Lisandre et Caliste (Pierre DU RYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers

Représentée pour la première fois en 1630.

 

Personnages

 

LISANDRE, Amoureux de Caliste

CRISANTE, Ami de Cloridan

LÉON, Amoureux de Clarinde

CLARINDE, Suivante de Caliste

BÉRONTE, Frère de Cléandre

ALCIDON, Ami de Lisandre

CLÉANDRE, Mari de Caliste

CALISTE

LE BOUCHER

LA BOUCHÈRE

LE GEÔLIER du petit Châtelet

DORILAS, Père de Caliste

ORANTE, Mère de Caliste

ADRASTE, Père de Lisandre

LIDIAN, frère de Caliste et ami de Lisandre

HIPPOLYTE, Amoureuse de Lisandre

LE ROI

LUCIDAN, Ami de Crisante et de Cloridan

VARASQUE, Ami de Cléandre

LE VALET de Lisandre

UN PAGE.

UN COURRIER

 

 

ÉPÎTRE À MADAME LA DUCHESSE DE LONGUEVILLE

 

Madame,

 

Depuis que j’ai fait le dessein de vous faire voir de mes ouvrages, je l’ai cent fois quitté, et cent fois je l’ai repris ; vos vertus, qui ne vous font avoir que de hautes et sérieuses pensées, m’en ôtaient la hardiesse, et votre bonté, qui vous fait jeter les yeux sur les plus petites choses, me la rendait au même instant. Mais en fin ayant considéré que les règles et les préceptes de la plus sévère vertu ne défendent pas les honnêtes divertissements, je me suis facilement persuadé que Caliste pouvait paraitre devant vous. C’est elle, Madame, qui vous vient entretenir de ses traverses et qui vous demande après toutes ses peines une place dans vôtre cabinet pour y reposer sûrement. Si elle tente de cette façon la dernière et la plus difficile de ses aventures, au moins elle a cette assurance que c’est la plus glorieuse, et que si les autres lui ont fait acquérir l’estime d’un peuple entier, celle-ci lui fera sans doute avoir des applaudissements de tout le monde. L’on jugera de son mérite par l’accueil que vous lui ferez, et pour moi j’aurai sujet de croire que je vaux quelque chose si vous faites état du dessein que j’ai de vous divertir, et de paraître.

 

Madame,

 

Vôtre très humble et très obéissant serviteur.

 

DU RYER

 

 

ARGUMENT

 

Après quelques accidents, qui seront peut-être plus agréables dans la lecture des vers que dans celle d’un argument qui doit être court, Cléandre mari de Caliste est tué de l’épée même de Lisandre qui aimait Caliste. Elle est accusée d’avoir conspiré cette mort et mise prisonnière en même temps. Lisandre en est averti et après l’avoir retirée de prison par le moyen du Geôlier, et l’avoir rendue à ses parents, il s’en retourne chez les siens où son père le veut marier avec Hyppolite : Mais il fait en sorte qu’il abandonne son pays, afin que le respect et l’obéissance, qu’on est obligé de rendre à ceux de qui l’on tient la vie, ne fut point cause qu’il manquât de fidélité à Caliste qui l’aimait. Cependant Lucidan l’accuse d’avoir lâchement tué Crisante et Cloridan ; mais Lidian son ami et frère de Caliste obtient du Roi qu’il se viendra purger par un combat de cette lâcheté dont on l’accuse. Il va donc chez Adraste père de Lisandre, à qui il compte le sujet de sa venue. Adraste ayant entendu le rapport de Lucidan se résout de venir lui même soutenir l’innocence de son fils. Hyppolite, qui aimait Lisandre, fait le même dessein sans le communiquer à personne, et Caliste à qui l’on avait dit que Lisandre aimait Hyppolite, désespérée de cette nouvelle se résout de se battre afin de mourir au combat ; Lisandre lui écrit mais elle n’ajoute point de croyance à ses lettres. Elle lui répond, et commande à celui qui devait porter la réponse de ne point partir sans avoir vu ce qui se ferait au combat, ou Hyppolite seulement sans être connue pour fille se battit contre Lucidan (qui en devint amoureux quelques temps après). Caliste l’ayant vue se retire désespérée, et cependant l’on reconnait l’innocence de Lisandre en ce qui touchait Crisante et Cloridan, et le Roi sachant que la mort de Cléandre empêchait Lisandre et Caliste de paraître déclare qu’il veut être leur juge et leur donne la cour pour prison. L’on cherche Caliste, on la trouve, elle contracte amitié avec Hyppolite contre l’opinion de tout le monde, et pour lui témoigner qu’elle lui cédait en tout elle lui fait présent de ses armes. Mais Hyppolite fâchée de voir Caliste plus belle qu’elle, en devient jalouse, et se retire de la cour afin de chercher Lisandre couverte des armes de Caliste, elle le rencontre accompagné du meurtrier de Cléandre ; Lisandre au rapport de son valet la prend pour Caliste et n’est pas si tôt détrompé qu’il est une autre fois abusé, car il se bat contre elle pensant que ce soit Lucidan. Mais en fin il la reconnait, elle lui reproche son infidélité, Lisandre s’excuse si bien qu’elle en a pitié et lui promet de ne le point troubler en ses premières amours, et qu’au contraire elle le servira ; Il passe en même temps un courrier de qui l’on apprend qu’un nommé Varasque doit venger par un combat la mort de Cléandre dont on accuse Lisandre et Caliste. De sorte que cela oblige Lisandre et Hyppolite à se rendre promptement à la cour, ou par la déposition de celui qui avait tué Cléandre l’on est assuré de l’innocence de Lisandre et Caliste, dont le Roi fait lui même le mariage, ainsi que celui d’Hyppolite et de Lucidan.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LISANDRE, CRISANTE

 

LISANDRE.

Indiscrets mouvements d’une Amour insensée

Ne sortirez-vous point de ma triste pensée ?

Le funeste entretien de mes feux criminels

Ne me doit-il donner que des maux éternels ?

Était-il arrêté qu’une beauté fatale

M’échaufferait le sang d’une flamme brutale ?

Et qu’enfin mon esprit infidèle à son tour

Trahirait l’amitié pour se rendre à l’amour ?

Cruelles passions qui mettez dans mon âme

Les froideurs du respect, et l’ardeur de la flamme,

Formez de vos pensers froids et chauds en effet

Un foudre nécessaire à punir mon forfait.

Puis-je aimer d’un ami la moitié légitime

Sans mériter un feu qui punisse mon crime ?

Amour que mon destin se fait bien détester !

Je ne te puis souffrir, et ne te puis quitter :

Termine donc les jours du malheureux Lisandre,

Laisse-toi désormais étouffer dans ma cendre,

Et souffre que je meure avec ce plaisir

D’avoir eu sans effet un si lâche désir.

Mais hélas c’est en vain que je conçois l’envie

De finir dans mes feux ma misérable vie,

Ils tiennent en ce point de celui de l’enfer

Qu’ils me brûlent toujours sans pouvoir m’étouffer.

Caliste est dans mon cœur, Cléandre est avec elle

En danger de périr dans ma flamme immortelle,

Tantôt l’amour l’emporte, et tantôt l’amitié,

Quelquefois leur accord le divise à moitié :

Mais enfin l’amitié n’y doit plus rien prétendre,

Les charmes de Caliste en ont chassé Cléandre ;

Non, non, le seul amour, et ses brasiers ardents

Ont brûlé son portrait que j’avais là-dedans,

Et bien que tous les jours l’amitié le refasse,

L’amour beaucoup plus fort à toute heure l’efface,

Et me donne des lois où je vois tant d’appas

Qu’il faut y consentir ou bien ne vivre pas.

Pourquoi voudrais-je aussi retirer ma franchise

De ces belles prisons ou Caliste l’a mise ?

Elle sait mon martyre, et ses chastes discours

Ne travaillent jamais qu’à me donner secours,

C’est toutefois en vain que sa voix me console,

Mon mal n’est pas de ceux que guérit la parole.

Qu’ai-je fait insensé de songer à guérir

Ou l’honneur outragé me condamne à mourir ?

Ou la raison emploie un remords légitime

À me peindre partout la grandeur de mon crime ?

Mais bien qu’elle m’accuse au fort de mes ennuis

Et condamne l’excès des transports ou je suis,

Les attraits de Caliste à qui rien n’est semblable

Autorisent mon crime, et le rendent aimable.

Que je sois insensé, que je sois criminel

Et digne mille fois d’un tourment éternel,

Si dedans mes desseins mon amour est un vice,

Son feu qui fait mon crime est aussi mon supplice.

Ne puis-je pas enfin sans me rendre suspect

Unir à mon amour l’honneur et le respect,

Et sans m’abandonner à mes longues tristesses

Aimer tant de beautés comme on fait les Déesses ?

Mais qu’il est mal aisé près d’un bien si charmant

D’avoir un cœur humain sans l’aimer autrement !

Sa divine douceur veut que je persévère

Et sa pudicité ne veut pas que j’espère,

Sa beauté me contente et me rend malheureux ;

Mais quelqu’un interrompt mes pensers amoureux.

CRISANTE.

Cloridan outragé de la seule mémoire,

Qui met devant ses yeux sa honte et votre gloire,

Vous donne ce cartel où sa main a tracé

Tous les ressentiments d’un esprit offensé.

LISANDRE.

Cloridan se fait tort de croire la vengeance

Qui promet à son mal une fausse allégeance,

J’accepte toutefois le défi qu’il me fait,

Et me voilà tout prêt d’en venir à l’effet,

C’est parmi les combats ou la gloire se fonde.

CRISANTE.

Trouvez donc un ami dont le bras vous seconde.

LISANDRE.

Pour avoir trop d’amis qui soutiennent mes droits

La raison me défend d’en faire ici le choix,

Je ne puis employer un bras à ma défense

Que l’autre mal content aussitôt ne s’offense.

CRISANTE.

Ce n’est pas la raison qu’étant avec vous

Je ne sois employé qu’à juger de vos coups ;

J’aime mieux que mon sang colore un paysage

Que la honte s’en serve à rougir mon visage.

LISANDRE.

Je sais bien sans second terminer un combat ;

Mais si vous désirez paraître en cet ébat,

Alors que Cloridan aura perdu la vie

Je pourrai contenter votre louable envie.

CRISANTE.

Je suis donc en état d’attendre bien longtemps.

LISANDRE.

Et vous et votre ami je vous rendrai contents.

 

 

Scène II

 

LÉON, CLARINDE, PAGE, BÉRONTE

 

LÉON.

Clarinde je sais bien que mon âme asservie

Doit à ton amitié le bonheur de ma vie,

Je sais bien que tes yeux sans feinte et sans rigueur

N’ont jamais approuvé de me voir en langueur ;

Mais tu sais bien aussi, beau sujet de mes flammes

Que le consentement à marié nos âmes,

Et qu’Hymen après lui nous permet de goûter

Les plus secrets plaisirs, qu’on puisse souhaiter.

Tu me les as promis, et pour moi je confesse

Que tout mon bien consiste en ta seule promesse,

Mille difficultés te semblent arrêter

Mais si tu m’aimes bien tu les peux surmonter ;

Chasse donc loin de toi tout ce qui te résiste.

CLARINDE.

Léon, comment cela demeurant chez Caliste ?

Le devoir qui m’oblige à la suivre toujours

Est le seul ennemi qui choque nos Amours.

Mais sans plus nous flatter par de vaines attentes

Je puis rendre bientôt nos deux âmes contentes.

LÉON.

Que dis-tu mon souci, quand viendra ce moment

Que réserve l’amour à mon contentement ?

CLARINDE.

Caliste doit passer la nuit avec Cléandre,

Et me laissera seule ou je te veux attendre.

LÉON.

Où mon cœur ?

CLARINDE.

En sa chambre, et pour y parvenir

Écoute les chemins qu’il te faudra tenir.

Alors que le soleil cachera sa lumière

J’ouvrirai du jardin la porte de derrière,

Et par là cette nuit tu viendras avec moi           

Reconnaître en effet que Clarinde est à toi.

Y pourras-tu venir ?

LÉON.

J’y viendrais ma chère âme

Me fallut-il passer les ondes et la flamme,

Mon amour est extrême, et tu mérites bien

Que pour te posséder on n’appréhende rien.

CLARINDE.

Ainsi je t’attendrai.

LÉON.

Tu ne m’attendras guère ;

Mais j’attendrai beaucoup une faveur si chère.

PAGE.

Clarinde.

CLARINDE.

L’on m’appelle, Adieu.

LÉON.

N’est-il pas nuit,

Puisque je vois déjà mon soleil qui s’enfuit ?

Mais que voudrait Béronte ?

BÉRONTE.

Ami je viens d’apprendre

Que quelques malcontents ont appelé Lisandre,

Mais allons témoigner que l’honneur glorieux

Ne fait pas moins d’amis qu’il fait voir d’envieux.

LÉON.

Ou se fait le combat ?

BÉRONTE.

Derrière la montagne

Qui sépare le bois d’avec la campagne.

LÉON.

Allons donc sans remise, en pareils mouvements

Un moment différé fait de grands changements.

 

 

Scène III

 

CRISANTE, LISANDRE, LÉON, BÉRONTE

 

CRISANTE.

Ha Cloridan est mort ! son corps qui se consomme

N’est plus rien maintenant que le reste d’un homme,

Mais son sang épanché ne m’accuse-il pas

D’être si paresseux à venger son trépas ?

LISANDRE.

Ô malheur ! mon épée au besoin démontée

Refuse son secours à ma force arrêtée.

Mais de quelque péril qui me puisse assiéger

Celle de Cloridan me pourra dégager.

Crisante ne crois pas dedans cette entreprise

Pour venir d’un ami qu’elle te favorise,

Mais as-tu bien pour lui tant de ressentiment

Que tu veuilles enfin le suivre au monument ?

CRISANTE.

Lisandre les discours sont des armes de femme,

Aux hommes généreux l’usage en est infâme.

LISANDRE.

J’ai fait voir des effets avec mes discours.

Ils se battent.

CRISANTE.

Je te suis Cloridan, la mort finit mes jours.

LISANDRE.

Va dire à ton ami dans les nuits infernales,

Qu’il n’avait pris pour toi que des armes fatales

Et que le même bras qui sut en triompher

T’a fait son compagnon au voyage d’enfer.

Mais après tant de morts ma sûreté consiste

À prendre un bon conseil de Cléandre et Calliste.

BÉRONTE.

Ce sang qui fait changer à l’herbe de couleur

Me fait appréhender quelque insigne malheur.

Cherchons de tous côtés ne laissons point de place

Où nos pieds diligents n’impriment quelque trace.

LÉON.

Mais n’entendez-vous pas quelques tristes soupirs

Qui me semblent venir d’ailleurs que des Zéphyrs ?

CRISANTE.

Passants qui visités des lieux si déplorables

En achevant mes jours soyez-moi favorables.

BÉRONTE.

C’est Crisante, bons Dieux ! ami quel attentat

A réduit votre vie en ce fâcheux état ?

CRISANTE.

Le bonheur de Lisandre aidé de son courage.

BÉRONTE.

