Les Réparations (Thomas SAUVAGE)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 5 décembre 1843.

 

Personnages

 

HERMANCE, demoiselle avouant 40 ans

POUPINEL, riche célibataire

GRIBOURG, agent d’affaires

ANATOLE DE NANTEUIL

ELVINA

DOMESTIQUES

 

Un château, à sept lieues d’Orléans. 1843.

 

Un salon d’été, au rez-de-chaussée. Grande porte au fond, ouverte sur le jardin. À gauche, deux portes. Dans le fond, une console sur laquelle sont posés des vases garnis de fleurs. Deux portes à droite. Celle au premier plan est surmontée d’un œil-de-bœuf. Une table à gauche ; à droite, un petit meuble à ouvrage. Chaises, fauteuils. Cordon de sonnette au fond.

 

 

Scène première

 

HERMANCE, seule, toilette du matin

 

Elle est assise, à gauche, près de la table, sur laquelle sont des papiers, plumes, encrier.

Que de papiers, de lettres !... Ah ! qu’une pauvre fille seule est à plaindre !

Elle écoute vers la première chambre, à gauche.

N’entends-je pas remuer ? Non ; tant mieux ! Il repose, ce cher Anatole !... Il paraissait fort agité hier soir. Je n’ai pas dormi de la nuit... L’inquiétude... Je lui tiens lieu de mère, et un enfant de vingt ans, ça commence à donner du souci. Voyons ces lettres, en attendant qu’il s’éveille... Ah ! du curé !...

Elle ouvre une lettre et lit.

« Mademoiselle, c’est avec douleur que je me vois forcé de vous annoncer que le jeune Maclou Leleu a trompé la malheureuse Charlotte Pidou... » Encore une ! En vérité ce village devient d’une immoralité... Eh bien ! que Maclou Leleu épouse Charlotte Pidou... Je ne con nais que ce remède-là : une prompte RÉPARATION ; c’est-à-dire un bon mariage... Au moyen d’une dot que je donnerai, cela s’arrangera... Oui, mais je crois que mon système de dot et de réparation, au lieu de les corriger, les encourage singulièrement... S’ils sont heureux, qu’importe ? Dans le village, du moins, on ne verra de vieille fille... que moi !

Elle se lève.

Si, pourtant, je voulais quitter cette triste position, je ne manque pas d’aspirants à ma main... Le bon Poupinel d’abord, mon adorateur assidu, infatigable... depuis vingt ans ! Excellent ami !... quelle patience ! Ensuite, M. Gribourg, homme d’affaires actif, habile, et qui paraît fort épris... de mon château... Mais c’est un parti bien arrêté... je ne me marierai pas... pour Anatole, pour lui seul toute ma fortune, toute mon affection... Mais, mon Dieu ! ce long sommeil me tourmente.

Elle s’approche et frappe doucement.

Anatole !... mon ami !... Pas de réponse ! est-ce que quelque accident ?... Tout seul ainsi !... Oh ! je suis trop inquiète !

Elle entr’ouvre la porte.

Anatole... Comment ?... personne !... pas d’autre issue que cette porte... et je suis là depuis cinq heures... Que veut dire ceci ?

Elle sonne.

Il n’était donc pas malade hier soir ?... Il me trompait, moi ! son amie, sa mère.

Elle sonne.

Oh ! c’est mal... Mais où est-il ? que fait il ? Il faut absolument que je sache.

Elle sonne.

Et l’on ne vient pas !

 

 

Scène II

 

HERMANCE, ELVINA

 

ELVINA, entrant par la deuxième porte à droite.

Mademoiselle...

HERMANCE.

Ah !... ce n’est pas vous que je voulais, Elvina.

ELVINA.

J’ai entendu votre sonnette... violemment agitée... j’ai craint...

HERMANCE, l’embrassant.

Vous savez bien, mon enfant, que je ne vous appelle pas ainsi... c’est le domestique, la femme de chambre.

ELVINA.

Je vais les chercher.

HERMANCE.

Mon Dieu ! où sera-t-il ?

ELVINA, s’arrêtant.

Qui ?

HERMANCE.

Monsieur Anatole.

ELVINA, à part.

Ciel !

HERMANCE.

J’ai frappé... je suis entrée... Parti !

ELVINA, à part.

Aie ! aie !

HERMANCE.

Eh !... mais... comme elle est troublée...

ELVINA, balbutiant.

C’est singulier, en effet... Je cours appeler... m’informer...

HERMANCE.

Non, restez.

À part.

Quel soupçon ! venez ici, Mademoiselle... approchez... approchez.

 

 

Scène III

 

GRIBOURG, HERMANCE, ELVINA

 

Gribourg en veste de chasse, casquette ; un sac de nuit sous le bras, entre, le dos presque tourné, et reste au fond en regardant dehors.

GRIBOURG.

Oh ! parbleu, c’est drôle !

HERMANCE.

Qu’est-ce ?

ELVINA.

Monsieur Gribourg ; je vous laisse avec lui.

HERMANCE.

Demeurez, vous dis-je ; je veux vous parler.

Elvina prend son ouvrage et s’assoit à droite.

GRIBOURG, toujours au fond, s’essuyant.

C’est excessivement drôle !...

HERMANCE.

Vous voilà de grand matin, monsieur Gribourg.

GRIBOURG, s’avançant.

Ah ! pardon, Mademoiselle ! je ne croyais pas vous trouver sur pied à cette heure : quoique votre impatience pour le résultat de ce procès me fût connue, je ne me serais pas présenté dans ce costume de voyage.

À part.

Parbleu, c’est extraordinairement drôle !

Haut.

J’ai d’excellentes nouvelles.

À part, déposant son sac de nuit sur la table à gauche.

Mon empressement fera son effet ; partir à trois heures du matin, c’est une bonne idée !

Haut.

Nous avons gagné. Oui, la partie adverse...

À part.

Est-ce un chat ? est-ce un homme ?

Haut.

La partie adverse a tenu bon ; mais nous l’avons emporté hier soir seulement, et sans appel, et voici...

À part.

Parbleu ! c’est drôle.

Haut.

Voici votre argent : quinze mille sept cents francs trente-huit centimes.

À part.

Ah ! c’est bouffon, c’est curieux !

Il s’essuie.

HERMANCE.

Ah ! ça, mais qu’avez-vous donc à vous essuyer ainsi et à regarder toujours du côté de la porte ?

GRIBOURG.

Oh ! rien ; c’est qu’il vient de tomber sur moi quelque chose ou quelqu’un.

HERMANCE.

Hein ?

GRIBOURG.

C’était là, avant d’entrer, près du massif de lilas, dans lequel il y a un si beau cerisier... Cric ! crac ! frou ! des branches qui cassent, une masse sombre qui coule dans le feuillage, une plaie de cerises écrasées, juteuses, une compote qui m’inonde, qui me tache... Quand j’ai retourné la tête, il n’y avait plus rien... que les taches... Mais c’est drôle ; ah ! pour drôle, ça l’est...

ELVINA, à part.

Il l’a vu !

HERMANCE.

Près du cerisier !... sous vos fenêtres, Elvina...

ELVINA.

Mademoiselle... 

HERMANCE.

Et vous n’avez rien pu distinguer, Monsieur.

GRIBOURG.

Eh ! eh !

À part.

C’était un chat !

HERMANCE, hésitant.

Ce ne pouvait être un homme ?...

GRIBOURG.

Au fait, qui voulez-vous qui soit levé si matin ?

À part.

Oh ! excellente idée... mon rival...

Haut.

Je ne connais dans la maison que Monsieur...

HERMANCE, vivement.

Que monsieur ?...

GRIDOURG.

Que monsieur Poupinel !...

ELVINA, à part.

Je respire...

HERMANCE.

Y pensez-vous ? un homme raisonnable dans un cerisier, à six heures du matin !

GRIBOURG.

Écoutez donc, on aime les cerises à tout âge et à toute heure. Il est gourmand... très gourmand, monsieur Poupinel ; et, tenez, pas plus tard qu’avant hier, je l’ai entendu qui disait à Mademoiselle, ici présente : Elvina, il y a de bien belles cerises là-haut ! de votre appartement ça doit se prendre avec la main.

ELVINA, essayant de sourire.

C’est vrai.

HERMANCE, avec gravité.

Si monsieur Poupinel désirait de ces fruits, il pouvait bien en demander.

GRIBOURG.

Oh ! les vieilles gens ont tant de manies ! Et puis c’est bien meilleur sur l’arbre ! c’est bien meilleur volé ! c’est du fruit défendu.

HERMANCE.

Monsieur Gribourg, nous parlerons d’affaires après déjeuner. Quant au voleur de cerises, ce doit être Auguste.

GRIBOURG.

Auguste ?... Il s’appelle Auguste, monsieur Poupinel ?

HERMANCE.

L’enfant du jardinier.

GRIBOURG.

Ah ! oui, Auguste !

À part.

Elle dit cela, mais elle ne le pense pas ; elle est piquée !... mon rival est mal noté.

Haut.

