saurait guérir,

Il faut suivre au tombeau, celle qu’on voit mourir.

MAHAMUT.

À ces mots, je connais la douleur qui te presse :

Les pleurs sont généreux, que cause une Maîtresse ;

Et quand un bien si cher enfin nous est ôté,

Je tiens que la constance est une lâcheté.

Pleure donc cher Ami, ta plainte est légitime ;

Une vertu farouche est capable de crime ;

Oui, tu dois soupirer, et j’y dois consentir ;

Ton mal est trop aigu, pour ne le pas sentir :

Mais au nom du pays qui nous a donne l’être,

Montre moi ton amour, dis moi qui le fit naître ;

Compte moi tes malheurs, peins moi ton amitié ;

Et vois déjà mon cœur sensible à la pitié.

LÉANDRE.

L’excessive douleur, pouvant ôter la vie,

A dessein de mourir, je suivrai ton envie :

Et fasse le destin qu’un si triste discours,

Soit tranché parla mort, qui tranchera mes jours.

As-tu vu cher Ami dans le Bourg de Trapane,

Ceste chaste Venus cette belle Diane,

Léonise en un mot : l’objet le plus charmant,

Qui jamais ait régné, sur l’esprit d’un Amant ?

MAHAMUT.

La fille de Rodolphe ?

LÉANDRE.

Injuste Ciel, c’est elle,

Qu’avec trop de rigueur, tu fis naître mortelle ;

C’est elle que je pleure, et que je dois pleurer,

Et pour qui mes regrets, ne sauraient trop durer.

Cette aimable beauté qui règne dans mon âme,

Y grava son portrait, avec un trait de flamme,  

Et de telle façon elle sut le tracer,

Que rien que le trépas ne saurait l’effacer.

Je la vis je l’aimé, l’effet suivit la cause ;

Car la voir, et l’aimer, était la même chose :

Et je vis naître en moi, la peine, et les plaisirs,

L’espérance, l’amour, la crainte, et les désirs ;

Mais espoir, et plaisirs, en cette connaissance,

Votre mort de bien près, suivit votre naissance ;

Vous fûtes de ces fleurs, qui ne durent qu’un jour,

Et je n’eus plus au cœur, que la crainte, et l’amour.

MAHAMUT.

Quoi, fut-elle insensible, autant qu’elle fut belle ?

LÉANDRE.

Elle fut à la fois, pitoyable, et cruelle ;

Elle eut beaucoup d’amour, et beaucoup de mépris

Et j’attaquais un sort, qu’un autre avait surpris :

De sorte que son âme en étant trop atteinte,

La mienne ne poussa qu’une inutile plainte :

Pamphile était le nom de cet heureux Amant ;

Et comme il était riche, il fut trouvé charmant :

Il rencontra l’amour, et je trouva la haine ;

Je combattis sans vaincre, il la vainquit sans peine ;

Pamphile était suivi, Léandre abandonné ;

J’étais chargé de fers, il était couronné ;

Et d’un injuste choix, cette jeune Carite,

Préféra dans son cœur, la richesse, au mérite.

MAHAMUT.

Quoi, tu pouvais l’aimer après...

LÉANDRE.

Hé justes cieux,

Pouvais-je la haïr, puisque j’avais des yeux ?

Un jour que ces Amants le plus heureux du monde,

Accompagnés du père, étaient au bord de l’onde,

Et que dans la saison ou tout paraît si beau,

Ils voyaient un jardin sur la terre et dans l’eau ;

Lasse de tant aimer, sans espoir de salaire,

Je me laisse conduire au gré de la colère,

Et perdant le respect, en cette occasion,

Je le couvris de honte, et de confusion.

MAHAMUT.

Qui ?

LÉANDRE.

Ce jeune Adonis, de qui l’âme occupée,

Ne se ressouvint point qu’il avoir une épée ;

Et qui souffrit alors, la rougeur sur le front,

Les marques du dépit, et celles d’un affront.

Comme j’étais rempli d’une fureur si grande,

De trois Navires Turcs, une troupe brigande,

Accourut au rivage, et malgré mon effort,

Un esquif à l’instant, nous mena dans leur bord.

Les trois chefs assemblés, font voir à l’heure même,

Le moyen de sortir de ce péril extrême,

Et pour nous redonner à tous la liberté,

De vingt mille ducats, le prix fut arrêté.

Rodolphe, à qui le sort ne donna de richesse,

Que celle des beautés de ma chère Maîtresse,

Par un morne silence, à l’instant nous fit voir,

Et son deuil excessif, et son peu de pouvoir.

L’eut comblé de trésors, par les mains de Neptune,

D’un esprit mercenaire, et d’un courage bas,

N’offrit jamais pour tous, que deux mille ducats ;

Et quelques raretés qu’il vit en Léonise,

L’ingrat la voulut perdre, avecques sa franchise :

Il supporta l’éclat, de ses beaux yeux en pleurs,

Qui semblaient demander la fin de leurs malheurs,

Il n’en fut point touché, l’insensible, l’infâme,

Et le propre intérêt, la chassa de son âme.

MAHAMUT.

Il doit être effacé du nombre des Amants.

LÉANDRE.

Moi qui portais au cœur, de plus beaux sentiments,

Pour sauver cet objet, dont la mienne est ravie,

J’offris avec l’argent, ma franchise, et ma vie,

Et sans rien espérer de mon sort rigoureux,

Je voulus tout donner pour rendre un autre heureux.

MAHAMUT.

Ô merveilleux effet, d’une amitié sans feinte !

LÉANDRE.

Déjà l’espoir en nous, succédait à la crainte ;

Et pour notre rançon, nous approchions du port,

Quand nous vîmes encor, l’inconstance du sort :

Las, est-il des douleurs, comparables aux miennes !

On découvrit en mer, douze voiles Chrétiennes,

Et les Turcs qui craignaient quelque mauvais destin,

Partagèrent entre eux, mon cœur, et leur butin :

Si bien, qu’en s’éloignant des côtes de Sicile,

L’un prît en son partage, et Rodolphe, et Pamphile,

L’Autre prît Léonise, et le tiers me reçut,

Abusé de l’espoir, que son âme conçut.

Juge cher Mahamut, quelle fut lors ma peine,

Me voyant séparé de ma belle inhumaine,

Le mal que je sentis, ne se peut exprimer,

Et pour le concevoir, crois qu’il faut bien aimer.

Mon âme vint aux yeux, témoigner sa tristesse,

Je vis quelque pitié dans ceux de ma Maîtresse,

Et son regard me dit, à faute de la voix, 

Que son cœur approuvait, le dessein que j’avais :

À ce bizarre effet que le destin m’envoie,

Je ne le cèle point, je sentis de la joie ;

Les contraires ensemble, alors étant d’accord,

Je souhaitais de vivre,  et désire la mort.

À peine ces voleurs eurent fait leur partage,

Que l’air, nous menaça de quelque grand orage ;

Il devint tout obscur ; et la mer qui s’enfla,

Suivit les mouvements d’un grand vent qui souffla :

Lors la route que prend le Navire qui flotte,

Ne dépend plus des mains, ni de l’art du Pilote ;

La Nef, au gré du vent, vogue de tous côtés ;

La mort paraît partout, où nous sommes jetés :

On cherche en vain au Ciel le secours des Étoiles ;

Le vent emporte et rompt, Mats, Cordages, et Voiles ;

Et heurte le vaisseau, d’une telle fureur,

Que tout blanchît d’écume, ou pâlit de terreur :

Nous voyons dessus nous, des montagnes liquides ;

Nous volons à l’instant sur leurs sommets humides ;

Et puis notre vaisseau retombe enveloppé,

De la vague et du vent qui tous deux l’ont frappé :

Un déluge de pluie, encor nous fait la guerre ;

Le bruit des flots se mêle, à celui du tonnerre ;

Et le feu des éclairs, nous monstre dessus l’eau,

L’épouvantable objet, d’un horrible tableau :

Les plus fiers Matelots, en sont touchés eux-mêmes ;

Et leur crainte paraît, sur leurs visages blêmes ;

Leurs mains ne font plus rien, leurs yeux versent des pleurs,

Et par des cris aigus, leur voix plein leurs malheurs.

MAHAMUT.

Je conçois aisément quelle fut cette crainte,

Puisque du seul portrait, je sens mon âme atteinte.

LÉANDRE.

Moi, qui dans ce péril étais seul sans effroi,

Je fis des vœux au Ciel, qui n’étaient pas pour moi :

Et je suivais de l’œil, la Nef infortunée,

Qui portait Léonise, avec ma destinée,

Je la vis mille fois, élever jusqu’aux Cieux,

Et mille fois mon cœur la suivit par les yeux.

Je la vis mille fois dans la mer enfoncée,

Et mille fois mon âme ; y porta sa pensée :

Ce fut dans ce vaisseau, que j’eu peur de périr,

Ainsi que dans lui seul, je crus pouvoir mourir :

Cet amour qui nous change, en l’objet que l’on aime,

Me fit craindre pour elle, et non pas pour moi-même,

J’espère quelques fois, j’appréhende souvent ;

Et mon âme suivit la Nef, l’onde, et le vent.

Enfin le puis-je dire, et conserver la vie ?

Pour ce débile espoir, le sort eut de l’envie ;

Je cherchais le trépas, il me le refusa ;

Et contre des rochers ce vaisseau se brisa :

La vague l’engloutit ; et perte et sans seconde,

Mon Soleil pour jamais, se cacha dessous l’onde ;

Et l’ombre de la nuit, dont nous fumes surpris,

Nous couvrit les horreurs, de ce triste débris.

Avecques ce vaisseau, mon bonheur fit naufrage ;

Je perdis en sa perte, espérance et courage ;

Et pour porter encor, mon malheur plus avant,

La tempête finit, et je restais vivant.

MAHAMUT.

Ô qu’on souffre en amour, ha qu’on souffre en la vie !

Un démon nous regarde, avec un œil d’envie,

Qui sans doute le plaît à choquer nos désirs,

Détruire notre espoir, et borner nos plaisirs.

LÉANDRE.

Cent fois depuis, mon Maître ennuyé de ma peine,

Me parla de rançon, et de rompre ma chaine ;

Mais fuyant tous les biens, après ces maux soufferts,

J’ai voulu que la mort me trouvât dans les fers.

Enfin, à Tripoli, l’astre qui me vit naître,

Sans changer de destin ,me fit changer de Maître :

Le Vice-Roi de là, qui vient l’être en ces lieux,

Suivit en m’achetant, l’ordonnance des Cieux :

Moi j’invoque la mort, c’est toute mon attente.

Hasan Bacha mon Maître, est déjà dans sa Tente,

Pour suivre exactement la coutume d’ici,

Qui l’oblige à camper, nous autres aussi,

Jusqu’à tant que celui qui commande en cette Île,

Sorte d’un pavillon tendu près de la ville,

Pour venir voir son ordre, et remettre en sa main,

Le pouvoir qu’il tenait du Prince souverain,

Allons voir si tu veux cette cérémonie.

MAHAMUT.

Fais que de ton esprit, la douleur soit bannie,

Ou l’adoucis au moins, puisque les plus constants,

Cèdent aux lois du sort, et que tout cède au temps.

Cependant, si l’habit qu’une folle jeunesse,

Me fait porter enfin avec tant de tristesse,

Et parmi les remords d’un juste repentir,

Me faisait croire Turc, je n’y puis consentir,

Prends donc en ma faveur, un sentiment contraire ;

Crois que j’aurai pour toi, la charité d’un frère ;

Oui, vrai Compatriote, ainsi que vrai Chrétien,

Tout ce qui fut à moi, se pourra nommer tien.

LÉANDRE.

Si tu veux me servir, comme me satisfaire,

Enseigne à mon esprit, le moyen de déplaire ;

Fais-moi haïr de tous en l’état où le suis,

Afin que le trépas termine mes ennuis :

Irrite le Bacha, dépeins lui mon audace,

Un juste châtiment, me tiendra lieu de grâce ;

Pour moi le plus cruel, aura plus de pitié ;

Car je cherche la haine, et non pas l’amitié.

MAHAMUT.

Le Soleil qui se lue est dessus les Montagnes,

Et déjà  sa clarté s’épand dans ces campagnes :

Léandre hâtons nous (si nous voulons bien voir)

D’aller où nous appelle et l’heure et le devoir.

LÉANDRE.

Rien ne nous presse tant, car ces longues journées,

Qui coulent en Été sont presques des années :

Mon Maître dans sa Tente est encor endormi,

Toutefois pour te plaire allons mon cher Ami.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

HAZAN, TROUPES de Janissaires, LÉANDRE, MAHAMUT

 

HAZAN.

