Les Trois sultanes (Thomas SAUVAGE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie en vers libres, de Favart, mise en un acte et en vaudevilles.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Madame, le 2 décembre 1825.

 

Personnages

 

SOLIMAN II, empereur des Turcs

OSMIN, chef des Eunuques

ROXELANE, française, esclave du Sultan

ELMIRE, espagnole, esclave du Sultan

DÉLIA, circassienne, esclave du Sultan

BOSTANGIS

MUETS

ODALISQUES

 

La scène se passe à Constantinople, dans le sérail du Grand Seigneur.

 

 

Scène première

 

SOLIMAN, OSMIN

 

SOLIMAN.

Eh ! bien, Osmin, enfin peux-tu me dire

À quoi s’est décidée Elmire ?

Veut-elle encor partir ?... parle, réponds ; j’attends.

OSMIN.

Air : Vaudeville de M. Guillaume.

Souffrez, seigneur, que je reprenne haleine,
Que je respire ici quelques instants.
Dans mon état, j’ai tant de peine,
Que je suis presque sur les dents.
La faute, hélas ! en est toute à ces dames,
Et quand il faut, dans un sérail,
Garder l’honneur de cinq cents femmes,
C’est un rude travail !

Mais, hâtez-vous, seigneur, de faire un choix

Pour rétablir la paix entre cinq cents rivales ;

Car toutes briguent à la fois

L’emploi de favorite... et ce sont des cabales,

Des trames, des caquets... Enfin, c’est un sabat...

SOLIMAN.

Elmire seule, est digne de me plaire.

OSMIN.

Gardez-la donc, puisqu’elle vous est chère

Et devenez moins délicat.

Mais renvoyez surtout cette Française

Vive, étourdie, altière, et qui se rit de tout,

Elle vit sans contrainte, et n’est jamais plus aise

Que lorsqu’elle me pousse à bout.

SOLIMAN.

À ce portrait je la devine ;

N’est-ce point Roxelane ?

OSMIN.

Oui.

SOLIMAN.

Depuis plus d’un jour

Je l’étudie et l’examine ;

C’est bien la plus drôle de mine !

OSMIN.

Ses yeux malins semblent narguer l’amour.

SOLIMAN.

Il faut la contenir.

OSMIN.

Oh ! je perds patience.

Quand je la gronde, elle chante, elle danse...

Me contrefait... vous contrefait aussi.

C’est celle-là qui n’a point de souci,

Qui ne cherche point à vous plaire.

SOLIMAN.

Tu la verrais bientôt changer de caractère,

Si je la flattais d’un regard...

Laissons cela... Les présents pour Elmire

Sont-ils prêts ?

OSMIN.

Oui, seigneur... puis-je ici l’introduire ?

SOLIMAN.

Oui : quel moment ! quel funeste départ !

 

 

Scène II

 

SOLIMAN, ELMIRE, OSMIN

 

SOLIMAN, à Elmire.

Je sais ce que vous m’allez dire.

Partez, n’écoutez point la voix de mon amour.

Je vous ai retenue un mois en ce séjour

Pour vous accoutumer à commander vous-même ;

Vous aviez, comme moi, l’autorité suprême.

Loin d’imposer un joug à voire liberté,

J’ai reconnu l’abus d’une loi tyrannique ;

Si les mortels ont droit au pouvoir despotique,

Il n’appartient qu’à la beauté.

ELMIRE.

Seigneur, votre âme généreuse

Me procure un plaisir bien doux ;

C’est de vous estimer ; c’est d’admirer en vous

La bonté, la douceur... et j’étais trop heureuse !

Les vertus d’un sultan qui se fait adorer

L’emportent sur les droits qu’il tient de la couronne :

Les sentiments que l’on sait inspirer

Rendent plus absolu que les ordres qu’on donne.

SOLIMAN.

Quoi ! mon bonheur ?

ELMIRE.

Vous voir échapper à mes vœux

Avait excité mes alarmes ;

Oui, cette crainte seule a fait couler mes larmes.

SOLIMAN.

Ah ! je n’espérais pas être sitôt heureux !

ELMIRE.

Au tendre objet que votre cœur préfère

Par mille dons précieux,

Dès que vous paraissez, vous êtes sûr de plaire.

SOLIMAN, l’interrompant.

Elmire !

ELMIRE.

Ces vertus que l’on voit éclater.

OSMIN, à part.

Ça va mal !

SOLIMAN.

Elmire, de grâce,

Ne cherchez point à me flatter.

ELMIRE.

La louange vous embarrasse.

SOLIMAN.

Cessez, je dois vous en prier.

OSMIN, à part.

Hélas ! je crains que sa conquête

N’ait déjà l’art de l’ennuyer.

Haut.

Seigneur, voulez-vous une fête ?

SOLIMAN.

Oui... que pour ma sultane, à l’instant on l’apprête.

OSMIN.

C’est fort bien dit ; seigneur, si vous le trouvez bon,

Je vais faire danser vos esclaves...

ELMIRE.

Non, non.

OSMIN.

C’est moi qui les instruis.

SOLIMAN.

Osmin, qu’on avertisse

Cette nouvelle cantatrice...

Et Roxelane aussi ; j’aime son enjouement.

OSMIN.

Toutes deux devant vous vont paraître à l’instant.

Il sort.

 

 

Scène III

 

SOLIMAN, ELMIRE

 

SOLIMAN conduit Elmire sur un sofa.

Les doux attraits de la musique

Sauront-ils vous charmer ?

ELMIRE.

Ne cherchez point mon goût.

