Les Pipeurs (Raymond POISSON)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en juillet 1671.

 

Personnages

 

FLAVIO, mari de Flavie

FLAVIE, femme de Flavio

DOCILE, oncle de Flavie

AYMÉE, servante de Flavie, et espionne de Flavio

SAINTE HERMINE, coquette

SAINTE HÉLÈNE, coquette

AMINTHE, coquette

DU MANOIR, pipeur

DU BOCCAGE, pipeur

CRISPIN, valet de Flavio

COLIN, valet de Flavie

DAME ANNE, cuisinière

 

La Scène est à Paris dans la salle de Flavio de Flavie.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FLAVIE, AYMÉE, tenant Boccace

 

FLAVIE.

Boccace apparemment te met de belle humeur ?

AYMÉE.

L’avez-vous lu ?

FLAVIE.

Boccace ? hé, je le sais par cœur,

Il t’émeut ?

AYMÉE.

Oui, je sens que le rouge me monte.

La plupart des maris en ont là pour leur compte ;

Je vois pour les coiffer que l’on n’épargne rien.

FLAVIE.

Ce sont des animaux qui le méritent bien.

À quelle heure est le bal ?

AYMÉE.

À dix heures, Madame.

FLAVIE.

Aymée, hé que demain nous ayons cette Femme ;

Rien n’est plus naturel que le blanc qu’elle fait :

C’est un éclat si grand...

AYMÉE.

On le dit en effet...

Mais vendre dix Louis chaque pot qu’elle porte...

FLAVIE.

Qu’elle le vende vingt, Aymée, il ne m’importe.

Manquons-nous de Louis quand mon oncle en a tant ?

Qu’Aymée aille le voir, c’est de l’argent comptant.

AYMÉE.

Ma foi, depuis un temps, lorsque j’y vais, je tremble.

Nous allons à la charge un peu dru, ce me semble ;

Car dans ce dernier mois, je comptais aujourd’hui,

Que nous avons tiré deux mille francs de lui,

Qui ne nous ont duré que comme feu de paille.

De tout cet argent-là vous en faites gogaille ;

Et l’ingénu dévot s’imagine souvent

Que vous voulez peut-être en fonder un Couvent,

Ou qu’aux pauvres honteux vous en faites largesse.

Comme il vous croit dévote, il a cette faiblesse.

FLAVIE.

Dévote ? 

AYMÉE.

C’est par-là que j’ai su l’attraper.

Comme en tous mes discours il me croit véritable

Je vous dépeins un Ange, et votre époux un Diable,

Tout paisible qu’il est ; car depuis quelque temps

Il est bien revenu de les emportements.

FLAVIE.

Oui, quoiqu’Italien, il s’est fait à la mode.

AYMÉE.

Il était malheureux s’il n’eut été commode.

Il ne brisera pas le conjugal lien : :

Il souffre tout, voit tout, et ne se plaint de rien.

FLAVIE.

Ce n’est plus le lien de l’amour qui le lie.

AYMÉE.

Mais renvoyer exprès Crispin en Italie,

Pour tirer de sa mère un riche diamant

Et pour vous le donner, c’est faire encor l’Amant.

Pour vous laisser plus libre il est à la campagne,

Où sans doute il bâtit des Châteaux en Espagne ,

Et pour vous plaire enfin il baiserait vos pas

Il vous aime si fort...

FLAVIE.

Moi, je ne l’aime pas.

AYMÉE.

Je vous crois sans jurer.

FLAVIE.

Ne m’en romps plus la tête

Une femme peut-elle aimer son mari, bête ?

Il faudrait être cruche.

AYMÉE.

Hé, je le sais fort bien.

Je parle aussi de lui par forme d’entretien.

FLAVIE.

Mon oncle est l’homme seul qui nous est nécessaire.

AYMÉE.

Pour attraper son bien je fais ce qu’il faut faire.

Si quelqu’un l’instruisait de nos déportements,

Nous verrions vous et moi d’étranges changements ;

Ou bien si quelque jour il venait vous surprendre.

Dans tout cet attirail, pour moi je m’irais pendre.

Car bien que vous soyez assez de qualité

Pour être du bel air, il croit en vérité,

Quand je parle de vous du ton dont je vous prône

Que tout votre soin n’est que de faire l’aumône ;

Que vous fuyez le monde, et ses dérèglements ;

Que tous vos habits sont de simples vêtements.

Dans sa chambre il me tourne et devant et derrière.

Mais aussi je me mets tout comme une Tourière.

Vous, qu’il croit une sainte, au moins depuis quatre ans,

S’il vous voyait des points, des mouches, des rubans,

Après s’être informé de toutes nos affaires ;

Je ferais tout au moins condamnée aux Galères,

Vous entre quatre murs pour tous... frappe-t-on pas ?

FLAVIE.

Regarde à la fenêtre, et vois qui c’est.

AYMÉE.

Hélas !

C’est votre oncle.

FLAVIE.

La folle, avec sa baliverne !

AYMÉE.

Point, Madame, c’est lui, je connais sa lanterne,

FLAVIE.

Mon oncle ?

AYMÉE.

Oui, c’est lui, je ne me raille pas.

FLAVIE.

Qu’on n’ouvre pas sitôt.

AYMÉE.

Mais Dame Anne est là-bas,

Elle a, je pense, ouvert.

FLAVIE.

Ma cape donc : sois prompte.

Qui l’amène ? et si tard, lui...

AYMÉE.

Je l’entends qui monte.

 

 

Scène II

 

DOCILE, COLIN, FLAVIE, AYMÉE

 

DOCILE.

Bon soir, ma Nièce.

FLAVIE.

Hélas ! mon oncle, quel bonheur !

Quelle joie ! Il m’en prend un battement de cœur.

AYMÉE.

Monsieur Docile ici ! Quelle réjouissance !

FLAVIE.

Qui peut me procurer votre chère présence.

Mon bon oncle, et si tard ?

DOCILE.

Je vais à Saint Martin ;

Et comme il est besoin que j’y sois du matin,

J’y couche cette nuit ; et c’est pour une affaire,

Où quelqu’un a jugé que j’étais nécessaire.

Je me préparais bien à votre étonnement.

FLAVIE.

Vous ne sortez jamais.

DOCILE.

Je sors, mais rarement.

Hé bien ! comment vous va ? toujours dans la souffrance ?

FLAVIE.

Oui, mon oncle, toujours, mais je prends patience.

DOCILE.

Le malheureux mari ! dans vos afflictions

Redoublez, s’il se peut, vos bonnes actions.

Continuez-vous pas vos actes charitables ? 

FLAVIE.

Autant que je le puis, j’ai soin des misérables.

DOCILE.

C’est bien fait, vous savez que mon bien est pour vous,

Et que j’en veux frustrer votre fâcheux Époux.

FLAVIE.

Je le sais ; mais de bien, mon oncle, en ai-je affaire,

Que pour des malheureux soulager la misère ?

DOCILE.

Et l’argent d’avant-hier sert-il à les aider ?

FLAVIE.

Les mille francs qu’Aymée alla vous demander ? 

DOCILE.

Oui.

FLAVIE.

J’en ai fait, mon oncle, un heureux mariage.

AYMÉE.

Un jour plus tard, la fille allait faire naufrage.

DOCILE.

En ces occasions n’épargne point mon bien ;

Ce serait négliger ton salut et le mien.

Des autres mille francs qu’en as-tu fait, ma fille ?

Dis-moi ?

FLAVIE.

J’en revêtis une pauvre famille.

AYMÉE.

Ils étaient treize.

FLAVIE.

Aussi m’en couta-t-il bien plus ;

Tous nus comme la main.

AYMÉE.

Il faut couvrir les nus.

DOCILE.

Je m’inquiète peu de ce que font les autres

Et je ne veux savoir d’affaires que les vôtres.

Aymée assez souvent vient m’informer aussi,

Et du bien et du mal qui se pratique ici.

Mais j’apprends à regret toujours plainte sur plainte.

Quel livre ai-je vu-là.

FLAVIE.

C’est Boc...

AYMÉE.

C’est la Cour Sainte.

DOCILE.

Montre.

AYMÉE.

On nous l’a prêtée, et depuis un moment,

On nous la redemande avec empressement,

Et je n’y songeais plus. Colin qu’on la reporte.

 

 

Scène III

 

DOCILE, FLAVIE, DAME ANNE, FLAVIO, COLIN

 

DOCILE.

D’où vient que ce garçon est vêtu de la sorte ?

FLAVIE.

C’est un pauvre innocent qu’on a mis près de moi ;

Le fils d’un Jardinier d’Aubervilliers, je crois,

Que mon mari connaît ; c’est lui qui me le donne :

Il me suit en tous lieux ; je crois qu’il m’espionne.

DOCILE.

Je veux absolument parler à non neveu.

FLAVIE.

Ah ! gardez-vous-en bien, c’est un Lion en feu,

Qui loin de s’adoucir tomberait dans la rage.

AYMÉE.

Vraiment il nous ferait un étrange ravage :

Le soir c’est un Démon dont nul ne vient à bout ;

Porcelaine, miroir, pendule, il jette tout.

DOCILE.

Toi, que fais-tu, pendant et qu’il brise, et qu’il casse ?

FLAVIE.

Moi, j’attends dans un coin que l’orage se passe.

DOCILE.

Que je te plains !

FLAVIE.

Que faire à cet abandonné.

DOCILE.

Qu’il est changé depuis que je te l’ai donné !

Est-il céans ?

AYMÉE.

Hô non, depuis l’autre semaine

Il n’est pas revenu coucher.

FLAVIE.

Il se promène.

DOCILE.

Mais si je lui parlais sur ces désordres-là ?

FLAVIE.

Il vous dirait que j’ai tous les vices qu’il a,

Que je mange son bien, que je fuis trop joueuse,

Que je fuis trop Coquette, et trop impérieuse.

DOCILE.

Le malheureux !

FLAVIE.

Voilà comme il parle de moi.

AYMÉE.

Et l’on croit ce qu’il dit comme article de foi.

FLAVIE.

Plus on le croit, et plus mon âme est satisfaite.

DOCILE.

Ah ! c’est-là ce qu’on nomme une vertu parfaite.

AYMÉE.

Vraiment, Monsieur, ce font les moindres qualités :

Ses aumônes, son jeune, et ses austérités...

FLAVIE.

Hé ne la croyez pas : ne mentez point, Aymée.

AYMÉE.

Voyez.

DOCILE.

Jamais vertu ne fut plus confirmée :

Je m’en vais : continue, et ne te lasse pas.

Sors-tu ce soir ? j’ai vu ton carrosse là-bas.

FLAVIE.

Oui, mon oncle.

DOCILE.

Si tard ? l’affaire est donc pressante ?

AYMÉE.

C’est pour passer la nuit près d’une agonisante.

DOCILE.

Ta conduite me charme ; il est tard, je m’en vais.

FLAVIE.

Quoi ! nous quitter sitôt ?

DOCILE.

Oui, tâche à vivre en paix.

FLAVIE.

Hé, peut-on vivre en paix avecque la discorde ?

AYMÉE.

Les degrés font glissants, tenez-vous à la corde.

FLAVIE.

Adieu donc mon cher oncle.

DOCILE.

Adieu gagne le Ciel. 

AYMÉE.

Nous ne le nourrissons que de sucre et de miel.

 

 

Scène IV

 

FLAVIE, AYMÉE

 

FLAVIE.

C’est par-là qu’il en veut, il faut le satisfaire ?

AYMÉE.

Hé, pour avoir son bien que ne doit-on pas faire ?

Quand il a demandé compte de son argent !

FLAVIE.

Et bien n’ai-je pas eu l’esprit assez présent ?

AYMÉE.

Oui, la pauvre famille, et l’heureux mariage

Nous ont retiré là d’un dangereux passage.

Mais Boccace ?

FLAVIE.

Ah j’allais le nommer sottement.

AYMÉE.

J’ai trouvé la Cour Sainte assez heureusement.

FLAVIE.

Bien plus heureusement es-tu venue à dire,

Qu’il fallait promptement la rendre ; il l’allait lire.

AYMÉE.

La demandait-il pas ?

FLAVIE.

Vraiment, j’en ai tremblé.

AYMÉE.

Vous étiez-là sans moi prise comme en un blé.

N’avons-nous pas bien pris notre ton de bigote ?

FLAVIE.

Que je m’en sais bon gré, j’ai bien fait l’idiote.

AYMÉE.

Mais moi, n’avais-je pas un air bien macéré,

Avec mes bras croisés et ma coiffe en carré !

FLAVIE.

J’admire t’on esprit.

AYMÉE.

Hé, vous avoir instruite,

Pour attraper votre oncle, à faire l’hypocrite,

Il faut n’être pas bête ; on ne l’attendait pas.

FLAVIE.

Hé, nous parlions de lui comme il heurtait là-bas.

AYMÉE.

On dit bien vrai, fut-il à plus d’une grand’ lieue ;

Quand on parle du loup que l’on en voit la queue :

Il m’a bien fait trembler, car en moins de trois ans

J’en ai tiré pour vous près de vingt mille francs.

FLAVIE.

Je prétends bien t’en faire une ample récompense.

AYMÉE.

À moi ? Je n’aime pas tant l’argent que l’on pense,

Madame, il me suffit de votre affection.

Vous savez que le bien n’est pas ma passion,

Et que toujours l’argent me donne peu de joie,

S’il ne tombe en mes mains par une honnête voie.

Mais un présent de vous ne me fera qu’honneur.

FLAVIE.

Non, non, viens m’habiller.

 

 

Scène V

 

COLIN, FLAVIE, AYMÉE

 

COLIN, à Aymée.

Voici venir Monsieur :

Il monte avec un homme.

FLAVIE.

Allons donc vite, Aymée.

 

 

Scène VI

 

FLAVIO, DOCILE

 

DOCILE.

