Les Quatre coins (DE BEAUNOIR)
Pastorale en un acte, mêlée de pantomime et de danses.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Élèves pour la danse de l’Opéra, le 12 avril 1779.
Personnages
L’AMOUR, jeune Bergère
IRIS, jeune Bergère
LISE, jeune Bergère
CLOÉ, jeune Bergère
COLETTE, jeune Bergère
COLIN, jeune Berger
TIRCIS, jeune Berger
SILVANDRE, jeune Berger
ALLAIN, jeune Berger
TROUPE DE JEUNES BERGÈRES
TROUPE DE JEUNES BERGERS
La Scène se passe dans un Verger ; près d’un Hameau.
Le Théâtre représente un Verger charmant, borné par une colline.
Scène première
TROUPE DE JEUNES BERGERS et DE JEUNES BERGÈRES
L’Orchestre joue pour ouverture les Airs : La jeune Iris la fleur de nos campagnes, et ses simples jeux de son enfance.
À la levée de la toile on aperçoit dans l’éloignement une troupe de jeunes Bergers et de jeunes Bergères, formant des danses champêtres. Ils s’éloignent et disparaissent entièrement en achevant leurs danses. Ce tableau doit être agréable, frais et gracieux.
Scène II
LISE, COLETTE, IRIS, CLOÉ
Lise, Colette, Iris et Cloé se séparent du groupe des Danseuses, et arrivent sur le bord du Théâtre.
IRIS.
Ne les suivons pas, mes bonnes amies.
LISE.
Pourquoi ?
IRIS.
Il s’enfoncent dans l’épaisseur du bois, le soleil commence à baisser ; craignons la nuit, craignons le bois.
LISE.
Qu’y risquons-nous donc ?
IRIS.
Et les loups ?
LISE.
Bon, les loups... Ont-ils jamais mangé de jeunes filles ?
IRIS.
Et les amoureux ?
LISE.
Hé bien ! les amoureux ?
IRIS.
Ils sont mille fois plus méchants que les loups.
LISE.
Ce sont des contes.
IRIS.
Demande à ta mère.
COLETTE.
Bon... Ma grande four en a au moins quatre, et elle ne s’est jamais plaint d’aucun.
IRIS.
C’est qu’elle ne va pas au bois avec eux.
COLETTE.
Si fait, Mademoiselle, et tous les jours encore.
IRIS.
Voici des garçons qui viennent : vite, éloignons-nous.
LISE.
Ce sont nos voisins.
IRIS.
Ce sont des garçons...
Scène III
IRIS, LISE, COLETTE, CLOÉ, COLIN, TIRCIS, SILVANDRE, ALLAIN
Colin, à la tête des jeunes Bergers, arrête Iris et ses Compagnes.
COLIN.
Arrêtez... Pourquoi fuir nos plaisirs et nos jeux ?
IRIS.
Pourquoi vous enfoncer dans l’épaisseur du bois ?
COLIN.
Pour nous mettre à l’abri du soleil.
IRIS.
Il est à son déclin.
COLIN.
Il brûle nos campagnes.
IRIS.
Laissez Colin, laissez-nous ; nos mères nous ons défendu d’aller au bois avec les garçons.
COLIN.
Que craignez-vous ?
COLETTE.
J’y pourrais perdre mon ruban.
CLOÉ.
Si j’égarais ma houlette ?
LISE.
Si j’y perdais ma bague ?
IRIS.
Si l’on m’y prenait mes gants ?
COLETTE.
Et tout cela se perd au bois, dit-on.
IRIS.
Comment oser reparaître au hameau ?
COLIN.
Donnez-nous ces bijoux, nous les garderons bien.
IRIS.
Oh ! que non...
COLIN.
Hé bien ! puisque vous ne voulez pas y venir de bonne volonté, vous y viendrez de force.
IRIS.
Fuyons, mes bonnes amies, fuyons.
COLIN.
Ne les laissons pas échapper ; suivons-les.
Les quatre jeunes Bergères prennent la fuite, les Bergers s’apprêtent à les poursuivre.
Scène IV
L’AMOUR, COLIN, TIRCIS, SILVANDRE, ALLAIN
Un buisson de roses s’ouvre, l’Amour en sort, se présente devant les Bergers, et les arrête.
L’AMOUR.
Arrêtez, jeunes Bergers, arrêtez.
COLIN.
Que nous veut cet enfant ?
L’AMOUR.
Dans ce faible enfant reconnaissez le Maître de l’Univers... L’Amour...
COLIN.
L’Amour ?...
L’AMOUR.
Lui-même...
COLIN.
Où sont donc vos ailes ?
L’AMOUR.
Je ne les porte qu’à la ville.
COLIN.
Et votre bandeau ?
L’AMOUR.
J’en ai fait présent à l’Hymen, il en avait plus besoin que moi.