Je vais passer à ma chambre... à celle que vous voulez bien m’octroyer. Je prends un costume plus décent, et je suis tout à vos ordres, Mademoiselle.

Avec intention à Elvina.

Je vais goûter des cerises !

Il sort par la première porte, à droite.

 

 

Scène IV

 

HERMANCE, ELVINA

 

HERMANCE.

Eh bien ! Mademoiselle, que dites-vous de ceci ?

ELVINA, toujours assise.

Moi ? mais... je ne comprends pas...

HERMANCE.

Vous ne comprenez pas ? c’est pourtant assez clair.

ELVINA, affectant la gaieté.

Vous croyez que monsieur Poupinel...

HERMANCE.

Oh ! laissons là, s’il vous plait, monsieur Poupinel. C’est un homme fort convenable, trop convenable peut-être, sur le compte duquel je ne souffrirai pas que l’on plaisante davantage. Depuis vingt ans qu’il vient passer la belle saison dans ce château, il ne cache pas, et personne n’ignore, quel est l’objet de ses hommages... toujours discrets ! Ils ne s’adressent qu’à moi ; ainsi, ne cherchez pas à me donner le change ; avouez, cela vaudra mieux.

À part.

Je tremble de connaître la vérité.

 

 

Scène V

 

ANATOLE, sortant de la chambre, à droite, HERMANCE, ELVINA

 

ANATOLE s’approche doucement d’Hermance, qui lui tourne le dos, et l’embrasse.

Bonjour, ma bonne amie.

HERMANCE, surprise.

Ah ! c’est lui !

Prenant un ton froid.

Vous voilà, Monsieur.

ANATOLE.

Oui ! un peu tard, n’est-ce pas ? Dame ! je n’ai pas votre vigilance, je fais la grasse matinée...

ELVINA, à part.

Maladroit !

HERMANCE, à part.

Quel aplomb !

Haut.

Monsieur Anatole de Nanteuil pourrait-il me dire d’où il vient ?

ANATOLE.

Eh ! mais, vous le voyez... de ma chambre.

HERMANCE.

Oui, maintenant ; mais ce qu’il vient de faire ?

ANATOLE.

Je viens... de me lever.

HERMANCE, le regardant en face.

Monsieur Anatole, cela n’est pas vrai.

ANATOLE.

Comment ! ma bonne amie ?

HERMANCE.

Il y a une demi-heure vous n’étiez pas dans votre chambre, et vous êtes sorti il y a plus de deux heures... car depuis ce temps je suis dans ce salon... attendant votre réveil.

ANATOLE.

Ah ! cette bonne amie.

À part.

Diable !

Haut.

Si j’avais su cela je vous aurais emmenée faire un tour dans le parc... J’ai tout bonnement passé par la fenêtre.

HERMANCE, vivement.

Quelle fenêtre, s’il vous plaît ?... celle qui donne au-dessus du cerisier ?

ANATOLE, interdit.

Comment cela ?...

À part.

Ah ! mon Dieu, soupçonnerait-elle ?

Elvina lui fait des signes.

À l’instant, arrivant en toute hâte pour m’annoncer le gain de mon procès, monsieur Gribourg a vu très distinctement quelqu’un glisser le long de ce cerisier.

ANATOLE.

Ah ! Gribourg ? vous l’avez vu ?... Eh bien ! voilà, voilà le mystère.

HERMANCE.

C’était vous ?

ANATOLE.

Sur le cerisier... Non !

HERMANCE.

Cependant il y avait quelqu’un, et vous ne me persuaderez pas plus que M. Gribourg que ce soit M. Poupinel.

ANATOLE.

Poupinel ! pourquoi pas ?

À part.

Ma foi, c’est cela.

Haut.

Il y a longtemps que je le crois capable de tout de ce côté-là...

HERMANCE.

Vraiment !

ELVINA, à part.

Y pense-t-il ?

ANATOLE.

Quant à moi, puisqu’il faut l’avouer, puisqu’il faut être franc...

À part.

Je tiens mon mensonge.

Haut.

Vous aviez parlé toute la soirée de ce procès, dont vous ne receviez aucune nouvelle...

HERMANCE.

Il est vrai.

ANATOLE.

Au point du jour, j’ai sellé moi-même mon cheval, je suis parti pour la ville, et je vous ai ramené Gribourg... Quatorze lieues à franc étrier !

HERMANCE.

Pour moi, cher enfant ! tu dois être bien fatigué.

ANATOLE.

Un peu... mais le plaisir de vous être agréable m’a bientôt délassé. Malheureusement ce Gribourg, pendant que je changeais, m’a prévenu.

HERMANCE.

Et il n’a pas parlé de toi !... Je sais pourquoi. Il a voulu avoir seul le mérite de cette attention. C’est égal, je n’apprécie pas moins ton zèle, ton amitié... Ah ça, mais alors ce serait donc réellement M. Poupinel, qui, ce matin, encouragé par l’indulgence... de quelqu’un...

ELVINA.

Ah ! mademoiselle...

HERMANCE.

Aurait tenté une escalade...

ANATOLE, en riant.

Pas tout-à-fait pour des cerises !

ELVINA. à part.

Encore ! Ne va-t-il pas me compromettre avec M. Poupinel, maintenant ?

HERMANCE, riant.

Poupinel !... ah ! ah ! ah ! ah ! non ! c’est impossible ! Gribourg est méchant, il aura voulu nous brouiller. Lui, ingrat, perfide !... Il m’aime bien trop ! Et cette enfant, la soupçonner ! J’étais folle.

À Elvina qui se lève.

Que tout ceci vous serve d’avertissement, Mademoiselle, et vous engage, conserver dans votre conduite la décence, la réserve, la modestie convenables... Point de coquetterie, surtout !... M. Poupinel ne tardera pas, je vais à ma toilette.

Elle sort par la deuxième porte à droite.

 

 

Scène VI

 

ANATOLE, ELVINA

 

ANATOLE, qui a reconduit Hermance, revenant en riant.

Ah ! ah ! ah ! Ai-je bien paré le coup ! 

ELVINA.

Oui, riez !... Voyez-vous, Monsieur, ces conversations, le matin, sur le cerisier.

ANATOLE.

Elles sont charmantes !

ELVINA.

Vous n’avez pas voulu m’écouter !

ANATOLE.

Au contraire ; c’était pour vous entendre de plus près, mon Elvina.

ELVINA.

J’étais bien sûre que l’on finirait par s’apercevoir de quelque chose ; d’abord, quand on fait mal, ça se sait toujours.

ANATOLE.

Quel mal faisons-nous ? vous, à votre fenêtre ; moi, sur cet arbre.

ELVINA.

D’où vous risquez de tomber, de vous blesser.

ANATOLE.

Votre main ne me retient-elle pas ? Nous causons bien doucement... bien bas...

ELVINA.

Oui, si bas qu’il faut être tout près, et que vous osez... enfin, Monsieur, ce n’est pas bien. Mademoiselle Hermance, si bonne pour moi jusqu’ici, se fâchera, et elle aura raison. Elle me retirera sa protection, ses bienfaits auxquels je n’ai d’autres droits que sa généreuse compassion.

ANATOLE.

Bah ! bientôt je serai majeur, par conséquent libre de me choisir une compagne, puisque je suis orphelin ; et cette compagne, la voilà.

ELVINA.

Que dira alors mademoiselle Hermance, qui vous aime tant, qui veille sur vous avec une sollicitude presque jalouse ; qui semble éloigner de vous toutes les femmes ?... Que lui direz-vous, vous-même ?

ANATOLE.

Ce que je lui dirai ? Écoutez : ma bonne amie, il faut approuver mon bonheur, car c’est à vous que je le dois, car c’est vous qui l’avez fait ; oui, lorsqu’après ces deux années de voyage qui ont suivi mes études, je suis revenu chez vous, qu’ai-je trouvé ? une jeune fille, orpheline aussi, qu’entrainée par cette bonté de cœur qui vous distingue, vous aviez recueillie ; et, toute occupée de moi, vous n’avez pas songé qu’elle était jolie, d’one éducation parfaite, élevée avec amour par des parents, trop tôt perdus comme les miens et qui eussent valu les miens ; vous n’avez pas pensé à tout cela, vous n’avez pas supposé un instant que, par tous ces liens, je pusse me sentir attiré vers elle !... Eh bien ! cette jeune fille, c’était la compagne qu’il me fallait, à moi ; votre raison sévère aurait traité d’enfantillage, de folie, nos jeunes amours ; vous vous seriez fâchée contre nous... nous vous avons évité ce chagrin... elle est ma femme... Voilà ce que je lui dirai, et je ne vois pas qu’elle puisse nous répondre autrement qu’en nous pressant dans ses bras, comme une bonne mère.

ELVINA.

Ah !... comme une bonne mère... elle est vive, romanesque, sensible...

ANATOLE, gaiement.

C’est bien sur la sensibilité de son cœur que je compte ! Jusque-là, pour détourner ses soupçons, mon Elvina, je vous donne la conquête de M. Poupinel.

ELVINA.

Encore ! y pensez-vous ? me compromettre...

ANATOLE.