Dites-nous le sujet d’un si cruel ouvrage,

Si toutefois le sang, que nous voyons couler,

Vous laisse assez de force afin de nous parler.

CRISANTE.

Le ciel juste ennemi des desseins de l’envie

N’a voulu prolonger les restes de ma vie,

Que pour vous assurer par mon sang répandu

Que Lisandre attaqué s’est fort bien défendu.

LÉON.

L’atteinte de ce coup ne peut être mortelle,

Mais faites-nous savoir d’où vient votre querelle.

CRISANTE.

Il vous souvient encor qu’en ces fameux tournois

Qui réveillent souvent la vigueur des François,

Ou la troupe des grands et des belles s’assemble,

Lisandre et Cloridan s’éprouvèrent ensemble ;

Et vous savez aussi que Lisandre plus fort

Rencontra le laurier au bout de son effort.

Cloridan offensé d’une telle victoire

Se résolut d’ôter cette tache à sa gloire,

Si bien qu’à son appel Lisandre nous fait voir

Que jamais le bon droit ne manque de pouvoir.

BÉRONTE.

Quel chemin a-t-il pris ?

CRISANTE.

Je ne vous le puis dire.

LÉON.

Dites-nous pour le moins ou Cloridan expire.

CRISANTE.

Cloridan ici près hors d’espoir de guérir

Se noyant dans son sang achève de mourir.

BÉRONTE.

Je m’en vais le chercher.

CRISANTE.

Et moi qui sors du monde,

Je m’en vais le trouver dedans la nuit profonde.

LÉON.

Crisante ; je lui tiens des discours superflus,

Les âmes qui s’en vont ne nous entendent plus.

Mais n’aperçois-je pas ici près une épée

Du sang de l’un des deux jusqu’aux gardes trempée ?

Cette lame est si bonne et si belle à mes yeux

Qu’elle peut contenter un guerrier curieux,

Il faut que je men serve, et je veux faire en sorte

Que l’on ne puisse pas savoir que je l’emporte,

Une heure de travail lui peut rendre aisément

Ce qu’elle vient de perdre en cet évènement.

BÉRONTE revient.

Ami je l’ai trouvé moins sensible qu’un arbre,

Et mille fois plus froid que ne serait un marbre.

Il semble que son sang sur qui nage son corps

Lui serve de ruisseau pour passer chez les morts.

LÉON.

Mais leur corps nous demande après cette aventure

La dernière prison où nous rend la nature.

 

 

Scène IV

 

CLÉANDRE, LISANDRE, CALISTE

 

CLÉANDRE.

Puisqu’il faut obéir à la nécessité

Qui borne en vous chassant notre félicité,

Et puisque sa rigueur trop aveugle au mérite

Ne vous peut assurer si ce n’est par la fuite,

Connaissant le danger qui vous suit maintenant

Je serais criminel en vous y retenant.

Mais ressouvenez-vous en ce malheur extrême

Que vous laissez ici la moitié de vous-même,

Si bien qu’en obtenant votre grâce du roi

Je fais également et pour vous et pour moi.

LISANDRE.

Cléandre si vos soins travaillent à mon aide

Je n’ai point de douleur qui ne trouve un remède,

Et les plus grands dangers qui me sont apprêtés

Seront bientôt vaincus si vous les combattez.

CLÉANDRE.

L’amitié qui nous joint par des chaînes communes

M’oblige à me raidir contre vos infortunes :

Mais je vais de ce pas vous faire préparer

Tout ce qu’un prompt départ permet de désirer.

Cher ami dépendant l’entretien de Caliste

Chassera les soucis d’un visage si triste.

LISANDRE.

Vous me rendrez ingrat en m’obligeant ainsi.

CALISTE.

Vous voulez de la sorte augmenter son souci.

CLÉANDRE.

Je reviendrai bientôt.

LISANDRE.

Faut-il que je vous quitte ?

Hélas ! je fuis le mal, et je m’y précipite,

J’abandonne ces lieux afin de m’assurer,

Mais vous abandonnant quel bien dois-je espérer ?

CALISTE.

Vous pouvez de l’absence espérer un remède

Contre tous les accès du mal qui vous possède,

Et de votre malheur vous tirerez ce bien          

Que le temps défera votre amoureux lien.

LISANDRE.

Les plus puissants efforts du temps et de l’absence

Contre ma passion n’auront point de puissance.

Quand je m’éloignerai des beautés que je sers,

J’aurai toujours au cœur la cause de mes fers.

CALISTE.

Ne parlez point d’amour, quelqu’un vous peut entendre,

Et vous rendre suspect à l’esprit de Cléandre.

LISANDRE.

J’ai tant de bons désirs pour Cléandre et pour vous,

Qu’il le peut bien savoir sans en être jaloux.

CALISTE.

J’en doute néanmoins : Mais il vaut mieux me croire

Que de mettre au hasard votre amour et ma gloire.

LISANDRE.

Merveilleuse beauté, dont le charme vainqueur

Nous peut laisser la vie en nous ôtant le cœur,

Lisez donc dans mes yeux un discours qui vous touche

Que l’esprit n’ose pas confier à la bouche,

Là vous verrez un feu plus juste que suspect

Qui ne saurait passer les bornes du respect,

Vous vous étonnerez, doux soleil de mon âme,

De me voir sans mourir si longtemps dans la flamme,

Et vous croirez qu’amour m’ôtant la liberté

Me donne avec ses feux son immortalité.

CALISTE.

Tant que l’honneur rendra vos passions discrètes

Unissant le respect à vos flammes secrètes,

L’aimable souvenir de vos perfections

Partagera le soin de mes affections,

Et puisque mon amour est le prix de Cléandre,

Mon amitié sera le loyer de Lisandre.

LISANDRE.

Si jamais mon esprit entretient un penser

Qui touche votre honneur, et le puisse offenser,

Je demande à l’amour dont j’adore les traces

Qu’il ne lasse point de m’offrir des disgrâces :

Je veux que sous mes pas mille gouffres ouverts

Donnent l’âme à l’enfer et mes membres aux vers ;

Ou que jamais le ciel ne s’arme d’aucun foudre

Qui ne serve au dessein de me réduire en poudre.

CALISTE.

Si votre cœur s’accorde avec ces propos

Au milieu de vos feux vous serez en repos,

Et bien que votre amour n’ait rien de légitime

Et qu’en la permettant ce soit commettre un crime,

J’aimerai toujours mieux faillir en l’endurant

Que d’être criminelle en vous désespérant.

LISANDRE.

Si la sainte amitié que vous m’avez jurée

Reçoit de mon respect son terme et sa durée,

Et si vous ne blâmez mon dessein vertueux

Que quand je cesserai d’être respectueux,

Je suis déjà certain que mon âme asservie

Jouira d’un bonheur aussi long que ma vie.

CALISTE.

Soyez en assuré, mais que je crains pour vous

Que votre éloignement soit plus fâcheux que doux.

LISANDRE.

Puisque vous permettez à mon âme captive

D’adorer aujourd’hui la plus belle qui vive,

J’emporte assez de force et de contentement

Pour vaincre les ennuis de mon éloignement.

CLÉANDRE revient.

Lisandre tout est prêt, et le temps déjà sombre

Donne à votre départ la faveur de son ombre.

LISANDRE.

Hélas ! si j’ai commis un crime en combattant,

J’en souffre dans l’esprit la peine en vous quittant.

 

 

Scène V

 

BÉRONTE, ALCIDON

 

BÉRONTE.

Ou courrez-vous si tard ?

ALCIDON.

Je m’en vais chez Cléandre

M’instruire du combat de notre ami Lisandre,

Déjà le bruit commun fatal à son renom           

Obscurcit lâchement la gloire de son nom,

L’on dit que l’artifice et non pas son courage

Lui donne en ce duel un honteux avantage.

BÉRONTE.

Je sais ce qu’il a fait, et je puis au besoin

Contre ses ennemis en être le témoin :

Toujours le bruit commun est le fils du mensonge,

Et bien souvent il est moins croyable qu’un songe.

Mais allons chez Cléandre, et je vous ferai voir

Ce que la vérité fera partout savoir.

 

 

Scène VI

 

LÉON, CLARINDE, CALISTE, CLÉANDRE, BÉRONTE, ALCIDON

 

LÉON.

Enfin sans être vu me voici sur la place

Ou j’éprouve qu’Amour ne manque point d’audace.

Clarinde n’est pas loin ; mes vœux, et ses désirs

S’accordent à chercher de semblables plaisirs.

Lorsqu’il faut démêler une affaire pareille

Je ne saurais penser qu’une fille sommeille,

Elle ne peut dormir avec beaucoup d’amour

Et la plus sombre nuit lui plait mieux que le jour.

CLARINDE.

Léon.

LÉON.

Ha je te tiens, tu ne t’en peux dédire

Ici ma volonté finira mon martyre.

CLARINDE.

La Fortune contraire à nos feux mutuels          

Nous fait servir de but à ses traits plus cruels,

Léon retirez-vous, évitez la poursuite

Et sauvez promptement notre Amour par la fuite.

LÉON.

Que dites-vous Clarinde ?

CLARINDE.

Adieu j’entends du bruit,

Caliste vient ici pour y passer la nuit.

LÉON.

Comment puis-je sortir sans me faire connaître ?

Choisirai-je la porte, ou plutôt la fenêtre ?

CALISTE.

Qui vous a fait entrer ? au secours.

CLÉANDRE.

Furieux,

Nous saurons le sujet qui t’amène en ces lieux,

Ou de ta propre épée : ha le traître me tue,

Et son mauvais dessein dessus-moi s’effectue.

Il laisse son épée dans le corps de Cléandre.

CALISTE.

Arrêtez ce cruel, hélas ! je parle en vain,

L’on dirait que la nuit approuve son dessein,

Et que pour en montrer la poursuite impossible

Son voile ténébreux nous le rende invisible.

Cléandre ouvre ces yeux si charmants et si forts

Et vois qu’un même coup a percé nos deux corps ;

Mais ce dernier soupir contraire à mon envie

Emporte en même temps son amour et sa vie,

Dieux avec ses jours disposez de mon sort,

Ne dois-je pas mourir puisque mon cœur est mort ?

BÉRONTE.

Ha mon frère n’est plus ! cette funeste épée

Ne fut pas sans sujet à sa mort occupée ;

C’est celle de Lisandre.

ALCIDON.

Hé dieux que dites-vous ?

BÉRONTE.

Que l’on sème à dessein tant de maux parmi nous.

Clarinde vous direz cette tragique histoire

Ou le vice rencontre une lâche victoire :

Ou la gêne obtiendra par une autre façon

Ce que votre silence apprend à mon soupçon.

CALISTE.

Joindrez-vous aux douleurs d’une perte incroyable

Le sanglant déplaisir de m’en croire coupable ?

BÉRONTE.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons appris

Qu’une impudique Amour enflammait vos esprits,

Clarinde qui reçut vos secrètes pensées

Me sut bien découvrir vos ardeurs insensées,

J’empêchai toutefois qu’on en mit rien au jour

Croyant que le remords éteindrait cette Amour,

Mais je ne jugeais pas que telles rêveries

Dans un esprit mal fait se changent en furies.

Ne pensez pas enfin que cet étonnement

Fournisse à votre crime un bon déguisement.

Les crimes découverts pour dernière défense

Ont toujours emprunté le front de l’innocence.

Parlez, parlez Clarinde, et soulagez mon mal

En me montrant l’auteur d’un acte si brutal,

Dites, ou la rigueur.

CLARINDE.

Il est vrai c’est Lisandre.

Elle montre l’épée de Lisandre avec laquelle Léon venait de tuer Cléandre.

Auprès de ce témoin je ne le puis défendre.

BÉRONTE.

Ô perfide Lisandre, ô cœur formé de fer

Qu’une rage anima sur les bords de l’enfer.

CALISTE.

Que l’innocence est faible, ou préside la rage !

Mais craindrais-je la mort après un tel outrage ?

BÉRONTE.

Ces pleurs que vous versez avec trop de raison

Ne vous peuvent sauver d’une étroite prison,

Et n’empêcheront pas qu’une prompte justice

Ne travaille pour vous aux rigueurs d’un supplice.

ALCIDON.

Ou courrez-vous Béronte, écoutez mes discours ;

Mais je lui parle en vain, la fureur nous rend sourds,

Et nous faisant de feu, sous ombre d’allégeance,

Elle nous rend légers à suivre la vengeance.

Ne craignez rien, Madame, et croyez que les Dieux

Prendront votre part contre ce furieux,

Lisandre par moi-même averti de vos peines

Coupera le chemin à ses poursuites vaines.

Et bien que son duel l’engage en un danger

Je sais que sa vertu vous viendra soulager,

Il est avec vous dedans un même gouffre,

Et son renom pâtit où votre gloire souffre,

Si bien que son retour, qui vous doit contenter,

Vous gardera l’honneur que l’on veut vous ôter.

CALISTE.

Destins qui disposez la malice des Astres

À verser dessus moi ce qu’ils ont de désastres,

Je tirerai ce bien de mes maux apparents

Que je ne saurais pas en craindre de plus grands.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISANDRE, ALCIDON

 

LISANDRE.

Depuis le triste jour que tu me vins apprendre

Qu’on n’avait accusé de la mort de Cléandre,

Et que pour ce sujet sans aucune raison

L’on arrêtait Caliste aux fers d’une prison,

J’ai tant fait par mes soins et par ma vigilance

Que nous viendrons à bout de cette violence.

Autrefois un mortel instruit à triompher

Retira son ami d’un fabuleux enfer,

Mais mon effort plus juste et moins épouvantable

Tirera mon amour d’un enfer véritable ;

Et malgré les dangers je reconnais encor

Que l’on passe partout par le moyen de l’or.

J’ai gagné le geôlier, l’argent, et les pistoles

Pour le persuader ont été mes paroles,

Si bien qu’il m’a promis de me rendre ce soir

Cet aimable sujet ou j’ai mis mon espoir.

ALCIDON.

En rompant les prisons vous confessez le crime

Dont l’on ne peut avoir de preuve légitime ;

Paraissez à la cour, allez-y de ce pas.

LISANDRE.

La colère du roi ne me le permet pas.

Quand j’aurai mis Caliste en lieu de sauvegarde,

Je pourrai mieux songer à ce qui nous regarde.          

ALCIDON.

Lorsqu’on veut se purger d’un crime supposé

Rarement par la fuite on en est excusé.

LISANDRE.

Lorsqu’il s’agit d’un crime où la haine et l’envie

Par cent moyens divers poursuivent notre vie ;

Soit que l’on soit coupable, ou qu’on soit innocent

Il est toujours moins sûr d’être présent qu’absent.

Approuve mon dessein, ami, je t’en conjure,

M’en vouloir divertir c’est me faire une injure.

ALCIDON.

Puisque c’est un dessein où je vous vois porté

Je ne résiste point à votre volonté.

Mais avez-vous parfois Caliste entretenue

Depuis qu’au Châtelet on la voit retenue ?

LISANDRE.

Quand je lui veux parler le chemin m’est ouvert.

ALCIDON.

Comment le pouvez-vous sans être découvert ?

LISANDRE.