Vous qui suivez mes pas, fidèles Janissaires,

Soldats les plus hardis, et les plus nécessaires,

Par qui l’empire Turc fait de si beaux efforts,

Et que l’on peut nommer les nerfs de ce grand corps :

Nous venons en des lieux ou la gloire se trouve ;

Ou l’on met le courage, et la force à l’épreuve ;

Cette Île est un théâtre, ou l’on va paraissant ;

Ou l’on voit disputer la Croix, et le Croissant ;

C’est ou notre valeur jointe à notre fortune,

Doit mettre le Soleil au dessous de la Lune,

Et faire confesser au Chrétien abattu,

Qu’Hector d’où nous sortons, nous donna sa vertu.

Songez, mes compagnons, au dessein qui nous mène ;

Voyez la récompense, à la fin de la peine ;

Sa Hautesse m’envoie, en ce Gouvernement ;

Nous y trouvons la guerre, et c’est votre élément ;

Relevons les débris de cette belle Ville,

Voulez-vous un tombeau plus superbe qu’une Île ?

Il nous la faut défendre, ou nous ensevelir

Sous ces mêmes remparts qu’on vient de démolir.

UN JANISSAIRE.

Ne craignez pas Seigneur, qu’au milieu de l’orage,

Nous soyons des Nochers, à manquer de courage ;

La Mer peut s’émouvoir, et le Ciel peut tonner,

Mais rien de tout cela, ne peut nous étonner :

Nous avons l’esprit ferme, et l’âme préparée ;

Nous croyons un destin d’éternelle durée,

De qui l’arrêt fatal ne se peut éviter,

De sorte qu’il n’est rien, que nous n’osions tenter.

Après avoir chassé les Chrétiens d’une Terre,

Ou nous vient d’amener la fortune es la guerre,

Portons si vous voulez nos travaux plus avant,

Et que tous les Climats, adorent le Levant.

Faisans craindre partout, la force de nos armes,

Noyons toute l’Europe, et de sang, et de larmes ;

Que tout cède aux efforts, de nos bras indomptés ;

Que tout ne prenne loi, que de nos volontés ;

Et par cette valeur à qui tout est facile,

Que l’Alcoran enfin éteigne l’Évangile :

C’est le fameux laurier que l’honneur nous promet,

Pour servir le Sultan, vrai fils de Mahommet.

HASAN.

Généreux Musulmans, l’ardeur qui vous anime,

Aura sa récompense, ensuite de l’estime,

Et domptant l’Apennin, ainsi que le Liban,

Nous mettrons la Tiare, au dessous du Turban :

La mer pleine d’orgueil, n’a point assez de vague,

Pour enfermer nos cœurs, dedans l’Archipelague,

Et devant qu’être au point on le veux parvenir,

Les cornes du Croissant, pourront tout contenir.

Mais j’entends l’Atabale ; Hali sort de sa Tente ;

Pour remettre en mes mains une charge importante ;

C’est ainsi que chacun doit faire son devoir :

Montrons lui son congé, compris dans mon pouvoir,

Je dois rester dans l’Île, et l’on veut qu’il en sorte,

Pour s’en aller après rendre compte à la Porte.

En faisant ton devoir, comme je fais le mien,

Viens voir ce que t’écrit, mon Seigneur, et le tien.

 

 

Scène II

 

HALI, IBRAHIM, TOUPES de Janissaires

 

HALI.

Pour montrer mon respect, aussi bien que ma joie,

J’adore cet écrit, et la main qui l’en noie.

LETTRE, POUR HALI MON ESCLAVE.

Observe mon commandement,
Et remets ton Gouvernement,
Entre les mains d’Hasan, ton Maître te l’ordonne :
Et viens recevoir en personne,
Le salaire, ou le châtiment.

SULTAN SELIM.

Quand un ordre nous vient d’une telle puissance,

La gloire d’obéir, est une récompense :

Je vous remets la place et les soldats aussi ;

Et les marques du rang que se tenais ici.

Compagnons de ma gloire, ainsi que de ma peine,

Imitez le respect de votre Capitaine,

Car vous y trouverez de l’honneur du bien ;

Vous voyez votre Chef, et je ne suis plus rien.

UN JANISSAIRE.

Vive le Grand Seigneur, et celui qu’il envoie.

UN AUTRE JANISSAIRE.

Vive Hazan Bacha, plein d’honneur et de joie.

IBRAHIM.

Vous qu’il a commandé, et qu’il quitte aujourd’hui,

Soldats, on vous permet de vous plaindre de lui,

S’il n’a pas bien vécu formez en votre plainte ;

Comme il est sans pouvoir, soyez aussi sans crainte.

UN JANISSAIRE.

Il nous a gouverné avec tant d’équité,

Qu’on ne peut l’accuser, sans trop de lâcheté.

HAZAN.

Il reste maintenant, que vous veuillez m’instruire,

De l’état du pays, pour m’y pouvoir conduire.

HALI.

Vous trouvez un État encor mal affermi ;

Vous vivrez en ces lieux avec votre ennemi ;

Sous un joug si pesant le peuple qui soupire,

Ne fait de vœux au Ciel, que contre notre Empire :

Vous devez vous garder dedans, comme dehors,

Et ne dormir jamais de l’esprit ni du corps :

Craindre tout, voir partout, et tâcher de surprendre,

Les pensers dans le cœur, afin de s’en défendre ;

Sur le moindre soupçon, punir sévèrement ;

Régner par la frayeur, c’est régner surement ;

En tout cas il vaut mieux que l’innocent pâtisse,

Que souffrir le coupable, à faute de justice ;

Il vaut mieux opprimer que se voir opprimé ;

Et l’on doit être craint, ne pouvant être aimé.

Il ne reste aux Chrétiens qu’un fort en toute l’Île,

Il n’incommode point, ni la mer ni la ville ;

Joint qu’on peut en deux Mois le prendre à coup de main,

Ou sinon, l’investir, et l’avoir par la faim.

Vos Troupes sont de force, et d’ardeur animées,

Pleines de bons Soldats, et de plus bien armées ;

L’argent pour le payer ne peut manquer encor,

Tout celui de la ville, étant dans un trésor :

Pour les munitions, et de guerre, et de bouche,

De deux ans pour le moins, qu’aucun soin ne vous touche :

Je vous laisse muni de tout abondamment ;

Voilà quel est l’état de ce Gouvernement.

HAZAN.

Cet avis me suffit : mais quel homme s’approche ?

 

 

Scène III

 

ISAC, LÉONISE

 

ISAC.

Seigneurs, quelqu’un de vous a-t-il un cœur de roche,

Impénétrable aux dards que lancent deux beaux yeux,

Plus clairs, et plus perçants, que n’est celui des Cieux ?

N’a-t-il jamais aimé ? ni connu cette flamme,

Qui d’un œil passe en l’autre, et de l’œil jusqu’en l’âme ?

Qu’il vienne voir l’objet, que le conduis ici,

Et perdre sa constance, et sa franchise aussi,

Et puis, pour soulager cette nouvelle peine,

Esclave bienheureux, qu’il achète sa Reine,

Douze mille Sequins l’en mettent en pouvoir ;

Et ce prix, ne vaut pas le plaisir de la voir.

HAZAN.

Souvent on dit Soleil, ce qui n’est pas étoile ;

Pour nous en éclaircir, qui elle hausse le voile.

ISAC.

Voyez (loin de flatter de si charmants appas)

Si la vendant si peu, je ne la donne pas.

LÉANDRE.

Ô Dieu c’est Léonise !

HAZAN.

Ô merveille adorable !

HALI.

Le Sérail du Sultan, n’a rien de comparable.

IBRAHIM.

L’éclat de ce visage, éblouit ma raison !

Elle porte des fers, et nous met en prison !

ISAC.

Voyez cet abrégé de tant de belles choses,

Ce mélange confus, et de lis, de roses,

Ce teint vif, et si net, ces perles, ce corral,

Ce regard si modeste, et qui fait tant de mal,

Cette taille, ce port, et cette bonne mine

Que la majesté suit, alors qu’elle chemine.

LÉONISE.

Montre, sorti d’enfer, pour me persécuter,

Quelque mauvais démon, t’apprend à me flatter.

ISAC.

Au reste, son esprit qui de vaincre a l’usage,

Dispute de beautés avecques son visage.

HALI.

Entre dans cette Tente, on t’y satisfera.

HAZAN.

Demeure dans la mienne on te contentera.

HALI.

J’ai parlé le premier, c’est pour moi la Chrétienne.

HAZAN.

De plus fortes raisons, la pourraient rendre mienne ;

Mais aucun de nous deux, n’en doit avoir l’honneur,

Et je prends cette Esclave, au nom du grand Seigneur ;

Nous verrons maintenant, si quelqu’un à l’audace,

D’oser choquer son Maître, et d’occuper sa place ;

Qui me la veut ôter ?

HALI.

Moi ; qu’un même dessein,

Porte à faire ce choix, pour notre Souverain :

Il est plus à propos que je la lui présente,

Je n’ai plus que l’espoir, ta fortune est présente ;

Tu restes Gouverneur, je m’en vais sans pouvoir ;

Et c’est par cet objet, que j’espère en avoir.

Ne t’obstines donc plus au dessein de me nuire,

Et puis que je men vais, laisse la moi conduire :

Règle mieux tes désirs, rends les plus complaisants ;

Et songe qui un Royaume, est à toi, pour trois ans :

Tu vas rester dans Chypre, et je vais dans la Thrace,

Si bien que tu me dois accorder cette grâce,

C’est à moi qu’appartient, l’heur de la présenter,

Et tu n’as pas raison de me le disputer :

J’ai parlé le premier ; et quoi qu’il en advienne,

Il faut avoir ma vie, avant que la Chrétienne.

LÉANDRE.

À ce cruel objet, qu’est-ce qui me retient !

Ils disputent entre eux, un bien qui m’appartient.

LÉONISE.

Seigneurs, accordez vous ; apaisez cette guerre ;

Vous la pouvez finir d’un coup de Cimeterre,

Qui m’emporte la teste, et nous mette en repos :

Ne vous aigrissez plus, d’inutiles propos ;  

Songez, en disputant pour une infortunée,

Que tout cœur généreux, se fait sa destinée :

Dans le plus grand orage, il voit toujours un port,

Ou le peut faire entrer sa constance, et la mort.

Quand un cœur est touché de cette illustre envie,

Il voit mille sentiers, pour sortir de la vie :

Lorsque vous disputez, pour savoir qui m’aura,

Vous disputez un prix, qui vous échappera.

Accablez-moi de fers, observez tous mon âme,

Ôtez-moi les poisons, les poignards, et la flamme,

Ces inutiles soins, ne m’empêcheront pas,

De sauver mon honneur, par un juste trépas.

Celle qui ne meurt point, en le voyant pours suivre,

Montre qu’elle a voulu faire une faute, et vivre :

La force est un prétexte, aussi faible, que faux.

On ne veut point guérir, quand on souffre ces maux :

Pour moi, qui veux dompter le malheur qui m’oppresse,

Je fais cas de Porcie, Et je blâme Lucrèce ;

Le poignard de Tarquin, eût devancé le mien ;

Et qui cherche la mort, ne saurait craindre rien,

Celui qui parmi vous ennuyé de ses peines ;

Tira la liberté, des barreaux, et des chaines ;

Qui s’écrasa la tête afin de se sauver,

Montre qu’en tous endroits, la mort se peut trouver :

Ainsi ne croyez pas régler mon aventure,

Dans le choix du Sérail, ou de la sépulture,

Je ne balance point ; et malgré vos efforts,

L’âme qui doit régner, disposera du corps.

LÉANDRE.

Ô céleste vertu, qui n’eus jamais d’exemple,

Dans le cœur des mortels tu dois avoir un Temple !

HALI.

Enfin c’est trop rêver, résous-toi promptement,

Songe à ce que tu fais, et parle clairement.

HAZAN.

Il mes emble Hali que tu me dois entendre.

HALI.

Explique-toi pourtant.

HAZAN.

Je ne la veux point rendre.

HALI.

L’intérêt d’un ami ne te saurait toucher ?

HAZAN.

Le mien avec raison, me doit être plus cher.

HALI.

Tu te vois établir, et je cherche de l’être ?

HAZAN.

Je veux me conserver dans l’esprit de mon Maître.

HALI.

Allez d’autres devoirs, pourront te l’obliger.

HAZAN.

Qui s’y veut maintenir, ne doit rien négliger.

HALI.

Veux-tu perdre un Ami, gagnant une Province ?

HAZAN.

J’aime mieux perdre tout que l’amitié du Prince.

HALI.

J’ai parlé le premier, c’est moi qui dois l’avoir.

