Les Occasions perdues (Jean de ROTROU)
Tragi-comédie en cinq actes, en vers.
Représentée pour la première fois, en 1631.
Personnages
HÉLÈNE, reine de Naples
CLÉONTE, gentilhomme de la reine
CLORIMAND, prince d’Espagne
ATYS, gentilhomme sicilien
ORMIN, gentilhomme sicilien
LERME, gentilhomme sicilien
LYSIS, serviteur de Clorimand
ADRASTE, amoureux d’Isabelle
ISABELLE, demoiselle de compagnie de la reine
ALPHONSE, roi de Sicile
CLÉONIS, confident du roi
FILÉMON, confident de la reine
CLÉONARD, confident de Cléonte
GARDES DE LA REINE
SUITE DE CLÉONTE
ACTE I
Scène première
HÉLÈNE, reine de Naples, en habit de chasse, CLÉONTE et AUTRES CHASSEURS
LA REINE.
Continuez la chasse, et souffrez que mes yeux
Se laissent enchanter aux objets de ces lieux ;
Déjà les soins divers en qui mon sort abonde
Se sont évanouis au doux bruit de cette onde ;
Un dieu serait charmé dans ce lieu plein d’appas.
Vous, Cléonte, et vos gens, ne vous éloignez pas,
Attendez mon réveil sous ce divin feuillage
Où ces petits oiseaux font un si doux ramage.
Elle s’assied et s’endort.
CLÉONTE.
Je crois qu’ils n’ont appris ces amoureux accents
Qu’à dessein d’en pouvoir entretenir vos sens,
Que vous seule empêchez ces ruisseaux de se taire,
Que les fleurs de ces lieux y naissent pour vous plaire,
Et que ces doux zéphyrs y viennent sans dessein
Que de vous y baiser les cheveux et le sein.
Mais dieux ! je parle encore, et la reine repose ;
Ses beaux yeux se fermant n’ont pas ma bouche close.
Écartons-nous sans bruit : que ces yeux ennemis,
Qui m’ont ravi le cœur, ont de grâce endormis !
Quand ils sont éveillés que ma force est petite,
Puisque même dormant ils me mettent en fuite !
Ils vont dans le bois.
Scène II
LA REINE, endormie, CLORIMAND, ATYS, ORMIN, LERME
CLORIMAND.
À voir en ce pays ces bois encore verts
Je crois qu’il est exempt du pouvoir des hivers,
Et que ce beau royaume en ses bornes enserre
Tout ce qui rend le ciel amoureux de la terre.
Tandis que nos chevaux prendront quelque repos,
Cet ombrage charmant s’offre à nous à propos ;
Le céleste flambeau qui fait le tour du monde
N’est pas si près encor de se noyer dans l’onde ;
Un lieu si ravissant nous invite à nous seoir,
Ne voulant arriver à Naples que le soir.
ATYS.
Nous voyons de ce lieu cette reine des villes ;
Le reste du chemin n’est plus que de trois milles.
CLORIMAND.
Pour ne rien oublier, lisons l’instruction
Que nous avons du roi sur son intention.
Contenu de l’instruction qu’il lit.
« Hâtez-vous, Clorimand,
« Partez secrètement :
« De Palerme allez à Messine ;
« Il faut là passer le détroit,
« Et la terre voisine
« Vers Naples offre un chemin droit.
« Atys et Lerme, avec Ormin,
« Liront en ce chemin
« La lettre qu’ils portent fermée :
« Et quand ces trois auront fidèlement
« Suivi ma volonté qui s’y voit exprimée,
« Qu’ils retournent secrètement. »
Lisez donc cet écrit qui ne peut que m’instruira
Comment en l’ambassade il me faudra conduire.
ORMIN lit.
« L’épée à la main promptement,
« Et tuez Clorimand. »
Ils mettent tous l’épée à la main.
LERME.
Ah rigoureux arrêt !
ATYS.
Sévère tyrannie !
ORMIN.
Mais il faut obéir, toute plainte bannie :
Monsieur, je vous souhaite un traitement plus doux ;
Mais par l’humaine loi je me dois plus qu’à vous :
Or, qui ne jugerait en une même peine
Que, conservant vos jours, sa mort serait certaine ?
CLORIMAND, se défendant.
Le roi peut commander, mais le ciel plus puissant
Peut contre vous et lui sauver un innocent ;
Ses favorables soins à vos destins sinistres
Puniront d’un tyran les infâmes ministres.
Ayant l’âme si pure, en vain tous vos efforts
Cherchent en quelle part ils rougiront mon corps.
ATYS.
Donnez, donnez aux dieux vos dernières pensées,
Pardonnant votre mort à nos âmes forcées.
CLORIMAND.
Si tu veux le pardon seulement pour ce point,
T’empêchant de faillir, il ne t’en faudra point ;
Et le visible effet d’un secours invisible
Te fera voir le ciel à mon affront sensible.
LA REINE, s’éveillant au bruit des armes.
Ah dieux ! consentez-vous à tant de lâcheté,
Qu’un seul soit de ces trois si rudement traité ?
Ayez plus de courage, homicides infâmes,
Et plutôt que vos fers faites rougir vos âmes ;
Rougissez, assassins, d’avoir le cœur si bas,
Et de vous voir surpris en ces lâches combats.
ORMIN.
Nobles partout ailleurs qu’en votre connaissance,
Nous valons de courage autant que de naissance.
LA REINE.
Faites-le donc paraître en de plus beaux exploits ;
Traîtres, vos actions démentent votre voix.
Cléonte ! à ces voleurs faites dans cette plaine
De leur infâme sang une large fontaine.
Frappez, tuez.
Cléonte vient avec ses gens.
ORMIN.
Fuyons et cédons aux plus forts,
Ou notre mort, amis, suivra nos vains efforts.
CLÉONTE.
Madame, si nos pas secondent notre envie,
J’apporte dans vos mains leurs armes et leur vie.
Ils sortent.
CLORIMAND, seul avec la reine.
Divin objet de vœux et d’admiration.
Embrassez-vous le soin de ma protection ?
Un ange se montrer à mon affront sensible,
Epouser ma querelle et se rendre visible !
Mais un ange vraiment adorable aux mortels,
Si la même beauté mérite des autels !
LA REINE.
Si j’étais un objet digne de ces louanges,
Je lirais dans les cœurs comme y lisent les anges ;
Si bien que vous seriez affranchi du souci
De m’apprendre quel sort vous a conduit ici,
Votre nom, vos parents, et quelle injuste rage
Avait porté ces gens à ce honteux outrage.
CLORIMAND.
Quand je saurai nommer la céleste beauté
Qui conserve à mes yeux le bien de la clarté,
À qui je suis tenu d’une si noble dette,
Sa curiosité se verra satisfaite.
LA REINE.
Ce glorieux état se maintient sous ma loi,
Et ne reconnaît point de souverain que moi.
CLORIMAND.
J’ai trop vu, par l’éclat qui ce front environne,
Qu’il n’était destiné que pour une couronne ;
Mon cœur m’en assurait, et votre seul aspect
M’imposait, grande reine, un si profond respect.
Mais je ne fais déjà qu’ennuyer votre envie,
Qui me veut obliger au récit de ma vie.
L’Espagne est le pays où j’ai reçu le jour,
Mon nom est Clorimand, ma demeure la cour ;
Alphonse, jeune prince, enfin roi de Sicile,
M’a longtemps honoré d’une amour inutile ;
Son âge égal au mien égalait nos désirs,
Nous aimions mêmes jeux, suivions mêmes plaisirs,
Nous courions mêmes mers, et sa seule espérance
De nos conditions faisait la différence.
Enfin la mort ôta le sceptre à Ferdinand ;
Alphonse fut pourvu de son grade éminent,
Fils et neveu de rois, mais frère d’une dame
À qui rien ne défaut qui puisse charmer l’âme :
Le cœur le plus barbare obéit à sa loi,
Et ses yeux n’ont pas moins de sujets que le roi.
Sensible, comme un autre, à l’amoureuse atteinte,
J’eus pour elle une ardeur violente, mais sainte ;
Et son œil, qui connut ce brasier apparent,
Me vit d’autre façon que comme indifférent.
De quiconque lui voue un service fidèle
Je suis ou le plus vain, ou le plus chéri d’elle ;
Je sais que rien de moi n’a mérité ce point,
Mais je sais bien aussi que l’amour ne voit point.
Enfin, quand nous croyons nos amours plus couvertes,
Les pointes de l’envie ont nos âmes ouvertes ;
Mille jaloux ont lu dans nos intentions,
Et de fausses couleurs ont peint nos passions.
Cette peste de gens toutes les cours infecte ;
La meilleure action par eux devient suspecte.
Leurs pas nous prévenaient où nous voulions aller ;
Ce qu’elle me donnait, je semblais le voler ;
Pas un de ses regards ne m’était légitime ;
Nommer cette beauté, c’était commettre un crime ;
Un sourire, un trait d’œil, un pas, une action,
Étaient en leur croyance une assignation.
Mais c’est trop différer ; leur envieuse rage
M’a du roi qui m’aimait altéré le courage.
Hélas ! qu’un faible effort change les favoris !
Qu’ils sont près de la haine, alors qu’ils sont chéris !
Pour m’ôter à la sœur, ils ont cru nécessaire
De me rendre odieux et de m’ôter au frère ;
Qu’en ce point leur envie agit subtilement !
Ils mirent des appas en mon bannissement.
Je fus nommé pour chef d’une puissante armée
Contre les factions de Sardaigne animée ;
Amour (ah ! que de force en la main d’un enfant !)
Prit les armes pour moi, je revins triomphant.
L’infante seulement fut aise de ma gloire,
Et de mille faveurs honora ma victoire ;
Je vis plus que jamais son esprit engagé :
Ainsi pensant me nuire on m’avait obligé.
Mais un démon contraire au bonheur de ma vie
Avecque son amour fît redoubler l’envie,
Et, quelque autre loyer que mon bras méritât,
Ces gens m’ont accusé d’attenter sur l’état.
Ils ont mis dans l’esprit de ce prince facile
Que ma mort seulement assurait la Sicile,
Que je devais mourir, s’il aimait à régner ;
Mais que pour me défaire il fallait m’éloigner ;
Qu’autrement, estimé du peuple et de l’infante,
Mes cendres produiraient une guerre apparente.
Ce prince, ayant longtemps ce dessein consulté,
M’a fait ambassadeur vers votre majesté,
Feignant de souhaiter qu’un heureux mariage
Joignît à votre sort sa fortune et son âge.
Ceux que vous avez vus accompagnaient mes pas,
Sans avoir toutefois résolu mon trépas ;
Ils portaient un billet, fermé des mains du prince,
Qu’ils ne dévoient ouvrir que dans cette province,
Où, l’ouvrant en ces lieux, ils ont lu seulement :
« Hâtez-vous, tuez Clorimand. »
Le ciel qui les a vus animés à ma perte
M’a favorablement votre assistance offerte,
A voulu vous donner un sujet aujourd’hui
Qui, vous devant le jour, vous dût autant qu’à lui.
LA REINE.
Jamais tel accident ne vint à mes oreilles,
Qu’un roi pût concevoir des trahisons pareilles ;
Le ciel ne lui fît pas un courage royal,
Et ne lui devait pas un sujet si loyal.
Demeurez en ces lieux, avec cette assurance
Que le mérite seul y fait la différence,
Et que vous ne pourriez, fût-il d’autres soleils,
Trouver où l’on sût mieux estimer vos pareils.
Clorimand lui baise la main.
Scène III
CLÉONTE, LYSIS, lié, LA REINE, CLORIMAND et AUTRES SERVITEURS
CLÉONTE.
En vain j’ai poursuivi ces âmes criminelles,
La peur leur a donné de favorables ailes :
D’eux tous, ce cavalier est le plus généreux,
Qui vient le front ouvert vous répondre pour eux.
LYSIS.
Je ne souhaite point la gloire qu’il me donne,
Madame, je n’entends répondre de personne,
Et mille cabarets à Palerme font foi
Que bien souvent j’ai peine à bien payer pour moi.
Ah ! mon maître, est-ce vous ? voyez ces mains liées !
Avez-vous aujourd’hui mes peines oubliées ?
Ne suis-je plus Lysis, et puis-je voir ce front
Ne se pas témoigner sensible à mon affront ?
Me laissez-vous souffrir la qualité de traître ?
Ai-je été quelquefois infidèle à mon maître ?
Et n’ai-je tous les jours défié le trépas
Où vos commandements ont appelé mes pas ?
CLORIMAND, parlant à Cléonte.
Cet homme est de mes gens, et j’aime sa folie
Pour ce qu’elle est contraire à ma mélancolie.
Ayant dans les chemins souffert de longs travaux,
Il ne suit que de loin les pas de nos chevaux :
Ainsi, le rencontrant, vous l’avez cru du nombre
Qu’on a vu disparaître à l’objet de votre ombre.
LA REINE.
Rompez-lui ces liens, rassurez ses esprits.
Il nous doit excuser, sachant qu’on s’est mépris.
LYSIS.
Non, je n’excuse rien : afin que je pardonne,
Il faut qu’absolument mon maître me l’ordonne,
Ou je rends par ce bras mon esprit satisfait,
Sacrifiant leurs jours à l’affront qu’ils m’ont fait.
CLORIMAND.
Tout beau ! tout beau ! Lysis, nous parlons à la reine :
Lui tenant ces discours tu mérites sa haine,
Et, si sa majesté suivait mon sentiment,
D’éternelles prisons seraient ton châtiment.
