Les Trois héritiers (Louis-Émile VANDERBURCH)

Proverbe mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Nouveau Théâtre de M. Comte, le 23 septembre 1822.

 

Personnages

 

GÉRONDIF, magister de village

SANS-PEUR, militaire

LAMBIN, commissionnaire et frère de Sans-Peur

COCO, marchand de tisane, frère de Lambin et Sans-Peur

FANCHETTE, nièce de Gérondif

 

La scène se passe en un petit village, près de Paris.

 

Le théâtre représente une chambre rustique.

 

 

Scène première

 

GÉRONDIF, seul

 

C’est une vilaine maladie que la goutte, ah ! aih ! Elle est bien la plus détestable chose que je connaisse, aih ! aih ! ajoutez à cela le casse-tête d’une école où vingt petits marmots me font donner au diable tant que la journée dure, aih ! aih ! maudite goutte !...

Air du Major de Palmer.

Depuis que ma femme est morte,
J’espérais vivre en repos,
Mais tracas de toute sorte
Me sont tombés sur le dos.
Un espoir flatteur me berce,
Je me fais marchand de vin ;
Mais, hélas ! mon pauvr’ commerce
Dans l’eau tombe un beau matin.
Ne pouvant vivr’ sans rien faire,
Voulant trafiquer en gros,
Je me mis apothicaire...
Chacun me tourna le dos.
Je quitte la pharmacie,
Mais encor nouveau souci ;
J’entreprends l’épicerie,
C’était de la drogue aussi.
Ne gagnant pas une obole,
Je voulus changer d’état ;Et je fis un’ fière école
En prenant un pensionnat.
Enfin j’ crois qu’ j’en d’viendrai bête,
Des enfants, du bruit, Dieu l’ sait ;
J’en ai par-dessus la tête...
C’est comm’ quand ma femm’ vivait.

Par-dessus le marché, un compte à faire aujourd’hui avec mes neveux, car ils ne manqueront pas selon le testament de leur père de venir chercher chacun leur part de l’héritage, juste un an après sa mort ; or, il y a aujourd’hui un an qu’il est mort le pauvre cher homme, requiescat in pace. Aih ! quelle douleur... je crois que j’en ferai bientôt autant que lui, quand j’y pense, il me semble encore le voir me serrer la main avec cette bonté... il était si bon !... o affabilitas miranda ! en me disant... aih ! aih ! que je souffre... mon frère, mes trois fils sont bien jeunes, je crains qu’ils ne fassent pas un bon usage du peu d’argent que je leur laisse, je veux que cette somme leur soit partagée également par vous un an après ma mort... mais ne pensons plus à cela,

Il essuie ses yeux.

précisément voilà ma nièce Fanchette.

 

 

Scène II

 

GÉRONDIF, FANCHETTE

 

FANCHETTE.

Bonjour, mon oncle.

GÉRONDIF.

Bonjour, ma petite ;  

Il l’embrasse.

comment donc, tu es bien matinale aujourd’hui, hem ! je vois ce que c’est, l’arrivée de tes cousins, celle de Sans-Peur surtout, car je sais que c’est lui que tu préfères.

FANCHETTE.

Dame ! écoutez donc, mon oncle, c’est bien naturel.

Air : Vaudeville d’Angélique et Melcourt.

Vous savez que Sans-Peur est l’aîné,
Et d’ailleurs il est militaire ;
C’est à lui que mon cœur s’est donné,
Car c’est lui seul qui sait me plaire.

GÉRONDIF.

Vraiment arec plaisir je vois
Qu’à l’un d’ nos braves tu t’attaches...

FANCHETTE.

Ses frèr’s sont des blanc-becs, et, moi
J’aime beaucoup les moustaches. (bis.)

Je vous demande un peu si c’est Lambin, le cadet, qui est un paresseux, ou Coco, le plus jeune, qui est un petit mauvais sujet que j’irais épouser.

GÉRONDIF.

Eh ! bien, mon enfant !... nous verrons... je ne te dis que ça.

FANCHETTE.

Oui, il y a longtemps que vous dites : nous verrons ; mais je voudrais bien voir quand ce nous verrons-là viendra.

GÉRONDIF.

Patience ! patience donc ! il faut le laisser arriver d’abord, et s’il est aussi bon garçon que lorsqu’il est parti, cela pourra se faire, mais c’est que vois-tu, dans le régiment, le mauvais exemple... et puis d’ailleurs c’est pour toi que je dis cela.