HAZAN.

Reste dans le respect tu n’a plus de pouvoir.

HALI.

Je ne saurais souffrir qu’elle me soit ravie,

Résous- toi de m’ôter, ou de perdre la vie.

HAZAN.

Ha c’est trop insolent.

HALI.

Ha ne m’irrite pas.

HAZAN.

D’ici viendra ta mort.

HALI.

Ou de la ton trépas.

UN JANISSAIRE.

Que faites-vous Seigneurs ? qu’elle rage insensée,

Contre votre devoir, règne en votre pensée ?

IBRAHIM.

La fortune me rit, tout conspire à mon bien ;

Je l’aurai sans péril, et sans en donner rien.

Terminez ces débats, dont la cause est légère,

Par un moyen aisé que le Ciel me suggère :

Qu’elle soit à tous deux, contentez vos esprits ;

Et ne payez chacun, que la moitié du prix.

Pour avoir du Sultan, la gloire méritée,

Qu’au nom de tous les deux elle soit présentée :

Ainsi chacun de vous, aura part au plaisir,

Et chacun obtiendra ; la fin de son désir.

Mais pour vous accorder, il sera nécessaire,

Que de ce beau présent, je sois dépositaire :

Quant aux frais du voyage, ils seront faits par moi,

Avec tout le respect que l’on doit à son Roi :

Je crois que c’est ainsi que peut aller la chose.

Si l’on est satisfait de ce que je propose.

HALI.

J’y consens.

HAZAN.

Je le veux.

IBRAHIM.

Suis-nous ; viens recevoir ;

Les douze mille écus, que tu veux en avoir :

Ce bon commencement, promet la fin heureuse.

HALI.

Cachons pour les tromper notre flamme amoureuse.

HAZAN.

Ma bouche vous déçoit, mon cœur n’est point changé.

ISAC.

Tu vas être punie, et le serai vengé.

LÉONISE.

Inutiles projets, dont leur âme se pipe,

Vous êtes des brouillards, que le Soleil dissipe.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, MAHAMUT

 

LÉANDRE.

Ô Colère du Ciel tu vas au dernier point 

Ils mettent à vil prix, un bien qui n’en à point !

Celle qui doit régner, est esclave elle-même !

On m’arrache le cœur, en m’ôtant ce que j’aime !

On la force de suivre un Arrêt inhumain !

Insupportables fers laissez agir ma main.

Non, non, ne souffrons plus cette injuste contrainte ;

Perdons le jugement, aussi bien que la crainte ;

Et si rien désormais ne peut nous secourir,

Montrons que nous savons nous venger, et mourir.

Et quoi, souffrirons nous qu’une troupe barbare.

Puisse ternir l’éclat d’une vertu si rare ?

Ou que pour se sauver, de leur injuste effort.

La Reine de ma vie, ait recours à la mort ? 

L’image du Sérail, dont elle est menacée,

Par la main de l’Amour, dans mon cœur est tracée,

Et je frémis d’horreur, à me la figurer,

Puisque c’est pour jamais, qu’on nous va séparer.

Dure nécessité, qui m’est intolérable,

Fais au moins que le deuil étouffe un misérable,

Et que le juste excès, d’une juste douleur,

Joigne son dernier jour, à son dernier malheur.

Mais le faible secours, et la faible allégeance !

Léandre, il faut mourir, mais non passants vengeance ;

À des cœurs généreux, le trépas est permis,

Mais il faut s’enterrer, avec ses ennemis.

Pour perdre ces Géants (Amour) forge des foudres ;

Consumons des Palais, mettons la flamme aux poudres ;

Et faisant tout périr, en cet embrasement,

Que Nicosie enfin ne soit qu’un monument :

La divine beauté, qui règne dans mon âme,

En s’élevant au Ciel, devancera la flamme ;

Et mon cœur emporté, de désirs amoureux,

Rejoindra ce bel Ange, en ce lieu bienheureux.

MAHAMUT.

Modère ses ennuis ; le sort la conservée :

Tu la croyais perdue, et tu l’as retrouvée.

LÉANDRE.

Ha c’est la cruauté que j’éprouve en ces lieux !

Le destin me la montre, et puis l’ôte à mes yeux,

Il me l’a submergée, il me la ressuscite,

Mais je la perds toujours, tant mon malheur s’irrite.

MAHAMUT.

Espère toutefois ; elle vit, et tu vis,

Et tu peux être heureux, si tu crois mon avis :

Faisons que le Cadi te demande à ton Maître ;

Ainsi vivant ensemble, et te faisant connaître,

Nous pourrons nous servir de quelque invention,

Pour vous tirer des fers, et de l’affliction ;

Trouves-tu ce dessein fondé sur l’apparence ?

LÉANDRE.

Veux-tu qu’un affligé, refuse l’espérance ?

Hélas, dans un naufrage, en je voulant sauver,

On cherche les écueils, quand on le peut trouver ;

On s’attache partout, tout semble favorable ;

Et tu n’as qu’à conduire un Amant misérable ;

Il suivra les conseils, du meilleur des humains :

Enfin je te remets mon sort entre les mains ;

Sois en Maître absolus ; dispose de ma vie ;

Pourvu que ta faveur satisfasse l’envie

Que j’ai de voir encor cet objet sans pareil,

Mon sang sera trop peu, pour payer ce conseil.

MAHAMUT.

Je veux ou te sauver, ou me perdre moi-même.

LÉANDRE.

J’adore ta vertu, plutôt que je ne l’aime :

Mais es-tu bien certain que ton Maître aujourd’hui,

Veuille m’avoir du mien, ou m’obtienne de lui ?

MAHAMUT.

Comme ce vieux Cadi n’a qu’une âme imbécile,

Saches qu’auprès de lui, je trouve tout facile :

Oui, si je l’entreprends, il est en mon pouvoir ;

Et je veux même encor, qu’il brûle de t’avoir.

Pour la difficulté de te changer de Maître,

Le mien par ces deux rangs de Juge, et de Prêtre,

Et si fort révéré, qu’on n’a garde d’oser,

Ni choquer ses désirs, ni lui rien refuser ;

Ainsi facilement te pouvant introduire,

Donne-toi patience, et te laisse conduire.

LÉANDRE.

Qu’heureusement pour moi tu me connus au port !

Qu’heureusement après je te compté mon fort !

Je bénis la fortune, ne me pleins plus d’elle,

Puisqu’elle me présente, un Ami si fidèle.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HALIME, SULMANIRE, SARRAÏDE

 

HALIME.

Ô vous à qui mon âme ouvre tous ses secrets,

Esprits que je connais fidèles et discrets ;

Qui vous intéressez dans tout ce qui me touche,

Tachez de voir mon cœur, sans implorer ma bouche,

Observez ma tristesse, et tous ses mouvements ;

Voyez par mes soupirs, quels sont mes sentiments ;

Je veux dire mon mal, et ma bouche ne l’ose ;

Mais en voyant l’effet, découvrez en la cause ;

Et ne m’obligez point a rougir d’un propos,

Qui choque mon honneur, et trouble mon repos.

Hâtez-vous, car mon mal accroît sa violence,

Par la juste pudeur qui m’oblige au silence.

Mais bon Dieu que la plainte a de charmants appas !

Parelle je fais voir, ce que je ne dis pas ;

Mon cœur se veut fermer, et cette plainte l’ouvre,

Je veux cacher ma flamme, je vous la découvre ;

Enfin confessez, moi, qu’à travers ce discours,

Vous voyez la douleur, qui menace mes jours.

SULMANIRE.

Mon esprit tout confus, es tout rempli de crainte,

Ne saurait voir encor d’où provient cette plainte.

SARRAÏDE.

Le mien est plus savant en l’art de deviner,

Vous avez un grand mal qui vous l’a pu donner ?

Car enfin vous aimez.

HALIME.

Il est vrai Sarraïde :

La raison m’abandonne, et la fureur me guide ;

L’Amour plus fort que moi, s’est rendu mon vainqueur ;

Mes yeux qui m’ont trahie, ont fait prendre mon cœur ;

Et l’adorable objet qui règne en ma mémoire,

Élève de ma perte, un trophée a sa gloire,

Je mets les armes bas, je cède à son pouvoir,

Il me combat, il vainc, et tout sans le savoir.

SULMANIRE.

On m’a dit autrefois que cette injuste flamme,

Dans son commencement, peut s’éteindre en une âme,

Mais que si l’on n’y pense ; après dans un moment,

Rien ne peut s’opposer à cet embrasement,

Sauvez-vous donc Madame, avant qu’elle s’augmente. 

SARRAÏDE.

Ô le faible secours pour sauver une Amante :

Qu’en matière d’amour, ton cœur est mal instruit !

Au lieu de se sauver, soi-même on se détruit ;

Et tous les vains efforts que la vertu peut faire,

Ne sauraient nous guérir d’un mal si nécessaire.

SYLMANIRE.

Quand on n’écoute pas la voix de la raison,

Il est vrai que ce mal n’a point de guérison,

Quand une âme se plaît de s’en voir consommée,

Au mépris de l’honneur, et de la renommée,

Qu’elle cherche l’objet, qu’il a put captiver,

Aucun il est certain, ne la saurait sauver ;

Il faut vaincre en fuyant, un œil rempli de charmes.

SARRAÏDE.

Contre un tel ennemi, la raison n’a point d’armes ;

Peux-tu goûter la tienne, ainsi faible qu’elle est ?

Le moyen de bannir un objet qui nous plaît ?

Qui s’attache à notre âme, dont la force extrême,

Nous fait moins vivre en nous qu’aux personnes qu’on aime ?

Le moyen de bannir du cœur comme des yeux,

L’inséparable objet qui nous fuit en tous lieux ?

Non, non, il faut aimer, quand le destin l’ordonne :

Fermez, fermez l’oreille, aux conseils qu’elle donne ;

Votre Époux est si vieux, et près du monument,

Que la raison s’accorde, à votre changement :

Goûtez donc le plaisirs ou l’âge vous convie ;

Aimez, soyez, aimée, usez bien de la vie ;

Approuvez mes conseils, et perdez en ce jour,

Ce fantôme honneur, qui s’oppose à l’Amour.

HALIME.

Oui, je cède à l’Amour, sa force est absolue :

Tu me dis une chose, où j’étais résolue :

Mais Dieu pourras-tu croire en ce mal que je sens,

Qu’un Esclave est mon Maître, et qu’il règne en mes sens ?

Un Esclave me dompte ; il fait que le soupire ;

Et tout chargé de fers, il sonde son Empire.

SULMANIRE.

Quand un objet si bas, occupe nos esprits,

Nous-mêmes devenons un objet de mépris.

SARRAÏDE.

Et pourquoi son ardeur serait-elle blâmable ?

Ne doit-on pas aimer, ce que l’on trouve aimable ?

Pour un cœur que l’Amour menace de trépas,

Le Sceptre et la Houlette, ont les mêmes appas :

Nous cherchons en aimant, d’une ardeur peu commune,

Les dons de la Nature, et non de la fortune :

Mais ne saurons-nous point le nom, et le séjour,

De l’Esclave qui règne en l’Empire d’Amour ?

HALIME.

Léandre, ha ce beau nom qui me remplit de flamme,

Est le nom du Captif, qui règne dans mon âme.

SARRAÏDE.

Celui dont le Bacha fait présent au Cadi ?

HALIME.

C’est celui qui me blesse, et celui que je dis.

SARRAÏDE.

Il a des qualités dignes de votre estime.

HALIME.

Il a des qualités qui font mourir Halime ;

Et je trouve aux regards de ce parfait Amant,

Un pouvoir tyrannique, aussi bien que charmant,

À l’instant que j’ai vu son aimable visage,

Ma débile raison, a perdu son usage ;

Son aspect m’a ravi repos et liberté ;

Et m’a fait de l’amour, une nécessité.

SARRAÏDE.

Douce nécessité, quand on a l’avantage,

D’avoir ainsi que vous les beautés en partage ;

Et qu’on est assuré, se voyant enflammer,

Que l’on nous aimera, comme on se fait aimer.

HALIME.

En vain pourtant mes yeux ont fait agir leurs charmes ;

Il n’y voit point l’amour, à travers de mes larmes ;

L’insensible qu’il est d’un air malicieux,

Feint de n’entendre pas le langage des yeux.

SARRAÏDE.

Joignez donc pour bannir la crainte qui le touche,

Au langage des yeux, le discours de la bouche.

HALIME.

J’aime, j’ai des désirs, et je me sens brûler ;

Mais je mourrai pourtant sans que j’ose parler ;

Vois donc en ce conseil, qu’elle erreur est la tienne.

SARRAÏDE.