Votre amour me tient lieu de tout ;

Vous aimer, vous chérir, c’est mon bonheur unique.

SOLIMAN.

Les plaisirs sont plus vifs pour les amants heureux :

Leur félicité les augmente,

Les fêtes ne sont que pour eux.

Il n’en est point pour l’âme indifférente.

 

 

Scène IV

 

SOLIMAN, ELMIRE, OSMIN

 

OSMIN, accourant tout effaré.

Air : d’une Nuit au Château.

Contre une maligne esclave
Ah ! daignez me secourir ;
Elle m’insulte et me brave,
Non, je n’y puis plus tenir :
En vain à la réprimande
Je prétends avoir recours ;
Comment veut-on qu’elle entende ?
Elle babille toujours.
Contre une maligne esclave
Ah ! daignez, etc.

J’allais faire votre message,

Roxelane dormait...

SOLIMAN.

Parle sans verbiage.

OSMIN.

Je m’avance de l’air le plus respectueux.

« Que nous demande ce vieux singe,

« Ce marabout coiffé de linge ? »

Dit-elle, en se frottant les yeux.

À ce compliment gracieux,

Je réponds : « Trésor de lumière,

« Je viens de la part du sultan,

« De vos pieds baiser la poussière,

« Et vous dire qu’il vous attend

« Pour prendre du sorbet avec lui.

SOLIMAN, vivement.

Viendra-t-elle ?

OSMIN.

« Va dire à ton sultan... réplique cette belle,

« Que je ne prends point de sorbet,

« Et que mes pieds n’ont point de poussière.

SOLIMAN.

En effet,

Tu t’y prends mal... qui peut lever cette portière ?

 

 

Scène V

 

SOLIMAN, ELMIRE, OSMIN, ROXELANE

 

ROXELANE, lestement.

C’est moi !

SOLIMAN.

Vous êtes la première...

Mais elle ne sait pas les devoirs imposés.

Passons...

À Roxelane.

Roxelane, excusez.

ROXELANE.

Ah ! voici, grâce au ciel, une figure humaine !

Vous êtes donc ce sublime sultan

De qui je suis esclave ?... eh ! bien, prenez la peine,

Mon cher seigneur, de chasser à l’instant

Montrant Osmin.

Cet oiseau de mauvais augure.

OSMIN.

Hein ! le début est leste.

ROXELANE.

Allons, allons, va-t’en ;

Délivre-nous de ta triste figure,

Sors.

SOLIMAN.

Roxelane, respectez

Le ministre des volontés

D’un maître à qui tout doit obéir en silence.

ROXELANE.

Ah ! ah !...

SOLIMAN.

Vous n’êtes pas en France ;

Ayez l’esprit plus liant, et plus doux

Et croyez-moi, soumettez-vous.

ROXELANE, montrant Osmin.

Ah ! de vos volontés voilà donc le ministre ?

Respectons ce magot avec son air sinistre.

Aveuglément nous devons obéir.

Il a vraiment de brillants avantages ;

Hem !... si vous le payez pour vous faire haïr,

Il ne vous vole pas ses gages.

Un vrai monstre amphibie, un triste épouvantail,

Jaloux, non pas pour lui, qui sans cesse nous gronde,

Qui pour nous désoler, nuit et jour fait sa ronde ;

Et nous renferme ici comme dans un bercail,

Ah ! comme il était en colère

Pour m’avoir vue hier, seule dans vos bosquets !

Est-ce encor par votre ordre ? et quel mal peut-on faire ?

Nous est-il défendu d’y respirer le frais ?

Avez-vous peur qu’il ne pleuve des hommes ?

Et quand cela serait, voyez le grand malheur !

Le ciel, dans l’état où nous sommes

Nous devrait ce miracle.

OSMIN.

Eh ! bien, eh ! bien, seigneur,

Qu’en dites-vous ?

SOLIMAN, à Osmin considérant Roxelane.

Quel jeu de physionomie !

Qu’elle a de feu dans le regard !

ROXELANE.

Comment ! vous vous parlez à part ?

Je vous avertis en amie

Qu’il n’est rien de plus impoli.

Oui... vous feriez mieux de m’entendre,

Je veux faire de vous un sultan accompli ;

C’est un soin que je veux bien prendre.

Air : nouveau de M. Adam ou valse de Miller.

Puisqu’en ces lieux le destin inflexible
Me relégua, de mon bonheur jaloux !
Voyons, seigneur, s’il n’est pas impossible
De faire enfin quelque chose de vous.
Vous abusez d’un pouvoir arbitraire
En prétendant ici nous asservir ;
Tendres, galants, les hommes sur la terre
N’ont été mis que pour nous obéir.
N’employez plus surtout le ministère
De ce valet ennuyeux et bourru ;
Pour réussir, efforcez-vous de plaire
Et chassez moi ce monsieur... prétendu.
De noirs barreaux vos maisons sont couvertes,
De fleurs plutôt il faudrait les garnir ;
Que du sérail les portes soient ouvertes,
Que le bonheur empêche d’en sortir.
Oui, des amants, devenez le modèle,
Soyez soumis à notre volonté ;
Peut-être alors, un jour, de quelque belle
Vous obtiendrez un regard de bonté.
De mes avis je veux qu’on se souvienne,
Par vos progrès, dès demain nous verrons
Monsieur le Turc, si vous valez la peine
Qu’on daigne encor vous donner des leçons.

ELMIRE.

Osmin, fais-la sortir ; depuis longtemps déjà

Son insolence a su déplaire.

SOLIMAN.

Non, je l’écoute sans colère.

ELMIRE, avec dépit.