Auprès de la prison demeure une bouchère

Qui me fait posséder une faveur si chère.

ALCIDON.

Je ne puis concevoir par quelle invention

Elle donne secours à votre passion.

LISANDRE.

Sa fenêtre est si près de celle de Caliste

Que je lui puis parler sans que l’on me résiste.

ALCIDON.

Enfin je vous entends : mais quelle extrémité

Vous contraint de vêtir cet habit emprunté ?

LISANDRE.

Le Geôlier m’a donné le conseil de le prendre

De peur d’être connu s’il me fallait attendre.

En voyant ces habits inconnus parmi nous

Qui s’imaginerait que Lisandre est dessous ?

ALCIDON.

Vous voilà fort bien fait, à vous voir de la sorte

Vous gagneriez du pain allant de porte en porte.

LISANDRE.

Si je tire aujourd’hui Caliste de tourment

Je gagnerai ma vie avec ce vêtement.

Mais il est déjà tard, l’obscurité m’invite

À donner au boucher encore une visite.

ALCIDON.

Allons donc.

LISANDRE.

En allant je vous ferai savoir

La place destinée où je vous dois revoir.

 

 

Scène II

 

LE BOUCHER, LA BOUCHÈRE, LISANDRE

 

LE BOUCHER.

Dis ce que tu voudras, que ton esprit s’en pique,

Je ne veux plus souffrir qu’il vienne en ma boutique,

Il fait beau voir entrer un gentilhomme ici,

Ses visites enfin me donnent du souci.

Il dit qu’il vient parler à cette prisonnière

Qu’on mit au Châtelet la semaine dernière ;

Mais que sais-je aujourd’hui que le monde est sans foi

Si ce jeune muguet n’y viendrait point pour toi ?

LA BOUCHÈRE.

Alors qu’il vous donna de si belles pistoles,

Que ne lui teniez-vous de semblables paroles.

LE BOUCHER.

Si j’ai pris son argent, je l’ai fort bien servi,

J’ai toujours son vouloir entièrement suivi,

Lorsqu’il a désiré de parler à sa dame

J’ai toujours là-dessus satisfait à son âme,

Cette seule faveur qu’il estime sans prix

Mérite bien l’argent que nous en avons pris.

LA BOUCHÈRE.

S’il pouvait réussir dedans son entreprise

Nous pourrions quelque jour avoir sa chalandise.

LE BOUCHER.

Je ne veux point avoir de chalands comme lui

Qui me peuvent donner moins de bien que d’ennui.

LA BOUCHÈRE.

Vous rendant de la sorte à ses désirs contraire

Voulez-vous d’un ami vous faire un adversaire ?

Quoique vous me puissiez là-dessus répartir

Évitons les moyens de nous en repentir.

LE BOUCHER.

Alison, il vaut mieux à ce point se réduire

Que de se conserver un ami qui peut nuire.

LA BOUCHÈRE.

Qui peut nuire, comment ?

LE BOUCHER.

Si quelqu’un s’aperçoit

Que nous favorisions le dessein qu’il conçoit,

Je crains d’en recevoir du reproche et du blâme,

Et qu’on mette au cachot gros guillaume et sa femme :

À ne t’en point mentir et sans en rien celer

C’est la le vrai moyen d’aller mourir en l’air,

Quelque somme d’argent qui nous soit assurée

Bon renom vaut bien mieux que ceinture dorée.

Mais faites retirer ce pauvre que voilà.

LA BOUCHÈRE.

Mon ami Dieu vous aide, et tirez vous de là,

Il a bien la façon de quelque tire-laine.

LISANDRE.

L’on parle à mon habit, soyez moins inhumaine,

Connaissez vos amis.

LA BOUCHÈRE.

Nous les connaissons bien,

Retirez-vous d’ici vous n’y gagnerez rien.

LISANDRE.

Cette chaine de prix.

LA BOUCHÈRE.

Nous en avons vu d’autres

Qui nous ont bien appris ce que valent les vôtres.

Allez vendre aujourd’hui vos coquilles ailleurs.

LISANDRE.

Ayez à mon sujet des sentiments meilleurs.

LE BOUCHER.

Soignez à votre bourse, et prenez-y bien garde,

Ce mignon d’hôpital fixement la regarde.

LISANDRE.

Reconnaissez Lisandre.

LE BOUCHER.

Hé monsieur excusez

On ne connaît pas bien ceux qui sont déguisés,

Nous souffririons pour vous toute sorte de gêne.

LISANDRE.

Pour votre châtiment recevez cette chaine.

Je vais voir si Caliste est toujours en souci.

LE BOUCHER.

Disposez du logis et de son maître aussi.

Cet homme a dans l’humeur je ne sais quoi d’aimable

Qui me charme l’esprit et me rend plus traitable.

LA BOUCHÈRE.

Mais dites qu’il avait dans ses mains enfermé

Plutôt qu’en son humeur ce qui vous a charmé.

 

 

Scène III

 

LISANDRE, CALISTE, LE GEÔLIER, LE BOUCHER

 

LISANDRE, à la fenêtre du Boucher.

Caliste.

CALISTE, en prison.

Êtes-vous là ?

LISANDRE.

Prêt à vous faire entendre

Le dessein du bonheur, que vous devez attendre.

CALISTE.

Le Geôlier me l’a dit, mais hélas ! Son effet

Nous chargera du mal que nous n’avons pas fait.

LISANDRE.

Mais un trop long discours enfin nous pourrait nuire.

CALISTE.

Quand je serai dehors, où m’irez vous conduire ?

Où pourrons-nous aller ? le monde a-t-il des lieux

Où mon mauvais destin ne jette point les yeux ?

LISANDRE.

Vous trouverez toujours après tant de misère

Un favorable asile auprès de votre père.          

CALISTE.

Dieux ! que puis-je espérer d’un père rigoureux

Qui nous croit aujourd’hui justement malheureux ?

LISANDRE.

Si vous n’espérez rien de la rigueur d’un père

Vous pouvez espérer des douceurs d’une mère.

CALISTE.

Mais que deviendrez-vous ?

LISANDRE.

J’irai chez mes parents

Nourrir avec mon feu mille soins différents.

Là, mille traits d’amour me peindront ma Caliste.

CALISTE.

Hélas ! qu’ils la peindront sous un visage triste.

LE GEÔLIER.

Madame, descendons, il est temps de partir.

LISANDRE.

Trouves-tu le temps propre à la faire sortir.

LE GEÔLIER.

Tout le monde est couché ; la nuit nous est propice

Et je suis disposé de vous rendre service.

Mais dites-moi, Monsieur, les vôtres sont-ils prêts.

LISANDRE.

Alcidon et les miens m’attendent ici près.

LE GEÔLIER.

Monsieur descendez donc, attendez à la porte

Que j’ouvre le guichet, et que Madame sorte.

LISANDRE.

Que je suis glorieux de t’obéir ainsi.

LE BOUCHER.

Le voici qui descend, il faut l’attendre ici.

Que l’amour ce me semble est une chose amère !

Et que c’est un métier ou l’on ne gagne guère !

LISANDRE.

Fermez votre boutique, adieu.

LE BOUCHER.

Tout est à vous

Soit de jour soit de nuit soyez libre chez nous.

LISANDRE.

Ô favorable nuit redouble un peu tes voiles

Dérobe à l’univers la clarté des étoiles.

Mais il faut retourner dessous le Châtelet.

CALISTE, en sortant de prison donne au geôlier un bracelet.

Ami reçois de moi ce petit bracelet.

LISANDRE.

Ha madame !

LE GEÔLIER.

Monsieur faisons ce qu’il faut faire,

Cherchons la sureté qui nous est nécessaire.

Nous sommes tous perdus si quelqu’un nous entend.

LISANDRE.

Allons donc, le carrosse ici près nous attend.

 

 

Scène IV

 

LIDIAS, accompagné d’un ami

 

Quelques difficultés, que tout le monde fasse

J’obligerai Lisandre en obtenant sa grâce,

Et malgré Lucidan qui poursuit contre lui

Mon travail assidu finira son ennui.

Ce n’est pas toutefois pour la mort de Cléandre

Que je veux obtenir la grâce de Lisandre,

Je poursuis seulement la grâce du duel

Où Lisandre parût plus juste que cruel.

J’espère après cela qu’en dépit de l’envie

Nous serons assurez du repos de sa vie,          

Et que dans peu de temps il viendra s’excuser

De l’autre assassinat qu’on lui veut imposer.

En mille occasions ayant vu ta prudence

Je te dis mon dessein en toute confidence ;

Mais afin d’en parler avec plus de loisir           

Allons chercher un lieu selon notre désir.

 

 

Scène V

 

DORILAS, ORANTE, PAGE, LISANDRE

 

DORILAS.

Ô déplorable fille ! et moi plus déplorable

D’avoir produit le mal qui me rend misérable !

Hélas ! que n’es-tu morte au moment que tes yeux

Pour la première fois regardèrent les Cieux.

Grands Dieux, que je vois bien au travers de mes gênes

Qu’en donnant des enfants vous nous donnez des peines,

Et que le plus souvent pour épargner vos mains

Vous punissez ainsi les fautes des humains :

Vos secrets jugements qui surpassent les nôtres

En font le prix des uns et la peine des autres.

J’attendais de Caliste un visible support

Et c’est elle aujourd’hui qui me donne la mort.

ORANTE.

Quoique la passion vous suggère contre elle,

Je n’ai jamais pensé qu’elle fut criminelle.

DORILAS.

Encore si le ciel contraire à mon bonheur

M’avait permis de voir ce traître suborneur,

J’irais avec son sang réparer cet outrage.

ORANTE.

Vous changeriez bientôt d’humeur et de courage.

Au charme présenté de ses perfections

Votre cœur s’ouvrirait à d’autres passions.

PAGE.

Monsieur un messager qui semble être assez triste

Désire vous donner des lettres de Caliste.

DORILAS.

Qu’on le fasse monter, verrai-je sans fureur

Les marques d’un esprit, qui cause tant d’horreur ?

Non, non, mais que le sang a de puissantes armes !

Ce qu’il ne peut par force il le fait par ses charmes,

Et la sainte amitié qu’il fait naître en nos cœurs

S’y conserve toujours des mouvements vainqueurs.

LISANDRE, déguisé en messager.

Caliste infortunée autant qu’elle est aimable,

Qui n’a que le seul bien de n’être pas coupable,

Provoque la pitié d’un père sans égal

À voir dans ce papier l’image de son mal :

Et vous aussi, Madame, à qui le nom de mère

Ne permet pas d’avoir des transports de colère,

Recevez cette lettre, et voyez si le Ciel

Peut traiter un esprit avec plus de fiel.

DORILAS.

Qu’elle n’espère rien de ma douceur extrême

Tant qu’elle excusera l’homicide qu’elle aime.

LISANDRE, en messager.

Lisandre épouvanté d’un soupçon si puissant

Fera voir quelque jour son courage innocent.

DORILAS.

S’il n’est pas criminel, quel dessein légitime

L’empêche de venir se purger de son crime ?

LISANDRE.

Son duel, et la mort de ces deux cavaliers

Que le roi mit au rang de ses plus familiers.

Mais j’ai su le sujet, dont l’injuste apparence

Fait naître tant de bruits contre son assurance,

J’ai su d’où ce soupçon prit ses commencements

Et comment il trompa les meilleurs jugements.

ORANTE.

Vôtre discours m’étonne, et mon âme confuse

Par les yeux du penser découvre quelque ruse.

DORILAS.

Mon ami, poursuivez, achevez ce propos

D’où nos cœurs affligez espèrent du repos.

Et puisque les discours en sont assez capables

Faites deux innocents de deux esprits coupables.

LISANDRE.

Vous savez que Lisandre assez connu de tous

Fit tomber Cloridan sous l’effort de ses coups ;

Mais vous ne savez pas qu’il laissa son épée

Dessus le même pré qui la vit occupée,

Et que quelqu’un depuis d’une rage enflammé          

En a commis le mal dont Lisandre est blâmé.

DORILAS.

Je n’en puis que juger ; ô déités suprêmes

Donnez quelque relâche à mes ennuis extrêmes.

Mais de peur qu’en lisant ce pitoyable écrit

Mes yeux ne fassent voir ce que j’ai dans l’esprit,

Il me faut retirer ; je reviens tout à l’heure,

Dieux que l’instinct est fort en voulant que je pleure !

ORANTE, après avoir lu la lettre.

Que cet évènement a troublé ma raison !

Quoi Lisandre a tiré Caliste de prison !

Elle est donc de ces pas la compagne fidèle ?

LISANDRE.

S’il n’est pas dans son cœur, il n’est plus avec elle.

Mais quand elle suivrait ses pas et ses desseins,

Pourrait-elle montrer des sentiments plus sains ?

Puisqu’il sera toujours en dépit de l’envie

L’appui de son honneur et celui de sa vie.

ORANTE.

Il ne l’appuiera pas, comme il l’a ruiné.

LISANDRE.

À cela toutefois les Cieux l’ont destiné,

S’il détruit son honneur ce n’est qu’en apparence,

Mais il est en effet sa meilleure assurance ;

Et son bras et le temps témoigneront un jour

Que l’on peut accorder l’honneur avec l’amour.

Mais si vous vous plaignez de ce qu’elle veut suivre

Celui qui la défend, et qui la fera vivre,

Montrez, en lui donnant un asile chez vous,

Que vous êtes sa mère, et son espoir plus doux :

Ce sont là ses désirs, et l’effort de Lisandre

La tira d’un enfer afin de vous la rendre,

Voudriez-vous laisser perdre un bien si précieux

Qu’il peut rendre des rois jaloux et glorieux,

Et que la piété laissât à votre exemple

Outrager les vertus et détruire leur temple ?

Non, non, si la nature a fait voir en son corps

La parfaite union de ses plus beaux trésors,

Le ciel qui ne veut pas, que l’injure l’offense,

A fait naître ici-bas Lisandre à sa défense.

ORANTE.

Je crois que c’est Lisandre.

LISANDRE.

Oui, madame, c’est lui,

C’est de votre bonheur le véritable appui.

ORANTE.

Que vous me remplissez de soin et de merveille !

Qu’en cela votre amour se montre sans pareille !

LISANDRE.

Ne vous étonnez pas de voir un changement

Qui ne peut réussir qu’à votre allègement,

Caliste et ses vertus divinement écloses

Font bien dedans les cœurs d’autres métamorphoses,

Et comme ses beautés sont sans comparaison

Il faut l’aimer de même ou perdre la raison.

ORANTE.

Hélas ! que cette amour en misère féconde.

LISANDRE.

L’innocence plus forte a toujours des clartés

Qui découvrent partout ses divines beautés.

ORANTE.

Les discours outrageux de l’humaine malice

Pour perdre la vertu l’habillent comme un vice,

Quelque vive clarté qui la puisse assurer

Elle trouve des nuits qui la font égarer.

LISANDRE.

Un astre enveloppé des voiles d’un nuage

Ne perd rien des clartés qui sont en son visage ;

Le soleil, qui se cache, est toujours sans pareil,

En dépit de l’orage il est toujours soleil,

Et la vertu cachée ou règne l’injustice

Est encore vertu dessous l’habit du vice.

