Les Élèves du Conservatoire (Eugène SCRIBE - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Tableau-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 28 mars 1827.

 

Personnages

 

MONSIEUR PETIT-PAS, maître de ballet et répétiteur de danse

ZOÉ, élève du Conservatoire

GUILLERI, élève du Conservatoire

LOUISE, élève du Conservatoire

MADAME LEFEBVRE, grand’mère de Zoé

UN JOCKEY

 

Dans une mansarde, au sixième au-dessus de l’entresol, chez madame Lefebvre.

 

Une mansarde. Porte au fond, et deux portes latérales. À gauche de l’acteur, une cheminée, une table et différents ustensiles de ménage. À droite, une autre petite table. Une croisée sur le premier plan à droite.

 

 

Scène première

 

MADAME LEFEBVRE, assise dans un grand fauteuil auprès de la petite table à gauche, occupée à tricoter, PETIT-PAS, en dehors, sonne

 

MADAME LEFEBVRE, allant ouvrir la porte.

On y va, on y va...

Elle ouvre.

Comment ! c’est vous, monsieur Petit-Pas, qui me faites l’honneur de venir chez moi et de monter six étages au-dessus de l’entresol ?

PETIT-PAS.

Oui, madame Lefebvre, j’ai cet honneur-là ; mais, nous autres danseurs et maîtres de ballet, ça ne nous coûte rien de nous élever... sic itur ad astra.

MADAME LEFEBVRE.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

PETIT-PAS.

Ne faites pas attention... c’est du latin... dans notre état, on est obligé de tout savoir... dans ce moment-ci, j’apprends le grec, pour mon ballet de Léonidas... mais, dites-moi, où est la petite ?

MADAME LEFEBVRE.

Est-ce que vous venez pour lui donner leçon ?

PETIT-PAS.

Eh ! sans doute : cette scène de Clary que nous avons commencée hier... et je suis arrivé si vite, que Psyché, ma petite jument, est en nage... mais aujourd’hui je n’ai pas un moment à moi... à onze heures, nous avons conseil d’administration ; car je suis maintenant du conseil... ils y ont été obligés, attendu que, sans les ballets, l’Opéra ne peut pas marcher... il a bien fallu que la pantomime eût voix au chapitre.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

À midi, ma classe de danse ;
À deux heures, Léonidas ;
À trois, leçon au fils d’une Excellence ;
À cinq heures, un grand repas ;
Ce soir, deux bals, qui sans moi n’iraient pas.
Passant ainsi toute ma vie
Dans des plaisirs, des travaux assidus,
Pour composer, pour avoir du génie,
Je n’ai que mes moments perdus.
D’honneur, je n’ai que mes moments perdus !

MADAME LEFEBVRE.

Je suis alors bien fâchée... Zoé, ma petite-fille, qui est sortie !

PETIT-PAS.

Déjà !

MADAME LEFEBVRE.

Elle est allée vendre quatre paires de bas de filoselle que j’ai tricotés la semaine dernière, car je fais ce que je peux pour l’éducation de celle chère enfant... mais les talents coûtent cher ; et sans vous, monsieur Petit-Pas, qui avez la bonté de lui donner des leçons pour rien...

PETIT-PAS.

Ne parlons donc pas de cela.

MADAME LEFEBVRE.

Si vraiment ; j’en parlerai à tout le monde... c’est à vous, si elle réussit, qu’elle devra sa fortune... elle ne l’oubliera jamais.

PETIT-PAS.

Eh ! mon Dieu ! ma chère madame Lefebvre, elle sera peut-être ingrate, comme tant d’autres que j’ai lancées.

Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

Lorsque l’on a, dans une douce ivresse,
Respiré l’encens théâtral,
Quand chaque soir on se trouve déesse,
On méconnaît l’ami tendre et loyal
Qui vous mit sur le piédestal.
Que d’être ingrat un mortel fasse gloire,
Je le veux bien, et n’en suis pas surpris ;
Mais dans les dieux lorsque l’on est admis...
Ah ! devrait-il au temple de mémoire
Être permis d’oublier ses amis ?

Je me rappelle encore le premier jour où le hasard offrit la petite Zoé à ma vue... elle dansait en rond, à la Place-Royale, avec des bonnes et des enfants... et dans ses pas, formés au hasard... il y avait un moelleux... un laisser-aller... que nous appelons... la danse elle-même... je crus voir madame Montessu.

MADAME LEFEBVRE.

Vous croyez donc qu’elle ira ?

PETIT-PAS.

Elle ira haut...

MADAME LEFEBVRE.

Et pourquoi ne pas la faire débuter, puisque ça dépend de vous ?... pourquoi ne vous dépêchez-vous pas ?

PETIT-PAS.

D’abord, parce qu’à l’Opéra, ou ne se dépêche jamais... et puis, j’avais auparavant certaines idées... sur lesquelles, madame Lefebvre, j’ai parbleu envie de vous consulter.

MADAME LEFEBVRE.

Moi, monsieur Petit-Pas ?

PETIT-PAS.

Oui... vous savez quelle est ma position... je ne suis pas encore premier maître de ballet, parce que mes anciens sont-là, Gardel, Aumer, Blache et Milon... des hommes de mérite que je révère... mais j’arriverai, parce que je me sens dans les jambes ce que Voltaire avait dans la tête, et avec ça l’on fait toujours son chemin. Une seule chose pourrait me nuire... c’est la classe de danse que je fais aux Menus-Plaisirs... vingt-cinq ou trente petites filles plus jolies les unes que les autres... c’est un poste bien dangereux et bien glissant pour un célibataire... et j’ai idée de me marier pour conserver mes principes et mes places.

MADAME LEFEBVRE.

Eh ! mais, monsieur Petit-Pas... je trouve cela une spéculation très morale.

PETIT-PAS.

N’est-il pas vrai ?... et c’est parmi nos jeunes élèves que je voudrais faire un choix.

MADAME LEFEBVRE.

Il se pourrait ! vous en aimez une !

PETIT-PAS.

Mieux que cela... je crois que j’en aime deux et j’hésite encore... parce qu’avec mes talents et mes places, dix-huit à vingt mille francs de traitement, on tient à être aimé pour soi-même... et je voulais vous demander là-dessus, bien franchement...

On sonne.

MADAME LEFEBVRE, allant ouvrir la porte à gauche.

C’est cette petite fille qui revient... je vous demande si ou peut rentrer plus mal à propos !

 

 

Scène II

 

MADAME LEFEBVRE, PETIT-PAS, ZOÉ

 

ZOÉ.

Ne vous impatientez pas, ma grand’mère... Ah ! c’est monsieur Petit-Pas.

PETIT-PAS.

Oui, petite...

Voyant qu’elle fait la révérence.

plus bas, plus bas... effaçons les épaules... je venais pour répéter notre scène de Clary... mais maintenant je n’ai plus le temps...

Tirant sa montre.

mon conseil d’administration... mes affaires... et puis Psyché, qui doit s’impatienter... Adieu, adieu... je tâcherai de passer dans la journée, et nous dirons notre scène.

Bas à madame Lefebvre.

Nous achèverons notre conversation...

À Zoé.

Adieu, petite... levons le menton... jolie comme un ange... soyons toujours bien sage... de la tenue, de la conduite ; et tous les matins, deux cents battements de chaque jambe.

À madame Lefebvre.

Je vous prie de les surveiller... adieu... adieu... ne vous dérangez pas...

Il va pour sortir par la porte à gauche.

MADAME LEFEBVRE, le conduisant à la porte du fond.

Je vous en prie, monsieur, par le grand escalier.

 

 

Scène III

 

MADAME LEFEBVRE, ZOÉ

 

MADAME LEFEBVRE, reconduisant Petit-Pas.