Eh ! bien, seigneur, écoutez-la.

De votre attention je pourrais vous distraire.

Elmire sort avec dépit sans que Soliman paraisse s’en apercevoir.

 

 

Scène VI

 

SOLIMAN, OSMIN, ROXELANE, ESCLAVES

 

Pendant la scène précédente, des esclaves ont apporte une grande pipe à Soliman.

SOLIMAN.

Je ne sors point de mon étonnement !

Une esclave parler avec cette arrogance !

Elmire ! Elmire ! ah ! quelle différence !

Que vous méritez bien tout mon attachement !

Il fume.

ROXELANE, à Soliman qui continue de fumer.

Mais voudriez-vous bien avoir la complaisance ?

Soliman qui s’imagine que Roxelane lui demande sa pipe pour fumer, la lui présente.

SOLIMAN.

Très volontiers, tenez...

Roxelane prend la pipe et la jette au fond du théâtre.

OSMIN.

Quel attentat !

SOLIMAN, se levant avec courroux.

Comment ! après un tel éclat...

OSMIN, saisi d’indignation passe du côté de Soliman.

Qu’ordonnez-vous, seigneur ?

SOLIMAN, d’un ton foudroyant.

Silence !

Roxelane...

ROXELANE, tranquillement.

Fi donc ! mais cela n’est pas beau.

Comment, comment ! devant des femmes

Vous qui faites la cour aux dames !

En vérité...

SOLIMAN.

Tout cela m’est nouveau ?

Qu’elle est folle !...

À Roxelane.

écoutez, Roxelane.

ROXELANE.

J’écoute

SOLIMAN.

En France l’on agit sans doute

Aussi légèrement.

ROXELANE.

À peu près...

SOLIMAN.

Par bonté

Je veux bien excuser votre vivacité.

À l’avenir, soyez plus circonspecte.

J’oublie entièrement ce que vous n’avez dit.

ROXELANE.

Vous l’oubliez ? tant pis...

SOLIMAN.

Il faut qu’on me respecte.

ROXELANE.

Tant pis encor.

SOLIMAN.

Comment !

ROXELANE.

Sans contredit.

Vous y perdrez, vous y perdrez, vous dis-je.

Et comment voulez-vous, monsieur, qu’on vous corrige ?

SOLIMAN.

Me corriger !... de quoi donc s’il vous plaît ?

ROXELANE.

De quoi ? de quoi ? ces sultans me font rire :

Ils pensent que sur eux nous n’avons rien à dire.

Je prends à vous quelqu’intérêt

Et...

SOLIMAN, à part.

Cette femme est étonnante !

À Roxelane fièrement.

Brisons-là.

ROXELANE, respectueusement.

Soit... се serait vous fâcher.

Ce n’est pas mon dessein.

SOLIMAN.

Soyez donc plus prudente.

ROXELANE.

La franchise, il est vrai, doit vous effaroucher.

SOLIMAN.

Encor !... vous oubliez qui je suis... qui vous êtes.

ROXELANE.

Air : Amis, voici la riante semaine.

À ces discours les femmes sont peu faites :
Vous profitez bien mal de mes avis !
Oui, nous savons fort bien ce que vous êtes ;
Je sais aussi, seigneur, ce que je suis.
À cet orgueil renoncez, je vous prie,
Auprès de nous ne soyez pas si fier ;
Un grand-seigneur, une femme jolie
Peuvent, je crois, tous deux aller de pair.

SOLIMAN.

En France, dans votre pays.

ROXELANE.

Ah ! que n’y suis-je encor !... quels dégoûts ! quels ennuis !

SOLIMAN.

À ce que je puis voir, vous seriez enchantée

Si vous pouviez vous séparer de moi.

ROXELANE.

Assurément ; je suis de bonne foi.

SOLIMAN.

Vous ne seriez donc pas tentée

De plaire à Soliman, d’obtenir sa faveur !

ROXELANE.

Non.

SOLIMAN.

Vous dites cela d’un cœur...

ROXELANE.

Je le dis comme je le pense.

SOLIMAN.

Cependant j’ai quelque espérance...

ROXELANE.

Détrompez-vous, c’est une erreur.

SOLIMAN.

Vous ne me rendez pas justice.

Quoi ! jamais ?

ROXELANE, minaudant.

Oh ! jamais... je ne jure de rien.

Une fantaisie, un caprice

Peut décider de tout...

SOLIMAN.

Eh ! bien...

J’attends tout du caprice et de la fantaisie...

Vous soupez avec moi.

ROXELANE.

Je n’en ai nulle envie.

SOLIMAN.

Je pense que c’est un honneur...

Vous devriez...

ROXELANE.

Je devrais... eh ! seigneur,

Vous devriez plutôt, vous-même, vous défaire

Des mots humiliants d’honneur et de devoir,

Qui font sentir votre pouvoir

Sans vous donner le mérite de plaire.

SOLIMAN.

Allons, je le veux bien.

ROXELANE.

C’est agir sainement.

En ce cas laissez-vous conduire ;

Vous promettez, el je veux vous instruire.

Air : de la Pénélope de la Cité.

Un souper vraiment,
Seigneur, je ne puis y souscrire.
Ce repas charmant
Ne convient qu’avec un amant.
Mais allez donner
Quelques instants à votre empire ;
Moi je vais donner
Des ordres pour votre dîner.

À Osmin.

Cours chez l’intendant.
Osmin, songe que le temps presse.
Qu’il sache à l’instant,
Que je traite ici le sultan.

OSMIN.

Je suis tout surpris...
J’attends l’avis
De sa hautesse.

ROXELANE.

