Les Quiproquos (David Augustin de BRUEYS)

Comédie en un acte.

 

Personnages

 

LA PRÉSIDENTE DE BALIVAUX

NÉRINNE, Suivante de la Présidente

DU MANOIR, Père de Marianne et maître du cabaret du Grand-Turc

MARIANNE, Fille de Du Manoir

ÉRASTE, Amant de Marianne

LE BARON DE LA JOBLINIÈRE, Gentilhomme de Beauce

URBINE, Servante du cabaret

LA VIGNE, Valet d’Éraste

JACQUO, Garçon de cabaret

DES HOMMES en manteaux gris et en manteaux rouges

UN COMMISSAIRE

DES COMMIS de barrière

 

La Scène est dans une Salle du cabaret du Grand-Turc dans un Faubourg d’Orléans.

 

 

Scène première

 

LA PRÉSIDENTE, habillée en homme, NÉRINNE

 

LA PRÉSIDENTE.

Je crois, Nérinne que personne ne m’a reconnue

NÉRINNE.

Eh ! qui diantre reconnaîtrait sous cet habit, à l’heure qu’il est, et au cabaret du Grand-Turc, Madame la Présidente de Balivaux ?

LA PRÉSIDENTE.

Le perfide ! tu vois, Nérinne, à quoi me réduit son infidélité.

NÉRINNE.

Mais croyez-vous, Madame, qu’Éraste songe à épouser une des filles de Du Manoir, le maître de ce logis ?

LA PRÉSIDENTE.

Sans doute, je le crois ; ne sais-je pas que malgré les engagements qu’il a pris avec moi, malgré tout ce que j’ai fait pour lui, le traître a l’insolence d’aimer Marianne ? ne sais-je pas encore qu’il est ici, et que l’on y fait des préparatifs de noces ? en faut-il davantage pour me déterminer ?

NÉRINNE.

Ah ! je conviens qu’Éraste est jeune, qu’il est aimable, et de plus homme de guerre ; et j’avoue qu’il est bien douloureux pour une femme comme vous, de se voir préférer une jolie fille de dix-huit ans, et qui n’a que dix mille écus en mariage ; mais ce qui doit vous rassurer, c’est que tout le monde dit que l’on donne cette Marianne à un Baron de Beauce tout des plus ridicules

LA PRÉSIDENTE.

En un mot Éraste est dans cette maison, il aime Marianne, je le sais, on parle de noces, et je ne veux pas m’exposer à en avoir le démenti.

NÉRINNE.

Mais enfin, Madame, quel peut être votre des sein ? voulez-vous lui faire mettre l’épée à la main, que prétendez-vous ?

LA PRÉSIDENTE.

Ce que je prétends, Nérinne ? faire valoir la promesse de mariage qu’Éraste m’a faite ; je l’ai sur moi, Nérinne, bien cachetée, et en bonne forme.

NÉRINNE.

Oh ! vous avez raison ; quand on en a, il les faut bien garder ; car enfin n’en a pas qui veut des promesses : mais avec ce précieux papier, et ces quatre hommes que vous avez fait cacher dans le bois du jardin, que voulez-vous faire à votre cher Éraste ?

LA PRÉSIDENTE.

L’enlever.

NÉRINNE.

L’enlever ?

LA PRÉSIDENTE.

Oui, l’enlever.

NÉRINNE.

Une femme enlever un homme !

LA PRÉSIDENTE.

Pourquoi non ? les hommes n’enlèvent-ils pas ses femmes ? cela doit être égal.

NÉRINNE.

Mais, Madame, quand vous l’aurez enlevé, que ferez-vous ?

LA PRÉSIDENTE.

Ce que je ferai ? belle demande ! il m’épousera ; n’est-ce pas ainsi que nous en usons, quand ils nous enlèvent ?

NÉRINNE,

Oh ! Madame, cela n’est pas égal.

LA PRÉSIDENTE.

Égal ou non, je m’en moque ; de tous mes amants Éraste est le seul qui me reste, il m’appartient, et je prétends l’avoir. Voudrais-tu que j’attendisse qu’il eût épousé la fille de ce cabaretier, pour lui faire ensuite un procès et divertir tout le monde à l’audience ? non, non, la chose est arrêtée, je l’enlèverai, et pour n’être pas connue, et faire réussir moi-même mon projet, je me suis ainsi déguisée ; mais j’entends quelqu’un : va dire à ces quatre hommes de monter doucement l’un après l’autre dans la chambre que j’ai retenue là-haut ; quand Éraste passera seul dans cette salle, je prendrai si bien mes mesures qu’il ne m’échappera pas ; je vais de mon côté examiner ce qui se passe dans ce logis.

NÉRINNE.

Quelle extravagante !

 

 

Scène II

 

MARIANNE, ÉRASTE, URBINE, LA VIGNE

 

MARIANNE.

Il faut donc l’avouer, Éraste ; oui, je serais au désespoir d’être séparée de vous, et plutôt que d’être à ce Baron à qui mon père me destine, je ne sais.

ÉRASTE.

Vous me charmez, adorable Marianne ; cependant on prépare tout pour vos noces.

MARIANNE.

Comptez que mon père n’en sera pas le maître, et je me mettrai plutôt dans un couvent pour toute ma vie, que de...

URBINE.

Bel expédient ! après cela Éraste n’a qu’à se pendre, et nous serons tous hors d’embarras.

MARIANNE.

Me marier à ce Baron ! que deviendrais-je, Éraste ?

URBINE.

Mais avec tous ces beaux sentiments, et tout le bel étalage d’amour que vous allez vous faire l’un à l’autre (suivant la louable coutume des amants) si vous ne prenez vite un parti, vous serez ce soir Madame la Baronne.

ÉRASTE.