Oui, de trop bonne part, elle m’est confirmée :

Le chagrin que j’en ai ne peut être plus grand :

Mais vous entrez chez vous d’un air qui me surprend.

FLAVIO.

J’entre dans mon logis toujours de cette sorte :

J’ai le passe-partout dont j’ouvre chaque porte :

J’entre sans qu’on me voie, et je le fais exprès :

Lorsqu’on me croit fort loin, c’est lors que je suis près.

C’est mon faible, et chacun a le sien en ce monde : 

Mais dites-moi sur quoi votre plainte se fonde ?

Si dans votre retraite on vous donnait avis,

De l’air dont vit ma femme, et de l’air dont je vis

Vous ne la croiriez pas une Sainte peut-être.

DOCILE.

Non, mais depuis long-temps elle travaille à l’être.

La voulant marier je lui parlai de vous :

L’obéissante fille avec un esprit doux,

Fort innocente alors sur un pareil mystère,

Tout ce qu’il vous plaira, dit-elle, il le faut faire

Lui disant qu’il fallait un peu vous caresser,

Cette pauvre brebis courut vous embrasser.

Et depuis, de quel air a-t-elle vécu femme ?

FLAVIO.

Oui, d’un air surprenant.

DOCILE.

Ah ! c’est une belle âme !

FLAVIO.

Pour écrire la vie on l’observe.

DOCILE.

Hé tant mieux ;

L’on n’y remarquera que des actes pieux :

Et cette nuit encor : Ah l’admirable femme !

Pour la traiter si mal il faut être sans âme.

Et si depuis quatre ans je ne vous ai point vu,

C’est que j’ai tout appris.

FLAVIO.

Ah ! l’on vous a déçu.

Oui, j’aimais votre nièce, et l’ai trop bien traitée :

Mon trop d’amour pour elle est ce qui l’a gâtée :

Lorsque je dis gâtée, au moins entendez bien,

Que je ne veux toucher son honneur, ni le mien ;

Mais elle est trop coquette, et trop impérieuse,

Donne de grands Cadeaux, fait la grande joueuse,

Et tient Académie, elle qu’assurément

Le moins subtil au jeu tromperait aisément.

Vous ne me croyez pas, couchez ici de grâce ;

Voyez l’échantillon de tout ce qui s’y passe,

Afin que par dehors vous voyez au-dedans,

Ce que vous ignorez depuis trois ou quatre ans.

L’air dont elle me traite, et sa grande dépense

N’ont point encore pu lasser ma patience :

Ma douceur n’a rien fait sur ce volage esprit.

DOCILE.

Le malheureux ! Hélas ! Elle me l’a bien dit.

FLAVIO.

Sa compagnie encor, ce qui plus me chagrine ;

Est d’une Sainte-Hélène, et d’une Sainte-Hermine,

Et deux Pipeurs qui font mille coups inouïs,

Qui prendraient ses Écus pour des doubles Louis,

N’est-elle pas, Monsieur, en une belle École ?

Si l’un mange mon bien, un autre me le vole.

Hé bien ? Que dites-vous ? Vous êtes étonné.

DOCILE.

Ce que je dis, Monsieur ? que vous êtes damné.

FLAVIO.

Je vous croyais un Ange, et vous êtes un Diable.

Quoi, vous damnez-les gens ! rien n’est plus effroyable.

 Observez votre nièce avant que vous troubler.

DOCILE.

Vous, chassez les Démons qui vous vont accabler.

Je sors.

FLAVIO.

Sortez aussi de votre léthargie.

Qu’on vous éclaire au moins.

DOCILE.

Non, non, j’ai ma bougie.

Allez ; continuez votre dérèglement.

FLAVIO.

Vous, demeurez toujours dans votre aveuglement.

DOCILE, à part.

Cachons-nous, je n’ai point d’affaire plus pressante

Que celle de servir cette pauvre innocente.

FLAVIO, seul.

Qu’en quinze ans j’ai gouté de charmes dans ces lieux !

Mais que depuis cinq ans ils me sont odieux !

Je suis Italien, et me marie en France,

Je prends femme à Paris. Ô la haute imprudence

Que j’ai bien mérité ce dévorant souci !

Et que j’ai bien cherché ce que je trouve ici !

Crispin dans ce moment revenu d’Italie,

Va donner quelque trêve à ma mélancolie.

S’il a pu de ma mère avoir le diamant,

Je pourrai me venger de ma femme aisément,

Et de ces deux Pipeurs qui se sont fait connaître,

En me volant mon bien, et pis encor peut-être.

Colin. Crispin vient-il ?

 

 

Scène VII

 

COLIN, FLAVIO

 

COLIN.

Il se débotte en bas.

FLAVIO.

Qu’il monte tout botté.

COLIN.

Monsieur, il ne peut pas,

Sa botte l’a blessé.

FLAVIO.

Qu’il l’ôte donc, maroufle.

COLIN.

Il l’ôte aussi, Monsieur, pour la mettre en pantoufle.

 

 

Scène VIII

 

CRISPIN, FLAVIO

 

CRISPIN.

Peste ! mon éperon m’a blessé diablement,

Monsieur ?

FLAVIO.

Hé bien Crispin, as-tu le diamant ?

CRISPIN.

Si je ne suis boiteux, il ne s’en faudra guère.

FLAVIO.

Tu t’épouvantes trop. Et bien, que dit ma mère ?

CRISPIN.

Votre mère... Ouf ; tenez, c’est-là sous mes deux doigts.

FLAVIO.

Hé, tu me montreras ton mal une autre fois.

Dans mon impatience apprends-moi des nouvelles.

CRISPIN.

Votre mère... Ah ce sont des angoisses mortelles.

Votre mère... Ah je vais me faire d’échauffer.

FLAVIO.

Rends-moi réponse ; et puis va te faire penser.

Que fait ma mère ? Dis.

CRISPIN.

Je m’en vais vous l’apprendre ;

Elle a parlé deux jours, il m’a fallu l’entendre ;

Et pour rendre, Monsieur, son esprit satisfait,

Il faut que je vous parle autant qu’elle m’a fait.

FLAVIO.

Ma mère parlerait un mois sur un atome.

CRISPIN.

Je m’en vais donc de tout vous faire un épitome.

FLAVIO.

Tu me feras plaisir, abrège ce discours,

Car je n’ai pas le temps de t’entendre deux jours.

CRISPIN.

Je commence d’abord d’un air fort amiable.

J’étais jeune autrefois, m’a-t-elle dit. Au diable,

Si j’ai trouvé sujet d’en douter un moment ;

Elle est si jeune encor qu’elle est sans jugement.

FLAVIO

Ma mère jeune ?

CRISPIN.

Autant qu’elle a pu jamais l’être : 

On dirait d’un enfant qui ne fait que de naître ;

Car elle n’a ni dents, ni cheveux, non ma foi.

FLAVIO.

Elle doit à son âge en avoir peu, je crois

Finiras-tu bientôt ?

CRISPIN.

Oui, Monsieur, je l’espère :

Après, sur les amours avec feu votre père,

Elle m’a fait un conte.

FLAVIO.

Il était fort nouveau.

CRISPIN.

Un conte encor plus long que n’est le long boyau :

Mais je le vais passer en poste.

FLAVIO.

Hé pique, pique,

Fusses-tu déjà loin.

CRISPIN.

Bon, soyez colérique ;

Car j’enrage, Monsieur, de voir depuis trois ans

Que l’on vous nomme ici le Job de notre temps.

FLAVIO.

Finis, Crispin, ce bruit ne durera plus guère.

CRISPIN.

Vous ne ressemblez pas à Monsieur votre père.

FLAVIO.

Pourquoi ?

CRISPIN.

Vraiment pourquoi ? ce n’était pas un sot.

FLAVIO.

Que veux-tu dire donc ?

CRISPIN.

Voyez, voyez ce mot : 

Vous verrez en lisant cette lettre importante,

Que vous avez encor dix mille écus de rente ;

Que Monsieur votre père a fait tout son effort

Pour le voir opulent et riche après sa mort.

Comme il l’avait prédit en homme fort habile

Qu’il ferait assommé dans la Guerre Civile,

Dessous le nom d’un autre il sut mettre son bien.

Vous en croirez le sein de votre mère ? Hé bien ?

FLAVIO.

Quoi, Crispin ? J’ai ce bien encore en Italie ?

Il faut y retourner.

CRISPIN.

Si j’en fais la folie...

FLAVIO.

Quoi ? tu n’y voudrais pas revenir avec moi ?

CRISPIN.

Non, ma foi.

FLAVIO.

Pourquoi donc ?

CRISPIN.

Je sais bien le pourquoi.

FLAVIO.

C’est un si beau pays, Crispin.

CRISPIN.

Qu’on m’écartèle,

Si j’y retourne ; allez, je l’ai réchappé belle.

Ils sont Italiens, si j’avais su cela...

Un beau garçon, Monsieur, ne doit point aller-là,

Et vous ne deviez pas m’exposer de la sorte.

Mais c’en est fait enfin, n’en parlons plus, n’importe.

Mon voyage est heureux.

FLAVIO.

Tu le seras aussi.

Le diamant l’as-tu ?

CRISPIN.

Vraiment oui, le voici.

FLAVIO.

Il est fort beau.

CRISPIN.

Gardez que l’on ne vous le happe :

Il est ma foi flambé, si Madame l’attrape.

Elle a déjà mangé votre bien et le sien,

Vous prenez patience, et vous n’en dites rien :

Toujours sa Sainte-Hermine, et cette Sainte-Hélène.

Le mangent avec elle.

FLAVIO.

Elles ont cette peine.

CRISPIN.

Vous devenez, Monsieur, aussi doux qu’un Oison.

FLAVIO.

De tout ce que je fais, Crispin, j’ai ma raison.

Quelle est la tienne toi d’applaudir à ma femme,

Et d’être son flatteur ?

CRISPIN.

Moi, flatteur de Madame !

FLAVIO.

Tu la blâmes assez quand tu parles à moi :

Mais ce n’est plus cela quand elle est devant toi.

CRISPIN.

Je voudrais avoir eu mille coups d’étrivière,

Et que tous les flatteurs fussent dans la rivière

Moi flatteur ! j’ai ma foi, le cœur un peu trop haut :

Je prends vos intérêts contre elle et comme il faut.

Vous venez d’arriver ?

FLAVIO.

Oui.

CRISPIN.

Dites-moi, de grâce,

Quelles gens vous gagez pour voir ce qui se passe.

FLAVIO.

Aymée est espionne, et Colin l’est aussi.

CRISPIN.

Dans cette charge Aymée a toujours réussi ;

Mais Colin est un sot : pourquoi pas la Rivière,

Qui la sert à la Chambre !

FLAVIO.

Il est sur la litière.

CRISPIN.

N’a-t-elle que Colin ?

FLAVIO.

Elle a ses deux laquais ;

Mais, néant, dans sa chambre on ne les voit jamais.

CRISPIN.

Elle souffre Colin ?

FLAVIO.

Elle ? Elle en est bien aise.

CRISPIN.

Oui, car le sot ne sait ni le pair ni la praise.

Le fait-on habiller ?

FLAVIO.

Comme il suit tous ses pas,

Elle veut qu’on l’habille, et je ne le veux pas ;

Car ce n’est pas mon fait, il a trop d’innocence

Pour faire le métier d’Espion.

CRISPIN.

Je le pense :

Vous ne pouviez choisir un plus pauvre animal.

FLAVIO.

Pourtant Aymée et lui ne s’entendent pas mal.

CRISPIN.

Avez-vous appris d’eux déjà quelque nouvelle ?

FLAVIO.

Non, je viens d’arriver ; tous deux sont avec elle.

Je vais souper, tantôt nous les ferons jaser.

CRISPIN.

C’est fort bien fait, pour moi je me vais reposer.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

UN COLIN, AYMÉE

 

COLIN.

Un Carrosse est là-bas qui demande Madame.

AYMÉE.

Un Carrosse, innocent ? Est-ce un homme ? une femme ?

COLIN.

Non, on la vient querir pour le bal d’à-ce soir ;

C’est Monsieur du Boccage et Monsieur du Manoir.

AYMÉE.

Quoi, viennent-ils déjà pour nous rompre la tête ?

Ils n’ont qu’à s’en aller, Madame n’est pas prête.

 

 

Scène II

 

DU MANOIR, DU BOCCAGE, AYMÉE, COLIN

 

AYMÉE.

Vous venez justement pour me faire gronder.

DU BOCCAGE.

Nous ! pour quelle raison ?

AYMÉE.

Faut-il le demander ?

Dès qu’elle vous verra, le chagrin la va prendre,

Car elle n’est pas prête.

DU MANOIR.

Allons au Bal l’attendre,

AYMÉE.

Hé ! quelle heure est-il donc ?

DU MANOIR.

Il est l’heure du Bal,

À ma montre du moins.

AYMÉE.

Votre montre va mal.

DU MANOIR.

Le Bal doit commencer à dix heures, Mamie.

AYMÉE.

Oui-da, mais il n’est pas neuf heures et demie.

DU MANOIR.

Il est dix heures, va, le Bal est commencé.

AYMÉE.

Et bien, courez devant si vous êtes pressé.

COLIN, à du Manoir.

Monsieur, Monsieur est là, dans sa chambre ici proche.

DU MANOIR, à du Boccage.

Ce sont trois cents Louis qui nous viennent en poche ;

C’est lui qui paye tout.

DU BOCCAGE.

De quand est-il ici ?

DU MANOIR.

Le veux-tu voir ?

DU BOCCAGE.

Nenni.

DU MANOIR.

Sortons donc le voici.

 

 

Scène III

 

FLAVIO, CRISPIN, COLIN

 

FLAVIO.

Colin, que fait ma femme ?

COLIN.

Hé, Monsieur, on l’habille.

FLAVIO.

À dix heures du soir ! Madame est bien gentille.