Allons donc ! est-ce qu’on peut prendre Poupinel au sérieux ? Mademoiselle Hermance seule, qui est un peu jalouse de son cavalier servant... un homme de cinquante ans, timide comme un collégien.

ELVINA.

Mais il est très aimable, M. Poupinel !

ANATOLE.

Ah ! vous trouvez... Eh bien ! dites-le-lui, justement le voici.

 

 

Scène VII

 

ANATOLE, POUPINEL, ELVINA

 

ELVINA, faisant une révérence à Poupinel.

Il est toujours le bienvenu.

POUPINEL, tenant à la main une corbeille pleine de cerises.

Moi ?... eh ! mais oui, sans doute... pourquoi pas ?

Il baise la main d’Elvina.

ANATOLE, à part.

Oh ! des cerises, juste !

Haut.

Savez-vous que vous avez eu là une excellente idée, M. Poupinel ?

POUPINEL.

Comment cela ? mes cerises, n’est-ce pas ?... C’est original... c’est bon enfant... C’est ce que je me suis dit, et ce matin à sept heures...

ANATOLE, à part.

Bon ! un quart d’heure après moi !

POUPINEL.

J’étais au pied du cerisier, là, sous les fenêtres de mademoiselle. Je l’escaladais, malgré mes cinquante ans, le cerisier... au moyen d’une échelle... et voilà ma chasse.

ANATOLE.

C’est à merveille ! et vous veniez l’offrir...

Montrant Elvina.

à Mademoiselle ?

POUPINEL, regardant autour de lui.

À mademoiselle Hermance ; vous l’avez deviné.

ANATOLE.

Ah bon !

ELVINA.

Toujours le même.

POUPINEL, se dirigeant vers la chambre d’Hermance.

Mais, je ne la vois pas, et je vais...

Il s’arrête.

Ou plutôt, si Mademoiselle voulait...

ELVINA.

Aller la prévenir ?... 

POUPINEL.

Pardon, mais vous savez comme je suis faible, je ne saurais vous dire : c’est pourtant une politesse que je veux lui faire, eh bien ! j’ai peur d’être ridicule, et je suis soulagé de ne l’avoir pas trouvée. Je voulais être forcé de lui faire mon offrande. J’étais entré tout d’un bloc, je m’étais lancé, croyant la trouver là ; elle n’y est pas, j’ai manqué l’occasion de mon courage, et maintenant je n’oserais jamais aller la trouver.

À Anatole.

Vous concevez ? Elle est peut être en affaires, ou avec ses domestiques, ou rêveuse, ou ne faisant rien du tout... Arrivez donc là mal à propos !... C’est tout perdre, Monsieur, c’est tout perdre ! Voilà comment j’ai raisonné toute ma vie.

ANATOLE, à part.

Et voilà où ça l’a mené ! Célibataire, comme au jour de sa naissance.

ELVINA, gracieusement.

J’y vais, Monsieur Poupinel... je suis heureuse de vous rendre ce petit service.

À part.

Pauvre homme ! quelle constance !

ANATOLE, à part.

En bien ! comme elle le regarde !

POUPINEL.

Merci, merci, Mademoiselle ! 

Il lui baise la main à plusieurs reprises.

ELVINA, avec bonté.

Adieu !...

Bas à Anatole.

Tiens ! puisque vous me le donnez.

Elle sort par la chambre d’Hermance.

ANATOLE, à part .

Eh mais ! comme ils y vont !... Il n’est guère timide avec celle-là !

 

 

Scène VIII

 

POUPINEL, ANATOLE

 

ANATOLE.

Toujours galant, M. Poupinel.

POUPINEL.

Vous le voyez, Monsieur, chaque jour c’est une nouvelle attention de ma part pour celle dont vous voulez parler ; un nouvel hommage toujours discret ; et, dans les romans, il semble que ceux-là soient les plus appréciés : eh bien ! cela ne me réussit pas ! elle est sourde à mes soupirs, aveugle à mes prévenances.

Presque avec colère.

Je devrais vous détester, savez-vous ! car c’est vous qui êtes cause de son insensibilité.

ANATOLE.

Moi !... y pensez-vous ?

POUPINEL.

Oui, vous ! Eh bien ! malgré tout, j’ai de l’amitié pour vous. Je crois que c’est parce qu’elle vous aime.

ANATOLE.

En vérité, M. Poupinel, je ne vous comprends pas ; expliquez-vous.

POUPINEL.

Je ne demande pas mieux, car ça me suffoque. Figurez-vous, Monsieur, que votre mère était la fille de votre grand-père.

ANATOLE, riant.

Ah ! bah !

POUPINEL.

Oui, oui, je sais.

ANATOLE.

C’est pour vous dire que mademoiselle Hermance n’était que la fille adoptive... ou autrement, de ce même grand-père.

POUPINEL.

Toutes deux, cependant, s’aimaient comme des sœurs. Votre mère devait naturellement hériter d’une fortune considérable ; mademoiselle Hermance ne pouvait espérer qu’un don bien inférieur : mais un évènement malheureux...

ANATOLE.

Ah ! voilà ce que je désirais tant apprendre, et que mademoiselle Hermance n’a jamais voulu me raconter.

POUPINEL.

Parce qu’elle craint de vous paraitre coupable, comme si l’on pouvait soupçonner un odieux calcul de sa part !

ANATOLE.

Oh ! jamais !

POUPINEL

Du reste, l’histoire est des plus simples. Votre mère aimait M. de Nanteuil, jeune avocat sans fortune ; son père désapprouvait cet amour ; les deux amants s’enfuirent en Angleterre, et là contractèrent un mariage qui causa une telle fureur à votre grand-père, qu’il trouva moyen d’aliéner son bien pour déshériter complètement sa fille, et donner tout à Hermance. M. de Nanteuil, révolté d’une telle injustice, mais trop fier pour rien accepter de la donatrice désolée, épuisa ses forces à travailler et bientôt succomba. Votre mère, accablée de désespoir, ne lui survécut pas longtemps. Vous étiez bien jeune !... Hermance, toute honteuse de cette fortune qu’elle avait en vain voulu partager, se chargea de votre éducation.

ANATOLE.

Excellente femme ! mais je dois donc tout à sa générosité ?

POUPINEL.

Eh ! mon Dieu, oui... Bien plus, pour expier une faute qu’elle n’a pas commise, elle s’est vouée au célibat et m’y a condamné en même temps.

ANATOLE.

Comment cela ?

POUPINEL.

J’étais fort assidu chez votre grand-père avant ces funestes aventures. Dès lors, j’aimais Hermance, j’avais l’espoir de lui plaire, j’allais lui faire un tendre aveu... La catastrophe arriva ! Le moyen de se faire écouter dans ces moments là !... Je me suis tu... Cependant elle me reçoit toujours bien... Je lui fais une cour attentive, mais je garde le silence sur ma passion dévorante. Voilà vingt ans que cela dure !...

S’animant.

Tenez, mon ami, les égards, la timidité, le respect, ce sont des moyens funestes ; et, si j’avais vingt ans, je serais un scélérat !

ANATOLE, à part.

Ah ça ! mais il m’effraie.

Haut.

Calmez vous, M. Poupinel ! C’est moi qui suis la cause involontaire de vos chagrins, je dois les faire cesser. Vous aimez sincèrement mademoiselle Hermance, vous feriez son bonheur, j’en suis sûr.

POUPINEL.

Oh ! oui... oh ! oui... Je vous en réponds ! Ce n’est pas pour son château que je la recherche, moi, comme ce Gribourg, son agent d’affaires.

ANATOLE.

Eh bien ! je vous promets de plaider votre cause auprès de ma bonne amie, de vous la faire épouser.

À part.

Et vite encore, le gaillard !

POUPINEL.

Ah ! mon ami ! Hier, tenez, je l’ai trouvée plus douce, plus humaine ; elle semblait enfin me comprendre, m’encourager ; peut-être qu’aujourd’hui je pourrai lâcher le grand mot !... Et vous voyez...

Montrant sa corbeille.

HERMANCE, chez elle.

Vous dites qu’il est là, M. Poupinel ? J’y vais...

POUPINEL.

Dieu ! la voici ! Oh ! pour sûr, elle va me bien recevoir ! C’est égal, j’ai peur...

ANATOLE.

Allons donc, du courage !

POUPINEL.

J’en aurais avec une autre... j’aurais même de l’audace ; mais avec mademoiselle Hermance, c’est difficile... Le pli est pris.

 

 

Scène IX

 

POUPINEL, HERMANCE, ANATOLE

 

HERMANCE, parée, d’un air aimable.

Pardon de vous avoir fait attendre.

POUPINEL, à Anatole.

Voyez-vous, elle est charmante.

Présentant sa corbeille.

Mademoiselle...

ANATOLE, à part.

Ah ! j’oubliais... Cachez les cerises.

POUPINEL, ne comprenant pas.

Oui, j’offre mes cerises.

HERMANCE, d’un ton aigre.

Comment !... M. Poupinel pourrait-il me dire ce que signifie ce panier, qu’il lient à la main ?