Je vais encore parler à votre père, peut-être le toucherai-je en ma faveur.

URBINE.

Projet inutile, je connais à merveille Monsieur Du Manoir, il y a quinze ans que je le sers ; comptez qu’il est plus entêté qu’une vieille mule : il est prévenu, et s’est chaussé la tête pour ce vilain Baron, et le diable ne l’en ferait pas revenir.

ÉRASTE.

Que ferons-nous donc, la Vigne ?

MARIANNE.

Quel remède à ce malheur, Urbine ?

LA VIGNE.

À tout ceci je n’en vois qu’un ; mais il est immanquable.

MARIANNE.

Quel est-il ?

ÉRASTE.

Parle, mon cher la Vigne.

LA VIGNE.

Il faut, Monsieur, commencer par enlever Mademoiselle, et puis nous verrons après les expédients qu’il faudra prendre.

ÉRASTE.

C’est bien dit.

MARIANNE.

Moi, m’enlever, Éraste...

ÉRASTE.

Belle Marianne, si ce moyen est le seul qui nous reste pour faire notre bonheur, pourquoi...

MARIANNE.

Non, Éraste, non, je n’y puis consentir.

LA VIGNE.

Eh bien, Monsieur, laissons Mademoiselle devenir Baronne, puisqu’elle le veut.

MARIANNE.

Épouser le Baron, ou être enlevée, quelle situation, Urbine !

URBINE, par réflexion.

Un enlèvement ! oui-deà, j’en conviens, cela est fort ; mais après tout, Mademoiselle, on pré tend que votre mère a été enlevée ; on m’a même fort assurée que votre grande mère l’avait été aussi ; ainsi vous êtes de race à n’être mariée que par enlèvement.

MARIANNE.

Mais l’honneur, Urbine ?

URBINE.

Eh bien ! l’honneur n’est-il pas à couvert ? votre mère n’a-t-elle pas consenti à votre mariage ? n’avez-vous pas une promesse de Monsieur : allez, allez, combien de filles sont très bien femmes aujourd’hui, qui se sont fait enlever sans avoir pris autant de précaution !

MARIANNE.

Ah, Urbine ! quel conseil me donnes-tu ?

ÉRASTE.

Belle Marianne, si vous m’aimez, songez qu’il s’agit de n’être jamais séparé de vous.

LA VIGNE.

Comptez, Mademoiselle, que vous n’avez point d’autre parti à prendre.

URBINE.

J’y trouve cependant une difficulté.

MARIANNE.

Eh quelle est-elle ?

URBINE.

Monsieur votre père qui se défie de vous, a fermé toutes les portes ; il a plus fait, il a défendu à tous ses gens de vous laisser sortir ; voilà le diable.

LA VIGNE.

Eh bien, forçons quelque passage.

URBINE.

Non, non, il faut éviter l’éclat ; on crierait au secours ; il y a là-haut des Avocats, des Procureurs, et un Commissaire, qui plus est : Dieu sait comme la Justice se mettrait d’abord en jeu.

LA VIGNE, après avoir rêvé.

Il me vient une bonne idée ; mais ce lieu n’est pas propre à vous le communiquer ; écoute, Urbine si j’ai tort.

Il lui parle à l’oreille.

URBINE.

Fort-bien ; mais j’entends quelqu’un, c’est votre père. Mademoiselle, allez dans ma chambre, je vais vous y trouver, et je vous dirai de quoi il est question ; mais surtout point de si, de mais, ni de car ; je n’aime pas qu’on me dérange dans mes projets : vous, Éraste, courez avertir vos gens, et que le carrosse soit au plutôt à la porte du jardin ; toi va vite où tu sais... eh ! là tu m’entends, et reviens nous trouver promptement.

LA VIGNE.

J’y cours.

MARIANNE, à Éraste.

Allons donc ; voyez, Éraste, ce que je fais pour vous.

ÉRASTE.

Plus vous faites pour moi, et plus vous augmentez mon amour et ma reconnaissance. Adieu, belle Marianne ; je vous quitte ; mais ce même amour vous est un sûr garant...

URBINE.

Eh ! morbleu partez : vous nous direz tout cela ce soir.

ÉRASTE, à Urbine.

Je m’en rapporte à toi ; prends bien garde au moins...

URBINE, le chassant.

Eh oui, oui, allez et ne vous embarrassez de rien.

À Marianne.        

Vous, passez par ici pour ne point rencontrer Monsieur Du Manoir, et son Baron de Beauce. Je les entends, fuyez... Enfin les voilà partis.

 

 

Scène III

 

DU MANOIR, LE BARON, URBINE

 

DU MANOIR, à Urbine.

Urbine, ayez soin que tout le monde soit content ; prenez bien garde que ma fille ne sorte, et que l’on nous laisse seuls ici ; nous avons quelque chose à dire, Monsieur le Baron et moi.

URBINE.

C’est assez, Monsieur, soyez tranquille, tout ira bien,

 

 

Scène IV

 

LE BARON, DU MANOIR

 

LE BARON.

Oh ! çà, beau-père, parlons un peu d’affaires ; Quel avantage ferez-vous, s’il vous plaît, au premier enfant mâle que j’aurai de Marianne ?

DU MANOIR.

Parbleu, Monsieur, je vous ai tout dit, je n’ai qu’un mot, et deux filles toutes prêtes à marier ; je vous donne la plus jolie, je ne vois pas que vous ayez rien à me demander de plus, et je joins à cela une dot de trente bonnes mille livres : ce sera votre affaire de partager cela entre vos mâles et vos femelles.

LE BARON.

Mais cet argent est-il bien compté ? car je ne prétends pas me mésallier à crédit.

DU MANOIR.

Oh ! parbleu, Monsieur, informez-vous de moi : j’ai pignon sur rue, et votre argent est tout prêt.

