Les Jacobins aux enfers (Hector CHAUSSIER)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés Amusantes, le 22 mars 1795.

 

Personnages

 

PLUTON

ARLEQUIN

CARON

TYSIPHONE

MORTIFER

DOUBLE FACE

DIABLES

FURIES

TROUPE DE JACOBINS

GROUPE DE FEMMES

 

La Scène est aux Enfers.

 

 

Scène première

 

CARON, seul

 

Enfin, je puis me reposer à présent. Il y a quelque temps, je n’avais pas une minute de relâche ; continuellement il fallait faire passer le Styx à une foule innombrable d’arrivants ; mais je n’ai plus rien à faire depuis que Robespierre est ici.

Air : Regards vifs et jolis maintiens.

Cet homme-là peut se vanter
D’avoir bien dépeuplé la terre ;
On ne saurait lui disputer
Le plus grand talent sanguinaire,
On vit ce tigre dévorant,
Poussé par sa rage inhumaine
Arrêter indistinctement
Le père, la mère et l’enfant,
Pour les égorger
(bis) par centaine.

Il a bien peuplé l’Empire de Pluton : qu’elle différence aujourd’hui ; ma barque ne sert plus à passer que quelques mal heureux, moissonnés par la faux du temps. Mais j’aperçois Carlin le favori de Pluton.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, CARON

 

CARON.

Eh bien, qu’y a t il donc, cher Carlin ? tu n’as pas aujourd’hui ta gaieté ordinaire.

ARLEQUIN.

Hélas, mon bon ami, je m’ennuie d’être mort.

CARON.

Allons donc. tu plaisantes.

Air : J’ai cru l’amour un enfant plein de charmes.

Mon cher Carlin reviens de ta folie ;
Ne songes plus que tu fus un mortel ;
Car tes talents, ton heureuse saillie,
Ont su te rendre à jamais immortel.

ARLEQUIN.

Ah ! mon cher Caron, c’est une bien triste vie, la vie d’un mort.

CARON.

Et te manque-t il ? Pluton enchanté de ton esprit, t’a fait son favori, son conseiller ; tu fais ici la pluie et le beau temps.

ARLEQUIN.

Oui : mais je n’y fais pas le dîner puisqu’on ne mange pas dans ce pays-ci, et c’est ce qui me déplaît.

CARON.

Mais qu’as-tu besoin de manger ?

ARLEQUIN.

C’est une fort bonne habitude que j’avais dans l’autre monde, et je suis très fâché de ne pas la conserver.

CARON.

Console-toi... Mais j’aperçois da monde de l’autre côté du Styx : je vais les voir ce que veulent ces gens-là.

Il sort.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, seul

 

Ce qui ne fâche le plus d’être mort, c’est que cela m’empêche d’aller en France y rappeler la gaieté, que ce coquin de Robespierre en a chassée.

Air du petit moi pour rire.

Accablé par ce monstre affreux
Le français fut plus malheureux
Qu’on ne saurait le dire.
Pour distraire tous leurs chagrins,
Il faudrait aux républicains
Le petit mot
(ter) pour rire.

 

 

Scène IV

 

ARLEQUIN, CARON, MORTIFER

 

MORTIFER.

Je suis très surpris que tu refuses de laisser entrer tous mes camarades avec moi.

CARON.

Passe pour un ; mais davantage, je ne le puis sans l’ordre de Pluton.

MORTIFER.

Ce sont tous de bons Jacobins.

ARLEQUIN.

De bons Jacobins !... Ah, la bonté n’était pas la plus grande qualité de ces Messieurs... à moins qu’on ne dise qu’il y a de bons bourreaux

MORTIFER.

Comment ! cherches-tu donc à m’insulter ?

ARLEQUIN.

Ce serait un coup d’épée dans l’eau, et je n’ai jamais tenté à faire l’impossible.

MORTIFER.

Est-ce à moi que ce discours s’adresse ?

ARLEQUIN.

Si vous prenez cela pour vous, je dirai... qui se sent galeux se gratte.