Air : V’là c’que c’est qu’ d’aller au bois.

Quand on revient du régiment,
Rantanplan, tambour battant,
Quelqu’fois, ma chère, on en ramène
Une humeur hautaine,
Ce qui fait qu’on mène
Sa petit’ femme, bien souvent,
Rantanplan, tambour battant.

FANCHETTE.

Bah ! bah ! soyez tranquille, il n’est pas de ces caractères-là ; et puis, d’ailleurs s’il avait changé à son régiment, je changerais aussi moi, et je crierais aussi fort que lui en avant, marche !

Air : Voyez un peu quelle équipée.

Mon cher oncle, laissez-moi faire,
Avec Sans-Peur mon bonheur est certain ;
J’en fais moi-même mon affaire,
Un mari n’est pas un lutin.
Ce n’est pas ça qui m’inquiète,
Je saurai bien m’y prendre assurément,
Car, s’il me mèn’ tambour battant,
Moi, j’ veux l’ mener à la baguette. (Bis.)
Eh ! mais j’entends du bruit, si c’était lui !

GÉRONDIF.

Non, c’est Coco, le plus jeune des trois frères, le gaillard est le premier arrivé.

 

 

Scène III

 

GÉRONDIF, FANCHETTE, COCO

 

COCO, s’essuyant le front.

Ouf ! bonjour, mon oncle.

GÉRONDIF.

Bonjour, mon garçon, comment te portes-tu ?

FANCHETTE, ironiquement et faisant une révérence.

Bonjour, Monsieur Coco.

COCO.

Tiens, je ne te voyais pas.

À Gérondif.

Comment je me porte ? bene, mon oncle, bene ; vous voyez que je n’ai pas oublié mon latin, toujours bene, et vous ?

GÉRONDIF.

Moi, aih ! aih ! ouf ! male, mon garçon, toujours male, comme tu vois.

COCO.

C’est votre peste de goutte qui vous tourmente toujours ?

GÉRONDIF.

Précisément.

COCO.

Eh ! pardine, envoyez-la au diable.

GÉRONDIF.

Je le voudrais de tout mon cœur, mais malheureusement cela ne se peut pas.

COCO.

Parlons d’affaires, mon oncle, vous avez de l’argent à me remettre.

GÉRONDIF.

Oui, mon ami, et quand tes frères seront arrivés, je vous donnerai à chacun ce qui vous revient de l’héritage de votre père.

FANCHETTE.

Comme il est pressé !

COCO.

Savez-vous que mon père a très mal fait de ne pas me nommer son seul héritier.

GÉRONDIF.

Pourquoi donc cela ? tes frères ont autant de droits que toi à la succession.

COCO.

Oui, mais l’un est soldat, l’autre commissionnaire, ils n’ont pas besoin de fonds comme moi, qui viens de m’établir commerçant à Paris.

GÉRONDIF.

Oh ! on ! tu as pris le commerce, et quelle branche as-tu embrassée ?

COCO.

Une bonne, allez, une fameuse ; je suis marchand de tisane en gros au bas du Pont-Neuf.

FANCHETTE.

Joli négoce, vraiment, il n’y a que de l’eau à boire.

COCO.

Je vous en réponds, savez-vous qu’il y a des dimanches où je gagne jusqu’à quinze et vingt sous.

Air de la fête du village voisin.

Je vous le dis, et vous pouvez m’en croire,
Mon p’tit commerce est bien sûr et bien bon ;
Aux Parisiens, dans la belle saison,
Je crie : à la fraîche qui veut boire !
Le gob’let en main,
J’ cours soir et matin ;
Loin d’ manger mon fonds,
J’ vous réponds
De le boire.
Oui, c’te tisan’ là
P’t-êtr’ m’enrichira,
Un jour on verra,
Et puis on dira :
Tiens, c’est q’ p’tit Coco,
Le marchand d’ coco.
Comment c’ beau monsieur, c’est Coco, c’est Coco ?
Eh ! oui, c’ beau monsieur, c’est Coco, c’est Coco,
Eh ! oui, c’est Coco, c’est Coco, c’est Coco !