Esclave, obéis.

SOLIMAN.

Que tous ses ordres soient suivis,
En amant soumis.
J’obéis
À votre tendresse,
Mais songez au prix
Que mon amour s’en est promis.
Oui, l’ordre est précis,
Parlez, commandez en maîtresse.
Esclave, obéis.
Que tous ses ordres soient suivis.

ROXELANE.

Un souper vraiment, etc.

OSMIN.

L’ordre est très précis,
Soyons soumis
À sa hautesse.
Oh ! que les spahis,
Les bostangis
Seront surpris !...
Si j’ai bien compris,
Elle est maintenant la maîtresse.
Allons, j’obéis,
Tous ses ordres seront suivis.

Soliman sort.

 

 

Scène VII

 

ROXELANE, OSMIN, ESCLAVES

 

ROXELANE, aux esclaves.

Vous, esclaves, obéissez

Aux ordres que je vais prescrire :

Allez chez Délia, chez la sultane Elmire.

Je les attends... Osmin.

Elle lui parle bas.

OSMIN.

Vous voulez ?

ROXELANE.

C’est assez...

Elle va donner des ordres à un autre esclave, pendant le couplet d’Osmin.

OSMIN.

Air. Vaudeville de la Petite Sœur.

Tâchons, adroit navigateur,
De louvoyer dans la tempête ;
Surtout de certaine faveur
Sachons bien préserver ma tête,
Ma pauvre tête !
Lorsqu’en d’autres pays, dit-on,
Tant de gens, d’une ardeur si vive
Soupirent après un cordon,
Moi je tremble qu’il ne m’arrive.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

ROXELANE, ELMIRE, DÉLIA

 

ROXELANE, à Délia.

Venez sur l’horizon, astre de Circassie,

Aux yeux de Soliman, ce soleil de l’Asie,

Étaler vos brillants appas.

À Elmire.

Il va paraître... Elmire, je vous prie

Il faut égayer le repas.

Point de flegme espagnol... Vive l’étourderie !

Le sentiment est beau, mais il n’amuse pas.

Qu’en pense Délia ?

DÉLIA.

Qu’on doit devant son maître

Rester toujours dans la soumission,

Le silence, l’attention...

La nature a borné notre être ;

Pour un amant le ciel nous a fait naître.

Qu’il soit sujet ou souverain,

Il a les mêmes droits... enfin, nous devons être,

Par l’arrêt de notre destin...

Esclaves.

ELMIRE.

Compagnes.

ROXELANE.

Maîtresses.

DÉLIA.

Les hommes ont l’empire.

ROXELANE.

Il faut leur commander.

ELMIRE.

Quels sont nos titres ?

ROXELANE.

Leurs faiblesses.

DÉLIA.

Encor plus faibles qu’eux, nous devons leur céder.

ROXELANE.

Tenez, selon ma fantaisie,

Laissez-moi gouverner le vainqueur de l’Asie.

Quelques jours seulement, je vous le rends après

Aussi complaisant qu’un Français.

Et l’amène à vos pieds... à vos pieds, j’en suis sûre ;

Ce sera sans beaucoup d’efforts.

ELMIRE, à part.

Son insolence me rassure.

ROXELANE.

Je veux ici venger l’honneur du corps.

 

 

Scène IX

 

SOLIMAN, ROXELANE, ELMIRE, DÉLIA, OSMIN

 

Pendant cette scène, des esclaves apportent une table servie et des chaises.

SOLIMAN.

Ma chère Roxelane !... ô ciel ! je vois Elmire.

Bas à Roxelane.

J’ai cru vous trouver seule...

Apercevant Délia.

Encore Délai !

ROXELANE.

Oui, ce sont les objets que votre cœur désire.

Saluez donc !...

Soliman salue.

Plus bas !

Il salue plus bas.

Fort bien, vous y voilà.

À Elmire et à Délia.

Mesdames, vous voyez un aimable convive,

Un peu novice encor ; mais il se formera.

ELMIRE, à Roxelane.

Cette saillie est un peu vive.

DÉLIA.

Roxelane, songez...

SOLIMAN, bas à Elmire.

Laissez, laissez, cela.

Elle m’amuse...

ROXELANE.

Allons, placez-vous là.

Air : Dans ma chaumière.

À la française !
Point d’orgueil, de vœux déplacés ;
Qu’ici l’étiquette se taise.
Quand je commande, obéissez
À la française.

OSMIN.

Même air.

À la française !
Cela ne peut se concevoir ;
Ô ciel ! j’aperçois une chaise !
Quoi ! sa hautesse ya s’asseoir
À la française !

Soliman s’assied, Elmire est à droite, Délia à gauche ; Roxelane à côté de Délia, un peu sur le devant. L’écuyer tranchant s’avance pour couper les viandes avec un grand couteau qui ressemble à un sabre.

ROXELANE.

Que veut cet estafier ?

SOLIMAN.

C’est l’écuyer tranchant.

ROXELANE.

Les dames serviront, c’est l’usage à présent.

La mode est un peu fatigante ;

Mais tout le monde y gagne... une main élégante

De ses doigts délicats agitant les ressorts,

Découvre cent jolis trésors,

Et donne un goût exquis à ce qu’elle présente.

À Elmire en lui présentant une volaille.

Coupez, Elmire.

SOLIMAN.

Oui, l’usage est charmant.

À l’écuyer.

Je te supprime.

L’écuyer tranchant et les esclaves se retirent.

 

 

Scène X

 

SOLIMAN, ROXELANE, DÉLIA, ELMIRE, OSMIN

 

ROXELANE, à Délia.