Et qu’a-t-elle donc fait ? Réponds donc : Es-tu sourd ?

COLIN.

Deux Messieurs ont joué sur son lit tout le jour.

CRISPIN.

Sur son lit.

FLAVIO.

À quel jeu ? Veux-tu me satisfaire ?

COLIN.

Ils ont joué tous trois à leur jeu d’ordinaire...

FLAVIO.

Et quel est donc ce jeu ?

CRISPIN.

Ce jeu là me fait peur.

FLAVIO.

À quel jeu donc, fripon ?

COLIN.

À la bête, Monsieur.

FLAVIO.

Est-ce que tu cherchais le nom ?

CRISPIN.

Ah ! je respire.

COLIN.

Non, je le savais bien, mais je ne l’osais dire.

FLAVIO.

Diable soit de la bête et du sot animal.

CRISPIN.

La bête vous a fait plus de peur que de mal.

FLAVIO.

Quand ont-ils quitté jeu ?

COLIN.

Plutôt qu’à l’ordinaire,

À cause qu’à ce soir Madame avait affaire.

FLAVIO.

Sont-ils tous deux sortis ?

COLIN.

Oui, Monsieur, tristement ;

Car Madame s’est fait donner un lavement,

Et tous deux y voulaient lui voir donner, je pense :

All’ n’a jamais voulu le prendre en leur présence,

CRISPIN.

Elle a tort.

COLIN.

Ils voulaient lui donner tout de bon,

Car par force ils avaient déjà pris le canon.

CRISPIN.

La peste !

COLIN.

All’ s’est levée, all’ s’est contre eux fâchée,

All’ les a fait sortir, après all’ s’est couchée.

FLAVIO.

L’a-t-elle pris enfin ?

COLIN.

Oui, Monsieur, et fort bien,

Jusqu’à la moindre goutte, on a répandu rien.

CRISPIN.

Le voyais-tu donner ?

COLIN.

Oui, j’étais tout contre elle.

FLAVIO.

Oui.

COLIN.

J’étais à genoux, je tenais la chandelle.

FLAVIO.

Pourquoi ce lavement ? se trouve-t-elle mal ?

COLIN.

Non, Dieu merci, Monsieur ; c’est pour aller au Bal.

CRISPIN.

Afin de n’avoir pas le teint brouillé.

FLAVIO.

La folle !

COLIN.

Les cousines le font.

FLAVIO.

Elle est en bonne École.

CRISPIN.

La courante à présent ne se danse pas mal ;

Si chaque Dame porte un lavement au Bal.

COLIN.

Aymée au moins, Monsieur, vient de dire à Madame :

Qu’ou venié d’arriver.

FLAVIO.

Hé bien, que dit ma femme ?

COLIN.

Alle dit... la voici.

FLAVIO, à Crispin.

Cache-toi ; tu verras

Son obligeant accueil, puis tu te montreras.

 

 

Scène IV

 

FLAVIE, FLAVIO

 

FLAVIE.

La campagne vous plaît, Monsieur ; j’en suis fort aise,

Et je souhaiterai toujours qu’elle vous plaise.

Mais me laisser six jours, et sans argent encor !

FLAVIO.

Je vous avais laissé quatre cents Louis d’or.

FLAVIE.

C’est pour aller bien loin, vous êtes un brave homme.

Quatre cents Louis d’or ! c’est une belle somme !

Elle a duré deux jours, il faut vous l’avouer :

Ainsi j’allais rester quatre jours sans jouer.

Regardez quel affront ; mais ce qui me console,

Les gens ont bien voulu jouer sur ma parole

Jusqu’à six cents Louis.

FLAVIO.

Les avez-vous perdus ?

FLAVIE.

J’en regagnai trois cents, et je dois le surplus :

Mais ce n’est pas encor ce que je vous yeux dire.

Pourvu que l’on me joue, et que je donne à rire,

Vous êtes satisfait. Où sont ces chevaux gris,

Qu’avant votre départ vous m’aviez tant promis ?

FLAVIO.

Je n’avais point d’argent.

FLAVIE.

Je n’y saurais que faire :

Et que n’en cherchiez-vous ? Est-ce-là mon affaire ?

C’est à vous d’en trouver lorsque j’en ai besoin :

Cependant j’ai reçu par votre peu de soin

Dans le milieu du Cours la plus grande avanie.

Des Dames me voyant, c’est Madame Flavie ;

Elle a, s’écria l’une, encor ses Chevaux noirs ;

Jugez si j’étais lors dans de grands désespoirs.

FLAVIO.

Vous en aurez, il faut laisser passer la Fête :

Ne sortez que les soirs.

FLAVIE.

Vraiment ! vous êtes bête !

Je ne sortirais pas les matins ni les soirs,

Pour tous les biens du monde, avec des chevaux noirs.

Il me ferait beau voir ! Ho bien faites en sorte

Que j’en aie au plutôt, car il faut que je sorte,

Et que je fois au Cours en attelage gris.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, FLAVIO, FLAVIE

 

FLAVIE.

Crispin est de retour ?

CRISPIN.

Ma foi vive Paris.

L’Italie...

FLAVIO.

Admirez la bonté de ma mère !

Voici ce beau dia...

CRISPIN, lui mettant la main sur la bouche.

Monsieur, qu’allez-vous faire ?

FLAVIE.

Pourquoi donc empêcher ton Maître de parler ?

CRISPIN.

C’est un de ses cheveux qui l’allait étrangler.

FLAVIO.

Voilà mon diamant.

FLAVIE.

Ah ! que je suis heureuse.

De semblables Bijoux je suis fort curieuse :

Je vais le mettre en gage.

CRISPIN.

Hé bien ! l’ai-je prédit ?

Il est flambé, Monsieur, je vous l’avais bien dit.

FLAVIE.

Il me faut dès demain trouver huit cents pistoles.

FLAVIO.

Et bien, vous les aurez.

FLAVIE.

Oui, j’aurai des paroles ;

Je vous connais, Monsieur : demain absolument,

Je veux deux Chevaux gris, et je dois de l’argent.

FLAVIO.

Hé pour l’argent du jeu rien ne presse : une excuse...

FLAVIE.

C’est-là le plus pressé ; c’est ce qui vous abuse :

Des dettes l’on s’en rit ; mais rien n’est plus constant,

Que pour l’argent du jeu l’on doit payer comptant :

Crispin, n’est-il pas vrai ?

CRISPIN.

Cela s’en va sans dire :

Pour de l’argent prêté l’on ne s’en fait que rire,

Comme Madame dit ; mais pour l’argent du jeu,

Peste, un banqueroutier ferait digne du feu.

FLAVIE.

Quelle honte de voir qu’un Valet vous confonde,

Et sache mieux que vous comme on vit dans le monde !

Comptons. Trois cents Louis qu’il faut rendre ce soir,

Deux cents pour les chevaux que je prétends avoir,

Ce sont cinq ; et trois cents qu’il faut pour une affaire

Qui va faire grand bruit dans peu, mais qu’il faut taire,

Ce sont huit.

CRISPIN.

Il est vrai.

FLAVIE.

Je compte nettement ;

Ce sont huit cents Louis qu’il me faut.

CRISPIN.

Justement.

FLAVIE.

Je vais au Bal ; j’espère y voir un Gentilhomme,

Qui sur ce Diamant me prêtera ma somme.

CRISPIN.

Comment ! huit cents Louis ! je trouverai dessus,

Dès ce soir, si je veux, quatre ou cinq mille Écus.

FLAVIE.

Pourvu que dès demain j’aie ma somme entière,

Gardez-moi le surplus, j’en puis avoir affaire.

Je vais au Bal, Monsieur ; voilà le diamant

Faites qu’à mon retour on m’ouvre promptement.

Veillez un peu.

FLAVIO.

Je crains que le sommeil m’abatte.

FLAVIE.

Hé, je veille bien moi, qui fuis plus délicate.

Vous êtes fort à plaindre ! Attendez-moi, sur tout.

 

 

Scène VI

 

FLAVIO, CRISPIN

 

FLAVIO.

Il faut patienter, Crispin jusques au bout.

CRISPIN.

Vous avez depuis peu l’humeur bien patiente !

FLAVIO.

Tout ce que veut ma femme il faut que j’y consente.

CRISPIN.

Mais votre patience, est-ce un jeu concerté ?

Car vous êtes jaloux, vous êtes emporté ;

Pardonnez, vous m’avez permis de vous tout dire,

Et même protesté de n’en faire que rire :

Cependant, plus Madame a de mépris pour vous,

Plus elle vous maltraite, et plus vous êtes doux.

FLAVIO.

C’est pour mieux me venger ; Oui, Crispin, je hasarde

À souffrir, s’il le faut, jusques à la nasarde :

Je vais plus que jamais, encor quelque moment,

Paraître à tous sans cœur, et sans ressentiment.

Mais dans peu tu verras de quel air je me venge.

CRISPIN, à part.

Il serait un Cocu bien digne de louange !

FLAVIO.

Tout ce que j’ai souffert sera même estimé,

Et l’on approuvera ce qu’on avait blâmé.

CRISPIN.

Si par-là vous avez beaucoup de renommée,

Je serai fort trompé, Monsieur.

 

 

Scène VII

 

AYMÉE, FLAVIO, CRISPIN

 

FLAVIO

Hé bien, Aymée ;

Qu’a fait ici ma femme ? Instruis-nous-en un peu.

AYMÉE.

Elle a, par ma foi, fait grande chère et beau feu :

Elle a mis ses pendants et ses perles en gage ;

Car Monsieur du Manoir et Monsieur du Boccage

Ont gagné son argent : Ce sont ces deux joueurs

L’on me dit l’autre jour que c’étaient des Pipeurs,

Des gens qui font des tours de brelique et breloque :

Je l’ai dit à Madame, et Madame s’en moque.

Ils sont, dit-elle, heureux, mais ils n’ont pas de sens,

Et je n’ai jamais vu de pareils innocents :

Mon argent racquitté, j’aurais, je le proteste,

Honte de les gagner ; c’est un vol manifeste :

Et presqu’à tous les jeux ce ne sont que des sots

Dit-elle : Elle a raison, ils disent de bons mots,

Quand ils sont hors du jeu ; mais au jeu, je vous jure

Que rien n’est si plaisant que de voir leur figure.

FLAVIO.

Ils gagnent cependant.

AYMÉE.

Mais si grossièrement,

Qu’il faut crever de rire en perdant son argent.

CRISPIN.

Changent-ils fort souvent de jeux de Carte ?

AYMÉE.

Voire ;

Ils ne joueraient que d’un si l’on les voulait croire ;

Madame voit cela, qui se tient les côtés,

Et rit de tout son cœur de voir ces hébétés.

Elle se plait si fort à voir tant d’innocence,

Qu’elle a joué dix fois d’un jeu par complaisance :

Les cartes seulement ils ne les battent pas,

Et leurs grossières mains les mettent en un tas.

Rien n’est si ridicule au jeu que leur manière ;

Et pour les achever, ils font courts de visière :

Ils regardent tous deux les Cartes de si près,

Qu’il semble que pour rire ils le fassent exprès :

Les Cartes dans leurs mains font d’abord corrompues ;

Quand on vient à couper elles sont si bossues

Que je crois qu’un bateau passerait au milieu.

Cela fait comme un Pont.

CRISPIN.

Quels aigres-fins ! Tudieu !

AYMÉE.

Je vous dis, rien n’est bon comme leur innocence.

CRISPIN.

Madame rit donc bien ?

AYMÉE.

Elle rit d’importance.

FLAVIO.

Et perd-elle beaucoup avec ces innocents ?

AYMÉE.

Elle dit qu’elle perd plus de huit mille francs.

FLAVIO.

Et n’ont ils rien gagné que cela ?

AYMÉE.

Non sans doute.

C’est bien assez, je crois.

FLAVIO.

M’entends-tu bien ? Écoute : 

N’ont-ils point obtenu...

AYMÉE.

Quoi donc ?

FLAVIO.

Quelque faveur ?

Car je veux tout savoir.

AYMÉE.

Je ne vous entends point.

Expliquez-vous, Monsieur.

CRISPIN.

Tu ne le peux comprendre ;

Monsieur voudrait savoir ce qu’il craint fort d’apprendre.

AYMÉE.

Ha, ha, je vous entends. Ho, non, assurément,

Tous deux n’en ont jamais voulu qu’à ton argent.

CRISPIN.

Ah les honnêtes gens ! qu’ils ont une belle âme !

Car ils n’en veulent point à l’honneur de Madame.

C’est bien injustement qu’on va les soupçonner ;

Ils n’ont autre dessein que de vous ruiner.

Voilà d’honnêtes gens !

AYMÉE.

Madame Sainte-Hermine

Est, comme vous savez, son aimable cousine,

Qui vient souvent ici.

FLAVIO.

N’y vient-il pas toujours,

L’autre sœur Sainte-Hélène ?

AYMÉE.

Elle y vient tous les jours :

L’une est la Favorite, et l’autre sa Fidèle.

Madame Amynthe y vient encor.

FLAVIO.

Mais où va-t-elle ?

AYMÉE.

Dame, ou va-t-elle ? C’est ce que je ne sais pas,

Colin, votre idiot, est toujours sur ses pas :

Je vois ce qu’elle fait ici, j’y suis présente ;

Mais je n’y vois plus goutte alors qu’elle est absente.

FLAVIO.

Je trouve en te payant tes soins bien épargnés.

AYMÉE.

Ma foi ! vos trois cents francs font assez bien gagnés.

FLAVIO.

Hé, que ne la suis-tu ?

AYMÉE.

Vous me la baillez belle !

Hé, veut-elle de moi ni de sa Demoiselle,

Pour la suivre jamais ? Joint qu’elle n’a que moi :

Depuis tantôt un mois vous le savez, je crois,

Je suis femme de Chambre, et je suis Demoiselle.