Voilà l’ coco, c’est là mon cri de guerre,
Accourez tous,
C’est du bon, c’est du doux ;
Messieurs, mesdam’s, allons en voulez-vous ?
G’na qu’à parler ; crac... un grand verre.
Glou, glou, glou, glou, glou,
J’empoche le gros sou ;
L’ marchand d’ vin, là bas
N’ travaill’ pas
Mieux l’eau claire.
Oui, c’te tisan’ là
P’t-êtr’ m’enrichira
Un jour on verra,
Et puis on dira : etc.

Dites donc, la somme que mon père vous a laissée est-elle conséquente ?

GÉRONDIF.

Ne dis donc pas conséquente, c’est mal parler, il faut dire importante ou considérable, barbarismus.

COCO.

Eh bien ! importante ou considérable, vous êtes toujours puriste, père Gérondif... mais, tenez, voilà mon frère Lambin, le commissionnaire, qui arrive à toutes jambes.

GÉRONDIF.

Qu’il soit le bien venu.

FANCHETTE, riant.

C’est le plus vif de la famille.

 

 

Scène IV

 

GÉRONDIF, FANCHETTE, COCO, LAMBIN

 

Il arrive très lentement en chantant en avant Fanfan la Tulipe.

LAMBIN.

Bonjour, mon oncle.

À Coco.

Ah ! te voilà arrivé toi.

À Gérondif.

Comment donc que ça vous en va ?

GÉRONDIF.

Mais, à ma goutte près qui me fait souffrir comme un diable, je né me porte pas trop mal ; mais ma goutte, aih ! aih !

Il se frotte la jambe.

Eh bien ! mon garçon, es-tu toujours paresseux ; le séjour de Paris a dû te rendre plus actif ?

LAMBIN, bas à Coco.

Dis donc, il me demande si le séjour de Paris a dû me rendre...

Haut.

Je vous en réponds, allez, je suis vif comme la poudre, je ne me ressemble plus du tout.

FANCHETTE.

Il y paraît.

LAMBIN.

Mais j’aime mieux me reposer que de travailler, ça fatigue moins.

Il bâille.

Ah ! si j’avais seulement dis mille livres de rente.

Air : Que ne suis-je la fougère.

En nous formant la nature
Aurait dû n’ nous faire à tous,
Des bras que pour les étendre,
Une bouch’ que pour manger.
J’ dormirais fa nuit entière,
Je mangerais tout le jour,
Et je passerais ma vie
Heureux comme un chérubin.

GÉRONDIF.

Allons, allons, je vois que tu es toujours le même et que tu ne changeras jamais.

LAMBIN.

Ah çà ! papa Gérondif, nous avons un compte à régler ensemble, il y a un an juste que notre père est mort, partant, vous devez nous remettre à chacun notre part de l’héritage.

GÉRONDIF.

Je sais cela, mes enfants. C’est six cents francs que j’ai à partager entre vous trois ton frère Sans-Peur.

LAMBIN.

Six cents francs ! il n’y a que ça ?

GÉRONDIF.

Pas davantage.

LAMBIN.

Combien donc que ça fait 600 francs,

Il compte sur ses doigts.

un, deux, trois, sept, neuf, six, ça fait bien juste six cents francs.

COCO.

Dites donc, mon oncle, six cents francs à partager en trois, combien cela fait-il à chacun ?

GÉRONDIF, riant.

Comment, un négociant comme toi ne sait pas faire un calcul aussi simple, je te croyais plus habile.

FANCHETTE.

Voilà un fameux carculateur.

COCO.

Oh ! je vous avoue que je ne m’y connais pas beaucoup dans la géographie.

LAMBIN.

Pardine ! il ne faut pas être sorcier pour faire un compte comme celui-là, six cents francs en trois, cela fait juste à chacun

Il réfléchit.

trois cents francs.

GÉRONDIF.

Ce serait juste cela si vous n’étiez que deux, mais comme vous êtes trois cela fait à chacun deux cents francs.

COCO.

Eh bien ! je ne m’en serais jamais douté.

LAMBIN.

Et si notre frère Sans-Peur, qui est militaire, avait été tué à l’armée, et que par la suite il en fût mort ?

GÉRONDIF.

Alors ce serait différent, vous auriez chacun cent francs de plus.

COCO.

C’est que cela ne serait pas malheureux au moins.

FANCHETTE, à demi-voix.

Ils désirent la mort de leur frère, oh ! les méchants !

GÉRONDIF.