MORTIFER.

Ah ! je ne puis en souffrir davantage, et...

ARLEQUIN.

Doucement, pas de fureur ; faites-moi l’amitié de m’écouter.

Air de la croisée.

Soyez prudent et filez doux,

Quelque chose que l’on vous dise ;
Oui, modérez votre courroux
Sachez respecter ma franchise.
Vous n’ignorez pas sûrement
Que l’oppression est passée,
Et que chacun peut librement
Énoncer sa pensée.
(bis)

MORTIFER.

Il est aisé de voir que tu n’es pas Jacobin ; mais finissons ; et toi, Caron conduis-moi près de Pluton.

CARON.

Je ne puis quitter ma barque ; mais Arlequin va prévenir Pluton de ton arrivée : toi, tu resteras ici pour attendre, ses ordres.

MORTIFER.

Eh bien, veux-tu te hâter d’avertir Pluton qu’un Jacobin lui demande audience.

ARLEQUIN.

Savez-vous, M. le Jacobin, que je n’aime pas à m’entendre tutoyer ainsi.

MORTIFER.

Mais c’est un signe d’amitié.

ARLEQUIN.

Eh bien, je vous préviens que je de suis l’ami des gens ne lorsque je les connais bien, et que je puis les estimer.

MORTIFER.

Cela prouve la fraternité.

ARLEQUIN.

Vous le dites ; mais cela pourrait bien être tout le contraire.

Air du vaudeville des visitandines.

S’il paraît que dans le langage,
Le TU mette de la douceur,
Sans dire qu’il choque l’usage,
Il peut bien cacher la hauteur :
Souvent l’homme qui veut paraître
Et votre frère et votre ami,
N’est qu’un hypocrite ennemi
Orgueilleux de parler en maître.

MORTITER, à part.

Il l’a ma foi deviné : mais feignons...

ARLEQUIN.

Profitez du petit avis ; et comme je ne suis pas diable, songez qu’entre nous il n’y a pas de fraternité.

MORTIFER.

J’entends ce que vous voulez dire.

ARLEQUIN.

Bon, c’est cela même.

MORTIFER.

Ah, je vous en prie, ayez donc la complaisance d’avertir Pluton.

ARLEQUIN.

Ah ! ah ! vous êtes poli maintenant, vous avez besoin de moi ; jadis l’étiez-vous de même quand les autres s’adressaient à vous ?

CARON.

Ma foi, je n’en crois rien.

ARLEQUIN.

Et tu fais bien, car j’ai vu tout le contraire.

MORTIFER.

Mais où donc cela ?

ARLEQUIN.

Dans les gazettes que Pluton reçoit de l’autre monde.

CARON.

Qu’est-ce que disaient donc ces gazettes ?

ARLEQUIN.

Tiens, voici comme on y dépeignait les Jacobins en place :

Air du haut en bas.

Du haut en bas
Vous regardant d’un œil sévère,
Du haut en bas
Souvent ils ne répondaient pas :
Quand on les pressait d’une affaire,
Soudain ils vous envoyaient faire.
Du haut en bas.

oses dire que cela n’est pas vrai.

MORTIFER.

Je ne prétends pas que dans le nombre il n’ait pu s’en trouver qui...

ARLEQUIN.

Ah ! je suis bien au fait, tous étaient de même. N’importe, je cours chercher Pluton ; un peu de patience, je vais l’amener dans l’instant.

Il sort.

 

 

Scène V

 

CARON, MORTIFER

 

MORTIFER.

Dis-moi donc, Caron ?

CARON.

Eh bien ! qu’est ce ?

MORTIFER.

Par hasard, Pluton penserait-il comme Arlequin ?

CARON.

Qu’entends-tu par-là ?

MORTIFER.

Serait-il un aristocrate aussi ?

CARON.

J’ignore ce que tu veux dire par aristocrate ; je sais seulement que Pluton est ami de la justice.

MORTIFER.

La justice... quelle sottise !

CARON.

Comment !... quelle sottise ?

MORTIFER.