Servons nous pour cela de l’Esclave Chrétienne :

Qu’elle parle pour vous à ce jeune vainqueur,

Et pour rompre ses fers, qu’elle en donne a son cœur.

Flattons-la par l’espoir ; disons qu’il est facile,

De lui faire revoir les côtes de Sicile ;

Et que la liberté sera le digne prix,

Que vous ordonnerez au soin qu’elle aura pris

Enfin, promettons-lui tout ce qu’elle souhaite,

Pourvu que sa faveur vous rende satisfaite :

À la guerre, à l’amour l’artifice est permis,

Pour vaincre les Amants, comme les ennemis.

HALIME.

Je crains qu’un tel agent, ne me soit pas fidèle,

Ce Captif a des yeux, et cette Esclave est belle.

SARRAÏDE.

Comme elle est destinée au lit du grand Seigneur,

Elle ne songerait qu’à ce suprême honneur :

Mais ce cœur insensible, à ce que je remarque,

Pense moins au Sérail qu’au séjour de la Parque :

Si bien que tant d’éclat, ne pouvant la tenter,

Votre esprit sur ce point, n’a rien à redouter.

HALIME.

Tache donc de la voir, de lui faire entendre,

Le service important, que sa voix me peut rendre :

Je remets en tes mains, mon désir amoureux,

Et par toi mon esprit espère d’être heureux.

SARRAÏDE.

Vous ne manquerez pas d’un service fidèle.

SULMANIRE.

Juste Ciel, on la perd, en ce soin qu’on prend d’elle.

HALIME.

Va donc, mais promptement, et sans plus de séjour,

Puisque l’impatience, est compagne d’amour,

 

 

Scène II

 

IBRAHIM, MAHAMUT, LÉANDRE

 

IBRAHIM.

Enfin par ce discours, jugez qu’elle est ma peine :

Je souffre la torture, en mon âme incertaine ;

Cent maux sont attachés, à cet amour naissant

Mais je suis toujours faible, il est toujours puissant.

Mon âge, mon office, et le respect d’un Maître,

Tâchent de l’étouffer au point qu’il  vient de naître,

Mais pour moi la raison a des soins superflus,

Je ris de ses conseils, et ne l’écoute plus.

Quand pour gagner l’objet dont mon âme est ravi,

Je devrais hasarder ma fortune et ma vie ;

Quand je serais certain de me voir obligé,

D’aller porter ma tête au Sultan outragé ;

Quand même le Sultan pourrait voir en mon âme,

Cette illicite ardeur qui la réduit en flamme,

Il faut que je la montre aux yeux qui m’ont charmé,

Et qu’Ibrahim périsse ou bien qu’il soit aimé.

Ô vous qui connaissez cette belle Captive,

Faites par vos conseils, que votre Maître vive,

Et qu’il doive à vos soins, le reste de ses jours,

La fin de l’entreprise, l’heur de ses amours.

Mais si vous me tirez de cette inquiétude,  

Sachez que mon esprit n’a point d’ingratitude ;

Mahamut obtiendra, plus qu’il n’a souhaité ;

Et Léandre, pour prix, aura sa liberté.

MAHAMUT.

Pourvu que nous puissions nous trouver auprès d’elle,

Vous n’y manquerez point d’un service fidèle ;

L’adresse de l’esprit, ne s’épargnera pas,

Pour vous rendre vainqueur de ses charmants appas.

Que votre âme résiste, au soin qui l’importune ;

Allez offrir des vœux, à la bonne fortune ;

Si dans ce haut dessein, que nous entreprenons,

Nous ne sommes heureux, et ne vous couronnons,

La place pour le moins, sera bien attaquée.

IBRAHIM.

Ma charge (étant Midy) m’appelle à la Mosquée,

Mais ne m’y suivez pas, et sans plus discourir,

Sachez si je dois vivre, ou si je dois mourir.

MAHAMUT.

Si son cœur n’est de glace incapable de flamme,

Léandre assurément, pourra touchers son âme. 

LÉANDRE.

Oui, je promets d’agir plein de zèle et de foi,

Avec autant d’ardeur, que si c’était pour moi.

IBRAHIM.

Afin de l’obliger contre notre coutume,

Je viens de donner ordre à l’Eunuque Isotume,

De laisser chaque jour entrer facilement,

Mes Esclaves Chrétiens, dans son appartement.

LÉANDRE.

Admire Mahamut, mon aventure étrange !

Remarque en quel état, la fortune me range !

Considère l’emploi que l’on m’offre en ces lieux !

Et vois tomber sur moi la colère des Cieux.

Hélas, que mon destin a d’étranges caprices !

Qu’il est ingénieux, et qu’il a de malices !

Ses bizarres effets, étonnent ma raison.

Et font que mon désastre est sans comparaison,

J’aime, je suis haï ; ma Maîtresse, est captive ;

Je tâche à la sauver, la tempête m’en prive ;

Je la vois destiner au lit du Grand Seigneur ;

Et pour dernier effort, de mon dernier malheur,

On veut que séduisant sa vertu par mes charmes,

J’aille m’ôter la vie avec mes propres armes.

Ô sort fier ennemi, qui choquez mon bonheur,

Ôtez-moi le repos, mais laissez-moi l’honneur :

De cette lâcheté, mon âme est incapable ;

Faites un malheureux, non pas un coupable ;

Achevez de me perdre afin de m’obliger ;

Et me faites mourir, au lieu de m’affliger :

Je ne veux point de vous, une faveur plus grande,

C’est ce que je mérite, ce que je demande.

MAHAMUT.

Votre esprit inventif à se persécuter,

Pleure, soupire, et plein, quand il devrait chanter :

Par la mélancolie, où votre humeur incline,

Vous négligez la rose, vous prenez l’épine :

Et pareil aux serpents, en répandant des pleurs,

Vous mêlez du venin, dans les plus belles fleurs,

Que voulez-vous du sort ? il sauve Léonise,

Et vous le querellez, quand il vous favorise ?

Vous désirez la voir, il y consent aussi,

Et puis vous l’accusez quand il vous traite ainsi !

Non, non, n’abusez pas de sa faveur offerte :

Perdre l’occasion, est une grande perte ;

Servons nous bien du temps ; et sans plus différer,

Allez voir Léonise.

LÉANDRE.

Ou plutôt l’adorer :

Mon âme à ce beau nom de tristesse abattue,

Tâche de résister à l’ennui qui la tue :

Allons cher Mahamut.

MAHAMUT.

Je vous suivrai de loin.

LÉANDRE.

L’amour de la vertu, ne craint pas de témoin. 

MAHAMUT.

Laissez-vous gouverner, au conseil qu’on vous donne.

LÉANDRE.

Pour en craindre l’effet, la cause en est trop bonne :

Mais connaissant l’esprit, qui tient ma liberté,

Ne me résiste plus, et suis ma volonté.

 

 

Scène III

 

SARRAÏDE, LÉONISE

 

SARRAÎDE.

Oui, si tu viens à bout de ce qu’on te propose,

Demande ta franchise espère toute chose ;

Il n’est rien de si grand, qu’on ne t’offre aujourd’hui,

Pourvu que cet amour soit bien reçu de lui.

Va, ne perd point de temps ; tâche de le surprendre ;

Et surtout, souviens-toi, qu’il s’appelle Léandre.

LÉONISE.

Infâme, lâche esprit, au crime abandonné,

Suis-toi même un conseil, que ta voix m’a donné.

Ton âme est bien plus propre, à ce vil exercice ;

Saches que la vertu, n’obéit point au vice :

Et que la liberté n’a point assez d’appas,

Pour obliger la mienne, à faire ce faux pas.

L’honneur est un trésor, d’un prix inestimable ;

On le doit seul aimer, comme il est seul aimable ;

Tout le reste des biens, sont de l’ombre, et du vent,

Par qui l’âme se trompe, et se perd bien souvent.

Destin injurieux, qui fait naître mes peines,

Tu peux m’ôter la vie ou m’accabler de chaines ;

Mais mon cœur généreux, ne peut être abattu,

Attaque ma fortune, et cède à ma vertu.

Mais que dis-je mon cœur ! tu n’as pu te défendre :

On vient de te blesser, par ce nom de Léandre ;

Et le cher souvenir, d’un si parfait Amant,

De ton ingratitude, a fait ton châtiment.

Choix peu judicieux, amour si mal fondée,

Supplice de mes sens, laide et cruelle idée ;

Augmente ta rigueur, afin de me punir :

Peins-moi ces deux Amants, je veux m’en souvenir.

Ô vertu de Léandre, aimable, et méprisée :

Lâcheté de Pamphile, à tort favorisée !

Refus du vrai mérite, amour de faux appas ;

Jugement aveuglé, qui ne discernais pas ;

Avarice honteuse, qu’on vit sans égale ;

Effets miraculeux d’une âme libérale ;

Enfin, amour, mépris, constance, lâcheté,

Faites-moi tout souffrir, car j’ai tout mérité,

Mais que vois-je bon Dieu : quel objet se présente,

Sous la plus laide forme, la plus de plaisante,

Que l’Enfer put offrir à mes yeux effrayés ?

Démons, ôtez la moi ; vous qui me l’envoyez.

 

 

Scène IV

 

PAMPHILE, LÉONISE

 

PAMPHILE.

Merveille, c’est elle ?

LÉONISE.

Arrête on te l’ordonne ;

On ne doit point chercher un bien qu’on abandonne :

N’approche point de moi, tu perdrais tes efforts :

Dragon toujours veillant, va garder tes trésors.

Avare et lâche esprit indigne de la flamme,

Qu’un faible et faux éclat, alluma dans mon âme,

Comme les seuls métaux, ont droit de te toucher,

Me prends-tu pour de l’or, toi qui me viens chercher ?

Penses-tu que ce jour, sorte de ma mémoire,

Ou mourut mon amour, aussi bien que ta gloire ?

Et qu’en ces lieux d’horreur, de plainte, d’effroi,

Mon cœur ne songe plus que j’y languis par toi ?

Le temps, pour t’obliger, n’a point assez d’années ;

Les peines que j’endure, et que tu m’as données,

M’offrent à tous moments ; le souvenir resté,

Et de mon imprudence, et de ta lâcheté.

Mais non, espère tout ; tu n’as plus rien à craindre,

Je connais aujourd’hui, que j’eus tort de me plaindre :

Ton cœur avait raison ; je ne valais pas,

Cette immense rançon de vingt mille ducats.

Ô le plus déloyal, de la terre où nous sommes,

Seul crime de mon âme, et des honneur des hommes,

Apres tant de malheurs, que tu pus éviter,

Oses-tu voir ces fers, que tu me fais porter ?

Va, ne m’approche plus, ton œil me désespère :

Rends-moi la liberté, mon Amant, et mon Père ;

Et si ce grand effet n’est pas en ton pouvoir,

N’augmente point mes maux, de celui de te voir.

PAMPHILE.

Confus et repentant d’une faute innocente,

Les foudres d’une voix, si rude, si puissante,

Étonnent ma raison qui ne s’ose fier,

À l’espoir qu’elle avait de me justifier :

Mais si vous permettiez à mon âme abattue,

D’opposer son discours, à celui qui la tue,

Peut-être...

LÉONISE.

Tu parais dans mon sort rigoureux,

Aussi froid orateur, comme froid amoureux :

Ta défense méchant irrite ma colère :

Mais il te reste encor, un moyen de me plaire.

PAMPHILE.

Dites-moi quel il est, si vous le trouvez bon.

LÉONISE.

De ne me voir jamais, et d’oublier mon nom :

Va-t’en sans repartir.

PAMPHILE.

Ô fureur non prévue !

LÉONISE.

Ôte-moi de la gêne, en t’ôtant de ma vue.

PAMPHILE.

Il lui faut obéir.

LÉONISE.

Va, je ne valais pas,

Cette immense rançon, de vingt mille ducats !

Ô souvenir amer, de mes erreurs passées,

Triste et funeste objet, de toutes mes pensées,

Fallait-il que le sort vint encor augmenter,

Le droit que vous avez de me persécuter ?

Et que ce lâche Amant, eût encore l’audace,

De s’offrir à mes yeux, après tant de disgrâce ?

Oui, ce dernier supplice, est le plus grand de tous,

Et l’ayant mérité, j’en dois souffrir les coups.

Mais bon Dieu qui s’avance : õ jour plein de merveille,

En voyant le Soleil, je doute si je veille ;

Mon esprit qui s’étonne à peine à concevoir,

Ce que mon œil lui montre, ou ce qu’il pense voir.

Contraires opposez que le destin m’envoie,

Vous joignez dans mon cœur, la douleur à la joie.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, LÉONISE, MAHAMUT

 

LÉANDRE.