LYSIS, à genoux.
Ah ! madame, excusez : rien que mon ignorance
N’a porté mon esprit à cette irrévérence :
Si je dois le pardon aux seigneurs que voici,
M’étant mépris comme eux, on me le doit aussi.
Il est vrai que je hais la qualité de traître,
Et que j’aime l’honneur à cause de mon maître.
Mais l’affront est passé, je me veux contenir,
Et leur donner leur grâce afin de l’obtenir.
LA REINE.
Vraiment j’en fais état : sa candeur est aimable,
Et sa bouffonne humeur n’est pas désagréable.
Cléonte, ayez souci de ce jeune étranger ;
Si jamais votre esprit se plut à m’obliger,
Honorez sa vertu de la même caresse
Que si je me donnais moi-même pour hôtesse :
Je connais son mérite, et, si vous l’estimez,
Assurez-vous qu’en lui c’est moi que vous aimez.
CLÉONTE.
J’espère sur ce point si bien vous satisfaire
Que je soumettrai tout au dessein de vous plaire,
Qu’il pourra tout sur moi, que mon propre désir
Ne me sera pas cher au prix de son plaisir.
CLORIMAND, à la reine.
Quel dieu me fournira des termes assez dignes ?
Comment satisferai-je à ces faveurs insignes ?
Prévoyant ces honneurs, vous deviez, justes dieux,
M’en faire trouver moins, ou les mériter mieux !
À Cléonte.
Est-ce trop peu, monsieur, de vous devoir la vie ?
Cette obligation dut borner votre envie,
Et c’est me surcharger d’un plaisir trop pressant
Que de me mettre au point d’être méconnaissant.
LA REINE.
Allons où nos chevaux dans ce bois nous attendent ;
Quelques soins imprévus au palais me demandent.
Tout bas.
Que ce jeune étranger a touché mes esprits !
Ô chasse infortunée, où mon cœur se voit pris !
Chasse vraiment étrange et fatale à ma joie,
Où celle qui chassait elle-même est la proie !
Ils sortent tous.
Scène IV
ORMIN, ATYS, LERME
ORMIN.
Peut-on priser assez les charmes de ses yeux,
Que la nature a peints de la couleur des cieux ?
Quoi qu’on trouve en Sicile, y voyons-nous des dames
Si capables de plaire et d’arrêter les âmes ?
ATYS.
Quoique son œil sur nous ait fait beaucoup d’efforts,
Il en a fait trop peu pour arrêter nos corps,
Et, quelques doux appas dont elle soit pourvue,
J’en estime bien plus l’absence que la vue.
Que nous devons beaucoup à notre agilité !
J’ai vu cent fois la mort en cette extrémité,
Et, voyant sur nos pas accourir tout ce nombre,
J’ai douté si j’étais autre chose qu’une ombre.
LERME.
Que la bonté des dieux a soin d’un innocent,
De l’avoir assisté d’un secours si puissant !
Tu le sais, juste ciel, que j’ai vu mon épée
Contre son innocence à regret occupée.
Je connais ce seigneur, et, l’avoir combattu,
C’est nous être attaqués à la même vertu.
Les jaloux de sa gloire ont dessein sur sa vie,
Et nous avons été ministres de l’envie,
Mais inutilement, et je rends grâce aux dieux
De n’avoir pas souffert que nous ayons fait mieux :
Notre peu de valeur nous vaudra de la gloire,
Et la honte eût été le prix de la victoire.
ORMIN.
Retournons en Sicile, et déclarons au roi
Quel obstacle imprévu s’est offert à sa loi :
Vous savez son humeur, je crains que sa colère
Ne prépare à nos pas quelque fâcheux salaire.
ACTE II
Scène première
ADRASTE, ISABELLE, en la cour du palais
ADRASTE.
Suivant un compliment de longtemps affecté,
Je dusse demander l’état de ta santé :
Mais j’aborde tes yeux aujourd’hui d’autre sorte,
Te demandant comment moi-même je me porte,
Quel traitement nouveau mon cœur reçoit de toi,
Si nous vivons encor sous une même loi,
Si ton affection m’est encore assurée,
Si ta divine humeur est toujours de durée,
Enfin si tu n’as point promis à mes rivaux
Le fruit que ta beauté ne doit qu’à mes travaux.
ISABELLE.
Adraste, mettez fin à cette frénésie,
Ou je me vengerai de votre jalousie :
Soit que vous estimiez ou vous plaindre ou railler,
Me parler d’inconstance est me la conseiller.
ADRASTE.
Je crois que pour moi seul ton cœur n’est pas de glace,
Qu’on tâcherait en vain de s’y donner ma place,
Qu’après tant de serments il ne peut plus faillir :
Accorde toutefois qu’on le peut assaillir,
Et que tu ne dois pas m’imputer pour offense
De dire que je dois beaucoup à ta défense.
Qui ne serait sensible à ces aimables traits ?
Ah ! si je possédais un peu de tes attraits,
Si j’avais dans les yeux les moindres de ces flammes
Par qui tu sais qu’Amour a fait brûler tant d’âmes,
Et qu’une autre beauté chérît mon entretien,
Ce serait un esprit bien troublé que le tien ;
Lors ta bouche et la mienne auraient même langage :
En un mot, on ne peut être amoureux et sage.
Si pourtant j’ai failli, j’implore le pardon :
La faveur que je prends me signera ce don.
Il la baise.
Ah ! ce baiser n’a point la qualité des autres,
Mauvaise ! quelle humeur est comparable aux vôtres ?
Ma déesse, ordonnez que je quitte le jour,
Si vous vous offensez de me voir trop d’amour.
ISABELLE.
Et que voulez-vous plus ? si j’étais bien prudente,
Je... Mais pour me venger je suis trop indulgente ;
Je donne à votre amour de trop fidèles soins,
Et vous en auriez plus si j’en témoignais moins ;
Mais c’est trop, quel sujet ainsi seul vous ramène ?
Et que n’attendiez-vous le retour de la reine ?
ADRASTE.
Consulte là-dessus tes aimables appas :
Eux seuls, ma chère vie, ont rappelé mes pas.
L’excès de mon amour m’anime le courage
À venir le premier présenter mon hommage.
De tant d’attraits qui sont à la cour révérés,
J’aime de voir les tiens les premiers adorés ;
Ainsi qu’à mon réveil, ma première pensée
Est d’apporter mes vœux dessus ta main pressée.
Si ta porte souffrait que mon extrême amour
Te pût rendre plutôt des devoirs que le jour,
Les célestes appas dont le ciel t’a douée...
Mais c’est trop t’ennuyer, tu hais d’être louée :
Je crois que te parlant si souvent de mon feu,
Mon importunité t’en a fait perdre un peu.
Excuse, mon souci, cette ardeur sans pareille
Qui ne me permet pas d’épargner ton oreille ;
Et pour changer enfin ces longs propos d’amour,
Apprends que cette chasse est heureuse à la cour,
Que le ciel l’ordonnait pour conserver la vie
D’un homme à qui sans nous elle eût été ravie,
D’un seigneur que ses gens étaient prêts d’outrager...
Mais la reine revient. Vois-tu cet étranger ?
Scène II
LA REINE, ISABELLE, CLÉONTE, ADRASTE, CLORIMAND
LA REINE, à Isabelle.
L’amour qu’on a pour vous, ma mignonne, est bien forte,
Puisqu’elle a fait hâter votre amant de la sorte.
À Adraste.
Adraste, ayant parlé depuis votre retour,
Pourrai-je entretenir cette belle à mon tour ?
Que vous paraissez froid, et que ce teint est pâle !
N’êtes-vous point jaloux de m’avoir pour rivale ?
Craignez-vous que par moi vos espoirs soient déçus ?
Vous pouvez vivre, Adraste, en repos là-dessus :
Pour tout autre que vous je crois qu’elle est de glace,
Et je n’ai pas dessein d’obtenir votre place.
ADRASTE.
Si ses yeux ne me font d’autres rivaux que vous,
Madame, je promets de n’être point jaloux ;
Que, vous voyant toujours chérir sa compagnie,
Je n’accuserai point votre ardeur infinie :
La garde d’un trésor qu’on ne peut trop priser,
Est bien sûre en la main de qui n’en peut user.
LA REINE.
Et quand je le pourrais, vous avez trop de charmes,
Et pour vous seulement son cœur met bas les armes.
Or, puisque je ne puis vous causer de souci,
Vous nous laisserez bien entretenir ici.
Vous, Cléonte, songez à quoi je vous invite :
Logez ce beau seigneur, chérissez son mérite ;
Donnez à sa vertu les plus chers de vos vœux,
Et croyez qu’en un seul vous en obligez deux.
Tout le monde sort ; la reine et Isabelle demeurent.
Sais-tu bien qui je suis ?
ISABELLE.
L’unique souveraine
Qui préside en ces lieux sous le titre de reine.
LA REINE.
Ah ! ne m’honore point de cette qualité,
Un tyran m’a ravi toute ma dignité :
De ce nom glorieux un puissant roi me prive,
Et ne me laisse plus que le nom de captive.
ISABELLE.
Je demeure confuse à ces tristes propos.
Hé ! qui de vos voisins trouble votre repos ?
LA REINE.
Un qui rend des plus fiers les armes inutiles,
Qui brûle ses sujets, qui démolit des villes,
Qui se fait redouter des plus ambitieux,
Qui meut toute la terre et fait la guerre aux cieux ;
Un de qui la puissance, ou nuisible, ou seconde,
Quand il l’a résolu, blesse ou guérit le monde.
ISABELLE.
Si l’on s’armait, madame, et qu’on lui résistât !
Mais est-il bien avant déjà dans cet état ?
LA REINE.
Déjà jusques au cœur il a porté ses armes ;
Déjà ses cruautés t’ont arraché des larmes ;
Tu le sens, tu le crains, il marche sur tes pas ;
Tu l’as nommé cent fois, et ne le connais pas ?
ISABELLE.
Que vous causez de trouble à mon âme incertaine !
Montrez-le moi, madame, et me tirez de peine.
LA REINE.
De qui se plaint Adraste, exprimant son souci ?
ISABELLE.
D’Amour.
LA REINE.
Et c’est de qui je me veux plaindre aussi.
Ce tyran de nos cœurs a ma raison blessée ;
Cet aveugle démon gouverne ma pensée ;
Si jamais un mortel expira par le feu,
Crois-moi, je ne vis plus, ou je mourrai dans peu.
ISABELLE.
Il est vrai que l’amour fait de rudes atteintes,
Mais cela ne peut pas autoriser vos plaintes ;
Celui se plaint, qui brûle, et ne peut posséder :
Mais pourquoi vous, madame, à qui tout doit céder ?
Aimez-vous un rocher, un arbre, une fontaine ?
Sont-ce là les objets qui causent votre peine ?
Un rocher, répondant à vos divins accents,
Par votre propre voix a-t-il charmé vos sens ?
Un arbre, pour vous voir de son amour éprise,
A-t-il fourni des traits au dieu qui vous maîtrise ?
Un ruisseau vous a-t-il vos yeux représentés,
Et touché votre cœur par vos propres beautés ?
LA REINE.
Amour, qui connaissait mon âme si facile,
Pour me venir dompter a quitté la Sicile :
Amour même est venu sous ses lois me ranger,
Et tu le viens de voir en habit étranger :
Tu l’as vu qui marchait à côté de Cléonte.
Mais je crois que ces lieux vont rougir de ma honte.
Dieux ! eussé-je espéré si lourdement faillir,
Et qu’on me pût défaire aussitôt qu’assaillir ?
Qu’un moment, qu’un regard pût vaincre ma constance ?
Mais l’Amour est un dieu, tout cède à sa puissance.
ISABELLE.
Cet étranger, madame, est possible de rang
Qui puisse par l’hymen le joindre à votre sang.
Adraste me contait sa rencontre imprévue,
Et commençait encor quand nous vous avons vue.
LA REINE.
Son roi voulait qu’ici l’on achevât son sort.
Des traîtres l’assaillaient, j’ai diverti sa mort,
J’ai lu dans les secrets de son âme innocente :
Son crime est seulement d’avoir aimé l’infante.
Pour avoir mérité sa réciproque amour,
Son roi se proposait de le priver du jour ;
Mais dans peu tu sauras plus au long cette histoire.
Il suffit, ce vainqueur triomphe de ma gloire ;
Je feindrais vainement, il le faut avouer.
Je porte des liens qu’on ne peut dénouer ;
Et, si tu ne promets du secours à mes peines,
Je dois bien redouter de mourir dans ses chaînes.
ISABELLE.
En quoi puis-je obéir à votre majesté ?
Vous savez mon ardeur et ma fidélité.
LA REINE.
Je la sais, ma mignonne, et c’est aussi la cause
Qui fait que sur tes soins mon espoir se repose ;
Que je vais engager mon bonheur à ta foi,
Et que tous mes desseins ne s’ouvriront qu’à toi.
Feins de brûler pour lui d’une ardeur sans seconde ;
C’est l’unique remède où mon espoir se fonde.
Ecris, pleure, languis, fais parler tes attraits ;
Fais tirer à l’Amour les plus doux de ses traits ;
Tu peux, si ton esprit tous ces moyens essaie,
Par une fausse ardeur en causer une vraie.
ISABELLE.
Mais en feignant, madame, un feu si véhément.
Il me faut donc résoudre à perdre mon amant ?
LA REINE.
Simple, qui ne sais pas qu’à la fille avisée,
Abuser tous les cœurs est une chose aisée !