LE BARON.

Fort bien, tandis que votre fille se dispose à devenir ce soir Madame la Baronne, et à se trouver une des premières Dames de la Beauce ; réglons un peu le Contrat.

DU MANOIR.

Oui-deà, Monsieur, réglons, réglons, c’est bien avisé.

LE BARON.

Quelle qualité, Beau-père, vous donnerons-nous, qui sonne un peu haut ?

DU MANOIR.

Eh ! mais cela va sans dire ; nous mettrons au Contrat, Marianne, fille de Monsieur du Manoir, Maître du Grand-Turc : est-ce que cela ne sonne pas assez ?

LE BARON.

Oui ; mais si nous ôtions du Manoir et Maître, et que nous missions seulement : Marianne, fille du Grand Turc ? hen, qu’en dites-vous ?

DU MANOIR.

Oh ! bien, mettez, mettez comme il vous plaira ; pourvu que ma fille soit Baronne, il ne m’importe.

LE BARON.

C’est afin que les enfants que nous aurons soient plus sûrement Gentilshommes et Demoiselles ; car je vous réponds d’une nombreuse lignée.

DU MANOIR.

À la bonne heure, vous êtes le Maître, c’est votre affaire.

LE BARON.

Je ne sais ; mais j’ai songé encore à une chose, à propos de notre Contrat.

DU MANOIR.

Eh ! à quoi, Monsieur le Baron ?

LE BARON.

Votre fille a été cajolée de beaucoup de gens ; et à parler franchement, Beau-père, elle n’a pas eu chez vous de trop bons exemples.

DU MANOIR.

Oh ! parbleu j’y ai mis bon ordre ; elle n’a pas affaire à un sot, au moins ; et tout Maître de cabaret que je suis, je sais mon pain manger. Ah ! oui, ma foi, c’est bien à moi qu’on en revends n’ai-je pas servi dans la Milice ?

LE BARON.

Cela est vrai ; mais on dit que Marianne est un peu coiffée d’un certain Éraste.

DU MANOIR.

Ah ! c’est une médisance ; je les ai trouvés quelquefois, il est vrai, tête-à-tête dans le bois de mon jardin ; mais je lui ai bien défendu de le voir, et Éraste est un honnête-homme, un Officier qui sert bien le Roi, et que j’ai connu dans ma dernière campagne.

LE BARON.

Tant qu’il vous plaira ; mais pour ne rien risquer, et pour que mon honneur soit à couvert, quand elle sera ma femme, j’ai songé à une précaution, dont aucun mari ne s’est encore avisé, je crois.

DU MANOIR.

Et quelle précaution ?

LE BARON.

C’est de faire mettre dans le Contrat un article tout exprès, par lequel il sera dit, que quoique nous soyons mariés ensemble, nous demeurerons cependant séparés d’honneur.

DU MANOIR,

Séparés d’honneur ?

LE BARON.

Oui, comme on est séparé de biens : avec cette clause, elle aura son honneur à elle, et j’aurai le mien à moi ; ainsi chacun fera de son honneur comme il l’entendra : hen, cela est-il bien imaginé ?

DU MANOIR.

Jarnibleu, Monsieur le Baron, que vous êtes un rusé compère ! morbleu, si je m’étais avisé de cette clause-là quand je me mariai... mais baste.

LE BARON.

Ah ! çà, puisque nous sommes convenus de nos faits, il ne reste plus qu’à faire dresser le Contrat ; et c’est ce que je veux faire. Adieu, Beau-père, songez que la dot soit prête, au moins.

DU MANOIR.

Allez, allez, mon gendre, vous serez content.

 

 

Scène V

 

DU MANOIR, seul

 

Ma foi, vive les Barons pour avoir de l’esprit, il en faut convenir. Quelle fortune pour ma fille, d’épouser un Baron ! et un Baron de Beauce ! Ma foi, je l’emporte sur mes Confrères, ils en crèveront tous de dépit pour le coup. Mais il faut parler à Marianne, pour la disposer à bien recevoir Monsieur le Baron, et ne pas manquer sa fortune ; car il est bien vrai qu’elle est un peu coiffée de ce Monsieur Éraste. Holà, ho ! Urbine, Urbine : cette coquine-là, sous prétexte qu’il y a longtemps qu’elle me sert, me fait toujours crier une heure, Urbine... Urbine...

 

 

Scène VI

 

DU MANOIR, URBINE

 

URBINE sur le même ton.

Monsieur, Monsieur.

DU MANOIR.

Veux-tu donc me faire égosiller ? Que ne réponds-tu, quand on t’appelle ?

URBINE.

Mais, Monsieur, vous criez si fort, que l’on ne vous entend point : que vous plaît-il ?

DU MANOIR.

Fais-moi venir Marianne tout à l’heure, j’ai à lui parler.

URBINE.

J’y vais, Monsieur ;

À part.

peste soit du contretemps.

DU MANOIR.

Que marmottes-tu là entre tes dents ? va vite la chercher.

URBINE, à part.

Que lui dirai-je ?

Haut.

Monsieur, elle n’a pas le temps présentement...

DU MANOIR.

Qu’elle le prenne, et qu’elle vienne vite, car il faut absolument que je la voie.

URBINE, à part.

Diantre, soit de l’homme,

Haut.

Monsieur, elle est enfermée dans sa chambre.

DU MANOIR.

Je vais donc la trouver.

URBINE.

Attendez, attendez, Monsieur ;

À part.

Quel chien d’embarras !

DU MANOIR.

Par quelle raison attendrais-je ? j’y vais, te dis-je.

Il veut sortir.

URBINE.

Doucement, Monsieur,

À part.

j’enrage.

Elle le ramène.

Monsieur, vous ne sauriez la voir présentement.

DU MANOIR.

Et pourquoi donc ?

