L’Amant bossu (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Max RAOUL)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 22 octobre 1821.
Personnages
M. DE PLINVILLE, riche propriétaire
CÉLICOUR, amant d’Aglaé
UN DOMESTIQUE
AGLAÉ, nièce de M. de Plinville
MADAME DE ROSELLE, amie de M. de Plinville
JULIENNE, jardinière de M. de Plinville
À trente lieues de Paris, dans le château de Plinville.
L’intérieur d’un pavillon élégant ; plusieurs portes donnant sur des jardins.
Scène première
JULIENNE, seule
Elle porte un panier qui contient ce qu’il faut pour mettre le couvert.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! queu tracas ! et qu’ c’est terrible d’être au service de la plus riche héritière du canton ! Depuis huit jours que j’ai quitté ce pensionnat où j’étais jardinière, pour suivre mademoiselle Aglaé dans ce château, v’là-t-il des prétendants... en v’là-t-il !... Eh bien ! tout ça ne vaut pas M. de Célicour ; celui-là, c’était mon protégé, et si mademoiselle Aglaé l’avait vu, bien sûr qu’elle l’aimerait ! parce qu’il est si gentil... si aimable... trente mille livres de routes, et des vues honnêtes...
Mettant le couvert.
C’est drôle, cependant, qu’il se soit adressé à moi plutôt qu’à M. de Plinville, l’oncle et le tuteur de not’ maîtresse... Ah dam’ !... c’est juste... peut-être bien que l’oncle n’aurait pas eu la complaisance de remettre à mamzelle toutes les lettres qu’il m’envoyait pour elle... m’est avis aussi qu’à la pension mademoiselle Aglaé relisait ces lettres-là plus d’une fois par jour, et que s’il n’avait tenu qu’à elle... mais, maintenant, il n’y a plus moyen... on attend un autre futur, et il faut que M. de Célicour prenne son parti.
Air du vaudeville de Partie carrée.
Faut qu’à présent, il s’ guérisse au plus vite
De son ardeur
Le contrefaisant.
Et de son feu brûlant !
Heureusement c’est Paris qu’il habite,
C’est une ville où le feu prend souvent.
Mais d’ l’incendie on n’y craint pas la suite :
Car les secours y sont si prompts,
Qu’ les flamm’s d’amour sont éteint’s aussi vite
Que le feu des maisons.
Eh ! mais, qui vient donc là ?... Dieu me pardonne, c’est lui-même.
Scène II
CÉLICOUR, JULIENNE
CÉLICOUR.
Ah ! c’est toi que je cherche, Julienne...
JULIENNE.
Comment ! monsieur, vous v’là... Ah ! mon Dieu ! sauvez-vous vite, c’est ici que M. de Plinville et sa nièce vont venir déjeuner, et...
CÉLICOUR.
Ne crains rien, je sais que tout le monde dort encore au château.
JULIENNE.
Mais je vous avais fait prévenir il y a quelques jours par mon oncle qui allait à Paris.
CÉLICOUR.
Oui... oui, j’ai vu ton oncle... je l’ai ramené avec moi, et maintenant, il est tout à fait dans mes intérêts... nous avons pris des arrangements ; et dis-moi : il est donc vrai que la charmante Aglaé va être sacrifiée ?...
JULIENNE.
Sacrifiée !... Non, monsieur, elle va être mariée.
CÉLICOUR.
C’est la même chose, du moment que ce n’est pas moi qu’elle épouse.
JULIENNE.
Dame ! aussi, pourquoi ne pas la demander en mariage ?
CÉLICOUR.
Il fallait au moins se faire connaître ! et comment ?... Je rencontre Aglaé dans un spectacle, où je ne vois qu’elle, et où elle ne daigne seulement pas me remarquer ! est-ce ma faute ?... J’apprends qu’orpheline et maîtresse de sa fortune, elle doit, jusqu’à l’époque de son mariage, rester dans une pension, où j’essaye en vain de me présenter... Une pension absurde... pas de distribution de prix, pas de concerts... pas même de ces petits bals de société... où c’est si commode !
JULIENNE.
Ah ! monsieur... le jour de la fête de la maîtresse.
CÉLICOUR.
Oui, c’était joli... est-ce que c’est ainsi que cela se pratique ?
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
En exclure les jeunes gens,
Ou du moins, de peur de scandale,
Admettre à peine les parents
Dans la ligne collatérale !
Il fallait, pour oser danser,
Qu’on eût une sœur, une fille ;
Et même on ne pouvait valser
Qu’avec ses papiers de famille.
Aussi, impossible de se voir ; et sans toi, Julienne, qui as bien voulu quelquefois te charger de mes lettres... des lettres sans réponse... il est vrai... mais enfin, j’espérais, lorsque j’apprends qu’Aglaé a quille sa pension, qu’elle est venue depuis huit jours dans ce château, chez un de ses oncles qui va la marier... Je te le demande, devais-je m’attendre à cela après six mois d’amour et de constance ?
JULIENNE.
Six mois de constance... voyez donc le bel effort !... pardine, monsieur, v’là-t-il pas de quoi vous vanter !
CÉLICOUR.
Non, ma chère enfant ; mais il faut en tout de la proportion, et on doit avoir égard à la complexion des individus... ce qui ne serait rien pour un céladon, peut être beaucoup pour un jeune homme à la mode ; et certainement six mois d’épreuve, ce n’est pas trop ; mais c’est bien... c’est raisonnable... Si ta maîtresse me connaissait, je suis sûr qu’elle m’en saurait gré... mais dis-moi, mes lettres ont-elles produit quelque impression ? penses-tu qu’elle soit disposée à m’aimer ?
JULIENNE.
Ça... je croirais assez qu’elle a des dispositions... car depuis huit jours que nous sommes ici, et que la poste a manqué, vu qu’ vous n’avez pas écrit... elle est dès l’ matin qui va, vient, tourne alentour de moi, comme si elle attendait quelque chose.
CÉLICOUR.
Et le prétendu ?...
JULIENNE.
Un M. Pichard... un jeune homme de mérite à ce qu’on dit ; mais qu’elle ne connaît pas plus que vous. C’est un mariage d’intérêt ; des arrangements de famille... elle obéit, parce que nous autres demoiselles nous obéissons toujours... mais je suis bien sûre que s’il se présentait quelque moyen de se dégager...
CÉLICOUR.
Eh bien ! je suis venu pour cela... et cette occasion, je la ferai naître.
JULIENNE.
Vous, monsieur, et par quel moyen ?...
CÉLICOUR.
Oh ! c’est un moyen de comédie... sais-tu ce que c’est que la comédie ?...
JULIENNE.
Pardi... à c’te pension où j’étais, on ne faisait que ça... et moi qui vous parle, j’ai joué un rôle muet dans le Pacha de Suresnes.
Air du vaudeville de Oui ou Non.
Ma fin’, c’était fort de mon goût,
Et puis c’est util’, je l’ parie :
Puisque dans le monde et partout
On dit qu’on jou’ la comédie,
Puisqu’ les femmes, on peut l’assurer,
Dans ce genre sont des modèles,
Un pareil talent doit entrer
Dans l’éducation des d’moiselles.
Mais, quand j’y pense, un moyen de comédie inventé par vous, ce doit être joliment malin !
CÉLICOUR.
Au contraire, c’est tout ce qu’il y a de plus usé... je ne crois pas même qu’d existe rien de plus commun.
JULIENNE.
Tiens ! pourquoi donc que vous ne prenez pas du neuf ?
CÉLICOUR.