Ah çà, mes amis, vous avez bien chaud, vous êtes venus vite, si je vous donnais un petit coup à boire ?

LAMBIN.

Ce serait très bien vu ça, mon oncle.

COCO.

Et très bien bu.

GÉRONDIF.

Attendez-moi un instant je vais descendre à la cave.

LAMBIN.

Surtout, apportez-nous de votre meilleur.

GÉRONDIF.

Soyez donc tranquilles, j’ai là d’un certain petit vin.

LAMBIN, se rapprochant.

De Bordeaux ?

COCO.

De Champagne ?

GÉRONDIF.

De Surène, qui se laisse boire volontiers ; c’est ce que j’ai de mieux ; viens avec moi, Fanchette, tu m’aideras.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

LAMBIN, COCO

 

COCO.

Dis donc, Lambin ?

LAMBIN.

Hein ?

COCO.

Sais-tu que si notre frère Sans-Peur était mort cela serait très heureux pour nous.

LAMBIN.

C’est vrai, chacun cent francs de plus.

COCO.

Cent francs de plus, c’est gentil.

LAMBIN.

Oui, mais il ne se sera pas fait tuer tout exprès pour nous faire plaisir.

COCO.

Non, mais mon oncle est un bon homme, nous n’avons qu’à lui faire croire qu’il est mort.

LAMBIN.

Il fallait donc le lui dire d’abord.

COCO.

Oh ! il me vient une idée, laisse-moi faire, j’arrangerai cela, et tu verras après que nous aurons nos trois cents francs.

LAMBIN.

Et si Sans-Peur allait revenir ?

COCO.

Bah ! il est peut-être véritablement mort ; et puis, d’ailleurs, une fois que nous aurons notas argent nous décamperons et cherche après.

Air : Vaudeville des Schytes.

Mon cher Lambin, j’ai mon projet en tête,
Je suis sûr qu’il réussira ;
Tu sais fort bien que je ne suis pas bête.
Oui, tout l’argent nous reviendra.

Ensemble.

Oh ! quel bonheur l’argent nous reviendra.

COCO.

Le pèr’ Gérondif est si bonne personne,
Il gobera les cont’s que nous lui f’rons,
Je t’en réponds, la farce sera bonne.

LAMBIN.

Peut-être bien qu’ nous en s’rons les dindons.

COCO.

Bah ! laisse-moi dire, et ne me déments pas.

LAMBIN.

Ma foi j’approuve ton projet mais...

ENSEMBLE.

Chut ! voilà mon oncle.

COCO.

Mais ne va pas éventer la mèche par quelque bêtise de ta façon.

 

 

Scène VI

 

LAMBIN, COCO, GÉRONDIF, dans la coulisse

 

GÉRONDIF.

Eh ! bien, Fanchette, reste dans la cuisine, tu nous apprêteras à dîner.

Entrant.

Allons, allons, enfants, à table ; bonum vinum lœdificat cor hominis.

Il verse.

LAMBIN.

Merci, mon oncle, je n’ai pas soif.

COCO, après avoir bu.

Ni moi non plus.

GÉRONDIF.

Comment donc, vous aviez l’air si altérés, tout à l’heure.

COCO.

Eh ! bien, oui, mais c’est que nous ne vous avions pas dit une chose.

GÉRONDIF.

Quelle chose donc ?

LAMBIN, sanglotant.

Nous craignons que cela ne vous fasse trop de peine.

GÉRONDIF.

Qu’est-ce enfin, vous m’effrayez ?

COCO, même jeu.

Eh ! bien, père Gérondif, puisqu’il faut vous le dire, c’est que notre frère Sans-Peur est mort.

GÉRONDIF.

Que me dites-vous là ? mais ce n’est pas possible.

LAMBIN.

Assurément, rien n’est plus vrai.

GÉRONDIF.

Mais j’ai reçu une lettre de lui il n’y a pas quinze jours.

COCO.

C’est qu’il l’aura fait écrire par un de ses camarades, car il est mort il y a plus de deux mois.

GÉRONDIF, à part.

Quelle fausseté !

Haut.

Ah ! mon dieu ! ce pauvre garçon... et savez-vous comment il a été tué ?

COCO.