ORANTE.

On vomit tant de maux contre sa pureté

Que l’on peut aisément altérer sa beauté.

LISANDRE.

En vain pour obscurcir les étoiles plus claires

La terre pousse en l’air ses vapeurs ordinaires,

Son dessein sans pouvoir ne lui sert seulement

Qu’à détruire l’honneur de son propre élément

Puisque de ses vapeurs le ciel forme un tonnerre

Qui retombe sur elle, et lui porte la guerre.

ORANTE.

La langue en produisant mille discours trompeurs

A bien plus de pouvoir, que n’ont pas des vapeurs,

Elle tue, elle brûle, et son feu trop à craindre

Ne rencontre point d’eaux qui le puissent éteindre,

Le moindre vent l’allume, et le fait voir si fort

Que des torrents entiers cèdent à son effort.

LISANDRE.

La langue variable aussi bien que notre âme

Après beaucoup de maux éteint ce qu’elle enflamme,

Et lorsqu’elle a détruit le temple des vertus

Elle peut rétablir ses honneurs abattus,

Faisant voir aux esprits qu’elle aurait pu séduire

Que le même pouvoir sait bâtir et détruire.

ORANTE.

Elle détruit l’honneur, ou du moins l’affaiblit

Bien plus facilement qu’elle ne l’établit.

LISANDRE.

Selon qu’elle est propice ou qu’elle est ennemie

Elle engendre ici-bas l’honneur ou l’infamie,

Si bien que nos amis nous peuvent conserver

Ce que nos ennemis tacheraient d’enlever.

Mais sans perdre le temps à parler d’avantage           

Songez que votre fille est proche du naufrage,

Et que votre faveur, qui la doit secourir,

La peut facilement empêcher de périr :

Souvenez-vous enfin que vous êtes sa mère.

ORANTE.

Ha que ce mot me donne une atteinte sévère !

Votre demande est juste, et pour moi je consens

À terminer ici des malheurs si puissants.

Gardez que Dorilas découvre votre ruse

Que son ressentiment trouverait sans excuse ;

Le voici qui revient, gouvernez vous si bien

Que par votre discours il n’en connaisse rien.

DORILAS.

Caliste est donc sortie, et cette misérable

A rompu les prisons pour être plus coupable.

Que le ciel ennemi de mes contentements

À la fin de mes jours réservait de tourments !

Qu’avez-vous résolu ?

ORANTE.

Qu’après tant de contraintes

Elle arrête chez nous et ses pas et ses plaintes.

DORILAS.

Mais le moyen de suivre un dessein si fatal

Sans se rendre aujourd’hui complices de son mal.

LISANDRE.

Le devoir paternel vous servira d’excuse

Si quelque médisant vous blâme et vous accuse.

DORILAS.

Le devoir paternel qui doit suivre les lois

Ne nous excuse pas du mépris de leurs droits.

LISANDRE.

Mais les plus saintes lois n’apprennent pas au monde

Qu’un père doit laisser sa fille vagabonde.

DORILAS.

Faites que de ce pas ses vœux soient satisfaits,

Et que tous ses désirs se changent en effets.

LISANDRE.

Que je suis glorieux d’obtenir la licence

De ramener chez vous la grâce et l’innocence !

Un père fait mieux voir les soins de son amour          

À conserver l’enfant qu’à lui donner le jour.

Lisandre sort.

DORILAS.

Que cette malheureuse a reçu de traverses !

Qu’elle remplit mon cœur de passions diverses !

Elle devait mourir, et se percer le sein

Plutôt que de songer à ce lâche dessein.

ORANTE.

Les fers d’une prison et la crainte des flammes

À d’étranges effets font résoudre nos âmes,

Le désir de la vie est si doux et si fort

Qu’il résiste toujours à celui de la mort,

Et quelque vanité qui nous en fasse à croire

Il est plus naturel que l’honneur et la gloire.

DORILAS.

Non pas aux vertueux, mais aux lâches esprits

Qui pour un jour de vie ont l’honneur à mépris,

Apprenez que sans lui c’est peu que notre vie,

Sans lui c’est une mort de mille autres suivie,

Quelque possession que l’on ait du bonheur

C’est être plus que mort que vivre sans honneur.

ORANTE.

Qui ne sort pas des maux, voyant la porte ouverte,

A toujours mérité son malheur et sa perte.

DORILAS.

Il vaut mieux expirer au milieu du tourment

Que de suivre un moyen d’en sortir lâchement.

ORANTE.

Quand l’on voit le plaisir que le beau temps apprête

Pourrait-on se résoudre à suivre la tempête ?

Et lorsqu’on voit la vie avec tous ses attraits.

Et le trépas armé de ses plus rudes traits,

Quelque dessein d’honneur, que l’âme veuille faire,

Il est bien malaisé que la mort puisse plaire :

Ceux qui l’ont préférée aux célestes clartés

Ne pouvaient plus sortir de leurs adversités.

DORILAS.

N’était ce pas assez qu’un espoir véritable

Lui parlât de la fin d’un sort si lamentable ?

Et que ma diligence en l’assurant du port

Eût déjà désarmé la justice et la mort ?

ORANTE.

Elle vit des faveurs présentes et certaines

Que l’espoir incertain n’offrait pas à ses peines.

DORILAS.

Mais d’un crime douteux, son esprit égaré

En forme à son malheur un forfait assuré,

Quand l’on verrait parler l’innocence pour elle

Cette fuite l’accuse et la rend criminelle.

Caliste entre.

La voici, suivez moi ; qu’elle vienne avec vous,

Que l’amour des enfants a de pouvoir sur nous !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ADRASTE, LISANDRE

 

ADRASTE.

Mon fils, unique appui du bonheur de ma vie,

Que votre longue absence a mille fois ravie,

Après tant de tourments et d’outrages soufferts

Qui vous ont en vivant découvert les enfers,

Il est temps de finir mes peines sans pareilles,

Pour avoir du repos j’ai fait assez de veilles ;

Vous avez trop brûlé dans des feux dissolus,

Ils ont été sur vous trop longtemps absolus,

Il faut enfin souffrir que la raison vous range

Aux termes désirés d’un favorable change,

Et que ce doux soleil qui luit sur les esprits

Vous découvre les fers ou l’amour vous a pris :

Alors que ce tirant conçoit notre ruine

Il nous montre la rose, et nous cache l’épine,

Et sa flamme est semblable à l’éclair, qui ne luit,

Que pour nous annoncer la foudre qui le suit.

Ne pensez pas pourtant que ma froide vieillesse

M’oblige à condamner ce dieu de la jeunesse,

Ou que mon impuissance autorise un discours

À qui ceux de votre âge ont toujours fait les sourds,

Non, non, il faut aimer d’un amour nécessaire

Qui reçoive des lois et n’en puisse pas faire,

Il faut que la raison lui serve de flambeau,

Qu’elle le fasse naître, et le mette au tombeau ;

Alors que nous croyons sa défaite impossible,

C’est notre lâcheté qui le rend invincible.

Quittez donc ces transports, et ce honteux dessein

Que les yeux de Caliste ont mis dans votre sein,

Et puisque nous devons de l’amour au mérite,

Rendez vous sans contrainte aux vertus d’Hyppolite,

Son cœur que la nature avait fait d’un Rocher

À votre seul aspect est devenu de chair,

De tant de cavaliers qui l’avaient entreprise

Vous avez sans travail dérobé sa franchise ;

Et vous mépriseriez de captiver vos jours

Sous les plus beaux liens que fassent les Amours !

LISANDRE.

Si ses attraits vainqueurs de tant de belles âmes

Ne pouvaient rien sur moi par leurs divines flammes,

Vos seules volontés qui me peuvent charmer

Auraient assez d’appas pour me la faire aimer.

ADRASTE.

Pourquoi donc au mépris d’une beauté parfaite

Vous montrez vous si froid au bien qu’on vous souhaite ?

LISANDRE.

Mon honneur offensé des discours qui se font

Vous fait voir malgré moi ces froideurs sur mon front,

Et mon renom blessé défend à mon courage

De sentir d’autre mal que celui qui l’outrage ;

Souffrez donc que je vois une autre fois la Cour

Et que je montre ainsi mon innocence au jour.

ADRASTE.

Brisez là ce discours ; voulez-vous que je souffre

Que vous alliez encor vous jeter dans un gouffre ?

Nous avons des amis, dont les soins assidus

Vous rendront les plaisirs que vous avez perdus.

LISANDRE.

Quelquefois l’on s’y trompe, et les amis extrêmes

Ont affaire souvent d’eux-mêmes pour eux mêmes.

Nous vivons en un temps ou l’amitié s’endort

Quand la moindre disgrâce a changé notre sort,

Et ne s’éveille point des liens qui la tiennent

Qu’au bruit délicieux des faveurs qui reviennent.

ADRASTE.

La terre, qui porta des amis si parfaits,

En peut produire encor les merveilleux effets.

LISANDRE.

Pour les revoir encor dans le siècle ou nous sommes,

Il faudrait que son dos portât les mêmes hommes.

ADRASTE.

Ne me contestez plus, et suivez mes conseils

Qui sont de votre mal les meilleurs appareils,

Tous les amis que j’ai, le temps les a fait naître

Et l’un et l’autre sort me les a fait connaître.

LISANDRE.

Pour craindre toutefois qu’ils changent à leur tour

C’est assez de savoir qu’ils sont nés à la cour.

ADRASTE.

Gardez que ce discours n’ajoute à votre peine

Le honteux déplaisir de tomber dans ma haine.

LISANDRE.

Le respect, que je dois au nom que vous portez,

M’exemptera des maux dont vous m’épouvantez ;

Et pour vous assurer que mon obéissance

Ne fléchira jamais sous une autre puissance,

J’irai voir Hyppolite avec des discours

Dont l’ardeur fera voir celle de mes Amours.

ADRASTE.

Tenez vous donc ainsi dans le soin de me plaire,

Et mon affection en sera le salaire.

LISANDRE, seul.

Ô père sans pitié, tu n’as jamais appris

Ce que peut un bel œil sur les jeunes esprits,

Quelques vives raisons, qui nous donnent des armes,

On ne peut éviter sa force ni ses charmes :

Si tu voyais Caliste, ou ses moindres attraits,

Tes beaux enseignements cèderaient à ses traits ;

L’amour te ferait dire en te venant contraindre

Qu’il n’est pas dans ses yeux comme tu le veux peindre,

Et sans prendre le soin de connaître mon mal

Tu serais malgré toi mon père et mon rival.

Mais porte contre moi l’horreur et la menace,

Emprunte des fureurs l’impérieuse audace,

Et que le ciel propice à tes vœux inhumains

Te prête son tonnerre, et le mette en tes mains,

Pour abattre aisément tout ce qui me résiste

Je ne veux qu’opposer les attraits de Caliste,

Ou si tu veux enfin en paraître vainqueur,

Pour m’arracher l’amour, arrache-moi le cœur.

En vain pour affaiblir le feu que j’ai dans l’âme

Tu me viens commander d’aimer une autre Dame,

Tous les commandements que l’on nous fait d’aimer

En éteignent l’envie au lieu de l’enflammer.

Ha frivoles desseins des cruautés d’un père,

Qui s’aveugle lui-même, et qui me désespère !

Il veut que son pouvoir, que le ciel a borné,

Passe jusqu’à l’esprit qu’il ne m’a pas donné,

Et que ce vain respect, dont j’abhorre l’usage,

Se loge dans mon cœur comme sur mon visage ;

Non, non, je veux céder à mes ressentiments,

Ce respect n’est pas fait pour les parfaits amants,

Quiconque sait amer, sait mépriser les craintes,

Et d’un fâcheux devoir les sévères contraintes.

Qu’ai-je enfin résolu ? la nature à son tour

Me parle de respect, et Caliste d’amour :

Dieux ! quelle sûreté finira mes alarmes ?

Un père a des conseils, et Caliste a des charmes.

Le Ciel assure ici le repos de mes jours,

Et le cruel y met en danger mes amours,

Mais pour montrer l’excès de mon ardeur extrême

J’aime mieux assurer mes amours, que moi-même.

J’irai chez Hyppolite afin de témoigner

Que je n’en approchai que pour m’en éloigner.

 

 

Scène II

 

HYPPOLITE, LISANDRE

 

HYPPOLITE, seule.

Ne dis plus que ton cœur a triomphé des charmes

Qui font vivre l’amour, et lui donnent des armes,

Ne dis plus que les traits, dont il blesse les Dieux,

Ont vainement touché ton esprit glorieux :

Je cède à ses efforts, et j’aime le servage

Ou depuis peu de jours sa puissance m’engage ;

Ce Dieu s’étant instruit que sa forme d’enfant

N’obtiendrait pas sur moi le nom de triomphant,

Après avoir usé ses liens pour me prendre

Prit pour me surmonter la forme de Lisandre.

Hélas ! ce fut un jour, que le Ciel plus riant

Ouvrit à la clarté les portes d’orient,

Et que les champs couverts d’une nouvelle grâce

Nous avaient invité au plaisir de la chasse,

Comme si le soleil en donnant un beau jour

Eut voulu s’accorder au dessein de l’amour.

Lisandre s’y fit voir plus parfaite que les grâces,

Je suivais en tous lieux ses amoureuses traces,

L’étonnement de tous fut alors sans pareil

De voir Mars sur son front plus beau que le Soleil,

Ses yeux toujours charmants, et toujours redoutables

Me tendirent partout des rets inévitables,

Je chassai quelque temps avec ce vainqueur

Mais je connus bientôt, qu’on ne prit que mon cœur :

Je voulus mille fois éviter cette prise

Ma raison s’efforçait de garder ma franchise,

Et même tous les jours un reste de ses droits

S’oppose dans mon âme aux amoureuses lois,

Elle me dit encor alors que je l’irrite

Que je porte le nom du premier hyppolite ;

Mais à tant de discours je réponds à mon tour,

Que je n’ai pas son cœur pour surmonter l’amour,

Et que pour demeurer dans des prisons si belles

La même liberté se couperait les ailes.

Mais voici mon Lisandre. Hé Dieux que de plaisir

En le voyant ici succède à mon désir !

D’où vient que la tristesse a peint votre visage

Des plus pâles couleurs qu’elle met en usage.

LISANDRE.

J’en touche le sujet, et je l’ai dans le sein.

Il prend Hyppolite par la main.

HYPPOLITE.

Que vous êtes savant à cacher un dessein.

Vous me voulez montrer que si je me sais plaindre

Vous savez en Amour encore mieux vous feindre.

LISANDRE.

C’est assez que vos yeux me blessent tous les jours

Sans me blesser encor avec vos discours.

HYPPOLITE.

Mon discours sans dessein est témoin de la crainte

Qui n’abandonne point l’amitié la plus sainte.

LISANDRE.

Un amant souffre en l’âme un tourment sans égal

Alors qu’on ne croit pas ce qu’il dit de sont mal.

Croyez que dans l’excès de l’ennui qui me dompte,

Je ne vous saurais voir sans amour et sans honte.

HYPPOLITE.