Telle en trahit un cent, et se fait aimer d’eux ;
Et tu n’espères pas d’en pouvoir tromper deux ?
ISABELLE.
Si pour vous obéir ma perte est nécessaire,
J’offre mes jours, madame, au désir de vous plaire ;
Ne m’honorez jamais de votre affection,
Si le tout ne répond à votre intention.
Mes yeux, pour commencer, apprendront de ma glace
Avec quels mouvements ils auront plus de grâce,
Par quels ris je pourrai m’acquérir plus de vœux,
Et par quelle frisure embellir mes cheveux ;
Pour rendre à mes désirs son âme résignée,
S’il vous plaît, j’emploierai le fard et la saignée ;
Mes mains emprunteront la blancheur des onguents ;
Je veux, pour les polir, avoir au lit des gants ;
Je consens qu’un tailleur inventif et fidèle,
Pour me rendre le port et la taille plus belle,
N’épargne en mes habits ni baleine, ni fer,
Et me serre le corps jusques à m’étouffer ;
Je parlerai toujours de soupirs et de flamme
À ce jeune étranger qui vous a ravi l’âme ;
Je n’épargnerai point les pas de cent valets,
Et mille cœurs navrés empliront mes poulets ;
Je m’y qualifierai du nom de prisonnière,
Lui du nom de mon tout, de ma seule lumière ;
Ce ne seront qu’amours, que soupirs et que vœux ;
Je les cachèterai de mes propres cheveux ;
Je verserai des pleurs, il me verra malade
Si quelqu’autre en obtient seulement une œillade.
LA REINE.
Ma mignonne, tout beau, c’est trop bien m’obéir,
Et, pensant m’obliger, tu pourrais me trahir.
J’entends que tu feindras de te sentir atteinte,
Mais non pas de passer les bornes de la feinte ;
Or allons de ce pas tracer un mot d’écrit
À ce divin objet qui règne en mon esprit,
Où tu témoigneras qu’une ardeur imprévue
A forcé ta défense à sa première vue ;
Que ton affection l’invite de venir
Ce soir, où tu pourras seule l’entretenir,
Aux murs du vieux jardin, où certaine fenêtre
À l’instant assigné te laissera paraître.
Or voici le dessein de cette invention :
Je pourrai sous ton nom conter ma passion.
Là, seule, en tes habits, en ta place et voilée,
De tous autres objets que de lui reculée,
Je lui déclarerai les amoureux transports
Qu’il excite en mon âme avec des traits si forts ;
Je sonderai son cœur, et, sans être connue,
Je ferai qu’il verra ma flamme toute nue.
Allons donc lui tracer cet écrit promptement,
Et songeons à jouer le tout subtilement.
Ils sortent.
Scène III
CLORIMAND, CLÉONTE, LYSIS
CLORIMAND.
Obligez-moi, monsieur, de nommer cette belle
Que la reine chérit.
CLÉONTE.
Son nom est Isabelle.
CLORIMAND.
Je trouve que son port est plein de majesté
Qui semble naturelle, et n’a rien d’affecté :
Ses regards sont pourvus de qualités exquises
Qui pourraient des plus froids asservir les franchises ;
Lui voyant l’œil à bas, grave et demi-fermé,
Je ne sais de quelle âme il ne serait aimé.
Je crois que de plusieurs cette belle est servie,
Et que beaucoup de cœurs en attendent la vie.
CLÉONTE.
Vous jugez sainement : elle a des qualités
À qui beaucoup d’esprits rendent leurs libertés,
Qui savent des plus froids faire fondre les glaces,
Car ainsi que son corps son esprit a ses grâces ;
Ses yeux et ses discours charment également.
Mais comment est la reine en votre sentiment ?
CLORIMAND.
Ses moindres ornements surpassent l’excellence ;
Mais je l’apprendrai mieux, monsieur, par le silence ;
Car, d’abord que je vis ses charmes inouïs,
Mon âme fut ravie et mes yeux éblouis ;
Son visage est divin, ses vertus sans pareilles :
Hélène avait son nom, mais non pas ses merveilles.
Le sceptre qu’elle tient de la faveur des cieux
N’est pas plus absolu sur les cœurs que ses yeux.
CLÉONTE, tout bas.
Ah ! c’est trop découvrir les secrets de son âme,
Et je n’y lis que trop ma ruine et sa flamme.
Cléonte ! quel malheur est pareil à ton mal ?
Réduit à caresser et nourrir ton rival !
CLORIMAND.
Monsieur, ne puis-je avoir de part en ce langage ?
Quel accident si prompt a changé ce visage ?
Si mon occasion vous cause ces ennuis,
Vous ne vous voulez pas souvenir qui je suis.
Isabelle paraît à la fenêtre.
ISABELLE.
Ici, Lysis.
LYSIS.
Hé ! qui nous peut déjà connaître ?
ISABELLE.
Approche, va donner cette lettre à ton maître.
LYSIS.
Ah ! nous voilà bientôt grands seigneurs à la cour,
Et nous avons déjà fait naître de l’amour.
CLÉONTE.
Il le faut, Clorimand, te confesser que j’aime :
Ainsi que son objet, mon amour est extrême ;
Et la peur dont tu vois mon esprit agité
Est un effet causé par cette extrémité.
Quelque insigne amitié que nous ayons jurée,
Je ne sais quels soupçons ont mon âme altérée :
L’excès de ton mérite est suspect à ma foi ;
Je crains qu’ayant semé, les fruits ne soient à toi ;
La reine paraît trop de tes charmes touchée,
Et ma jalouse humeur ne peut être cachée.
Mon cœur aime en ce lieu, j’adore sa beauté ;
Autre ne peut l’aimer avec impunité :
L’âme que je verrais d’un même espoir flattée
(La tienne seulement de ce nombre exceptée)
Me désobligerait, et je perdrais le jour
Pour la faire changer d’objet et de séjour.
CLORIMAND.
Quand je pourrais, monsieur, brûler de cette flamme,
Ma naissance inégale assure assez votre âme ;
La reine cesserait d’être aimable en m’aimant ;
Ce choix offenserait son divin jugement.
Laissez vivre, monsieur, toutes vos espérances :
Croyez qu’elle sait mieux faire les différences ;
Moi, que je sais mieux vivre, et qu’au moindre besoin
Ma mort l’exempterait d’amour, et vous de soin.
Lysis lui apporte la lettre.
Mais quel est ce papier ?
LYSIS.
C’est à vous qu’il s’adresse.
Déjà votre mérite a fait une maîtresse,
Un miracle d’amour me l’a mis dans les mains.
Lisez, et vous verrez si mes soupçons sont vains.
CLÉONTE, tout bas.
Ah ! Cléonte, le tien n’est que trop véritable !
Et tu vois de tes yeux ta perte indubitable.
Ne donne plus de vœux à ce volage esprit.
La perfide qu’elle est a tracé cet écrit.
CLORIMAND lit.
« Agréable Espagnol, j’honore ton mérite
« Par-dessus tout ce que je vois ;
« Et pour l’apprendre de ma voix,
« Honore-moi d’une visite.
« Aux murs du vieux jardin, une fenêtre basse
« M’offre le moyen de te voir ;
« Viens-y, contente mon espoir,
« Avant que cette nuit se passe,
« Mais prends garde surtout que tu me sois fidèle :
« Traitons l’amour secrètement ;
« Tu ne pourrais impunément
« Désobliger ton Isabelle. »
L’esprit qui sommeillant se voit représentée
La chose où son humeur de jour était portée,
Qu’un beau songe déçoit par d’apparents appas,
Qui, pensant beaucoup voir, en effet ne voit pas,
Rirait bien, me sachant en cette défiance.
De vaines visions obtiennent sa croyance :
Moi, je vois de mes yeux, et ma simplicité
Me fait encor douter si c’est la vérité ;
Mais enfin je croirai que mes yeux sont fidèles,
Et promets de servir ce miracle des belles.
Que vous semble, Cléonte ? ai-je vos soins déçus ?
Pouvez-vous assurer votre esprit là-dessus ?
CLÉONTE.
Non, non, c’est perdre temps que de flatter ma peine ;
Vous lisez Isabelle, il est écrit Hélène.
Votre esprit m’est suspect : à d’autres, Clorimand ;
Je ne puis croire ici que mes yeux seulement.
CLORIMAND, lui montrant la lettre.
Jugez donc par vos yeux si je suis véritable,
Si de ces trahisons mon esprit est capable.
CLÉONTE, lisant.
Isabelle... Ah ! c’est tout, ce mot est trop puissant,
Et vient de relever mon espoir languissant.
Pardonne, cher ami, ma crainte est criminelle ;
Que je baise cent fois ce beau nom d’Isabelle ;
Mon cœur par ces baisers n’est pas moins satisfait
Que tu seras baisant le visage en effet.
Que je sois honoré de cette confidence,
Crois que pour mes amis j’ai beaucoup de prudence,
Que je puis au besoin ma mémoire asservir,
Et que je ne sais rien qu’alors qu’il faut servir.
ACTE III
Scène première
LA REINE, seule, à la fenêtre du jardin
La nuit.
Quoi ! tu n’es pas ici, cher espoir de ma vie ?
Ah ! que tu fais languir mon amoureuse envie !
Quel obstacle ce soir a retardé tes pas ?
Mon cœur, je vois la nuit, et je ne te vois pas.
Mais las ! si par malheur il m’avait reconnue,
Et que cet accident empêchât sa venue ;
Qu’en l’un des soirs passés il se fût aperçu
Que dessous un faux nom mon amour l’a déçu ;
Que son cœur se flattait d’une espérance vaine,
Et qu’au lieu d’Isabelle il parloit à la reine ?
Qu’un semblable malheur me causerait d’ennui !
Que le jour pourrait bien venir plus tôt que lui !
Que lui, qui jugerait cette ruse suspecte,
Bien loin de me chérir autant qu’il me respecte...
Je veux mieux espérer de la faveur des cieux...
Mais je sens le sommeil se couler sous mes yeux.
Scène II
CLORIMAND, CLÉONTE, LYSIS
CLORIMAND.
J’ai cru que vous m’aimiez ; mais votre défiance,
Cléonte, ne peut plus m’en laisser la croyance ;
Car pourquoi voulez-vous accompagner mes pas,
Si l’objet que je sers ne me le permet pas ?
M’importuner ici d’une assistance vaine,
Et me la refuser quand je serais en peine,
C’est me faire, Cléonte, un même déplaisir.
M’aimant, ne suivez point mes pas, mais mon désir.
Depuis longtemps déjà tout le monde sommeille,
Et je fais trop languir cette jeune merveille.
Que vous ai-je celé jamais à mon retour ?
Ah ! certes, voilà trop outrager mon amour.
CLÉONTE.
Recevez-vous ainsi mon fidèle service ?
Vous offrir du secours est-ce un mauvais office ?
Craindre, comme je fais, de vous voir en danger,
Et qu’on ne vous outrage, est-ce vous outrager ?
CLORIMAND.
Laissez de mon salut répondre mon courage,
Cléonte. C’est pour vous que vous craignez l’outrage ;
Votre jalouse humeur vous rend officieux ;
Mais quittez vos soupçons, et me connaissez mieux.
Les attraits d’Isabelle ont mon âme charmée,
Et toute autre m’aimant ne serait pas aimée.
J’aime, et j’ai du respect pour qui j’en dois avoir ;
Je sais faire l’amour et faire mon devoir.
Si j’avais dans le ciel une amante nouvelle,
Je n’y monterais pas pour laisser Isabelle :
Quoique la beauté même eût de charmants appas,
En fussé-je adoré, je ne l’aimerais pas.
CLÉONTE.
Croyez-moi, Clorimand, que cette frénésie
N’a pas jusqu’à ce point troublé ma fantaisie.
On ne peut ignorer vos rares qualités,
Et combien votre aspect est fatal aux beautés ;
Mais je connais aussi combien la reine est sage,
Et que c’est la raison qui gouverne son âge.
Un doute seulement tient mon âme en souci :
Pourquoi cette beauté ne vous parle qu’ici ?
Qui la meut à cacher une amour vertueuse ?
Contentez là-dessus mon humeur curieuse.
CLORIMAND.
Pour ce point, je ne puis autre chose estimer,
Sinon qu’elle veut voir ce qu’elle veut aimer ;
Qu’elle veut éprouver combien je la respecte,
Et qu’elle tient l’humeur de mon pays suspecte.
Elle s’aime avec moi, mais si discrètement
Que je n’ai pas le bien de la voir seulement.
Quand ce bien m’est offert en faveur d’une étoile,
Elle hausse les mains pour abaisser son voile ;
Elle rougit de honte, et je rougis aussi :
La même pureté ferait l’amour ainsi.
Mais ne me suivez plus ; j’arrive à la fenêtre
Où cet astre voilé me va bientôt paraître ;
Retirez-vous d’ici, contentez mon désir :
Si vous me chérissez, chérissez mon plaisir.
CLÉONTE.
Puisque vous refusez d’accepter mon service,
Adieu ; que le ciel soit à vos flammes propice.
Il sort.
CLORIMAND, seul avec Lysis.
Jamais cet horizon ne se vit plus en paix ;
Jamais le ciel ne prit un bandeau plus épais.
Qu’en cette heureuse nuit j’ai la fortune amie !
Je n’entends aucun bruit, la lune est endormie ;
Quelque amoureux larcin que pût faire un amant,
Je crois qu’il pécherait ce soir impunément ;
Et qui dit que le ciel voit ici toute chose,
Perdrait cette créance à voir comme il repose.