Monsieur, j’ai bien l’honneur... prenez bien garde... tenez-vous bien à la corde... à la rampe, je veux dire... Il est si léger... le voilà déjà en bas.

ZOÉ.

Il est donc venu en mon absence, monsieur Petit-Pas ?

Elle s’assied auprès de la table à droite, et défait ses socques.

MADAME LEFEBVRE.

Eh oui, sans doute.

ZOÉ, à part.

C’est jouer de bonheur... c’est toujours des battements de moins.

MADAME LEFEBVRE.

Est-il possible d’être si longtemps dehors... moi qui vous attendais pour aller au marché !

ZOÉ.

J’étais entrée chez Louise et Guilleri, qui n’y sont pas... et j’ai cru que je les trouverais ici.

MADAME LEFEBVRE.

Vous ne pouvez pas vivre l’une sans l’autre.

ZOÉ.

C’est si naturel... Guilleri est si gaie, et Louise est si bonne... toutes les deux m’aiment tant... et dans votre dernière maladie, elles ont pris tant de soin de vous !

MADAME LEFEBVRE.

C’est vrai, vous étiez là toutes les trois... et il n’y a pas de duchesse, de grande dame qui ait été soignée comme moi.

ZOÉ.

Vous voyez, ma grand’mère, l’avantage d’être pauvre... on n’a pas de domestique, ou n’a que des amis... Tenez,

Elle lui donne de l’argent.

j’ai été en recette, et voilà sept livres dix sous que m’a donnés monsieur Flanelle, le bonnetier.

MADAME LEFEBVRE, se mettant à travailler dans son grand fauteuil.

Pas davantage ?

ZOÉ.

C’est une horreur !... des bas qui vaudraient le double... un tricot superbe... car, malgré vos soixante ans, vous travaillez encore joliment, et même beaucoup trop pour vos yeux.

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le tailleur.)

C’est ce travail-là qui vous tue,

Lui ôtant son ouvrage des mains.

Vous vous abîmerez la vue ;
Si cela vous arrive encor
C’est moi qui gronderai bien fort.

Madame Lefebvre veut faire un geste.

C’est pardonné... plus de dispute...
Songez que bientôt je débute.
Ma grand’mère, gardez vos yeux
Pour surveiller mes amoureux.

MADAME LEFEBVRE.

Tu crois donc que j’aurai bien du mal ?

ZOÉ.

Dame ! je l’espère.

MADAME LEFEBVRE.

Et pour commencer, qu’est-ce que tu dirais si ton professeur était déjà un de ces amoureux-là ?

ZOÉ.

Lui !... ce serait gentil, parce que sa protection seule pourrait me faire recevoir.

MADAME LEFEBVRE.

Et s’il voulait l’épouser ?

ZOÉ.

M’épouser !... c’est différent ; je ne voudrais pas...

MADAME LEFEBVRE.

Et pourquoi ?

ZOÉ.

Parce que j’ai idée que cela ferait de la peine à Charles.

MADAME LEFEBVRE.

Comment ! ce petit Charles, notre voisin ?... est-ce que par hasard tu penserais à lui ?

ZOÉ.

Toute la journée, ma grand’mère... et même quelquefois encore...

MADAME LEFEBVRE.

Elle qui ne me quitte jamais !... Comment vous êtes-vous rencontrés ?

ZOÉ.

Comme on se l’encontre toujours... au Conservatoire. On se dit bonjour... on se salue... Dans cette rue Bergère, il y a toujours tant de voitures... il nous offrait son bras, à Louise et à moi... et puis, en classe... quand le professeur parle, souvent ou n’écoule pas, on se regarde.

MADAME LEFEBVRE.

Et aller ainsi se prendre de belle passion pour un jeune homme, pour un artiste !

ZOÉ.

Raison de plus... je ne veux pas d’autre mari... Tout le monde peut être banquier, notaire, agent de change... pour cela, il ne faut que de l’argent... mais pour être artiste, il faut du talent, et Charles en aura... Quoique écolier, il joue déjà du violon comme un maître... au dernier exercice, où j’ai été avec Louise, c’est lui qui a remporté le premier prix. Pendant qu’il jouait, monsieur Lafont criait : « C’est très bien... » le jeune Bériot lui-même l’a applaudi ; et je crois que ceux-là s’y connaissent... Aussi tous les regards étaient fixés sur lui... et lui, dans ce moment, ne regardait que de notre côté.

MADAME LEFEBVRE.

Il serait possible !

ZOÉ.

Ah ! que j’étais fière ! que j’étais heureuse des applaudissements qu’il obtenait ! et que j’aurais voulu, à ses yeux, en mériter de pareils !... Oui, ma grand’mère... si je veux réussir, c’est pour lui.

Air du Fleuve de la vie.

Si j’avais la beauté piquante,
Que dans CONTAT l’on adorait ;
Si j’avais la grâce élégante
Que l’on admire chez NOBLET ;
Ou si de MARS, notre modèle,
J’avais le talent accompli...
Ah ! tout cela serait pour lui...
Dût-il m’être infidèle !

MADAME LEFEBVRE.

A-t-on idée d’un pareil amour !... Sais-tu, mon enfant, que c’est très dangereux... surtout s’il en a connaissance ?...

ZOÉ.

Ni lui, ni personne au monde... vous êtes la première...

MADAME LEFEBVRE.

Pas même Louise et Guilleri ?

ZOÉ.

Il est des choses qu’on ne dit pas... même à ses amies intimes... et lui, du reste, n’a jamais prononcé devant moi un seul mot d’amour. Ce n’est qu’hier soir... je rentrais avec Louise, et Charles montait devant nous, dans notre vilain escalier, qui est si obscur... il s’est arrêté pour nous faire place, et au moment où je passais, il m’a glissé dans la main un petit papier chiffonné...

MADAME LEFEBVRE.

Et où est-il ?

ZOÉ.

Le voilà, ma grand’mère... vous pouvez le prendre, car je le sais par cœur.

MADAME LEFEBVRE.

Pas d’adresse.

ZOÉ.

Quand ça se donne de la main à la main...

MADAME LEFEBVRE, lisant.

« Si vous m’aimez, si je dois être votre époux... il faut absolument que je vous parle... Permettez-moi, je vous en supplie, de vous attendre au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, demain à une heure... ou, dans mon désespoir, je suis capable de tout. »

ZOÉ.

Ce pauvre jeune homme ! ce que c’est que d’aimer !

MADAME LEFEBVRE.

Oui, mais avec cet amour-là... il n’a rien, ni toi non plus.

ZOÉ.

C’est vrai... c’est la dot d’un artiste.

MADAME LEFEBVRE.

Et songe un peu à notre position !... nous n’avons pour vivre que le travail de nos mains, et ma pension de retraite, comme ouvreuse à l’Opéra... quatre-vingt-deux francs cinquante centimes, avec les retenues.

ZOÉ.

Et la place de Charles ?

MADAME LEFEBVRE.

Comment ?

ZOÉ.

La place qu’il aura, ou à l’Opéra, ou à la Chapelle... c’est toujours de trois à quatre mille francs... et moi, mon engagement...

MADAME LEFEBVRE.

Lequel ?

ZOÉ.

L’engagement que j’aurai... Tout réuni, nous voilà, ma grand’mère, avec sept ou huit petites mille livres de rente... et tout cela sera pour vous soigner, pour vous dorloter... un bon petit appartement bien chaud, et vous serez là, dans votre grande bergère, où vous n’aurez rien à faire... que votre café, et puis des cancans, si ça vous amuse... et puis à nous voir heureux : ça occupe !... Ah ! vous riez !... je crois bien ; maintenant que nous voilà riches... vous êtes bien contente ; nous n’avons plus rien à craindre, et nous pouvons envoyer à Charles cette lettre.