POUPINEL.

Ce sont des cerises, Mademoiselle, que j’allais vous offrir.

HERMANCE.

Et qui les a cueillies ?

POUPINEL, avec satisfaction.

Moi-même, et...

HERMANCE, avec indignation.

Vous-même, Monsieur !

ANATOLE, à part.

Maudites cerises !

HERMANCE, à Poupinel.

Vous osez l’avouer, Monsieur !

POUPINEL, à part.

Ah ! mon Dieu ! la girouette a tourné.

Haut.

Pourquoi pas ?

HERMANCE.

Hein ! Comment ? vous devenez donc hardi, M. Poupinel ?

POUPINEL.

Pourquoi ?...

Se montant.

Eh bien ! oui, pourquoi pas ?

À part.

Au fait, c’est trop fort !

HERMANCE.

C’est donc vous qu’on a vu ce matin ?

POUPINEL.

Certainement, c’est moi qu’on a pu voir ce matin.

HERMANCE.

Descendre...

POUPINEL.

Monter !

HERMANCE, insistant.

Descendre !

POUPINEL.

Descendre aussi, bien entendu !

HERMANCE.

Par cette fenêtre... par cet arbre, veux-je dire.

POUPINEL, à part.

Fenêtre !... hein ?

ANATOLE, près de Poupinel, bas.

Elle est jalouse !

POUPINEL.

Vous croyez ?

À part.

Quel bonheur !... Appuyons !

Haut, prenant l’air fat.

Eh bien ! pourquoi pas ?

ANATOLE, à part.

Ah ça !

HERMANCE.

Est-il possible !

POUPINEL, de même.

On ne peut plus possible. Oui, la matinée était belle, engageante ; et, ma foi, tout le monde n’est pas de glace... tout le monde ne dort pas... Il est permis !...

HERMANCE.

Ah ! vous pensez qu’il est permis ?...

POUPINEL, de même.

De voyager,

Avec méchanceté.

de chercher la fraicheur, d’aimer les fruits.

À part.

m’admire, je suis superbe d’insolence !

 

 

Scène X

 

ANATOLE, POUPINEL, HERMANCE, GRIBOURG, en toilette

 

GRIBOURG, à part.

Voyons si je l’ai bien brouillée avec le Poupinel.

Haut.

Mademoiselle, je venais savoir si vous étiez disposée à parler d’affaires.

HERMANCE.

Mais en ce moment, Monsieur...

GRIBOURG.

Je suis indiscret ? Je me retire...

POUPINEL.

Oh ! que je ne vous gène pas. Je ne de mande pas mieux que d’aller me promener...

À part.

Mon héroïsme m’étouffe.

HERMANCE.

Seul ?...

POUPINEL.

Je rencontrerai peut-être quelqu’un,

À demi voix, à Anatole.

ou quelqu’une.

ANATOLE, à part.

Doucement ! quel diable d’homme ! 

GRIBOURG, à part.

Tiens ! quel air dégagé !

HERMANCE.

Anatole, accompagnez Monsieur.

ANATOLE, vivement.

Oui, ma bonne amie.

HERMANCE.

Et à votre retour, Monsieur, n’oubliez pas que nous aurons à causer sérieusement ensemble.

POUPINEL.

Toujours à votre disposition, Mademoiselle.

À Anatole.

Hein ! suis-je Richelieu ? Superbe, mon cher ! Elle est à moi !

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène XI

 

HERMANCE, GRIBOURG

 

HERMANCE.

Eh bien ! vous ne vous étiez pas trompé. C’est bien lui.

GRIBOURG, à part.

Ah ! bah !

Haut.

Voyez-vous ! j’en étais sûr.

À part.

J’aurais parié pour un chat.

HERMANCE.

Oui, il l’avoue ; il s’en vante presque.

GRIBOURG.

Comment, Mademoiselle, il s’en vante ! une telle immoralité dans votre maison ; et cela ne vous révolte pas ?...

HERMANCE.

Eh ! pourquoi ? On connaît mes principes in variables : il y a eu scandale, j’exigerai une réparation, une réparation immédiate, honorable, pour la jeune imprudente ; il épousera cette petite ; oh ! il l’épousera.

GRIBOURG.

Bravo ! bravo ! la morale, diable !

HERMANCE, à part.

Il enragera, j’en suis certaine... car ce n’est qu’un caprice, et il m’aime au fond !

GRIBOURG.

J’admire d’autant plus votre fermeté, que je croyais qu’il existait des obstacles.

HERMANCE.

Lesquels ? M. Poupinel est parfaitement libre, personne ne le retient.

GRIBOURG.

Personne, dites-vous ?

HERMANCE.

Personne... que je sache.

GRIBOURG.

Pardon ; mais comme, depuis longtemps, vous acceptiez les hommages de M. Poupinel...

HERMANCE, avec affectation.

Il m’est on ne peut plus indifférent.

GRIBOURG, à part.

Bon ! lançons le wagon.

HERMANCE.

Vous avez pu croire qu’à mon âge...

GRIBOURG.

Votre âge, Mademoiselle !... mais c’est le plus bel âge pour faire un heureux ! fraiche, sensible, aimable comme vous l’êtes.

HERMANCE, à part.

Ah ! ah !

Haut.

Et riche, ce qui ne gâte rien.

GRIBOURG, s’animant.

N’est-il pas permis de penser, d’espérer même qu’un mariage avec un homme posé comme M. Poupinel, moins mûr que M. Poupinel, mais qui vous connaît, et que vous connaissez depuis longtemps, comme M. Poupinel... qui saurait gérer vos affaires mieux que M. Poup...

Plus bas.

inel...

HERMANCE, à part.

Comme M. Gribourg, c’est cela même.

GRIBOURG, à part.

Elle réfléchit... elle a compris.

HERMANCE.

On se trompe, Monsieur : ni M. Poupinel, ni personne, ne saurait m’amener à une telle démarche ; et je ne me marierai jamais.

GRIBOURG.

Oh ! oh ! idée de demoiselle ; elles le disent toutes ; et, heureusement pour notre bonheur et pour la population, bien peu persistent.

HERMANCE.

Résolution inébranlable, Monsieur ; éprouvée d’ailleurs par le temps, par beaucoup de temps, quoi que veuille bien affirmer votre galanterie ; ou, si vous aimez mieux, idée de mère.

GRIBOURG, effrayé.

Hein ! quoi ? vous dites, Mademoiselle...

HERMANCE.

De mère, oui, Monsieur, qui s’est dévouée à son enfant, à son fils d’adoption, et qui ne veut rien lui dérober d’une affection sans bornes...

GRIBOURG, à part.

Oh ! oh ! je commence à comprendre ; très connu, l’adoption. Je n’avais pas compté sur ce petit bonhomme.

HERMANCE.

Je l’ai juré à sa mère mourante, à sa mère dépouillée en ma faveur et malgré moi : à lui toute la fortune qu’on m’a imposée, tout le bonheur que j’ai involontairement ravi à ses parents.

GRIBOURG, à part.

Un roman ! parfait ! Il fallait bien qu’il y eût un motif.

HERMANCE.

Et, tenez, monsieur Gribourg, ce procès que nous avons gagné, si j’étais impatiente d’en connaître l’issue, c’était pour lui : c’est son bien... Et puis, dernièrement, il a perdu une gageure considérable, et il veut se donner un nouveau cheval... cet argent lui fera plaisir, veuillez le lui remettre...

Elle se dirige vers la chambre.

GRIBOURG.

Le remettre ?...

HERMANCE, s’arrêtant.

À lui...

GRIBOURG.

À qui ?

HERMANCE, souriant.

À M. Anatole de Nanteuil ; faut-il donc vous le nommer ?

À part.

Ah ! monsieur Poupinel ! je me vengerai !... je vous punirai... je vous marierai !

Elle rentre chez elle.

 

 

Scène XII

 

GRIBOURG, seul

 

Anatole ! moi qui ai tant d’idées, je n’avais pas celle-là ! Allons, l’histoire n’était pas un conte, j’ai entendu parler de la mère ; il y a là un fonds de reconnaissance romanesque qui me nuira beaucoup ; d’autant plus qu’entre un tout jeune homme et une femme qui n’est pas vieille, la reconnaissance, c’est comme l’amitié, fort suspect, fort scabreux... Règle générale, les femmes aiment toujours : leur existence est une chaine d’amours qui commence par une poupée et qui finit par un bichon... Morbleu ! après avoir écarté le Poupinel, faudra-t-il donc abandonner la partie ? C’est une bonne fortune, au moins, que celle de mademoiselle Hermance ! claire ! liquide ; je sais son dossier par cœur... et elle m’irait... sa fortune... propriétaire, éligible et avocat ; on parvient à tout ! Allons, allons, il me la faut. Cherchons quelque procédé... que diable ! on a bien inventé les chemins de fer !

Il réfléchit.

 

 

Scène XIII

 

GRIBOURG, ANATOLE

 

ANATOLE, entrant et se jetant dans un fauteuil.

C’est à ne pas y tenir, c’est à déserter !

GRIBOURG.