Je ne viens point ici ; beau chef-d’œuvre des Cieux,

Porté comme autrefois, d’un vol audacieux,

Qui sans voir le danger, que l’orgueil se prépare,

M’approchait du Soleil sur des ailes d’Icare :

Je ne viens point ici, poussé par mes désirs,

Troubler votre repos, et choquer vos plaisirs,

Bien que mon cœur brûlé, soit toujours dans la flamme,

Enfin le jugement fait mieux agir mon âme ;

Et sans briser mes fers, ni rompre ma prison,

Je n’ai pas moins d’amour, mais j’ai plus de raison.

Oui, j’ai vu mes défauts, j’ai connu vos mérites ;

Et comme tous les deux n’avaient point de limites,

Et que mon cœur pourtant, voulait vous adorer,

Pour aimer sans faillir, j’aime sans espérer.

Dans la belle amitié, l’intérêt est blâmable ;

On doit aimer l’objet, parce qu’il est aimable ;

Ne regarder que lui, sans réfléchir vers soi ;

Et tel est aujourd’hui, l’amour qui vit en moi.

Oui, chère Léonise, en mon âme blessée,

L’ardeur que j’ai pour vous, est désintéressée ;

Et du feu le plus pur, je me sens consumé,

Que le flambeau d’Amour, ait jamais allumé :

Ainsi donc soyez, moi cruelle, ou pitoyable ;

Faites moi bienheureux, rendez-moi misérable ;

Mettez dans mon esprit, la gloire, ou les tourments ;

J’aurai toujours pour vous les mêmes sentiments.

Je verrai vos faveurs comme une grâce insigne ;

Je prendrai vos rigueurs, comme en étant bien digne ;

Et quelque traitement que ce cœur puisse avoir,

S’il m’est encor permis, de servir, et de voir,

Comme c’est obtenir la fin de mon envie,

Je bénirai le coup, qui m’ôtera la vie.

Aussi veux-je la perdre en ce bord étranger,

Pour tirer vos beautés, d’un extrême danger :

Et si j’en viens à bout, ainsi que je le pense,

L’honneur de vous servir, sera ma récompense ;

Qu’un autre plus aimé ; possède vos appas,

Léandre qui mourra n’en murmurera pas :

Il veut vous estimer, aussi juste, que belle,

Et s’estimer heureux, ayant été fidèle.

LÉONISE.

Cesse de m’affliger, et de me réjouir ;

Ta voix ravit mes sens, et je ne puis l’ouïr :

Ta vertu me fait honte, en élevant ta gloire ;

Ton œil qui plaît aux miens, tourmente ma mémoire ;

Et ta fidélité, quoique pleine d’appas,

Semble dire à mon cœur, que je ne la vaux pas.

C’est en vain aujourd’hui, que ton discours me flatte,

En t’appelant constant, tu me nommes ingrate ;

Et le même penser, qui me parle de toi,

Me remet dans l’esprit, mon erreur, et ta foi.

Mon cœur se ressouvient, qu’il s’est laissé surprendre ;

Qu’il préféra Pamphile, au généreux Léandre ;

Et ce dur souvenir, égale son tourment,

Avecques tes vertus, et mon aveuglement.

Mon cœur se ressouvient, pour me rendre affligée,

Que je n’ai qu’une foi, que l’on tient engagée,

Et que cette parole, ou plutôt cette loi,

M’ôte la liberté, de disposer de moi.

Mais si le tien s’aigrit, contre ma tyrannie,

Vois en voyant ces fers comme j’en suis punie ;

Etsi tu vis encor avec ton amitié,

Désarme ta colère, écoute la pitié ;

Ne me reproche rien n’accuse, ni ne blâme ;

Je connais mon erreur j’en ai l’image en l’âme ;

Et si tu pouvais voir, ce que le temps a fait,

Je sais que son esprit en serait satisfait.

Mais ce n’est point ici, que j’en dois rendre compte ;

Accorde cher Amant, le silence à ma honte,

Mon teint te dit assez que je souffre du mal ;

Parais Amant discret, comme Amant libéral ;

Et sois content de voir, après ma résistance,

Que qui connaît sa faute, à de la repentance.

LÉANDRE.

Je vous l’ai déjà dit, j’aime sans intérêt :

Mon cœur obéissant, veut tout ce qui vous plaît :

Et je ne me propose au dessein que je tente,

Que de vous rendre heureuse, en vous rendant contente.

LÉONISE.

Mais écoute un effet de ta perfection ;

La femme du Cadi, pleine de passion,

M’a fait dire aujourd’hui, que j’apprenne à Léandre,

Que le feu de ses yeux, l’a va réduire en cendre ;

Feras-tu l’inhumain, mourra-t-elle d’amour ?

LÉANDRE.

Et le même Cadi, me commande en ce jour,

De savoir si vos yeux, sont touchés, de sa peine ;

Doit-il mourir d’amour ? ferez-vous l’inhumaine ?

LÉONISE.

Que me conseilles-tu ?

LÉANDRE.

Que me conseillez-vous ?

LÉONISE.

D’aimer.

LÉANDRE.

D’aimer aussi.

LÉONISE.

Qui, cet objet si doux ?

LÉANDRE.

Quoi, ma nouvelle Amante ?

МАНАMUT.

Ô quel sujet de rire !

Les fideles agents ; pour un cœur qui soupire !

LÉANDRE.

Bizarre effet du sort, qui fait rire, et qui nuit,

Si dans se labyrinthe, Amour n’est bien conduit ?

Ton conseil, est le fil qu’il faudra que l’on suive.

MAHAMUT.

La femme (à ce qu’on dit) étant vindicative,

Gardons de l’irriter, en la tirant d’erreur,

Crainte que son amour, ne se change en fureur,

Et qui après sa fureur, ne se change en vengeance :

Trompez donc ces désirs, flattez son espérance.

LÉONISE.

Et ce nouvel Amant ?

MAHAMUT.

Comme il n’est pas si fin

Un dessein différent, aura la même fin ;

Laissez-moi le souci, de conduire la chose.

LÉANDRE.

C’est sur ton seul esprit, que le mien se repose.

MAHAMUT.

Allons, séparez-vous, ne perdons point de temps ;

Si le sort est pour nous, je vous rendrai contents.

LÉONISE.

Séparons-nous Léandre.

LÉANDRE.

Ô le fâcheux remède !

Puis qu’il faut vous quitter, je hais celui qui m’aide ;

Hélas, mon protecteur, devient mon assassin !

MAHAMUT.

C’est ainsi qu’un malade, outrage un Médecin :

Mais le remède amer malgré cette colère,

Ne laisse pas d’agir, et d’être salutaire ;

Et le malade après recouvrant la raison,

Doit appeler Nectar, ce qu’il nommait Poison.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

HALI, MUSTAPHA

 

HALI.

Il est vrai Mustapha, je suis un téméraire :

J’offense le Sultan, j’irrite sa colère ;

En commettant ce crime, il me faudra périr ;

Mais n’importe ; je veux le commettre, et mourir.

Je méprise les maux, qui suivent les délices ;

Je marche sans frayeur, au bord des précipices ;

Et pourvu que mon cœur, s’élève à ce plaisir,

Ma chute deviendra la fin de mon désir.

Cette divine Esclave, est si rare, et si belle,

Que tout cœur généreux, doit tout oser pour elle :

Et comme aucun mortel ne peut la mériter,

C’est par la seule mort, qu’il la faut acheter.

Cesse donc d’opposer tes conseils, à mes flammes,

La peur n’ébranle point les généreuses âmes ;

Où le danger est grand, la gloire l’est aussi ;

Et souvent les hardis, n’ont pas mal réussi.

Pour me pouvoir donner un avis qui me plaise,

Donne-moi les moyens d’amortir cette braise,

Oui, songe à ma douleur, pour la faire finir,

Et ne regarde point, ce qui peut advenir.

L’amour et la sagesse, étant incompatibles,

Ne nous attachons pas aux choses impossibles :

Prenons les bien présents ; tâchons de les avoir ;

Et puis laissons au sort, son absolu pouvoir.

Qu’il dispose à son gré, du reste de ma vie,

J’aurai tout obtenu, si j’obtiens mon envie :

Parle donc cher Ami, de l’objet de mes vœux,

Mais si tu dois parler, parle comme je veux.

MUSTAPHA.

Puisqu’enfin la raison est si mal écoutée,

Et que même la Parque, est si peu redoutée,

Voici le seul conseil, où je vois quelque jour,

Pour faire que la Mort, ne suive pas l’Amour.

Prenez votre dépêche ; et sortant de la ville,

Doublez le premier cap, du rivage de l’Île,

Là, tenez vous couvert : et lorsque le vaisseau,

Qui doit dans le Sérail, mettre un objet si beau,

Passera devant nous, abandonnez la roche,

Et faites à l’instant que le votre l’accroche :

Combattez en Amant, à qui tout est permis,

Et traitez une fois les Turcs en ennemis.

Car ceux que je commande, et de qui je dispose,

Afin de vous servir, oseront toute chole :

Après, comme leur crime, au notre sera joint,

De peur du châtiment, ils n’en parleront point.

Mais étant le plus fort, ainsi que je l’espère,

Il faut couler à fond, et Soldats, et Galère,

Et puis dans quelque temps, leurs Amis affligés,

Penseront que la Mer les aura submergés :

De cette sorte enfin, sans danger, et sans honte,

Vous serez le vainqueur, de l’objet qui vous dompte :

Voilà, tout le conseil, que je vous puis donner ;

Et maintenant Seigneur, c’est à vous d’ordonner.

HALI.

Fidèle Mustapha, quel bon démon t’inspire !

Ton conseil va sauver, un Amant qui soupire ; 

Mais sans perdre le temps, en discours superflus,

Prenons cette dépêche, et ne différons plus.

Ici l’amour est joint, avec l’impatience :

Et la fortune encor, veut de la confiance.

Toutefois, il vaut mieux les attaquer plus loin.

MUSTAPHA.

Non, croyez moi, Seigneur, il n’en est pas besoin :

Et vous devez presser cette affaire importante :

Le vent est inconstant, et la mer inconstante :

Un orage imprévu, qui vous peut séparer,

Vous ôte pour jamais le moyen d’espérer :

Une seconde ruse, assure la première :

Feignez d’être Chrétien, arborez sa Bannière :

Ainsi vous tromperez, ceux qui vous pourraient voir.

HALI.

Ô Dieu pour te payer, ai-je assez de pouvoir ?

 

 

Scène II

 

RODOLPHE, PAMPHILE

 

RODOLPHE.

Ma fille est en ces lieux, et vous l’avez trouvée.

Ne me direz-vous point, comme elle est arrivée ?

Ha ne me flatte pas, espoir trop tôt conçu,

Si pour me décevoir, son œil s’était déçu !

PAMPHILE.

Si je me suis trompé, j’ai besoin d’Ellébore :

Il n’est rien de pareil, à l’objet que j’adore :

Je la connais trop bien ; et ce qu’elle m’a dit,

N’en laisse pas douter, mon esprit interdit :

Mais la voici venir ; allez ; je me retire,

Parce que je le dois, puisqu’elle le désire.

 

 

Scène III

 

RODOLPHE, LÉONISE

 

RODOLPHE.

Ha ma fille est-ce vous ?

LÉONISE.

Ô Dieu l’étonnement,

S’oppose dans mon cœur, à mon contentement !

Mon Père, est il certain que le Ciel pitoyable,

Ait fait en ma faveur, un miracle incroyable ?

Est-ce vous que j’embrasse ?ô céleste pouvoir,

C’est de toi que je tiens l’honneur de le revoir :

Après un tel plaisir, cruelle servitude,

J’ai tort de murmurer, tu n’as plus rien de rude :

Ciel, qui guides le cours de ses ans es des miens,

Je bénirais mes fers, si tu rompais les siens.

RODOLPHE.

Et je mourrais content, si ce reste de vie,

Pouvait te redonner ta liberté ravie.

LÉONISE.

Cher Pères, dite-moi par quel étrange sors,

Un Astre infortuné, vous amène en ce port ?

RODOLPHE.

Après que la tempête, aux côtes de Sicile,

Eut séparé de toi, ton Père, avec Pamphile,

Nous errâmes longtemps à la merci des flots,

Qui surmontaient l’effort, et l’art des Matelots ;

Mais enfin ces fureurs étant diminuées,

Et l’éclat du Soleil, dissipant les nuées,

Chypre nous apparaît, et le Corsaire alors,

S’approche, et mouille l’ancre, en ces aimables bords :

Là, devant que partir, cette âme mercenaire,

Par un lâche trafic, qui leur est ordinaire,

Nous vendit l’un l’autre, au Cadi de ces lieux :

Mais toi, par quel chemin la colère des Cieux,

Aimable et chère fille autant qu’infortunée,

A-t-elle au même lieu conduit, t’a destinée ?