Oh ! si vous saviez, c’est une histoire affreuse ! ça fait dresser les cheveux. Figurez-vous, mon oncle, qu’il a reçu d’abord un boulet de canon dans la mâchoire qui lui a cassé deux dents ; ensuite un coup de fusil qui lui a emporté la tête.

LAMBIN, feignant de pleurer bien fort.

Comme ça doit faire mal !

GÉRONDIF.

C’est très vraisemblable.

À part.

Les imposteurs ! feignons d’être leur dupe.

Haut.

S’il en est ainsi, et que vous soyez bien sûrs de la mort de votre frère, voici le bon de 600 francs que vous allez aller toucher chez monsieur Griffard le notaire... vous savez où il demeure ?

LAMBIN, vivement.

Oui, mon oncle, là-bas, à main gauche.

COCO, de même.

Ah ! moi aussi, mon oncle, je sais bien ; à côté de Thomas-la-Jobe, au bout du canal.

GÉRONDIF.

Eh ! bien, allez chercher la somme, et je la partagerai ensuite entre vous deux.

ENSEMBLE.

Oui, mon oncle, oui, mon oncle.

Air : Allez, parlez muscade.

Allons,
Partons,
Et dépêchons,
Nous ferons après le partage.

À part.

Il serait, peut-être, plus sage
De disparaître avec les fonds.

GÉRONDIF.

Chez monsieur Griffard de la Serdre
Le sac est encore en dépôt,
Allez le chercher au plutôt...

À voix basse et malicieusement.

Et prenez garde de le perdre. (bis.)

Ensemble.

LAMBIN et COCO.

Allons, etc.

GÉRONDIF.

Allez,
Parlez,
Et dépêchez ;
Nous ferons après le partage.

À part.

Les drôles se flattaient, je gage,
De disparaître avec les fonds.

Lambin et Coco sortent.

 

 

Scène VII

 

GÉRONDIF, FANCHETTE

 

FANCHETTE, pleurant.

Ah ! mon dieu ! mon dieu ! est-il bien vrai...

GÉRONDIF.

Quoi donc ?

FANCHETTE.

Oui, je viens de les entendre, vous n’avez pas voulu le dire devant moi, ah ! mon dieu !

GÉRONDIF.

Mais es-tu folle ?

FANCHETTE.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

Air de la Signora malade.

Hélas ! est-il possible,
Je n’avais qu’un amant,
Et v’là qu’un coup terrible
M’ l’enlève en un moment ;
Quoi si jeûnent si beau,
Ho !
Faut-il mourir déjà !
Ha !
Sans-Peur est au tombeau,
Ho !
Ah ! Fanchette en mourra,
Ha !

GÉRONDIF.

Eh ! consoles-toi, ma chère enfant, Sans-Peur n’est pas mort, j’en suis sûr ; c’est un conte que ses méchants frères ont inventé, croyant que j’en serais la dupe, et j’ai feint de les croire pour les attraper à mon tour.

FANCHETTE.

Vraiment !

GÉRONDIF.

Rassure-toi, j’espère que nous le reverrons bientôt.

FANCHETTE, sautant.

Oh ! que je suis contente.

GÉRONDIF.

Je prendrai plaisir à vous marier moi-même, et je vous laisserai toute ma fortune pour faire enrager Lambin et Coco qui sont deux mauvais sujets.

FANCHETTE.

Oh ! mon oncle, que je vous embrasse.

GÉRONDIF.

Oui, mon dessein est de faire ton bonheur, je veux que vous me regardiez comme un père, et puisque je n’ai pas d’enfants, vous m’en tiendrez lieu.

Air : Vit-on jamais pareille extravagance.

Oui, de mon cœur connais tout le mystère
Je veux revivre au déclin de mes ans,
Et devenir, quoique célibataire,
Le père heureux des plus jolis enfants.
De ma fortun’, qui devient assez ronde,
Je veux vous faire un legs que vous gagniez,
Et voir, avant de quitter ce bas monde,
Autour de moi sauter mes héritiers.

Ensemble.

Oui, de mon cœur, voilà, etc.

FANCHETTE.

Oui, de son cœur je connais le mystère ;
Il veut revivre au déclin de ses ans,
Et, devenir quoique célibataire,
Le père heureux des plus jolis enfants.

GÉRONDIF.

Je veux bientôt une famille immense,
Que ce devoir par vous soit acquitté ;
Aussi je compte, en cette circonstance,
Sur son amour et ton activité.

Ensemble.