Et sans honte ! il est vrai, vous pouviez faire un choix

Ou vous eussiez vécu sous de plus belles lois,

Mais.

LISANDRE.

Vous m’expliquez mal, ma honte ne procède

Que d’un injuste outrage à qui ma gloire cède.

L’on m’accuse à la cour de tant de lâchetés

Que les moins généreux en seraient irrités :

Les envieux discours d’une rage ennemie

Pour tacher mon renom, me chargent d’infamie,

Vous en savez la cause ; étant donc odieux

Pourrais-je bien sans honte approcher de vos yeux ?

Hélas ! ce déplaisir m’aurait l’âme ravie,

Si vos attraits plus forts ne conservaient ma vie.

HYPPOLITE.

Ce bruit injurieux ne peut-il s’étouffer ?

LISANDRE.

Ma présence suffit afin d’en triompher.

Mon père, qui le sait, est sourd à mon envie,

Il veut que la paresse assure ici ma vie,

Et que j’attende enfin du soin de ses amis

La gloire et le repos que je m’étais promis.

Vous pouvez mon souci me donner un remède,

Vous pouvez me tirer du mal qui me possède,

Et bien que mon amour soit certain de vos feux,

Vous pouvez en donner cette preuve à mes vœux.

HYPPOLITE.

Il n’est rien que pour vous je ne voulusse faire.

LISANDRE.

Feignez donc d’avoir à la Cour quelque affaire,

Et mandez à celui qui me donna le jour

Que votre occasion y presse mon retour.

HYPPOLITE.

L’apparence, qu’il souffre après tant de tristesse

Que je mette au hasard sa plus grande richesse.

LISANDRE.

Vos seules volontés, qui lui servent de loi,

Lui rendront mon départ moins sensible qu’à moi.

HYPPOLITE.

Quand il le souffrirait, j’aurais toujours le blâme

De ravir de son sein la moitié de son âme.

LISANDRE.

J’endure assez pour vous, pour en avoir ce bien.

HYPPOLITE.

Enfin votre désir l’emporte sur le mien.

Mais quoi ! pourrai-je vivre ou mon âme me quitte ?

LISANDRE.

Je vous laisse la mienne, adorable Hyppolite,

Et pour la retrouver dedans un si beau lieu

Je veux que mon retour soit plus prompt que l’adieu.

HYPPOLITE.

Que le mal qui surprend à de puissantes armes,

Et que vos volontés sont fertiles en charmes !

Adieu donc, cher objet de mes contentements.

LISANDRE.

Ha que ce triste mot à pour moi de tourments !

La crainte d’augmenter la douleur qui me touche

M’empêche de tirer un adieu de ma bouche.

 

 

Scène III

 

LIDIAN, ADRASTE, PAGE

 

LIDIAN.

Enfin malgré les soins de tous les envieux

Votre fils satisfait paraîtra glorieux.

ADRASTE.

Cher ami Lidian, que venez vous m’apprendre ?

LIDIAN.

Nous avons obtenu la grâce de Lisandre.

ADRASTE.

Ha que cette nouvelle est selon mes désirs,

Et que votre discours fait naître de plaisirs !

LIDIAN.

À la charge pourtant qu’après sa longue absence

Il viendra dans un mois prouver son innocence.

ADRASTE.

Comment ?

LIDIAN.

Par un combat, qu’un nommé Lucidan

Vint demander au roi pour venger Cloridan.

ADRASTE.

L’accuse-on encor de la mort de Cléandre ?

LIDIAN.

Personne là-dessus ne le saurait défendre,

Mais après ce combat il s’en pourra purger,

Et délivrer ma sœur de peine et de danger.

Pour moi j’ai toujours dit qu’il était incapable

De cette lâcheté dont on le croit coupable,

Ses belles actions, que tout le monde sait,

Ont été les témoins qui m’en ont satisfait.

LIDIAN.

Ne le verrai-je point ?

ADRASTE.

Il est chez Hyppolite.

LIDIAN.

Déjà passionné d’avoir vu son mérite.

ADRASTE.

Ce n’est pas tant l’amour, que la civilité,

Qui le fait visiter cette jeune beauté,

Vous savez mieux que moi le sujet qui l’engage.

Mais sans doute Hyppolite envoie ici ce page.

PAGE.

Je vous viens apporter la lettre que voici

De la part d’Hyppolite, et de Lisandre aussi.

ADRASTE.

Que fait Lisandre ?

PAGE.

Il vient de partir tout à l’heure.

ADRASTE.

Pour aller ?

PAGE.

Je ne sais.

ADRASTE.

Veut-il donc que je meure ?

Permettez-moi de voir cet écrit seulement.

LIDIAN.

Lidian est à vous, usez en librement.

ADRASTE, ayant lu la lettre.

Cette lettre m’apprend qu’une petite affaire

A rendu de mon fils le départ nécessaire,

Il s’en retourne en cour, on me le mande ainsi.

LIDIAN.

Cela vous doit ôter de peine et de souci.

ADRASTE.

Je ne plaindrais jamais sa mauvaise fortune

Si je ne connaissais qu’elle vous importune.

LIDIAN.

J’irais pour un ami jusque dans les enfers

Au mépris de la mort le retirer des fers.

Mais puisqu’il est parti je ne puis davantage

Différer le dessein d’un assez beau voyage :

Si vous ne m’arrêtez pour vous servir de moi

J’irai voir l’Angleterre où se fait un tournoi,

Où de tous les côtés on verra la noblesse

Exercer à l’envi sa force et son adresse.

ADRASTE.

Si vous n’aviez pas pris ce généreux dessein

Moi-même je voudrais le mettre en votre sein,

Allez et que le ciel seconde votre envie.

LIDIAN.

Et qu’il prenne toujours le soin de votre vie.

ADRASTE.

Page va retrouver ta maîtresse et lui dis

Qu’elle a pu disposer et du père, et du fils.

Adraste demeure seul.

Si je dois m’assurer aux lettres d’Hyppolite,

C’est pour aller en cour que Lisandre me quitte ;

Que sais-je toutefois si son premier amour

Ne l’empêchera point de retourner en cour ?

Et si l’aveugle erreur, ou son âme persiste,

Ne l’arrêtera point dans les bras de Caliste ?

Car enfin j’ai connu sur son visage feint

Que ce premier amour n’est pas encor éteint.

Que ferai-je, immortels, pour finir mes alarmes ?

J’irai voir à la cour ce que peuvent ses armes,

Et si contre mes vœux, l’excès de son malheur

Retenait autre part sa guerrière valeur,

La mienne fera voir au combat qu’on propose

Que le père et le fils sont une même chose.

 

 

Scène IV

 

CALISTE, LE VALET de Lisandre

 

CALISTE, seule.

Hélas ! qu’ai-je entendu qui porte dans mon sein

Les premiers mouvements d’un tragique dessein ?

L’on nous vient d’assurer que Lisandre infidèle

Suit les nouveaux liens d’une amante nouvelle,

L’on nous assure encor que dedans peu de jours

Un malheureux hymen unira leurs amours ;

Tant de temps écoulé sans flatter mon martyre

Du moindre des discours que l’amour nous inspire,

Et la triste longueur de ses retardements

Me découvrent assez ses parjures serments.

Perfide, qui n’as rien de l’amour que ses ailes,

Que ne différais-tu tes desseins infidèles,

Jusqu’à ce que le ciel justement irrité

M’eût rendu le renom que tu m’avais ôté ?

Cette infidélité, qui te rend si coupable,

Étant plus paresseuse, eût été moins blâmable,          

Et pour me consoler, mon honneur de retour

Eût tenu dans mon cœur le lieu de ton Amour.

Viens voir, traître, viens voir sans m’offrir d’assistance,

Que ta seule malice égale ma constance ;

Viens voir encor un coup si mes longues douleurs

Ont épargné pour toi des soupirs et des pleurs,

Toutefois ne viens pas, tu dirais que ma bouche

Ne donne que du vent à l’amour, qui me touche,

Tu dirais que mes yeux en te donnant de l’eau

Te font voir l’inconstance ou du moins son tableau,

Ou bien qu’ayant donné ma raison à tes charmes

C’est te donner trop peu que de donner des larmes ;

Mais si des pleurs sont peu je verserai du sang,

Je t’ouvrirai mon sein, je t’ouvrirai mon flanc,

Je ne dis pas mon cœur, car hélas ! ton image

L’a dès longtemps ouvert au malheur qui m’outrage.

Que me servent ces pleurs, dont j’arrose mes pas ?

En pleurant aujourd’hui, je ne m’allège pas,

Et les maux ont pour moi de trop vives atteintes

Pour guérir par des pleurs ou finir par des plaintes.

Je quitterai pour toi le logis paternel,

Je veux suivre tes pas et ton feu criminel,

L’espoir de te trouver me rendra vagabonde

Partout où le soleil prête le jour au monde,

Et lors, devant tes yeux, la rigueur de mon sort

Signera de mon sang ma sentence de mort ;

Ces mains si lâchement par les tiennes pressées

Déchireront ce cœur qui reçut tes pensées,

Ce corps qui fut jadis l’idole de tes vœux

Éteindra dans son sang les restes de ses feux :

Et ma mort fera voir par ce sanglant spectacle

Que tes nouveaux desseins ne trouvent plus d’obstacle.

Non, non, je veux changer au mépris des hasards

Les fureurs de l’amour en celles là de Mars :

Je sortirai des bras et du sein d’une mère

Non pas pour suivre encor ton amour trop légère,

Mais pour perdre la vie à la face du roi

Dans l’injuste combat, qui se fera pour toi.

Qu’on appelle imprudent le dessein que je tente,

Il ne m’importe pas, pourvu qu’il me contente ;

Si mon honneur est mort dans mes feux indiscrets

J’aurai ce dernier bien de le suivre de près,

Et je témoignerai que ma force abattue

Défendit constamment le traître qui me tue,

Non pas pour l’obliger à me rendre son cœur

Mais pour y mettre ver, qui s’en rendra vainqueur,

Pour y mettre un remords, dont les forceneries

Augmenteront chez lui le nombre des furies,

Et qui convertiront en faveur de mes maux

Les feux de son amour en des feux infernaux.

Mais n’aperçois-je pas le valet de Lisandre ?

Il faut savoir de lui ce que j’en dois attendre.

Que viens-tu faire ici ?

LE VALET.

Mon maître ma chargé

De vous donner ce mot.

CALISTE.

Ce traître a donc changé ?

Et par ce mot décrit le perfide m’invite

D’assister à sa noce et de voir Hyppolite.

LE VALET, à l’écart.

Que je lis de transports sur son front irrité !

CALISTE, en lisant la lettre.

Que tu déguises bien ton infidélité !

LE VALET, à l’écart.

Ce murmure est témoin de quelque jalousie,

Qui règne injustement dedans sa fantaisie.

CALISTE, en lisant la lettre.

Lâche et perfide auteur de tous mes déplaisirs

Que tu t’es bien instruit à cacher tes désirs !

LE VALET.

À qu’elle extrémité vous portez-vous, Madame ?

Quel injuste soupçon refroidit votre flamme ?

CALISTE.

Cependant qu’il m’écrit et se rit de mes vœux

N’est il pas assuré qu’il brûle en d’autres feux ?

LE VALET.

Il est vrai.

CALISTE.

Pourquoi donc.

LE VALET.

Non pas ce que vous dites,

L’amour qu’il a pour vous est un feu sans limites ;

Il est vrai que partout ses parents rigoureux

Le pressaient de changer ses desseins amoureux,

Et que sa prompte fuite a trompé leurs attentes

Au point qu’ils pensaient voir leurs volontés contentes.

Jugez de son amour par de si grands effets.

CALISTE.

Que ne vient-il guérir tant de maux qu’il a faits ?

N’avez-vous pas appris devant votre venue

Comment tous ses amis ont sa grâce obtenue ?

LE VALET.

Nous ne l’avons point su.

CALISTE.

C’est ainsi que les Dieux

Ferment âmes travaux et l’oreille et les yeux,

Qu’ils ne m’épargnent pas me voilà toute prête

À servir de visée aux coups de la tempête ;

Mais je demande en vain qu’ils me privent du jour

Je dépends moins des dieux que des traits de l’amour.

Qu’est devenu Lisandre ?

LE VALET.

Il a changé de terre,

Le grand bruit d’un tournoi l’appelle en Angleterre,

Et je veux m’exposer à mille cruautés

Si ma bouche est ouverte à quelques faussetés.

CALISTE.

Tes raisons, paraîtraient plus fortes que ma flamme

Devant que d’arracher le soupçon de mon âme.

S’il avait plus d’amour pour mes feux véhéments

Il en aurait bien moins pour ses contentements ;

Et sans chercher ailleurs la gloire qui l’attire,

Il défendrait ici la sienne qu’on déchire.

Je répondrai pourtant à son perfide esprit,

Non pas aux faussetés du discours qu’il m’écrit.

Tu seras le porteur de ma triste pensée

Et des ressentiments de ma gloire offensée :

Mais je veux que ton œil connaisse auparavant

Que ma foi ne prend rien des qualités du vent,

Et qu’un peu de raison me force de défendre

La gloire de mes jours, et l’amour de Lisandre.          

LE VALET.

Madame, quel dessein prenez-vous ?

CALISTE.

Il est pris,

Mes transports poursuivront ce qu’ils ont entrepris,

Et le seul désespoir de mon âme confuse

Me donnera la paix que l’amour me refuse.

Ce bras sans habitude au travail des guerriers

Obtiendra des cyprès s’il n’obtient des lauriers.

LE VALET.

Le Ciel n’a pas formé tant de beautés en terre

Pour les faire servir aux fureurs de la guerre.

CALISTE.

Approuve mon dessein, j’en viendrai bien à bout,

Et sache que l’amour nous rend propres à tout.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE ROI, LUCIDAN, ADRASTE, HYPPOLITE, CALISTE, BÉRONTE, LIDIAN, LE JUGE de Camp, DORILAS, LE VALET de Lisandre

 

LE ROI.

Enfin voici le jour ou le Ciel équitable

Nous fera voir Lisandre innocent ou coupable,

Les combats sont douteux sous l’enseigne de Mars,

Mais souvent la justice en chasse les hasards ;

Et quelque vaine peur qui nous en fasse à croire

Les dangers sont toujours les chemins de la gloire.

Une âme généreuse établit son bonheur

Dans la possession d’un véritable honneur,

Pour garder ce trésor plus cher qu’un diadème

Elle doit se porter au mépris d’elle même,

Et comme un autre Alcide aux travaux indompté

Monter par les périls dans l’immortalité.

La mort n’est pas un mal qui ne trouve point d’aide,

L’honneur qui fait revivre en est le vrai remède :

C’est lui qui vous appelle aux combats solennels

Où l’équité départ des lauriers éternels.

LUCIDAN, armé.

Grand Roi victorieux sur la terre et sur l’onde,

Dont la gloire remplit et l’un et l’autre monde,

La justice, et l’honneur vrais soleils des humains

Ont armé tout ensemble et mon cœur et mes mains :

Me voilà disposé de tirer l’allégeance

Que l’on peut espérer d’une juste vengeance,

Où je suis résolu de suivre au monument

Crisante et Cloridan outragés lâchement ?