Eh oui, sans doute ; quand on veut être juste avec les autres, il n’y a rien à gagner pour soi.

CARON.

Au contraire, j’y vais beaucoup à gagner.

MORTIFER.

Tu serais bien embarrassé de prouver ce que tu dis. 

CARON.

Oh ! rien de plus aisé ; tiens, écoute-moi :

Air : Fidel époux, franc militaire.

De l’équité, de la justice,
Heureux qui suit toujours les dois,
Et de l’erreur o
u du caprice,
Constamment repousse la voix :
Son cœur goûte la jouissance
De répéter à chaque instant,
Oui, j’ai protéger l’innocence,      }
Et j’ai fait punir le méchant.                      }
bis.

MORTIFER.

Ah ! mon cher ami, la tête te tourne, du parles comme un modéré.

Caron se retire.

 

 

Scène VI

 

MORTIFER, PLUTON, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Tiens, voilà ce Jacobin qui désire te parler.

PLUTON.

Que veux-tu, quel motif t’amène en ses lieux ?

MORTIFER.

Air : Jupiter un jour en fureur.

Au nom de la fraternité
Près de toi, Pluton ; je m’empresse
À venir dans notre détresse
Chercher l’hospitalité.

PLUTON.

L’hospitalité ?

MORTIFER.

Oui, car la Société mère
De tous
les braves Jacobine ;
L’horreur des républicains,
bis.
Est proscrite sur terre. bis.

PLUTON.

Quoi ! tous les Jacobins ?

MORTIFER.

Hélas ! oui, sans exception.

ARLEQUIN.

Air du vaudeville des petits Montagnards.

En vérité c’est bien dommage
Que les Français ouvrant les yeux,
Las de meurtres et de carnage,
Vous chassent enfin le chez eux.
bis.
Ils avaient la douce espérance,
S’ils vous avaient encor souffert,
Que bientôt de l’heureuse France
Vous en eussiez fait un désert.
bis.

MORTIFER.

Dans le moment où notre puissance paraissait le vieux établie, nous avons été culbutés ; poursuivis de tous côtés, nous n’avoue plus d’asile qu’aux Enfers ; c’est ici que nous venons nous réfugier, au milieu de nos amis, de nos frères.

PLUTON.

Vous ne demandez une bien grande faveur.

MORTIFER.

Ah ! tous mes camarades espèrent que tu ne rejetteras j as leur prière.

ARLEQUIN.

Veux-tu, Pluton, que pour te déterminer dans ta réponse à sa demande, je te retrace les glorieux travaux de la société ?

PLUTON.

Volontiers, je t’écoute.

ARLEQUIN.

Air : Mon honneur dit etc.

Figure-toi l’horde jacobite,
De la vertu s’adaptant tous les traits
À la faveur de ce masque hypocrite,
Sur ses desseins, abuser les français :
Puis aux doux nœuds de l’aimable concorde,
Au charme heureux d’une tranquille paix,
Substituer les feux de la discorde,
De la fureur, du crime et des forfaits.

PLUTON.

Fort bien ! c’est à merveille.

ARLEQUIN.

Oh, tu ne peux disconvenir que ce ne soient là de vrais talents diaboliques.

PLUTON.

Oui, sans doute.

ARLEQUIN.

Mais ce n’est pas tout ; les Jacobins n’en sont pas restés là.

Même Air

Vois-les ensuite envahir la puissance
Qui n’appartient qu’au Peuple souverain,
Persécuter la paisible innocence,
En homme illustre ériger l’assassin :
Puis à leur gré choisissant des victimes,
Du peuple entier, seuls ordonner le sort ;
Et supposant des forfaits et des crimes,
À l’homme libre n’offrir que la mort.

PLUTON.

J’en conviens ; voilà de grands titres pour que les Jacobins soient reçus aux Enfers. Mais prouves-moi que tu me parles réellement au nom de cette illustre société ?

MORTIFER, tirant un papier de sa poche.

Oh ! rien de plus facile.

Air : Réveillez-vous belle endormie.