Oui, de  { mon cœur, voilà, etc.
             { son

On entend Sans-Peur chanter dans l’éloignement.

Oui, je suis soldat moi,
Oui, pour ma patrie,
Pour l’honneur et pour mon roi
Je donnerais ma vie.

FANCHETTE.

J’entends chanter un refrain militaire... serait-ce lui ? serait-ce ce pauvre Sans-Peur ?...

GÉRONDIF.

C’est lui-même.

 

 

Scène VIII

 

GÉRONDIF, FANCHETTE, SANS-PEUR

 

SANS-PEUR.

Eh ! bonjour donc, mon oncle.

GÉRONDIF.

Bonjour, mon garçon, bonjour !

SANS-PEUR.

Bonjour, ma chère petite Fanchette.

À Gérondif.

Corbleu ! elle est encore embellie.

À Fanchette.

Ma petite cousine, si tu veux bien le permettre...

Il l’embrasse.

GÉRONDIF.

Mais comme te voilà grand et fort ! en vérité, je ne t’aurais pas reconnu.

SANS-PEUR.

C’est que, voyez-vous, le métier des armes, ça vous dégourdit joliment un homme, et l’on revient de là solide au poste.

GÉRONDIF.

Je m’en aperçois.

SANS-PEUR.

Les boulets de canon, les balles, pif ! paf ! les coups de sabre, il n’y a rien comme cela pour se bien porter.

FANCHETTE.

Ne me parle donc pas de cela, tu me fais peur.

GÉRONDIF, avec joie.

À merveille... ah ! çà, tu vas te rafraîchir... bois-tu bien aussi ?

SANS-PEUR.

Si je bois ! cela se demande-t-il ? mille carabines ! je vous en réponds.

Air de Partie Carrée.

Vous demandez, corbleu ! si je sais boire ;
Y pensez-vous, ne suis-je pas soldat ?
Tous les enfants de la victoire
Trinquent avant comme après le combat.
Pour mon modèl’ je prends l’bon Henri-quatre,
Mars et Bacchus me mènent aux succès ;
Et je sais boire aussi bien que me battre...
Je fais tout en Français. (bis.)

GÉRONDIF.

Mets-toi donc à table et buvons.

SANS-PEUR.

À votre santé, mon oncle.

GÉRONDIF.

À la tienne, mon neveu.

SANS-PEUR, saluant.

Ma chère petite Fanchette.

Il boit.

GÉRONDIF.

Comment le trouves-tu ?

SANS-PEUR.

C’est du Surène, hem ! pas mauvais cependant.

GÉRONDIF.

Encore un coup.

SANS-PEUR.

Et deux aussi.

Ils boivent.

FANCHETTE.

Allons, tu va manger un morceau aussi, dame, nous n’avons que ça pour le moment.

SANS-PEUR.

Volontiers, ma jolie cousine, quand ce ne serait que pour goûter à ce gâteau que tu as sans doute fait toi-même. D’ailleurs tout est bon pour nous autres.

Air : Aimé de la belle Ninon.

Quoique militaire et gourmand,
Je ne suis pas très difficile ;
Je suis content du logement
Quand la cuisinière est habile.
Je sais me contenter de peu,
Surtout quand je suis en voyage...
Bon lit, bonne table, bon feu,
Et je n’en veux pas davantage.

FANCHETTE.

Mon cousin n’est pas dégoûté !

GÉRONDIF.

Ah ! çà, sais-tu que l’on m’avait assuré que tu étais mort.

SANS-PEUR.

Je ne le suis pourtant pas, comme vous voyez, et qui donc ?

GÉRONDIF.

Ce sont tes deux mauvais sujets de frères qui m’on fait ce conte là pour avoir ta part de l’héritage.

SANS-PEUR.

Triple boulet ! c’est bien mal à eux ça, et où sont ils donc ?

GÉRONDIF.

Les fripons sont allés chez le notaire monsieur Griffard, pour toucher l’argent, mais ils en seront pour leur course car le dépôt est encore ici, j’ai seulement voulu gagner du temps en leur faisant faire cette promenade.

SANS-PEUR, après avoir réfléchi.

Mon oncle, il m’est d’avis que nous leur fassions une belle peur, pour les punir de leur méchanceté.

GÉRONDIF.

J’en serais parbleu fort aise.

FANCHETTE.