COLIN.
Que nous voulez-vous ?
L’AMOUR.
Je viens vous apprendre et vous aider à soumettre de jeunes cœurs qui bravent mon pouvoir.
COLIN.
Enseignez-nous cet art si difficile.
L’AMOUR.
N’effarouchez jamais la Beauté ; il faut l’apprivoiser pour la rendre sensible, il faut couvrir de fleurs le piège qu’on lui tend, la force convient au guerrier et non pas à l’amant.
COLIN.
Vous avez raison.
L’AMOUR.
Iris et ses jeunes Compagnes vous redoutent : pourquoi redoubler leurs craintes par vos poursuites ? Je me charge, moi, de les adoucir. Elles seront bien fines, si avant la fin du jour je ne leur attrape pas houlette et gants, ruban et bague. Éloignez-vous sans vous trop écarter ; ayez toujours les yeux sur moi, et ne paraissez que lorsque je vous ferai signe... Allez...
Ils sortent.
Scène V
L’AMOUR, seul
Elles reviennent déjà de ce côté ; l’Ennui me les ramène. Elles ne me connaissent pas encore ; elles me prendront sans peine pour un jeune enfant du village. Reposons-nous sous ce chêne touffu, feignons d’être assoupi ; la Beauté n’a jamais laissé longtemps l’Amour endormi.
Scène VI
L’AMOUR, IRIS, LISE, COLETTE, CLOÉ
IRIS.
Ils n’y sont plus... Nous pouvons continuer nos jeux sans craindre d’être troublées ; mais surtout ne nous éloignons pas trop... C’est toi, Lise, qui l’est.
Elles se mettent de jouer à la climisette : Lise les poursuit longtemps sans pouvoir er attraper aucune. L’Amour, pendant leur jeu, témoigne par ses gestes, dans les moments où elles ne peuvent l’apercevoir, que bientôt elles lui seront soumises, Lise, fatiguée de courir inutilement, s’arrête.
LISE.
Je n’en puis plus... Cessons le jeu.
IRIS.
C’est sans tricherie.
LISE.
Oui, oui... Sans tricherie.
Elles se rapprochent toutes les quatre.
IRIS.
Il n’est pas temps encore de regagner le hameau ; à quoi nous amuserons-nous ?
LISE.
Vois, décide le jeu.
COLETTE.
Au Colin Maillard.
LISE.
J’aime à voir clair.
CLOÉ.
À la main chaude.
COLETTE.
On frappe trop fort, cela fait mal.
IRIS.
Jouons aux quatre coins.
LISE.
Aux quatre coins ?
TOUTES LES QUATRE.
Oui, oui... Aux quatre coins. Allons.
LISE.
Nous ne sommes que quatre.
IRIS.
C’est vrai.
LISE.
Quel dommage !
IRIS.
Attendez... Attendez... Voyez-vous ce jeune enfant qui dort à l’ombre de ce chêne touffu...
LISE.
Oui... Hé bien !
IRIS.
Éveillons-le, il fera notre cinquième.
LISE.
Tu as raison... Éveillons-le...
IRIS.
Qu’il est joli... Je ne le connais pas.
LISE.
Ni moi.
CLOÉ.
Nous ne l’avons jamais vu.
COLETTE.
Éveille-le doucement.
Iris et ses jeunes Compagnes réveillent l’Amour, qui feint d’être accablé de Sommeil, et ne se réveiller que difficilement.
IRIS.
Éveille-toi, éveille-toi donc, charmant enfant.
L’AMOUR.
Que me voulez-vous ?
IRIS.
Lève-toi... Viens avec nous sur ces gazons fleuris jouer à mille petits jeux.
L’AMOUR.
Je n’en sais aucuns.
IRIS.
Nous te les apprendrons.
L’AMOUR.
Je ne veux rien apprendre.
IRIS.
Ils sont charmants.
L’AMOUR.
Je veux dormir.
IRIS.
Il n’est pas temps encore.
L’AMOUR.
Laissez-moi donc.
IRIS.
Non, tu ne dormiras pas.
L’AMOUR.
Laissez-moi tranquille. Mesdemoiselles, je ne vais pas interrompre vos jeux, n’interrompez pas mon sommeil.
IRIS.
Non, non, encore une fois, tu ne dormiras pas.
L’AMOUR.
Je me fâcherai.
IRIS.
Fâches-toi, si tu veux, mais nous ne te quittons pas.
L’AMOUR.
Mais cela est abominable, on laisse les gens tranquilles quand ils ne veulent pas jouer.
IRIS.
Nous ne voulons pas que tu dormes.
L’AMOUR.
Mais jouez entre vous et laissez-moi dormir.
IRIS.
Non.
L’AMOUR.
N’êtes-vous pas assez pour jouer ?
IRIS.
Il nous manque un cinquième, et tu le feras.