Qu’on dressât maintenant ou rompît ses autels,
Je crois qu’il a perdu tout souci des mortels ;
Les dieux sont assoupis aussi-bien que les hommes :
On y dort aussi-bien qu’au séjour où nous sommes ;
Et de tout ce qui donne et qui reçoit le jour,
Rien ne veille que moi, ma maîtresse et l’Amour ;
Que je t’éprouve, ô ciel ! propice à ma prière !
Ta voûte me vaut mieux moins elle a de lumière.
Ma belle aimant mes yeux est jalouse des tiens ;
Leur importunité nuit à mes entretiens :
Quand tu ne la peux voir, elle est à la fenêtre ;
Mais elle disparaît en te voyant paraître.
LYSIS.
Adorez-vous quelqu’un de ces oiseaux de nuit
Qu’on ne peut jamais voir quand le soleil nous luit ?
Un hibou cause-t-il votre amoureuse peine ?
Auriez-vous bien, monsieur, une âme si peu saine ?
CLORIMAND.
Ah ! ne fais point ce tort à ces divins appas :
Nous aimons bien les dieux, et ne les voyons pas ;
Crois que ses volontés ne sont point sans mystère ;
Que ce point te suffise et t’oblige à te taire.
Adieu, fais bonne garde, et songe à m’avertir
Si quelque objet venait mes plaisirs divertir.
J’entends déjà du bruit.
La reine paraît à la fenêtre.
LA REINE.
Est-ce toi, ma lumière ?
CLORIMAND.
Vous enviez toujours d’être ici la première.
Étant si paresseux pour un bonheur si cher,
Je vous donne beaucoup de quoi me reprocher ;
Mais voulez-vous toujours, ma déesse, mon âme,
De la seule parole entretenir ma flamme ?
Aimerai-je longtemps sous de si dures lois ?
Adoré-je un écho ? n’êtes-vous qu’une voix ?
Et l’amour m’aurait-il réduit à la misère
De vivre si constant pour chose si légère ?
Ôtons-lui, ma déesse, un si fâcheux bandeau ;
Laissons-lui voir le jour, donnons-lui son flambeau ;
La nuit, nous allumons le feu qui nous fait plaindre,
Et les autres amants l’emploient à l’éteindre ;
Si notre amour produit ses fleurs durant la nuit,
En quel temps voulez-vous qu’il produise du fruit ?
Pour le moins, attendant la fin de mes supplices,
Que comme un autre sens mes yeux aient leurs délices :
Puisque la main du ciel doit conjoindre nos jours,
Faisons son œil témoin de nos chastes amours.
LA REINE.
Sachant quelle raison cause cette contrainte,
Tu serais le premier à condamner ta plainte.
Un nombre d’envieux nuit à notre bonheur :
J’aime bien Clorimand, mais j’aime aussi l’honneur.
Si tu savais combien je vois de monde en peine
De me rendre odieuse ou suspecte à la reine,
Combien de médisants, combien d’amants transis,
Que je laisse pour toi, dressent là leurs soucis,
Crois que tu me louerais de beaucoup de franchise.
Que sais-je si bientôt je ne serai surprise ?
Si l’on n’a point ici quelques pièges tendus,
Et si tous nos discours ne sont point entendus ?
La cour a-t-elle pas des espions sans nombre,
Et qui sont clairvoyants dans le milieu de l’ombre ?
Le courage déjà de crainte me défaut.
Approche, mon souci, ne parlons plus si haut.
Ils parlent longtemps tout bas.
LYSIS.
Qu’une étrange manie a troublé sa pensée !
C’est bien là se flatter d’une amour insensée.
Combien de longues nuits il passe à s’abuser
D’une vaine recherche, et qu’il dût mépriser !
Il l’adore, il la croit de mille attraits pourvue,
L’élève jusqu’au ciel, et ne l’a jamais vue.
Ô la parfaite amour que l’amour des laquais !
Ils ne s’amusent point à de si longs caquets ;
Jamais les envieux sur leurs desseins ne mordent :
Deux mots ruinent tout, ou deux mots les accordent ;
Sans autres compliments, tel de telle a joui,
Qui n’avait dit encor que le seul mot d’oui ;
Jamais tant de manie en leur cerveau n’habite ;
De même que leurs pieds, leur passion va vite.
Pour moi, je tiens pour fou qui prend tant de souci,
Qui pense bien aimer, et n’aime pas ainsi.
Qu’à son gré cependant se comporte mon maître ;
Dussé-je mille fois ouïr le nom de traître,
Fallût-il éprouver combien pèse sa main,
Mon œil cède au sommeil, je lui résiste en vain.
Il s’endort.
CLORIMAND, comme en colère.
Ah ! voilà m’affliger d’une trop longue attente,
Ma déesse, il faut donc que la mort me contente ;
Je le devais prévoir, que sous de faux attraits
Vous attiriez un cœur que vous tueriez après.
LA REINE.
Qui te fait outrager une amour sans seconde ?
Et que vois-tu sur quoi ce vain discours se fonde ?
T’avoir sollicité sans t’avoir reconnu,
Avoir devant tes yeux mis mon esprit tout nu,
Te jurer une ardeur que rien ne peut éteindre,
Est-ce là, Clorimand, un sujet de te plaindre ?
Où prendrai-je, mon cœur, de quoi te donner plus ?
Si c’est là t’affliger, que ferait un refus ?
Mais je ne te veux plus laisser de défiance ;
J’accorde encore un point à ton impatience :
Demain, quand le soleil aura fini son tour,
Je veux t’accompagner en ces lieux d’alentour,
Pourvu qu’également l’autre nuit soit obscure.
Est-ce là te montrer une amour assez pure ?
Mais je crains qu’on m’entende autant que le trépas ;
Approche un peu plus près, et discourons plus bas.
Scène III
ADRASTE, venant pour voir sa maîtresse, CLORIMAND, LA REINE, LYSIS
ADRASTE.
Bons dieux ! si je trouvais sa passion changée !
Si dessous d’autres lois Amour l’avait rangée !
L’ayant entretenue en ce lieu si souvent,
Pourquoi n’y suis-je plus mandé comme devant ?
Quelques amants nouveaux auraient-ils pris ma place ?
Ah ! je lui fais du tort croyant qu’elle m’en fasse.
Je dois plus de croyance à sa fidélité :
On ne voit point changer une divinité.
Mais, quoi qu’en sa faveur ma passion me die,
Je trouve depuis peu son humeur refroidie ;
Pour flatter en ce lieu ma chaste affection,
J’en avais tous les jours une assignation :
C’est là qu’elle m’ouvrait ses plus douces pensées ;
C’est là que nous avons de longues nuits passées.
Je l’accuserais bien d’oublier son devoir,
Si j’avais cette nuit le bonheur de l’y voir.
LA REINE, à Clorimand.
Quelle peur fut jamais à la mienne pareille ?
Retirez-vous, un bruit a frappé mon oreille.
CLORIMAND, venant à Adraste.
Je reviens de ce pas. Cléonte, est-ce pas vous ?
Ah ! que je veux de mal à votre esprit jaloux !
Que votre confidence est une vaine fable !
Que je trouve aujourd’hui votre amitié coupable,
Et que vous savez mal obliger vos amis,
Vous voyant un secret si librement commis !
Le ciel me soit témoin si j’ai l’âme infidèle,
Si j’adore ici-bas que les yeux d’Isabelle ;
Si rien me peut résoudre à rompre ma prison,
Et si jamais la reine a tenté ma raison.
D’une pareille ardeur sa belle âme soupire ;
Elle vient d’assurer la fin de mon martyre ;
Tout rit à mes desseins : en un mot, Clorimand,
S’il n’avait point d’ami, serait heureux amant.
J’ai promis de revoir cette rare merveille :
Cléonte, allez finir cette inutile veille ;
Ne divertissez plus notre doux entretien,
Et prenez du repos, si vous aimez le mien.
Il retourne à la fenêtre et parle tout bas.
AURASTE, avec un air étonné.
Veillé-je ? ou si je dors ? je me sens, je me touche,
Et je ne trouve ici ni mes draps, ni ma couche.
Ce n’est point une erreur qui me vient d’arriver ;
Je rêve seulement quand je pense rêver.
Il est trop véritable, Adraste, que tu veilles ;
Ne cherche point de quoi démentir tes oreilles ;
La perfide languit en de nouveaux appas ;
Ton malheur est visible, ou le jour ne l’est pas
Ce mignon d’étranger a son âme blessée ;
Il a sur tes desseins une embûche dressée,
Et tes étonnements étaient bien superflus
Quand cet esprit léger ne te caressait plus.
Quoi ! je laisse passer impunément l’injure !
Je n’assassine pas le traître et la parjure !
À ce honteux affront je demeure ébahi !
Je laisse plus longtemps vivre qui m’a trahi ?
L’offense est trop sensible à mon âme irritée,
Et, ne la vengeant pas, je l’aurais méritée.
Il va vers la fenêtre l’épée à la main.
LA REINE, à Clorimand, en se retirant.
Adieu, séparons-nous sur ce serment nouveau,
Que je veux épouser ou vous, ou le tombeau.
CLORIMAND, allant à Adraste.
Cléonte, parlez-moi d’une âme plus ouverte :
Est-ce que votre haine a résolu ma perte ?
Et quand vous me juriez une immuable foi,
Était-ce de m’ôter les jours que je vous dois ?
Aspirez-vous, Cléonte, aux faveurs d’Isabelle ?
En me privant du jour vous me priverez d’elle,
Si ce divin objet ne me chérit assez
Pour suivre ma chère ombre entre les trépassés ;
Mais ayant seulement de l’amour pour la reine,
Elle seule vivant sur vos jours souveraine,
Que votre cœur n’a-t-il des sentiments plus sains,
Et pourquoi venez-vous traverser mes desseins ?
Jugez un peu des maux où votre humeur m’expose.
Qu’en l’art de bien aimer vous savez peu de chose !
Vous vous en acquittez de mauvaise façon,
Si vous n’en savez pas la première leçon :
Les cœurs les moins versés en cette belle étude
Ont appris que l’amour cherche la solitude ;
Qu’il se plaît dans un bois, dans l’antre d’un rocher,
Tant ce honteux enfant aime de se cacher.
Pourquoi ce petit dieu se bande-t-il la vue ?
Croyez-vous cette humeur de raison dépourvue ?
Cléonte, c’est l’humeur du véritable amant :
Ce n’est pas bien aimer, que d’aimer autrement.
Je perds toute espérance, et ma mort est voisine
Puisque mon confident entreprend ma ruine.
En mon aveuglement je suis bien sans pareil !
Qui me perd, est celui dont je suis le conseil ;
Je demande à celui qui veut m’ôter la vie,
Comment j’empêcherai qu’elle me soit ravie ;
Je m’enquête aux voleurs où je pourrai cacher
Le trésor amoureux que mon cœur tient si cher.
Je vous l’ai découvert, ce miracle visible
À même point que moi se voit l’âme sensible :
Si demain je n’obtiens le plaisir le plus doux,
Je n’en puis accuser que votre esprit jaloux.
Derechef croyez-moi, par le nom d’Isabelle,
Que votre seule humeur me peut séparer d’elle.
ADRASTE, tout bas, tenant l’épée nue.
C’est trop enfin, sa mort rendra mes vœux contents...
Mais non, diffère, Adraste, et prends avis du temps.
Il sort.
CLORIMAND.
Vous ne répondez point, où fuyez-vous, Cléonte ?
La noirceur de la nuit couvre assez votre honte.
J’excuse... Mais je tiens des discours superflus,
Il est perdu dans l’ombre et ne m’écoute plus.
Si pensant lui parler j’entretenais un autre,
Ce serait un secret bien trahi que le notre !
Ah ! non, le ciel aura ce malheur diverti ;
Puis Lysis faisait garde, et m’aurait averti.
Il cherche Lysis dans l’ombre, et le trouve endormi.
Lysis ! à moi, Lysis ! Ah dieux ! l’étrange crainte
Dont enfin, malheureux, je sens mon âme atteinte !
Lysis... rends l’assurance à mon esprit confus !
Mais comment me répondre, hélas ! il ne vit plus.
Avec ce corps tout froid mon espérance est morte.
L’assassin que j’ai vu l’a mis en cette sorte ;
Ce voleur a son corps et mes secrets ouverts,
Tous mes soins sont déçus, tous mes feux découverts ;
Déjà parmi les morts cette pauvre âme habite.
LYSIS, se réveillant.
Pardonnez-moi, monsieur, ou bien je ressuscite.
Je crois qu’on ne meurt pas d’un assoupissement ;
Bon, pour avoir dormi deux heures seulement.
Mais soit mort, soit sommeil, j’ai pris trop de licence,
Et demande, monsieur, pardon de cette offense.
CLORIMAND.
Ah ! traître ! mes amours ont par toi des témoins ;
Ta seule négligence a ruiné mes soins.
Il le veut tuer ; Lysis s’enfuit.
Un dieu ne te pourrait sauver de mon épée,
Dans ton infâme sang elle sera trempée ;
Ainsi j’avertirai ton esprit repentant,
S’il sert dans les enfers, de ne dormir pas tant.
ACTE IV
Scène première
LE ROI ALPHONSE, en ambassadeur, allant à Naples, CLÉONIS et AUTRES SERVITEURS
LE ROI.
Que je brûle de voir sa beauté sans pareille !
Mon œil est envieux du bien de mon oreille.
Atys me dépeignit son visage si doux
Qu’à son premier rapport mon cœur en fut jaloux,
Et que, feignant d’aller secrètement à Rome,
Je sortis de Sicile avec vous et cet homme.