MADAME LEFEBVRE.

Comment ! cette lettre ?

ZOÉ.

Oui, la réponse que j’ai faite... mais avec votre permission, et vous allez voir.

Elle lit.

« Monsieur Charles, vous me demandez si je vous aime, et si je veux vous épouser... en vérité, je l’ignore ; mais aujourd’hui, à une heure, venez le demander à ma grand’mère, qui le sait mieux que moi, et qui vous dira ce qui en est. »

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant. (Romagnési.)

De ce billet que dites-vous ?

MADAME LEFEBVRE.

Je dis, puisque tu crois qu’il l’aime.
Qu’il t’ rende heureus’, je l’ s’rai moi-même
D’ pouvoir le nommer ton époux.

ZOÉ.

De vos jours éloignant le terme,
Cet hymen va vous rajeunir.
Vers le bonheur, qui semblait fuir.
Vous marcherez d’un pas plus ferme :
Nous serons deux pour vous soutenir.

MADAME LEFEBVRE, prenant la lettre.

C’est bon, c’est bon...

On entend la ritournelle de l’air suivant.

Tiens, voilà tes bonnes amies, mademoiselle Louise et mademoiselle

Guilleri.

 

 

Scène IV

 

MADAME LEFEBVRE, ZOÉ, LOUISE, GUILLERI entrant par la porte à gauche

 

Louise tient un papier de musique et un panier à ouvrage, Guilleri tient une brochure et une robe.

LOUISE et GUILLERI.

Air du Concert à la Cour. (Auber.)

Oui, gaiement.
En chantant,
Passons la vie !

GUILLERI, seule.

Il faut ça,
Car déjà,
Louise, que voilà.
Chant’ l’opéra,
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
Moi, par état, vouée à la psalmodie,
J’ dois, comm’ tant d’autres, chanter la tragédie.

LOUISE et GUILLERI.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

Bonjour, madame Lefebvre... Bonjour, Zoé.

ZOÉ.

Comme vous venez tard !

LOUISE.

C’est que nous avons conduit mes petits frères à l’école ; et ils ne marchent pas vite, surtout quand ils y vont... quand ils en reviennent, c’est différent, on ne peut pas les suivre... parce qu’ils sont gamins, mes petits frères, vous n’en avez pas d’idée... j’ai été obligée de porter Auguste, qui pleurait, de donner la main à Barthélémy, qui veut toujours glisser sur la glace.

GUILLERI.

Et moi, je menais les trois autres à la suite... et nous avons rencontré un marchand de galette, qui nous a encore arrêtées.

MADAME LEFEBVRE, montrant Zoé.

Ah çà, vous venez la chercher ?

LOUISE.

Pas encore, la classe n’est qu’à une heure.

GUILLERI.

Mais, en attendant, nous venons travailler avec elle ; on étudie bien mieux.

LOUISE.

Moi, j’ai ma broderie à finir et ma cavatine à répéter.

Elle s’assied sur une chaise au fond et défait ses socques.

GUILLERI, s’asseyant auprès de la table à droite, et quittant ses socques.

Moi, mon rôle de tragédie, et ma robe à repasser.

Pendant ce temps, Zoé est auprès de la cheminée occupée à passer un plumeau sur la glace.

MADAME LEFEBVRE.

Au fait, c’est commode pour les répétitions, quand on demeure sur le même palier.

GUILLERI.

Il n’y a que des talents à cet étage-ci.

ZOÉ.

Je crois bien, au sixième au-dessus de l’entresol.

GUILLERI.

Corridor des Beaux-Arts !

MADAME LEFEBVRE.

C’est bon, c’est bon... livrez-vous à vos études, et ne perdez pas votre temps à jaser comme vous faites toujours.

Guilleri se place auprès de la table à droite, et déclame à voix basse. Louise, au milieu du théâtre, prend son papier de musique, bat la mesure et chante tout bas. Zoé, auprès de la table à gauche, se dispose à faire des battements.

Moi, qui ne suis pas artiste, je vais faire le ménage... travaillez bien, parce que je serai là pour vous surveiller.

Elle entre dans la chambre dont la porte est à droite.

 

 

Scène V

 

ZOÉ, LOUISE, GUILLERI

 

À peine madame Lefebvre est-elle sortie, qu’elles abandonnent leur ouvrage et viennent toutes trois au bord du théâtre ; Guilleri est ù droite, Louise dans le milieu, Zoé à gauche.

GUILLERI.

Enfin, nous voilà seules, et nous en avons à te raconter, car, sans qu’il y paraisse, nous avons bien du chagrin.

ZOÉ.

Qu’est-ce donc ?

LOUISE.

Tu sais que toute ma famille, que mes frères et sœurs n’ont d’espoir qu’en moi, et dans ce que je gagnerai : c’est tout naturel... c’est mon devoir... mais voilà mon père qui, à cause de cela, ne veut pas que je me marie jamais, à moins de dix mille livres de rentes.

GUILLERI.

Quelle tyrannie !

LOUISE.

Tout ce que j’ai pu obtenir, en le priant bien, c’est qu’il se contenterait pour moi de six mille francs.

ZOÉ.

Et c’est ça qui te désole ! À ta place, je me résignerais, je prendrais ma fortune en patience.

GUILLERI.

Mon Dieu ! que tu as peu d’imagination ! tu ne devines pas qu’elle aime quelqu’un qui n’a rien... rien que son cœur... ça ne fait pas six mille livres de rente.

ZOÉ.

Pauvre Louise !... je comprends alors ton chagrin.

GUILLERI.

Eh bien ! ce n’est rien encore ; car enfin elle est aimée... mais moi !... si tu savais...

ZOÉ.

Qu’est-ce donc ?

LOUISE.

Elle a vu tout à l’heure monsieur Petit-Pas, qui sortait de la maison, et ça lui a fait un effet...

ZOÉ, avec douceur.

Tu l’aimes donc toujours ?

GUILLERI.

Eh bien ! oui... c’est plus fort que moi !... à cause de mon caractère ; comme ça... je n’ai pas l’air... mais aussi, une fois que je m’attache... Dieu !... ai-je aimé cet être-là !

ZOÉ.

C’est vrai qu’il est aimable !

LOUISE, à Zoé.

Et puis, tu ne sais pas... il a cabriolet depuis quelque temps.

GUILLERI, pleurant.

Un cabriolet charmant... où je l’ai rencontré avec Rosalie.

LOUISE.

Quelle indignité !

GUILLERI.

Et c’est d’autant plus mal, que ce jour-là même il m’avait fait une promesse de mariage.

ZOÉ.

Tu as une promesse de mariage !

GUILLERI, la lui donnant.

Eh ! oui, sans doute, la voilà... regarde plutôt.

ZOÉ, la parcourant.

C’est que c’est bien différent.

GUILLERI.

Eh ! non... c’est la même chose... j’ai consulté là-dessus un clerc de notaire qui me fait la cour ; il m’a dit que ça n’était plus valable, et qu’il m’en ferait tant que je voudrais.

ZOÉ.

Dieu ! que les hommes sont perfides !... Il doit revenir ici dans la journée, et c’est moi qui me charge de lui rendre sa promesse.

Elle la met toute déployée sur la table à droite, puis elle vient entre Guilleri et Louise.

Nous sommes bien bonnes de nous occuper de ces misères-là, au lieu de penser à nos études, au lieu de penser à la carrière qui nous est ouverte, et où nous pouvons trouver l’indépendance, la fortune et peut-être la gloire.

GUILLERI.

La gloire !... la gloire !... je n’en sais rien... mais sans parler de ça... tiens, si jamais je suis sociétaire à la Comédie-Française !

LOUISE.

Et moi à Feydeau !

ZOÉ.