Parle-t-elle à quelqu’un soit mâle, soit femelle,

J’écoute, et vois si c’est ou pour mal, ou pour bien :

Bref, je fais tout ici, j’ai du mal comme un chien ;

Je passe sans manger les jours que j’espionne ;

Et l’on me plaint encor trois cents francs qu’on donne !

FLAVIO.

Je ne te les plains pas, va, tu les gagnes bien.-

AYMÉE.

Je le crois, Dieu le sait si je vous cèle rien.

CRISPIN.

Ne pleure point. Monsieur, Aymée est fort fidèle.

AYMÉE.

Madame ne fait rien que je ne sois près d’elle.

Et Monsieur a grand tort de me traiter ainsi.

Elle rentre.

CRISPIN.

Mais Colin l’a laissée au Bal, car le voici.

 

 

Scène VIII

 

COLIN, FLAVIO, CRISPIN

 

FLAVIO.

L’as-tu laissée au Bal ?

COLIN.

Oui, Monsieur, alle danse.

FLAVIO.

A-t-elle été souvent dehors en mon absence ?

COLIN.

All’ a, je pense, été quatre ou cinq fois aux champs.

FLAVIO.

Oui. Quels ont été là ses divertissements ?

Et qui sont tous les gens qui composent sa suite ?

COLIN.

Ses Joueurs, sa Fidèle, avec sa Favorite ;

Et puis Madame Amynthe : Ils ne la quittent pas.

FLAVIO.

Que font-ils tous aux champs ?

COLIN.

Ils font de bons repas.

FLAVIO.

Où vont-ils ?

COLIN.

À Boulogne, à Montrouge, à Vincennes.

FLAVIO.

Qui paye partout là ?

COLIN.

Madame en prend la peine.

CRISPIN.

Madame a du courage, on ne le dirait pas,

Car l’on fatigue fort à payer des repas.

L’on n’en voit presque plus prendre toutes ces peines,

De ces courageux-là j’en savais deux douzaines ;

Mais tous sont devenus si lourds, si paresseux,

Qu’ils ne mangent plus rien qu’on ne paye pour eux.

Aussi ne sont-ce plus mes gens, et leur présence...

FLAVIO.

De quoi sert tout cela ? Donné-nous patience.

Revient-elle fort tard ?

COLIN.

Non, Monsieur, à minuit.

Alle revient plus tard quand la Lune reluit.

FLAVIO.

Découche-t-elle point ?

COLIN.

Alle fut à Surene ;

Mais alle y...

FLAVIO.

Qu’y fit-elle ? Il me met à la gêne.

COLIN.

Cela vous va fâcher, car cela me fâchi.

FLAVIO.

Point. Qu’y fit-elle ? dis.

COLIN.

Monsieur, all’ y couchi.

FLAVIO.

Ma femme couche aux champs ? Et chez qui coucha-t-elle ?

COLIN.

Dame je n’en sais rien, all’ me la bailli-belle,

All’ me joui d’un tour que je ne croyais pas.

FLAVIO.

T’ai-je pas défendu de la quitter d’un pas ?

COLIN.

Mais, Monsieur, aussitôt qu’alle fut en carrosse ;

Alle m’envoyi voir qui prêchait à Saint Josse.

Personne n’y prêchi ; mais je fus bien camus,

Car quand je retourni je ne la trouvi plus.

FLAVIO.

Les joueurs en étaient ?

COLIN.

Non.

CRISPIN.

Ce sont des fins merles ?

On ne t’éloignait pas pour enfiler des perles ?

COLIN.

Hô non, car son collier on l’avait renfilé

D’une corde à boyau, mais il s’en est allé ;

Un Cuisinier le garde, alle l’a mis en gage,

Avec ses Pend’oreilles ; all’ en a de louage.

FLAVIO.

Ma femme découcher ! Demandons s’il sait bien...

CRISPIN.

Vous n’en savez que trop, ne demandez plus rien.

FLAVIO.

Quel jour était-ce encor ?

COLIN.

C’était l’autre semaine.

CRISPIN.

Hô, pour le jour, Monsieur, n’en soyez point en peine ;

Si Madame a poussé les affaires à bout,

Vous en devez avoir senti le contrecoup.

FLAVIO.

Méchant bouffon, tais-toi, Dis-nous quel jour ma femme...

CRISPIN.

Vous l’avez su, Monsieur, aussitôt que Madame ;

Et si les cornes font, comme on le peut penser,

 Plus de mal à sortir que les dents à percer,

Sans doute vous devez, sans faire d’autre enquête,

Avoir eu ce jour-là grande douleur de tête.

FLAVIO.

Mais Crispin, cesse un peu, l’on est chagrin moins.

De ce qu’elle a fait-là, n’aurai-je aucuns témoins ?

Était-ce son Carrosse ?

COLIN.

Hô non, c’était un Fiacre.

FLAVIO.

Comment était vêtu le Cocher ?

COLIN.

Comme un poacre.

CRISPIN.

Comme ils sont tous.

FLAVIO.

Quoi seule en ce Carrosse ?

COLIN.

Non.

On la vint prendre.

FLAVIO.

Qui ?

COLIN.

Madame Lisimon.

FLAVIO.

Madame Lisimon est vertueuse et sage,

Et j’aurais tort, Crispin, d’en prendre aucun ombrage :

Son amour pour ma femme est plein d’honnêteté.

CRISPIN.

L’honneur de femme à femme est fort en sûreté.

FLAVIO.

Le Bal va-t-il finir ?

COLIN.

Hé, Monsieur ! il commence.

FLAVIO.

Ma femme viendra donc fort tard ?

COLIN.

Hô, je le pense.

FLAVIO.

Va l’attendre.

CRISPIN.

Il pourra l’attendre jusqu’au jour.

FLAVIO.

Crispin, allons dormir attendant son retour.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FLAVIO, CRISPIN

 

FLAVIO.

Tu vois bien qu’en dormant, Crispin, la nuit se passe.

CRISPIN.

Je sens de plus, Monsieur, que le sommeil délasse.

FLAVIO.

Ma femme n’être pas encore de retour !

CRISPIN.

L’on court en ce temps-ci le Bal jusques au jour.

FLAVIO.

Mais que faire ici donc attendant qu’elle vienne ?

CRISPIN.

Vous souffrirez, Monsieur, que je vous entretienne :

Si jusqu’à son retour il faut attendre ici,

Qu’y faire que causer ? Causons donc.

FLAVIO.

Qu’est-ce-ci ?

Elle, courir le Bal ! Ce n’est pas-là la cause.

CRISPIN.

Par ma foi, mon Monsieur, elle court autre chose ;

Et je me doute ici de ce que l’on peut voir.

FLAVIO.

De quoi te doutes-tu ? Dis, je le veux savoir ;

Et devant qu’il soit nuit, quelque prix qu’il m’en coute.

CRISPIN.

Ne vous doutez-vous point de ce que je me doute ?

FLAVIO.

Non.

CRISPIN.

Non ; Madame joue ! elle a joué si bien,

Qu’elle a, ma foi, joué votre honneur et le sien,

FLAVIO.

Ah !

CRISPIN.

Ah ! je le veux bien, Monsieur, elle est fort sage ;

Mais si je l’entreprends avecque mon visage,

Quelques Louis en main, et l’habit d’un Marquis,

Je suis fort assuré que son cœur m’est acquis.

FLAVIO.

Tu prétends donc, Crispin, lui donner dans la vue ?

CRISPIN.

Je passe pour avoir moins d’esprit qu’une grue ;

Mais je vais vous montrer d’un art ingénieux,

Qu’elle se prend par l’or, et non pas par les yeux.

FLAVIO.

Je te fournirai l’or.

CRISPIN.

Bon ; vous lui ferez rendre,

Car je suis assuré que je lui ferai prendre :

Après que j’aurai fait ce que font les Amants,

C’est à dire, pouffé tous les beaux sentiments,

Je toucherai tout franc dessus la grosse corde ;

Et si je fais si bien, Monsieur, qu’elle m’accorde...

Enfin... vous m’entendez, qu’elle m’accorde tout,

Je ne pousserai point les affaires à bout.

Ne craignez rien.

FLAVIO.

Hô non.

CRISPIN.

Ce sont biens qui sont vôtres : 

Je n’ai garde d’aller faire comme les autres :

Fais pour ces choses-là plus de respect pour vous.

Je lui veux envoyer d’abord un biller doux ;

Après, la Fripperie est un lieu fort commode,

Pour trouver promptement un habit à la mode.

FLAVIO.

L’on les donnait jadis tous aux Comédiens...

CRISPIN.

Bon ! C’était donc du temps des Nécromanciens.

FLAVIO.

Du temps de Modory, du temps de Bellerose.

CRISPIN.

Fi, c’était du vieux temps. Ah ! c’est bien autre chose !

Paris est tout changé, la langue l’est aussi.

Vous savez bien qu’on a retranché grand-merci,

Et je vous remercie.

FLAVIO.

On ne s’en sert plus guère.

CRISPIN.

Ce sont cinq ou six mots dont on n’a plus que faire.

FLAVIO.

Quand on donne pourtant, ces mots-là servent bien.

CRISPIN.

Mais ils ne servent plus, car on ne donne rien.

Dans Paris à présent, qu’on donne ou qu’on demande,

 Ou l’on est prisonnier, où l’on paye l’amende.

Sans cet ordre chacun ne faisait que donner ;

Les petits et les grands s’allaient tous ruiner.

FLAVIO.

La Police à Paris est belle, je l’avoue.

CRISPIN.

L’on n’y voit plus ni duels, ni vols, ni gueux, ni boue 

Mais je pense, selon mon petit jugement,

Que cela ne s’est fait que par enchantement :

L’on va même, dit-on, empêcher qu’il n’y pleuve.

FLAVIO.

Bon, bon.

CRISPIN.

L’Hiver prochain vous en verrez l’épreuve.

FLAVIO.

Quoi ! l’on peut empêcher qu’il ne pleuve à Paris !

CRISPIN.

Un diable ingénieur l’a, dit-on, entrepris.

C’est qu’on veut retrancher les choses inutiles :

De quoi diable sert-il qu’il pleuve dans les Villes !

On veut rendre Paris propre et sec en tout temps,

Et faire quant il pleut qu’il ne pleuve qu’aux champs.

FLAVIO.

Si nous voyons cela nous verrons un prodige.

CRISPIN.

Avant qu’il soit un an vous le verrez, vous dis-je.

FLAVIO.

Cela ne se peut pas.

CRISPIN.

Non ?

FLAVIO.

Assurément.

CRISPIN.

Non !

Moi qui vous parle, moi, j’ai vu dans Trianon ;

Quand le froid rendait l’eau plus dure que le marbre,

Les parterres fleuris, et les fruits dessus l’arbre.

Un diable Jardinier et goutteux, en tous temps,

Des plus rudes hivers faisait-là des printemps.

FLAVIO.

Comment parer le vent, et la pluie, et la grêle ?

CRISPIN.

Tout ne se peut-il pas quand le diable s’en mêle ?

Mais Versailles, le Louvre, et ces grands bâtiments,

Tout cela ne se fait que par enchantements.

Croyez-vous que ce soit de véritable pierre ?

De la pierre qui vient du ventre de la terre ?

FLAVIO.

Oui, qu’on polit en marbre, et que l’on adoucit.

CRISPIN.

Ce n’est que du carton que le diable endurcit :

Verrait-on en trois ans une ville bâtie,

Si les démons n’étaient un peu de la partie ?

FLAVIO.

N’est vrai que jamais on n’a vu rien d’égal.

CRISPIN.

Un démon Architecte a fait l’Arc Triomphal.

N’avez-vous point entré dans la Salle enchantée,

Qui fut l’hiver passé des démons habitée ?

FLAVIO.

La Salle des Ballets ? Elle charme en effet.

CRISPIN.

Ce n’est rien, il faut voir ce que le Diable y fait :

J’y vis...

FLAVIO.

Tes visions font toujours de la sorte.

CRISPIN.

Si ce sont visions que le Diable m’emporte...

J’y vis sans m’effrayer le Ciel et les Enfers,

Les Diables et les Dieux, et les Monts et les Mers,

Des Palais enchantés, des Déserts effroyables :

J’y vis faire aux Démons des postures de Diables :

Dix millions de gens en furent tous charmés ;

Et je n’ai jamais vu des Diables plus aimés.

Puis après, chaque Dieu qui venait à la ronde,

Avait dedans le ciel le plus beau train du monde.

FLAVIO.

Tais-toi.

CRISPIN.

Votre chagrin la fera-t-il venir ?

Je fais ce que je puis pour vous entretenir.

Monsieur, parlons encor de Paris, je vous prie.

Paris, je suis badaud, Monsieur, c’est ma patrie.

Ces lanternes, le soir mises de pas en pas,

Font qu’en marchant. nos yeux ne servent presque pas,

Tant il fait jour la nuit dans la plus noire rue ;

 L’on n’entend plus crier, aux voleurs, tue, tue.

 

 

Scène II

 

DAME ANNE, effrayée, AYMÉE, toute éperdue, FLAVIO, CRISPIN

 

DAME ANNE.

Miséricorde, hélas ! aux voleurs, aux voleurs.

AYMÉE.

Aux voleurs. Qu’est-ce donc, Dame Anne ?

DAME ANNE.

Je me meurs.

Le malheureux Crispin assassine son Maître.

CRISPIN.

Qui, moi ?

AYMÉE.

Fermez la porte, il faut prendre le traître :

Au voleur.

CRISPIN, se moquant d’elle.

Au voleur.

DAME ANNE.

Hélas ! secourez-nous.

CRISPIN.

À qui diable en ont donc ces folles et ces fous ?

FLAVIO.

Mais qui provoque donc toute cette crierie ?

AYMÉE.

Pour moi, je n’en sais rien, c’est Dame Anne qui crie.