Voici l’acte de confrérie
Que chacun des Diables signa,
Et que jadis une furie
Par tes ordres nous apporta.

PLUTON.

En effet, c’est le diplôme d’affiliation, que les Enfers réunis accordèrent il y a quelque temps à la société des Jacobins.

MORTIFER.

D’après cela peux-tu refuser de les recevoir dans ces lieux ?

PLUTON.

Eh bien, qu’en penses-tu, Carlin ?

ARLEQUIN.

Air : Cœurs sensibles, cœurs fidèles.

Si tu veux être équitable pas hésiter,
Tu ne dois pas hésiter,
Tout Jacobin véritable
Peut ici se présenter :
Chacun les envoie au diable,
Et l’on dit dans l’univers
Qu’ils sont dignes des Enfers.
bis.

PLUTON.

Puisque cela est ainsi, je ne m’opposerai point au vœu général ; qu’on leur ouvre les portes de ce séjour.

ARLEQUIN.

Caron ; laisses passer le Styx à tous les Jacobins.

MORTIFER.

Hâtes-toi, mon ami ; car ils attendent cette faveur avec grande impatience.

ARLEQUIN.

Tu fais bien de les recevoir ici, car ils te seront très utiles.

PLUTON.

Comment cela ?

ARLEQUIN.

Air : Je suis Lindor, ma naissance etc.

Les Jacobins vont ranimer le zèle
Des habitants du ténébreux séjour ;
Oui, sois certain qu’à dater de ce jour
Tous les Démons les prendront pour modèle.

 

 

Scène VII

 

ARLEQUIN, PLUTON, MORTIFER, DOUBLE FACE, TROUPE DE JACOBINS, portant des étendards, sur lesquels on lit : CALOMNIE, TRAHISON, TERREUR, BRIGANDACE, ASSASSINAT, POISON

 

MORTIFER.

Accourez, mes frères, venez rendre grâce à Pluton, qui consent à vous accorder l’hospitalité.

DOUBLE FACE.

Ah ! sois certain, généreux Pluton, que notre reconnaissance égale ton bienfait.

PLUTON.

À ces devises remarquables je reconnais les Jacobins : approchez sans crainte ; vos talents, vos vertus, vous ont rendus dignes d’habiter ce séjour, et je vous permets d’y fixer votre demeure.

Air : Philis demande son portrait.

Ô vous illustres Jacobins,
Vous que chacun admire,
Venez de vos talents divins
Enrichir mon empire :
Votre présence d’ans ces lieux
Aux Démons sera chère ; 
Soyez sûr que dans chacun d’eux
Vous trouverez un frère.
bis.

ARLEQUIN.

Où peut-on être mieux bis.
Qu’au sein de sa famille ?

LES JACOBINS en chœur.

Pouvons-nous être mieux bis.
Que réunis aux Diables ?

ARLEQUIN.

Les Jacobins sont dignes d’eux.

LE CHŒUR.

Les Jacobins sont dignes d’eux.
Vivons, restons désormais en ces lieux.

PLUTON.

Mon cher Arlequin, cours rassembler les diables, les furies, et leur annoncer l’arrivée des Jacobins.

ARLEQUIN.

Je vais leur apprendre cette nouvelle.

PLUTON.

Quant à vous, aimables Jacobins, vous pouvez librement visiter votre nouvelle demeure.

Tous sortent de différents côtés, excepte Mortifer et Double Face.

 

 

Scène VIII

 

MORTIFER, DOUBLE FACE

 

MORTIFER.

Maintenant nous n’avons donc plus rien à craindre.

DOUBLE FACE.

Les républicains ne viendront pas nous chercher ici.

MORTIFER.

Nous devons du moins noms flatter.

DOUBLE FACE.

Nous sommes bien heureux d’avoir pu trouver cet asile.

MORTIFER.

Oui sans doute ; mais hélas ! mon cher Double Face, il est bien cruel d’être réduits à cette extrémité.

DOUBLE FACE.

Ne nous plaignons pas, vous l’avons bien mérité.