Ce serait bien fait.

SANS-PEUR.

Vous allez leur dire que vous venez de recevoir une lettre de mon capitaine, qui certifie ma mort comme ils vous l’avaient déjà annoncé, vous leur partagerez la somme en leur demandant un louis à chacun pour mon enterrement, et nous verrons jusqu’où ils pousseront l’ingratitude. Pendant ce temps je serai caché, et le reste me regarde.

GÉRONDIF.

Les voilà qui reviennent.

SANS-PEUR.

Bon, faites ce que je vous ai dit.

Air : Ah ! ne croyez pas que j’oublie.

Retirons-nous en silence,
Bientôt nous nous reverrons,
Et j’emporte l’espérance
Que nous punirons
Nos fripons.

De ma mort leur joie est extrême,
Vous verrez leur étonnement ;
Je veux, en les dupant moi-même,
Leur prouver que je suis vivant. (bis.)

Ensemble.

Retirons-nous, etc.

Fanchette sort à gauche, et Sans-Peur entre dans une chambre à droite.

 

 

Scène IX

 

GÉRONDIF, LAMBIN, COCO

 

COCO.

Ouf ! je suis affaissé !

LAMBIN.

Moi aussi.

COCO.

Monsieur Griffard n’a pas l’argent chez lui, pardine, mon oncle, vous nous avez fait faire là une bonne trotte pour rien.

GÉRONDIF.

J’avais oublié que j’ai le sac dans mon cabinet, mais vous ne savez pas ce qui est arrivé pendant votre absence.

LAMBIN et COCO.

Quoi, Sans-Peur est revenu.

GÉRONDIF.

Non, j’ai reçu une lettre de son capitaine qui me certifie la mort bien réelle de ce pauvre garçon.

LAMBIN et COCO.

Çà tombe bien, c’est fameux ça.

GÉRONDIF.

Je vais donc vous partager les six cents francs que votre père m’a laissés entre les mains

LAMBIN et COCO.

Oui, tout de suite, tout de suite.

Gérondif entre dans un cabinet.

COCO, à Lambin.

Ne parais donc pas si gai.

LAMBIN.

Pourquoi qu’tu ris toi.

GÉRONDIF, revenant avec deux sacs d’argent et une chandelle qu’il pose sur la table.

Voilà ce que c’est, vous aurez chacun la moitié de la part de votre frère, mais le capitaine qui m’écrit me mande qu’il a laissé quelques petites dettes au régiment, et que personne n’ayant pourvu aux frais de son enterrement, il serait fort bien fait à vous de donner chacun un louis pour satisfaire à tout cela.

LAMBIN et COCO.

Un louis ?

GÉRONDIF.

Le sacrifice est bien léger sur la somme que vous allez recevoir, consentez-vous à le faire.

LAMBIN.

Ma foi non, mon oncle ; notre frère n’avait qu’à ne pas faire de dettes.

COCO.

Et puisqu’il est mort, il n’a plus besoin de rien.

GÉRONDIF.

Vous vous refusez donc de faire cette action de justice ?

COCO.

Juste ! juste !... il n’est pas juste que les vivants se dépouillent pour les morts.

GÉRONDIF.

Vous refusez.

COCO.

Oui.

LAMBIN.

Moi aussi.

GÉRONDIF.

Décidément ?

LAMBIN et COCO.

Oui, oui, oui.

GÉRONDIF.

Tenez, voilà chacun votre part, vous êtes de mauvais frères, allez que je ne vous revoie jamais.

Il sort.

COCO.

Comme vous voudrez mon oncle.

LAMBIN.

Adieu, mon oncle, le compte y est bien ?

COCO, enfonçant sa casquette.

Quel coup de commerce ! cent francs de réglisse pour régaler les bons gendarmes.

Ici Sans-Peur affublé d’un drap blanc, vient doucement souffler la chandelle qui est sur la table, Lambin et Coco se trouvent dans l’obscurité.

LAMBIN.

Ah ! mon Dieu !

COCO.

Viens filons, filons.

Il entraîne Lambin, ils vont pour sortir, mais Sans-Peur leur barre le passage, ils reculent effrayés.

 

 

Scène X

 

LAMBIN, COCO, SANS-PEUR

 

SANS-PEUR.