LE ROI.

Mais je suis étonné de savoir que Lisandre

Paresseux à son bien ne vient pas se défendre.

L’on dirait aujourd’hui qu’il craigne le malheur

Et qu’un juste remords endorme sa valeur

ADRASTE, armé et couvert d’un casque.

Sire son innocence a des charmes visibles

Qui conduisent ici nos armes invincibles ;

Puisque pour satisfaire à la rigueur des lois

Sans nous être connus nous paraissons tous trois,

Qu’il nous soit accordé de venger tant d’outrages

Et que trois opposés exercent nos courages.

LUCIDAN.

Crisante et Cloridan qui vivent dans mon cœur

M’aideront aisément à me rendre vainqueur,

Ou si de ces seconds les offres généreuses

Ne peuvent contenter vos âmes valeureuses,

Sans chercher autre part de plus braves guerriers

Ce bras est mon second, et ce fer est mon tiers.           

LE ROI.

C’est ainsi que souvent au martial orage

L’on perd le jugement pour garder son courage.

Le sort toujours aveugle en ses élections

Doit contenter ici toutes vos passions,

Que chacun de ses trois que l’honneur nous amène

Apporte dans ce casque une marque certaine.

On prend le casque d’un des gardes qui doivent être auprès du Roi.

ADRASTE.

Bien qu’un même dessein anime nos désirs,

Sire, nos volontés cèdent à vos plaisirs.

LE ROI.

Et celui dont la marque en sera retirée

Rendra de sa valeur la preuve désirée.

Si Lucidan lui cède, et s’il fléchit dessous,

Lisandre glorieux doit demeurer absous ;

Ou bien si le destin ordonne le contraire,

Nous aurons de son crime une preuve assez claire.

Qu’on amène un enfant, qui borne ce débat,

Et tire sans soupçon la marque du combat,

Ainsi pour l’innocence on verra l’innocence

Disposer du combat plutôt que ma puissance.

CALISTE, armée, et couverte d’un casque à l’écart.

Le ciel est si sujet à rejeter mes vœux

Qu’il n’accordera point le trépas que je veux.

La crainte d’un effet contraire à mon envie

Est le mal plus cruel qui traverse ma vie.

LE JUGE de camp parle à l’enfant.

Tirez.

CALISTE, voyant que l’on n’a pas tiré sa marque.

Ha je vois bien que l’injure du sort

Pour allonger mes maux a différé ma mort.

On a tiré la marque d’Hyppolite.

HYPPOLITE, armée et couverte d’un casque.

La fortune sans yeux quelquefois secourable

En a pris aujourd’hui pour m’être favorable,

Et le ciel qui sait bien ce que j’ai mérité

Accorde le hasard avec l’équité.

LE ROI, parlant à Hyppolite.

Suivez donc le destin dont la force immortelle

Voulut que votre bras finit cette querelle.

LUCIDAN.

Chères ombres jadis l’ornement des mortels

Si l’on ne vous fait pas des vœux et des autels,

Vous aurez pour le moins une juste victime

Que ce guerrier apporte à mon deuil légitime.

HYPPOLITE.

Puisque tu chéris tant des ombres sans pouvoir

Pour faire un trait d’ami tu les dois aller voir.

LE ROI.

Quelle fureur les porte, et quelle violence

Accompagne les coups que chacun d’eux élance.

Le tonnerre fondant d’un nuage écarté

Choque avec moins d’effort le monde épouvanté.

LUCIDAN.

Ton sang est mon espoir, et le prix de ma peine.

LE JUGE de camp.

Le travail les contraint de reprendre l’haleine.

HYPPOLITE.

Ne te repose point ; la force de ce bras

Te fera reposer plus que tu ne voudras.

LE ROI.

Mais qui sont ces guerriers pleins d’ardeur et d’audace,

Qui d’un pas orgueilleux mesurent cette place.

LE JUGE de camp.

Cavaliers, quel dessein vous arme maintenant,

Et quel des deux partis allez vous soutenant ?

BÉRONTE.

À dessein de finir une longue querelle

Nous paraissons ensemble où l’honneur nous appelle,

Et je me vois contraint d’opposer mon effort

Aux injustes rigueurs de la haine et du sort :

La passion aveugle alors qu’elle est extrême

Donne à ces cavaliers des mouvements de même.

Seul de tous vos sujets de cette affaire instruit

Je rétablis l’honneur qu’un soupçon a détruit,

Et malgré les assauts que l’innocence souffre

Je puis seul retirer la vérité d’un gouffre.

LUCIDAN.

On ne l’en peut tirer si ce n’est par le fer.

BÉRONTE.

Elle peut aisément sans armes triompher.

Alors que Cloridan eut appelé Lisandre,

Mille murmures sourds me le vinrent apprendre :

Aussitôt l’amitié me pressa de courir

Où pour les séparer ou pour les secourir,

Mais j’arrivai trop tard, Cloridan sur la place

N’était plus dans son sang qu’un homme tout de glace,

Et Crisante pressé d’un semblable malheur

Louait même en mourant Lisandre et sa valeur.

Que si quelqu’un voulait avancer le contraire

Voici de quoi prouver ce que je ne puis taire.

LE JUGE de camp parlant à Lucidan.

Quel indice avez-vous que Lisandre ait commis

Un si lâche attentat envers vos deux amis ?

LUCIDAN.

Quel ? je n’en sache point, mais l’honneur me convie

De venger mes amis, ou de perdre la vie.

LE JUGE de camp.

Ce discours nous fait voir l’injuste passion

Qui vous porte aujourd’hui dedans cette action.

On ne peut conserver le titre d’équitable

Et croire en même temps que Lisandre est coupable.

LE ROI.

Aussi comme son roi propice à son bonheur

Je lui donne sa grâce, et lui rend son honneur.

Après avoir ici découvert vos courages

Généreux cavaliers découvrez vos visages.

Et vous cher Lucidan embrassez ce guerrier

Qui vient de disputer avec vous le laurier.

ADRASTE.

Hé dieux c’est Hyppolite !

CALISTE.

Ha je suis sans remède

Et j’ai plus de fureurs que l’enfer n’en possède.

Il me faut retirer.

LE ROI.

Un tel évènement

Ne met en mon esprit que de l’étonnement

LUCIDAN.

Est ce Mars ou Vénus ? la force de ses armes

Me découvre le dieu qui préside aux alarmes,

Et tant d’attraits divins m’apprennent à leur tour

Qu’on voit en cet habit la mère de l’amour,

Ou je croirai plutôt que la nature assemble

Dedans un même corps Mars et l’amour ensemble.

LE ROI.

Invincible Amazone, adorable en tous lieux,

Et dont la main sait vaincre aussi bien que les yeux,

Qui vous a pu contraindre à montrer que la gloire

Vous réservait ici des palmes de victoire ?

Généreuse beauté quel glorieux dessein

Vous a mis aujourd’hui les armes en la main ?

HYPPOLITE.

Les vertus de Lisandre accusé sans offense

M’obligent maintenant à sa juste défense.

Les cieux, de qui les yeux ne sont jamais fermés,

Font voir à sa faveur les deux sexes armés,

Et sa seule innocence est si forte et si belle

Qu’ils n’ont mis qu’une fille à combattre pour elle.

LE ROI.

Ainsi sans y songer le monde glorieux

Possède une Minerve aussi bien que les Cieux,

Ô merveille sans pair, dont l’effet incroyable

N’ayant pas été vu semblerait une fable ;

Qui ne s’étonnerait après tant de hasards

De voir un corps de fille avec un cœur de Mars !

LUCIDAN.

Jadis les cavaliers prodigues de leurs âmes

Défendaient les beautés, et la gloire des dames,

Mais malgré les périls aux armes familiers

Les dames aujourd’hui vengent les cavaliers.

LE ROI.

Mais qui peut empêcher qu’on ne voie Lisandre ?

LIDIAN.

Lorsque vous eûtes dit qu’il se viendrait défendre,

Le dessein de le voir me fit aller aux lieux

Ou je croyais jouir de l’aspect de ses yeux ;

Mais j’appris que le soin de combattre l’outrage

Ramenait à la cour ce généreux courage,

Certain de son retour je perdis le souci

De le suivre plus loin, et de venir ici,

Et ce fameux tournoi que vantait l’Angleterre

Appela mon courage à cette douce guerre,

Là je trouvai Béronte, et je fus bien surpris

De voir aussi Lisandre y disputer un prix,

Aussitôt je l’aborde, et lui dis pour nouvelle

Que votre majesté le rappelait près d’elle.

Dès le même moment nous nous mîmes sur mer

Qu’un vent impétueux fit soudain écumer,

Et toucha nos esprits d’un si triste présage

Que le pilote même en changea de visage ;

La peur lui fit quitter le soin de son vaisseau

Et pousser son esquif à la merci de l’eau,

Il se jette dedans, Lisandre fait de même

Non pas pour nous laisser en ce danger extrême,

Mais afin de forcer ce pilote insensé

De reprendre le soin du vaisseau tout cassé.

Cependant la tempête augmente ses atteintes,

Sa violence croît et fait croître nos craintes,

Et les flots complaisants aux vents impérieux

Éloignèrent Lisandre et l’esquif de nos yeux :

Ce fut là que le ciel fit tomber sur nos têtes

Le plus sensible coup de toutes ses tempêtes,

Et comme si la mer dedans son lit mouvant

N’eût pas eu pour nous perdre assez d’eaux et de vent,

Réduits à la merci de si vives alarmes

Nous lui donnions encor nos soupirs et nos larmes.

LE ROI.

Où fûtes vous portez ?

BÉRONTE.

L’aveuglement du sort

Nous pensant abîmer nous jeta dans le port.

ADRASTE.

Hélas ! mon fils n’est plus !

LE ROI.

Le Ciel notre vrai père

Conserve ses enfants lorsqu’on en désespère.

Mais un des combattants s’est retiré de nous,

C’est celui qui parût en même temps que vous.

Que l’on suive ses pas.

LUCIDAN.

C’est Lisandre peut-être,

Que la mort de Cléandre empêche de paraître.

LIDIAN.

Je ne saurais penser qu’il soit si près d’ici

Sans nous venir ôter de peine et de souci.

LE ROI.

En est-il donc coupable ? a-t-on quelques indices

Qu’il ait pu mettre au jour de si noires malices ?

BÉRONTE.

Autrefois un soupçon injustement conçu

Imprima ce penser dans mon esprit déçu,

Mais enfin je confesse en ce lieu vénérable

Que je suis criminel de l’avoir crû coupable.

J’ai su qu’au même instant qu’un rigoureux effort

Fit trouver à mon frère une subite mort,

Lisandre avec Tirsis était hors de la ville

Et contre vos fureurs il cherchait un asile.

LE ROI.

Nous saurons à loisir tant d’accidents divers

Que le temps a cachés, et qu’il a découverts,

Mais puisqu’on voit Lisandre en un état si triste

Je veux être son juge et celui de Caliste,

Et suivant les conseils que donne la raison

Leur faire de ma cour une belle prison.

Amis retirons nous après tant de merveilles

Que le ciel fit exprès pour être sans pareilles.

Dorilas, Lidian, et le valet de Lisandre demeurent.

DORILAS.

Pauvre père attaqué des plus sensibles coups

Que la rigueur du Ciel décharge dessus nous,

Mal voulu désormais des puissances divines

Le bien ne me vient voir qu’avec des épines ;

Le retour de Caliste apaisa mes soupirs

Mais sa fuite a produit de nouveaux déplaisirs :

Au point qu’on veut l’aider, hélas ! elle se tue.

Dieux que réservez-vous à mon âme abattue ?

LE VALET de Lisandre.

Sa douleur me contraint de l’aider au besoin.

LIDIAN.

Ami que dites-vous ?

LE VALET.

Caliste n’est pas loin.

DORILAS.

Ne me viens point flatter, puisque la flatterie

Ne peut rien sur un mal, qui se change en furie.

LE VALET.

Vous la venez de voir en armes parmi nous,

C’est elle que l’on cherche, et qui s’enfuit de vous.

DORILAS.

Ô merveilleux effet d’une désespérée !

Dis-nous en quel endroit elle s’est retirée.

LE VALET.

Dans le bois de Boulogne un petit logement

Lui fournit de retraite en son déguisement,

DORILAS.

Mon fils sans différer cherchez cette insensée

Qu’un furieux amour a vivement blessée.

LE VALET.

Pour moi sans retarder selon sa volonté

Je chercherai Lisandre où les eaux l’ont jeté.

 

 

Scène II

 

CALISTE, LIDIAN

 

CALISTE, seule, vêtue en homme.

Enfin tous mes soupçons changés en assurance

M’ôtent si peu de bien que donne l’espérance,

Et mon œil vrai témoin assure mon esprit

De la déloyauté que l’oreille m’apprit :

J’ai vu cette rivale, et mes mains trop humaines

N’ont pas mis au tombeau ce sujet de mes peines !

Je n’ai pas arraché de son sein entrouvert

Et l’amour et le cœur du traître qui me perd !

Mais comme si ses yeux en me venant surprendre

Avaient vaincu Caliste aussi bien que Lisandre,

À son premier aspect mon courage s’abat

Et je quitte ma force et le lieu du combat :

La honte qui me suit, et qui me sollicite,

Me montre malgré moi les vertus d’Hyppolite,

Et me dit qu’un départ si peu prémédité

Est l’effet de sa gloire, et de ma lâcheté ;

Cette seule action aussi lâche qu’infâme

Montre qu’en cet habit je suis encore femme,

Dont les desseins conçus avec beaucoup d’ardeur

Au moindre empêchement ne sont rien que froideur,

Ce sont des flots naissants sur les ondes amères

Dont le moindre rocher affaiblit les colères.

Que j’ai sur ce sujet des sentiments peu sains !

Ha si le moindre obstacle arrêtait nos desseins,

L’honneur et la raison opposés à ma flamme

Eussent vaincu l’amour qui règne dans mon âme,

Je tirerais ce bien du malheur où je suis

Qu’une infidélité finirait mes ennuis ;

Mais Lisandre me quitte, et pourtant je fais gloire

De conserver encor sa funeste mémoire !

Il n’y faut plus penser, il est temps de périr,

Mon honneur négligé me condamne à mourir,

Aussi la seule mort est le bien ou j’aspire,

Elle tient dans ses mains la fin de mon martyre ;

Crève-toi donc les yeux, achève ainsi ton sort

Par où l’amour injuste a commencé ta mort,

Arrache-toi le cœur, qui reçut une peste,

Et qui ne connut pas sa blessure funeste ;

Mais pourquoi destinai-je, ô favorable mort,

Ou mes yeux, ou mon cœur à ton premier effort ?

Frappe frappe à ton gré ce corps abominable,

Ne choisis point d’endroits, il est partout coupable.

LIDIAN.

C’est sans doute en ce lieu, qu’elle vient se cacher,

Voilà le logement, ou je la dois chercher.

CALISTE.

Qu’ai-je vu ! c’est mon frère.

LIDIAN.

Arrêtez votre fuite,

Récompensez ainsi les soins de ma poursuite.

CALISTE.