D’abord, parce qu’il n’est pas aisé d’en trouver, et ensuite parce que ce moyen-là a toujours réussi... j’étais encore hier aux Français ; on donnait, je crois, deux pièces où les amants n’ont pas employé d’autres moyens que le mien, ça n’a pas manqué... et à la fin de la soirée, ils étaient tous mariés.
JULIENNE, vivement.
Air du vaudeville du Petit Courrier.
Voyons donc c’te recette-là !
J’ veux m’en servir, dit’s-la moi vite ;
Comm’ dans ces spectacl’s on profite !...
Pour moi, dans ceux qu’ j’ai vus déjà,
À peine on a fait connaissance
Qu’on s’marie, et c’ qui m’a séduit’,
C’est la manier’ dont ça commence,
Et surtout cell’ dont ça finit.
Aussi, j’ vous écoutons.
CÉLICOUR.
Pourquoi Aglaé, pourquoi M. de Plinville ne m’aiment-ils pas encore ?... c’est qu’ils ne m’ont jamais vu... eh bien ! je vais, comme cela se pratique, arrivera la place du prétendu, et du premier coup d’œil, j’achève la conquête de la nièce, et je commence celle de l’oncle. Quelle que soit son opinion, c’est la mienne... je ne vais qu’à cheval, ou en tilbury ; je me promène à pied, dans ses jardins, la canne à la main, et le chapeau de feutre gris en promontoire... je ne joue que l’écarté ou l’impériale... je fais son piquet, et même sa partie de loto... que résulte-t-il d’un pareil dévouement ? que je gagne sa confiance, son amitié, qu’il ne peut plusse passer de moi, et quand, deux ou trois jours après, le prétendu arrivera... vois-tu l’oncle surpris... hésitant... tremblant que je ne sois pas le véritable Pichard... enfin après quelque scène d’Héraclius ou des Ménechmes, c’est à sa nièce qu’il ose s’en rapporter...
« Devine, si tu peux, et choisis, si tu l’oses. »
Elle devine, choisit... Dénouement obligé, mariage de rigueur : la pièce finit, et mon bonheur commence.
JULIENNE.
Ma fine ! monsieur ; ça me paraît bien beau ; mais comment pourrez-vous soutenir ce rôle, avec vot’ tête, et vot’ étourderie... jouer au loto... parler raison...
CÉLICOUR.
Va, sois tranquille, le prix qui m’attend a trop de charmes pour que je ne fasse pas l’impossible pour l’obtenir. Je cours me présenter ; annonce M. Pichard.
JULIENNE.
Dans ce costume-là ?
CÉLICOUR.
Où veux-tu que j’aille emprunter dans le pays... cela donnerait des soupçons.
JULIENNE.
Attendez... il y aune valise qui contient les effets du prétendu, et qu’on a sans doute envoyée en avant : mon oncle vous mènera dans le petit pavillon du jardin, où on l’a déposée ; et, par ainsi, vous pourrez représenter M. Pichard au naturel.
CÉLICOUR.
À merveille. Je cours à ma toilette.
Air : Traitant l’amour sans pitié. (Voltaire chez Ninon.)
Adieu, surtout du secret.
Revenant.
Ah !... remets avec adresse
Ce billet à la maîtresse,
Il l’instruit de mon projet.
JULIENNE.
Quoi, monsieur !... qu’ voulez-vous faire ?
CÉLICOUR.
Allons, ne sois pas sévère,
Songe que c’est la dernière...
Sans blesser le décorum,
Crois-moi, tu peux la remettre,
C’est conclu ; voilà la lettre,
L’embrassant.
Et voilà le post-scriptum.
Il sort en courant.
Scène III
JULIENNE, seule, appelant Célicour, pendant qu’il s’enfuit
Monsieur !... monsieur !... faudra-t-il que je parle du post-scriptum ?... Eh bien ! mademoiselle dira tout ce qu’elle voudra ; mais si j’étais à sa place... je serais folle de ce jeune homme-là, moi... oh ! je me connais... j’en serais folle... Allons, il n’y a pas à dire, faut l’ servir d’amitié, et montrer que, quoique paysanne, j’ serais digne d’être femme de chambre.
Air du Ménage de garçon.
Oui, pour commencer mon service,
Et pour seconder son projet,
Faut qu’à ses ordres j’obéisse.
Regardant la lettre.
Mais que contient donc ce billet ?
Il est vrai qu’ je n’ savons pas lire ;
Mais l’intelligence suffit,
Et j’ devinons c’ qu’il peut écrire
Montrant sa joue.
Par les deux mots qu’il m’en a dit.
V’là not’ maîtresse... pardine ! M. Célicour a raison, il a du malheur ; s’il était resté une minute de plus, la connaissance se faisait.
Elle continue à arranger le déjeuner.
Scène IV
AGLAÉ, JULIENNE
AGLAÉ, un peu rêveuse.
Plus de lettres depuis huit jours... Allons, il m’aura déjà oubliée... oh ! cela devait être.
JULIENNE, allant à elle d’un air de mystère.
Vous v’là, mam’zelle... Ah ! que c’est heureux, que M. vot’ oncle ne soit pas encore descendu !
AGLAÉ.
Qu’y a-t-il donc, Julienne ?
JULIENNE.
Oh dame ! des événements... des choses... D’abord pour commencer... v’là une lettre... vous savez...
AGLAÉ, émue.
De lui... je veux dire de M. Célicour... je vous avais défendu pourtant d’en recevoir... c’était bon en pension... mais ici, chez mon oncle...
JULIENNE.
C’est vrai, mam’zelle... mais comme il paraît que ça sera la dernière...
AGLAÉ, prenant la lettre.
La dernière !...
JULIENNE.
Et puis, il l’a apportée en personne... allez, mam’zelle, c’est joliment difficile de refuser les gens en face... j’ voudrais vous y voir... il est si bon, si généreux, et de l’esprit... Enfin, mam’zelle, vous avez vu ses lettres : eh bien, ce n’est rien... faut l’entendre parler : il y a de quoi vous étourdir.
AGLAÉ.
Comment ! Julienne, il est venu ici ?
JULIENNE.
Et il compte bien y revenir dans une heure.
AGLAÉ.
Sans l’aveu de mon oncle ?... quel est donc son projet ?
JULIENNE, montrant la lettre.
Oh dame ! vous le verrez.
AGLAÉ, ouvrant la lettre.
Tu me fais trembler !...
Elle lit bas.
JULIENNE, arrangeant le déjeuner pendant qu’Aglaé lit.
Ah ! il n’y a pas de quoi, puisque ça réussit toujours.
AGLAÉ, lisant.
Quelle extravagance ! comment... oser se présenter sous le nom de M. Pichard !... se flatter que je permettrai...
JULIENNE.
Eh ! mon Dieu ! on ne vous demande rien que de garder le secret...
AGLAÉ.
À la bonne heure ; mais si on découvre quelque chose, je le désavoue, je vous en préviens...
JULIENNE.
Chut ! mademoiselle, voici monsieur.
Scène V
AGLAÉ, JULIENNE, M. DE PLINVILLE
M. DE PLINVILLE, à la cantonade.
C’est égal... c’est égal... qu’on prépare toujours son appartement... Ces imbéciles... il faut tout leur dire... Bonjour, ma chère Aglaé.
AGLAÉ.
Qu’avez-vous donc, mon oncle ?
M. DE PLINVILLE.
Ce n’est rien, mon enfant, ce n’est rien... on ne songeait plus à la chambre de Pichard ; et parce que je ne suis pas certain du jour de son arrivée, on aurait attendu au dernier moment... Je les ai un peu grondés pour me tenir en haleine.
JULIENNE.
Monsieur, vot’ déjeuner est prêt.
M. DE PLINVILLE.
Eh bien ! déjeunons ;
À Aglaé.
viens, ma chère enfant.