Et pourquoi pas ?... toutes ces grandes dames-là ont commencé comme nous, par être des petites filles... il y a longtemps, c’est vrai... raison de plus... nous avons devant nous le temps qu’elles ont derrière elles... et songez donc, quand on est à un théâtre royal, avec du talent... ou enfin, quand on y est... combien l’on a de privilèges !... les journaux vous font des compliments, les auteurs vous font la cour, les semainiers ou les directeurs sont à vos genoux... et puis on dit qu’on est malade... « Oh ! j’ai la migraine !... je ne peux pas jouer. » – Et puis, après tout, comme on se conduit bien, et qu’on est bien sage, on n’a rien à dire sur votre compte.

GUILLERI.

Oui, joliment... ça n’y fait rien... c’est pour cela que, la moitié du temps... mais enfin quand ça arrivera-t-il ?... Moi, d’abord, je n’ai pas de patience... je veux faire fortune tout de suite, et je suis décidée à accepter une proposition qu’on me fait.

ZOÉ.

Et laquelle ?

On entend madame Lefebvre qui rentre.

Dieu ! c’est ma grand’mère !

Elles retournent toutes à leurs places ; Guilleri reprend sa brochure ; Louise, son papier de musique, et Zoé fait des battements.

 

 

Scène VI

 

ZOÉ, LOUISE, GUILLERI, MADAME LEFEBVRE, avec son châle, ses gants de poil de lapin, tenant un panier sous le bras

 

MADAME LEFEBVRE.

À la bonne heure, au moins ; voilà ce qui s’appelle travailler !

ZOÉ.

Où allez-vous donc ?

MADAME LEFEBVRE.

Belle question !... je vais au marché, parce qu’il se fait tard... je n’ai pas encore pensé à mon diner.

ZOÉ.

Ma grand’mère, je vous aiderai.

MADAME LEFEBVRE.

Du tout, mademoiselle... Faites vos battements, c’est l’essentiel...

Elle fait quelques pas pour sortir, mais revenant elle lui dit.

Ah ! de temps en temps seulement donne un coup d’œil à mon pot-au-feu, entends-tu ?

GUILLERI.

N’ayez pas peur... nous sommes là...

ZOÉ, bas à madame Lefebvre.

N’oubliez pas la lettre de Charles.

MADAME LEFEBVRE, de même.

Sois donc tranquille... elle est là, et en rentrant je la lui enverrai...

Haut.

Adieu, adieu, mes enfants... travaillez bien.

Elle sort par la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

ZOÉ, LOUISE, GUILLERI

 

Zoé, Guilleri et Louise, après la sortie de madame Lefebvre, quittent leur ouvrage et viennent sur le devant de la scène ; Guilleri à droite, Zoé dans le milieu, Louise à gauche.

ZOÉ, à Guilleri.

Eh bien ! cette proposition qu’on te faisait... dis-nous vite.

GUILLERI.

Vous n’en parlerez pas... un engagement superbe pour jouer le mélodrame.

ZOÉ.

Y penses-tu ? toi... un des meilleurs sujets du Conservatoire !

LOUISE.

Toi, qui es la plus forte de la classe de monsieur Baptiste !

GUILLERI.

C’est égal ; j’ai envie de laisser là le classique pour le romantique... songez donc qu’à l’Ambigu je serai tout de suite sociétaire.

ZOÉ.

Est-ce qu’on le souffrira ?... est-ce que les petits théâtres ont le droit d’enlever comme ça ?...

GUILLERI.

Et pourquoi pas ?

Air du vaudeville de Turenne.

Vois aux Fraisais les ouvrages qu’on donne,
N’y voit-on pas geôlier et souterrain,
Tyran qui s’fâche, et roi qu’on emprisonne ?
Le mélodrame y règne en souverain...
Et dans ses fureurs vengeresses,
L’Ambigu peut bien, Dieu merci,
Prendre aux Français ses acteurs, quand ceux-ci
Tous les jours lui prennent ses pièces !

Et je dois, demain, pour m’essayer, jouer dans une représentation à bénéfice, à la barrière Rochechouart... et tu verras si je ne dis pas aussi bien qu’une autre :

Imitant les acteurs du boulevard.

« Nous sommes officiers dans l’armée française... nous combattrons... nous mourrons... »

ZOÉ.

Je sais bien que ça n’est pas difficile... et moi, qui par état ne doit jouer que la pantomime, je dirais bien aussi, sans me gêner :

Imitant une actrice des boulevards.

« Tu ne le connais pas, ma bonne ; et les qualités de son cœur dédommagent bien une femme sensible et aimante des légères imperfections de son physique. »

À Guilleri.

Mais est-ce que ce sont là des succès auxquels tu dois aspirer ? et pour l’honneur des arts...

GUILLERI.

Je conviens que c’est déroger ; mais il faut vivre... et nous n’avons rien... et je le dois déjà tant d’argent... car c’est toujours toi qui nous en prête... or, songe donc que six mille francs d’appointements... nous pourrions partager... ça vous donnerait le temps d’attendre, et quand vous serez un jour dans les théâtres royaux, promettez-moi seulement de ne pas être fières ; et rappelez-vous que vous avez des amis dans le mélodrame... on dit qu’il faut en avoir partout.

ZOÉ.

Guilleri, je n’oublierai jamais ce trait-là.

LOUISE.

Ni moi non plus.

ZOÉ.

Mais si ce n’est que cela, soyez tranquilles, car d’ici à quelques jours, je dois débuter.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Si le succès comble mon espérance...

GUILLERI et LOUISE.

Moi, des succès je n’ai jamais douté.

ZOÉ.

Richesse, honneur... quel plaisir, quand j’y pense.
De pouvoir tout mettre en communauté !

GUILLERI et LOUISE.

Surtout, pour nous point de rivalité.

ZOÉ.

À l’amitié que mon cœur aime à croire !
Aussi, par elle, abrégeant le chemin,
Marchons gaiement toutes trois à la gloire,
En nous donnant la main !

GUILLERI, LOUISE et ZOÉ, se donnant la main.

Marchons gaiement toutes trois à la gloire,
En nous donnant la main !

LOUISE.

Elle a raison... rester toujours artistes.

GUILLERI.

Ne jamais nous séparer.

GUILLERI, LOUISE et ZOÉ.

Jamais !

Elles remontent la scène, et redescendent ensemble.

GUILLERI.

Eh dites donc... quand nous serons dans notre bel appartement, avec des meubles de chez Jacob ou de chez Vervelles...

LOUISE.

Quand nous passerons, comme ces dames, dans une belle voiture de chez Robert

ZOÉ.

Quel plaisir de nous rappeler notre sixième étage !

LOUISE.

Et le temps oh nous allions au Conservatoire avec des socques !

ZOÉ.

Et les jours où nous faisions notre cuisine nous-mêmes ; comme aujourd’hui par exemple !

Se tournant vers la cheminée.

Ah ! voilà ma marmite qui s’en va.

GUILLERI.

Parce que tu ne l’as pas écumée.

LOUISE.

Attends, je vais t’aider.

Zoé et Louise vont à la cheminée ; Zoé arrange le feu, Louise prend l’écumoire... Guilleri prend son fer à repasser, et arrange sa robe qui est sur la table à droite.

GUILLERI, repassant.

Air de la Vieille. (Fétis.)

Moi, je rêve toujours d’avance
À nos adorateurs nouveaux.

LOUISE, écumant la marmite.

Aux cachemires moi je pense.

ZOÉ, soufflant le feu.

Moi, je ne pense qu’aux bravos.
Que cet espoir nous donne du courage !

Elles viennent toutes trois sur le devant de la scène.

Et toutes trois mettons-nous à l’ouvrage.

GUILLERI, LOUISE et ZOÉ.