L’AMOUR.
Je ne veux pas le faire, moi.
IRIS.
Tu te mets en colère... Tant pis...
L’AMOUR.
Je me fâcherai tout de bon.
IRIS.
Fâche-toi...
L’AMOUR.
Mais quand je vous dis que je meurs de Sommeil.
IRIS.
Joue... C’est le moyen de te réveiller.
L’AMOUR.
Que je suis malheureux, je dormais si bien. À quel jeu voulez-vous me faire jouer ?
IRIS.
Aux quatre coins.
L’AMOUR.
Je ne le connais pas.
IRIS.
Tu l’apprendras bientôt.
L’AMOUR.
C’est par complaisance, au moins, c’est malgré moi que je jouerai.
IRIS.
Tu ne t’en repentiras pas.
TOUTES, ensemble.
Jouons... Jouons...
Elles commencent le jeu des quatre Coins : l’Amour se trouve bientôt sans place ; il profite de ce moment pour leur prendre houlette, ruban, bague et gants.
L’AMOUR.
J’aurai la place.
COLETTE.
Il n’a que mon ruban.
L’AMOUR.
Je ne vous lâche pas.
LISE.
Oui, oui, garde ma bague.
L’AMOUR.
Oh ! pour le coup.
CLOÉ.
Pour le coup, tu tiens ma houlette.
LISE.
Il te tient...
IRIS.
Il n’a pris que mes gants.
Le jeu continue encore quelque temps : la nuit vient, elles cessent le jeu et redemandent à l’Amour leurs bijoux.
IRIS, continue.
Mes bonnes amies, la nuit commence, il est temps de nous retirer.
L’AMOUR.
Eh, quoi ! nous finissons si tôt.
IRIS.
Le jeu vous plaît donc ?
L’AMOUR.
Oh ! Beaucoup.
IRIS.
Hé bien ! trouvez-vous ici demain, nous nous y rendrons de bonne heure et nous recommencerons.
L’AMOUR.
Je n’y manquerai pas.
IRIS.
Rendez-moi mes gants ?
CLOÉ.
Ma houlette ?
LISE.
Ma bague ?
COLETTE.
Mon ruban ?
L’AMOUR.
Non, non, je les ai gagné de franc jeu, je les garde comme le prix de ma complaisance.
IRIS.
Ne badinez pas, si nous reparaissions au village sans nos bijoux nous serions grondées... Mais bien fort...
L’AMOUR.
Hé bien ! vous serez grondées.
IRIS.
Rendez-nous les.
L’AMOUR.
Non.
IRIS.
Oh ! le mauvais petit garçon.
L’AMOUR.
Pourquoi m’avez-vous réveillé ?
IRIS.
Vous ne voulez pas nous les rendre de bonne volonté ?
L’AMOUR.
Non.
IRIS.
Nous les aurons de force.
L’AMOUR.
C’est ce que nous verrons.
IRIS.
Aidez-moi... C’est un enfant.
L’AMOUR.
À moi... Venez me défendre.
Dans ce moment les quatre Bergers s’élancent du bois et viennent environner l’Amour. Les jeunes Bergères surprises et tremblantes se reculent.
Scène VII
L’AMOUR, IRIS, LISE, CLOÉ, COLETTE, COLIN, TIRCIS, SILVANDRE, ALLAIN
L’AMOUR.
Venez, jeunes Bergers, c’est pour vous que j’ai vaincu, je vous remets les fruits de ma victoire. Et vous, innocentes Bergères, reconnaissez en moi l’Amour dont vous braviez la puissance, et sachez que jamais on ne joue impunément avec lui.
IRIS
Vous êtes un traître.
L’AMOUR.
Tout le monde le dit.
IRIS.
Colin, rendez-moi mes gants ?
LISE.
Rendez-moi ma bague ?
CLOÉ.
Rendez-moi ma houlette ?
COLETTE.
Rendez-moi mon ruban ?
COLIN.
Impossible.
IRIS.
Nos mères nous gronderont.
L’AMOUR.
Soyez de bon accord ; donnez leurs un baiser, ils vous rendront vos bijoux.
IRIS.
Un baiser ?
COLIN.
Voyez... Nous voulons bien nous contenter d’un seul, à condition que vous ne fuirez plus.
IRIS.
Que ferons-nous ?
LISE.
On verrait que nous avons perdu nos bijoux, on ne verra pas que nous avons donné le baiser.
IRIS.
Prenez-le donc.
L’AMOUR.
Doucement, doucement ; il faut cueillir la rose et non pas l’arracher.
Chaque Bergère laisse prendre un baiser à son Berger, qui lui rend son bijou. L’Amour les unit tous les quatre et jouit de son triomphe. La troupe des jeunes Bergers revient du bois, célèbre le bonheur des jeunes Amants et le triomphe de l’Amour.