Ils s’asseyent. Julienne les sert.
M. DE PLINVILLE, regardant Aglaé.
Je vois avec plaisir que, depuis que nous attendons un prétendu, nous soignons notre toilette du matin.
AGLAÉ
Oh ! mon oncle, je vous jure...
M. DE PLINVILLE.
Il n’y a pas de mal, mon enfant, il n’y a pas de mal... il ne faut pas se laisser surprendre à l’improviste, et c’est même pour cela que je suis bien aise de causer avec toi, de ton futur, et de te prévenir d’une petite circonstance...
AGLAÉ.
Comment ! est-ce que ce mariage ne vous conviendrait plus ?
M. DE PLINVILLE.
Si fait, parbleu ! c’est un parti fort convenable... mais le père de Pichard, mon vieil ami, qui est à Paris dans ce moment, vient de m’écrire une particularité dont il est bon que tu sois instruite... et dont je suis fâché qu’on ne m’ait pas prévenu d’abord.
AGLAÉ.
Qu’est-ce donc, mon oncle ?
M. DE PLINVILLE.
Presque rien... une misère... pour toi qui es raisonnable, et qui ne tiens pas infiniment aux avantages extérieurs.
AGLAÉ.
Je devine... il est affreux.
M. DE PLINVILLE.
Du tout, du tout... son père assure qu’il est fort bien... figure agréable... mais...
À part.
Le diable m’emporte si je sais comment lui dire cela.
Haut.
Mais, vois-tu, sa taille...
AGLAÉ.
Sa taille...
M. DE PLINVILLE.
Est fort bien aussi... quand on le voit en face... et c’est le principal.
AGLAÉ.
Comment, mon oncle ! est-ce qu’il serait ?...
M. DE PLINVILLE.
Non pas... précisément... mais il paraît qu’il se tient mal... ce qui ferait croire au premier coup d’œil...
JULIENNE, vivement.
Ah ! mon Dieu ! il est bossu !...
M. DE PLINVILLE.
Tu l’as dit, Julienne...
À Aglaé.
Mais il y a bossus et bossus : l’on m’assure que celui-ci n’est pas des plus désagréables.
AGLAÉ, bas à Julienne.
Et Célicour qui ne sait pas cela... quelle aventure !... Julienne...
JULIENNE, de même.
Je vous entends, mam’zelle, et je n’en ai pas une goutte de sang dans les veines.
Faisant un mouvement pour sortir.
Si je pouvais...
M. DE PLINVILLE.
Julienne, où vas-tu donc ?
JULIENNE.
Rien, monsieur... j’allais chercher... de la crème...
M. DE PLINVILLE.
Nous venons de la prendre... allons, reste là... Eh bien ! Aglaé, qu’as-tu donc ? te voilà tout effrayée de cette idée-là. On ne veut pas te contraindre... tu verras M. Pichard, tu l’entendras surtout... je ne sais pas pourquoi on n’estime pas les bossus.
Air du Pot de fleurs.
Oui, le mépris dont on les enveloppe
Ne porte enfin que sur de vains dehors ;
Il suffirait du nom d’Ésope,
Pour soutenir l’honneur du corps :
Car du destin la clémence infinie
Presque toujours sait réunir chez eux,
Aux défauts qui choquent les yeux.
L’esprit qui fait qu’on les oublie.
JULIENNE, à part.
Dieux ! quel embarras !... si maintenant M. de Célicour pouvait ne pas venir...
Scène VI
AGLAÉ, JULIENNE, M. DE PLINVILLE, UN VALET, annonçant
LE VALET.
M. Pichard, qui descend de voiture.
M. DE PLINVILLE.
Pichard, il serait vrai !
À part.
Il était temps que je la prévinsse.
Haut.
Qu’il soit le bienvenu ! allons le recevoir.
AGLAÉ.
Et moi, mon oncle, je vous demande la permission de me retirer, parce que le trouble... l’émotion... D’abord, quelque chose qu’il arrive, je vous prie de croire que je ne savais rien.
Bas à Julienne.
Tu vois, Julienne, ce dont tu es cause, une scène... un éclat... ah, mon Dieu ! je savais bien que toutes ces ruses-là ne pouvaient réussir.
Elle sort.
Scène VII
M. DE PLINVILLE, JULIENNE
M. DE PLINVILLE.
Eh bien ! qu’a-t-elle donc ?... et je te le demande, Julienne, conçois-tu rien à ce qui lui prend ?
JULIENNE.
Moi... monsieur... certainement, je ne pouvais pas supposer... et d’ailleurs, je ne sais rien non plus... parce que à coup sûr... ce n’est pas moi qui voudrais...
M. DE PLINVILLE.
Allons, et Julienne aussi, qui ne sait plus ce qu’elle dit... l’arrivée de ce bossu fait perdre la tête à tout le monde !
Scène VIII
JULIENNE, qui se cache la tête dans les mains, M. DE PLINVILLE, CÉLICOUR, en redingote claire, avec une bosse assez saillante sur l’épaule gauche
CÉLICOUR.
Air : Me voilà, quel plaisir. (La Petite Sœur.)
Cupidon,
Dieu fripon,
Me conduit
Et me dit :
Une belle
Au loin t’appelle ;
Dépêchons,
Galopons,
Et que ton cœur épris
Songe au prix
Que l’hymen t’a promis.
M. DE PLINVILLE.
Satisfait et joyeux,
Je vous vois en ces lieux.
CÉLICOUR.
Mon cher oncle...
JULIENNE, le regardant et poussant un cri.
Ah ! grands dieux !
En croirai-je mes yeux ?
CÉLICOUR.
Eh bien ! qu’est-ce qu’elle a donc, celte petite fille ?... et d’où vient son air étonné ?... Est-ce qu’elle n’a jamais vu... de prétendu ? il me semble cependant qu’ils sont tous faits de même...
Il reprend l’air précédent.
Cupidon,
Dieu fripon, etc.
JULIENNE, à part.
Je n’en reviens pas !... et à moins qu’il ne soit sorcier...
CÉLICOUR.
Bonjour donc, mon cher oncle ; que je suis content de vous voir, et de me reposer !... voilà-t-il assez longtemps que je roule...
M. DE PLINVILLE.
Ce cher Pichard, le voilà donc !...
Le regardant.
C’est bien lui.
CÉLICOUR.
Oh ! c’est moi... on ne m’a pas volé en route.
M. DE PLINVILLE.
Eh ! mais, quand j’y pense, je ne suis plus étonné de votre arrivée : j’ai reçu, il y a quatre ou cinq jours, une lettre de votre père, qui vous annonçait pour la fin de la semaine, et nous sommes aujourd’hui samedi.
CÉLICOUR.
Comment !... il vous a dit que j’arriverais samedi ?
M. DE PLINVILLE.
Ah ! mon Dieu, oui, et même je me rappelle en même temps qu’il me recommandait quelque chose que j’ai tout à fait oublié...
Cherchant.
Où ai-je donc mis cette lettre ?
CÉLICOUR.
Ce n’est pas la peine, cher oncle, cela se retrouvera.
M. DE PLINVILLE.
Non, je l’ai là parmi ces papiers.
JULIENNE, pendant que Plinville cherche, s’approche de Célicour, et dit à voix basse.
Comment ! monsieur, c’est vous ?
CÉLICOUR, de même.
Tu le vois : une nouvelle édition, revue, corrigée
Montrant sa bosse.
et considérablement augmentée.
JULIENNE, de même.
Mais qui a pu vous dire ?...
CÉLICOUR, de même.
Parbleu ! l’habit du futur que tu m’as fait prendre... l’épaule droite matelassée, et la gauche offrant un vide qu’il a fallu remplir... cela sautait aux yeux, et il aurait fallu être aveugle pour ne pas deviner que M. Pichard était...