Comme un petit enfant rabaisse ma grandeur !
Amour m’a fait, pour moi, moi-même ambassadeur.
CLÉONIS.
Il a fait bien souvent de ces métamorphoses ;
C’est un étrange dieu qui fait d’étranges choses ;
Comme d’autres, les rois sont sujets de l’Amour.
Mais, sire, nous voilà bien proche de la cour.
LE ROI.
Ce fut donc près d’ici qu’Ormin, Atys et Lerme
Virent en Clorimand un courage si ferme,
Que la reine, voyant sa résolution
Opposa du secours à leur intention ?
Cette rare beauté divertit mon envie,
Et j’avais commandé qu’on le privât de vie.
Que son occasion me donne de souci !
Je serais découvert s’il me voyait ici.
Amour, voile ses yeux, seconde mon voyage,
Je jure à ton essence un éternel hommage.
Scène II
ISABELLE, seule
Que tu dépends, mon cœur, de deux cruels tyrans !
Comment recevras-tu leurs avis différents ?
Ton amour te convie à soulager ta peine,
Et ton devoir te porte à soulager la reine :
Comme amante, je dois caresser mon amant,
Comme sujette il faut obliger Clorimand.
Adraste, mon souci, combien ton cœur endure
Depuis le jour fatal que cette feinte dure !
Voyant tant de faveurs que Clorimand reçoit,
Tes maux ne sont pas feints, quoique mon feu le soit.
Quand te pourrai-je, hélas ! caresser sans offense ?
Quand reprendront nos cœurs leur première licence ?
Mais le voici.
Scène III
ISABELLE, ADRASTE
ADRASTE, fâché.
La reine est-elle encore au lit ?
ISABELLE, à part.
Quel trouble de raison dedans ses yeux se lit !
Je laisse bien languir un amant si fidèle.
Haut.
Elle repose encor, mais que voulez-vous d’elle ?
ADRASTE.
Lui présenter mes vœux, sur le point de partir.
ISABELLE.
Quoi, nous quitter, Adraste, et sans m’en avertir !
ADRASTE.
Oui, quitter la plus vile et la plus odieuse
Que puisse dédaigner une âme furieuse,
Le cœur le plus ingrat et le plus criminel
Qui mérita jamais un supplice éternel ;
Oui partir, et quitter, fuyant ta compagnie,
La même cruauté, la même tyrannie.
Emploie, emploie ici tes plus charmants appas,
Témoigne des douleurs que tu ne ressens pas ;
Plains-toi, romps tes cheveux, gémis, pleure, hypocrite,
Vante-moi ton amour, exalte ton mérite,
Soupire, embrasse-moi, feins encor de brûler,
Songe à tout ce qu’il faut pour bien dissimuler ;
Appelle-moi jaloux, atteste ciel et terre,
Prends l’enfer à témoin, jure par le tonnerre,
Hausse devers le ciel tes odieuses mains :
Mais ton crime est visible, et ces moyens sont vains.
Ta haine ne tient plus ma croyance agitée,
Si j’en doutais encor, je l’aurais méritée.
Quoi ton âme s’étonne, et la voix te défaut ?
Commence un peu, volage, à feindre comme il faut.
ISABELLE.
Pardonne, cher amant, je vais t’ôter de peine...
À part.
Mais pour mon intérêt dois-je trahir la reine ?
Hélas ! que ce secret est fatal à mes jours !
Laissons, laissons plutôt ruiner nos amours.
ADRASTE.
Enfin tu trouves donc ma plainte légitime,
Perfide, et, te taisant, tu confesses ton crime ?
ISABELLE.
Dégorgez autre part votre esprit furieux,
Et ne me tenez plus ces mots injurieux,
Adraste ; mon amour fait que je les supporte ;
Mais ne me venez plus outrager de la sorte,
Ou vous me pourrez tant blâmer de trahison
Qu’à la fin je ferai que vous aurez raison,
Que je rendrai mon cœur capable de ce vice ;
Ainsi vous vous plaindrez avec plus de justice.
ADRASTE.
Esprit dissimulé s’il en est sous les cieux,
Veux-tu qu’en ta faveur je démente mes yeux ?
Et pour ne croire pas combien ton cœur est traître,
Dis-moi, dois-je accuser mon jugement de l’être ?
Ce que je vis hier, fut-ce une illusion ?
Et n’entendis-je rien à ta confusion ?
ISABELLE.
Et qu’entendîtes-vous ?
ADRASTE.
À ce que je vais dire
As-tu goutte de sang que ta honte n’attire,
Si quelque honte en toi peut désormais agir,
Si ton front est encor capable de rougir ?
Dis-moi, te souvient-il de certaine fenêtre ?
C’est assez, vois par-là ce que je puis connaître.
Ce soir, tiens ta promesse à ce fidèle amant,
Mais conduis ton affaire un peu secrètement.
ISABELLE.
Dégorgez à souhait votre jalouse rage,
Mais que ma pureté ne souffre point d’outrage ;
Je n’ai point de dessein que je doive cacher.
Ce discours, après tout, commence à me fâcher.
ADRASTE.
Ne te devais-je point préparer des louanges ?
Pour t’élever, veux-tu que j’abaisse les anges ?
Bien ! il faut te flatter. Tous tes désirs sont saints,
Lucrèce n’eut jamais de si chastes desseins ;
Le brasier le plus pur doit céder à ta flamme,
La blancheur de ton cou, à celle de ton âme ;
Tu reçois en ton cœur mon portrait seulement,
Tes faveurs n’ont jamais obligé Clorimand ;
Jamais cet Espagnol n’a touché ta pensée,
Jamais avecque lui tu n’as de nuit passée ;
Jamais tu n’as flatté son impudique espoir
Des serments solennels de te livrer ce soir ;
Non, je n’ai pas été le témoin de ta honte,
Jamais cet étranger ne m’a pris pour Cléonte,
Il ne m’a pas juré qu’il vivait sous ta loi,
Qu’il méprisait la reine, et qu’il n’aimait que toi ;
Tu ne souffres de lui caresse, ni licence,
En un mot, qui te voit, voit la même innocence.
T’appeler infidèle, ah ! ce nom te déplaît,
J’ai tort, et c’est plutôt mon oreille qui l’est ;
Je crains sans fondement que ton feu s’amortisse ;
T’accuser d’être injuste, ah ! c’est une injustice ;
On ne peut voir en toi, ni tache, ni défaut...
Inconstante, est-ce là le discours qu’il te faut ?
ISABELLE.
Certaine feinte, Adraste, a ton âme déçue,
Feinte qui me sera glorieuse à l’issue ;
Je reviens de ce pas : donne-moi seulement
Le loisir de parler à la reine un moment,
Et tu seras fâché de m’avoir méprisée,
Si de te détromper je suis autorisée.
Elle sort.
ADRASTE.
Perfide, c’est assez, ne va point concevoir
Par quel nouveau moyen tu me peux décevoir ;
Quelques inventions que ton esprit essaie,
Parler de me guérir c’est irriter ma plaie.
Que de feinte en un cœur ! que ce sexe a d’attraits,
Et qu’il est malaisé d’échapper de ses rets !
Que nature a donné peu de prudence aux hommes ;
Qu’elle nous haïssait, abusés que nous sommes,
Quand, nous établissant en ce mortel séjour,
Elle fit qu’avec nous ce sexe vît le jour !
S’il a quelques appas, qu’il a de tyrannie !
Notre bien dépendait d’être sans compagnie
Puisque la trahison règne dans cette cour,
Adraste, cherche ailleurs d’autres objets d’amour ;
Porte en d’autres pays tes vœux et ton courage.
Veux-tu de ton affront un plus clair témoignage ?
Ah ! laisse un libre cours à leurs sales ébats,
Et n’attends pas de voir ton rival en ses bras.
Mais il vient, je le vois.
Scène IV
CLORIMAND, ADRASTE
CLORIMAND.
En quel endroit du monde
Allez-vous exercer cette main sans seconde ?
Chérissez-vous si peu cet aimable séjour ?
Adraste, est-il donc vrai que vous quittez la cour ?
ADRASTE.
D’assez justes raisons causent cette sortie
Si pour votre service elle n’est divertie.
Ne me figurez point ce séjour plein d’appas :
Aimerais-je un endroit où l’on ne m’aime pas ?
Je voudrais vous laisser un gage d’importance,
Mais léger beaucoup plus que la même inconstance :
Sa nature est de vent, que tout peut agiter,
Il faut être un Éole afin de l’arrêter ;
Toutefois, il faut bien en redouter la perte.
Vous acquitterez-vous de cette charge offerte ?
CLORIMAND.
Je vous voudrais, monsieur, davantage obliger :
Craindrais-je ce fardeau puisqu’il est si léger ?
ADRASTE.
Cette légèreté, toutefois, est à craindre,
Et je crois que bientôt on vous en oïrat plaindre.
CLORIMAND.
Qu’est-ce donc ?
ADRASTE.
Une femme.
CLORIMAND.
Ah, demeurez ici !
Ou qu’un autre ait le soin d’un semblable souci.
Ordonnez-moi plutôt le soin de tout le monde,
Y songeant seulement, ma peine est sans seconde ;
Tous les travaux qu’Alcide a jamais entrepris,
Sont moins que d’arrêter ces volages esprits ;
Une flèche dans l’air, des ondes agitées,
Des flammes vers le ciel peuvent être arrêtées ;
On peut apprivoiser les plus fiers animaux,
Ils perdent leur instinct, on n’en craint plus les maux ;
On voit avec le temps leur nature changée :
La femme seulement ne peut être rangée.
En vain on bâtirait des murailles d’airain,
Il faut que son vouloir soit partout souverain,
Elle seule se garde. Enfin, s’il est possible,
Dispensez mon esprit de ce soin trop pénible.
ADRASTE.
Puisque vous estimez ce fardeau si pesant,
Au moins, pour m’obliger, conservez ce présent.
Il lui remet plusieurs lettres.
Adieu, vivez heureux, soyez toujours fidèle.
C’est un cœur bien constant que celui d’Isabelle.
Il sort.
CLORIMAND demeure seul étonné, et, regardant ce qu’Adraste lui a laissé, il lit la première lettre.
Contenu de la première lettre.
« Adraste ne diffère plus,
« On n’attend rien que tes demandes :
« Tous ces écrits sont superflus,
« Il te faut des faveurs plus grandes.
« On autorise nos amours,
« Le ciel a reçu tes offrandes,
« Hymen dût avoir joint nos jours.
« Isabelle. »
Autre lettre.
« Adraste, il est vrai que je t’aime
« Autant qu’une fille le doit ;
« Si mon sexe le permettait,
« Je te dirais plus que moi-même.
« Juge, recevant ces cheveux,
« Combien mon amour est extrême,
« Et combien tu me dois de vœux.
« Isabelle. »
Autre lettre.
« Tes vœux ont enfin la victoire,
« Ils t’ont ce portrait procuré.
« En vain d’autres l’ont désiré,
« Vante-toi seul de cette gloire ;
« Baise-le, mais dans ces transports
« Conserve toujours la mémoire
« Qu’il te faut posséder le corps.
« Isabelle. »
Ah, perfide ! est-il vrai que j’idolâtre une onde ?
Est-ce dessus du vent que mon espoir se fonde ?
Adraste, encore un mot, je ne veux qu’un moment...
Mais il n’est plus ici, j’appelle vainement.
Adorable tableau ! serais-tu la peinture
Du plus muable objet qui soit en la nature ?
En dois-je redouter un si cruel affront ?
Ne le puis-je juger par les traits de ce front ?
Hélas ! il est trop vrai, ma perte est trop certaine,
Elle promet en vain du secours à ma peine ;
Elle tient tous objets dans un ordre commun,
Et promettant à tous n’en oblige pas un.
Donc, ce fut ce jaloux qui reconnut ma flamme,
À qui j’ouvris hier les secrets de mon âme ?
Adraste, tu vis donc que j’aimais ses appas,
Aux lieux où tes soupçons avaient conduit tes pas ?
Mais elle vient.
Isabelle vient.
Scène V
ISABELLE, CLORIMAND
ISABELLE.
Adraste.
CLORIMAND, tout bas.
Ah ! que ce nom me touche !
Elle a ce mot encore au cœur comme à la bouche.
Haut, lui montrant la lettre.
Tout fraîchement, madame, Adraste sort d’ici ;
Si vous ne voulez voir que son nom, le voici.
Pourquoi rougissez-vous de paraître infidèle ?
Et cette qualité vous est si naturelle ;
Si vos légèretés vous font rougir ainsi,
Vous devez donc rougir d’être une femme aussi.
ISABELLE.
Quoi, ton esprit, mon cœur, cède à la jalousie ?
J’entends parler ainsi la même courtoisie ;
Tu nous traites ainsi, tu l’oses, tu le peux,
Et la moindre du sexe a reçu de tes vœux ?
Puis-je voir Clorimand une fois en colère,
Lui qui m’a si souvent protesté de me plaire ?
De quelle étrange humeur te trouvé-je en ce jour ?
Quoi, veux-tu désormais traiter ainsi l’amour ?
CLORIMAND, tenant une lettre, et montrant du doigt, lit.
« Adraste ne diffère plus,
« On n’attend rien que tes demandes. »
Sont-ce là de mon mal des preuves assez grandes ?
Continuant à lire.
« Le ciel a reçu tes offrandes,
« Tous ces écrits sont superflus. »
Cela suffît-il pas ? que désirez-vous plus ?