URBINE, en riant.

Vous ne vous en doutez pas ?

DU MANOIR.

Non, ma foi.

URBINE, en riant.

Oh ! si-fait, si-fait.

DU MANOIR.

Eh ! non-fait, non-fait, de par tous les diables : Mademoiselle Urbine, je vous chasserai d’ici, ou vous me direz tout à l’heure...

 

 

Scène VII

 

DU MANOIR, URBINE, JACQUO

 

JACQUO, à Du Manoir.

Ah ! Monsieur, venez vite, il y a dans le jardin trois carrossées de beaux Monsieurs et de belles Demoiselles de qualité, qui demandent à vous parler, parce qu’ils disent, comme çà, qu’ils veulent souper ici, et que vous leur fassiez grand’ chère. Jarnigoi qu’ils ont l’air cossu !

URBINE.

Allez promptement, Monsieur, et ne manquez pas une si belle occasion.

DU MANOIR.

J’y vais ; toi, songe à avertir ma fille de se trouver dans ma chambre, où je me rendrai dans un instant ; mais qu’elle n’y manque pas.

À Jacquo.

Toi, viens avec moi pour recevoir mes ordres,

Ils sortent.

URBINE.

Ah ! je respire ; je ne me suis jamais trouvée dans un pareil embarras : allons trouver Marianne, et tâchons de lui faire éviter la rencontre de son père ; mais je l’aperçois. Ah ! qu’elle a bon air sous ce déguisement !

 

 

Scène VIII

 

URBINE, MARIANNE, habillée en homme

 

MARIANNE.

J’ai entendu sortir mon père, et je suis venu promptement te retrouver dans la crainte qu’il ne vînt me surprendre dans ma chambre.

URBINE.

Oh ! ma foi, pour le coup, je le donne au plus fin à vous reconnaître ; que les habits d’Éraste vous font bien ! oui, vous pouvez passer partout à présent sans rien craindre.

MARIANNE.

Non, Urbine, ce déguisement ne calme point mes craintes, et il faut que l’antipathie que j’ai pour le Baron, et l’amour que je ressens pour Éraste soient bien forts, pour m’engager à faire une démarche aussi hardie.

URBINE.

Ma foi, Mademoiselle, c’est bien-là le moment d’avoir des scrupules, quand il s’agit de prendre un mari qui vous convienne ; point de réflexion, s’il vous plaît, ou je vous abandonne.

MARIANNE.

Eh bien ! Urbine, c’en est fait, je ferai tout ce que tu me diras ; mais sois sûre que je me punirai de mon imprudence par une retraite éternelle, si ce projet ne réussit pas au gré de mon honneur et de mes souhaits.

URBINE.

À la bonne heure ; mais ne perdons point de temps, Éraste doit être de retour, il m’a dit qu’il serait avec ses gens à la petite porte du jardin ; il vous attend, sans doute, allez le trouver.

MARIANNE.

Je tremble, et...

URBINE.

Oh ! point de ces craintes-là, je vous prie, et songez seulement que vous passez devant la porte de la chambre de votre père, et qu’il pourrait bien y être ; vous n’avez pas besoin de moi, et je ne pourrais que vous faire reconnaître : partez-donc promptement, je resterai ici pour ne donner aucun soupçon ; et pour le plus sûr, je vais éteindre les lumières.

 

 

Scène IX

 

DU MANOIR, MARIANNE, URBINE

 

Pendant cette Scène, le Jeu muet d’impatience et d’agitation de Marianne, fait croire à du Manoir ce qu’Urbine lui veut persuader.

MARIANNE, à Urbine.

Ah, Ciel ! Urbine, voici mon père, il a fermé la porte, que vais-je devenir.

DU MANOIR, un flambeau à la main sans voir personne.

J’ai entendu du bruit sur l’escalier, voyons ce que c’est ; mais qui diable a éteint la lumière ?

URBINE, tandis que du Manoir va rallumer les lumières, dit à Marianne.

Tout est perdu, Mademoiselle, vous ne pouvez sortir ; mais ne vous déconcertez point, votre habit m’inspire une ruse, tenez-vous-là, et secondez-moi bien, marchez en colère, faites le méchant.

DU MANOIR, apercevant Urbine.

Qu’est-ce donc, Urbine seule et sans lumière ! Oh, oh, avec un Officier ! comment coquine ?

URBINE.

Paix, ne parlez pas si haut, Monsieur, ou vous êtes perdu.

DU MANOIR, bas en tremblant.

Comment, carogne, je veux parler haut, moi.

URBINE.

Paix, vous dis-je ; si l’on vous entend, vous êtes mort.

Bas à Marianne.

Enfoncez votre chapeau sur vos yeux...

DU MANOIR.

Je suis mort !...

URBINE.

Oui, mort ; voyez-vous ce jeune Officier ?

DU MANOIR.

Eh ! bien, oui.

URBINE, bas à Marianne.

Allons, de l’emportement, jurez, pestez.

Haut à du Manoir.

Je tâche de l’apaiser.

À Marianne.

Fort bien.

MARIANNE.

Fort mal.

DU MANOIR, en tremblant.

En effet, il paraît fâché.

MARIANNE, bas.

Cruel amour ! à quoi m’exposes-tu ?

DU MANOIR, à Urbine.

Je veux savoir ce que c’est.

URBINE.

La peste, donnez-vous-en bien de garde, ne l’approchez pas, je l’ai entendu par hasard, il tenait conseil avec cinq ou six de ses amis pour vous tuer.

DU MANOIR.

Pour me tuer, moi ? Et pourquoi ?

URBINE.

Vous souvient-il de cet Abbé qui vint ici l’autre jour avec un Mousquetaire, un Officier de dragons, et trois femmes ?

DU MANOIR,

Oui. Eh, bien !