Et vous, très agréablement

Vous verserez à boire à sa hautesse.

À Osmin.

Donne le vin.

SOLIMAN, avec étonnement.

Du vin !

OSMIN, avec un étonnement plus marqué.

Du vin !

ROXELANE.

Du vin.

C’est la source de l’allégresse.

À part.

Commençons par l’esclave.

Haut.

Allons, fidèle Osmin.

Air : Ah ! si ma Dame me voyait.

À tes soins nous devons ce vin ;
Esclave, approche, pour ta peine
De ce flacon tu vas avoir l’étrenne.

OSMIN.

Qui, moi ?

ROXELANE.

Mais pourquoi ce dédain ?
Oui, tu goûteras de ce vin.
Il désobéit.

OSMIN.

Je frissonne.

SOLIMAN.

Bois.

OSMIN.

Ô ciel ! ce breuvage odieux !

ROXELANE.

Fais ici ce que l’on t’ordonne.

OSMIN.

Ô Mahomet ! ferme les yeux !

Après avoir bu.

Bon ! bon !

SOLIMAN.

Je ris d’Osmin.

OSMIN, tendant son verre.

Seigneur, je me résigne.

ROXELANE.

C’en est assez... Allons, charmante Délia !

Versez à Soliman les trésors de la vigne.

Donnez son verre, Elmire !

ELMIRE tend le verre du sultan.

Le voilà.

DÉLIA.

Vous nous ferez raison.

SOLIMAN.

Il faut vous satisfaire.

Il boit avec Elmire, Roxelane et Délia. Osmin saisit le moment pour boire à même le flacon.

ROXELANE.

Voilà le moyen de nous plaire.

Sans vous gêner, parlez de votre amour,

Au tendre objet qui vous engage.

SOLIMAN, à part.

Elle veut me piquer... je vais avoir mon tour.

Elmire, assurément, mérite mon hommage.

Ses attraits...

ELMIRE.

Ah ! seigneur, c’est un faible avantage,

Rendez plutôt justice à ma sincère ardeur.

ROXELANE.

Ah ! nous allons tomber dans la langueur.

Y pensez-vous de tenir ce langage ?

Vous le ferez redevenir sultan :

Ne nous gâtez pas Soliman.

ELMIRE.

Sans contrainte, sans art, ma tendresse s’explique.

ROXELANE.

Osmin, fais entrer la musique.

 

 

Scène XI

 

SOLIMAN, ROXELANE, DÉLIA, ELMIRE, OSMIN, ESCLAVES, ODALISQUES

 

CHŒUR.

Air : du Calife.

D’un maître
Qui doit être
L’objet de nos désirs,
Que sans cesse,
On s’empresse
D’amuser les loisirs.

ROXELANE.

Pendant ce bel entretien-là,

Chantez un air, aimable Délia.

Délia chante un air du choix de l’actrice.

ROXELANE.

Ils sont occupés de leur amour transi.

À un musicien qui tient une harpe.

Donnez cet instrument, je veux chanter aussi.

On lui donne la harpe : Le Grand-Seigneur se lève et va s’appuyer sur le dos de la chaise de Roxelane, Elmire et Délia se lèvent aussi, et se parlent tout bas.

ROXELANE.

Air nouveau de M. ***.

Dans ces climats ainsi qu’en France,
Il faut céder à deux beaux yeux,
Tout en feignant l’obéissance,
On commande encor en ces lieux.
Et si ta mémoire infidèle
L’oubliait auprès d’une belle,
Souviens-toi
De moi.

Avec un peu d’esprit, d’adresse,
Mon cher Sultan, oui, la beauté
Peut fort bien, malgré sa faiblesse,
Vous disputer l’autorité.
Et si ta mémoire infidèle
L’oubliait auprès d’une belle,
Souviens-toi
De moi.

SOLIMAN.

De plus en plus, je vous admire.

ROXELANE.

Comment ! Vous m’écoutiez ?

SOLIMAN.

Avec ravissement.

ROXELANE.

Ah ! vous auriez plus de contentement,

Si vous voyez danser Elmire.

Elle prend une écharpe des mains d’une esclave, et la présente à Elmire qui la refuse avec hauteur. Elle danse.

CHŒUR, pendant que Roxelane danse.

Air : du ballet de la Fortune.

Quelle grâce !
Chaque passe
S’entrelace
Avec goût.
Son sourire
Semble dire :
Mon empire
Est partout.

SOLIMAN.

Tant de grâces, d’attraits méritent ma tendresse.

À Roxelane, lui donnant le mouchoir.

Acceptez.

ROXELANE prend le mouchoir et le présente à Délia.

Délia, recevez ce présent,

C’est sans doute à vous qu’il s’adresse :

C’est le prix de votre talent.

Morceau d’ensemble.

Musique de M. Adam.

SOLIMAN.

Quel mépris !

ROXELANE.

Quel bonheur.

ELMIRE.

Ah ! j’expire !

SOLIMAN, arrachant le mouchoir à Délia et le donnant à Elmire.

Elmire, c’est à vous... je le déclare, Elmire
En ce jour sur mon cœur a repris son empire.
Désormais son amour comblera tous mes vœux.

ELMIRE.

Doux espoir ! je renais.

SOLIMAN, à Roxelane.

Ôte-toi de mes yeux,
Ingrate, puisque tu me braves,
Descends au rang des plus viles esclaves.
Sors à l’instant de ces lieux.

OSMIN, ELMIRE, DÉLIA, CHŒUR.

Sortez à l’instant de ces lieux,
Fuyez ses transports furieux.