Oui, toutes trois, mettons-nous à l’ouvrage.
Point de chagrin qui ne soit oublié
Avec les arts et l’amitié !

Elles vont prendre leurs rôles qu’elles tiennent à la main.

LOUISE, au milieu.

Écoutez bien le grand air
Que je chante au premier concert.

ZOÉ et GUILLERI.

Écoutons bien.

Zoé s’assied sur le bras du fauteuil à gauche, et Guilleri sur le coin de la table à droite.

LOUISE.

« Chassons cette vaine folie,
« Reprenons ma gaité chérie. »

GUILLERI, la contrefaisant.

Ie, ie, ie, ie.
Moi, je trouve cela mauvais.

ZOÉ.

Sans doute, ça ne veut rien dire.
À ta place, j’imiterais
Un talent que chacun admire ;
Un talent toujours nouveau.

LOUISE et GUILLERI.

Lequel ?

ZOÉ.

La fauvette de Feydeau.

Elle se place au milieu et chante, imitant madame Rigaut.

« Chassons cette vaine folie,
« Reprenons ma gaité chérie. »

LOUISE, GUILLERI et ZOÉ.

Ah ! c’est bien mieux, sans contredit.

LOUISE.

De vos conseils je ferai mon profit.

LOUISE, GUILLERI et ZOÉ, venant sur le bord du théâtre.

Pas de chagrin, qui ne soit oublié
Avec les arts et l’amitié !

GUILLERI, au milieu.

Écoutez bien, que je déclame
Ma tirade de mélodrame.

LOUISE et ZOÉ.

Écoutons bien.

Louise et Zoé se placent à gauche, l’une sur un fauteuil, l’autre sur une chaise. L’orchestre joue une ritournelle de mélodrame pour une entrée de princesse affligée.

GUILLERI, tenant son mouchoir à la main, et venant à grands pas du fond jusque sur le devant de la scène, où elle s’arrête.

« Le cruel ! il a vu mes larmes... il a été témoin de ma douleur...

Avec dépit.

et il a pu m’abandonner !

ZOÉ.

Comme tu dis cela !

Imitant Guilleri.

« Et il a pu m’abandonner ! »

GUILLERI.

Sans doute, puisqu’il m’a plantée là ; et que je dois dans la pièce m’asphyxier avec du charbon.

ZOÉ.

Raison de plus... moi je dirais :

Avec douleur.

« Le cruel ! il a vu mes larmes, il a été témoin de ma douleur, » du ton d’une femme qui ne se consolera jamais.

GUILLERI.

Ça n’est pas naturel.

ZOÉ.

Comment ! ça n’est pas naturel... si celui que tu aimes t’abandonnait... t’avait trahie ?... qu’est-ce que tu ferais ?

GUILLERI.

Moi ! j’en prendrais un autre.

ZOÉ.

Alors, tu ne joueras jamais le mélodrame, et tu feras bien de rester à la Comédie-Française.

On sonne.

Oui vient là ?

Elle va ouvrir la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

ZOÉ, LOUISE, GUILLERI, UN JOCKEY, tenant une grande corbeille

 

LE JOCKEY.

Mademoiselle Zoé Lefebvre ?

ZOÉ.

C’est moi.

LE JOCKEY.

C’est de la part de mon maître, qui m’a dit de remettre ce billet ainsi que cette corbeille.

Il la dépose sur la table.

ZOÉ.

Un billet !

LOUISE.

Une corbeille !

GUILLERI.

Qu’est-ce, que ça veut dire ?

LE JOCKEY.

Je vais attendre dans l’antichambre.

ZOÉ.

Oui, monsieur... là, sur le carré, si vous voulez bien... ou plutôt vous n’avez qu’à repasser.

LE JOCKEY.

C’est que mon maître est en bas, qui attend dans son landau.

GUILLERI.

Un landau !...

Aux deux autres.

Dites donc ! un landau...

Avec dignité.

C’est bien... ca suffit, qu’il attende !... tout à l’heure on descendra la réponse.

LE JOCKEY.

Oui, mademoiselle.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ZOÉ, LOUISE, GUILLERI

 

GUILLERI.

Par exemple, mesdemoiselles... nous qui tout à l’heure parlions d’équipage... voilà une aventure !...

LOUISE.

Dieu ! que c’est amusant !

GUILLERI.

Ouvre donc vile.

ZOÉ, lisant l’adresse.

« À mademoiselle Zoé Lefebvre, passage de la Boule-Rouge, faubourg Montmartre. » C’est bien à moi.

Ouvrant la lettre.

Ah ! mon Dieu ! c’est de monsieur Sterling.

GUILLERI.

Cet Anglais qui est si riche et qui nous fait la cour aux répétitions !... mais sois tranquille, je n’y pense pas... entre amies, c’est sacré.

ZOÉ.

Du tout... je n’y tiens pas...

Elle déchire la lettre.

Il n’y a pas de réponse... car apprenez, mes amies, qu’il est quelqu’un que j’aime... un artiste comme nous.

LOUISE et GUILLERI.

Il serait possible !

ZOÉ.

Et c’est de ce matin que notre mariage est décidé, car je ne suis pas comme toi, Louise : j’ai une grand’mère qui ne veut que mon bonheur.

LOUISE.

Ah ! tu avais raison... renvoie l’Anglais et ses présents.

GUILLERI.

Sois tranquille... je vais les lui descendre...

Air : Amis, voici la riante semaine. (Le Carnaval.)

Qu’il les remport’, puisqu’il est en carrosse.

LOUISE.

Sans cachemire, on peut bien être heureux.

GUILLERI.

En calicot nous irons à ta noce,
Et plus légère on en danse bien mieux.

ZOÉ.

Si je n’avais pensé qu’à la richesse,
Mon cœur, hélas ! prompt à se repentir,
Sous ces tissus eût gémi de tristesse ;
Sous la percale il battra de plaisir !

LOUISE.

Et dis-nous vite quel est noire nouvel ami, quel est celui que tu épouses.

GUILLERI.

Oui, oui, fais-nous-le connaître pour que nous nous dépêchions de l’aimer aussi.

ZOÉ.

Allez... vous ne vous en douteriez jamais... apprenez donc...

On entend à la fenêtre à droite un solo de violon.

LOUISE.

Tais-toi... c’est Charles.

ZOÉ.

Comment le sais-tu ?

LOUISE, allant ouvrir la fenêtre.

Pauvre garçon... c’est le signal convenu.

ZOÉ, avec émotion.

Quel signal ?

LOUISE.

Quand vient l’heure de la classe, il m’avertit ainsi qu’il va descendre... et nous nous rencontrons dans l’escalier.

ZOÉ.

Comment ! ils se rencontrent !... Chai-les est donc celui...

GUILLERI.

Eh ! oui... celui qu’elle aime, et qu’elle ne peut épouser... car cette pauvre Louise n’est pas si heureuse que toi.

ZOÉ, à Louise.

Et tu es sûre que monsieur Charles l’aime aussi ?

LOUISE.

Il le dit du moins.

GUILLERI.

Et moi, je l’atteste... car je suis leur confidente... Sans moi, ils n’auraient jamais pensé à s’aimer.

ZOÉ, à part, avec dépit.

Je vous demande de quoi elle se mêle ?

LOUISE.

Mais d’où vient ton trouble ? et pourquoi me dis-tu cela ?

ZOÉ.

C’est que je suis ton amie... et que je sais de bonne part... j’ai la preuve que Charles te trompe... ou du moins qu’il en dit autant à une autre.

LOUISE.

Ô ciel !

Le solo de violon recommence, et le morceau d’ensemble suivant continue sur ce motif.

Ensemble.

ZOÉ.

Ô découverte affreuse !
Celui que j’aimais tant
Est un perfide amant...
Hélas ! que je suis malheureuse !
L’objet de mon amour
Me trahit en ce jour !