Qu’avez-vous donc, monsieur Anatole ?

ANATOLE.

Ce que j’ai ? parbleu ! vous devez bien le savoir, vous qui avez mis toute la maison en rumeur, avec votre alerte de ce matin.

GRIBOURG, avec satisfaction.

Oh ! l’anecdote du cerisier... drôle d’idée, n’est-ce pas ?

ANATOLE.

Grâce à vous tout le monde ici est en voie d’intrigues.

GRIBOURG, à part.

Et je vais en faire bien d’autres, si mon bon génie m’inspire.

ANATOLE.

Je quittais Poupinel, après l’avoir calme, lui avoir persuadé de venir humblement réparer son escapade, je rencontre ma bonne amie...

GRIBOURG, souriant.

Votre bonne amie ?

ANATOLE.

Oui, mademoiselle Hermance.

GRIBOURG, à part.

Oh !... j’ai mon idée !

Il s’approche d’Anatole.

Eh bien ?

ANATOLE.

Elle me dit d’envoyer chercher le notaire. Pourquoi ? lui demandai-je ingénument. Pour dresser le contrat de mariage de M. Poupinel et de mademoiselle Elvina !

GRIBOURG, riant.

Elle est féroce dans son système de réparation.

ANATOLE, se levant.

Oh ! mais je ne souffrirai pas cela... non ! non ! certainement.

GRIBOURG, gravement.

Eh ! eh ! votre position est embarrassante, jeune homme !

ANATOLE.

Sans doute !

GRIBOURG.

Il vous faut de l’adresse, beaucoup d’adresse... mener de front deux intrigues...

ANATOLE.

Hein ? comment ?

GRIBOURG.

Une jeune fille que vous adorez...

ANATOLE, surpris.

Ah ! vous savez ?...

GRIBOURG.

Est-ce que quelque chose m’échappe !... Une demoiselle raisonnable... qui vous adore...

ANATOLE.

On ! oui, elle a pour moi l’attachement le plus dévoué, l’amitié la plus tendre...

GRIBOURG, à part.

Il ne comprend pas... appuyons.

Haut.

Et puis, elle vous est utile...

ANATOLE.

Eh ! mon Dieu ! je lui dois tout.

GRIBOURG.

Oui... Voilà encore de l’argent qu’elle m’a chargé de vous remettre.

Il lui donne des billets de banque.

ANATOLE, prenant avec indifférence.

Qu’elle est bonne ! elle va au-devant de mes désirs, de mes fantaisies !

GRIBOURG.

Et vous recevez ainsi, sans scrupule ?...

ANATOLE.

D’elle ? Pourquoi donc en aurais-je ? n’est-elle pas mon amie, ma mère ?

GRIBOURG.

Ah ! oui.

À part.

L’innocence a l’oreille dure...

Haut.

Votre amie, votre mère... ce sont de très jolis petits noms, sans doute ; mais qui n’empêchent pas le monde de jaser.

ANATOLE.

Eh bien ! que peut-il dire ?

GRIBOURG.

Oh ! si vous ne l’entendez pas... ce n’est pas à moi...

À part.

Attends, attends !

Changeant de ton.

J’ai fait vos commissions, là-bas, à Orléans. Voici la réponse d’Ernest d’Humière à votre invitation.

Il lui donne une lettre.

ANATOLE.

Voyons... Oh ! il est malade.

GRIBOURG, jouant la surprise.

Malade !... il ne m’a pas paru... puisqu’il l’écrit.

ANATOLE.

Comment ! serait-ce un prétexte ? Et Armand Lambert ?

GRIBOURG.

Lui ! c’est différent... il s’est contenté de me dire qu’il ne viendrait pas.

ANATOLE.

Et Duvillard, et Froberville ?

GRIBOURG.

N’en ont pas dit davantage.

À part.

Ils sont à Paris.

ANATOLE.

Désertion générale !... Voilà qui est singulier... On me fuit donc, à présent ?... Que veut dire cela ? Y comprenez-vous quelque chose ?

GRIBOURG.

Moi ?

Après un silence.

Peut-être ! jeune homme ; votre position n’est pas franche.

ANATOLE.

Que votre bouche le soit, Monsieur : dites tout.

GRIBOURG, se montant avec résolution.

Eh bien ! oui ! je dirai tout ! c’est aux hommes de mon âge qu’il appartient de parler à ceux du vôtre, dans de telles occasions. Jeune homme, celle existence facile et parfaitement commode, exempte de peine, de travail, dont vous jouissez sans vous en demander compte, le monde s’en étonne... s’en inquiète... en murmure...

ANATOLE.

Il se pourrait !

GRIBOURG.

Sans contredit. Et, tout à l’heure, ce que je vous insinuais. cet argent, cette générosité , inouïe d’une demoiselle riche envers un jeune homme sans fortune... eh bien, mon cher ami, voilà, on ne veut plus vous voir !...

ANATOLE.

Oh ! quelle infamie ! penser que je serais assez lâche... Et elle, mon Dieu ! elle !... Mais c’est une insulte à cette âme si pure et si noble !... Son amitié sainte est celle d’une mère pour son fils.

GRIBOURG.

Je le crois, moi, qui sais qu’il existe encore de l’innocence, de la vertu... très peu, mais en cherchant bien... Le monde, c’est différent ! incrédule par méchanceté, il voit les choses du mauvais côté... Et il y a tant de jeunes gens...

ANATOLE, se fâchant.

Monsieur !...

GRIBOURG, reculant.

Je ne parle pas de vous.

ANATOLE.

Et pourtant, vous avez raison. Oh ! oui, je le comprends maintenant, toutes les apparences sont contre moi... ma présence ici la déshonore.

GRIBOURG, appuyant.

Vous vous perdez mutuellement.

ANATOLE.

Il faudrait donc nous séparer ?

GRIBOURG.

Ce serait le bon parti.

ANATOLE.

Je le crois... je m’éloignerai.

GRIBOURG.

C’est noble et courageux.

ANATOLE.

Eh bien ! oui, je mettrai à profit cette éducation que je lui dois... je travaillerai, je parviendrai.

GRIBOURG.

Parbleu !

ANATOLE.

Et je reviendrai libre, indépendant et riche, lui demander la main de mon Elvina.

GRIBOURG.

Ça coule de source.

À part.

Quelle jolie chose que la vie... dans les rêves d’un jeune homme !

ANATOLE.

Dieu ! la voici !

GRIBOURG, se retirant vers le fond.

Allons ferme ! une bonne résolution !

À part.

Quand il aura démoli son bonheur, j’arriverai pour établir le mien.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ANATOLE, HERMANCE

 

HERMANCE, entrant lentement des papiers à la main.

Eh bien ! as-tu envoyé chercher ce notaire ?

ANATOLE.

Pas encore.

HERMANCE, avec impatience.

Tant pis !... Je voudrais que cela fût déjà terminé... Ce pauvre Poupinel !

Soupirant.

je ne le regrette guère ! Tu me resteras !... tu n’aimeras que moi, n’est-ce pas ? Oh ! je suis jalouse, vois-tu ?

ANATOLE.

Mademoiselle...

HERMANCE, allant à Anatole.

Mademoiselle !... Quel ton !... quelle figure sombre !... Qu’avez-vous donc, Anatole ?

ANATOLE.

Ce que j’ai ? Il faut que je vous quitte.

HERMANCE.

Me quitter ! me quitter ! quelle folie est cela ? Vous n’y pensez pas... Cela est impossible, et je ne le veux pas !

ANATOLE, contenant ses larmes, et avec fermeté.

Il le faut !

HERMANCE, étonnée.

Il le faut ! et pourquoi cela, s’il vous plaît ?... Tu n’es donc plus heureux... ici... Tu t’ennuies peut-être de notre tranquille séjour à la campagne ? Au fait, à ton âge, on aime le bruit, le mouvement. Eh bien ! parle ! Nous partons pour Paris... Veux-tu voyager ? Viens aux eaux, à Bade... à Bagnères... où tu voudras. Moi, tout me convient... Mais réponds moi donc !... Tu sais bien que si le désir que tu formes n’est pas satisfait, c’est que je ne le connais pas... Tout ce que j’ai n’est-il de ta mère, et je ne le regarde que comme un pas ton bien ? oui, ton bien ! Anatole. Il vient dépôt... Mais, mon Dieu ! ce silence, que je ne puis comprendre, m’épouvante... Quelqu’un vous a-t-il offensé ! quelqu’un vous déplait-il, ici... Un mot, et vous ne le reverrez plus... Ou bien ! est-ce donc moi !... moi, que vous ne voulez plus voir... que vous fuyez ?... Ah ! mon ami ! que vous ai-je fait ?

ANATOLE.

Rien ! que m’accabler de vos dons, de votre tendresse. Mais ce sont ces dons eux-mêmes, cette tendresse... Si vous saviez...ils disent... ils disent que vous m’aimez.

HERMANCE.

Oui, certainement, je t’aime... En douterais-tu ?

ANATOLE.

Moi ! oh ! non... Mais que vous m’aimez... autrement qu’une mère !