URBINE.

C’est ce même Officier de Dragons ; ne soufflez pas, vous dis-je ; il vient de dire, que votre vin les a pensé tous faire crever.

DU MANOIR.

Eh ! mais ; si l’on s’enivre chez moi, est-ce ma faute.

MARIANNE, se promenant à grand pas, à Urbine.

À quoi bon cette histoire, Urbine ?

À part.

Que je suis malheureuse !

URBINE, à Marianne.

Bon. Ah ! Monsieur, sauvez-vous. S’il vous reconnaît, si il appelle ses amis, c’est fait de vous.

DU MANOIR, effrayé.

En effet, j’ai entendu des manteaux rouges sur l’escalier.

URBINE, à part.

Bon, c’est Éraste et ses gens.

Haut.

Ne vous l’ai-je pas dit ? Je l’ai très fort assuré que vous n’étiez pas ici, et je vais le lui dire encore.

DU MANOIR.

Mais, pourquoi les lumières étaient-elles éteintes ?

URBINE.

Pourquoi ?... parce que j’avais peur qu’il ne vous reconnût ; ôtez-vous d’ici.

À Marianne.

Je vous jure, Monsieur, que Monsieur du Manoir est sorti.

Bas.

Faites donc du bruit.

À du Manoir.

Retirez-vous.

À Marianne.

Il est parti hier pour la campagne.

Bas.

Allons-donc, mettez l’épée à la main.

À du Manoir.

Fuyez, vous dis-je.

DU MANOIR, bas à Urbine.

Je vais chercher mon gendre le Baron ; c’est un brave homme, et avec lui je ne craindrai rien.

URBINE.

Gardez-vous-en bien ; vous ne connaissez pas ce drôle-là ; il battrait toute la Beauce ; retirez-vous seulement, laissez la porte ouverte, et je le ferai sortir ; reposez-vous sur moi. Ah ! Ciel ! le voilà qui met l’épée à la main ; sauvez-vous vite, ou vous êtes mort... Enfin, le voilà parti, la porte est ouverte, et nous sommes libres.

 

 

Scène X

 

MARIANNE, URBINE

 

MARIANNE.

À la fin je respire.

URBINE.

Sortez vite, que ceci n’arrive plus ; Éraste est là, sans doute, qui vous attend. Ce sont apparemment les manteaux rouges que votre père a entendu ; je vous quitte, Adieu.

 

 

Scène XI

 

MARIANNE, LA PRÉSIDENTE

 

LA PRÉSIDENTE à des hommes en manteaux gris

C’est Éraste qui passe, il est seul, je le reconnais à ses habits ; saisissez-vous de lui, vous autres, et conduisez-le dans la chambre haute de ma maison, qui donne sur le jardin de ce logis ; je vous suivrai de près.

Seule.

Enfin, traître, je te tiens, tu ne m’échapperas plus, et je vais voir de quel front tu soutiendras la trahison que tu m’as faite.

 

 

Scène XII

 

ÉRASTE, LA VIGNE, suivi d’hommes en manteaux rouges

 

ÉRASTE.

Bon, voilà Marianne, qui va, sans doute, où je lui ai dit de se rendre ; suivez-la sans bruit, et menez-la où je vous ai dit.

LA VIGNE.

Oui, passez devant ; mon maître et moi nous ferons l’arrière-garde, et nous empêcherons que personne ne nous suive.

 

 

Scène XIII

 

URBINE

 

Marianne doit être déjà loin ; ainsi pour que l’on ne me soupçonne de rien, il est temps que je donne l’alarme au quartier. Au secours, au secours, Monsieur du Manoir, Nannon, Jacquo, Angélique, au secours, au secours, au secours.

 

 

Scène XIV

 

URBINE, DU MANOIR qui survient

 

DU MANOIR.

Qu’y a-t-il donc ? à qui diable en as-tu, de crier comme tu fais ?

URBINE.

Ah ! Monsieur !

DU MANOIR.

Quoi ?

URBINE.

Ah ! Monsieur !

DU MANOIR.

Eh ! bien ?

URBINE.

Marianne...

DU MANOIR.

Eh ! bien, Marianne...

URBINE.

J’allais la chercher pour vous l’amener, comme vous me l’avez ordonné ; j’ai d’abord entendu de ce côté-là un cri ; mais un cri... et puis tout d’un coup, je n’ai plus rien entendu.

DU MANOIR.

Que veut dire cela ?

URBINE.

Cela veut dire, Monsieur, que peut-être cet Officier de Dragons, ces manteaux rouges... Ah ! la pauvre Marianne !

DU MANOIR.

Quoi, ma fille serait enlevée ?

URBINE.

Monsieur, ces gens-là sont bien vindicatifs.

DU MANOIR.

Ah ! coquine, tu as facilité son enlèvement.

URBINE.

Moi, Monsieur : Eh ! si cela était, ne me serais-je pas sauvée avec elle ?

DU MANOIR.

En effet ; mais de quel côté sont-ils allés ? Par où ont-ils passé ?

URBINE.

Ils ont passé, à ce que je crois... ils ont passé par la porte que vous aviez laissé ouverte.

DU MANOIR.

Allons vite avertir le Commissaire, il soupe heureusement là-haut. Au voleur, Monsieur le Commissaire, au voleur, au voleur.

URBINE.

Courage, il ne me soupçonne de rien : pendant qu’il va se plaindre au Commissaire, allons voir si nos amants sont en sûreté. Ah Ciel ! je vois Éraste ; comment ose-t-il reparaître ici ?

À Éraste.

Qui diantre vous amène en ce logis ?

 

 

Scène XV

 

URBINE, ÉRASTE, LA VIGNE et LES COMMIS de la Barrière

 

ÉRASTE.

Il a fallu céder à la force, ma chère Urbine.