Haut à M. de Plinville.
Eh bien, cher oncle, avez-vous trouvé ?
M. DE PLINVILLE.
La voici...
Lisant.
« Je viens d’écrire de Paris à mon fils pour lui ordonner de m’attendre chez toi, au château de Plinville ; et il y sera probablement à la fin de la semaine... Je t’annonce en outre, à peu près pour la même époque, « la visite de madame de Roselle, une veuve charmante, l’amie de la famille. »
Parlant.
C’est cela même dont je veux vous parler... Vous connaissez madame de Roselle ?...
CÉLICOUR, embarrassé.
Mais... monsieur...
M. DE PLINVILLE.
Je n’y pensais plus... c’est juste... vous ne la connaissez pas... son mari l’emmena de si bonne heure dans le fond du Berry... Mais enfin, si elle s’arrête ici quelques jours, comme je l’espère, vous en serez enchanté.
CÉLICOUR.
Certainement, mon cher oncle, je ne doute point qu’elle ne soit fort aimable ; mais je vous avoue que je n’aime point les visites, la société.
M. DE PLINVILLE.
Et moi, qui n’ai pas d’autres plaisirs, surtout à la campagne.
CÉLICOUR, à qui Julienne fait des signes.
Sans doute... je voulais dire seulement qu’on peut se suffire à soi-même, parce que, avec de l’esprit et de l’agrément dans la conversation, et surtout des talents... parce que, moi, mon père ne m’a jamais gâté, il ne m’a jamais flatté... Il me disait : « Mon ami, tu es un joli garçon, un charmant cavalier ; mais cela ne suffit pas : il faut des talents... » Et oserais-je vous demander quels sont ceux que préfère votre nièce ?
M. DE PLINVILLE.
Mais, d’abord, le dessin.
CÉLICOUR.
Tant mieux : parce que moi j’y excelle... j’ai le sentiment du beau... j’aime les belles proportions, et les belles formes.
Air : Sur tout ce que je vous dirai.
Le dessin est un art charmant !
Voyez quel bonheur en ménage :
De son époux, de son amant
Retracer la fidèle image !
Nul plus que moi n’est complaisant,
Et ma femme, aussitôt la noce,
Pourra jouir de l’agrément
De dessiner d’après la bosse.
Ça se trouve à merveille.
M. DE PLINVILLE, riant.
Oui, c’est fort heureux... car je doute que ses autres goûts puissent vous convenir... la danse, par exemple...
CÉLICOUR.
Comment ! elle aime la danse !... c’est charmant : car moi je danse à ravir ; j’ai pris des leçons des meilleurs maîtres... on me trouvait le mollet audacieux, et le cou-de-pied agaçant ; enfin, cet hiver, dans presque tous les bals, j’ai été remarqué.
M. DE PLINVILLE.
Je le crois bien...
CÉLICOUR.
C’est qu’en général j’excelle dans tous les exercices qui demandent de l’agilité, de la souplesse, de l’... Et votre aimable nièce, où est-elle ? car je ne l’aperçois point.
M. DE PLINVILLE.
Mais, elle est dans le jardin, je le suppose... je vais vous y conduire, et en parcourant toutes les allées, il est impossible que nous ne la rencontrions pas.
CÉLICOUR, à part.
Cela n’en finirait plus !...
Haut.
Je vous avoue que je n’aime point à voir un jardin allée par allée, on ne peut pas juger... ce que je préfère, c’est l’ensemble.
M. DE PLINVILLE, avec joie.
Et vous avez bien raison... vous êtes donc amateur...
CÉLICOUR.
Amateur... très fort, très fort ; j’aime beaucoup les parcs et les jardins... mais pas en détail.
M. DE PLINVILLE.
Eh bien ! vous allez être satisfait ; Julienne, donne-moi sur mon bureau le plan de ma propriété.
CÉLICOUR, à part, pendant que Plinville arrange le plan sur la table.
C’est fait de moi ! il est dit que je ne pourrai jamais la voir...
Haut, regardant le plan.
Dieux !... quel plan de campagne !... que c’est beau !... comme en voilà...
M. DE PLINVILLE, avec joie.
Mais oui... cent soixante arpents.
CÉLICOUR.
Cent soixante arpents !... quel agrément de parcourir cela sur le papier !... qu’est-ce que c’est que cette grande place verte ?...
M. DE PLINVILLE.
Comment ! vous ne devinez pas ?...
CÉLICOUR.
Si vraiment... c’est la pièce d’eau !... c’est charmant... parce que moi, j’aime avant tout les pièces d’eau... il n’y a point de salut sans cela.
M. DE PLINVILLE, d’un air piqué.
Je suis désespéré de n’avoir pas su votre goût ; car malheureusement je n’en ai pas.
CÉLICOUR.
C’est-à-dire, vous n’en avez pas, parce que vous ne le voulez pas... car sans cela...
M. DE PLINVILLE.
Du tout, monsieur ! si vous aviez pris la peine d’examiner, vous auriez vu que je n’avais pas de place.
CÉLICOUR.
Pas de place, avec cent soixante arpents ? je vais vous en trouver une... qu’est-ce que c’est que ce petit rond-là ?
M. DE PLINVILLE.
C’est une montagne.
CÉLICOUR.
Eh bien ! justement, une montagne... Qu’est-ce que vous avez besoin de cela ?... il y en a partout... ôtez-moi la montagne, et mettez-moi là un petit lac.
M. DE PLINVILLE.
Un lac ! y pensez-vous ?
CÉLICOUR.
Parbleu... un lac... un lac... je n’entends pas le lac de Genève, mais un petit lac de société.
M. DE PLINVILLE.
Et pour l’emplir ?
CÉLICOUR.
Vous mettez d’abord un bateau, ça tient de la place...
M. DE PLINVILLE.
Et pour s’y promener ?
CÉLICOUR.
Vous vous promenez les jours de pluie... À la campagne, on a de l’eau les jours d’orage... c’est toujours comme cela.
Regardant à gauche.
Ah ! mon Dieu !
M. DE PLINVILLE.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ?
CÉLICOUR.
Rien... c’est que j’ai cru voir à travers les massifs...
À part.
C’est elle, c’est Aglaé.
M. DE PLINVILLE.
Oui, à travers les massifs, j’ai ménagé des échappées ; voyez-vous, par là, à droite.
CÉLICOUR, se retournant du côté d’Aglaé.
Non... non, il me semble que de ce côté la vue est plus belle...
À part.
Il faut que je la voie, que je lui parle, que je connaisse mon sort.
M. DE PLINVILLE, suivant toujours sur le plan.
Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)
Suivez la première enceinte ;
Le labyrinthe est auprès.
CÉLICOUR, à part.
Non, je ne pourrai jamais
Sortir de ce labyrinthe,
Regardant à gauche.
Et cependant je voudrais...
M. DE PLINVILLE, le retenant.
Là sont mes bosquets anglais,
Moi-même je m’y perdrais !
C’est une nouvelle mode...
Par des effets de terrain
Vous disparaissez soudain.
CÉLICOUR, à part.
C’est quelquefois très commode :
Je n’y tiens plus et je vais
Prendre les bosquets anglais.
Il s’enfuit, et laisse Plinville qui continue. Pendant toute cette scène Julienne a toujours fait des signes à Célicour, et dans ce moment elle cherche à le retenir.
JULIENNE, à part.
Allons, le voilà parti... Il ne peut-pas rester en place.