LÉONISE.

Je vous le dirais bien ; mais quelqu’un vient à nous :

Cher Père, avec regret, je m’éloigne de vous :

Mais vivez cependant, avec cette assurance,

Que je conserve encor un reste d’espérance,

Et que le haut dessein, qui se trame pour moi,

Sera pour vous aussi.

RODOLPHE.

Ma fille, je le crois.

 

 

Scène IV

 

HALIME, LÉONISE

 

HALIME.

Seul appui de l’espoir qui conserve ma vie,

Mon âme déplaît elle, à l’œil qui la ravie ?

Sans prendre aucune part, au feu qu’il a causé,

Un cœur qui s’est offert, sera-t-il refusé ?

Parle, et ne flatte point ma pauvre âme incertaine.

LÉONISE.

Si vous souffrez du mal il n’a pas moins de peine ;

Jamais un feu d’amour, ne fut mieux allumé :

Il aime pour le moins, autant qu’il est aimé ;

Tant d’ardeur, tant de flamme, à paru dans sa vue,

Que même à son abord, je me sentais émue :

Je partageais sa joie, et voyant son désir,

Mon cœur indifférent, n’était pas sans plaisir.

J’ai vu que mon discours le remplissait de gloire,

Et que jamais vainqueur, après une victoire,

Ne revint plus superbe, d’un front plus content,

Que ce vainqueur vaincu, s’est fait voir à l’instant :

Il aime, assurément croyez à ma parole.

HALIME.

Que ta voix me soulage, es qu’elle me console.

LÉONISE.

Plutôt qu’elle te trompe, en ne te mentant pas :

Mais que ces yeux charmants, redoublent leurs appas ;

Afin de s’assurer leur conquête nouvelle,  

Madame, le voici ; feignez bien auprès d’elle.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, HALIME, LÉONISE

 

LÉANDRE.

Venez donc écouter un entretien si doux,

Ce que je lui dirai, ne sera que pour vous.

L’œil qui m’assujettit, et qui me ravit l’âme.

Peut-il causer un feu, sans en bien voir la flamme ?

Et comme il est divin, un si puissant vainqueur,

Ne voit-il pas l’ardeur, qu’il fait naître en un cœur ?

Peut-il avoir douté, de celle de Léandre,

Lui qui Soleil d’amour, met un Phénix en cendre ?

Non, non, qu’il se regarde, et voyant ses appas,

Je suis bien assuré, qu’il n’en doutera pas.

Près d’un si rare objet, l’âme la plus farouche,

Se laisserais toucher, au beau trait qui me touche ;

Devant lui tout esprit doit m’accorder ce point ;

Qu’il faut être sans cœur, si l’on ne le perd point.

Que toutes les beautés, que l’univers adore ;

Que le front du Soleil, et celui de l’Aurore ;

Que l’émail, dont les fleurs ont un lustre riant,

Que ces pierres de prix, que forme l’orient,

S’opposent à l’objet, qui règne en mes pensées,

Un seul de ses regards, les peut rendre effacées :

Jugez après cela, si le cœur d’un mortel,

Peut voir un si beau Dieu, sans en être l’Autel ;

Non, non, lui résister, est un acte impossible,

Et je devais l’aimer, n’étant pas insensible.

Aussi je vous proteste, et vous jure la foi,

Que cette affection que vous avez pour moi,

Ne saurait augmenter telle que j’ai conçue ;

Et si vous le croyez vous êtes bien déçue ;

Cardans l’état de gloire, où je suis en ce jour,

Vous me verrez ingrat, pour avoir trop d’amour.

HALIME.

Si l’excès de plaisir, dérobait la lumière,

Cette heure, où je t’entends, deviendrait ma dernière ;

Cher Esclave, ma voix ne trouve point d’accents,

Qui puisent exprimer, l’aise que je ressens :

Mais ne trompes-tu point une Amante crédule ?

LÉANDRE.

J’aime, ou plutôt j’adore.

HALIME.

Avec ardeur ?

LÉANDRE.

Je brûle.

HALIME.

Et seras-tu constant ?

LÉANDRE.

Le terme de mes jours,

Pourra seul devenir, celui de mes amours.

HALIME.

Oserai-je le croire ?

LÉANDRE.

Étant si véritable,

Nulle incrédulité, ne serait raisonnable.

HALIME.

Quoi, tant d’autres objets que l’on voit en ces lieux...

LÉANDRE.

Un seul peut arrêter, mon cœur mes yeux.

HALIME.

Jure-le.

LÉANDRE.

Je le sais.

 

 

Scène VI

 

MAHAMUT, LÉANDRE, LÉONISE, HALIME

 

MAHAMUT.

Léandre.

LÉANDRE.

Qui m’appelle ?

MAHAMUT.

Ton Maître te demande.

HALIME.

Ô fortune infidèle,

Tromperas-tu souvent un cœur rempli d’espoir.

Je te quitte ; et bientôt je viendrai te revoir.

MAHAMUT.

N’ai-je pas su bannir, celle dont on se moque ?

LÉANDRE.

De vrai, je commençais à manquer d’équivoque,

Tu m’as fort obligé, de la tirer d’ici.

LÉONISE.

Votre déguisement, a si bien réussi,

Que j’y trouve sujet de douter de craindre,

Car peut-on s’assurer à qui sait si bien feindre ?

LÉANDRE.

Quand c’est pour vous servir, j’ose, fais, et peux tout ;

N’étant difficulté, dont je ne vienne à bout.

LÉONISE.

Mon Père est en ces lieux, et l’avare Pamphile,

Esclaves comme vous du Cadi de cette Île,

De grâce en m’obligeant, servez l’un aujourd’hui,

Et ne songez à moi, qu’en prenant soin de lui.

LÉANDRE.

Madame, l’un et l’autre, auront par notre adresse,

Le moyen de sortir des rivages de Grèce,

Ou j’y perdrai le jour.

LÉONISE.

Ayez moins de pitié,

N’entreprenez pas tant suffit de la moitié.

LÉANDRE.

Non Madame, Léandre achèvera la chose,

Et comme il le doit faire, et comme il le propose.

MAHAMUT.

Ne perdons point ici des moments précieux.

Allons voir notre Amant aussi fou qu’il est vieux.

LÉONISE.

Votre discours me fâche.

LÉANDRE.

Il est juste Madame,

Il fait voir mon respect, en vous cachant ma flamme.

 

 

Scène VII

 

HAZAN, IBRAHIM

 

HAZAN.

Oui, si vous m’accordez le plaisir de la voir,

Tout ce que je possède, est en votre pouvoir :

Je vous offre mon bien, je vous ouvre ma bourse ;

Elle sera pour vous, comme une vive source ;

Si vous favorisez mes amoureux desseins,

Cent mille Aspres d’abord, tomberont dans vos mains.

Enfin, en approuvant cette amoureuse envie,

Comme de mes trésors, disposez de ma vie ;

Un silence Éternel, couvrira ce secret.

IBRAHIM.

M’oses-tu bien tenir ce propos indiscret ?

Insolent, souviens-toi pour conserver ta tête,

Que j’approche l’Autel, de notre grand Prophète

Mais puisque le projet que tu formes ici,

Offense le Prophète, et le Sultan aussi,

Le dernier apprenant ton audace effrontée,

Te saura bien donner la peine méritée :

Sa Hautesse sachant tout ce que tu me dis,

Te rendra (malheureux) la terreur des hardis.

Oui, je lui manderai quelle est ton insolence,

Et rien pour ce sujet, n’obtiendra mon silence.

HAZAN.

Monstre malicieux, lâche enfin animal,

Toi qui fais le censeur, tu deviens mon rival !

Autrement, l’avarice ou ton âme est encline,

Donnerait à mes vœux, cette beauté divine :

Mais saches malgré toi, que mon cœur l’obtiendra,

Par force ou par adresse, ou qu’Hazan se perdra.

IBRAHIM.

Que le stupide est loin, d’assouvir son envie !

Donner pour de l’argent celle qui tient ma vie !

Je préfère le bien qu’on trouve en la servant,

À l’or que le Soleil forme en tout le Levant.

Mais voici mes Agents, sachons si cette belle,

Joint à tant de douceur, le titre de rebelle.

 

 

Scène VIII

 

MAHAMUT, LÉANDRE, IBRAHIM

 

MAHAMUT.

Seigneur, Léandre et moi, venons de signaler,

Et notre affection, et l’art de bien parler :

Mais envers un rocher, cet art est sans amorce ;

Si bien que votre espoir ne git plus qu’en la force ;

Elle seule Seigneur, désormais peut aider ;

Oui, vous de ne contraindre, et non persuader.

LÉANDRE.

Que dit ce malheureux ?

IBRAHIM.

Hélas est-il possible ?

As-tu seules raisons qui la font insensible ?

MAHAMUT.

Mon esprit balançant sur un point si douteux,

Entre mille raisons, semble pencher vers deux :

L’une, que son humeur peut-être lui conseille,

Qu’aux charmes de nos voix, elle ferme l’oreille,

Comme on dit qu’un serpent résiste à l’Enchanteur,

Et qu’enfin la vertu, surmonte l’Orateur.

L’autre, que du Sérail la grandeur éclatante,

En touchant son esprit, s’oppose à votre attente ;

Ainsi, soit l’une ou l’autre, on n’en doit espérer,

Que le bien que par force on en pourra tirer.

LÉANDRE.

Ces mots me font mourir !

IBRAHIM.

Ô la dure contrainte !

Mon amour y consent, mais non fait pas ma crainte ;

Le pouvoir du Sultan, à nul autre pareil,

Me montre un précipice, en suivant ce conseil ;

C’est me perdre en un mot, que l’oser entreprendre.

MAHAMUT.

J’ai des armes en main, qui vous pourront défendre.

LÉANDRE.

Je suis au désespoir.

MAHAMUT.

Escortez, seulement,

Comme un esprit adroit, trouve tout aisément.

LÉANDRE.

Bon Dieu, que dira-t-il : que ma peur est extrême !

MAHAMUT.

Feignez donc par respect, de conduire vous même,

L’Esclave au grand Seigneur, et sur un Brigantin,

Sans tarder plus longtemps, partez des le matin :

Ensuite, une heure après, dites devant la Troupe,

Quel Esclave malade, en la chambre de poupe,

Désire aller à terre, afin que loin du bruit,

Dessous un pavillon elle passe la nuit.

Là, suivi seulement d’une bande fidèle,

Qu’on étrangle à l’instant, un forçat au lieu d’elle ;

Qu’on le jette en la mer du plus haut des rochers,

Pour suivre exactement l’usage des Nochers :

Qu’on aille dire en suite à la Troupe étonnée,

Que par l’arrêt du Ciel, de la destinée,

La belle Esclave est morte, et que deux Matelots,

Viennent de la jeter, dans le milieu des flots.

LÉANDRE.

Ô l’étrange discours !

MAHAMUT.

L’excuse légitime,

Dans l’esprit du Sultan, vous décharge de crime :

Et lors, pendant la nuit, qu’on la mène au Château,

Que vous avez (Seigneur) a trois anille de l’eau ;

La, dans la liberté d’un séjour Solitaire ;

Vous viendrez bien about, de cette humeur austère.

LÉANDRE.

Je n’en puis plus souffrir.

IBRAHIM.

Mais est t’on assuré

Qu’elle feigne pour nous, ce mal inespéré ?

MAHAMUT.

Par un discours subtil, elle fera surprise,

Disant que cette feinte, apporte sa franchise.

LÉANDRE.

Un Démon le possède.

IBRAHIM.

Et l’Esclave tué,

Après que ce grand coup serait effectué,

En ne paraissant plus, me pourrait mettre en peine ?

MAHAMUT.

Nullement ; cette crainte est ridicule et vaine ;

L’injure, la menace, et la frayeur des coups,

Auront brisé ses fers pour l’éloigner de vous.

IBRAHIM.

Mais le Fort des Chrétiens, si proche du rivage,

Pourrait dedans le port, nous causer le naufrage.

MAHAMUT.

Moins encor ; vous savez que depuis onze mois,

Que cette Île superbe, obéit à nos lois,

Aucun hors de ce Fort, n’a fait une sortie :

Ainsi votre frayeur, doit être divertie.

Ceux qui n’ont de soldats, que pour se garantir,

De l’enclos des remparts, n ont garde de sortir :

Et voyant le vaisseau, mis à l’ancre à la rade,

Ils craindront la surprise, ou craindront l’escalade :

De sorte qu’en ceci, vous ne hasardez rien,

Et fort peu de travail, vous apporte un grand bien.