GUILLERI.

Ô destinée affreuse !
Celui que j’aime tant
Est toujours inconstant !

Regardant Louise.

Elle du moins, elle est heureuse !
L’objet de son amour
La paie de retour !

LOUISE.

Ô découverte affreuse !
Celui que j’aimais tant
A trahi son serment !

Regardant Zoé.

Elle du moins, qu’elle est heureuse !
Elle épouse en ce jour
L’objet de son amour !

GUILLERI, regardant sa montre.

Mais descendons, il est une heure un quart ;
Et ma class’ de monsieur Baptiste...

LOUISE.

Moi, celle de monsieur Ponchard...

GUILLERI.

On va nous marquer sur la liste ;
Dépêchons-nous, nous sommes en retard.

Louise prend ses socques, et Guilleri referme la corbeille ; Zoé est à droite du spectateur, son mouchoir sur les yeux... pendant ce temps on entend par la croisée le violon qui reprend le premier motif.

Ensemble.

GUILLERI.

Ô destinée affreuse ! etc.

LOUISE.

Ô découverte affreuse ! etc.

ZOÉ.

Ô découverte affreuse ! etc.

Louise sort la première, par la porte à gauche ; Guilleri la suit, emportant la corbeille.

 

 

Scène X

 

ZOÉ, seule, assise près de la table à gauche

 

Je ne puis le croire encore... À qui se fier désormais ? Ayez donc des amies... c’est Louise qui cause mon malheur !... ou plutôt c’est cette Guilleri qui est cause de tout... Non... non, c’est Charles !... lui que j’aimais tant... lui pour qui j’aurais donne ma vie... me tromper ainsi !

Elle se lève.

Je me vengerai sur lui, et sur bien d’autres encore... tant pis sur qui ça tombera ; je n’épargnerai personne... Dieu ! c’est monsieur Petit-Pas... tant mieux... je commencerai par lui.

 

 

Scène XI

 

ZOÉ, PETIT-PAS

 

PETIT-PAS, à part.

Elle est seule... à merveille !...

À Zoé, qui lui fait une profonde révérence.

Parfait !... Voilà une révérence délicieuse... Qu’est-ce que je demande ?... du moelleux, et voilà tout... Est-ce que votre grand’mère est sortie ?

ZOÉ.

Oui, monsieur.

PETIT-PAS.

Et dites-moi, chère petite, vous a-t-elle parlé de notre conversation de ce matin... et de la nécessité où j’étais de me prononcer ?

ZOÉ.

Non, monsieur.

PETIT-PAS.

Eh bien ! vous saurez donc que, dans ce moment, il ne tient qu’à moi de vous faire recevoir à l’Opéra... de vous faire obtenir un engagement superbe.

ZOÉ.

Ô ciel !

PETIT-PAS.

Mais à une condition... celle de m’aimer et de m’épouser.

ZOÉ, à part.

L’épouser... lui ! la passion de Guilleri... eh bien ! tant mieux, c’est ce que je demandais... je me vengerai... j’aurai des succès... je serai riche... je serai heureuse ; elles en mourront de dépit, et moi peut-être de chagrin... c’est ce que je désire.

PETIT-PAS, à part.

Elle se consulte...

Haut.

Eh bien ! vous hésitez ?

ZOÉ.

Non, monsieur, j’accepte.

PETIT-PAS.

Il se pourrait... le bras plus arrondi... quel bonheur ! quel plaisir ! d’avoir là, dans son intérieur, sa femme, son amie, et un premier sujet... Vous ne jouez que dans mes pièces... vous soignez mon répertoire, et dans notre heureux ménage... notre vie entière se passera à répéter et à faire des battements.

ZOÉ.

Quoi ! c’est pour cela ?

PETIT-PAS.

Pour cela même... les coudes à la hauteur du corps... et comme on ignore que vous devez être ma femme, je cours à l’administration discuter vos intérêts et obtenir les conditions les plus avantageuses... D’ailleurs, il y a des fonds disponibles... il y en a... un premier violon a demandé sa retraite, et nous avons une Vénus, deux Grâces et une Hébé qui viennent d’être admises à la réforme, après cinquante ans de service... ainsi c’est arrangé... nous sommes d’accord.

ZOÉ.

Oui, monsieur.

PETIT-PAS.

Ce qui est rare... même chez les amoureux... témoin ce jeune couple que je viens de rencontrer en montant chez vous... celle petite Louise, votre amie intime.

ZOÉ.

Que dites-vous ?

PETIT-PAS.

Elle se disputait avec son inclination... ce petit Charles ; un jeune homme qui a du talent... un joli archet... si bien qu’ils se sont séparés, brouillés.

ZOÉ.

Il serait possible !... ils sont brouillés... et pourquoi donc ?

PETIT-PAS.

Charles que je connais m’a raconté cela à la hâte... il lui avait donné hier soir, dans l’escalier, une lettre qu’elle soutient n’avoir pas reçue... c’est admirable !...

ZOÉ, à part.

Dieu ! c’était pour elle !., quelle humiliation !... mais lui du moins no m’a pas trompée.

À Petit-Pas, qui a pris son chapeau, et qui va pour sortir.

Monsieur... un mot encore, de grâce.

PETIT-PAS.

Qu’est-ce que c’est, cher amour ?

ZOÉ.

Celte place de premier violon dont vous parliez tout à l’heure, et qui est vacante... combien vaut-elle ?

PETIT-PAS.

Six mille francs.

ZOÉ.

Et dites-moi, monsieur, comment obtient-on des places ?

PETIT-PAS.

Eh mais ! par des recommandations, par des protections... souvent même par le mérite... ça n’empêche pas.

ZOÉ.

Eh bien ! monsieur, il faut demander cette place-là pour monsieur Charles.

PETIT-PAS.

Pour monsieur Charles... ô ciel ! La taille plus cambrée... qu’est-ce que vous me faites l’honneur de me dire ?... on ne donne point ainsi des places à un élève.

ZOÉ.

On va m’en donner une, à moi, qui n’ai pas encore débuté.

PETIT-PAS.

Vous, c’est bien différent... je vous protège...

ZOÉ.

Eh ! bien, vous le protégerez... du reste, arrangez-vous... cela vous regarde... s’il n’est pas nommé, je ne promets rien... je ne m’engage pas.

PETIT-PAS.

Eh mais ! permettez donc... la voilà déjà avec le despotisme d’un premier sujet !... Allons, allons, chère petite, calmez-vous... on va employer tout son crédit... les pieds seulement plus en dehors... et si, par hasard, je réussis, vous me promettez...

ZOÉ.

De vous épouser sur-le-champ... je ne manque jamais à ma promesse.

PETIT-PAS.

J’en demande un gage, un baiser !

ZOÉ, froidement.

Un baiser ! à la bonne heure... je n’y tiens pas.

PETIT-PAS, l’embrassant.

Et moi, j’y tiens beaucoup.

Dans ce moment Guilleri entre par la porte à gauche ; Zoé l’aperçoit, pousse un cri et s’enfuit dans la chambre à droite.

 

 

Scène XII

 

GUILLERI, PETIT-PAS

 

GUILLERI.

Qu’ai-je vu !

PETIT-PAS.

Dieu ! cette petite Guilleri.

GUILLERI, croisant les bras.

Que faisiez-vous là, infidèle ?

PETIT-PAS, à part.

Du caractère !... ou je vais avoir une scène...

Voulant sortir.

Mille pardons... une affaire importante... quand on va se marier...

GUILLERI.

Se marier !...

PETIT-PAS.

Oui... un mariage de raison... car vous savez mieux que personne où sont mes inclinations.

Guilleri est prête à s’évanouir, Petit-Pas la soutient et la conduit vers la chaise qui est auprès de la table à droite.