Laissez-moi disposer du reste de mes jours,

Puisque la seule mort a pour moi du secours.

LIDIAN.

Qui vous fait sans sujet discourir de la sorte ?

CALISTE.

Les malheurs éternels où le destin me porte.

LIDIAN.

Relevez votre espoir, ma sœur, assurez-vous

Que le ciel pitoyable a perdu son courroux,

Et que malgré les traits du mal qui vous offense

Il vous suffit qu’un roi soit à votre défense.

CALISTE.

Hélas ! qu’avez-vous dit ?

LIDIAN.

Suivez-moi seulement,

Et j’en dirai bien plus pour votre allègement.

CALISTE.

Mais pourrai-je paraître, ou la raison m’accuse ?

LIDIAN.

L’amour est votre mal, l’amour est votre excuse.

CALISTE.

L’amour est le bourreau, qui me fera mourir.

LIDIAN.

Si vous avez du mal, laissez-vous secourir.

 

 

Scène III

 

LISANDRE, LÉON

 

LISANDRE, accompagné d’un pilote.

Hélas ! au même instant qu’une belle espérance

Me présentait le bien qui m’attendait en France,

Au point même qu’un roi finissait mes travaux

Les fureurs de la mer recommencent mes maux,

Et Neptune envieux de ma bonne fortune

La contraint de changer et de m’être importune,

Ainsi quand j’ai trouvé la grâce des humains

La disgrâce des dieux me l’arrache des mains :

Alors que j’espérais le repos de la terre

Les autres éléments m’ont déclaré la guerre,

Et se sont rencontrés dans le même dessein

De combattre le dieu que j’ai dedans le sein ;

La mer enfla ses eaux, l’air se couvrit d’orages

Et le foudre et le feu naquirent des nuages,

Et parmi les assauts, dont nous fûmes pressés

Tant d’eau douce tomba sur les flots courroucés,

Que Neptune insensible à ma longue misère

Perdit son amertume et non pas sa colère,

Tous les vents déchainés n’observaient plus de loi

L’horreur sort avec eux des prisons de leur roi,

Et les rochers émus au bruit de ces tempêtes

En baissèrent de peur leurs orgueilleuses têtes ;

Les flots nous élevaient où nous portions nos vœux,

Et les dieux s’étonnaient de nous voir si près d’eux ;

Transportez dedans l’air par les vents et les ondes

Nous ne trouvions partout que flammes vagabondes,

Si bien qu’il nous semblait que la fureur de l’eau

Dans la sphère du feu portât notre vaisseau,

Ou que pour ajouter de la crainte à nos âmes

Le sort nous fit voguer sur l’élément des flammes.

Ce fut là malgré nous le chemin malheureux

Qui nous fit arriver en ce désert affreux.

LÉON.

Avec tant de soupirs et de pleurs inutiles

Dont j’arrose sans fin ces terres infertiles ?

Je ne perds pas le mal dont je me sens atteint.

LISANDRE.

N’entends-je pas la voix de quelqu’un qui se plaint ?

LÉON.

Misérable Léon crois-tu que ton courage

Résiste plus longtemps aux efforts d’une rage ?

Et qu’il puisse éviter ces renaissantes morts

Que te donne sans cesse un trop juste remords ?

Hélas ! depuis le jour que ma main criminelle

Précipita Cléandre en la nuit éternelle.

LISANDRE.

Bons dieux qu’ai-je entendu !

LÉON.

Mille et mille vautours

Me dévorent le cœur qui renaît tous les jours,

Et parmi les douleurs où mon âme est portée

Je suis sur ces rochers un autre Prométhée ;

En vain j’ai fait le choix d’un si triste séjour

Afin de me cacher des hommes et du jour,

En vain je fuis le monde en ma misère extrême

Puisque je ne puis pas me cacher à moi-même :

Tout l’enfer me poursuit avec ses flambeaux

Et mes propres pensers me servent de bourreaux.

Partout un criminel trouve qui le travaille,

Et porte son enfer en quelque lieu qu’il aille.

LISANDRE.

Puis-je croire aisément au milieu de mes fers

Qu’on trouve tant de bien en des lieux si déserts ?

Conduits par la faveur des bonnes destinées

N’avons-nous point pris terre aux îles fortunées ?

Vents, Neptune, tempête, effroyables tourments

Combien dois-je de vœux à tous vos mouvements ?

Pénétrons plus avant en cette solitude.

Léon tu finiras ma longue inquiétude,

Résous-toi maintenant ou de suivre mes pas

Ou d’éprouver ici les rigueurs du trépas.

LÉON.

Hélas ! j’avais jugé que ces lieux effroyables

Étaient faits seulement pour les esprits coupables.

LISANDRE.

Réponds-moi.

LÉON.

Si le Ciel ne m’avait destiné

À finir le tourment que je vous ai donné,

Ha Lisandre mon bras armé contre ma vie

Eût déjà mille fois prévenu votre envie,

J’irai j’irai partout, où vos pas tourneront

Et si vous le voulez les enfers me verront.

LISANDRE.

Paris te reverra, ta voix et ta présence

Briseront tous les fers, qui chargent l’innocence.

Rentrons dedans l’esquif, les ondes et les Cieux

N’ont plus qu’un front riant, qui rassure nos yeux.

 

 

Scène IV

 

LUCIDAN, HYPPOLITE

 

LUCIDAN.

Jamais tant de beautés ne forcèrent mon âme

À fléchir sous les lois d’une amoureuse flamme,

Hyppolite sait vaincre avec tant d’attraits

Que le vaincu se plaît à mourir de ses traits ;

Mon esprit attiré par ses douces amorces

A plutôt ressenti que reconnu ses forces,

Mais je vois cette belle, et je sens que mon cœur

Veut aller au devant d’un si noble vainqueur.

HYPPOLITE, armée et vêtue en homme.

Enfin j’ai vu Caliste, et j’ai fait avec elle

Une ferme alliance au lieu d’une querelle,

Et pour vous témoigner comment elle me voit

Elle m’a fait présent des armes qu’elle avait.

LUCIDAN.

Elle peut bien vous craindre, et vous céder les armes,

Puisque les plus parfaits les cèdent à vos charmes.

HYPPOLITE.

Partout où nous voyons des hommes comme vous

La même flatterie a du poison bien doux.

LUCIDAN.

La louange est bien juste alors que l’on là porte,

Où la force est si belle, et la beauté si forte ;

Mais après tant d’effets, qui rendent en ces lieux

La terre glorieuse, et le ciel envieux,

L’amour est étonné de vous voir sous ces armes

Sachant que pour tout vaincre il ne faut que vos charmes,

Et que votre œil divin sans le secours de Mars

Attire autant de cœurs qu’il jette de regards.

HYPPOLITE.

Si l’amour eut jugé ma puissance assez forte,

Il ne m’eut pas donné les armes que je porte.

LUCIDAN.

Ce ne fut qu’à dessein d’apprendre à nos esprits

Que de toutes façons vous remportez un prix,

Et que le fer en main, et les yeux pleins de flammes

Vous captivez les corps dont vous avez les âmes.

HYPPOLITE.

Vos armes n’ayant pu triompher de mes jours

Vous voulez faire ici triompher vos discours.

LUCIDAN.

Que j’aurais triomphé si mes premières plaintes

Portaient jusques à vous de légères atteintes,

Et si vos yeux vainqueurs pouvaient voir dans les miens

Que mon âme captive adore vos liens :

Mais que sais-je indiscret en vous donnant des larmes

Si votre cœur n’est pas aussi dur que vos armes.

HYPPOLITE.

Que vous empruntez bien le visage d’Amant !

Que vous vous plaignez bien sans avoir de tourment !

LUCIDAN.

Le temps vous fera voir, et vous fera comprendre

Ce que votre beauté vous pourrait mieux apprendre,

Cependant je vous laisse, et j’espère qu’un jour

On vous verra sensible au feu de mon amour.

HYPPOLITE, seule.

Puis-je être sans transports où ma triste pensée

Entretient les douleurs de mon âme insensée ?

Puis-je être sans fureur, ou l’amour me fait voir

L’astre de mon malheur et de mon désespoir ?

J’ai vu j’ai vu Caliste, et mon sort redoutable

Ma montré dans ses yeux ma perte inévitable.

Pourquoi veux-je accuser ses attraits glorieux ?

Lisandre a fait le mal dont j’accuse ses yeux,

Le traître languissant pour une feinte plaie

Dans mon cœur amoureux en a fait une vraie,

Et ce perfide auteur de mon premier ennui

Me vint offrir un cœur qui n’était plus à lui,

Ce n’était qu’un miroir où je ne pus connaître

Que l’amour n’y parut qu’afin de disparaître,

Ou c’était une terre avec ce défaut

Que le dedans est froid quand le dessus est chaud :

Mais je blême Lisandre, et je ne puis moi-même

Me défendre des traits de la beauté qu’il aime,

Mon œil en la voyant demeurait enchanté,

Et si j’eusse eu mon cœur elle me l’eût ôté.

Mon âme mille fois de sa grâce ravie

Lui consacrait déjà le reste de ma vie,

Et croyant cet habit que mon sexe dément

J’allais sans y songer devenir son amant.

Je cherche les attraits que j’ai pardessus elle

Pour rendre à ma faveur Lisandre plus fidèle,

Et je ne trouve rien dans mes soins superflus

Sinon que je suis fille, et qu’elle ne l’est plus :

Mais dans cette recherche, ou l’amitié me porte,

Ce qui me désespère, et qui la rend plus forte,

C’est que malgré mes vœux ses superbes appas

Ont l’amour de Lisandre, et que je ne l’ai pas.

Que fais-je donc ici toute pleine d’alarmes ?

Je veux quitter ensemble et la cour et mes armes,

Et prendre celles-là que Caliste vêtit

Alors qu’elle parût, et que l’on combattit ;

Qu’on blâme mon dessein, que chacun s’en offense,

Je n’ai que mon caprice aujourd’hui pour défense.

Ainsi je chercherai par un chemin de pleurs

L’infidèle sujet de mes longues douleurs,

Conduite par l’espoir de le revoir encore

J’irais ou le soleil fait renaître l’Aurore,

J’irais ou la vigueur de ses quatre chevaux

Précipite le jour au bout de ses travaux,

Et l’effet sans pareil d’une amour sans pareille

S’il ne l’emplit de feu, l’emplira de merveille.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LISANDRE, SON VALET, HYPPOLITE, UN COURRIER

 

Léon doit accompagner Lisandre.

LISANDRE.

Après tant de soucis, et des maux si puissants

Que ta rencontre plaît à mes yeux languissants,

Jamais le jour naissant n’obligea davantage

Les désirs de celui, que la douleur outrage,

Et jamais un pilote après de longs soupirs

Ne rencontra le port avec plus de plaisirs :

Toutefois le discours que tu me viens de faire

M’étonne tout autant qu’il m’a pu satisfaire,

Hyppolite et Caliste au mépris de la mort

Ont fait pour mon amour ce généreux effort !

Ha si les beaux effets de ces douces merveilles

Eussent touché mes yeux plutôt que mes oreilles,

J’eusse crû que mes yeux eussent été charmés

Me voyant défendu par deux anges armés,

Ou plutôt que Pallas, et Vénus sans envie

Eussent fait leur accord pour défendre ma vie.

Mais il faut par ce mot que Caliste m’écrit

Adoucir les langueurs qui me chargent l’esprit,

L’amour vrai médecin du mal qui me possède

En met dans ce papier le souverain remède.

Après avoir lu la lettre, il dit ce qui suit.

Qu’ai-je vu ! qu’ai-je lu ! que ce triste discours

Est contre mon espoir, et loin de mon secours !

Ou je pensais trouver des plaisirs tous célestes

J’y trouve les enfers, et des maux plus funestes ;

Où mon espoir trompeur me promettait des fleurs

Un véritable mal y fait naître des pleurs ;

Au lieu de rencontrer cette douce justice

Qui fait la récompense, et la joint au service,

J’y trouve celle-là qui n’a point d’autre effet

Que d’inventer la peine et la joindre au forfait :

Aussi suis-je coupable, et mon crime consiste

En ce que j’ai causé les soupçons de Caliste,

J’ai fait autant de maux en vivant sous sa loi,

Qu’Hyppolite reçut de paroles de moi.

LE VALET.

Monsieur, voici Caliste avec les mêmes armes

Qui couvrirent pour vous ses beautés et ses charmes.

LISANDRE.

Ô l’heureuse rencontre ! Amour fait voir ici

Que la fidélité fut toujours mon souci.

HYPPOLITE, sous les armes de Caliste.

Je vois mon déloyal, il s’avance le traître,

C’est sans doute en ce lieu que je le dois connaître,

Ses esprits égarés dans le ravissement

Se laissent abuser par mon déguisement,

Et ses yeux où la feinte est sans cesse occupée

Le tromperont lui-même après m’avoir trompée.

LISANDRE.

Belle que la valeur, les grâces, et le jour

Firent la sœur de Mars, et la mère d’Amour,

Puisque le ciel plus doux vous fait revoir Lisandre,

Ne le condamnez pas avant que de l’entendre ;

Les soupçons plus puissants n’ont jamais le pouvoir

De faire un criminel, mais de nous décevoir,

Et la fidélité que garde mon courage

Peut céder à la mort, et non pas à l’outrage,

Les Cieux m’en sont témoins, et les Dieux sont jaloux

D’avoir eu dans mon cœur moins de place que vous :

Je sais que le rapport des amours d’Hyppolite

A rempli votre esprit du soupçon qui l’irrite,

Et ma voix aujourd’hui ne saurait pas nier

D’avoir feint que mon cœur était son prisonnier.

HYPPOLITE.

Ha traître.

LISANDRE.

Mais jugez pour ma flamme éternelle

Que ce fut un effet de la voix paternelle,

Et sans rendre mon cœur ou volage ou suspect

Voyez ce que l’on doit à la loi du respect :

Hyppolite a des traits dont la grâce aperçue

Limite son pouvoir à contenter la vue,

Mais Caliste plus forte a des attraits vainqueurs

Qui contentent les yeux, et captivent les cœurs.

HYPPOLITE, à l’écart.

Après avoir souffert de si sanglants outrages

À quoi me résoudront mes fureurs et mes rages ?

De qui dois-je espérer la fin de mes tourments ?

LISANDRE.

Vous la devez trouver dans mes embrassements.

HYPPOLITE.

Que l’on croit aisément tout ce que l’on désire !

Cruel ne pense plus que Caliste respire,

Tu vois son homicide.

LISANDRE.

Hélas !

HYPPOLITE.

Et Lucidan

Prêt à sacrifier ton sang à Cloridan.

Si ce bras a vaincu celle qui te surmonte,

Juge combien ce fer te prépare de honte.

LISANDRE.

Qu’une divinité soit morte à mon secours !

HYPPOLITE.

Ses armes que je porte assurent mon discours.

LISANDRE.

Tu trouves son amant et son vengeur ensemble,

Et pour ton châtiment le destin les assemble.

Ils se battent.

HYPPOLITE.

Le malheur me renverse, et non pas ta valeur.

LISANDRE.

Ce dernier coup t’immole à ma juste douleur.