IBRAHIM.

C’est fait, je mi résous, tout me semble facile.

MAHAMUT.

Vos Esclaves (Seigneur) et Rodolphe, et  Pamphile,

Qui sont de mes Amis, nous presteront la main.

IBRAHIM.

Prends les, je me dispose à partir des demain,

Et j’y vais donner ordre.

MAHAMUT.

Allez.

LÉANDRE.

Hélas perfide ;

Vois quel est le chemin, ou ton conseil nous guide !

Quoi, vers Constantinople, il adresse nos pas !

Je le vois, je l’entends, et je ne mourrai pas !

Et bien plus, cet infâme avec son artifice,

Trompe des innocents, et les livre au supplice :

Mais que d’aveuglement, à mon malheur est joint,

D’espérer de la foi, de ceux qui n’en ont point !

Quel intrigue confus, embarrasse le traître ?

Où s’en trouve le nœud ? qui le pourrait connaître ?

Ha ma raison s’égare, à me le figurer,

Et je me trouve au point, de me désespérer.

Hélas fidélité, si rare entre les hommes,

On ne te connaît plus dans le siècle où nous sommes !

MAHAMUT.

Peut-on croire en effet, ce qu’on voit en ces lieux,

Qu’un si fidèle Amant, ait de si mauvais yeux !

Quoi, vous ne voyez pas que la chose est conduite,

Au point que mon esprit vous assure la suite ?

Que je vous livre un homme, et faible, et sans support ?

Et vous marque un asile, en vous parlant du Fort ?

 Certes, je suis payé d’une bizarre sorte,

De peines que je prends, et du soin que j’apporte

À vous rendre content.

LÉANDRE.

Pardonne cher ami,

Au faible jugement, qui s’était endormi :

Je connais mon erreur, aussi bien que ton zèle ;

Je me trouve indiscret, je te vois fidèle ;

Mais l’excès de l’amour, et l’excès du danger,

M’ôtent la liberté, de voir, et de juger ;

Excuse cette erreur, ma douleur l’a commise.

MAHAMUT.

Volons s’il est possible, et trouvons Léonise,

Afin de l’avertir de tout ce qu’on a fait.

LÉANDRE.

Dieu fait que ce dessein, puisse avoir son effet.

MAHAMUT.

Hâtons nous la nuit vient, et le jour se retire,

Quelle sache à l’instant ce que je lui veux dire,

Un Esclave la nuit (quoi qu’il soit bien traité)

Dans la maison des Turcs, n’a point de liberté.

 

 

Scène IX

 

IBRAHIM, HALIME

 

IBRAHIM.

Le respect du Sultan, me porte, et me convie,

À conduire l’Esclave, au péril de ma vie.

HALIME.

Puisses-tu sur les flots, rencontrer le tombeau.

IBRAHIM.

Que dis-tu ?

HALIME.

Que mes vœux vous sauveront de l’eau.

IBRAHIM.

Obliger sa Hautesse, est un grand avantage.

HALIME.

Pour moi, bien qu’à regret j’approuve ce voyage ;

Qui vous suivra ?

IBRAHIM.

Léandre, accompagné de trois.

HALIME.

Je m’étonne pourtant que vous faites ce choix,

Cet Esclave nouveau, rendra peu de service.

IBRAHIM.

Il a beaucoup d’esprit.

HALIME.

Ou beaucoup de malice :

Il est si glorieux, qu’à peine on pourra voir,

Que cet esprit hautain, se range à son devoir.

IBRAHIM.

Sa personne me plaît.

HALIME.

Parce qu’elle est nouvelle.

Êtes-vous assuré qu’il vous sera fidèle ?

IBRAHIM.

Le temps me l’apprendra.

HALIME.

Laissez mon le souci,

Observant son humeur, de l’éprouver ici.

IBRAHIM.

Ne m’importunez plus d’une dispute vaine,

Pour vous en délivrer ; j’en veux prendre la peine.

HALIME.

Espoir qui viens de naître, et qui meurs en un jour,

Seul bien des malheureux, qui languissent d’amour,

Belle ombre, qui t’enfuis, lorsqu’on pense t’étreindre,

Ne m’as-tu fait plaisir, que pour me faire plaindre ?

Ne viens-tu devers moi, qu’afin de me laisser ?

Et ne m’élèves-tu, qu’afin de m’abaisser ?

Ô songe décevant, par qui l’âme s’abuse,

Pourquoi m’accordes-tu, ce que l’on me refuse ?

Léandre va partir, on me l’a témoigné,

Je le voudrais cruel, aussi bien qu’éloigné,

Quand on est sans espoir, on est toujours sans crainte ;

Mais de tous les côtés, j’ai des sujets de plainte :

Car enfin cher espoir, après mes biens ravis,

En sentant que je meurs, je sens bien que tu vis :

Et mon âme incertaine, en la gloire ravie,

Ne sait que désirer, ou la mort, ou la vie.

Ciel, qui faites mon sort, et qui le connaissez ;

Si les traits de l’amour, doivent être effacés,

Au cœur de mon Léandre, en cette longue absence,

Puisque je dois périr, si j’en ai connaissance,

Accordez, accordez, la mort à mon amour,

Et que mon âme enfin, parte avant son retour.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

HALIME, SULMANIRE, SARRAÏDE

 

HALIME.

Fureurs qui possédez une Amante abusée,

Cruels ressentiments de se voir méprisée,

Colère, désespoir, rage, bonté, et douleur,

Joignez vous pour me perdre, en ce dernier malheur :

Ayez un grand combat, disputez en la gloire,

Et faites de ma mort, le fruit de la victoire :

Plus vous serez cruels, plus vous me serez doux ;

Et nul de mes soupirs, ne se plaindra de vous.

Esprits qui murmurez, quand la personne aimée,

Enflamme votre cœur, et n’est point enflammée.

Bien que vous adoriez un objet rigoureux,

Auprès de mon malheur, que vous Êtes heureux !

Vous souffrez (il est vrai) de son ingratitude,

Mais la douleur en vous, se tourne en habitude,

Où le mal qui surprend, ne peut-être exprimé,

Quand on se voit haïr, et qu’on se croit aimé.

Ce changement étrange, autant qu’insupportable,

Est un supplice affreux, qui n’a point de semblable,

Il est pire cent fois, que les feux et les fers,

Et c’est tomber du Ciel, au milieu des Enfers,

C’est passer promptement, de la flamme à la glace ;

C’est vivre, c’est mourir, en une même place,

Et pour mieux exprimer un si cruel tourment,

C’est aimer et haïr, en un même moment.

Hélas, tel est mon sort, telle est mon aventure :

Ce cruel qui s’en va, me met à la torture ;

Bien loin de partager, un mal si furieux,

J’ai vu que l’allégresse, a paru dans ses yeux.

Et lorsqu’il est ravi, de ce qu’il m’abandonne,

Je hais sa lâcheté, mais j’aime la personne :

Je déteste son crime, et mon âme le suit ;

Je hais celui que j’aime, et j’aime qui me nuit ;

Ainsi mon triste cœur frappé, d’un coup de foudre,

Balance entre les deux, et ne se peut résoudre :

Je m’aperçois qu’il hait, je sens qu’il aime aussi ;

Et toujours plus confus il vit et meurt ainsi.

SULMANIRE.

Si vous voulez enfin que la raison vous aide,

De votre propre mal, tirez votre remède :

Et parmi les accès, qu’il vous fait ressentir,

Connaissez votre erreur, pour vous en repentir.

SARRAÏDE.

Si vous voulez enfin que la raison vous aide,

De votre propre mal, tirez votre remède :

Comme il est inconstant, ayez l’esprit léger,

Changez-le pour un autre, afin de vous venger.

SULMANIRE.

Considérez un peu quel conseil est le votre !

Ne sortir d’une erreur, que pour entrer en l’autre !

Puisque par ce conseil, qui la veut secourir,

Elle change de mal, au lieu de se guérir.

SARRAÏDE.

Considérez un peu quelle erreur est la vôtre !

D’ignorer qu’un poison, se chasse par un autre !

Et que pour n’aimer plus les moyens les meilleurs,

Sont de changer d’objet, s’engager ailleurs.

SULMANIRE.

Oui, mais c’est se venger, d’un crime, par un crime ;

Se servir d’un moyen, qui n’est pas légitime :

Et je tiens que l’oubli, dans le mal qu’elle sent,

Seul, lui pourra donner un remède innocent.

SARRAÏDE.

Pour un cœur offensé je crois tout légitime ;

Quelle se venge donc, d’un crime, par un crime :

Oui, je veux comme vous, qu’elle oublie en ce jour.

Et pour mieux oublier, qu’elle ait une autre amour.

HALIME.

En l’état déplorable où je vois ma fortune,

Le vice est la vertu, me choque et m’importune : 

Allez, retirez-vous ; vos conseils différents,

S’accordent en cela, qu’ils me sont des tyrans.

Ô toi qui fais ma peine, aimable et cher Léandre,

Si quelque repentir te peut un jour surprendre,

Pour venir mettre fin, à des maux infinis ;

Puisse avoir ton retour, les flots toujours unis :

Que ni vents ni rochers, ne te soient point nuisibles,

Que les uns soient bien loin, et les autre paisibles ;

Afin que renouant nos amoureux liens,

Tu viennes achever, tes travaux et les miens.

Mais si ta cruauté me fait encor la guerre,

S’arme pour te punir, et la mer, et la terre,

Qu’entre mille rochers, se brise le vaisseau ;

Que ton corps malheureux, n’ait jamais de Tombeau ;

Qu’il erre au gré du vent, comme une chose immonde,

Que refuse la terre, et que rejette l’onde :

Et qu’un Monstre marin ! ô trop lâche vainqueur,

Afin de me venger, te dévore le cœur.

 

 

Scène II

 

HALL, MUSTAPHA, TROUPE de Janissaires

 

HALI.

Ils ont quitté la Mer, c’est ce qui m’étonne !

MUSTAPHA.

N’importe, pour frapper la terre est aussi bonne :

Les bois comme les flots, suffiront à cacher,

Ceux que notre valeur, aura fait trébucher.

Avancez compagnons, couvrez-vous de ces Arbres,

Et ne parlez non plus que parleraient des marbres :

Ne faites aucun bruit, j’impose cette Loi ;

Mais quand je donnerai, qu’on donne avecques moi.

HALI.

Le Cadi vient ici finir son insolence.

MUSTAPHA.

La main au Cimeterre, et qu’on garde silence.

 

 

Scène III

 

HAZAN, TROUPE de Janissaires

 

HAZAN.

Ce grand Navire armé, que j’avais fait cacher,

Dans l’autre bout de l’Île, à l’abri d’un rocher,

Ne me servira point, puisqu’ils viennent à terre,

Ainsi plus promptement, s’achève notre guerre :

Il faut parmi ces bois leur donner le trépas,

Et sans paraître émus retourner sur nos pas,

Comme si nous venions d’une chasse ordinaire,

Ayant mis cette Esclave, en un lieu solitaire.

Compagnons, c’est par vous que j’espère aujourd’hui,

Me rendre vainqueur d’elle, et me venger de lui :

Que si votre valeur, en secondant la mienne,

Fait que cette beauté, soit un prix que j’obtienne.

Disposez franchement de mon bien et de moi,

L’une l’autre est à vous, j’en engage ma foi :

Mais ce faible ennemi, ne peut être que proche :

Mettons nous à couvert de cette grande roche,

Il donnera bientôt dans le piège tendu,

Il est à nous Soldats, je l’ai bien entendu.

 

 

Scène IV

 

IBRAHIM, LÉONISE, HALI, HAZAN, LÉANDRE, MAHAMUT, RODOLPHE, PAMPHILE, TROUPE de Janissaires, LÉLIE

 

IBRAHIM.

Voyez comme j’estime, en voyant comme j’ose :

Remarquez le danger ou le Cadi s’expose,

Pour rompre enfin vos fers ; et votre œil pourra voir,

Jusqu’on va mon amour : jusqu’où va son pouvoir.

LÉONISE.

Seigneur votre bonté qui me sauve et me flatte,

Oblige une Captive, et non pas une ingrate,

Qui veut vous témoigner, que l’honneur excepté,

Son âme dépendra de votre volonté.

HALI.

Main basse Compagnons.

HAZAN.

Donnons.

LÉANDRE.

Quelle surprise !

S’en est fait Mahamut, nous perdons Léonise.

LÉONISE.

La fortune Léandre, est moindre que l’Amour,

Sois sûr si tu la perds, qu’elle perdra le jour.

IBRAHIM.