Mais il est des circonstances où la morale et les convenances font taire les sentiments particuliers ou antérieurs... et...

Voyant Louise qui entre par la porte à gauche, et remettant Guilleri dans ses bras.

Air : Je vous comprendrai toujours bien.

Je laisse à la tondre amitié
Le doux soin de sécher vos larmes...

À part.

Malgré moi mon cœur a pillé
De sa douleur et de ses charmes.
Un seul balancé... je le vois.
Pourrait assurer ma défaite.
Un échappé vaut mieux. Je dois,
Pour fuir les remords, (Bis.)
Les fuir par une pirouette.

Il fait une pirouette, et sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XIII

 

GUILLERI, LOUISE

 

GUILLERI, quittant le bras de Louise, et regardant Petit-Pas qui s’enfuit.

Qu’il est gentil !...

Avec dépit.

quelle trahison !... d’un amant, je ne dis pas... on doit s’y attendre... mais d’une amie !...

LOUISE.

Qu’as-tu donc ?

GUILLERI, allant s’asseoir auprès de la table à gauche.

Rien, rien... ça me fait trop de peine à dire... cette petite Zoé que j’aimais tant... je ne croirai plus à la fidélité de personne, pas même à...

Voyant sur la table la lettre adressée à Charles et la donnant à Louise.

Tiens, une lettre pour Charles... ça te regarde.

LOUISE, vivement.

Pour Charles ?...

La regardant.

c’est singulier, on dirait de l’écriture de Zoé.

GUILLERI, vivement.

Zoé... oui... c’est bien de sa main.

LOUISE.

Que peut-elle avoir à lui écrire ? maintenant surtout que, grâce à elle, nous voilà brouillés.

GUILLERI.

Vous êtes brouillés ?

LOUISE.

Hélas ! oui... D’après ce qu’elle m’avait dit, j’ai été lui faire une scène... il m’en a fait une autre à laquelle je n’ai rien compris, et nous sommes fâchés à jamais.

GUILLERI.

Eh bien ! alors Zoé est capable de tout... Apprends que ce mari dont elle nous parlait ce matin... cet artiste qu’elle doit épouser... c’est monsieur Petit-Pas... celui que j’aime.

LOUISE.

Il serait possible !

GUILLERI.

Oui, ma chère, elle me l’enlève... et elle n’est encore qu’au Conservatoire... ça promet !

LOUISE.

Mais c’est cette lettre surtout... qu’est-ce que ça signifie ?

GUILLERI.

La voilà... laisse-moi faire... Je vais lui parler.

 

 

Scène XIV

 

ZOÉ, GUILLERI, LOUISE

 

LOUISE.

Je suis toute tremblante.

GUILLERI.

Et moi aussi... mais c’est de colère...

S’avançant lentement près de Zoé qui est à la droite du théâtre.

Vous savez, mademoiselle Zoé, si je serais en droit de vous faire des reproches ; je vous les épargnerai, parce que vous ne pourriez pas y répondre... mais nous vous demanderons seulement quelle est cette lettre que ce matin vous avez écrite à Charles ?

ZOÉ.

Ô ciel ! c’est lui qui vous l’a montrée !

LOUISE.

Non... il ne l’a pas encore reçue... elle n’est pas décachetée... car la voilà ;

Allant à Zoé.

mais, je t’en prie, Zoé, dis-nous ce qu’elle contient.

ZOÉ, à part.

Ah ! mon Dieu ! que lui répondre ?

Haut.

Te le dire, je ne le puis.

LOUISE.

Comment, tu me refuses !

ZOÉ.

Si tu m’aimes, ne me le demande pas, ça m’est impossible.

LOUISE.

Eh ! que veux-tu que je pense ?

GUILLERI.

Qu’elle te trahit aussi... c’est clair comme le jour...

Prenant la lettre.

mais attends, nous allons savoir à quoi nous en tenir.

Elle va pour la décacheter.

ZOÉ.

Arrêtez !... il ne tient qu’à vous de décacheter cette lettre... mais, pensez-y bien... si vous l’ouvrez... si vous en lisez un mot... tout est fini entre nous... brouillées à jamais... choisissez.

GUILLERI et LOUISE.

Ô ciel !

LOUISE, à Zoé.

Voilà donc cette amitié qui devait durer sans cesse... c’est toi qui parles de la rompre ?

GUILLERI, à Zoé.

Cela ne te fait rien, à toi...

LOUISE.

Eh bien ! moi, cette idée seule me rend trop malheureuse : et si Charles et toi vous m’avez trahie, tant pis pour vous car je ne veux pas le savoir.

Elle lui donne la lettre.

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Que mes droits, que mon amour même,
Que tout te soit sacrifié !
Je te cède l’ingrat que j’aime,
Zoé, rends-moi ton amitié.

GUILLERI.

De c’ trait insigne
Je serai digne ;
Et ce perfide, à ton char attaché,
Je te le donne,
Je l’abandonne,
L’Anglais encor, par-dessus le marché.

ZOÉ, passant au milieu.

Quoi, sans regrets ?... quoi, sans partage ?

GUILLERI.

C’est tout c’ que j’ai d’amants, hélas !
C’ n’est pas ma faut’ si je n’ peux pas
T’en donner davantage !

ZOÉ.

Mes amies, mes chères amies, ah ! je vous retrouve enfin, et bientôt vous me connaîtrez...

À Louise.

Toi, d’abord : Charles est innocent, je te l’atteste... tu n’as rien à lui reprocher... va te raccommoder avec lui.

LOUISE.

Ah ! j’y cours, et je l’amène ici.

ZOÉ, vivement.

Non, non, ce n’est pas nécessaire ; je ne t’ai pas dit cela... et toi, Guilleri... mais on vient.

GUILLERI.

C’est monsieur Petit-Pas.

ZOÉ, à Guilleri.

Vite dans le Cabinet...

À Louise, lui faisant signe de partir.

et toi... allez...

Guilleri entre dans le cabinet à droite dont elle ferme la porte ; Louise sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XV

 

ZOÉ, PETIT-PAS, entrant par le fond

 

PETIT-PAS, s’essuyant le front.

Je suis abîmé... je n’en puis plus... surtout nous autres danseurs, qui n’avons pas l’habitude de marcher, ni de parler... Je sors de l’administration.

Lui remettant deux papiers à la fois.

Voici la place de Charles, et notre engagement... quinze mille francs fixe... et trois mois de congé... ce n’est pas sans peine.

ZOÉ.

Que vous êtes bon !

PETIT-PAS.

Mais pour obtenir de si grands avantages, j’ai parlé, comme pour moi, et j’ai fait un si grand éloge de vos talents, que ces messieurs veulent en juger par eux-mêmes et vont assister, à trois heures, à notre répétition de Clary.

ZOÉ.

Aujourd’hui ?... quelle idée !... tant pis pour eux ; car je ne suis pas du tout en train.

PETIT-PAS.

Raison de plus pour répéter... et j’accours pour cela, car il faut nous soigner.

ZOÉ.

Ma foi, non... je n’ai pas le cœur à la danse.

PETIT-PAS.

Eh bien ! rien que la pantomime... voyons, mon petit cœur, la scène importante, celle de brouille et de dispute.

ZOÉ.

Oh ! pour celle-là... je le veux bien.

PETIT-PAS.

À la bonne heure !... je ferai le rôle d’Albert, et vous celui de Bigottini ou de mademoiselle Noblet ; car maintenant c’est exactement la même chose... Vous entrez en scène au dernier forté... c’est le roulement de timbale qui vous donne la réplique... tra, la, la, la, pon.

Il chante.

La, la, la, la, la... vous me regardez d’abord avec douleur.

Il chante.