URBINE.

Et que viennent faire ici les Commis de la barrière ? que vous est-il arrivé ?

LA VIGNE.

Malencontre. Ils nous traitent comme des Contrebandiers, cela n’est-il pas bien injuste ?

ÉRASTE, d’un air abattu.

Marianne me désespère, Urbine ; certainement elle ne m’aime pas, et je ne comprends rien à son procédé.

URBINE.

Expliquez-vous, Monsieur.

ÉRASTE.

Oui, Marianne a perdu l’esprit, ou la cruelle s’est repentie du parti qu’elle avait pris. Ô ciel ! que je suis malheureux ! ma chère Urbine, il n’est plus temps de rien déguiser, et...

URBINE.

Mais encore, que veut dire tout ceci ?

LA VIGNE.

C’est ce que je vais te dire ; tu le comprendras, si tu peux. À peine les gens que Monsieur avait amenés ont voulu la faire monter en carrosse, qu’elle s’est mise à crier comme tous les diables. La canaille s’est amassée, les broches, les bâtons, les hallebardes ont paru dans un clin d’œil. Nous avons soutenu le choc, mon maître et moi, avec une intrépidité merveilleuse. Fouette cocher, disions-nous sans cesse : le cocher de fouetter, et elle de crier, enfin ayant perdu le carrosse de vue, et ne pouvant plus tenir tête à la multitude qui nous accablait nous avons été arrêtés à la barrière par ces Messieurs, qui nous ramènent ici fort civilement, comme tu le vois.

URBINE.

Peste soit de la folle avec ses cris ; c’était bien là le temps.

ÉRASTE.

Ah ! ma chère Urbine, Marianne aurait eu plus de résolution, si elle avait eu plus d’amour.

URBINE, aux Commis.

Oh çà Messieurs, retirez-vous, s’il vous plaît ; je réponds de ces gens-ci

UN COMMIS.

Quand nous les aurons remis entre les mains de Monsieur Du Manoir, notre voisin et notre ami.

ÉRASTE.

Le voici.

LA VIGNE.

Et avec un Commissaire, de par tous les diables.

 

 

Scène XVI

 

ÉRASTE, LA VIGNE, URBINE, DU MANOIR, LE COMMISSAIRE, JACQUO, LES COMMIS

 

LE COMMISSAIRE, une serviette à la main.

Allons, allons, de quoi s’agit-il ? dépêchons ceci ; il est bien cruel de ne pouvoir être un moment sans travailler.

À Jacquo.

Toi, va chercher ma robe.

Aux Commis.

Et vous, qu’avez vous à dire ?

UN COMMIS.

Monsieur, nous avons vu qu’on enlevait une fille de chez Monsieur Du Manoir, nous l’avons entendue crier ; et voici les enleveurs que nous avons arrêtés.

DU MANOIR.

Ah, ah ! Monsieur, c’est donc vous ?

ÉRASTE.

Oui, Monsieur, c’est, moi ; j’enlevais, il est vrai, Mademoiselle votre fille, parce que vous aviez la cruauté de me la refuser. Je l’aime, sa mère me l’a promise, nous nous sommes donné une promesse de mariage, et je suis prêt à l’épouser.

LE COMMISSAIRE.

Oh, oh ! Monsieur se met à la-raison ; dès qu’il l’épouse, c’est une affaire finie, vous n’avez plus besoin de moi.

DU MANOIR.

Attendez un moment, Monsieur le Commissaire ; Monsieur veut bien épouser ma fille ; mais je l’ai promise moi au Baron de la Joblinière, et il est actuellement chez le Notaire, qui fait dresser le contrat.

LE COMMISSAIRE.

Vous ne pouvez pas la donner à deux, et Monsieur me paraît être le premier en date.

URBINE.

Il est vrai.

DU MANOIR.

Nous verrons tout cela ; mais avant tout, je veux qu’on me rende ma fille.

ÉRASTE.

Elle est sans doute chez moi ; Monsieur le Commissaire peut prendre la peine de l’y aller chercher ; La Vigne l’y conduira, et il n’y a pas loin d’ici.

LE COMMISSAIRE.

Allons donc : mais faites dire, je vous prie, là-haut que l’on m’attende.

À part.

Ceci servira payer le souper.

DU MANOIR.

Obéis à Monsieur, Urbine, et fais boire ces Messieurs pour les remercier du service qu’ils m’ont rendu.

URBINE.

J’y cours.

À part.

Et je reviens dans le moment voir comme tout ceci finira.

 

 

Scène XVII

 

LE BARON, DU MANOIR, ÉRASTE

 

LE BARON.

Oh çà, Beau-père, le contrat est dressé en bonne forme et avec toutes les clauses requises ; je donne mon nom et ma Baronnie au premier de mes enfants mâles.

DU MANOIR.

Oh oui ma foi, il est bien question ici de mâles : voilà Monsieur qui ne veut que des femelles.

LE BARON.

Qui, Monsieur ? je le connais, c’est un galant homme ; il sera parbleu de la noce, je l’en prie.

DU MANOIR.

Oh, il n’en veut être que trop, de par tous les diables.

LE BARON.

Comment ?

DU MANOIR.

Il vient d’enlever votre prétendue.

LE BARON.

Comment ma future est enlevée ?

ÉRASTE.

Oui, Monsieur le Baron ; mais je ne vous ai point offensé ; j’aimais Marianne avant que vous eussiez pensé à l’épouser. Nous étions engagés l’un à l’autre, et j’ai voulu me saisir d’un bien qui m’appartient, et dont on ne pourra me séparer qu’avec la vie.

LE BARON.

Eh bien ? Beau père, jugez par ce commencement si j’avais bon nez de faire mettre dans le contrat la clause de séparation d’honneur. Oh, oh ! que l’on n’est pas si sot en Beauce ; touchez-là, Monsieur Du Manoir ; vous pouvez vous engendrer ailleurs.