Et quelle plus fidèle et plus forte assurance
Me pouvait délivrer de ma vaine espérance ?
Mais achevons.
Continuant à lire.
« Hymen dût avoir joint nos jours. »
Je suis après cela l’objet de vos amours ?
Je vous croirais, madame, à mon sujet atteinte ?
Levez, levez le masque, et confessez la feinte ;
Vous ouvrîtes l’oreille à de mauvais conseils
Quand vous eûtes l’avis de gausser mes pareils ;
Et quelque vanité qu’on impute à mon âme,
Croyez qu’elle a brûlé d’une aussi belle flamme ;
M’aimant, en quelque rang qu’on vous tienne à la cour,
Vous auriez partagé l’honneur comme l’amour.
ISABELLE, à part.
Son visage est si doux, que même en sa colère
Il a je ne sais quoi qui ne me peut déplaire.
Me dût-on reprocher de changer à tout vent,
Adraste, tu n’es plus en mon cœur guère avant ;
Cet étranger a mis tant d’appas en sa plainte,
Que l’effet pourrait bien succéder à la feinte.
CLORIMAND.
Toutefois, n’épargnez ni mes soins ni ce bras,
Devant vous seulement je mets les armes bas ;
On ne fera faillir ni tomber mon épée
Si jamais pour vous plaire on la voit occupée ;
J’aime de vous servir, et, malgré vos mépris,
Je n’ai point résolu de guérir mes esprits.
Mon dessein n’a pas fait une amitié si forte,
Mon inclination bien plus que lui m’y porte ;
Je jure de jamais n’aimer en d’autre lieu,
Moins pour vous obliger, que pour me plaire. Adieu.
ISABELLE, pleurant.
C’est fait, je ne puis plus résister à ses charmes.
Mon tout, encore un mot, arrête, vois mes larmes,
Je brûle, Clorimand, d’un véritable feu...
Mais la voix me défaut... Mon cœur, attends un peu.
CLORIMAND.
N’irritez point, cruelle, une douleur extrême ;
Sensible à mon amour, ou froide, je vous aime :
Madame, eh ! n’est-ce pas assez de l’amitié,
Sans me vouloir aussi toucher par la pitié ?
Ah dieux ! comme ce sexe à son gré nous manie !
Tout cède, tout défère à sa force infinie.
ISABELLE.
Je vous veux, Clorimand, délivrer de souci :
Si vous ne me croyez, ne m’aimez point aussi.
Adraste, je l’avoue, a mon âme touchée ;
Sa vertu me plaisait, la votre étant cachée ;
Nous avons respiré sous une même loi :
Vous voyez les présents qu’il a reçus de moi.
Mais enfin votre amour a chassé la première
Comme un bel astre efface une moindre lumière ;
Je vois votre visage et votre esprit si doux
Que je n’engage plus ma liberté qu’à vous.
À part.
La reine m’obligeait... Mais, dieux ! que vais-je dire ?
Pourrai-je impunément lui conter son martyre ?
CLORIMAND.
Elle vous obligeait ?
ISABELLE.
Non, a rien, mon souci.
C’est l’amour qui me fait extravaguer ainsi.
Ces mots interrompus te découvrent mes peines,
Mais je t’en veux donner des preuves plus certaines.
Viens ce soir en mes bras rendre tes vœux contents ;
Je ne te ferai point attendre plus longtemps,
Pourvu que, sous l’espoir d’un heureux mariage,
Une immuable foi nos deux âmes engage.
Tu ne me réponds rien.
CLORIMAND.
Et j’en crois moins encor
Être aimé, posséder un si rare trésor !
Être près d’obtenir un souverain empire
Dessus l’unique objet que mon âme désire !
Pour me faire, madame, espérer du repos,
Qu’un amoureux baiser confirme vos propos,
Cette faveur suffit à me tirer de crainte :
Je croirai que j’adore une beauté sans feinte.
La reine arrive et les voit.
ISABELLE le baise.
Tu dusses rejeter ces doutes superflus,
Mais je veux t’obéir, que désires-tu plus ?
CLORIMAND.
Le doux ravissement ! Ah ! que ces lèvres closes
M’ont bien mieux qu’en s’ouvrant juré de belles choses !
Si jamais tu revois mon esprit en souci,
Mon tout, pour m’en tirer, ne me parle qu’ainsi.
Il sort.
LA REINE, à Isabelle, la regardant longtemps en silence.
Trouvez-vous des douceurs aux bouches étrangères ?
Mais le contentez-vous de faveurs si légères ?
Quelle heure est assignée à ses jeunes désirs,
Et quand les rendrez-vous moindres que ses plaisirs ?
ISABELLE, toute confuse.
À quelque privauté que votre amour m’engage,
Vous me dispenserez de donner davantage.
Vous pouvez tout vouloir, et je dois obéir ;
Mais vous ne l’aimez pas jusques à me haïr.
Je lui souffre beaucoup, mais pour moi ces licences
Sont bien moins des baisers que des obéissances ;
Je ne donne qu’à vous ce qu’il croit recevoir,
Et je crois faire moins l’amour que mon devoir.
LA REINE.
Vous vous acquittez bien de ce qu’on vous commande :
Je n’en désire point une preuve plus grande ;
Je vous veux accorder le repos désormais,
Pour loyer de vos soins, ne me voyez jamais ;
Sachez que faire trop et ne pas assez faire
C’était à mon amour également déplaire.
Cherchez à vos baisers un autre fondement,
Ne les rejetez point sur mon commandement,
C’est trop d’obéissance, et vous fonder sur elle
C’est de ma volonté faire une maquerelle ;
Ce gentil étranger a vos esprits blessés,
C’est à lui, non à moi, que vous obéissez.
Adieu, n’exercez plus cette charge fatale,
Et ne m’obligez point à revoir ma rivale.
ISABELLE, faisant la révérence, et à part en s’en allant.
Quoi que fasse le sort, je suis à Clorimand :
Je perds une maîtresse et je gagne un amant.
LA REINE, seule.
Qu’en cette occasion j’ai manqué de prudence !
Je cherchais ma ruine en cette confidence.
Je fiais au larron un bien qui m’est si cher,
Et je devais songer que son cœur est de chair.
Mon propre soin suffit en cette amour extrême,
Nulle ne peut si bien me servir que moi-même ;
Il a des qualités trop promptes à charmer,
Je le dois seule voir, le voulant seule aimer.
Scène VI
CLÉONTE, LE ROI DE SICILE, en ambassadeur, CLÉONIS, LA REINE
CLÉONTE.
Voici l’ambassadeur qui vient de sa province
Voir votre majesté de là part de son prince.
LA REINE.
C’est un de mes bonheurs, qu’un roi si glorieux
Ait daigné seulement considérer ces lieux.
LE ROI.
Et votre majesté considérant sa flamme,
Cet unique bonheur satisfera son âme :
Il n’estime l’éclat de son autorité
Qu’afin de la soumettre à votre majesté.
On voit votre renom voler du Nil au Gange,
Il a dans nos pays porté votre louange ;
On y voit les appas dont vous êtes pourvus,
Et mon prince est blessé des traits qu’il n’a point vus.
Ce discours est ma charge, et son unique envie
Est de joindre à vos jours sa fortune et sa vie ;
Ces lettres diront mieux à votre majesté,
Sous quel empire amour range sa liberté.
LA REINE.
Je prise uniquement cette faveur insigne,
Il pourrait soupirer pour un objet plus digne ;
Je verrai mon conseil, et ses avis reçus
Vous feront obtenir réponse là-dessus.
LE ROI.
Mon prince avait commis cette ambassade même
À certain cavalier d’une vaillance extrême,
Que, s’il faut croire aux bruits qu’on entend à la cour,
Ses propres compagnons voulaient priver du jour ;
Son nom est Clorimand ; ses mérites sont rares,
Et le ciel ni le sort ne lui sont point avares.
LA REINE.
Leur honte fut la fin d’un semblable projet :
Mais ne m’en sauriez-vous apprendre le sujet ?
LE ROI.
L’infante l’adorait, en étant adorée ;
Ce point des envieux avait l’âme altérée,
Et je crois que leurs dons portaient à son trépas
Ceux qui sur les chemins accompagnaient ses pas.
LA REINE.
Adieu, j’ordonnerai de consulter l’affaire ;
J’espère là-dessus bientôt vous satisfaire.
Le roi et Cléonis sortent : elle continue, parlant à Cléonte.
Je sais comment je dois estimer vos pareils,
Combien j’en ai reçu de fidèles conseils,
Combien votre prudence éclatait chez mon père,
Combien il m’ordonna de l’avoir toujours chère :
Pour ne rien entreprendre à ma confusion,
Cléonte, je l’implore en cette occasion.
Vous avez entendu quel parti se propose ;
Mais le ciel autrement de mon âme dispose :
Il ne m’a départi que trop de ses présents,
Deux sceptres me seraient des fardeaux trop pesants ;
Je trouve de soucis ma fortune assez pleine,
Mes honneurs redoublant redoubleraient ma peine ;
Je mets l’ambition plus bas que mes plaisirs,
Et veux être indulgente à mes jeunes désirs.
CLÉONTE, à part.
Le ciel est favorable à ma fidèle flamme,
Enfin ma passion triomphe de son âme,
C’est enfin dessus moi qu’elle a jeté les yeux,
Comme dessus l’objet le premier de ces lieux.
Haut.
Entre les qualités dont vous êtes douée,
Votre sagesse est rare et doit être louée,
Madame : vous savez que le parfait bonheur
N’est pas de s’élever au-dessus de l’honneur,
De tenir la fortune au rang de vos sujettes ;
Vous pouvez tout sur elle en la gloire où vous êtes ;
On vous honore autant en cette nation,
Que si le monde était votre possession.
Il faut d’autres douceurs à vos jeunes années,
Ce n’est pas pour les soins que les dames sont nées,
Et, quand dans les soucis leurs cœurs seraient contents
Toujours les voluptés doivent avoir leur temps.
Épouser son pareil, cette chose est commune ;
Mais qu’un époux choisi vous doive sa fortune,
Un qui n’osait prétendre à ce titre d’époux,
Et qui donnant des lois les reçoive de vous ;
Un qui vous idolâtre, et qui soit toujours même,
C’est là nous témoigner une sagesse extrême.
Mais ne puis-je savoir le glorieux vainqueur
Qui s’est fait une place en un si noble cœur ?
LA REINE.
Au point de vous le dire, ô dieux ! la vaine honte !
Je sens que tout mon sang au visage me monte.
CLÉONTE, à part.
Qu’une fille est timide en l’art de bien aimer !
Elle veut que j ^entende, et ne m’ose nommer,
Me connaît pour l’auteur de son nouveau martyre,
Voudrait que je le susse, et ne me l’ose dire.
Haut.
Ne celez plus ce nom à mon esprit douteux,
Madame. Ah ! que l’Amour est un enfant honteux !
LA REINE.
Tu connais l’Espagnol dont j’ai sauvé la vie.
Son mérite, Cléonte, a mon âme ravie.
CLÉONTE.
Votre cœur est trop noble et dément votre voix.
LA REINE.
Ah ! mon cœur n’est plus libre, il dépend de ses lois.
CLÉONTE.
Ah dieux ! quelle infortune à la nôtre est pareille ?
M’est-il ici permis de croire mon oreille ?
Que mes vœux soient déçus ? et qu’un vil étranger
Doive dessous ses lois nos fortunes ranger ?
LA REINE.
Un qui peut espérer l’infante de Sicile,
Estimez-vous sa gloire et sa naissance vile ?
CLÉONTE.
Peignez-le glorieux entre tous les mortels,
Figurez sa vertu digne de mille autels,
Trouvez en son esprit des qualités extrêmes,
Pour le bien élever abaissez les dieux mêmes,
Faites-le sur la terre unique de son rang,
Entre vos bras le mien lui percera le flanc.
C’est trop être vous-même à vous-même ennemie :
Ce fer exemptera vous et nous d’infamie.
Il sort.
LA REINE, seule.
Désespère, déteste, élève mont sur mont,
Un myrte toutefois couronnera son front...
Mais, simple, laisses-tu cette injure impunie ?
De tes propres sujets souffrir la tyrannie !
Sus qui contentera mon esprit irrité ?
Qui le veut immoler à mon autorité ?
Courez ! assassinez l’ennemi de ma joie,
Qu’en son coupable sang ma colère se noie !
ACTE V
Scène première
LA REINE, FILÉMON, SUITE DE LA REINE
LA REINE.
Tu connais l’Espagnol, plus de discours sont vains,
Porte secrètement cette lettre en ses mains.
Filémon sort.
Quelque effort qu’on oppose à mon affection,
Ce soir terminera ma chaste intention ;
Quand la nuit couvrira les cieux d’un voile sombre,
Clorimand, introduit en faveur de cette ombre,
Apprendra de quelle âme il a reçu des vœux,
Et rangera la sienne au dessein que je veux.
Aux gens de sa suite.
Arrosez tout d’odeur, jetez partout de l’ambre,
Je reçois cette nuit votre prince en ma chambre.
Attendant que l’hymen unisse nos désirs,
Je prépare à ses vœux mille innocents plaisirs ;
Je ne veux épargner ni raison ni caresse
À le rendre sensible à l’ardeur qui me presse.
Mais de nos passions jamais ne rougira
La déesse des nuits qui nous éclairera ;
Voyant en ces transports mon honneur sans injure,
Elle me cédera la qualité de pure :
Elle est plus indulgente au garçon qui lui plaît,
Et le voit autrement toute chaste qu’elle est.