DAME ANNE.

Moi ! quand j’ai vu Crispin, et crier au voleur,

J’ai cru sincèrement qu’il égorgeait Monsieur.

CRISPIN.

Pourquoi croire cela, chienne de cuisinière ?

Je faisais un récit.

FLAVIO.

Sortez.

CRISPIN.

Ah la sorcière !

La carogne a, je crois, perdu le jugement.

FLAVIO.

Ton récit se pouvait faire plus doucement.

Ma femme ne peut plus guère tarder, je pense.

CRISPIN.

L’on se divertit plus ici qu’en lieu de France.

FLAVIO.

Paris est le séjour des jeux et des amours ;

Mais les femmes, Crispin, y font d’étranges tours.

CRISPIN.

Oui, la votre surtout.

FLAVIO.

Je n’en fais point de doute ;

Quand un homme est bien fait je crois qu’elle l’écoute.

Mais...

CRISPIN.

Mais vous allez voir par mon déguisement,

Qu’elle écoute un magot quand il a de l’argent.

FLAVIO.

Elle te connaîtra.

CRISPIN.

Comme je prétends être,

Je le donne à ma mère à me pouvoir connaître.

Vous nous observerez ; mais ne vous montrez pas

Je mettrai sa fierté furieusement bas.

Pour en venir à bout je mets tout en pratique,

Et je vais déployer toute ma Rhétorique.

Elle succombera, mais ne vous effrayez

Qu’alors que vous verrez votre tête à vos pieds,

Que lors que vous verrez comme une chose claire,

Qu’il ne tient plus qu’à moi de conclure l’affaire.

FLAVIO.

Je consens à gouter ce divertissement,

Pour te faire sortir de ton aveuglement ;

Et pour te faire voir par ton expérience,

Que ma femme est coquette, et que c’est tout, je pense.

On frappe.

CRISPIN.

Vous verrez, vous verrez, Monsieur, je ne dis mot ;

Je crois qu’un de nous deux sera ce soir bien sot.

FLAVIO.

On frappe assurément, voici notre coureuse,

Regarde.

CRISPIN.

Oui, c’est elle, et sa bande joyeuse ;

Les cousines y sont, et les Pipeurs, je crois.

Ils sont en bonne humeur.

FLAVIO.

Tant mieux : retire toi :

Ils croiront être seuls, ne parais point pour cause.

Moi feignant de dormir, j’apprendrai quelque chose.

Flavio se va asseoir sur un siège, où il fait semblant, de dormir.

 

 

Scène III

 

FLAVIE, SAINTE HERMINE, SAINTE HÉLÈNE, AMINTHE, DU MANOIR, DU BOCCAGE, FLAVIO

 

FLAVIE.

Ah, la sotte guenon que la Reine du Bal !

AMINTHE.

Et son grand mal bâti d’Amant ?

SAINTE HERMINE.

Ah ! l’animal !

SAINTE HÉLÈNE.

Quel est-il ?

FLAVIE.

Je n’ai pas l’honneur de le connaître.

SAINTE HERMINE.

Il a l’air d’un laquais dans l’habit de son Maître.

FLAVIE.

Ma Fidèle a raison, elle le peint fort bien ;

Un Laquais revêtu.

SAINTE HÉLÈNE.

Mais vous ne dites rien,

De cette noire peau dedans son habit jaune ?

Et tout son ruban jaune encor large d’un aune ?

FLAVIE.

La Taupe se croyait la mieux mise du Bal.

SAINTE HÉLÈNE.

Et la plus belle aussi.

FLAVIE

Le jaune lui va mal :

Quand je vis tout ce jaune à la noire Coquette,

Je crus voir un charbon dedans une omelette.

DU BOCCAGE, entendant ronfler Flavio.

Mais, s’il vous plaît, quel est cet honnête ronflant ?

FLAVIE.

C’est Monsieur mon mari qui dort en m’attendant.

DU MANOIR.

Il faut que le bon homme ait peu de feux dans l’âme,

Pour dormir attendant une si belle femme.

FLAVIE,

Mon mari me viendrait caresser ! son abord

M’est une vision qui me blesse si fort,

Que je n’en conçois, point qui me soit plus horrible.

SAINTE HÉLÈNE.

Elle est fort dégoutante.

FLAVIE.

Enfin elle est terrible.

SAINTE HÉLÈNE.

Cependant, hier Nison disait, j’en ai bien ri,

Qu’elle fut amoureuse un mois de son mari.

FLAVIE.

Tout de bon ? Vous raillez.

AMINTHE.

Ha ! rien n’est plus étrange.

DU MANOIR.

Mais un mari bien fait encore ?

FLAVIE.

Fut-ce un Ange,

Un Narcisse en beauté, je soutiendrai toujours

Qu’on ne peut pas aimer son mari quinze jours.

SAINTE HÉLÈNE.

Vraiment, c’est tout au plus.

SAINTE HERMINE.

Quinze jours ! que je meure

Si j’ai jamais aimé mon mari plus d’une heure.

DU BOCCAGE.

C’est assez.

DU MANOIR.

Celui-ci ronfle comme un cheval,

Madame, un Camouflet nous ferait un régal.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, SAINTE HERMINE FLAVIE, SAINTE HÉLÈNE, AMINTHE, DU BOCCAGE, DU MANOIR, FLAVIO

 

FLAVIE.

Crispin.

CRISPIN.

Madame.

FLAVIE.

Hé bien l’affaire est-elle faite ?

CRISPIN.

Oui, Madame, et dans peu vous ferez satisfaite.

FLAVIE.

C’est assez.

DU BOCCAGE.

Ce garçon paraît fort ingénu :

Je l’ai vu quelque part.

FLAVIE.

Il vous est inconnu.

DU MANOIR.

Quel est-il ?

FLAVIE.

C’est Crispin, un rare personnage,

Un flatteur éternel, un complaisant à gage :

Je change exprès d’avis dix fois en un moment,

Et dix fois le flatteur est de mon sentiment.

En voulez-vous avoir le plaisir tout à l’heure ?

DU MANOIR.

Volontiers, rappelez-le. Est-ce ici qu’il demeure ?

FLAVIE.

Il est à mon mari : c’est son sur-Intendant,

Son conseil, et son tout, mais un fou cependant

Qui s’empresse pour rien, et fait le nécessaire.

Crispin.

DU BOCCAGE.

Il n’entend pas.

FLAVIE.

Il vient, laissez-moi faire.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, FLAVIE, SAINTE HERMINE, SAINTE HÉLÈNE, AMINTHE, DU BOCCAGE, DU MANOIR, FLAVIO, DOCILE

 

FLAVIE.

Vois-tu ton Maître-là qui dort comme un Valet.

Mériterait-il pas, Crispin, un camouflet ?

CRISPIN.

Oui, ma foi.

FLAVIE.

Par plaisir je veux que l’on lui donne ;

Divertissons-nous-en.

CRISPIN.

La pièce fera bonne.

FLAVIE.

Lui-même il en rira, je crois, comme un perdu.

CRISPIN.

S’il n’en rit le premier je veux être pendu.

FLAVIE

Non, ne lui donnons point, je crains qu’il ne s’emporte.

CRISPIN.

On souffre rarement un affront de la sorte.

FLAVIE.

Sans doute et j’essuierais d’abord tout son courroux.

CRISPIN.

Il se réveillerait enragé contre vous.

FLAVIE.

Je rêve ; mon mari n’a point l’âme assez basse

Pour prendre un camouflet de si mauvaise grâce.

DU BOCCAGE.

Ce n’est qu’une fumée, et qui ne dure pas.

FLAVIE.

Il n’est tien plus galant.

CRISPIN.

Surtout dans les jours gras.

FLAVIE.

Il en rira, Crispin, donnons-lui sans scrupule.

CRISPIN.

S’il n’en crevait de rire, il serait ridicule.

DU MANOIR.

Ce papier-ci, je crois, ne fera pas mauvais.

SAINTE HERMINE.

Les savez-vous donner ?

DU MANOIR.

J’en donne à mes Laquais.

FLAVIE.

Cachons donc les Flambeaux, il ne verra personne,

S’il s’éveille du moins, ni celui qui lui donne.

SAINTE HÉLÈNE.

Que chacun gagne au pied.

DU BOCCAGE.

L’on se retirera.

SAINTE HERMINE.

Nous lui verrons donner, et puis chacun fuira.

FLAVIE.

Ma Favorite, au moins, à ce soir la partie ;

Ma Fidèle le sait.

SAINTE HÉLÈNE.

Oui, j’en suis avertie.

FLAVIE.

Ma bonne le sait.

AMINTHE.

Oui.

FLAVIE.

Donnez le Camouflet.

DU MANOIR.

Cachez donc le Flambeau. La peste, quel soufflet !

 

 

Scène VI

 

FLAVIE, FLAVIO, CRISPIN, AYMÉE

 

FLAVIE.

Vous dormiez.

FLAVIO.

Je dormais, et de la bonne sorte.

FLAVIE.

Qui s’attendrait à vous coucherait à la porte.

FLAVIO.

Le sommeil a vaincu mon assiduité.

FLAVIE.

C’est bien dit. Mon argent me l’a-t-on apporté ?

FLAVIO.

Dans une heure il sera dessus votre Toilette.

FLAVIE.

Que l’on n’y manque pas au moins.

FLAVIO.

La chose est faite.

FLAVIE.

Car je ne veux dormir que jusques à midi.

J’ai des affaires.

FLAVIO.

Bien.

FLAVIE.

Mais n’est-il pas Jeudi ?

FLAVIO.

Oui.

FLAVIE.

Que l’on se retire, allons donc, qu’on me couche.

 

 

Scène VII

 

FLAVIO, CRISPIN

 

CRISPIN.

Vous en venez d’avoir une assez rude touche.

FLAVIO.

J’ai je l’avoue, été surpris du camoufler.

CRISPIN.

Le souffleur en remporte un assez grand soufflet.

FLAVIO.

Je ne sais pas comment j’ai retenu ma rage.

CRISPIN.

Il est vrai qu’on ne peut en souffrir davantage.

FLAVIO.

Je me vengerai : songe à ton déguisement.

CRISPIN.

Je vais pousser Madame, et vigoureusement.

FLAVIO.

Elle est impertinente, et coquette, et joueuse :

Avec tous ces défauts, je la crois vertueuse.

Mais je veux des Pipeurs ravoir tout mon argent :

Si ma Femme vouloit, dessus son diamant

Elle en emprunterait sept ou huit cents pistoles,

Pour jouer avec eux, et je prendrais mes drôles.

J’irai tantôt la voir exprès pour ce sujet,

Et ferai, si je puis, réussir mon projet.

CRISPIN.

Pour avoir des Pipeurs son argent, ou le vôtre,

Ce piège est bien grossier.

FLAVIO.

J’en retiendrai quelque autre,

Où quelques fins qu’ils soient ils tomberont, je crois.

Quand tu seras vêtu, Crispin, avertis-moi.

CRISPIN, seul.

Il faut un billet doux : comment diable le faire ?

Le plus court est, je crois, d’aller chez un Notaire.

Mais on dit que l’amour fait avoir de l’esprit ;

Si j’étais amoureux, je ferais cet écrit :

Que je le sois ou non, allons, je le veux faire ;

Je le ferai peut-être aussi-bien qu’un Notaire.

Pour l’habit, s’il est riche, on me le louera bien,

Habillons-nous de deuil, cela ne coute rien.

Le Crêpe neuf est cher, il irait trop du nôtre

Le Crêpe repassé bouffe encor plus que l’autre :

Je ferai mieux, allons mettre ce noir atour ?

Et comme un galant homme allons faire l’amour.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AYMÉE, FLAVIO

 

AYMÉE.

C’était, ce disiez-vous, des fripons, et des gueux :

Madame a toujours eu bonne opinion d’eux.

FLAVIO.

Leur procédé, sans doute, est tout-à-fait honnête,

Va le dire à ma femme, afin qu’elle s’apprête

Puisqu’ils viennent jouer, à les bien recevoir :

Et moi, de mon côté, je ferai mon devoir.

 

 

Scène II

 

COLIN, FLAVIO

 

COLIN.

Tous ces porteux sont-là, Monsieur, avec leur corde

Pour lié les Joueurs, et sans miséricorde.

FLAVIO.

Ils n’exécuteront que mon commandement.

COLIN.

Quoi ! parce qu’ils voulaient donner ce lavement

Hier au soir à Madame, êtes-vous en colère ?

Si Madame est fâchée, all’ ne l’est, pargué, guère,

Car ils s’en vont venir.

FLAVIO.

Paix, les voici déjà.

COLIN.

Ils viennent pour jouer, mais ils ne joueront ja.

 

 

Scène III

 

DU BOCCAGE, DU MANOIR, FLAVIO

 

DU MANOIR.

Ah ! Seigneur Flavio !

FLAVIO.

Du meilleur de mon âme

Je vous suis...

DU MANOIR.

Nous venons divertir votre femme.

Le voulez-vous pas bien ?

FLAVIO.

Ah Messieurs ! trop d’honneur :

Je ne suis rien ici que votre serviteur ;

Et comme moi, ma femme est fort votre servante.

DU BOCCAGE.

Nous lui jouons beau jeu, du moins.

FLAVIO.

Elle est contente.

DU MANOIR.

Mais elle nous attend pour jouer avec nous.

FLAVIO.

Je suis de la partie.

DU BOCCAGE.

Oui ?

FLAVIO.

Je vais avec vous.

 

 

Scène IV

 

FLAVIE, AYMÉE

 

FLAVIE.

Ce sont eux.

AYMÉE.

Direz-vous qu’ils n’ont que des paroles ?

FLAVIE.

Ils ont pris devant toi chacun huit cents pistoles.

AYMÉE.

Oui, Madame, et m’ayant rendu le diamant,

Ta Maîtresse devait en user autrement,

M’ont-ils dit en riant ; elle nous doit connaître.