Ensemble (Elmire et Soliman).

ELMIRE.

Quelle ivresse ! quel délire !
Rien n’égale mon bonheur

SOLIMAN.

Ah ! quel trouble ! quel délire !
Rien n’égale ma fureur.

ROXELANE.

Contre moi quand tout conspire,
Moi je ris de sa fureur.

DÉLIA, OSMIN, ELMIRE, CHŒUR.

Sortez à l’instant de ses lieux,
Fuyez ses transports furieux.

Roxelane est emmenée par quatre eunuques ; en sortant elle regarde Soliman avec une fierté noble.

 

 

Scène XII

 

ELMIRE, SOLIMAN, OSMIN

 

SOLIMAN, à Elmire.

Rassurez-vous ; vous triomphez, Elmire.

À Osmin.

Un air altier, un fier coup d’œil,

Dans le moment de sa disgrâce,

Annonçaient encor son audace.

As-tu remarqué son orgueil ?

À Elmire.

J’ai conçu des désirs qui vous ont outragée,

Elmire, pardonnez à l’erreur d’un moment.

Roxelane reçoit un juste châtiment...

Hélas ! vous êtes bien vengée.

ELMIRE.

Non, je ne le suis pas si je n’ai votre amour.

SOLIMAN.

Ah ! vous le méritez ! qu’en ce jour il éclate.

Ce cœur est à vous sans retour,

Oui : sans retour pour une ingrate.

ELMIRE.

Pour une ingrate !

SOLIMAN.

Elle n’est plus à moi ;

C’est votre esclave, et je vous l’abandonne.

ELMIRE.

Vous me l’abandonnez.

SOLIMAN.

Oui, oui, je vous la donne,

Et ma parole est une loi.

ELMIRE.

Je l’accepte, il suffit.

OSMIN, à part.

Je ne sais plus, ma foi,

Qui je dois protéger ; son caprice m’étonne.

SOLIMAN.

Mérite-t-elle aucun égard ?

ELMIRE.

Non, puisqu’elle a pu vous déplaire,

Je ne veux point sur elle abaisser un regard ;

Je ne pourrais jamais la voir qu’avec colère.

Je veux...

SOLIMAN, l’interrompant avec une vivacité qui fait voir fout l’intérêt qu’il prend à Roxelane.

Que voulez-vous ?

ELMIRE.

Ordonner son départ.

Du sérail qu’elle soit bannie.

OSMIN.

Je lui vais de grand cœur annoncer son congé.

SOLIMAN, à Osmin.

Attends, attends, je serais peu vengé :

Elle n’est pas assez punie,

Va la chercher.

ELMIRE.

Arrête, Osmin.

Oubliez Roxelane.

SOLIMAN.

Il est vrai, je m’égare ;

N’y pensons plus... qu’elle compare

Votre splendeur et cet abaissement

Où par sa faute elle se trouve.

Redoublons nos transports, et qu’ils soient remarques

On est moins affecté des peines qu’on éprouve,

Que des biens que l’on a manqués.

À Osmin.

Va la chercher.

ELMIRE, arrêtant Osmin.

Un moment.

SOLIMAN, d’un ton à être obéi.

Va, te dis-je.

 

 

Scène XIII

 

SOLIMAN, ELMIRE

 

SOLIMAN.

Qu’elle soit confondue, Elmire, je l’exige.

ELMIRE.

Eh ! que voulez-vous exiger ?

Croyez-moi, cessez d’y songer.

Roxelane vêtue en esclave, s’avance à pas lents, en se couvrant le visage.

SOLIMAN.

Je l’aperçois, elle est dans la tristesse,

Et sa main cache un front humilié.

À part.

N’écoutons point un reste de pitié.

 

 

Scène XIV

 

SOLIMAN, ELMIRE, ROXELANE

 

SOLIMAN, à Roxelane.

Approchez, approchez, voilà votre maîtresse.

À Elmire.

Ordonnez de son sort.

ELMIRE.

Je conçois ses regrets,

Mais elle est bien punie en perdant vos bienfaits.

SOLIMAN.

Ah ! que ce sentiment augmente ma tendresse !

Je sors d’une honteuse ivresse ;

Je ne sais par quel art elle m’avait surpris.

De mon égarement innocente victime,

Votre cœur gémissait... j’en connais mieux le prix.

Regardant Roxelane.

Qu’elle soit désormais l’objet de mon mépris.

Tendrement à Elmire.

Rendez-moi votre amour, et pardonnez mon crime.

ELMIRE.

On n’est point criminel, lorsque l’on est aimé.

D’un ton plus bas.

Je vous pardonne tout ; mais mon cœur alarmé...

SOLIMAN, baisant la main d’Elmire ; mais regardant toujours Roxelane pour juger de l’état de son âme.

Il reprend sur le mien, un éternel empire.

J’excite ses regrets... ô ciel, je la vois rire !

ROXELANE.

Air : Povera signora.

Vous croyez, oui, seigneur,
Aimer madame ;
Eh ! bien, c’est une erreur
J’ai votre cœur.
Qui ne rirait ici du fond de l’âme,
En vous voyant feindre une telle flamme !
Ah ! ah ! ah ! ah !

SOLIMAN.

Vous que je dois punir ! qui m’osez outrager.

ROXELANE.

Seigneur, on aime encor quand on veut se venger.

SOLIMAN.

Eh bien, préférez l’infamie

À toutes les grandeurs.

ELMIRE.

Laissez ce cœur abject.

À Roxelane.

Roxelane, sortez, vous perdez le respect.

ROXELANE.

Fort bien, c’est parler en amie,

Et je vais éviter votre sublime aspect.