M. DE PLINVILLE, croyant toujours que Célicour est là, et continuant à lui expliquer sur le plan.
Vous comprenez, n’est-ce pas ? Ici vous vous trouvez dans la grande prairie ; et là, à gauche... vous suivez toujours... n’est-il pas vrai ?
En ce moment il saisit la main de Julienne qui se trouve auprès de lui.
Eh bien, où est-il donc ?... qu’est-il devenu ! Pichard... Pichard !... Et toi qui es restée là, réponds-moi : par où a-t-il passé ?
JULIENNE.
Moi ! monsieur, je n’en sais rien... je ne l’ai pas aperçu.
M. DE PLINVILLE.
Allons, il aura disparu comme une ombre... il me semble cependant qu’il est assez visible... et moi qui croyais trouver en lui un homme sage, posé... Quelle légèreté ! quelle étourderie ! Il n’a rien de son état... et il n’était pas plus fait pour être bossu...
JULIENNE, à part.
Dame ! quand on commence !
M. DE PLINVILLE.
C’est tout à fait un petit-maître, un petit-maître difforme. Son père, qui m’écrivait que cela ne paraissait presque pas... jusqu’à présent je n’ai vu que cela de saillant dans sa personne. Julienne, va dire à ma nièce de venir me parler à l’instant même.
JULIENNE.
Oui, monsieur, j’y cours.
À part.
Il est sûr
Montrant son épaule.
qu’il l’a faite trop grosse... faut que je lui dise de la diminuer.
Scène IX
M. DE PLINVILLE, seul
Oh ! décidément ce mariage ne se fera pas, je deviendrais la fable de tout Paris ; et ma pauvre Aglaé... un joli mari que je lui donnerais là ! une tête à l’envers, un bavard, qui parle sans réfléchir, vous répond sans vous entendre, et qui en moins de cinq minutes vous débite mille extravagances... moi, je n’ai jamais eu l’intention de contrarier ma nièce, et malgré les obligations que j’ai à M. Pichard le père, il faut trouver un moyen... Eh ! mais... cette madame de Roselle que j’attends incessamment... il paraît qu’elle est liée avec une partie de la famille... c’est une femme d’esprit, de bon conseil, elle m’aidera à dégager ma parole, et à nous débarrasser de cet original.
Scène X
M. DE PLINVILLE, AGLAÉ
AGLAÉ, à part.
Je suis encore tout émue de ses discours. Julienne avait raison... qu’il est aimable ! comme il paraît m’aimer !
M. DE PLINVILLE, la voyant.
Ah ! te voilà, mon enfant ?
AGLAÉ.
Vous m’avez fait demander, mon oncle.
M. DE PLINVILLE.
Oui, ton absence m’inquiétait... Eh bien, es-tu un peu remise de ton effroi ?
AGLAÉ.
C’était une faiblesse dont je suis honteuse...
M. DE PLINVILLE.
Non, non, cela mérite attention ; cela annonce une répugnance...
AGLAÉ, hésitant.
Mais, mon oncle... je vous avoue que je viens de le voir, et que je commence à croire...
M. DE PLINVILLE.
J’entends, j’entends... c’est comme moi... tu ne peux pas le souffrir.
AGLAÉ.
Comment ! vous le trouvez...
M. DE PLINVILLE.
Air du vaudeville des Vélocifères.
Très laid, du moins tel est mon goût !
AGLAÉ.
Il le paraît moins quand il cause ;
Car il a de l’esprit.
M. DE PLINVILLE.
Du tout,
Du jargon, et pas autre chose !
En tout point il vous contredit,
Sans jamais trouver rien qui vaille,
Et je croirais qu’il a l’esprit
Encor plus mal fait que la taille.
L’embrassant.
Mais sois tranquille, mon enfant, ma chère Aglaé... je tiens trop à ton bonheur pour balancer un seul instant ; je vais m’occuper des moyens de retirer ma parole, sans offenser mon vieil ami : après tout, ce n’est pas ma faute, c’est la sienne... pourquoi diable a-t-il fait un fils bossu à ce point-là ?
Il sort.
AGLAÉ.
Mon oncle, écoutez-moi... Allons, il s’en va !
Scène XI
AGLAÉ, seule
À merveille ! et avec sa ruse, voilà M. de Célicour bien avancé... ah ! mon Dieu, c’est lui.
Scène XII
AGLAÉ, CÉLICOUR, toujours en bossu
CÉLICOUR, regardant de tous côtés.
Il est parti !... eh bien, mademoiselle, que vous avais-je annoncé ? Votre oncle est vaincu, subjugué, et je vais le supplier de hâter notre mariage.
AGLAÉ.
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnési.)
Premier couplet.
Non pas ; attendez, je vous prie.
CÉLICOUR.
Daignez au moins fixer le jour.
AGLAÉ.
Il faut, lorsque l’on se marie,
Tous deux se payer de retour.
CÉLICOUR.
Ah ! je sens que du mariage
L’amour seul doit former les nœuds ;
Mais nous aurons, pour être heureux,
Ce qu’il en faut dans un ménage,
Puisqu’à moi seul j’en ai pour deux.
Deuxième couplet.
AGLAÉ.
Mais si, désormais inflexible,
Mon oncle changeait de projets :
Enfin, s’il vous trouvait horrible,
Que diriez-vous ?
CÉLICOUR.
Je répondrais :
Sans l’élégance et sans la grâce
En ménage on peut être heureux ;
Et d’ailleurs, si j’en crois mes yeux,
Il se peut bien que je m’en passe,
Puisque ma femme en a pour deux.
AGLAÉ.
Oui, monsieur, tout cela est très bien, très aimable... il n’y a qu’un inconvénient, c’est que mon oncle, quoique vaincu, subjugué... enchanté de vous, cherche un moyen honnête de vous donner votre congé.
CÉLICOUR.
Pas possible !... moi qui me suis étudié à lui plaire.
AGLAÉ.
Oh ! vous avez bien réussi.
CÉLICOUR.
Mais enfin, quelles raisons ?...
AGLAÉ.
Eh ! monsieur, pouvez-vous me le demander ? je vous répète qu’il vous trouve effrayant, et il ne veut plus de vous pour son neveu.
CÉLICOUR.
Vraiment ?
AGLAÉ.
Cela vous fait rire.
CÉLICOUR.
Sans doute, et ce n’est pas sans raison ; et puisqu’il n’aime pas les bossus, je suis sauvé, et le vrai Pichard est perdu : car je me déferai quand je le voudrai du seul défaut qu’on puisse me reprocher, tandis que lui... Oh ! qu’il arrive maintenant, je ne le crains plus.
Scène XIII
AGLAÉ, CÉLICOUR, JULIENNE, accourant
JULIENNE.
Ah ! mam’zelle... en v’là ben d’une autre !...
CÉLICOUR.
Qu’est-ce donc ?
JULIENNE.
Un monsieur qui vient d’arriver au château avec une dame de Roselle.
AGLAÉ.
Eh bien ?...
JULIENNE.
Eh bien ! je soupçonnerais presque que c’est le véritable prétendu.
AGLAÉ.
M. Pichard !...
CÉLICOUR.
Mon rival !... et sur quoi le soupçonnes-tu ?
JULIENNE.
Il donnait la main à cette dame ; v’là qu’on a ouvert la porte, et j’ai entendu qu’on annonçait M. Pichard et madame de Roselle... et puis, monsieur a couru au-devant de lui.
CÉLICOUR.
M. Pichard !... Il n’y a pas de soupçon, c’est, lui.
AGLAÉ.
Ah ! mon Dieu !... eh bien, monsieur, comment sortirez-vous de ce nouvel embarras ?
CÉLICOUR.
Il n’y a rien de plus simple... Dis-moi, Julienne, tu l’as vu ?
JULIENNE.
Oui, monsieur.