La, la, la, la, la. Vous êtes la fille séduite,

Il chante.

tra, la, la, la, la. Je suis le séducteur.

Zoé s’avance vers lui précipitamment.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?... vous accourez en poste ?

ZOÉ.

C’est pour arriver plus vite à la dispute.

PETIT-PAS.

Eh ! non vraiment... en pantomime... le désordre, le délire, la passion... tout cela se fait en mesure... et puis nous avons un tas de sentiments à exprimer... car, chez nous, sans prononcer un mot, on dit beaucoup de choses ; ce qui est le contraire de bien d’autres théâtres... Voici votre première tirade... Vous voulez qu’on vous épouse.

Il chante sur un mouvement plus vif.

Tra, la, la, monsieur, tra, la, la, la... les mains jointes ; et moi... pon, pon, pon, pon, pon !... Dieu ! quel dialogue ! quel style ! comme cette scène-là est filée !... pon, pon, pon... nous restons-là, en attitude.

ZOÉ.

Et la dispute ?

PETIT-PAS.

Patience !... nous y viendrons... Vous tirez alors la promesse de mariage, et vous me la présentez.

Il chante.

Tra, la, la, la.

« Oui, c’est demain, demain que l’hyménée... »

Eh ! non, chère petite, ce n’est pas ça. Au moment où je vous ai dit non avec le bras droit et le haut de l’épaule... vous me répondez avec les deux avant-bras, que vous croisez :

Il fait le geste.

« Comment ! vous me refusez ? » Ouvrez les deux bras.

Il fait le geste, que Zoé répète.

« Mais vous ne le pouvez pas... mais c’est impossible... voici votre promesse. » Puis la lui donnant... c’est comme si vous lui disiez : « Vous êtes un homme d’honneur... vous ne tromperez pas une pauvre fille qui vous aime et dont le plus grand crime est d’avoir confiance en vous. » Ici, je réponds par un geste d’émotion, de la jambe et de la main gauche, et vous de la main droite vous ajoutez : « Ah ! j’en appelle à votre cœur ; je ne veux point d’autre juge... qu’il prononce entre nous, etc... » Reprenons ça maintenant... et allons de suite... mais avez-vous là quelque lettre... quelque papier ?

ZOÉ, prenant sur la table à droite la promesse de mariage que Guilleri lui a donnée à la scène V.

Oui... oui... j’ai là ce qu’il me faut.

Ils reprennent la scène, et au moment où Petit-Pas fait le geste de la refuser, elle lui donne la promesse de mariage de Guilleri ; Petit-Pas jette les yeux dessus.

PETIT-PAS.

Ô ciel ! ma promesse à Guilleri !... Qu’est-ce que ça signifie ?... Comment ce papier est-il entre vos mains ?... Je ne veux pas en entendre parler... je ne connais pas ça.

ZOÉ, imitant les gestes qu’il vient de lui indiquer.

Comment, vous me refusez !... mais vous ne le pouvez pas... mais c’est impossible... c’est là votre promesse... oui, monsieur, lisez plutôt... Vous êtes un homme d’honneur... vous ne tromperez pas une pauvre fille qui vous aime, et dont le plus grand crime est d’avoir confiance en vous.

PETIT-PAS.

À la bonne heure... mais...

ZOÉ.

J’en appelle à votre cœur... je ne veux point d’autre juge... qu’il prononce entre nous...

PETIT-PAS.

Je le voudrais... le moyen maintenant... après ce qu’elle a vu... après ce que je lui ai dit... elle ne croira jamais que l’amour seul me ramène à ses pieds.

ZOÉ.

N’est-ce que cela ?... vous êtes justifié...

Allant à Guilleri qui est sortie du cabinet, et l’amenant auprès de Petit-Pas.

PETIT-PAS.

Que vois-je !

GUILLERI.

Guilleri, qui a tout entendu, et qui vous pardonne.

PETIT-PAS, à ses pieds.

Ah ! je suis trop heureux !

 

 

Scène XVI

 

ZOÉ, PETIT-PAS, GUILLERI, LOUISE entrant par la porte à gauche

 

ZOÉ, allant à Louise et la prenant par la main.

Et toi, viens donc vite... mais qu’as-tu donc à pleurer ?

LOUISE.

Rien... je suis raccommodée avec Charles ; mais il est décidé à partir, à quitter Paris pour chercher fortune.

ZOÉ.

N’est-ce que cela ? il peut rester... Tiens, Louise...

Lui donnant le papier que lui a remis Petit-Pas.

voilà pour lui une place que monsieur Petit-Pas et moi nous lui accordons.

LOUISE.

Ô ciel !

ZOÉ.

Maintenant que vous avez six mille francs de rente... va demander à ton père s’il veut te permettre de l’épouser.

LOUISE.

Ah ! Zoé...

Passant auprès de Petit-Pas dont elle prend la main.

Ah ! monsieur.

PETIT-PAS, entre Guilleri et Louise.

Quel tableau !

Montrant Guilleri.

L’amour !...

Montrant les deux autres.

L’amitié... quel sujet de ballet !

ZOÉ, lui tendant la main.

Celui-là... c’est ce que vous aurez fait de mieux.

 

 

Scène XVII

 

ZOÉ, PETIT-PAS, GUILLERI, LOUISE, MADAME LEFEBVRE

 

MADAME LEFEBVRE.

Eh bien ! eh bien !... qu’est-ce que je vois là ?

ZOÉ.

Guilleri qui se marie à mon professeur, et Louise qui épouse monsieur Charles.

MADAME LEFEBVRE.

Comment, celui que tu aimais !

ZOÉ, à voix basse.

Silence, ma grand’mère... vous savez tout.

MADAME LEFEBVRE.

Eh ! que te restera-t-il, mon enfant ?

ZOÉ.

Ce qui me restera ?

Lui donnant l’engagement que Petit-Pas lui a apporté.

mon état d’artiste... la liberté, l’indépendance, quelque succès peut-être...

À Louise et à Guilleri.

et plus encore : l’aspect de votre bonheur ; avec cela on ne regrette rien.

MADAME LEFEBVRE, qui a lu le papier.

Est-il possible !... un engagement de quinze mille francs !

ZOÉ.

Oui, ma grand’mère, vous voilà riche, et, comme vous le disiez ce matin...

MADAME LEFEBVRE.

Maintenant nous pourrons quitter ces lieux.

ZOÉ.

Mais nous y reviendrons seules, en cachette, pour nous rappeler nos beaux jours et nous consoler peut-être de la fortune... et nous nous dirons tout... nos projets, nos plaisirs, nos chagrins...

LOUISE.

Oui, sans doute... Si nos maris sont volages... s’ils ne nous aiment plus.

ZOÉ.

Nous nous le dirons.

GUILLERI.

Et si au contraire...

ZOÉ.

Nous nous le dirons tout de même, et nous répéterons...

Regardant Louise, et essuyant une larme.

Point de chagrin qui ne soit oublié
Avec les arts et l’amitié !

GUILLERI, LOUISE et ZOÉ.

Point de chagrin qui ne soit oublié, etc.

ZOÉ, au public.

Air de la Vieille. (Fétis.)

Nos complots, vous v’nez d’ les entendre ;
En cachette, et sans nos maris,
Ici souvent nous d’vons nous rendre,
Et personn’ n’y doit être admis.

GUILLERI, LOUISE et ZOÉ.

Dans ces lieux, où nous d’ vons nous rendre.
Que personne ne soit admis !

ZOÉ.

Pourtant, messieurs, ces défenses formelles
N’ sont pas pour vous... d’mandez à ces d’moiselles...

GUILLERI, LOUISE et ZOÉ.

Et puissiez-vous, au rendez-vous fidèles,
Toutes les trois, quand nous viendrons ici,
Chaque soir y venir aussi !

PDF