Elle veut se retirer, Soliman l’arrête avec colère.

SOLIMAN.

Demeurez, demeurez. Éloignez-vous, Elmire ;

Je me retiens à peine, et n’ose devant vous

Laisser échapper mon courroux.

Je vais l’humilier.

ELMIRE.

Seigneur, je me retire.

 

 

Scène XV

 

SOLIMAN, ROXELANE

 

SOLIMAN, après un temps.

Si je cédais à mon transport

Je rendrais ton état plus cruel que la mort.

Va, je fais grâce à ta faiblesse ;

Ton cœur est fait pour la bassesse.

ROXELANE, fièrement.

Tu te trompes, sultan : céder à son malheur

Est l’effet d’une âme commune ;

Modeste au sein de la grandeur,

Tranquille et fier dans l’infortune,

C’est à ces traits qu’on connaît un grand cœur.

SOLIMAN.

Un grand cœur est fier sans audace ;

Quand le sort a marqué sa place

Il cède, et lorsqu’il veut braver,

Il se rabaissé au lieu de s’élever.

ROXELANE.

Moi, je ne brave rien, ce n’est pas mon système ;

Mais dans les fers, ou sous le diadème,

On ne me verra point changer :

Aussi gaie, aussi franche ; enfin toujours la même,

Je sais jouir de tout sans craindre le danger,

Mon bonheur n’est jamais dans ce qui m’environne,

Il est en moi ; rien ne m’étonne.

Tenez, je ris de tout... et pourquoi s’affliger ?

Air : de Turenne.

Le monde est une comédie ;
Malgré l’intérêt que j’y prends,
Je m’en amuse, et j’étudie
Les ridicules différents.
Vos grandeurs sont des mascarades,
Jeux d’enfants que tous vos projets ;
La toile tombe, empereur et sujets,
Tous sont égaux et camarades.

SOLIMAN.

Achevez, achevez, épuisez les bontés

D’un maître que vous irritez.

ROXELANE, d’un ton plus grave.

Oui : vous êtes mon maître, à vous on m’a vendue ;

Mais vous a-t-on donné quelque droit sur mon cœur ?

Et de mon gré me suis-je enfin rendue ?

Essayez de me vaincre, employez la rigueur.

Qui ne craint rien, n’est point dans l’esclavage.

SOLIMAN.

Ah ! Roxelane, quelle image !

Me croyez-vous un barbare, un tyran ?

Ah ! connaissez mieux Soliman.

Il n’abusera point de son pouvoir suprême

Pour obtenir un cœur à ses vœux refusé ;

Allez, ne craignez rien d’un amour méprisé

Je vous abandonne à vous même.

ROXELANE.

Que vous-dites cela d’un petit air aisé.

Minaudant.

Venez, venez, on vous pardonne.

En vérité, je suis trop bonne.

SOLIMAN.

Qu’espérez-vous ?

ROXELANE.

Vous remettre l’esprit.

Vous avez le cœur bon, et cela m’intéresse.

SOLIMAN, à part.

Je voulais la confondre et je reste interdit !

De mes transports elle se rend maîtresse

À Roxelane avec un peu d’émotion.

Il est vrai, je vous chérissais,

Mais à présent...

ROXELANE, tendrement.

À présent, on m’abhorre ?

SOLIMAN.

Oui, je t’aimais, ingrate ! oh ! dieux ! je t’aime encore,

Je t’aime encore et je te hais.

Ces mouvements opposés que j’ignore...

Mais elle s’attendrit !

ROXELANE.

Je pleure... de pitié.

Vous me touchez, et je vois avec peine,

Un superbe empereur, qui s’est humilié ;

Qui d’une esclave a fait sa souveraine

Sans pouvoir à son sort être jamais lié.

SOLIMAN.

Eh ! qui m’en empêche ?

ROXELANE.

Moi-même.

Vous méritez que l’on vous aime ;

Mais je vous plains d’être sultan.

À vous parler sans flatterie,

J’eus des amants dans ma patrie

Qui ne valaient pas Soliman.

SOLIMAN.

Et vous avez aimé ?

ROXELANE.

Pourquoi non, je vous prie ?

Croyez-vous que, vive et jolie

Et dans l’âge de plaire, on a jusqu’à présent ?

Gardé son cœur, ce fardeau si pesant,

Pour qui ? Pour le grand Turc ? Mais quelle extravagance !

Je devais prendre patience,

Je devais vous attendre... ah ! vous êtes plaisant !

SOLIMAN.

Quoi ! vous avez aimé ! ciel ! j’en aurai vengeance.

Ah ! périssent les imposteurs

Qui m’ont trompé, trahi !...

ROXELANE.

Pourquoi donc ces fureurs ?

Écoutez ! écoutez ! ayez la complaisance

D’entendre un peu ma confidence.

SOLIMAN.

Sortez.

ROXELANE.

Venez, allez-vous-en :

En vérité, mon aimable sultan,

Vous avez la tête tournée.

De ces misères-là je suis fort étonnée.

Où est donc le grand Soliman

Qui fait trembler l’Europe, et l’Afrique, et l’Asie ?

Une petite fantaisie

Trouble l’esprit du monarque ottoman.

D’un ton ferme et avec noblesse.

À quoi s’occupe ici le plus brave des princes ?

L’Arabe révolté menace tes provinces ;

Cours le punir, laisse gémir l’amour :

Donne-lui si tu veux des soins à ton retour.

SOLIMAN, à part.

De quel éclat frappe-t-elle mon âme ?

Est-ce un génie ? est-ce une femme

Qui me présente ce miroir ?