Elle prétend par-là nous éprouver, peut-être.

Dis-lui que nous jouerons contre elle incessamment ;

Que sa parole vaut plus que son diamant,

Que nous ne sommes pas gens à prêter sur gage ;

Que nous ne voulons pas retarder davantage,

Et que dans ce moment tous deux allons partir,

Avec dessein formé de la bien divertir,

Et lui faire offre encor de seize cents pistoles.

Ce sont-là des effets, et non pas des paroles.

Vous les venez de voir entrer présentement.

FLAVIE.

Je m’en vais les trouver dans un petit moment.

Viens-t’en me rattacher les rubans de ma tête.

AYMÉE.

Le cheval de Monsieur n’est pourtant qu’une bête

Madame,

FLAVIE.

Il va crever d’un si beau procédé.

AYMÉE.

Tantôt en parlant d’eux, si je n’avais cédé

Je crois qu’il m’eut battue à la fin.

FLAVIE.

Quelle joie

J’aurai de le confondre ! Il faut que je le voie,

Pour lui chanter la gamme ; et devant ces Messieurs,

Qu’il a toujours traités de Filous, de Pipeurs,

Il en aura l’affront.

AYMÉE.

Mais tout du long de l’aune :

Madame, il faut un peu lui montrer son bec-jaune.

J’entends quelqu’un venir.

FLAVIE.

Sans doute ce sont eux ;

Ils me cherchent : viens donc me rattacher mes nœuds.

Je reviens sur mes pas ici leur rendre grâce,

Et jouer avec eux.

AYMÉE.

N’en êtes-vous point lasse ?

 

 

Scène V

 

COLIN, DAME ANNE

 

DAME ANNE.

Hé, qu’ont-ils donc tant fait ces deux pauvres Monsieux,

Colin ?

COLIN.

Ils n’ont rien fait, c’est qu’ils sont des voleux.

DAME ANNE.

Voleux ? De quoi ?

COLIN.

D’argent, mais on leur a fait rendre,

Et je crois que Monsieu ne les fera point pendre.

DAME ANNE.

Ah ! que j’en suis fâchée ! y sont si bonnes gens.

COLIN.

Monsieu leu va bientôt donné la clef des champs ;

Par tant bien qu’ils feraient pendus par la Justice,

Car y sont entachés d’un autre maléfice.

Madame ne croit pas qu’y soient des voleux.

DAME ANNE.

Non, all’les aime bien : on dit qu’y sont Pipeux.

COLIN.

Y pipent donc chez eux : ni moi, ni Dame Aymée

N’avons vu ni tabac, ni pipe, ni fumée.

DAME ANNE.

Monsieu s’en va venir, allons rire là-bas :

Veux-tu, Colin ?

COLIN.

Hô non, ma mère ne veut pas

Laisse-moi-là, si donc.

DAME ANNE.

Mais t’as si bonne mine.

COLIN, la rebutant.

Allons donc.

DAME ANNE.

Monsieu vient.

 

 

Scène VI

 

FLAVIO, COLIN, DAME ANNE

 

FLAVIO les faisant rentrer.

Est-ce ici ta Cuisine ?

Allons. Tout mon dessein a très-bien réussi,

Je tiens et mes Pipeurs et mon argent aussi.

Ils vont dans un moment sortir de la derrière,

Fort tremblants de la peur que je leur viens de faire.

 

 

Scène VII

 

FLAVIE, AYMÉE, FLAVIO

 

AYMÉE, apercevant Flavio.

C’est Monsieur.

FLAVIE, à Flavio.

Je suis dupe, et j’abonde en mon sens !

Je n’eus jamais le don de me connaître en gens !

Et Monsieur du Manoir, et Monsieur de Boccage

Enfin n’en étaient pas à leur apprentissage.

Ce n’étaient que des gueux, des fourbes des Pipeurs !

Vous deviez dire encor que c’étaient de Voleurs

C’est tout ce qui manquait à votre calomnié,

C’est être prévenu d’une étrange manie !

De prendre aversion, haïr, avoir du fiel,

Pour deux hommes d’honneur, s’il en est sous le Ciel :

Charger sans fondement et d’opprobre et de blâme.

D’honnêtes gens à qui l’on donnerait son âme ;

Des gens que vous voyez qui me donnent leur bien

Sans vouloir assurance, écrit, gage, ni rien.

Dites-moi, s’il vous plaît, quel Démon vous inspire ?

FLAVIO.

J’ai tort, je le confesse, et je n’ai rien à dire.

FLAVIE.

Se confesser coupable est quelque chose encor.

Le diamant ?

FLAVIO.

Je l’ai.

FLAVIE.

Les huit cents Louis d’or ?

FLAVIO.

Ils sont sous le tapis de la table où l’on joue.

FLAVIE.

Un procédé pareil me charme, je l’avoue.

FLAVIO.

On ne peut trop louer de si beaux sentiments.

Madame, faites-leur mille remerciements.

Ils ont et le cœur grand, et l’âme bien placée,

Et tous deux ont agi bien loin de ma pensée.

FLAVIE.

En jouant avec eux je vais les en louer.

FLAVIO.

Je pense qu’ils n’ont pas le loisir de jouer.

Les voici.

 

 

Scène VIII

 

DU BOCCAGE, FLAVIO, FLAVIE

 

FLAVIE.

Je ne sais comment je pourrai faire

Pour vous remercier.

DU BOCCAGE, s’en allant.

Il n’est pas nécessaire.

FLAVIE.

Cet homme a tout l’honneur que l’on saurait avoir.

FLAVIO.

Vous n’en verrez pas moins à Monsieur du Manoir.

 

 

Scène IX

 

DU MANOIR, FLAVIO FLAVIE

 

FLAVIE.

Je ne sais de quel air, Monsieur, on peut répondre

À vos civilités.

DU MANOIR, s’en allant.

C’est vouloir nous confondre.

FLAVIE.

A-t-on jamais agi plus généreusement ?

S’enfuir pour m’épargner jusqu’au remerciement !

Hé tout cela, Monsieur, fait voir votre bévue,

Et tous vos jugements faits à la boulle-vue.

Nous avons leurs Louis.

FLAVIO.

Oui, je vais les compter ;

Et Crispin aussitôt vient vous les apporter.

FLAVIE.

Mais, vous allez sortir.

FLAVIO.

Mais, avant que je sorte,

Vous les allez voir.

 

 

Scène X

 

AYMÉE, FLAVIE

 

FLAVIO.

Qu’est-ce qu’Aymée apporte ?

AYMÉE, tenant une large Lettre cachetée de noir.

Ce n’est pas un poulet, c’est un coq d’Inde noir

D’un Vicomte, je crois, qui va vous venir voir.

FLAVIE, lisant le dessus.

À la belle Flavie,

Que j’aime plus que ma vie.

La déclaration est belle en cet endroit !

Et ce large poulet marque un galant adroit.

AYMÉE.

Je doute fort qu’aux lieux où l’on vend la volaille,

Il se trouve un poulet d’une aussi belle taille.

FLAVIE.

Il est même plié tout à fait galamment.

AYMÉE.

Et sa lugubre soie est mise largement.

FLAVIE.

Noyons donc le dedans d’un dehors si funeste.

C’est un volume que ceci.

AYMÉE.

Tredame, on peut bien dire ici,

Le porteur vous dira le reste.

FLAVIE lit.

Ce n’est point par mon nom, ni par ce billet doux

Que vous pourrez me reconnaître ;

Mais s’il vous ressouvient d’avoir reçu chez vous

L’homme le mieux taillé qu’aucun homme puisse être,

C’est moi qui maintenant dessous un fort grand deuil,

Pour avoir trop été de l’humeur d’Alexandre,

Ne porte plus qu’un bras, qu’une jambe, et qu’un œil :

Les trois membres pareils font demeurés en Flandre.

AYMÉE.

Trois membres ! Quel malheur !

FLAVIE.

Il est grand en effet.

Elle continue.

Je suis pourtant encore assez bien fait.

Si cinq cents Louis d’or peuvent faire une somme,

Qui vous fasse répondre à l’ardeur de mon feu,

Vous pourrez bien dire dans peu

Que vous avez trouvé votre homme.

J’ai voué cet argent à vos charmants appas ;

Si cette somme vous agrée,

J’avance, ne reculez pas.

Faites trêve à la simagrée :

Je suis prompt, vous verrez dans une heure au plus tard,

Le Vicomte de Beauregard

Mais souffrez cependant que d’une âme enflammée

Je vous baise, et Madame Aymée.

AYMÉE.

Les Vicomtes sont donc fortement amoureux ?

Madame, il prétend donc nous aimer toutes deux.

FLAVIE.

Aymée, il prétendra ce qu’il voudra prétendre,

Pour moi, je ne prétends que le voir et l’entendre :

Par sa lettre je vois qu’il n’a pas son égal ;

Que de corps, et d’esprit il est original.

AYMÉE.

Je vois bien comme vous que ce n’est qu’une buse,

Mais il offre, Madame, et qui refuse muse.

Fut-il le plus grand sot qui soit dans l’Univers,

Il faut le recevoir tantôt à bras ouverts.

FLAVIE.

Comment ! à bras ouverts recevoir une bête ?

AYMÉE.

Ma foi, son compliment est pourtant fort honnête :

Si vous l’examinez, vous trouverez toujours

Qu’offrir cinq cents Louis est un fort beau discours.

FLAVIE.

Je ne le connais pas.

AYMÉE.

Pouvez-vous vous méprendre ?

Et puisqu’il a laissé dans la bataille en Flandre,

À ce qu’il mande au moins, l’œil, la jambe et le bras,

Marqué de la façon le connaîtrez vous pas ?

FLAVIE.

Sans doute. Ce n’est donc que la moitié d’un homme !

AYMÉE.

Mais sa somme est entière, et c’est tout que la somme.

Et qu’importe pour lui, qu’il soit entier ou non ?

FLAVIE.

Il faut qu’il soit bâti d’une étrange façon.

AYMÉE.

Il est encor trop bon pour ce qu’on en veut faire :

Qu’il soit comme il pourra, ce n’est pas-là l’affaire,

Mais Dame Anne paraît.

 

 

Scène XI

 

DAME ANNE, FLAVIE, AYMÉE

 

DAME ANNE.

Un Monsieur est là-bas.

AYMÉE.

Son nom ?

DAME ANNE.

Il est manchot d’une jambe et d’un bras.

Et borgne encor d’un œil.

AYMÉE.

Vraiment, c’est le Vicomte.

DAME ANNE.

Il se peigne là-bas, mais je l’entends qui monte ;

J’ai r’oublié son nom ; c’est un laid Marcassin.

Il est noir comme un Diable, et blond comme un bassin.

AYMÉE.

Monsieur de Beauregard est un fort honnête homme ;

Dame Anne taisez-vous.

DAME ANNE.

C’est ainsi qu’il se nomme.

 

 

Scène XII

 

FLAVIE, AYMÉE, CRISPIN déguisé sous le nom de Vicomte de Beauregard, manchot, borgne, une jambe de bois, et en grand deuil

 

CRISPIN.

J’entre sans bruit, Madame ; en ces lieux-ci jamais

Je ne mène Cocher, Carrosse ni Laquais :

On ne peut voir là-bas de train qui ne déplaise.

Coucherai-je céans ? J’en renvierais ma chaise.

FLAVIE.

Non, s’il vous plaît, Monsieur, ne la renvoyez pas,

Elle peut demeurer sans scandale là-bas ?

CRISPIN.

Ma chaise là-bas ?

FLAVIE.

Oui.

CRISPIN.

Non, le peste me tue,

Mon chiffre rend un peu ma chaise trop connue :

Si jamais on l’y voit je veux être tondu :

Elle est dans l’autre rue où je fuis descendu ;

Et quand je vais à pied la glissade est à craindre.

FLAVIE.

En cet état, Monsieur, que vous êtes à plaindre.

CRISPIN.

Fructus belli, Madame : éloigné de vos yeux,

Que j’ai cent fois nommés, et mes Rois, et mes Dieux,

Les Favoris de Mars font traités de la sorte.

Fructus belli. Voilà tout ce qu’on en rapporte.

Tel porte au Camp de Mars des jambes et des bras,

Qui, comme vous voyez, ne les rapporte pas.

Une jambe de bois, un moignon, l’œil de verre ;

Fructus belli. Ce font tous les fruits de la Guerre.

Que l’amour est puissant, et que des yeux si doux...

Mais dites franchement, me reconnaissez-vous ?

Pour trouvé que je suis vous me cherchez peut-être.

AYMÉE.

Seyez-vous donc.

FLAVIE.

J’ai peine à vous bien reconnaître.

AYMÉE.

Vous ne remettez pas Monsieur de Beauregard ?

CRISPIN.

Vous n’aviez pas douze ans que j’étais goguenard,

Et que j’étais bien fait, amoureux comme un diable.

FLAVIE.

On connaît peu l’amour dans un âge semblable.

CRISPIN.

Vous n’alliez pas alors vous chauffer à son feu.

AYMÉE.

Vous commenciez pourtant à vous sentir un peu,

Et preniez grand plaisir à lire dans l’Astrée.

CRISPIN.

Pour ce sujet aussi, Madame, fut cloîtrée ;

Votre oncle vous voyant y lire si souvent,

Le scrupuleux bigot vous mit dans un Couvent.

AYMÉE.

Oui, Monsieur le Vicomte a fort bonne mémoire.

CRISPIN.

Hô diable ! je crains peu que l’on m’en fasse accroire.

Qu’il a passé depuis d’eau dessous le Pont-neuf !

FLAVIE.

Vous parlez de vingt ans.

CRISPIN.

Avec encore neuf.

FLAVIE.

Je n’en ai pas encor trente, je vous assure.

CRISPIN.

Vous en avez quarante à fort bonne mesure.