Donc perfide Hali, ton audace effrontée,

Jusques au dernier point à la fin est montée ?

Qui, tu viens pour ravir, le bien de ton Seigneur,

Lui qui tient en les mains, tes jours, et ton honneur ?

Lâche et traître Hasan, quelle audace est la tienne ?

Oses-tu regarder cette Esclave Chrétienne ?

Je la mène au Sultan, elle est pour ses plaisirs,

Et ton cœur téméraire en conçoit des désirs !

Et toi qui vers la Porte, adresses ton voyage,

Y pourras-tu paraître, après un tel outrage ?

N’as tu point dans l’esprit, les supplices affreux,

Qui de tant de Bachas, ont fait des malheureux ?

Ô méchant Gouverneur, crois-tu que le silence,

Qui règne dans ces lieux, cache ta violence ?

Non, pour la découvrir ; ces rochers et ces bois,

Prendraient plutôt enfin, des âmes, et des voix.

Et vous qui les suivez, âmes trop mercenaires,

Voleurs, et non Soldats, Arabes sanguinaires,

Venez-vous égorger pour eux, votre Cadi ?

Sus donc, lève le bras, le cœur le plus hardi :

Mais après l’avoir fait qu’il songe à se résoudre,

À voir tomber sur lui, les carreaux de la foudre ;

Le Prophète là-haut, qui voit la trahison,

Vengera son Ministre, opprimé sans raison.

HALI.

Prêcheur impertinent, qui fais peur à des femmes,

Crois-tu que tes discours épouvantent nos âmes ?

Donne, donne l’Esclave, ou sois sûr par ce fer,

D’achever ton Sermon, au milieu de l’Enfer.

HAZAN.

C’est de moi que dépend ou ta mort, ou ta vie,

Sus donc, sans différer, contente mon envie ;

Ou la main qui t’offrait, son or, et son support,

Libérale toujours, te donnera la mort.

HALI.

Regarde en persistant en cette frénésie,

Que ces bois écartés, ne sont pas Nicosie ;

Qu’ici plus librement, j’abaisse ton orgueil,

Et que la terre est propre, à te faire un cercueil.

HAZAN.

Dans la ville, à l’armée, en Mer, à la Campagne,

Souviens-toi que partout, ma valeur m’accompagne :

Et qu’ici comme là, mon bras saura punir,

Celui que le respect ne pourra contenir.

HALI.

Ha c’est trop de discours, c’est trop faire le brave,

Voyons à qui le sort destine cette Esclave.

IBRAHIM.

Je suis mort.

LÉONISE.

Ô Seigneur, qui vois du haut des Cieux

Fais entre-déchirer, ces Tigres furieux.

LÉANDRE.

Leur nombre est amoindri, par ce combat funeste,

Frappons les deux partis, pour achever le reste,

Courage Mahamut, ce Cimeterre pris,

En armant cette main, rassure mes esprits.

Suivons-les.

MAHAMUT.

Je le veux.

LÉONISE.

Ô mon âme incertaine ;

En ces tristes moments, que tu souffres de peine !

Que ce combat douteux, te cause de douleur !

Et que je me vois près, d’un extrême malheur :

Jamais œil affligé, n’eut de si justes larmes ;

Mon déplorable sort, balance entre les armes ;

Tout ce que je chéris, est parmi les hasards. ;

Et mon bonheur dépend, du caprice de Mars.

Mais que dis-je insensée, au mal qui me transporte ?

Celui qui tient mon sort à la main bien plus forte :

Il soutient l’univers ; et s’il me veut sauver, 

Nul de tous les malheurs, ne saurait m’arriver :

Aussi, ma volonté, se résigne à la sienne,

Je vis Amante chaste, et veux mourir Chrétienne.

RODOLPHE.

Les voici de retour !

 

 

Scène V

 

MAHAMUT, LÉANDRE

 

MAHAMUT.

Et par ses grands efforts,

Nous sommes délivrés, et tous les Turcs sont morts.

LÉANDRE.

Apprenons aujourd’hui si l’espoir ou la crainte,

Ont obligé son âme à pousser une feinte,

 Sachons ses sentiments, ne la contraignons point ;

Et soyons généreux jusques au dernier point.

Ou plutôt, sans céder une beauté si rare,

Voyons si cet Amant aussi lâche qu’avare,

Serait capable encor de la témérité,

D’accepter un présent qu’il n’a pas mérité.

Quittez indignes fers, cette illustre personne,

Plus digne mille fois de porter la Couronne,

Retournez dans la terre, objet de mon courroux

Et puisse avoir la main, un Sceptre au lieu de vous.

Enfin heureux Amant, nous touchons la journée,

Où par un nœud sacré, d’amour et hyménée,

Tu t’en vas triompher, et te rendre vainqueur,

De l’objet le plus beau, qui jamais prit un cœur :

Oui, je viens de combattre, d’avoir la victoire,

Mais si j’ai combattu, ce n’est que pour la gloire :

Par le pouvoir du sort, dont je subis la Loi,

Le fruit de mes travaux ne peut être qu’à toi.

Autrefois sur la Mer, quand on prit Léonise,

J’offris pour te la rendre, et richesse, et franchise,

Et je viens maintenant, de hasarder mes jours,

Poussé du même esprit, qui m’anime toujours :

Mais en cédant l’objet, dont mon âme est ravie,

C’est beaucoup plus que l’or la franchise, ou la vie,

Et je crois mériter, le titre sans égal,

Et d’Amant courageux, et d’AMANT LIBÉRAL.

Reçois (heureux Rival) un prix inestimable

Aime la (si tu peux) autant qu’elle est aimable ;

Reconnais ton bonheur, et pour la mieux traiter,

Songe qu’aucun mortel, ne peut la mériter,

De moi, si le destin qui s’oppose à ma joie,

Pour obtenir ce bien, me laissait une voie,

À travers de la flamme, on me verrait passer,

Pour prendre cet objet, que je vais te laisser.

Mais le Ciel en courroux, semble me le défendre ;

Il la fit pour Pamphile, et non pas pour Léandre :

Oui, cette aversion qu’elle eut toujours pour moi,

M’enseigne que le sort, fit la naître pour toi.

Le nœud qui vous a joints, ne se pouvant dissoudre,

C’est à moi de mourir, et je m’y vais résoudre.

Mais mon cœur affligé, ne désirant plus rien,

Cher et divin objet, vous donne encor mon bien :

Puisiez-vous en jouir, un long siècle d’années ;

Que vos félicités, ne soient jamais bornées :

Ciel, exhaussant ma voix, qui s’élève pour eux,

Rends les aussi contents que je suis malheureux :

Ha le cœur et la voix, également me tremble.

LÉONISE.

Vos faits, et vos discours n’ont rien qui se ressemble ;

Vôtre bras me fait libre, et puis vous disposez ;

Ainsi donc j’ai des fers, qui ne sont pas brisés ;

Puisque vous me donnez, vous me faites paraître,

Que Léonise enfin, n’a changé que de Maître ?

Vous me traitez d’Esclave, avec ma liberté,

Et le bien qu’on me donne, à l’instant m’est ôté ?

Que si la liberté, m’est encore ravie,

De grâce, ou trouvez vous que vous m’ayez servie ?

Et si j’ai ma franchise encor, par quelle loi,

Prenez vous le pouvoir de disposer de moi ?

Quel mélange confus, de bien fait, et d’injure,

M’oblige à la louange, et me porte au murmure ?

Pourquoi me réjouir, afin de m’affliger ?

Et pourquoi me servir, pour me désobliger ?

Jamais on n’a rien vu, si loin de l’apparence ;

Vous montrez de l’amour, et de l’indifférence ;

Vous tâchez de quitter, l’objet de vos désirs ;

Pour me faire du mal, vous perdez vos plaisirs ;

Et par des sentiments, de mépris, et d »estime,

Vous faites un bel acte, et commettez un crime.

Pourquoi vous piquez vous en cette occasion,

De me couvrir de honte, et de confusion ?

Qu’elle fausse vertu, se trouve enfin la votre ?

Se rendre malheureux, pour enrichir un autre !

Ne conquêter un bien, qu’afin de le donner !

Ne chercher un objet, que pour l’abandonner !

Et par les mouvements d’une fureur extrême,

Faire voir qu’on méprise en faisant voir qu’on aime.

Êtes-vous un Amant, ou bien un ennemi ?

Léandre ; veillez vous ? êtes-vous endormi ?

Est-ce vous qui parlez, ou si je fais un songe ?

Est-ce une vérité ? n’est-ce point un mensonge ?

Vous faites une erreur qui m’étonne si fort,

Que l’esprit et les yeux n’en sont pas bien d’accord.

En vain pour me flatter vous poussez quelques plaintes :

Celui qui veut pleurer, n’a que des larmes feintes ;

Qui souffre une douleur, la pouvant éviter,

Y trouve assurément de quoi se contenter.

L’homme nécessiteux, n’est pas sage s’il donne ;

Qui couronne un Rival, me prise la Couronne ;

Ainsi vous combattez en ce malheureux jour,

D’une fausse vertu, le véritable amour.

Allez, allez volage, ou votre humeur vous porte ;

Je veux combattre seule, et je suis assez forte ;

Ajoutez le mépris à tant de maux soufferts ;

Je suis Esclave encor, redonnez-moi ces fers ;

Je ne veux recevoir ni Mari, ni franchise ;

Vous n’êtes plus Léandre, et je suis Léonise ;

C’est-à-dire un esprit que l’on ne force pas ;

Qui privé de secours, le cherche en son trépas.

LÉANDRE.

Ha que cette colère est plaisante à mon âme ?

Connaissez mieux un cœur, qui vous connaît Madame :

Et qui par cette feinte, a voulu seulement,

Voir quel était son sort, et votre sentiment,

Plutôt que de former la fatale pensée,

D’abandonner l’objet dont mon âme est blessée,

Je souffrirais cent fois les rigueurs du trépas :

Et quand mon intérêt ne me toucherait pas,

Quand (dis-je) ce bel œil que mon esprit adore,

Par ses mépris passez m’affligerait encore ;

Quand il refuserait les offres de mon cœur ;

Voudrais-je le punir avec tant de rigueur.

En matière d’Amour sans regarder un autre,

Il faut faire céder tout intérêt au nôtre :

Et comme je l’ai dit, quand votre cruauté,

Égalerait encor, votre extrême beauté,

En vous abandonnant au plus lâche qui vive,

Je rendrais aujourd’hui ma vengeance excessive.

Ainsi né craignez pas qu’au mépris de l’amour,

Je vous perde jamais, sans perdre aussi le jour :

Non non, je prends un bien que je saurai défendre,

Soyez donc Léonise, et je serai Léandre.

LÉONISE.

Votre cœur ni le mien, ne doit pas tant oser,

Car mon Père présent, en doit seul disposer :

C’est à lui d’ordonner notre forme de vivre ;

Il connaît la raison, et la saura bien suivre.

RODOLPHE.

Poursuivre la raison, j’ordonne seulement,

Que ma fille aujourd’hui peut agir librement.

LÉONISE.

Puisqu’on me le permet...

PAMPHILE.

N’achevez pas Madame ;

Accordez, accordez cette grâce à mon âme ;

La dispute est injuste, il la faut terminer ;

Ne me condamnez point, je me veux condamner,

Je sais que le devoir m’ordonne que je quitte ;

Léandre est aujourd’hui le seul qui vous mérite,

Comme vous êtes seule en la terre aujourd’hui,

Qui mérite les vœux d’un homme comme lui.

Ainsi vivez contents, Pamphile le souhaite,

Soyez le digne prix, d’une amitié parfaite.

LÉONISE.

Puisqu’on n’ordonne pas, ce que vous ordonniez,

Prodigue, veuillez prendre, un bien que vous donniez.

LÉANDRE.

Pour conserver ce bien, dont mon âme est ravie,

Je veux être toujours prodigue de ma vie.

MAHAMUT.

Le Soleil qui se lève est dessus l’horizon,

De sorte qu’en ces lieux je doute avec raison

Que quelqu’un du vaisseau ne vienne, ne nous voie,

N’empêche notre fuite, et trouble notre joie.

De crainte de périr, étant si près du port,

À la faveur du bois, allons gagner le Fort,

Où nous pourrons trouver quelque moyen facile,

Pour aller surement jusques dans la Sicile.

LÉANDRE.

C’est en ces bords aimés, où je prétends un jour,

Compter tous mes travaux, et mes plaisirs d’amour ;

Afin que quelque esprit, travaillant à ma gloire,

Mette dessus la Scène, une si belle Histoire,

Qui pleine de merveille, et de sincérité,

Ira de siècle en siècle, à la Postérité.

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