D’un ton d’ironie.

Les filles du Grand-Turc ne sont bonnes que pour des Bachas, entendez-vous ? Serviteur.

Il sort.

 

 

Scène XVIII

 

DU MANOIR, ÉRASTE, JACQUO, URBINE

 

JACQUO, tout essoufflé.

Ah Monsieur ! en apportant la robe de Monsieur le Commissaire, j’ai entendu Mademoiselle Marianne qui criait comme un diable dans la maison de Madame la Présidente de Balivaux.

DU MANOIR.

Tais-toi, tu ne sais ce que tu dis.

URBINE.

Vas vas, nigaud, tu n’es qu’un sot.

JACQUO,

Il faut bien que cela soit, car tout le monde me le dit ; je ne suis qu’une bête, j’en conviens : et cependant votre fille crie et se veut jeter par la fenêtre dans votre jardin ; mais je cours lui dire de se donner patience.

ÉRASTE.

Tu te trompes Jacquo, elle est chez moi, et Monsieur le Commissaire l’est allé chercher. Voici déjà la Vigne.

 

 

Scène XIX

 

LA VIGNE, DU MANOIR, ÉRASTE, URBINE

 

LA VIGNE, à Éraste.

Ah parbleu, Monsieur, nous avons fait une belle expédition.

ÉRASTE.

Comment ?

LA VIGNE.

Vous allez voir tout à l’heure. Voici le Commissaire qui vous amène la personne que nous avons enlevée.

 

 

Scène XX

 

DU MANOIR, LA PRÉSIDENTE,  ÉRASTE, LE COMMISSAIRE, LA VIGNE, URBINE

 

ÉRASTE, à la Présidente la prenant pour Marianne.

Venez belle Marianne, j’ai tout avoué et...

La reconnaissant.

ah ciel !

DU MANOIR.

Madame la Présidente de Balivaux en habit d’homme.

LA PRÉSIDENTE, à Éraste.

Oui c’est moi, traître ; oses-tu bien soutenir mes regards ? Par quel hasard, perfide, as-tu pu m’échapper, et comment as-tu si promptement changé d’habit ? parle.

URBINE.

Quel galimatias ?

ÉRASTE.

Je n’y comprends rien.

LA PRÉSIDENTE.

Te voilà confondu, perfide, et tu connais à présent toute la noirceur de ton procédé... m’enlever ! ingrat.

DU MANOIR.

Que veut donc dire tout ceci ? eh bien, Monsieur le Commissaire ?

LE COMMISSAIRE.

Eh bien, je vous amène la personne que j’ai trouvée chez Monsieur.

LA PRÉSIDENTE.

Scélérat, tu m’as reconnu, malgré mon déguisement, et tu ne m’as fait enlever que pour m’empêcher de m’opposer à ton mariage.

DU MANOIR.

Et non, non, il avoue qu’il a enlevé Marianne, et il faut qu’il me la rende, ou qu’il soit pendu.

ÉRASTE.

Je ne sais plus où j’en suis.

LA VIGNE.

Il y a ici du Quiproquo.

DU MANOIR.

Allons, Monsieur le Commissaire, il faut donner la question à ce maraud-là.

LA VIGNE.

J’y consens, pourvu que ce soit avec du vin de champagne.

LE COMMISSAIRE.

Voici une affaire qui s’embrouille de plus en plus, parce que je la veux expédier, tandis que tant d’autres se débrouillent, malgré moi.

 

 

Scène XXI

 

JACQUO, DU MANOIR, LA PRÉSIDENTE, ÉRASTE, LE COMMISSAIRE, LA VIGNE, URBINE

 

JACQUO.

Monsieur, encore une fois, si vous n’envoyez promptement au secours, votre fille se jette par la fenêtre ; venez voir, elle a déjà commencé.

DU MANOIR.

Madame, on dit que ma fille est chez vous.

LA PRÉSIDENTE, à Éraste.

T’aurait-elle suivi, perfide, jusques dans la chambre où je t’avais fait enfermer.

 

 

Scène XXII

 

JACQUO, DU MANOIR, LA PRÉSIDENTE, ÉRASTE, LE COMMISSAIRE, LA VIGNE, URBINE, NÉRINNE, MARIANNE, habillée en homme, LA VIGNE

 

LA VIGNE.

Ma foi, voici tous les oiseaux hors de cage.

NÉRINNE.

J’ai vu, Madame, que vous vous étiez trompée : Mademoiselle voulait se jeter par la fenêtre, et je la ramène chez son père ; car vous n’avez pas, je crois, besoin d’une fille.

LA PRÉSIDENTE.

D’une fille !

DU MANOIR, à Urbine.

Encore cet Officier de Dragons ?

MARIANNE.

Mon père, je viens me jeter à vos genoux.

DU MANOIR.

Ma fille aussi habillée en homme !

MARIANNE.

Mon père, excusez un amour extrême ; sur la foi de cette promesse...

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! je vois ce que c’est ; je voulais t’enlever, ingrat, cet habit m’a trompé, et je n’ai enlevé que cette petite créature.

ÉRASTE.

Hélas ! Madame, votre déguisement m’a fait commettre la même faute.

LA VIGNE.

Voilà ce que c’est que les affaires de nuit.

LE COMMISSAIRE.

Eh bien ! finissons-nous ?

LA PRÉSIDENTE.

Sans doute, Monsieur, ceci sera bientôt terminé.

À Marianne.

Vous pouvez, ma petite amie, donner la main à celui que votre père vous destine ;

À Éraste.

et pour vous, Monsieur, vous me refuserez pas, je pense, de me donner la main ?

ÉRASTE.