CÉLICOUR.
Eh bien ! sans flatterie, quel est le plus laid, le plus bossu de nous deux ?
JULIENNE.
Oh ! monsieur, c’est vous.
CÉLICOUR, étonné.
Hein ?
JULIENNE.
Il n’y a pas de comparaison ; l’autre est bel homme, une belle taille, il s’ tient droit, la tête haute.
CÉLICOUR.
Qu’est-ce que tu dis donc ? comment, il n’a pas ?...
Désignant sa bosse.
JULIENNE.
Oh ! mon Dieu, non, absence totale.
CÉLICOUR.
Mais tu ne l’as donc pas vu de profil ?
JULIENNE.
Si, vraiment !
Air de Préville et Taconnet.
Jugez de ma surprise extrême ;
Il n’en a pas plus qu’ sur ma main
AGLAÉ.
Et ce que mon oncle ici même
Nous disait pourtant ce matin ?...
CÉLICOUR.
Et l’apparence mensongère
De cet habit, qui causa mon erreur !...
Je n’y conçois plus rien, sur mon honneur.
Il nous tendait un piège, ou bien, ma chère,
Il faut qu’il ait un bien mauvais tailleur.
JULIENNE.
Je vous dis qu’on n’ sait plus sur quoi compter ; nous n’espérions que dans sa bosse, et v’là qu’elle nous manque !... Ah ! mon Dieu, mam’zelle, on vient de ce côté.
Elles se sauvent toutes deux.
CÉLICOUR.
Eh bien, restez donc, je vous en supplie... Allons ! dès qu’un général est battu, tout le monde l’abandonne.
Scène XIV
CÉLICOUR, puis MADAME DE ROSELLE
CÉLICOUR, regardant à gauche.
Heureusement celte dame est seule ; le prétendu n’est pas encore avec elle : faisons bonne contenance, et voyons-les venir.
MADAME DE ROSELLE, à la cantonade.
Oui, oui, je suis à vous... mais il faut avant tout que je lui parle, et que nous commencions par faire connaissance.
CÉLICOUR.
Je m’en passerais bien.
MADAME DE ROSELLE, à part et regardant Célicour.
Comment ! c’est celui qui a tourné la tête à Élise, au point de s’en faire épouser secrètement ?...
Elle s’approche de Célicour. Haut.
Je vous salue, monsieur... je n’ai pas besoin de vous demander si vous êtes M. Pichard, cela se voit de reste... Oh ! ne vous effrayez pas, je sais tout : je connais votre secret ; mais je suis une alliée, et je viens à votre secours.
CÉLICOUR.
À mon secours ?... certainement, madame, vous ne pouviez pas arriver plus à propos... mais comment, n’ayant pas l’honneur d’être connu de vous, daignez-vous prendre intérêt ?...
MADAME DE ROSELLE.
Nous ne nous sommes jamais vus ; mais nous nous connaissons beaucoup, et un mot va tout vous expliquer : je suis madame de Roselle, vous comprenez...
CÉLICOUR.
Madame de Roselle...
À part.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
MADAME DE ROSELLE.
Vous avez bien fait de m’écrire, et de vous adresser à moi ; dans la situation où vous étiez, je pouvais seule vous sauver, et vous voyez que je n’ai pas hésité ; mais que n’aurais-je pas fait pour vous, pour ma cousine... j’ai quitté ma terre, mon château, et j’accours de soixante lieues pour lever tous les obstacles.
CÉLICOUR, à part.
Je n’y suis plus du tout... du tout.
MADAME DE ROSELLE.
Je vous dirai tout à l’heure ce que j’ai déjà fait pour vous ; mais apprenez-moi d’abord comment jusqu’ici vous vous êtes tiré de votre position qui est très embarrassante, et il ne fallait pas moins que tout votre esprit... où en êtes-vous avec Aglaé, avec M. de Plinville ?
CÉLICOUR, à part.
C’est singulier, cette femme-là a l’air d’entrer dans ma situation, et cependant nous ne nous comprenons pas.
Haut.
Permettez, madame, vous arrivez de soixante lieues, je le sais ; mais ce jeune homme qui est avec vous ?...
MADAME DE ROSELLE.
Eh ! mais, ce n’est pas un jeune homme.
CÉLICOUR, à part.
Ce n’est pas le prétendu, je suis sauvé.
MADAME DE ROSELLE.
Ce jeune homme-là n’est autre que votre père.
CÉLICOUR.
Mon père...
MADAME DE ROSELLE.
Eh ! mon Dieu, oui, lui-même, et je l’ai rencontré à deux lieues d’ici, à la dernière poste : je me suis nommée, nous nous sommes reconnus, il me dit : « Je viens de Paris, et je me rends au château de Plinville, où je compte trouver mon fils. » Jugez de mon étonnement, puisque nous étions convenus que vous ne viendriez pas, et que c’était moi qui devais parler pour vous ! vous avez donc changé d’idée ?
CÉLICOUR.
Mais oui... il paraît que j’ai eu tort.
MADAME DE ROSELLE.
Du tout, et vous avez très bien tait, parce que, apprenant que vous étiez ici, et voulant éviter une scène qui ne pouvait pas manquer d’avoir lieu, j’ai pris un parti désespéré : je lui ai tout avoué ! j’ai bien fait, n’est-ce pas ?
CÉLICOUR.
Mais dame !...
À part.
Voilà une femme qui, avec son obligeance, me fera perdre le peu de bon sens qui me reste.
MADAME DE ROSELLE.
Il s’est d’abord fâché, il était furieux ; mais il a enfin senti que le mal était fait ; qu’il n’y avait pas de remède, et il a donné son consentement.
CÉLICOUR.
Ah ! il consent... et à quoi ?
MADAME DE ROSELLE.
Mais à peu près à tout ce que vous demandez, sauf quelques articles que nous réglerons plus tard ; ainsi, je me charge de tout auprès de la famille Plinville ; la seule chose que je vous recommande, c’est d’agir toujours dans le sens dont nous sommes convenus.
CÉLICOUR.
C’est bon... toujours dans le même sens...
MADAME DE ROSELLE.
Et ensuite d’aller trouver votre père, qui veut vous voir et vous parler avant de repartir.
CÉLICOUR.
Ah ! mon père qui est venu avec vous...
À part.
Ne confondons pas...
MADAME DE ROSELLE.
Oui ; il est là dans l’allée des marronniers, à droite.
CÉLICOUR.
Je vous remercie...
À part.
Et vite, tournons à gauche.
MADAME DE ROSELLE.
Air : La loterie est la chance. (Sophie Arnould.)
Allez le voir au plus vite,
Ce bon père est indulgent.
CÉLICOUR, à part.
Entre nous, si je l’évite,
Je crains peu la voix du sang ;
Mais il est triste au contraire,
Quoique cela se soit vu,
De passer près de son père
Sans en être reconnu.
Ensemble.
MADAME DE ROSELLE.
Allez le trouver bien vite ;
Je vais, sans perdre de temps,
Servir comme il le mérite
Le plus cher de mes parents.
CÉLICOUR.
Je cours le trouver bien vite ;
Et vous, sans perdre de temps,
Servez comme il le mérite
Le meilleur de vos parents.
Célicour sort.
Scène XV
MADAME DE ROSELLE, seule, puis AGLAÉ et CÉLICOUR
MADAME DE ROSELLE.
Ce pauvre Pichard, n’oser avouer son mariage, surtout quand son père y consent ! Ma cousine m’écrivait bien que son mari était si craintif, si timide... à la bonne heure ; mais dans la crainte de fâcher la famille de Plinville, se marier une seconde fois par timidité, ce serait aussi par trop fort ! Allons, allons, il faut trouver quelque moyen honnête de le dégager ; et d’abord auprès de la jeune personne ce ne sera pas bien difficile : elle le connaît fort peu, et mon cher cousin, malgré tout son mérite, n’est pas un prétendu fort séduisant.