Vous séduisez mon cœur, et tracez mon devoir.

ROXELANE, affectueusement.

Je ne suis que votre amie.

SOLIMAN.

Ah ! soyez-la toujours, soyez-la, je vous prie.

Jusqu’à présent on m’a flatté ;

Il n’appartient qu’à vous de me faire connaître

Et l’amour, et la vérité,

Mais que je sois heureux autant que je dois l’être,

Que votre cœur...

ROXELANE.

Ah ! je vous vois venir.

Eh ! bien, mon cœur ?

SOLIMAN.

Pourrai-je l’obtenir ?

La haine que pour moi vous avez fait paraître...

ROXELANE.

On ne m’obtiendra pas sans être mon époux.

SOLIMAN.

Quoi ! Roxelane, y pensez-vous ?

ROXELANE.

Air : d’Aristippe.

Si mon amant n’avait qu’une chaumière,
Je la voudrais partager avec lui,
Je soulagerais sa misère
Et je deviendrais son appui.
L’offre même d’une couronne
Ne me ferait jamais changer ;
Mais mon amant possède un trône...
Moi je prétends tout partager.

SOLIMAN.

S’il dépendait de moi, Roxelane, je jure...

ROXELANE.

C’est une mauvaise raison...

SOLIMAN.

Peut-être avec le temps.

ROXELANE.

Non, non,

De mon sort je veux être sûre.

Que je sois votre épouse, ou bien vous me perdez ;

J’ai pris mon parti... décidez.

SOLIMAN.

Mais un sultan...

ROXELANE.

Peut tout.

SOLIMAN.

Mais nos lois ?...

ROXELANE.

Je m’en moque.

SOLIMAN.

Le Muphti, le Vizir, l’Aga ?

ROXELANE.

Qu’on les révoque.

SOLIMAN.

Mon peuple ?

ROXELANE.

A-t-il le droit de gêner votre cœur ?

Vous le rendez heureux, il vous défend de l’être !

Est-ce à lui de borner les désirs de son maître ?

De lui marquer le degré du bonheur ?

Air : de Céline.

Ah ! croyez qu’une aimable épouse
D’un prince peut être l’appui ;
Sa tendresse active et jalouse
Veille sans cesse auprès de lui.
Des courtisans si le langage
Répand sur tout l’obscurité
L’amour dissipe le nuage
Qui lui cachait la vérité.

SOLIMAN.

C’en est assez, ma crainte cesse

Et mon amour n’est plus une faiblesse.

Puisque de l’obtenir il n’est qu’un seul moyen,

Tu règneras.

ROXELANE.

Apprends à me connaître :

Je t’aime, Soliman ; mais tu l’as mérité.

Reprends tes droits, reprends ma liberté,

Sois mon sultan, mon héros et mon maître ;

Tu me soupçonnerais d’injuste vanité.

Va, ne fais rien que la loi n’autorise

Il est des préjugés qu’on ne duit point trahir,

Et je veux un amant qui n’ait point à rougir...

Tu vois dans Roxelane une esclave soumise.

SOLIMAN.

Par de tels sentiments le trône vous est dû.

 

 

Scène XVI

 

SOLIMAN, ROXELANE, OSMIN

 

OSMIN.

Ah ! Seigneur !

SOLIMAN.

Qu’est-ce donc ?

OSMIN.

J’accours tout éperdu.

SOLIMAN.

Eh ! bien ?

OSMIN.

Elmire à l’instant prend la fuite.

SOLIMAN.

Elle part !

OSMIN.

Oui, seigneur... j’aurais voulu

La retenir...

SOLIMAN.

Qu’on accompagne Elmire,

Et qu’elle emporte mes bienfaits,

À Osmin.

Toi dont la voix annonce mes décrets,

Fais assembler le sérail, mes sujets,

Les Imans, les Vizirs, les ordres de l’empire.

Osmin remonte la scène, fait relever toutes les portières. Les officiers du sérail entrent et garnissent la scène.

 

 

Scène XVII

 

SOLIMAN, ROXELANE, OSMIN, OFFICIERS, ESCLAVES, ODALISQUES

 

SOLIMAN, tenant Roxelane par la main.

Roxelane en ce jour cède enfin à mes vœux,

Ma voix devant vous la proclame

Votre souveraine, et ma femme...

À Roxelane.

Ils vivront sous vos lois, ils seront trop heureux.

Ah ! d’une équitable puissance,

Ce n’est que d’aujourd’hui que je suis revêtu.

D’un souverain, le règne ne commence

Que du moment qu’il connaît la vertu.

Aux officiers et aux femmes.

Ô vous, d’un si doux hyménée,

Célébrez l’heureuse journée.

ROXELANE.

S’il m’est permis d’user du pouvoir absolu,

Pour la rendre plus signalée,

Aux femmes du sérail je donne la volée.

SOLIMAN.

J’y consens.

OSMIN.

Je suis ruiné !

Ah ! qui jamais aurait pu dire

Qu’un petit minois chiffonné

Changerait les lois d’un empire !

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : du Maçon.

Du vainqueur de la terre,
Partage la grandeur,
C’est l’astre de la guerre,
Sois l’astre du bonheur.

ROXELANE, au Public.

Air : de l’Angélus.

Roxelane, je l’avouerai,
Est ambitieuse est coquette ;
Quoique du sultan, à son gré,
Elle ait ici fait la conquête,
Son âme n’est pas satisfaite.
Le cœur qu’elle vient d’obtenir,
À de nouveaux projets l’invite...
Elle veut encor devenir
Votre sultane favorite.

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