Scène II
ALFONSE, roi de Sicile, CLÉONIS
ALFONSE.
Quel effet de l’amour à celui-ci ressemble ?
Je suis le confident et l’amant tout ensemble,
Je cache en ces habits la qualité de roi,
Et moi-même je suis ambassadeur pour moi.
CLÉONIS.
Vous avez préféré vos yeux à ceux d’un autre ;
Mais, sire, après cela, quel dessein est le vôtre ?
LE ROI.
D’attendre sa réponse, et de paraître en roi
Si j’obtiens le bonheur de vivre sous sa loi,
Si le sacré lien d’un heureux mariage
Doit joindre ma fortune aux douceurs de son âge.
Scène III
FILÉMON, ALFONSE, CLÉONIS
FILÉMON, au roi.
Monsieur, vous puis-je dire un mot secrètement ?
La reine m’a chargé de ce commandement.
LE ROI, à Cléonis.
Laisse-moi lui parler.
À Filémon.
Que m’en dois-je promettre ?
Et qu’a-t-elle ordonné ?
FILÉMON.
Consultez cette lettre.
Ne plaignez point les vœux que votre prince a faits,
J’espère que bientôt ils seront satisfaits.
LE ROI, lui donnant un diamant.
Je voudrais pour ces mots aussi te satisfaire,
Cette bague précède un plus digne salaire.
FILÉMON.
Je l’aimerai, monsieur, avecque passion,
Comme un gage éternel de votre affection.
Il sort.
LE ROI.
Qu’apprendra ce papier, ô ma pudique envie ?
Lui dois-je des baisers ? m’annonce-t-il la vie ?
Appelant Cléonis.
Reviens, cher Cléonis, je te crois trop discret
Pour jamais abuser d’un important secret.
Vois ce que je reçois de là part de la reine,
Et crois que sur ses vœux mon âme est souveraine.
CLÉONIS.
Vous procure le ciel de ses rares beautés
Tout le contentement que vous en souhaitez.
LE ROI lit la lettre.
Au gentil Espagnol.
« Renonçons au déguisement
« Et levons le masque à la feinte ;
« Traitons l’amour ouvertement,
« Cher Espagnol, je suis atteinte.
« Je connais vos vertus, je sais votre naissance,
« Mon cœur est surmonté,
« Et je mets sous votre puissance
« Ma fortune et ma volonté.
« Quand la nuit voilera les cieux,
« Venez apprendre de ma bouche
« Combien, malgré vos envieux,
« Votre insigne vertu me touche.
« Ils dressent une embûche à votre belle vie,
« Évitez ces jaloux ;
« Malgré leur haine et leur envie,
« Je vous aime, Hélène est à vous. »
Me pouvais-je du ciel tant de bonheur promettre ?
À genoux, Cléonis, adorons cette lettre ;
Puisque ses belles mains ont tracé cet écrit,
Baise-le mille fois, contente mon esprit.
Dieux ! que je crains beaucoup en cet excès de joie,
Si quelque mal léger votre main ne m’envoie,
Qui, tempérant un peu l’aise que je ressens,
D’une extrême infortune affranchisse mes sens !
Connu, chéri, mandé d’une beauté divine,
Ah ! mettez dans ces fleurs pour le moins une épine !
Car on doit redouter un malheureux succès
Lorsque vous présentez vos faveurs dans l’excès.
Qui peut avoir appris ma naissance à la reine ?
Ce point, cher Cléonis, met mon esprit en peine.
CLÉONIS.
Quelque habit, quelque nom que vous ayez cherché,
Sire, l’éclat des rois ne peut être caché.
Quelque amas de vapeurs que Phébus puisse faire,
On s’aperçoit toujours qu’il est sur l’hémisphère.
Dessus le front d’un roi le ciel grave son nom,
Il peut changer d’habit, mais de visage, non.
LE ROI.
Étends, heureuse nuit, tes ombrageuses toiles,
Laisse en notre faveur paraître tes étoiles,
Veuille au sommeil bientôt les hommes disposer,
Et pour le repos d’un fais-les tous reposer.
Ils sortent.
Scène IV
ADRASTE, CLÉONTE
ADRASTE.
Plus tu me-veux guérir et plus mon mal empire ;
Il a dessus mon âme un souverain empire,
Cléonte, il est trop vrai, tout espoir m’est ôté :
Elle a trahi mes feux, l’infidèle beauté !
J’espérais, quand j’ai vu ma perte si certaine,
Que mon éloignement allégerait ma peine ;
Mais que cette espérance a mon esprit déçu,
Et qu’on fuit vainement quand le coup est reçu !
Il semblait que, changeant l’allure coutumière,
Mon cheval marchât moins en avant qu’en arrière,
Qu’il craignît d’avancer, et que cet animal,
Moins léger qu’elle n’est, fût sensible à mon mal.
Enfin, tu me tenais ; ma honte et mon courage
Ont contre mon espoir diverti mon voyage ;
Me voici de retour, et ce vil étranger,
Si ce fer m’est propice, ira seul voyager,
Tu sais en quel endroit, en ces royaumes sombres
Où, si l’on fait l’amour, on ne la fait qu’aux ombres.
CLÉONTE.
Que je prends sans raison le soin de vous aider,
Et qu’il est malaisé de vous persuader !
Perdez cette croyance, épargnez Isabelle,
La reine l’idolâtre, il n’est aimé que d’elle ;
Vivez, vivez content : de tous les amoureux,
N’en plaignez point que moi, je suis seul malheureux.
Il est vrai que lui-même ignore sa maîtresse,
Ne sait pas qui l’adore et qui lui fait caresse :
Pensant entretenir Isabelle les nuits,
La reine, cher ami, lui conte ses ennuis.
ADRASTE.
Délivrez votre esprit de cette frénésie ;
Cette croyance naît de votre jalousie.
CLÉONTE.
Ah ! vous gardez longtemps ces doutes superflus :
La haine l’avouant, que désirez-vous plus ?
Elle a trop clairement cette amour découverte,
Hélas ! ma propre bouche a prononcé ma perte.
Est-il quelque malheur à celui-ci pareil ?
Elle a pour me trahir imploré mon conseil.
J’ai fait, voyant son âme à moi seul asservie,
Parler ma propre voix contre ma propre vie :
Elle a reçu de moi le conseil de choisir
Un époux qui ne fût son pareil qu’en désir,
Dont l’amour fût égal à son ardeur extrême :
Ainsi j’ai prononcé ma sentence moi-même.
Son cœur s’est déclaré pour ce vil étranger :
Sous une loi commune hymen les va ranger ;
Et cette même nuit il repose en sa couche,
Si la compassion de mon mal ne vous touche,
Si votre bras ne m’aide au dessein que j’ai fait
De rendre par sa mort mon esprit satisfait.
ADRASTE.
Isabelle innocente ! et que seul je lui plaise !
Qu’as-tu dit ? quel bonheur est pareil à mon aise ?
Ah ! ne t’oppose point au bien de nos amours,
Que je ruinerais en t’offrant du secours.
La faveur de la reine étant si nécessaire
À ma pudique ardeur, je n’ose lui déplaire ;
Mille pourront servir ton esprit irrité,
Ne me fais point mourir, m’ayant ressuscité.
En tout autre sujet use de mon épée,
Elle n’est pas plus tôt requise qu’occupée.
Adieu, tu m’as tiré de si profonds ennuis
Qu’à peine je me sens en l’état où je suis.
Il sort.
CLÉONTE, seul.
Ô le parfait ami ! l’invincible courage !
Mars, sans doute, vivait sous ce même visage ;
Sa lame est de valeur, s’il en est sous les cieux,
Il n’en use jamais pour la conserver mieux.
Mais toi, tu parais lâche, et tu dusses, Cléonte,
En son infâme sang avoir noyé sa honte ;
Le véritable ami, tout intérêt soumis,
S’offre les yeux bandés à servir ses amis.
Mais que m’eût son trépas apporté d’allégeance ?
Un plus sensible affront appelle ma vengeance.
Que mes meilleurs amis me manquent de secours,
Que je trouve leurs cœurs à ma prière sourds,
Ma main seule, toute autre en vain sollicitée,
Prouvera ce que peut une amour irritée.
Il sort.
Scène V
ISABELLE, seule, à sa porte
La nuit.
Enfin nous approchons de cette heureuse nuit ;
Le monde se retire, on n’entend plus de bruit ;
Et le soleil, suivant ses routes ordinaires,
Cède notre hémisphère aux moindres luminaires.
Que ce bel étranger est longtemps à venir !
Que de tristes pensers viennent m’entretenir !
Aviez-vous donc, mes soins, pour ce soir réservée
La fleur que vous avez si longtemps conservée ?
Ce que vingt ans entiers ont fait mûrir de fruit,
Sera-t-il seulement la moisson d’une nuit ?
Mais qui n’aimerait pas ce vainqueur de mon âme ?
Comment le peut-on voir sans être tout de flamme ?
La reine, se fiant sur ma fidélité,
Avait mal reconnu ce que peut sa beauté ;
Se jouant de l’Amour par cette confidence,
Ce dieu devait-il pas punir son imprudence ?
Il la punit aussi, Clorimand est à moi,
Et ce soir même hymen nous unit sous sa loi.
Qu’Adraste maintenant cherche ailleurs sa fortune,
Son amour désormais me serait importune ;
Il m’a par son humeur procuré cet époux,
Je l’aime seulement d’avoir été jaloux.
Scène VI
ADRASTE, ISABELLE
ADRASTE.
Adraste encore heureux ! Isabelle innocente !
Ah ! dieu de nos esprits, que ta force est puissante !
Adraste, va revoir cette rare beauté,
Et demande pardon de ta crédulité.
Si mon œil n’est déçu dans un endroit si sombre,
Je l’avise à sa porte au travers de cette ombre.
ISABELLE.
Es-tu là, Clorimand ? est-ce toi, mon souci ?
Que tu me fais languir !
ADRASTE, à part.
Dieux ! qu’entendé-je ici !
Mais plutôt qu’attend-elle ? Ah Cléonte ! ah perfide !
Avais-tu pris conseil de cette âme homicide ?
M’as-tu fait espérer pour ma confusion ?
Mais dissimule, Adraste, et prends l’occasion.
ISABELLE.
Est-ce pas Clorimand ?
ADRASTE.
Tu me vois, ma déesse.
ISABELLE.
Vraiment, j’allais rentrer pour punir ta paresse.
Adraste entre chez Isabelle.
Scène VII
CLORIMAND, LYSIS
CLORIMAND.
Sur le point d’obtenir cette possession,
Toute chose conspire à mon intention :
Puisque cette visite est si favorisée,
Je crois que de là-haut elle est autorisée ;
Que je trouve ce soir le ciel officieux !
C’est en notre faveur qu’il a fermé les yeux,
Comme on les voit fermer quelquefois à la mère
Qui voit que son enfant redoute sa colère,
Et qu’il n’ose approcher d’un fruit qu’il veut avoir,
Tandis qu’elle est présente et qu’elle le peut voir.
Ah ! l’agréable fruit que mon âme désire,
Et qu’on m’outragerait voulant me l’interdire !
Mais qu’ai-je à redouter si mes vœux sont reçus,
Si ma belle a donné l’oracle là-dessus ?
Elle m’accusera de beaucoup de paresse,
Et m’en fera sans doute un peu moins de caresse ;
Je vois qu’il est plus tard que je ne pensais pas.
Le roi et Cléonis viennent à la porte de la reine.
Mais qui sont ceux, Lysis, qui viennent sur nos pas ?
Cachons-nous en ce lieu.
LE ROI, parlant bas.
Dieux ! que j’étais en peine
Comment je trouverais la porte de la reine.
Il suffit, Cléonis ; puisque nous y voici,
Sans m’attendre et sans bruit, retire-toi d’ici.
Cléonis sort.
Heureux entre tous ceux qui vivent et vécurent,
Qui le sont maintenant, et qui jamais le furent !
Heureux ambassadeur ! heureuse affection,
Et plus heureux loyer de ma légation !
Que les ambassadeurs chériraient leur fortune,
Si pareille faveur à tous était commune !
CLORIMAND, tout bas à Lysis.
Lysis, c’est l’Espagnol qu’on dit depuis deux jours
Être ici pour Alfonse : écoutons ses discours.
LE ROI.
Un si puissant respect à mon amour préside,
Que je n’ose frapper, tant mon âme est timide ;
Mais, ne venant ici que sur son mandement.
Qu’en puis-je recevoir qu’un heureux traitement ?
Scène VIII
CLORIMAND, LYSIS, CLÉONTE, l’épée à la main, SUITE DE CLÉONTE
CLÉONTE.
Es-tu cet Espagnol ? que veux-tu ? qui t’amène ?
Parle. Donnons, c’est lui, ne soyons plus en peine.
LE ROI, Se défendant.
Oui, je suis Espagnol ; mais ce discours est vain,
Et tu le vas assez apprendre de ma main.
CLORIMAND, et Lysis, l’épée nue.
À moi, traîtres, à moi ! c’est trop peu de courage
Que d’attaquer un seul avec cet avantage,
Quoiqu’encor le succès soit bien loin de vos vœux,
Et qu’étant Espagnol il en vaille bien deux.
Ils se battent tous.
CLÉONTE, fuyant.
D’autres l’auront suivi, qui sont cachés dans l’ombre ;
Amis, retirons-nous, il faut céder au nombre.
Il sort avec sa suite.
CLORIMAND, les prenant pour des voleurs.