HYPPOLITE, se découvre.

Traître vois l’ennemi, que le sort t’abandonne,

Suis tous les mouvements que la rage te donne,

Et si tu veux plutôt accomplir ton dessein

Je quitterai ce fer qui me couvre le sein,

Déloyal ne feins plus, achève ton envie,

M’ayant ôté le cœur tu peux m’ôter la vie,

Et j’aime autant mourir par ton bras irrité,

Que par les traits sanglants de ta déloyauté.

Lisandre laisse tomber son épée.

Tu t’étonnes perfide et tu quittes les armes,

Lorsque tu dois m’aider et finir mes alarmes ;

Tiens, tiens, reprends ce fer, et le cache en mon flanc,

Mes feux le rougiront bien plutôt que mon sang ;

L’atteinte de ce fer me sera moins nuisible

Que l’infidélité, que tu rends si visible.

Insensible rocher aux tourments que tu vois

Tu demeures encor sans effet et sans voix,

Et les cris superflus de mes peines connues

Ne vont pas jusqu’à toi bien qu’ils percent les nues.

Ha traître c’est en vain que ton bras rigoureux

Me refuse la fin de mes jours malheureux,

Après avoir acquis le titre de perfide

Tu ne peux éviter celui-là d’homicide,

Je m’aiderai moi-même, et j’obtiendrai de moi

La douceur du repos que j’attendais de toi.

LISANDRE.

Qu’avez vous résolu ? que faites-vous Madame ?

HYPPOLITE.

Perfide je te rends les preuves de ma flamme,

Et puisque ta rigueur a refusé mes vœux,

Je les donne à la mort aussi bien que mes feux.

LISANDRE.

Convertissez sur moi ce dessein effroyable,

Si vous voulez du sang, que ce soit d’un coupable,

Ou si je suis indigne au milieu de mon deuil

Qu’une si belle main me conduise au cercueil,

Voyez-moi recevoir sans malice et sans feinte

Le libre châtiment d’une offense contrainte.

HYPPOLITE.

Ha ! Lisandre vivez tant que voudra le sort,

J’aime bien mieux vous voir infidèle que mort,

Sans rendre contre vous votre main criminelle

Contentez vous enfin du crime d’infidèle.

Si mon Amour se plaint, croyez que ce n’est pas

De vous voir engagé dessous d’autres appas ;

Caliste est trop aimable, et son visage d’ange

Semble avoir été fait pour excuser un change,

Et sans autre pouvoir sa divine beauté

Ferait changer de nom à l’infidélité ;

Mais l’effet outrageux de votre seule feinte

M’ouvre l’âme aux douleurs et la bouche à la plainte.

Qui croirait que l’amour étant Dieu si puissant

Voulut prêter son nom à tromper l’innocent ?

Lisandre, la nature égale en ses merveilles

Donne toujours deux mains, deux yeux, et deux oreilles,

Mais sachant votre feinte, et voyant mes langueurs

Qui ne voudra juger qu’elle donne deux cœurs.

LISANDRE.

L’on me doit reprocher que mon ingratitude

Est un triste loyer de votre inquiétude,

Mais lorsque la raison vous forcera de voir

Que ceux qui sont liés ont bien peu de pouvoir,

Tous vos ressentiments excuseront mon crime,

Qu’une amour violente a rendu légitime.

HYPPOLITE.

J’accuserai toujours vos discours criminels

Dont la feinte me plonge en des maux éternels,

Et qui ne peuvent rendre à mon âme asservie

La douce liberté que vous m’avez ravie.

LISANDRE.

Accusez les desseins d’un père rigoureux,

De qui la volonté nous a fait malheureux ;

Accusez le respect et ses lois inhumaines,

Puisqu’il a seul causé vos tourments et mes peines.

HYPPOLITE.

Votre infidélité ne se peut excuser,

Vous pouviez bien me voir et non pas m’abuser ;

Sans être obéissant à mon désavantage

Vous pouviez d’un regard refroidir mon courage,

Et les lois du respect ne vous obligeaient pas

À feindre que l’amour accompagnait vos pas.

LISANDRE.

Il est vrai que j’ai tort, et mon âme confuse

Ferait un autre crime en cherchant une excuse,

Mais croyez que vos pleurs diviseraient mes feux,

Si le cœur sans mourir se divisait en deux :

Mon Amour tient si fort de l’âme raisonnable

Qu’il ne peut diviser sa flamme incomparable.

HYPPOLITE.

Et le mien tient si fort de la Divinité

Qu’il ne se peut changer par l’infidélité ;

La rigueur, le mépris, la fortune, et le blâme

N’ont point d’empêchements qui retiennent ma flamme ;

Mon Amour est un feu qui brûle dans les eaux,

Mes soupirs éternels allument ses flambeaux,

Et j’apprends aujourd’hui de ma persévérance

Qu’il peut vivre aisément où se perd l’espérance.

LISANDRE.

Hé Dieux peut-on aimer la cause de son mal !

HYPPOLITE.

C’est en quoi mon malheur ne trouve point d’égal,

C’est en quoi je connais, esclave malheureuse,

Qu’il n’est point d’autre enfer que la peine amoureuse.

Ne pensez pas pourtant que mon ressentiment

Invite votre esprit à quelque changement,

J’aime trop la constance, et ma franchise avoue

Que votre élection mérite qu’on la loue,

Ce point seul me console et finit mes soupirs

Qu’une déesse en terre engage vos désirs ;

Mais voyez mes tourments d’un œil plus équitable

Qu’autrefois votre amour ne parût véritable,

Les grands maux ont ce bien qu’ils font naître en tous lieux

La pitié dans les cœurs, et les larmes aux yeux.          

LISANDRE.

Si Caliste adorable autant qu’elle est fidèle

Ne peut rien dans mon cœur endurer avec elle,

Elle s’accordera de vous entretenir

Et de vivre avec vous dedans mon souvenir,

Et je promets enfin au secours de votre âme

Tout autant d’amitié que vous avez de flamme.

Mais un homme inconnu s’avance devers nous,

Il s’en faut informer, ami d’où venez-vous ?

LE COURRIER.

Je reviens de la cour.

LISANDRE.

Hé bien quelles nouvelles ?

Qui tient le premier rang au nombre des plus belles ?          

LE COURRIER.

Chacun selon l’amour qui le tient arrêté

Prodigue librement le prix de la beauté,

L’un le donne à Caliste, un autre s’en irrite,

Et le donne par force aux attraits d’Hyppolite.

LISANDRE.

Que dit-on de Caliste ?

LE COURRIER.

On dit communément

Que Lucidan la voit en qualité d’amant.

LISANDRE.

En qualité d’amant !

HYPPOLITE, à l’écart.

Puis au siècle où nous sommes

La vérité se trouve aux paroles des hommes.

LE COURRIER.

Et je crois que l’Hymen unirait leurs amours

Si Varasque n’eut pas interrompu leurs cours.

LISANDRE.

Comment cela ?

LE COURRIER.

Varasque ennemi de Lisandre

Venge par un combat le trépas de Cléandre :

La volonté du roi permet à son effort

De montrer que Lisandre est l’auteur de sa mort,

Si bien que Lucidan et sa nouvelle amante

Modèrent par la peur le feu qui les tourmente.

Voilà ce que l’on dit.

LISANDRE.

Adieu. Que les malheurs

M’ont enfin réservé de cruelles douleurs !

Que je vois désormais dans le cours de mes peines

Un remède incertain et des pointes certaines !

Caliste changerait ! elle sur qui le ciel

Avait en vain versé tout ce qu’il a de fiel ;

Elle dont les serments fondèrent mon attente,

Et qu’Amour et le mal trouvèrent si constante.

Si je n’avais un cœur instruit à résister,

Pourrais-je sans mourir tant d’ennuis supporter ?

HYPPOLITE, à l’écart.

Son déplaisir me touche, et sa douleur extrême

Me force maintenant à me trahir moi-même.

LISANDRE.

Ce captif ayant mis mon innocence au jour.

Il montre Léon.

HYPPOLITE.

Je veux prendre le soin d’y montrer votre amour,

Et je témoignerai par ce dernier office

Que pour vous secourir je m’expose au supplice.

LISANDRE.

Vous montrez votre force, et vos perfections

À surmonter ce dieu qui fait nos passions.

HYPPOLITE.

Je témoigne combien mon ardeur est extrême,

Et qu’amour ne peut plus en produire de même.

Allons, Lisandre, allons, et souffrez de ce pas

Que ma voix vous défende, aussi bien que mon bras.

 

 

Scène II 

 

LE ROI, VARASQUE, ADRASTE, HYPPOLITE, LÉON, CALISTE, LISANDRE, DORILAS, LUCIDAN

 

LE ROI.

Aussitôt que le Ciel eut fait naître les princes

Qui tiennent dans leurs mains le destin des Provinces,

Il fit naître ici bas la Justice et les lois

À dessein de garder les peuples et les Rois.

Le peuple est sans justice une rage mutine,

Le sceptre est sans les lois un arbre sans racine,

Et s’il n’est soutenu des mains de l’équité

Il tombe en un instant de sa prospérité :

Sa chute nous fait voir des misères certaines,

Et le prince et le peuple en partagent les peines.

Jadis nos premiers Rois toujours victorieux

Ne portaient sur leur front qu’un bandeau glorieux,

Et c’était pour montrer que leurs braves courages

Étaient de l’équité les vivantes images ;

Aussi pour témoigner que les lois ont toujours

Limité ma puissance et gouverné mes jours,

Mon jugement permet ce combat légitime

Qui doit montrer au jour l’innocence ou le crime.

Quiconque sait régner sait observer les lois

Et soutenir partout la force de leurs droits.

VARASQUE.

Adraste, la raison te défend d’entreprendre

Ce que ton amitié te permet pour Lisandre.

ADRASTE.

Varasque, mon effort fera voir à son tour

Que je sais conserver ce que j’ai mis au jour.

Et la justice même au combat occupée

Pour venger l’innocent me prête son épée ;

Le titre d’innocent, non pas celui de fils

M’oblige à soutenir tes orgueilleux défis.

HYPPOLITE, accompagnée de Lisandre et de Léon.

Cessez de prodiguer vos jours et vos courages

Au point que le repos triomphe des orages.

LE ROI.

L’on dirait que Pallas en ces habits connus

Vient disputer encor la pomme de Vénus.

HYPPOLITE.

Léon approchez-vous, et finissez la peine

Dont vous avez été l’origine certaine.

LÉON.

Grand Roi, dont le renom vole en autant de lieux

Que le Soleil en voit sous l’espace des cieux,

Ce bras seul a produit les effets déplorables

Qui de deux vertueux ont fait deux misérables ;

Jusqu’ici le soupçon s’est rendu trop puissant,

Caliste est innocente, et Lisandre innocent.

Cette main criminelle au dessus de Lisandre

A rempli le tombeau des cendres de Cléandre,          

Et si quelque coupable a le feu mérité

L’on doit ce châtiment à ma méchanceté.

CALISTE.

Que cet évènement me trouble et me console !

DORILAS.

Que je tire de bien d’une seule parole !

LE ROI.

Saisissez vous de lui, cette confession

Mérite que l’on songe à sa punition.

Mais n’apprendrons-nous rien du destin de Lisandre.

HYPPOLITE, en découvrant Lisandre.

Sire ce Cavalier vous le peut bien apprendre.

CALISTE, en voyant Lisandre.

Dois-je croire aujourd’hui le rapport de mes sens,

Qui trompa si souvent mes esprits languissants ?

LISANDRE.

Prince, de qui la gloire est l’objet des Monarques

Ou les Dieux ont laissé leurs plus visibles marques,

J’éprouve après les maux, qui m’ont fait une loi,

Que le souverain bien consiste à voir son Roi :

Mais puisque le malheur n’a plus rien qui m’outrage

Et que mon innocence a surmonté l’orage,

Souffrez que je m’oppose à ces lâches esprits

Qui foulent mon renom d’un orgueilleux mépris,

Et dont la violence à mon aspect captive

Allait mettre au tombeau Caliste toute vive.

Permettez une fois à mon cœur allégé

De venger notre honneur mille fois outragé.

LE ROI.

Le honteux repentir d’une telle injustice

Vous venge en même temps qu’il leur sert de supplice.

Mais pour finir des maux si cuisants et si forts

Que les embrassements étouffent vos discords.

VARASQUE.

Adraste, Dorilas, mon imprudence extrême

Cherchant un criminel le fait voir en moi-même ;

Caliste, et vous Lisandre ordonnez en effet

La réparation du crime que j’ai fait.

ADRASTE.

Ne parlons plus de crime ou paraît l’innocence.

DORILAS.

Et qu’un parfait accord prenne ici sa naissance.

ADRASTE.

Mon fils que je t’embrasse après tant de soupirs

Que ton heureux retour convertit en plaisirs.

LISANDRE.

Ma fuite m’a rendu digne de mille gênes

Alors qu’elle a causé vos soupirs et vos peines.

LE ROI.

Lisandre vois Caliste assuré de ton Roi,

Et vous et Dorilas approchez vous de moi.

La Roi parle à Adraste et à Dorilas.

LISANDRE.

Adorable prison des libertés des âmes,

Vous pour qui tant de cœurs se sont changés en flammes,

Et de qui les vertus et les divins appas

Triomphent bien souvent que vous n’y pensez pas,

Arrêtez d’un regard mon bonheur, ou ma perte,

Faites moi voir le port, ou bien la tombe ouverte,

Je ne descendrai pas dans l’horreur des enfers

Sans savoir endurer des flammes et des fers.

CALISTE.

Lisandre assurez-vous, qu’une jalouse flamme

Laisse aujourd’hui l’amour paisible dans mon âme.

LE ROI.

Donc après tant de maux Hymen doit à son tour

Allumer son flambeau de celui de l’amour,

Et je veux que ses lois donnent sans plus attendre

Et Lisandre à Caliste, et Caliste à Lisandre.

ADRASTE.

De votre volonté dépendent nos désirs,

DORILAS.

Et de votre vouloir nous tirons des plaisirs.

LISANDRE.

Grand Roi juste partout, que sans peine et sans guerre

Le ciel charge vos mains du sceptre de la terre.

LE ROI.

Et pour rendre ce jour plus luisant et plus beau

Il faut qu’un autre Hymen y montre son flambeau,

Lucidan dont la race est égale au mérite          

Doit joindre ses vertus à celles d’Hyppolite,

Si toutefois leurs vœux d’accord avec les miens

Aspirent librement à de si doux liens.

LUCIDAN.

Que ces liens plairont à mon âme asservie

Si la belle Hyppolite y veut joindre sa vie.

HYPPOLITE.

Le respect que je dois à votre Majesté

M’a fait toujours fléchir sous votre volonté.

Et le bien qui finit les ennuis de Caliste

Rend mon cœur plus content, qu’il n’avait été triste.

CALISTE.

Si nous avons du bien, Madame, nous devons

À vos rares vertus celui que nous avons.

LE ROI.

Rendez aux immortels les premières louanges

Du bienheureux succès de tant d’effets étranges,

Après avoir fait voir qu’au mépris des douleurs

L’innocence et l’amour triomphent des malheurs.

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