En ce moment Célicour et Aglaé paraissent dans le fond. Madame de Roselle les voyant causer ensemble.
Allons, le voilà encore ! il me semble que, pour un homme timide, il parle avec un feu, une vivacité...
Bas à Célicour qui redescend le théâtre.
Vous oubliez donc ce que je vous ai dit ?
CÉLICOUR.
Non, sans doute ; mais j’expliquais à mademoiselle...
MADAME DE ROSELLE, bas.
Je vous répète que je me charge de tout, et que votre père vous attend ; tenez, c’est lui, sans doute.
CÉLICOUR, s’enfuyant.
Ah, mon Dieu !
AGLAÉ, le regardant.
Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?
Scène XVI
AGLAÉ, MADAME DE ROSELLE
MADAME DE ROSELLE.
Rien, mais je crois que votre prétendu est un peu bizarre, un peu original.
AGLAÉ.
Madame le connaît ?
MADAME DE ROSELLE, souriant.
Oui, beaucoup plus que vous ne croyez... et comme amie de votre père et de votre famille, me permettrez-vous, ma chère Aglaé, de vous demander comment vous le trouvez ?
AGLAÉ.
Mais très bien.
MADAME DE ROSELLE.
Vous n’êtes pas difficile ; et que vous disait-il tout à l’heure ?
AGLAÉ.
Vous le devinez sans peine, il remplissait son rôle de prétendu, il me faisait la cour.
MADAME DE ROSELLE, étonnée.
Il vous faisait la cour ?
AGLAÉ.
Oh ! mon Dieu, depuis ce malin, il me répète qu’il m’aime, qu’il m’adore ; c’est toujours la même chose.
MADAME DE ROSELLE.
Quelle indignité ! vous tromper à ce point !
AGLAÉ, souriant.
Me tromper ! Allons, je vois qu’effectivement vous le connaissez, et que vous êtes au fait ! mais rassurez-vous, j’y suis aussi, et je sais que ce déguisement, cette taille contrefaite ne sont qu’une ruse.
MADAME DE ROSELLE.
Comment ! une ruse !
AGLAÉ.
Oui, celle tournure difforme qu’il n’a adoptée que pour quelques instants.
MADAME DE ROSELLE.
Pour quelques instants ! mais il serait fort embarrassé d’en prendre une autre.
AGLAÉ.
Que voulez-vous dire ?
MADAME DE ROSELLE, montrant son épaule.
Que rien n’est plus réel... plus véritable...
AGLAÉ.
Quoi ! il serait en effet...
MADAME DE ROSELLE.
Il n’a jamais été autrement.
AGLAÉ.
Mais Julienne, la jardinière, qui le connaissait, et qui m’a attesté...
MADAME DE ROSELLE.
Une domestique qu’il a gagnée, qu’il a mise dans ses intérêts.
À part.
Ah ! ma pauvre cousine ! je suis outrée.
Haut.
Mais soyez tranquille, je veux le démasquer, vous donner des preuves... son père, je m’en flatte du moins, n’est pas encore parti, et c’est devant vous tous que je saurai le confondre.
À part.
Cette pauvre petite, combien je la plains ! mais voyez donc, à qui se fier !... un magot comme celui-là, qui se mêle aussi d’être volage, et de trahir sa femme...
À haute voix.
Restez, ma petite, je suis à vous dans l’instant.
Elle sort vivement.
Scène XVII
AGLAÉ, puis JULIENNE
AGLAÉ.
Je ne sais où j’en suis... être trompée à ce point-là, et par lui, par Julienne en qui j’avais tant de confiance !
Apercevant Julienne.
Ah ! vous voilà, mademoiselle.
JULIENNE.
Oui, qu’ c’est moi... Dites donc, cela va joliment bien : je ne sais pas comment M. de Célicour s’y est pris ; mais voilà l’autre M. Pichard qui est parti, et puis il a imaginé cela de manière que maintenant cette dame est pour nous, et puis il est là, dans l’allée des marronniers, occupé à gagner votre oncle, et il en viendra à bout, j’en suis sûre ; mais a-t-il de l’esprit ! en a-t-il !...
AGLAÉ, sèchement.
Cela suffit, allez trouver l’intendant, demandez lui votre compte, et partez.
JULIENNE, pleurant.
Comment, mademoiselle ! est-ce que c’est possible ? vous me renvoyez... on donne au moins des raisons !
AGLAÉ.
Avouez-moi que le jeune homme que vous m’avez présente ce matin n’est pas M. de Célicour.
JULIENNE.
Mais, mademoiselle...
AGLAÉ, vivement.
Convenez que sa difformité, ses défauts, sont réels.
JULIENNE.
Quoi ! mademoiselle, vous voulez qu’il soit bossu ?
AGLAÉ.
Oui, je le veux, je l’exige, votre grâce est à ce prix... Eh bien ! en convenez-vous enfin ?
JULIENNE.
Dame !... si ra peut vous faire plaisir.
À part.
Dieu !... quel drôle de goût elle a !
AGLAÉ.
Air : L’artiste à pied voyage.
Mais pourquoi donc vous taire ?
Pourquoi vous obstiner
À cacher ce mystère
Que j’ai su deviner ?
JULIENNE.
Pardon d’ mon ignorance !
J’ vous l’aurais dit déjà,
Si j’avais su d’avance
Qu’ vous les aimiez comm’ ça.
AGLAÉ.
On vient, tais-toi !
Scène XVIII
AGLAÉ, JULIENNE, M. DE PLINVILLE, CÉLICOUR
CÉLICOUR, à M. de Plinville.
Oui, monsieur, je vous atteste que votre rigueur ferait deux malheureux, c’est l’exacte vérité, et je ne m’en fais pas accroire.
M. DE PLINVILLE.
J’avoue que l’assurance que vous m’en donnez ne suffit pas pour me persuader, je vous demanderai la permission d’interroger ma nièce, et de m’en rapporter à elle.
CÉLICOUR, à Aglaé.
C’est aussi ce que je demande ; ainsi, mademoiselle, parlez, je vous en conjure.
À Plinville.
Vous voyez que je ne crains pas la vérité.
À Aglaé.
Déclarez-la bien nettement, bien positivement...
AGLAÉ.
Vous m’avez donné l’exemple de la franchise, monsieur, et je le suivrai. Je vous déclare donc bien positivement que je ne vous aime pas, et que je ne vous aimerai jamais.
CÉLICOUR, stupéfait.
Comment ! que dites-vous là ?
Bas avec sa voix naturelle.
Mais vous vous trompez.
JULIENNE, à part.
Là... voilà qu’elle n’en veut plus à présent !
M. DE PLINVILLE, de même.
Je savais bien aussi qu’avec un pareil physique...
CÉLICOUR.
Je vous demande, monsieur, d’où cela peut venir.
M. DE PLINVILLE.
D’où cela peut venir ? eh parbleu ! regardez-vous.
CÉLICOUR.
Eh ! il s’agit bien de cela ! qu’est-ce que cela fait ?
M. DE PLINVILLE.
Ce que cela fait ? vous allez voir que peu importe à une jeune personne d’épouser un mari difforme !
CÉLICOUR, impatienté.
Difforme... difforme... je ne le suis pas plus que vous.
M. DE PLINVILLE.
Eh bien ! par exemple, a-l-il de l’amour-propre ! Monsieur, je n’ai pas de prétentions à la taille ; mais enfin tout le monde peut juger entre nous.