FLAVIE.

Quarante ! C’est piquer les gens au dernier point.

AYMÉE.

Monsieur de Beauregard rêve...

CRISPIN.

Il ne rêve point.

AYMÉE.

Ce sont contes.

CRISPIN.

Ce sont des vérités certaines

Jean de Vuerth était lors prisonnier à Vincennes :

Ce Vaudeville-ci, je pense, était nouveau ;

Il ne me souvient pas des mots, mais l’air est-beau,

La, la, la, la, le,

La, la, la, la, la,

Et leur redit encore

Dedans son lancement.

Be, be, tout est frelore,

La Duché de Milan.

Que les airs bégayés étaient lors agréables !

Ceux qu’on fait aujourd’hui font tous si pitoyables :

Ah ! les Musiciens que l’on avoir aussi

Étaient en ce temps-là bien autres que ceux-ci.

Mais il n’est pas ici question de Musique,

Ni d’âge encore moins, puisque cela vous pique.

Je vous vois de quoi faire un Arsenal d’appas,

Et quatre magasins de ceux qu’on ne voit pas,

Les attraits de vos yeux... et mon cœur... dans mon âme...

L’amour que j’ai... l’argent... quand d’une ardente flamme...

Voilà cinq cents Louis que j’apporte en un mot,

Car je ne sais point tant tourner au tour du pot :

Sans de propos d’amours vous faire une légende,

Ne voyez-vous pas bien ce que je vous demande ?

Et que mon pauvre cœur qui vient de s’enflammer

Veut... enfin ce qu’il veut on ne le peut nommer,

Le devinez-vous pas ?

FLAVIE.

Comment, vous m’osez dire ,

Connaissant ma vertu...

CRISPIN.

Vous me faites bien rire,

Votre vertu tiendrait contre cinq cents Louis !

Non, Madame, ce font de ces coups inouïs,

Qu’on voit fort rarement arriver dans le monde.

FLAVIE.

Oui, Monsieur. Ramassez votre perruque blonde.

C’est Crispin, ne dis mot, je veux m’en divertir.

CRISPIN.

Cinq cents Louis sont beaux.

FLAVIE.

Mais peut-on consentir

À des choses qui font d’une telle importance !

Tout d’un coup s’entr’aimer sans faire connaissance !

CRISPIN.

Et l’avons-nous pas faite ?

FLAVIE.

Il est vrai, mais encor

Faut-il...

CRISPIN.

Il ne faut rien que se connaître en or :

Prenez-le.

FLAVIE.

Je le prends, mais c’est vous seul que j’aime,

L’or ne m’est rien.

CRISPIN.

Cédez à mon ardeur extrême.

FLAVIE.

Vous êtes le plus fort, et des termes si doux...

CRISPIN.

Si je suis le plus fort, je veux porter les coups.

AYMÉE.

Cela se pourra bien.

CRISPIN.

C’en est fait, je succombe ;

Vos yeux font dans mon cœur le fracas d’une bombe.

Ah ! quel embrasement ! je brule, il faut périr.

Hé vite ! nul que vous ne me peut secourir.

FLAVIE.

Mais vous vous tourmentez comme une âme damnée.

CRISPIN.

Ah ! si le feu prenait à votre cheminée,

Ou que votre maison sur en flamme, ma foi,

Vous vous tourmenteriez bien autrement que moi.

Tu sais guérir les gens, mon Ange, sois moins fière.

FLAVIE.

Oui, je les sais guérir de la bonne manière ;

Et surtout quand ils sont malades comme vous.

Qu’on appelle Crispin, pour lui donner  cent coups.

CRISPIN.

Moi, battu d’un Faquin !

FLAVIE.

C’est tout ce que mérite

Un homme comme vous.

AYMÉE.

Vous n’en ferez pas quitte

Pour vos cinq cents Louis, Monsieur Fructus belli.

FLAVIE.

Qu’on me donne un bâton. Je vous trouve joli.

CRISPIN.

Ah ! Madame, tout beau, vous frappez un Vicomte.

AYMÉE.

Monsieur de Beauregard, n’avez-vous point de honte ?

De tenter par argent une femme d’honneur ?

CRISPIN.

Tu fais la prude aussi, servante de malheur.

AYMÉE le bâtonne.

Comment ? servante !

CRISPIN.

À moi Laquais, Laquais, hé Page.

AYMÉE.

Fais venir tout ton train, et tout ton équipage,

Fructus belli. Tu dois recevoir tour à tour.

Et des fruits de la guerre, et des fruits de l’amour.

 

 

Scène XIII

 

FLAVIE, AYMÉE

 

FLAVIE.

Ce maraud de Crispin, Aymée !

AYMÉE.

Il se faut taire :

Ce déguisement-là cache quelque mystère,

Mais l’effronté Coquin !

FLAVIE.

Mais qu’il est ingénu !

Car le sot ne croit pas avoir été connu.

AYMÉE.

Sa perruque est tombée heureusement, Madame ;

Car cinq cents Louis d’or ébranlent bien une âme ;

Là, dites franchement qu’eussiez-vous fait enfin,

Si ce Vicomte-là n’eut point été Crispin ?

FLAVIE.

Il aurait remporté son argent ; mais écoute,

Comme celui-ci vient de mon mari, sans doute,

Qu’il a cru me tenter par-là, je te promets

Qu’il se peut assurer de ne le voir jamais.

Il ne pouvait venir plus à propos, je meure,

Il sert fort au Cadeau qu’on verra dans une heure.

AYMÉE.

Et qui fera grand bruit dans le monde, je crois.

FLAVIE.

Je prétends bien aussi faire parler de moi.

Mais c’est trop discourir, rentrons, que je m’apprête :

À terminer ce jour par cette belle fête.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FLAVIO, CRISPIN

 

FLAVIO.

Pour tes coups de bâton, j’en ai de la douleur.

CRISPIN.

Hé, les coups de bâton ne me sont rien, Monsieur.

FLAVIO.

Mais l’affront ?

CRISPIN.

Encor moins, c’est une bagatelle.

FLAVIO.

Tu n’avais pas assez bonne opinion d’elle peu

Elle était d’humeur à suivre ton désir

Et tu t’es allé là faire battre à plaisir.

CRISPIN.

Jamais place pourtant ne fut mieux attaquée :

Je ne sais quelle mouche, ou quel ton l’a piquée.

Quand elle prit l’argent, vous vîtes bien, je crois,

L’amour désordonné qu’elle sentit pour moi ;

Que d’abord son ardeur alla jusqu’à l’extrême,

Et qu’elle me donna de l’amour à moi-même,

Si fort que je doutai, comme elle m’avait mis,

De pouvoir vous tenir ce que j’avais promis.

FLAVIO.

C’était pour attraper ton argent, pauvre buse.

CRISPIN.

Elle en tenait, Monsieur, je vous demande excuse ;

Elle faisait des yeux de Merlan, par ma foi ;

Elle était devenue amoureuse de moi :

De quoi diable sert-il de déguiser faire ?

FLAVIO.

Mais l’argent ?

CRISPIN.

Hô l’argent ! je n’y saurais que faire.

FLAVIO.

Tu sais bien qu’elle et moi nous avons arrêté,

Que je la laisserais ce soir en liberté,

Et que nous coucherions peut-être chez mon frère.

CRISPIN.

Oui, vous lui dites, mais vous ferez le contraire.

FLAVIO.

Tu l’as dit ; je veux voir ce qu’on voit rarement ;

Des femmes en débauche, et qui fort librement

Se disent leurs secrets, et qui n’ont nulle honte

De dire de bons mots et de faire un bon conte.

Je vais pour ce sujet m’emparer tout ce soir

D’un lieu d’où je pourrai tout entendre et tout voir.

CRISPIN.

Leur débauche, je crois, sera divertissante.

FLAVIO.

Mais la conclusion n’en sera pas plaisante.

CRISPIN.

Elles dauberont-là le prochain assez bien,

Monsieur.

FLAVIO.

Malheur sur qui tombera l’entretien.

 

 

Scène II

 

DOCILE, FLAVIO, CRISPIN

 

DOCILE, paraissant tout ému.

Ha !

FLAVIO.

D’où sortez-vous donc effrayé de la sorte ?

CRISPIN, tombant de frayeur.

Monsieur, que de bon cœur le diable vous emporte.

DOCILE.

Ah, mon neveu ! je suis un homme confondu.

FLAVIO.

Comment ?

DOCILE.

Mon œil a vu, mon oreille entendu :

Mais enfin je ne crois mon œil, ni mon oreille :

Je ne sais si je dors, je ne sais si je veille ;

Ma nièce est un démon : j’ai vu la vérité :

J’ai vu votre innocence, et sa méchanceté,

Lorsque j’espérais bien voir de quoi vous confondre.

FLAVIO.

Où vous étiez-vous mis ?

DOCILE.

Je ne puis vous répondre.

J’étais caché.

FLAVIO.

Mais où ? ne le puis-je savoir ?

DOCILE.

Dans ce lieu, d’où j’ai pu tout entendre et tout voir.

FLAVIO.

Vous l’avez observée enfin, vous l’avez vue ;

Votre pauvre brebis.

DOCILE.

Ah ! c’est une perdue :

Aymée est un Serpent dont le Démon se sert,

Et toutes deux enfin se damnent de concert

J’ai cru par son rapport, et sa piété feinte,

Que ma nièce vivait comme vit une Sainte.

Que d’argent elles m’ont consommé toutes deux

Sous ombre d’en aider de pauvres malheureux !

FLAVIO.

Souhaitez-vous du bien ?

DOCILE.

Non, je suis assez riche.

FLAVIO.

Ma femme vient ici ; rentrez dans votre niche :

Je vous y joins, allez.

 

 

Scène III

 

FLAVIE, AYMÉE, FLAVIO, CRISPIN

 

FLAVIE.

Que veut dire ceci ?

Comment ! Crispin et vous êtes encor ici ! 

Si vous ne me laissez en liberté, je meure.

FLAVIO.

Sans courroux, s’il vous plaît, nous sortons tout à l’heure,

Vous ne nous rencontrez ici que par hasard.

FLAVIE.

Soupez chez votre frère, et revenez fort tard,

Nous serons tout au moins jusqu’à minuit ensemble,

Mes cousines et moi ; même encore il me semble

Que quand elles voudraient coucher ici, je crois

Que l’on ne chasse pas le monde de chez soi.

FLAVIO.

Nous allons donc souper, et coucher chez mon frère.

FLAVIE.

Allez, Monsieur, allez, vous ne sauriez mieux faire.

FLAVIO.

Divertissez-vous bien.

FLAVIE.

Nous le ferons aussi :

Vous n’avez seulement qu’à n’être pas ici.

CRISPIN.

N’avez-vous point ce soir besoin de moi, dame ?

FLAVIE.

Non, va te promener.

CRISPIN.

J’y vais.

 

 

Scène IV

 

FLAVIE, AYMÉE

 

AYMÉE.

Ah la bonne âme

Je viens de préparer votre mets surprenant

Dedans un grand bassin.

FLAVIE.

Fort bien ; mais cependant

Je ne crois pas, Aymée, être encore à te dire,

Que nous voulons un peu goinfrer, chanter et rire,

Et qu’il fallait avoir quelques petits ragouts

Qui nous fissent du moins boire deux ou trois coups.

Qu’as-tu donc préparé ?

AYMÉE.

D’un vin de Bar-sur-Aube,

Et du vrai Saint Thierri, d’un Dindon à la daube,

Avec les pieds de Porc à la Sainte Menehou,

Un Saucisson. Mais où voulez-vous manger ?

FLAVIE.

Où ?

En ce lieu même, Aymée ; et vous ferez en sorte,

Qu’on ne fasse qu’un plat, et que l’on nous apporte

La table toute prête, et verre et vin dessus :

Qu’on ressorte aussitôt, et qu’on ne rentre plus,

Afin que nous puissions librement et sans peines,

Si le cœur nous en dit, parler de nos fredaines.

Pour le plat que tu sais, qui s’en va les ravir,

Quand je t’appellerai tu viendras le servir,

Avecque l’hypocras, les eaux, la limonade ;

Mais comme je t’ai dit sans buffet ni parade.

Il est tard, toutes trois devraient bien être ici.

AYMÉE.

J’entends quelqu’un là-bas, je crois que les voici.

FLAVIE.

Dame Anne ouvre à chacun.

AYMÉE.

Elle n’a garde, diantre.

FLAVIE.

Mais redis-lui sur tout que qui que ce soit n’entre,

Les voici, laisse-nous.

 

 

Scène V

 

SAINTE HERMINE, SAINTE HÉLÈNE, AMINTHE, FLAVIE, FLAVIO caché avec DOCILE et CRISPIN

 

FLAVIE.

Je brûlais de vous voir.

ΑΜΙΝΤΗΕ.

Enfin vous voulez donc nous régaler ce soir ?

FLAVIE.

Je n’ai pas entrepris de vous faire grand chère,

Mais nous rirons du moins si nous ne mangeons guère.

Chacun est libre ici, car j’ai pris de grands soins

Pour nous y voir ce soir seules, et sans témoins.

SAINTE HÉLÈNE.

Vous avez fort bien fait.

SAINTE HERMINE.

Oui seules, on respire,

Et l’on peut hardiment dire le mot pour rite.

FLAVIE.

Nous nous divertirons toutes quatre assez bien.

Avant hier, que fis-tu ?

AMINTHE.

Qui, moi ? je ne fis rien.

FLAVIE.

Toi, je ne te vis point Dimanche, ma Fidèle.

Nison voulut t’avoir ?

SAINTE HERMINE.

Oui, je soupai chez elle,

Et l’on joua le soir à mille petits jeux.

À la comparaison, aux couleurs.

AMINTHE.

Ils sont vieux.

SAINTE HERMINE.