HERMANCE.

Comment, on pourrait penser !...

ANATOLE.

Et que, moi, j’abuse de vos sentiments pour m’approprier votre fortune !

HERMANCE, avec indignation.

Quelle indignité ! Je te le répète, je le dirai, je le prouverai à tous : cette fortune est la tienne.

ANATOLE.

Oui, M. Poupinel m’a tout appris... Je comprends... j’admire votre générosité ; mais de tels sentiments sont trop rares pour n’être pas suspects, et cette existence oisive, fastueuse, que vous m’avez faite, m’accuse aux yeux du monde. Enfin, on me méprise.

HERMANCE.

Te mépriser, toi !...

ANATOLE.

On me fuit.

HERMANCE.

Mon Dieu !...

ANATOLE.

Si je reste près de vous, votre réputation est perdue, et moi je suis déshonoré... Vous le voyez bien, il faut que je vous quitte... il faut que je parte... Adieu donc, ma bienfaitrice ! adieu, ma noble amie. L’espoir, le désir de reparaître près de vous vont doubler mes forces et soutenir mon courage ; bientôt je pourrai revenir sans exciter contre nous la calomnie...

Il lui baise la main et s’éloigne vivement. Il trouve à la porte Gribourg, qui lui serre la main.

GRIBOURG.

Sublime ! Je suis attendri !

 

 

Scène XV

 

GRIBOURG, HERMANCE

 

Hermance est assise, accablée, immobile.

GRIBOURG, au fond, regardant partir Anatole.

Qui, de trois, ôte deux

Se montrant.

reste un. L’opération est bonne, ou je ne sais plus la soustraction... Et je la possède, la soustraction !

HERMANCE.

Partir ! sans que je puisse l’empêcher ! Mais, voyez donc quelles horribles idées !... Qui a pu les concevoir... les répandre... les éveiller en lui ?

GRIBOURG, à part.

Maintenant, nous allons voir.

Il s’avance.

Mademoiselle...

HERMANCE, à part.

Gribourg ! serait-ce lui ?

Haut.

Eh bien ! M. Gribourg, vous savez ce qui m’arrive ?

GRIBOURG, jouant la surprise.

Non...

HERMANCE, à part.

Il le sait.

Haut.

Anatole a la tête per due ; je ne sais quelle âme charitable, quel ami prudent lui a donné des scrupules sur notre manière de vivre, sur la position que je lui ai faite, sans en prévoir les inconvénients, les apparences... Un jeune homme, vivant des bienfaits d’une femme !

GRIBOURG.

Toujours aimable...

HERMANCE, à part.

Traitre !...

Haut.

Vous comprenez ?

GRIBOURG.

Mais, oui., Eh ! c’est grave !

HERMANCE.

Eh bien ! Monsieur, il veut me quitter ; je serai seule.

GRIBOURG.

Seule ! si vous le roulez absolument.

HERMANCE.

Comment ?

GRIBOURG.

Écoutez, j’ai quelquefois des idées... assez ingénieuses. Permettez-vous que je vous conseille ?...

HERMANCE.

Eh ! sans doute : un homme d’affaires est comme un médecin : il faut bien avoir recours à eux, dans les cas désespérés.

GRIBOURG.

Eh bien ! tantôt... je vous parlais de M. Poupinel...

HERMANCE.

Ah ! oui.

GRIBOURG.

Je vous disais...

HERMANCE.

De l’épouser.

À part.

Nous y voilà !

GRIBOURG.

Et vous m’avez répondu...

HERMANCE.

Que jamais... D’ailleurs, il épouse Elvina.

GRIBOURG.

C’est donc entendu, rayons M. Poupinel... Mais un autre...

HERMANCE, à part.

Je te vois venir.

GRIBOURG.

Un mariage vous arracherait à cette solitude, et en même temps imposerait silence aux méchants propos... Votre réputation, celle même de votre jeune pupille, le commandent, et c’est, à mon avis, le remède le plus efficace ; le seul peut-être... Goûtez-vous mon idée ?

HERMANCE, se levant et marchant en réfléchissant.

Eh ! mais, en effet !

GRIBOURG.

Quoi qu’on ait pu dire, tout se trouve ainsi réparé.

HERMANCE, vivement.

Réparé !... Vraiment oui !

Très émue.

C’est cela ! un mariage... un mariage... Vous avez raison, M. Gribourg.

GRIBOURG, à part, enchanté.

Je suis épousé !

HERMANCE.

Allez ! allez vite... Qu’Anatole vienne ici... Je veux lui parler,

GRIBOURG.

J’y cours, Mademoiselle, j’y cours.

À part.

Une fois mariés, nous verrons, mon jeune ami ! Le mari est le chef de la communauté, et je serai très cher.

Il sort, et en sortant heurte Poupinel.

 

 

Scène XVI

 

POUPINEL, HERMANCE

 

POUPINEL, à Gribourg, qui sort.

Ouf ! Brutal.

HERMANCE, à part.

Poupinel ! Tant mieux ! Il arrive bien...

Haut.

Ah ! c’est vous !

POUPINEL.

Moi, à vos pieds !... Moi, qui ne puis plus soutenir mon rôle... Moi, hardi enfin, parce qu’il faut demander pardon !

Il tombe à genoux.

HERMANCE, sans le relever.

Pardon ! De quoi ?

POUPINEL.

De vous avoir trompée par excès d’amour, de colère, d’impatience ; d’avoir fait le fat... moi ! de m’être donné des airs de bonne fortune par escalade.

HERMANCE.

Ce n’était donc pas vous ?

POUPINEL, se relevant.

Eh ! non ! je vous le jure !

HERMANCE.

Pas lui !

À part.

S’il dit vrai, quel est donc le coupable de ce matin ? Gribourg ! Gribourg, sans aucun doute.

Haut.

Et dans quel but cette plaisanterie ?...

POUPINEL, humblement.

Dans l’espoir d’exciter votre jalousie...

HERMANCE.

Hein !

À part.

Il n’est pas si gauche que je le croyais.

Haut.

Vous pensez donc, Monsieur, avoir des litres à ma jalousie ?

POUPINEL, à part.

Oh ! j’en ai trop dit ! Ma foi tant pis

Haut.

Eh bien ! oui ! Quand, depuis vingt ans, sans recevoir ni encouragement, ni récompense, mais aussi sans être repoussé, on a pu rester près d’une femme qui comprend bien qu’elle est ainée, respectée, adorée, on peut n’être pas certain qu’elle veuille vous épouser, mais on peut croire qu’elle ait peur de vous perdre.

HERMANCE, à part.

Pas mal !

Haut.

Oui, vous avez raison ; ce n’est pas sans peine que je perdrais un véritable ami comme vous. Ah ! j’avais tort de dire que je serais seule !

POUPINEL.

Vous n’êtes pas irritée ? Vous me répondez avec bonté ? On peut donc oser ?

HERMANCE, lui tendant la main.

Pauvre Poupinel !

POUPINEL, avec explosion.

Hermance, voilà donc enfin l’heureux moment attendu depuis vingt ans. Je puis vous dire que je vous aime, et espérer...

 

 

Scène XVII

 

POUPINEL, HERMANCE, ANATOLE

 

ANATOLE.

Vous m’avez fait appeler, Mademoiselle ?

POUPINEL, à part.

Au diable l’importun !... J’étais si bien lancé.

HERMANCE, avec gravité, à Anatole.

Oui, Monsieur, oui.

POUPINEL, à part.

Quel ton solennel !

Haut.

Je vous gêne, peut-être.

Allant sortir.

Je reprendrai plus tard la conversation au point où nous l’avons laissée.

HERMANCE, le retenant.

Non, non, mon ami !

POUPINEL, à part, enchanté.

Mon ami !

HERMANCE.

Je veux vous montrer toute mon estime, toute ma confiance, en vous rendant témoin de cet entretien.

POUPINEL, à part, avec satisfaction.

Bon ! bon ! je suis de la famille.

HERMANCE, à Anatole.

Anatole, j’ai senti toute la portée de vos paroles, et je vais vous prouver que je vous ai entièrement compris.

POUPINEL, à part.

Pour moi, je n’y comprends rien !

ANATOLE, à part.

Que veut-elle faire ?

HERMANCE.

Vous l’avez dit : d’odieuses suppositions ont été faites, vous et moi nous sommes calomniés. Cette position ne peut durer. Il faut qu’elle cesse promptement... à l’instant même !

POUPINEL, étonné.

Ah ! ah !

ANATOLE.

Je suis prêt à partir. J’ai fait demander des chevaux de poste. La voiture sera disposée dans une heure... Cette nuit ne me retrouvera pas au château.

POUPINEL.

Tiens ! tiens !

HERMANCE.

Partir... Oui, mais vous ne partirez pas seul.

ANATOLE.

Que dites-vous ?

À part.

Est-ce qu’elle peu serait à Elvina.

HERMANCE.

Vous pourriez bien faire taire les propos, à l’avenir, en vous éloignant ainsi ; mais cela n’effacerait pas le passé. Que doit faire un honnête homme, lorsqu’il a porté atteinte à la réputation d’une jeune fille, quand il l’a compromise ?