Fuyez, fuyez, voleurs, un juste châtiment :
Vos pareils sont adroits, mais des pieds seulement.
C’est où vous assurez vos âmes criminelles ;
Toujours vos lâchetés vous attachent des ailes ;
Ainsi pour vous punir nos courages sont vains,
Car vous volez des pieds ayant volé des mains.
Que je trouve ce soir la fortune propice !
Mais que j’apprenne à qui j’ai rendu cet office.
LE ROI.
Aux noms d’ambassadeur et d’Espagnol, jugez
Qui vous parle en ces lieux, et qui vous obligez ;
Et, si vous désirez contenter mon envie,
Que j’apprenne, à mon tour, à qui je dois la vie.
CLORIMAND.
Clorimand est mon nom.
LE ROI.
Ah dieux ! qu’ai-je entendu ?
Qui devait m’attaquer m’aurait-il défendu ?
Que fait pour vos amis un si noble courage,
S’il est propice à ceux qui vous ont fait outrage ?
Donnez-vous du secours à qui vous a trahi ?
CLORIMAND.
Ah ciel ! qu’à ce discours je demeure ébahi !
Ô dieux ! ô Clorimand, le plus heureux des hommes
De rencontrer son prince au séjour où nous sommes !
Hé ! quelle occasion vous amène en ces lieux ?
Sire, excusez ici mon désir curieux ?
LE ROI.
Combien, pour rendre hommage aux beautés de la terre,
De dieux sont descendus d’où se fait le tonnerre !
Que ne peut pas l’Amour sur de jeunes esprits ?
Clorimand, c’est l’auteur du conseil que j’ai pris,
Ne juge point, ami, ce voyage impossible,
Ou ne me juge pas avoir l’âme sensible ;
Mais je suis découvert par le dieu que je suis.
La reine me connaît, elle a su qui je suis :
Une ardeur mutuelle enflamme sa pensée,
Elle offre du remède à mon âme blessée ;
Elle veut cette nuit alléger mon souci,
Et c’est l’occasion qui m’a conduit ici.
CLORIMAND.
Pareille occasion dans le palais m’amène :
Une dame a promis de soulager ma peine ;
Elle a dessus mon cœur un empire absolu :
Ce soir consommera notre hymen résolu.
LE ROI.
Puissions-nous vivre heureux, et que les destinées
Filent à nos amours un long siècle d’années !
Mais tu sais le danger dont ton bras m’a tiré,
Par-là notre entretien doit être différé.
Adieu ; suis, Clorimand, ton amoureuse envie ;
La reine est à la porte.
La reine vient à la porte avec Filémon.
LA REINE.
Est-ce pas toi, ma vie ?
LE ROI.
Je la viens recevoir de vos rares appas.
LA REINE.
Suis Filémon là-haut,
Il entre.
j’y monte de ce pas.
Que l’enfer désormais s’oppose à mon attente,
Clorimand est à moi, mon amour est contente.
Elle entre.
CLORIMAND, seul avec Lysis.
Clorimand est à moi ! Dieux qu’entendé-je ici ?
Ses amoureux transports la font parler ainsi :
Elle veut dire Alfonse, et je suis téméraire
Si j’ai l’opinion seulement de lui plaire.
Mais soit quelques voleurs, ou quelqu’amant jaloux,
J’entends du monde encor, Lysis ; retirons-nous.
Il se cache dans l’ombre avec Lysis.
Scène IX
CLORIMAND, LYSIS, CLÉONTE, CLÉONARD, SUITE DE CLÉONTE
CLÉONTE.
Hélas ! il est trop vrai qu’en cette nuit fatale
Il languit dans les bras de cette déloyale ?
Que de tous mes espoirs cet ignoble étranger
Me laisse seulement celui de me venger.
Si le ressentiment de mon affront vous touche ?
Allons assassiner ce rival en sa couche ;
Sacrifiez, amis, les jours de Clorimand
Aux sensibles transports d’un furieux amant.
Donnons, frappons, forçons l’obstacle de ces portes.
Cruels, témoignez-moi des passions plus fortes ;
Prêtez votre secours à ce cœur irrité,
Et ne me manquez pas en cette extrémité.
Isabelle paraît à la fenêtre.
ISABELLE.
Que cherchent en ces lieux ces âmes indiscrètes ?
Vous éveillez la reine, à ce bruit que vous faites.
CLÉONTE.
Pût-elle reposer d’un sommeil éternel !
Ah ! que tu connais mal cet esprit criminel !
La rendant au cercueil pour jamais endormie,
Qu’on sauverait nos jours d’une étrange infamie !
Ce Clorimand languit en son perfide sein :
Juge par ce discours quel est notre dessein.
ISABELLE.
Laisses-tu, juste ciel, leur offense impunie ?
Et n’es-tu pas sensible à cette calomnie ?
Traître, ôte Clorimand de ton esprit jaloux :
Pourquoi viens-tu, cruel, outrager mon époux ?
Comment étant ici serait-il chez la reine ?
Mais descends, Clorimand, et les tire de peine.
CLORIMAND, caché, bas.
Ah ! que tout est contraire à mes chastes faveurs !
Dieux ! quand finirez-vous ce dédale d’erreurs ?
Lysis, puis-je être ici, chez elle, et chez la reine ?
Hélas ! quel Jupiter baise mon Alquemène ?
LYSIS, bas.
Que ne vous dresse-t-on des autels comme aux dieux,
Si comme ces esprits vous êtes en tous lieux ?
Adraste descend avec Isabelle.
ADRASTE.
Je dois bien pardonner à votre jalousie,
Puisqu’un même transport trouble ma fantaisie :
Celui dont vous aviez assuré le repos,
Est devant vous, Cléonte, et vous tient ces propos ;
C’est moi, je suis Adraste.
CLORIMAND, à part, toujours caché.
Ah ! parole importune !
ADRASTE.
Et qui dois mon bonheur à la seule fortune.
Ma déesse attendait cet Espagnol ici,
J’ai pris l’occasion, mes vœux ont réussi.
CLORIMAND, caché, et à part.
Amant, non plus aimé, quelle perte fatale !
Quelle étrange infortune à la tienne est égale ?
ISABELLE.
Hélas ! que dois-je croire ? Adraste, est-ce donc vous ?
Quelle rage est pareille à mon juste courroux ?
De quel effet sera ma passion suivie ?
Dieux ! vengez cette injure, ou me privez de vie.
ADRASTE.
Mon cœur, suis-je coupable, et dois-je être blâmé
Pour avoir recueilli le fruit que j’ai semé ?
Si de son propre bien la moisson est un crime,
À qui donc, ma déesse, est-elle légitime ?
Et qui mérite mieux de vivre sous vos lois,
Quand la main d’un dieu même en aurait fait le choix ?
ISABELLE.
Quelque nouvel objet qui mon âme entretienne,
Il le faut, mon honneur m’oblige d’être sienne :
Le ciel devait le prix à sa fidélité...
Hélas ! que diras-tu de ma légèreté ?
Ils se baisent.
CLÉONTE.
Enfin, nommerez-vous ma plainte une injustice ?
Voulez-vous plus longtemps différer son supplice ?
Et, vous étant offerts à soulager mon mal,
Quand rougiront vos mains du sang de mon rival ?
CLÉONARD.
À quoi nous veut, Cléonte, obliger votre haine ?
Après tout, nous devons du respect à la reine.
La reine sort de chez elle.
LA REINE.
Perfides ennemis du repos de mes jours,
Combien seront les dieux à ma prière sourds ;
Et quand lanceront-ils en faveur de mes flammes,
Celles de leur courroux sur vos coupables âmes ?
Mais pourquoi recourir à leur divinité ?
Qu’ai-je à solliciter que mon autorité ?
Sans de ces vains discours ennuyer leurs oreilles,
De quoi ne peuvent pas disposer mes pareilles ?
Oui, Clorimand est mien, oui Clorimand est roi.
Il a rangé mon cœur et Naples sous sa loi.
Vous n’y consentez pas, et le ciel le désire !...
Qui doit dessus mes vœux avoir le plus d’empire ?
Mon sort relève-t-il de vos esprits jaloux ?
Devais-je de vos mains recevoir un époux ?
CLORIMAND, caché.
Lysis, qu’a-t-elle dit ? que ce discours m’étonne !
Je suis mari sans femme et prince sans couronne.
LYSIS, se frottant les yeux.
Dieux ! que de songes vains me viennent travailler !
Je dors assurément, et je pense veiller.
CLÉONTE.
Simples, nous redoutons ces menaces frivoles ;
Nos bras sont abattus par de vaines paroles !
Assassinons ce traître, en son lit, en son sein ;
Entrons, donnons, rompons, suivons notre dessein.
CLÉONARD.
Réprimez la fureur qui votre âme possède,
Et vous montrez plus ferme en ce mal sans remède.
LA REINE.
Sans plus réitérer d’inutiles devis,
Croyez que m’obéir est le meilleur avis ;
Laissez par le devoir régir votre courage,
Chérissez Clorimand et lui rendez hommage.
Descends, divin objet de mes chastes désirs,
Enfin leur passion s’accorde à mes plaisirs,
Enfin, cher Clorimand, ma volonté plus forte...
Le roi descend avec Filémon.
LE ROI.
Qui pensez-vous, madame, appeler de la sorte ?
Ignorez-vous mon nom ? ces armes et ces bruits
Vous font-ils, ma déesse, ignorer qui je suis ?
LA REINE.
Ah ! mes vœux sont trahis ! Traître, quelle imprudence
T’a fait sous un faux nom décevoir ma prudence ?
LE ROI.
Venu dessus l’écrit qu’apporta Filémon,
Je n’ai point eu dessein de vous cacher mon nom :
Je n’ai ni trahison, ni surprise conçue,
Montrant Filémon.
Et voilà de qui j’ai votre lettre reçue.
FILÉMON.
La mémoire, madame, au besoin vous déçoit :
C’est à cet Espagnol que l’écrit s’adressait.
LA REINE.
Hélas ! pour quel affront le ciel m’a-t-il fait naître !
Qu’on ne diffère plus, assassinez ce traître,
Estimais-tu si mal de ma pudique ardeur,
Qu’elle quittât le roi pour son ambassadeur ?
CLORIMAND.
Clorimand et Lysis viennent défendre le roi qu’on veut tuer.
Tournez ici, cruels, vos yeux et vos épées.
Las ! à quoi pensez-vous qu’elles soient occupées ?
La nature, inhumains, par un secret effroi,
Ne vous dit-elle point que vous tuez un roi ?
De quel sang votre main serait-elle tachée !
Dieux ! tant de majesté peut-elle être cachée ?
Et ne savez-vous pas qu’en ce déguisement
Il est venu flatter son amoureux tourment ?
Que son âme languit pour les yeux de la reine ?
Cruels, pour tant d’amour lui doit-on tant de haine ?
Je suis ce Clorimand, grande reine, c’est moi ;
Plus aimé, toutefois moins heureux que le roi.
De vos chastes faveurs ce prince seul est digne,
Mon sort est au-dessous de ce bonheur insigne.
Honorez sa vertu par des vœux infinis :
C’est de la main du ciel que vous êtes unis.
LA REINE.
Ah ! c’est trop, grand monarque, abaisser votre gloire ;
Et ces faux vêtements... Mais, dieux ! le dois-je croire ?
Si mon bonheur n’est faux, et si c’est vous, grand roi,
Je jure à vos désirs une immuable foi.
LE ROI.
Pour obtenir, madame, une faveur si grande,
C’est peu que de mes lois la Sicile dépende ;
Et, pour mieux mériter l’honneur de vous servir,
Je veux tout l’univers sous mon sceptre asservir.
ISABELLE.
Quel heur inespéré ! quelles métamorphoses !
Que cette obscure nuit fait voir de belles choses !
Pardonnez, Clorimand, à mon esprit déçu :
Ce que je vous donnais, Adraste l’a reçu.
CLORIMAND.
En ces rares faveurs que le ciel vous envoie,
Mon sujet ne doit point traverser votre joie :
Il est vrai que mon cœur idolâtrait vos yeux ;
Mais je n’ai pas dessein de résister aux cieux.
LA REINE.
Isabelle, est-ce vous ?
ISABELLE.
Vous m’entendez, madame :
Adraste me possède, il a surpris mon âme ;
Autorisez l’hymen qui doit joindre nos jours.
LA REINE.
Oui, je suis indulgente à vos jeunes amours ;
Et, pour combler enfin nos voluptés divines,
Je vous promets, Cléonte, une de mes cousines.
Vous savez qu’Héliante a des traits assez doux ;
C’est d’elle désormais qu’il faut être jaloux.
CLÉONTE, froidement.
Madame, puisqu’ainsi la fortune en dispose,
Sur ses aveugles soins mon espoir se repose.
LE ROI, à Clorimand.
Il reste de trouver une chaste beauté
À qui m’a conservé le bien de la clarté.
Reconnais, Clorimand, à quel point je t’honore :
Ma sœur te plut jadis, te plaira-t-elle encore ?
CLORIMAND.
À ce divin objet que vous avez nommé,
Mes derniers feux sont morts, mon premier rallumé.
Faisant cette beauté maîtresse de ma vie,
Je verrai mes plaisirs égaler mon envie.
LA REINE.
Puisqu’enfin tous nos maux se sont évanouis,
Que l’amour nous promet des plaisirs inouïs,
Retournons fin nos lits attendre la journée
Qui doit serrer les nœuds de ce triple hyménée,
Où tout sera permis à nos intentions,
Et qui consommera nos chastes passions.