Moi, Madame, je vous demande pardon, je n’aurai pas assurément cet honneur-la.

LE COMMISSAIRE, à la Présidente.

Oui, Madame, il faut que Monsieur vous épouse, puisqu’il vous a enlevée, cela me paraît naturel, et c’est l’ordre des procédés.

MARIANNE, au Commissaire.

Attendez, je vous prie, Monsieur, il m’a fait une promesse de mariage, et la voilà.

LA PRÉSIDENTE, à Marianne.

Oh ! j’en ai une autre avant vous, ma petite mignonne.

ÉRASTE, à la Vigne.

Traître, ne m’avais tu pas dit que je n’avais rien à craindre de ce côté-là ?

LA VIGNE.

Oui, Monsieur, je vous l’ai dit, et cela est vrai, allez votre chemin, et ne craignez rien.

ÉRASTE.

Vous avez une promesse de moi, Madame !

LA PRÉSIDENTE.

Tu voudrais le nier, perfide ; mais la voici bien cachetée.

LE COMMISSAIRE.

Ceci devient sérieux, deux promesses.

LA PRÉSIDENTE.

Je pourrais me prévaloir de la qualité de Présidente ; mais la première promesse doit passer devant l’autre ; ses dates régleront tout ; j’y consens ; tenez, Monsieur, lisez et jugez :

Bas.

vous serez bien payé.

LA VIGNE, à Marianne.

Ne vous inquiétez point laissez-la faire.

LE COMMISSAIRE, après avoir lu.

Mais, Madame, ne vous trompez vous point ?

LA PRÉSIDENTE.

Non, Monsieur, je ne me trompe assurément point.

LE COMMISSAIRE.

Cette promesse est singulière.

LA PRÉSIDENTE.

Elle est dans toutes les règles, Monsieur ; c’est moi qui l’ai dictée ; allez, je m’y connais bien : j’en ai tant vu, qu’un Notaire ne l’aurait pas mieux faite.

LE COMMISSAIRE.

En effet, Madame, je vois bien que ce n’est pas là le style de Notaire.

LA PRÉSIDENTE.

Oui, Monsieur, mieux qu’un Notaire.

LE COMMISSAIRE.

Vous avez raison, car il faut que celui-ci soit un Notaire d’Opéra.

LA PRÉSIDENTE.

Que voulez-vous dire, Monsieur, se moque-t-on d’une personne comme moi ?

LE COMMISSAIRE.

Non, Madame ; mais voulez-vous que je lise la promesse que vous m’avez donnée ?

LA PRÉSIDENTE.

Si je le veux ? assurément, lisez, Monsieur, lisez, et bien haut.

LE COMMISSAIRE.

Écoutez-moi donc, heureusement je sais un peu déchiffrer cette écriture-là.

Il prélude.

la la la la.

LA PRÉSIDENTE.

Lisez, Monsieur, vous dis-je, et ne plaisantez pas.

LE COMMISSAIRE.

Je vais lire, Madame,

Il chante.

Je n’ai point de choix à faire,
Parlons d’aimer et de plaire,
Et vivons toujours en paix.

LA PRÉSIDENTE.

Qu’est-ce que c’est, Monsieur, que cette mauvaise plaisanterie ? ce n’est pas là ma promesse.

LE COMMISSAIRE.

Donnez-vous patience, Madame, elle sera peut-être à la fin.

Il continue.

L’hymen détruit la tendresse,
Il rend l’amour sans attraits ;
Voulez-vous aimer sans cesse ?
Amants, n’épousez jamais.

LA PRÉSIDENTE.

Monsieur, encore un coup, vous me poussez à bout.

LE COMMISSAIRE.

Mais vous, Madame, vous moquez-vous de me donner une chanson pour une promesse de mariage ?

LA PRÉSIDENTE.

Une chanson ! Voyons.

À Éraste.

Ah traître !

LA VIGNE.

Ma foi, Madame, c’est encore un Quiproquo de ma façon.

LA PRÉSIDENTE.

Ah coquin, tu m’as joué ce tour là en emportant une de mes lettres pour ce perfide.

LA VIGNE.

Cela est vrai, Madame, je pris un papier pour l’autre.

LA PRÉSIDENTE, renfonçant son chapeau, à part.

Je suis trahie, mais je m’en vengerai,

A Éraste.

mon petit Monsieur, vous entendrez dans peu parler de moi.

Elle sort avec Nérinne.

LA VIGNE, ironiquement.

Madame, nous connaissons trop vos bontés pour rien craindre de vos menaces, mais plus de surprise au moins, cela n’est pas de bonne guerre.

 

 

Scène XXIII

 

JACQUO, DU MANOIR, ÉRASTE, LE COMMISSAIRE, LA VIGNE, URBINE, MARIANNE, habillée en homme, LA VIGNE

 

ÉRASTE.

Eh bien, Monsieur, ne vous rendrez-vous point à l’amour que je ressens pour votre aimable fille ?

MARIANNE.

Mon père, au nom de tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne refusez pas de faire le bonheur de ma vie.

ÉRASTE.

Ôtez-moi la vie ; si vous m’ôtez la belle Marianne : Monsieur, je ne vous demande que sa main.

LA VIGNE.

Si vous aimez tant les Barons, mon maître le sera, vous n’avez qu’à parler, on se fait dans ce pays-ci tout ce que l’on veut.

DU MANOIR.

Monsieur le Commissaire, que me conseillez-vous ?

LE COMMISSAIRE.

De laisser votre fille à Monsieur, moi de quitter ma robe, et nous de nous aller tous mettre à table.

DU MANOIR.

Ma foi cela est bien dit, et j’y consens donc en faveur de l’ancienne connaissance.

À Éraste.

Allons, mon Capitaine, touchez-là, je vous pardonne, et buvons.

PDF