ANATOLE, à part.

C’est cela même, elle sait tout.

POUPINEL, à part.

Où veut-elle en venir ?

HERMANCE.

Lui accorder une réparation ; et la seule qui soit honorable, c’est le mariage ; tels sont mes principes, vous le savez.

POUPINEL, à part.

Que trop.

ANATOLE, à part, avec joie.

Elle va nous marier !

HERMANCE.

Pourquoi le devoir d’une femme ne serait-il pas le même que celui d’un homme ? Anatole, sans le vouloir, je suis coupable envers vous, je vous ai compromis, j’aurai le courage de vous offrir cette réparation que je vous dois. Voici ma main.

POUPINEL, à part.

Sa main ! Ah ! mon Dieu !

ANATOLE.

Comment ?

HERMANCE.

Je vous épouse.

POUPINEL, à part.

Ah ! bah ! Et moi ?

ANATOLE.

Est-il possible ?

HERMANCE, les ramenant près d’elle et baissant la voix.

Pour éviter tout éclat, tout bavardage, ce soir, à la nuit close, vous viendrez dans ce salon où je vous attendrai sans lumière. Vous aurez fait placer la voiture à la petite porte du parc. Nous partons seuls, en secret, et dans deux ou trois mois nous revenons mariés. Les mauvaises langues sont réduites au silence, et vous possédez... ces biens que je ne pouvais plus vous restituer qu’en y joignant la honte.

POUPINEL.

Mais je vous assure...

ANATOLE.

Mais, Mademoiselle...

HERMANCE, à Poupinel.

Adieu, mon ami.

À Anatole.

À bientôt.

Elle sort.

 

 

Scène XVIII

 

POUPINEL, ANATOLE

 

Ils se regardent.

POUPINEL.

Elle vous épouse !

ANATOLE,

Elle ne vous épouse pas !

POUPINEL.

Moi, qui croyais toucher au bon moment.

ANATOLE

Moi, qui tenais mon dénouement !

POUPINEL.

Moi, qui l’aime depuis vingt ans !

ANATOLE.

Moi, qui dois me marier dans six mois !

POUPINEL.

Vous ? par exemple ! Et avec qui ?

ANATOLE.

Pardieu !... avec Elvina.

POUPINEL.

Bah ! avec la petite ? Oh ! le scélérat !

ANATOLE.

Eh ! oui, Monsieur, voilà le grand secret du cerisier.

POUPINEL.

Comment ! jeune homme !... Et moi, qui lui prêchais la témérité, le scandale... Vrai Dieu ! je m’adresse bien ! Il n’y a que moi de maladroit ici. Ah ça ! mais puisque vous avez des engagements avec Elvina, ne pouvez-vous pas dire à mademoiselle Hermance qu’il vous est impossible ?...

ANATOLE.

Sans doute, il faudra bien en venir là. Mais n’est-il pas cruel de répondre à ses bontés, à ses bienfaits, par une sorte d’affront... Et puis, Elvina et moi nous sommes coupables envers elle, nous avons douté de son consentement, nous l’avons trompée, enfin... De toutes façons, cette révélation ne peut manquer de l’offenser, de la blesser, de la rendre malheureuse. C’est pour éviter tout cela que je voulais vous marier avec elle : vous la rendiez à la raison, au positif ; vous nous protégiez, vous ameniez l’explication, et obteniez notre pardon.

 

 

Scène XIX

 

POUPINEL, ELVINA, ANATOLE

 

ELVINA.

A-t-on jamais vu ! Ne voilà-t-il pas Mademoiselle qui veut absolument que j’épouse M. Gribourg !

ANATOLE.

Bien ! nouvelle complication !

ELVINA.

Il est, à présent, l’homme du cerisier, et c’était pour mieux se cacher qu’il accusait les autres.

POUPINEL.

C’est juste ! Il ne restait plus que lui.

ANATOLE.

Eh bien ! vous ne savez pas encore tout : elle veut m’épouser, moi !

ELVINA.

Vous ! Et comment a-t-elle pris cette belle résolution ?

ANATOLE.

Eh ! le sais-je moi-même ? On m’a fait sentir que ma position auprès d’elle n’était pas acceptée comme elle doit l’être ; effrayé, je le lui ai dit, et comme elle m’a compromis, elle veut absolument m’offrir une réparation. 

ELVINA.

Toujours !

POUPINEL.

Mais qui diable a pu vous mettre ces sottises là dans la cervelle ?

ANATOLE.

Gribourg.

ELVINA.

Je m’en doutais... c’est une ruse ; comme il prétend à la main de Mademoiselle, il a d’abord écarté M. Poupinel.

POUPINEL.

L’intrigant !

ELVINA.

Le voilà venu à vous. Il est adroit, M. Gribourg !

ANATOLE.

Quoi ! il ne serait pas vrai ?...

POUPINEL.

Allons donc ! personne ne peut avoir de semblables pensées ni sur vous, ni sur Mademoiselle Hermance. C’est moi, qui vous en réponds, et vous me connaissez pour homme d’honneur, aussi scrupuleux, au moins, qu’un Gribourg, sur ce chapitre-là...

ANATOLE.

Est-il possible ! Oh ! quel bonheur ! que vous me faites de bien ! Alors, M. Poupinel, vite, il faut épouser Mademoiselle Hermance.

POUPINEL.

Je ne demande pas mieux... Mais c’est que j’ai l’habitude de mettre plus de temps, plus de réflexion.

ANATOLE.

Ah ! pour cette fois cependant, il faut inventer quelque chose, et promptement.

POUPINEL, réfléchissant.

Promptement ! voilà la difficulté.

ANATOLE, réfléchissant.

Je ne trouve rien... et le temps. se passe... Et vous ?

POUPINEL.

Rien !

ELVINA, qui a remonté vers le fond, revenant.

Tenez, tenez, voici M. Gribourg qui est si habile, si fécond, je vais tout lui apprendre ; comme cela dérange aussi ses plans, il trouvera quelque chose pour son usage, et, puisque nous n’avons pas d’idées, nous nous servirons des siennes ! Cachez-vous là, écoutez, et profitez.

Anatole et Poupinel entrent à gauche, première porte.

 

 

Scène XX

 

POUPINEL, ANATOLE, ELVINA, GRIBOURG, cachés, la porte entrouverte

 

ELVINA.

Arrivez donc, Monsieur, arrivez donc ; il y a du nouveau.

GRIBOURG.

Vraiment ?

La nuit commence.

ELVINA.

Savez-vous que vous avez eu là une fameuse idée, de dire à M. Anatole... ce que vous lui avez dit ?

GRIBOURG.

Ah ! ah ! ah ! le fait est que ce n’était pas mal inventé !

Confidentiellement.

Il n’y a pas un mot de vrai.

ELVINA, de même.

Pardi !

POUPINEL, bas à Anatole.

Voyez-vous !

ELVINA.

Eh bien, oui ! mais ça produit un drôle d’effet.

GRIBOURG.

Quel drôle d’effet ? on m’épouse, vous trouvez ça drôle !

ELVINA.

Vous ? non ! on ne vous épouse pas...

GRIBOURG.

Laissez donc !

ELVINA.

Mademoiselle épouse M. Anatole.

GRIBOURG.

Bah !

ELVINA, ironiquement.

Pour lui rendre l’honneur.

GRIBOURG.

C’est impossible !

ELVINA.

Et elle part secrètement avec lui pour Paris.

GRIBOURG.

Trahison ! déception ! mystification. Vous en êtes sûre ?

ELVINA.

Très sûre ! Et vous, comme vous êtes maintenant le seul héros possible de l’aventure de ce  matin, et que vous m’avez compromise, ne fût ce qu’en l’inventant, il faut que vous m’épousiez.

GRIBOURG.

Hein ! qu’est-ce que c’est ? voilà qui est bouffon ! Heureusement vous savez bien que je ne l’ai pas inventée, l’aventure... Vous êtes fort gentille ; mais je n’ai pas du tout envie de vous épouser. Ah ! du tout !

ELVINA.

Dame ! tirez-vous de là, vous qui avez tant d’idées !

GRIBOURG.

Oui, certes, je m’en tirerai ! Qui certes, j’ai des idées.

ANATOLE, à Poupinel.

Écoutons.

GRIBOURG.

Vous dites qu’ils doivent partir ensemble pour Paris ?

ELVINA.

Oui.

GRIBOURG.

Seuls ?

ELVINA.

Seuls.

GRIBOURG.

Secrètement ?

ELVINA.

Secrètement.

GRIBOURG.

Où doit-elle le trouver ?

ELVINA.

Ici, dans ce salon, sans lumière.

GRIBOURG.

Ici ? sans lumière, et il le sait ?

ELVINA, hésitant.

Mais non, pas encore. On m’a chargée de le prévenir, et je vais...

GRIBOURG.

Je vous le défends.

ELVINA, avec malice.

Vous voyez bien que j’attendais vos ordres !

GRIBOURG.

Je la tiens ! J’ai mon idée !