Oui, ceux-là le sont tous, mais je m’en vais vous dire

Un jeu qui nous plut fort, et qui nous fit bien rire.

Un homme, qui sans doute en savait de nouveaux,

Nous fit toutes jouer au jeu des Animaux,

L’on en prend trois fâcheux, ou bien trois agréables ;

Chacun nomme les siens, et les plus raisonnables

Montrent là leur esprit parlant contre ou pour eux :

Comme chacun nommait trois animaux fâcheux

De tous les animaux les plus fâcheux, je pense,

Et les trois qui le plus font perdre patience,

Qui sur les plus fâcheux, dis-je, emportent le prix,

Ce sont les oncles.

CRISPIN, bas.

Bon.

SAINTE HERMINE.

Les pères, le maris ;

Mais les maris surtout, car le plus agréable

Devient bien l’animal le plus insupportable.

CRISPIN, bas.

À vous le dé, Monsieur.

SAINTE HÉLÈNE.

Vous rencontrâtes bien.

SAINTE HERMINE.

Si bien que les maris servirent d’entretien,

Qu’on quitta tous les jeux, et que cette matière

Servit à les dauber d’une étrange manière.

SAINTE HÉLÈNE.

Quand on prend un mari ce n’est pas pour l’aimer.

FLAVIE.

Vraiment non, l’on le prend pour se faire estimer

Dessous ce nom de femme, et faire nos affaires ;

Pour nous fournir enfin cent choses nécessaires,

Et nous donner l’argent dont nous avons besoin.

AMINTHE.

On ne prend un mari que pour avoir ce soin.

FLAVIE.

Mon mari pour cela vaut bien autant qu’un autre.

SAINTE HERMINE.

Nos maris ne sont pas bâtis comme le vôtre.

FLAVIE.

Le mien pour une buse est des mieux façonnez.

CRISPIN, bas.

Monsieur.

FLAVIE..

Je puis par tout le mener par le nez.

AMINTHE.

Pour peu que les Galants se rendent agréables,

Les maris les mieux faits sont tous insupportables.

SAINTE HÉLÈNE.

Hé ma foi ! sans avoir Galant ni Favori

Le plus méchant régal du monde est un mari.

FLAVIE.

C’est que loin de chercher les moyens de nous plaire

Par quelques petits soins, ils font tout le contraire.

Faites à la traverse un ami là-dessus,

Ils deviennent si sots qu’on ne les aime plus.

CRISPIN, bas.

Monsieur.

FLAVIE.

Ce sont les soins des Galants qui me touche ;

C’est pour eux seuls qu’ici l’on doit ouvrir la bouche.

SAINTE HERMINE.

Il est vrai qu’ils nous font goûter tous les plaisirs ;

Ils vont même souvent au-devant des désirs.

Le Bal, les Violons, le Cadeau, la Musique :

Nous les voyons enfin mettre tout en pratique,

Pousser à nos genoux des soupirs tout de feu.

Le moyen lors qu’un cœur ne s’attendrisse un peu

Qu’il puisse être de glace au milieu de leur flamme !

Ils ont un air touchant, un abord qui prend l’âme :

Enfin ce n’est que soins, que transports et qu’ardeur.

FLAVIE.

Demeurons donc d’accord qu’un Galant touche au cœur,

Et qu’en tous lieux ils sont tellement, en usage,

Qu’un mari fait par tout un fort sot personnage.

CRISPIN, bas.

Monsieur.

SAINTE HÉLÈNE.

Les pauvres gens ! C’est fait d’eux ; car enfin

Les femmes à présent ont toutes le gout fin.

FLAVIE.

Mais à propos de gout, mes cousines, je pense

Qu’il est temps de manger : qu’on serve en diligence.

SAINTE HERMINE.

Les cornets suffiront avec de l’hypocras ;

Car la viande me suit.

SAINTE HÉLÈNE.

L’on n’en mangerait pas.

 

 

Scène VI

 

AYMÉE, FLAVIE, SAINTE HÉLÈNE, SAINTE HERMINE AMINTHE, FLAVIO, caché, DOCILE, CRISPIN

 

FLAVIE.

Il faut nous réjouir, que nous allez-vous dire ?

SAINTE HERMINE.

Nous ne laisserons pas de chanter et de rire.

FLAVIE.

Sers-nous donc les cornets avecque l’hypocras.

AYMÉE.

Et quand servir la viande ?

FLAVIE.

Elles n’en veulent pas.

AYMÉE.

Vraiment nous voilà bien ; tout est prêt, on se tue,

Il est Jeudi, voilà de la viande perdue.

AMINTHE

Aymée est en colère.

AYMÉE.

On prend aussi des soins

Pour vous bien régaler...

AMINTHE.

L’on n’en rira pas moins.

FLAVIE.

Apporte-nous ici ce que l’on te demande,

Et va pleurer plus loin la perte de ta viande.

Est-ce que toutes deux vous vous moquez de moi ?

AMINTHE.

Elles crèvent de rire, et je ne sais de quoi.

SAINTE HÉLÈNE.

Je ris de son chagrin, elle se désespère.

SAINTE HERMINE.

Moi, je ris du discours qu’elle lui vient de faire.

 

 

Scène VII

 

AYMÉE et DAME ANNE apportant une table, SAINTE HERMINE, FLAVIE, SAINTE HÉLÈNE, AMINTHE, FLAVIO, caché, DOCILE, CRISPIN

 

AYMÉE.

Là, voilà vos cornets avec votre hypocras.

AMINTHE.

Il ne faut que cela.

FLAVIE.

Va-t’en.

AYMÉE.

Le beau repas

Pour faire tant d’apprêts !

SAINTE HERMINE.

Elle ne se peut taire.

FLAVIE.

Allons, approchons-nous.

AMINTHE.

Voici bien mon affaire.

FLAVIE.

Aimes-tu l’hypocras, ma Bonne ?

AMINTHE.

Et qui le hait ?

FLAVIE.

Ce n’est pas moi.

SAINTE HÉLÈNE.

Ni moi.

SAINTE HERMINE.

J’en bois comme du lait.

AMINTHE.

Nos Argus. à présent savent-ils où nous sommes ?

FLAVIE.

Qu’ils le sachent ou non laissons ces vilains hommes :

Un si long entretien ne peut qu’être ennuyeux.

SAINTE HERMINE.

À moins que de chanter quelque chanson contr’eux.

FLAVIE.

Ah, ma foi ! je le veux, puisque le sujet s’offre,

J’en vais dire une, moi qui chante comme un coffre.

Chanson.

À quoi servent les maris

Quand on a des favoris ?

Chantons toutes à la ronde

Pour ne nous pas ennuyer ;

Le meilleur mari du monde

N’est jamais bon qu’à noyer.

CRISPIN, bas.

Monsieur.

SAINTE HÉLÈNE.

Elle a raison.

AMINTHE.

Faites-nous donc paraître

Ce mets si surprenant.

SAINTE HERMINE.

Qu’est-ce que ce peut être ?

FLAVIE.

Servez les abricots, et le mets surprenant.

On va vous le servir, mais chantons cependant.

Chanson.

Les Galants touchent au cœur

Bien mieux que cette liqueur :

Leurs petits soins prennent l’urne ;

C’est toujours régal nouveau ;

Et jamais homme à sa femme

Ne donna bal ni cadeau. 

 

 

Scène VIII

 

FLAVIE, AYMÉE, SAINTE HERMINE, SAINTE HÉLÈNE, AMINTHE, FLAVIO, caché, DOCILE, CRISPIN

 

Aymée apporte un bassin plein de Louis d’or.

FLAVIE.

Mesdames, ce mets-là peut-il vous satisfaire ?

SAINTE HERMINE.

Est-ce un enchantement ?

AMINTHE.

Quoi ! des Louis, ma chère ?

SAINTE. HERMINE.

Vous aviez bien raison de nous vanter ce plat.

SAINTE HÉLÈNE.

Il attache la vue.

AMINTHE.

Ah ! le charmant éclat !

SAINTE HÉLÈNE.

Ha que sa vision est un heureux présage !

SAINTE HERMINE.

Pour en avoir un peu l’on met tout en usage.

AMINTHE.

Il n’est rien avec lui dont on ne vienne à bout.

SAINTE HÉLÈNE.

Rien ne résiste à l’or, c’est un passe-partout.

SAINTE HERMINE.

C’est un métal charmant, mais il est si farouche,

Qu’on ne peut le toucher.

FLAVIE.

Hô, celui-ci se touche,

Et s’empoche de plus.

AMINTHE.

S’il est de moi touché...

FLAVIE.

Mais on ne l’a servi que pour être empoché.

Je sais que vos maris ne vous en donnent guère,

Et qu’enfin toutes trois vous en avez affaire.

Ma Favorite, allons.

SAINTE HÉLÈNE.

Je ne touche point là.

FLAVIE.

Ma Fidèle, ma Bonne, à quoi sert tout cela ?

Ma Favorite, allons, cela me désoblige.

Prenez donc.

SAINTE HÉLÈNE.

Prendrons-nous ?

FLAVIE.

Oui, prenez tout vous dis-je :

S’il en reste, je crains qu’après un tel repas...

 

 

Scène IX

 

FLAVIO, DOCILE, CRISPIN, FLAVIE, SAINTE HERMINE SAINTE HÉLÈNE, AMINTHÉ, AYMÉE

 

FLAVIO, prenant le bassin de Louis.

Non, non, ne craignez rien, il n’en restera pas.

FLAVIE.

À quoi bon, s’il vous plaît, cette entrée insolente ?

FLAVIO.

On va vous l’expliquer, Madame l’impudente.

FLAVIE.

Hélas ! je suis trahie : ah, qu’est-ce que je vois ?

Mon oncle ?

DOCILE.

Oui, serpent.

FLAVIO, rentrant avec les Louis.

Ces Louis font à moi.

DOCILE.

Oui, tout est découvert, Tison d’enfer, perdue.

Esclave du démon, te voilà confondue.

À quoi donc t’ont servi vingt mille francs ? À quoi ?

Dis.

AYMÉE.

Le vent du bureau n’est pas trop bon pour moi.

Comme j’avais ce soir droit de gouter aux fausses,

J’ai pris de la meilleure, il faut tirer nos chauffes.

DOCILE.

L’on en a retiré huit mille des Pipeurs

Qui vont être pendus comme fameux voleurs.

CRISPIN, à Aymée qui rentre.

Voilà du changement, ma pauvre Agonisante :

Si j’en suis cru, ta mort ne sera pas si lente.

 

 

Scène X

 

FLAVIO, DOCILE, CRISPIN, AMINTHE, SAINTE HÉLÈNE, FLAVIE, SAINTE HERMINE

 

FLAVIΟ.

Mesdames, descendez, vous pouvez désormais

Vous dire toutes quatre un adieu pour jamais :

Vos maris sont là-bas.

SAINTE HERMINE.

Hé quelle est leur envie ?

DOCILE.

De vous faire, je crois, mener une autre vie,

Si loin d’eux, qu’ils n’iront jamais vous ennuyer.

FLAVIO.

La plupart des maris ne sont bons qu’à noyer.

DOCILE.

Vous pouvez dire adieu, mes honnêtes parentes,

À la débauche, aux jeux, aux chansons, aux courantes :

À Flavie.

Pour vous, votre mari va faire son devoir.

SAINTE HERMINE, à Flavie.

Où nous vont-ils mener ?

FLAVIE.

Hé, qui peut le savoir ?

CRISPIN, chantant.

Répondez à vos cousines,

Qu’elles vont, qu’elles vont aux Feuillantines.

SAINTE HERMINE.

Hélas !

SAINTE HÉLÈNE.

Hélas !

AMINTHE.

Hélas !

FLAVIE.

Hélas, quel traitement ?

FLAVIO.

Ce n’est que pour changer de divertissement :

On chante là les airs tout d’une autre manière.

SAINTE HERMINE.

Quelle collation !

SAINTE HÉLÈNE.

Ah ! qu’elle est singulière !

AMINTHE, à Flavio et à Docile.

Ah ! quel malheur pour nous si vous n’êtes touchés.

CRISPIN.

Ah ! quel bonheur pour vous de pleurer vos péchés.

SAINTE HERMINE.

Un Cloître !

DOCILE.

Il faut montrer une âme plus constante.

CRISPIN.

La Scène des mouchoirs n’est pas la moins plaisante.

DOCILE.

Allons, c’est assez rire et pleurer dans ce lieu.

SAINTE HERMINE.

Adieu, chère cousine.

SAINTE HÉLÈNE.

Adieu, cousine.

Elles s’en vont.

AMINTHE.

Adieu.

FLAVIO, à Flavie.

Vous prendrez dès demain le chemin d’Italie.

FLAVIE.

Moi ?

FLAVIO.

C’est où je prétends guérir votre folie.

FLAVIE.

Que je sois à Paris dans un Cloître plutôt,

Mon cœur.

CRISPIN.

Ce n’est pas-là la chanson de tantôt.

FLAVIE.

Faut-il aller si loin languir dans la souffrance.

CRISPIN.

Monsieur vous pourra-là prêter la patience,

FLAVIE.

Ah ! vous avez été le meilleur des maris.

CRISPIN.

Oui.

FLAVIE.

Pour vous contenter je veux bien à Paris

Être entre quatre murs.

CRISPIN.

Mais c’est une folie ;

Quatre murs à Paris, ou quatre en Italie,

C’est toujours quatre murs.

FLAVIE.

Oui, mais l’éloignement...

FLAVIO.

Allons, Madame, allons, plus de raisonnement.

CRISPIN, seul.

Bon, bon, point de quartier ; voilà comme il faut être :

À cet emportement je reconnais mon Maître ;

Oui, c’est être homme là, que de n’écouter rien.

Il se venge un peu tard mais il se venge bien.

Toutefois je demande à tous tant que vous êtes

Grâce pour les Pipeurs et les Femmes Coquettes.

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