Arrêtez, arrêtez ! frères ingrats, non contents d’avoir cherché à me frustrer de mon héritage, vous insultez mes cendres ! tremblez, traîtres ; je sors du tombeau pour me venger de vous.

COCO.

Ah ! miséricorde, c’est son ombre.

LAMBIN.

Bon Dieu ! je suis mort.

Ils tombent par terre.

SANS-PEUR.

D’un seul coup je puis vous anéantir.

COCO.

Ah ! de grâce, monsieur le revenant, que voulez-vous ? que demandez-vous ?

LAMBIN.

Nous sommes prêts à vous obéir, commandez, mais ne nous tuez pas.

SANS-PEUR.

Rendez-moi mon bien.

LAMBIN.

Tenez, voilà tout ce que j’ai reçu.

COCO.

Tenez, voilà votre part et la mienne, laissez-moi m’en aller.

SANS-PEUR, prenant l’argent et étant son drap.

Eh ! bien, êtes-vous pris dans vos propres filets ? vous vouliez si bien que je fusse mort, j’ai fait semblant de l’être pour vous attraper, grâce à Dieu, je ne le suis pas, et j’ai entre mes mains les trois parts de l’héritage.

Air : Vaudeville de Turenne.

Lorsqu’en ces lieux, par une perfidie,
À votre gré vous me faisiez mourir,
Pour un instant j’abandonnai la vie,
Et j’étais mort pour vous punir. (bis.)
Après la leçon salutaire
Qu’ici j’ai voulu vous donner...

Il les relève et les serre dans ses bras.

Je ressuscite, et pour vous pardonner,
Je suis encore votre frère.

COCO.

Ah ! mon frère, est-ce encore une farce, vous faites semblant de n’être pas mort.

LAMBIN.

Êtes-vous vraiment mort ou en vie ?

 

 

Scène XI

 

LAMBIN, COCO, SANS-PEUR, FANCHETTE, GÉRONDIF

 

GÉRONDIF.

Il est vivant, et il fera fort bien s’il m’en croit, de garder tout l’argent pour lui, cela vous apprendra à faire les fripons.

SANS-PEUR.

Non, mon oncle, je n’ai voulu que leur donner une leçon, j’espère qu’elle leur sera profitable ; je leur rendrai leur argent, à l’exception d’un louis qu’ils avaient tant à cœur de donner pour leur frère et qui sera au profit des pauvres.

GÉRONDIF.

Cela vous arrange-t-il ?

COCO.

Il faut bien en passer par-là.

GÉRONDIF.

Et je marie Fanchette à Sans-Peur, à qui je laisse toute ma fortune pour vous prouver que la vertu mérite d’être récompensée.

SANS-PEUR.

S’ils se conduisent bien, je partagerai avec eux.

COCO.

En attendant, voilà une farce qui nous coûte un louis.

GÉRONDIF.

À bon chat, bon rat.

Air : Des Fiancés Tyroliens.

CHŒUR.

Amis, gaiement, mettons-nous tous à table,
Chantons l’amour et célébrons l’hymen ;
Dans ce lien si doux, si respectable,
Peut-être hélas ! nous entrerons demain.

LAMBIN.

Loin d’prendre un’ femm’ qui soit bonn’ travailleuse,
J’en veux prendre un’ qui soit bien paresseuse,
Afin d’pouvoir, dans mon grabat,
Dir’ toujours : à bon chat, bon rat.

CHŒUR.

Amis, gaiement, etc.

COCO.

J’ suis bon garçon, je ferai bon ménage ;
Mais, d’ temps en temps, j’aime assez le tapage,
Et si ma femme fait sabat,
J’ pourrai dire : à bon chat, bon rat.

CHŒUR.

Amis, gaiement, etc.

SANS-PEUR.

À Fontenoy, les Anglais pleins d’audace,
À nos soldats voulaient donner la chasse ;
Mais, mill’ bomb’s, après le combat,
Ils disaient : à bon chat, bon rat.

CHŒUR.

Amis, gaiement, etc.

FANCHETTE, au Public.

Quand d’un auteur la muse trop légère,
Sans amuser, se flatte de vous plaire,
Vous prouvez, par le résultat,
Le proverbe : à non chat, bon rat.

CHŒUR.

Amis, gaiement, mettons-nous tous à table
Chantons l’amour et célébrons l’hymen ;
Dans ce lien si doux, si respectable,
Peut-être, hélas ! nous entrerons demain.

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