ELVINA.

Ah ! et quels sont vos projets ?

GRIBOURG.

Parbleu ! ils sont tout simples... puisque, d’après elle, quand on est compromis, on doit épouser...

ELVINA.

Eh bien ?

GRIBOURG.

Eh bien ! je vais la compromettre.

POUPINEL, à la porte.

Machiavel !

ELVINA.

Et comment cela ?

GRIBOURG.

Eh ! mais en prenant la place du jeune homme.

ELVINA.

Oh ! comme c’est simple et ingénieur.

Appuyant.

Vous prendrez la place du jeune homme !...

ANATOLE, à Poupinel.

Compris.

La porte se ferme.

ELVINA.

Ah ! Monsieur, quel esprit ? Non, vrai, là, je vous admire !

GRIBOURG, modestement.

Oh ! il n’y a pas de quoi... Mais les instants sont précieux. Voici la nuit ; pour plus de scandale je vais me mettre en costume de voyage, en casquette et en veste... négligé insolent ! à compromettre Pénélope. Je cours et je reviens ! Et vous, silence ! je suis content de votre zèle, petite, je le récompenserai.

ELVINA, d’un ton moqueur.

Oh ! Monsieur, ce n’est pas l’intérêt qui me guide...

GRIBOURG.

Parbleu ! silence.

Il entre à droite. La nuit est complète.

ELVINA, allant à la porte d’Anatole.

À vous, Messieurs, maintenant.

Elle pousse un verrou à la porte de Gribourg.

Monsieur Gribourg vous laisse le champ libre... et moi, pour embellir la chose, je vais ajouter à son plan.

Elle ramasse rapidement les fleurs qui sont dans les vases sur la console et sort par la porte du fond.

 

 

Scène XXI

 

POUPINEL, ANATOLE, HERMANCE

 

Hermance, en habit de voyage, enveloppée d’un voile, entre par la deuxième porte à droite ; bientôt après Anatole sort de la chambre à gauche, trainant après lui Poupinel, coiffé d’un foulard, cravate à la Colin, un manteau sur un bras, un parapluie sous l’autre.

HERMANCE, très agitée.

Je tremble... j’hésite... ce moment d’exaltation passé, la réflexion est venue, et avec elle la raison. En vérité, je ne sais si j’ai rêvé ! Quoi ! je lui ai promis... je me suis engagée à devenir sa femme !... la femme de ce jeune homme, moi !... Oui, mais ce n’est pas moi qui le veux : c’est sa considération dans le monde, c’est son honneur !... Pauvre Anatole ! si pour tant j’allais faire son malheur ! Oh ! non, je l’aime tant... C’est égal, je crois que je voudrais presque qu’il ne vint pas.

Anatole et Poupinel sont arrivés près d’elle.

Ah ! mon Dieu ! j’entends marcher... Anatole, êtes-vous là !

ANATOLE.

Oui, me voici, ma bonne amie.

HERMANCE.

Vous m’attendiez ?

ANATOLE.

Avec impatience.

HERMANCE, à part.

Il persiste !

Haut.

Vous avez réfléchi ?

ANATOLE.

Mûrement.

HERMANCE.

Et vous êtes toujours décidé ?

ANATOLE.

Plus que jamais ; car, j’en suis persuadé, votre bonheur, le mien, dépendent de cette dé marche ; et, croyez-le bien, si je n’avais pas cette conviction, rien au monde ne pourrait m’engager à ce que je fais ici.

HERMANCE.

Il m’aime !

ANATOLE, avec chaleur.

Oui ! je vous aime ! Et je vous donne en ce moment une véritable preuve de la sincérité de mon attachement.

POUPINEL, bas à Anatole.

Merci ! merci !

HERMANCE.

Bon jeune homme !

ANATOLE.

Oh ! ce n’est pas ici une affection soudaine et légère, qui s’évapore comme elle est venue ; ce sont des sentiments sérieux et solides.

POUPINEL, bas.

Très solides !

ANATOLE, mettant la main de Poupinel dans celle d’Hermance.

Cette main, que je mets dans la vôtre, est celle d’un homme d’honneur, qui comprend toute l’étendue de ses devoirs.

POUPINEL, bas.

Oui !

ANATOLE.

Qui sent tout le prix du trésor que vous lui confiez.

POUPINEL, bas.

Oui ! oui !

ANATOLE.

Et qui vous jure un dévouement toute épreuve.

POUPINEL, très bas, étendant la main que ne tient pas Hermance.

Oui ! oui ! oui !

HERMANCE, avec un peu d’hésitation.

Vous le voulez... Eh bien ! venez...

ANATOLE, bas à Poupinel.

Allez, Poupinel !...

POUPINEL, bas.

Heureux moment !

Anatole s’éloigne doucement vers sa chambre, Poupinel et Hermance marchent vers le fond. Tout-à-coup Hermance s’arrête.

HERMANCE, hésitant toujours.

Vous êtes sûr que tout le monde est retiré, que personne ne nous verra.

Poupinel, embarrassé, n’ose répondre. Moment de silence.

Répondez-moi donc... Vous tremblez...

ANATOLE, qui s’est rapproché.

De plaisir... de bonheur... soyez sans crainte.

HERMANCE, prenant une résolution.

Allons donc !

POUPINEL, à part.

Je respire.

ANATOLE, à part.

Enfin !

Il se retire vers sa chambre. Hermance et Poupinel continuent à s’éloigner en silence.

 

 

Scène XXII

 

POUPINEL, HERMANCE, ANATOLE, ELVINA, DOMESTIQUES, puis GRIBOURG

 

Au moment où Poupinel ouvre la porte du fond, les domestiques se présentent avec des flambeaux et des bouquets. Hermance et Poupinel reculent vivement, et se voient seuls.

LES DOMESTIQUES, criant.

Vivent M. et madame Poupinel ! vivent nos bons maîtres.

POUPINEL, désolé.

C’est manqué !

HERMANCE.

Poupinel !... ce bruit... que signifie cela, mon Dieu !

Elle tombe dans un fauteuil.

ANATOLE, à la porte de sa chambre.

Qu’y a-t-il donc ?

ELVINA, près d’Anatole.

Mon ouvrage !

GRIBOUIG, à l’œil-de-bœuf, en veste et en casquette.

Oh ! Poupinel !... Je suis volé !

LES DOMESTIQUES, s’avançant et présentant leurs bouquets.

Vivent M. et madame Poupinel !

HERMANCE, revenant à elle et se levant avec dépit.

Madame Poupinel !... moi... Et vous Monsieur, ici ! dans ce costume... Quel éclat ! quel scandale !

ANATOLE, bas à Poupinel.

Allez donc, Poupinel.

POUPINEL, reprenant courage.

Vous voyez, vous êtes compromise.

Lui tendant la main.

Et voilà mi réparation.

HERMANCE, encore fâchée.

Oui !... je vois le complut ! battue avec mes propres armes... Vous croyez que...

ANATOLE, doucement, près d’elle et du ton de la scène précédente.

La main qui presse la vôtre est celle d’un homme d’honneur, qui vous jure un dévoue ment à toute épreuve.

HERMANCE.

C’est donc vous !...

À Poupinel.

Vous n’êtes pas si timide que je croyais... Allons, j’avais tort ; je m’étais effrayée... Vous avez conservé de la raison pour moi. Mais sa fortune ?

POUPINEL.

Je m’en charge : le monde n’aura rien à dire.

HERMANCE.

Excellent homme !

ANATOLE, bas à Poupinel.

Parlez pour nous maintenant.

POUPINEL.

Ah ça ! ce n’est pas tout.

HERMANCE.

Que voulez-vous encore ?

POUPINEL.

Il y a une autre personne compromise, el il faut une autre réparation...

HERMANCE.

Ah ! oui ! mademoiselle Elvina. Eh bien ! mais j’y avais pensé, et M. Gribourg...

GRIBOURG, à la lucarne.

Oh ! mais non ! mais non permettez... ouvrez-moi. Je descends.

POUPINEL.

Ce n’était pas M. Gribourg... l’homme du cerisier...

HERMANCE, émue.

L’homme du cerisier n’était pas... mais qui donc ?

ANATOLE, humblement.

Moi... ma bonne amie.

HERMANCE.

Lui ! je comprends, maintenant. Ah ! c’est mal, Monsieur,

Plus doucement.

c’est très mal !... manquer de confiance en moi.

Attirant Elvina à elle.

Soyez ma fille, Elvina !...

Poupinel et Anatole lui baisent chacun une main.

GRIBOURG entre en scène, en costume de voyage, son sac de nuit sous le bras.

Ah ! me voici, Mademoiselle... je dois vous dire... c’est une idée...

HERMANCE, l’interrompant.

Vous alliez partir, M. Gribourg ?

GRIBOURG, troublé.

Moi !... ah ! oui, j’allais... je venais.

HERMANCE.

Eh bien ! bon voyage.

GRIBOURG, stupéfait.

Je suis congédié...

POUPINEL, triomphant.

Elle est à moi !

GRIBOURG.

Ayez donc des idées... pour les autres !

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