CÉLICOUR.
Eh ! monsieur, ce n’est pas cette raison qui détermine mademoiselle.
AGLAÉ.
Si, vraiment ; il n’y en a pas d’autre.
CÉLICOUR, bas à Aglaé.
Vous plaisantez sans doute, vous qui connaissez la vérité.
AGLAÉ.
Oui, monsieur, je la connais, et je sais que vous êtes réellement ce que vous feignez d’être.
CÉLICOUR.
Par exemple !... et Julienne peut vous attester...
AGLAÉ.
Julienne elle-même en est convenue.
CÉLICOUR.
Comment !...
JULIENNE.
Oui, monsieur, j ai dit que vous étiez bossu : il l’a fallu, et je ne vous conseille pas de soutenir que vous êtes bel homme, on n en veut plus ici.
CÉLICOUR.
Je n’y conçois plus rien.
AGLAÉ.
Rien n’est plus simple, et il est impossible de s’expliquer plus franchement : s’il est vrai que tout cela ne soit qu’une ruse, si vous pouvez nous prouver que vous n’êtes pas bossu, je consens à vous épouser.
CÉLICOUR, voulant ôter sa redingote.
Parbleu ! si ce n’est que cela...
M. DE PLINVILLE, l’arrêtant.
Qu’est-ce que j’apprends là ? une ruse, un déguisement... Un instant ! si monsieur n’est pas bossu, je retire ma parole.
AGLAÉ.
Qu’il s’arrange comme il voudra ; mais s’il l’est, je n’en veux pas.
M. DE PLINVILLE.
Et s’il ne l’est pas, je le refuse.
CÉLICOUR.
C’est cela, impossible d’en sortir à présent !
JULIENNE.
Dame ! entendez-vous, il faut cependant qu’il soit quelque chose.
CÉLICOUR.
Je vois qu’il y a pour moi un égal danger à parler, ou à me taire ; qu’importe donc qui je sois ! ne songez plus à ma personne, ne voyez que les sentiments qui m’ont fait agir ; et puisque tous deux vous voulez connaître la vérité, apprenez qu’il n’y a de vrai, qu’il n’y a de réel
À Aglaé.
que l’amour que j’ai pour vous ;
À M. de Plinville.
que le désir que j’avais de vous plaire, de mériter voire estime, et la main de votre nièce... il y a de vrai surtout, mon étourderie, ma présomption qui ne m’ont jamais abandonné, et qui dans ce moment même me font espérer encore que vous ne serez point inexorables, et que vous daignerez pardonner des fautes que l’amour seul m’a fait commettre.
Il se jette aux pieds d’Aglaé.
JULIENNE.
Par exemple, mademoiselle, si vous y résistez...
Scène XIX
AGLAÉ, JULIENNE, M. DE PLINVILLE, CÉLICOUR, MADAME DE ROSELLE, qui est restée dans le fond
MADAME DE ROSELLE.
Dieux ! quelle perfidie !... Comment ! Aglaé, après ce que je vous ai dit, vous le souffrez à vos pieds, lui, un homme marié !...
JULIENNE.
Là... encore une autre bosse !... ils n’en sortiront pas.
M. DE PLINVILLE.
Un homme marié ?...
MADAME DE ROSELLE.
Oui, M. Pichard est marié secrètement depuis quinze jours ; il a épousé Élise de Merieuil, ma cousine, qui m’a tout avoué, tout confié, et qui m’avait chargée d’arranger cette affaire-là avec son père, et avec vous-même : voilà pourquoi j’étais venue,
Regardant Célicour.
Mais après la conduite de son indigne époux...
M. DE PLINVILLE, haut, avec indignation.
Comment ! monsieur...
CÉLICOUR, à M. de Plinville.
Un instant ! suspendez l’anathème.
Aux autres.
Vous l’entendez, M. Pichard est marié, madame l’atteste.
À madame de Rosette.
Que vous êtes bonne ! que vous êtes aimable ! vous aviez bien dit que vous seriez ma protectrice... quel dommage que vous ne soyez plus ma cousine !
MADAME DE ROSELLE.
Que voulez-vous dire ?
CÉLICOUR.
Que, M. Pichard étant marié, je lui rends son nom ; et j’ai même encore une autre restitution à lui faire.
Se débarrassant de sa redingote.
AGLAÉ.
Que faites-vous donc ?
CÉLICOUR.
Il y a si longtemps que j’ai cessé d’être moi-même, que je ne suis pas fâché de me retrouver.
M. DE PLINVILLE, AGLAÉ et MADAME DE ROSELLE.
Que vois-je ?
JULIENNE.
Eh pardi ! M. de Célicour lui-même.
CÉLICOUR.
Oui, monsieur, j’avais pris le nom et la tournure de M. Pichard, voilà tout le secret... et jamais secret ne m’a pesé autant que celui-là. Vous devinez maintenant les raisons que j’avais d’implorer votre indulgence. Je sais bien qu’un nom, de la fortune, une famille respectable ne suffisent point pour excuser mes torts, et me permettre d’aspirer à la main de votre nièce ; mais si vous daigniez...
M. DE PLINVILLE.
Je suis toujours pour ce que j’en ai dit, monsieur : c’est à Aglaé qu’il faut vous adresser ; et vous connaissez sa prévention.
AGLAÉ.
Contre M. Pichard, oui... mais je n’en ai plus contre M. de Célicour.
MADAME DE ROSELLE.
Sans doute ; un pareil déguisement n’est-il pas déjà une grande marque d’amour ?
JULIENNE.
Je crois bien... si vous saviez tout le mal que cela nous a donné ce matin...
M. DE PLINVILLE.
Sans compter que renoncer à des avantages naturels aussi évidents, c’est sublime, c’est héroïque... surtout pour un jeune homme à la mode.
CÉLICOUR.
Oui, raillez, moquez-vous de moi ; vous le pouvez hardiment : je me souviens de mon premier état ; et quand on a été bossu un seul jour, on a l’esprit bien fait toute sa vie.
Vaudeville.
Air du vaudeville de L’Homme vert.
M. DE PLINVILLE.
Pour les découvertes précoces
Je suis d’un zèle sans égal,
Mais surtout j’aime, en fait de bosses,
Le système du docteur Gall.
Dans la carrière qu’il nous ouvre
Tant de gens donnent au surplus,
Qu’à tous les instants on découvre
Encore une bosse de plus.
MADAME DE ROSELLE.
Voyez ce seigneur que l’on cite ;
Sur lui la fortune a soufflé :
Mince de son propre mérite,
C’est d’orgueil seul qu’il est gonflé.
Que de gens dans plus d’une classe,
Pieds-plats pour être des élus,
Font gros des dès qu’ils sont en place !
Encore une bosse de plus.
JULIENNE.
À la ville comme au village,
Je voyons plus d’un vieux Crésus
Qui croit avoir tout en partage,
Parc’ qu’il possède des écus.
Il épouse une jeune blonde
Dont on garantit les vertus,
Et chacun se dit à la ronde :
Encore une bosse de plus.
CÉLICOUR.
Que d’importuns qui vous ennuient
Et que l’on ne peut éviter !
Que de sots qui vous contrarient
Et qu’il faut pourtant supporter !
Ah ! si dans l’empire des Gaules,
Il fallait compter au surplus
Ceux qu’on porte sur ses épaules,
Grands dieux, que de bosses de plus !
AGLAÉ, au public.
Vous dont la bonté souveraine
Soutient le faible et vient l’aider,
Messieurs, vous devinez sans peine
Ce que je veux vous demander.
Nos auteurs, qui parfois succombent,
Craignent des accidents connus,
Et peuvent se faire, s’ils tombent...
Encore une bosse de plus.