MORTIFER.

Ah ! quelle chute ! grands Dieux !... après avoir été... ah ! s’il était possible... si quelque jour... Ah ! comme je me vengerais !

Air : Dès que je vis Nicole. (de l’officier de fortune.)

Par un retour étrange.

DOUBLE FACE.

Qu’on ne peut espérer.

MORTIFER.

Si la fortune change
Et vient me seconder
Ah ! je veux dans ma rage
Du sang ! toujours du sang !
Je veux que le carnage       }
Puisse en faire un étang.    }
bis.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

DOUBLE FACE, seul

 

Et bien, ce n’est pas là mon goût ; il n’y a rien à gagner.

Air : Que le Sultan saladin.

Que tout brave Jacobin,
Dans un transport inhumain,
Ne respire que vengeance,
Que le sang en abondance,
Qu’il en cherche le moyen,
C’est bien, très bien ;
Mais cela ne mène à rien.
Je préfère le brigandage
Et le pillage.
bis.

Ah ! vive le pillage ? au moins on peut faire ses affaires ; et réellement, pour celui qui veut s’enrichir, le pillage est une jolie petite branche de commerce et d’industrie.

 

 

Scène X

 

DOUBLE FACE, MORTIFER

 

MORTIFER, accourant.

Ah ! mon cher Double Face nous sommes trompés !

DOUBLE FACE.

Que veux-tu dire ?

MORTIFER.

Pluton, que nous croyons notre ami...

DOUBLE FACE.

Eh bien ?

MORTIFER.

C’est un aristocrate !

DOUBLE FACE.

Mais, expliques-toi mieux ?

MORTIFER.

Si tu savais ce que je viens de voir.

DOUBLE FACE.

Tu me fais frémir.

MORTIFER.

Croirais-tu que le grand Maximilien l’illustre Robespierre, est ici traité comme un criminel.

DOUBLE FACE.

Ah ! grands Dieux ! quelle horreur !

MORTIFER.

Pluton lui a fait prendre la place de Sisyphe.

DOUBLE FACE.

De Sisyphe !

MORTIFER.

Oui, de Sisyphe, cet homme ambitieux, qui voulut usurper la puissance du peuple.

DOUBLE FACE.

Mais cela ressemble assez à Maximilien.

MORTIFER.

Sans doute ; mais Pluton qui se dis notre ami, devait il le punir comme il le fait.

Air : Que les plaisirs, leur douce ivresse. (de l’Héroïne française.)

Poussant une roche pesante,
Robespierre gravit un mont
Qui de tous côtés lui présente
Un abîme vaste et profond :
bis.
Bientôt du sommet il approche,
Prêt à voir finir son ennui,
Quand tout-à-coup l’énorme roche,
En l’écrasant, roule avec lui.
bis.

DOUBLE FACE.

Mais c’est affreux, c’est indigne !

MORTIFER.

Il nous faut venger Maximilien.

DOUBLE FACE.

Cela me paraît un peu difficile à faire.

MORTIFER.

Pas tant que tu le penses ; il ne s’agit que de suivre notre marche ordinaire, d’en ployer l’intrigue, la trahison ; et, pour commencer,

Air : Le Saint craignant de pécher.

Je veux jouer à Pluton
Un tour exécrable.

DOUBLE FACE.

Mais, penses-tu que Pluton
Est fin... comme un diable.

MORTIFER.

Je serai plus fin que lui ;
Je prétends faire aujourd’hui
Une Ja-co-bine
De sa Proserpine.

DOUBLE FACE.

À quoi cela nous mènera-t-il ?

MORTIFER.

D’abord à être instruit des complots que Pluton pourrait former contre nous, suite cela nous fournira les moyens de trouver l’occasion de le punir d’oser ainsi traiter Maximilien.

DOUBLE FACE.

Quoi ! tu prétends punir Pluton ?

MORTIFER.

Oui, sans doute, lui-même !

DOUBLE FACE.

Mais, songes donc que Pluton est immortel.

MORTIFER.

Air : La comédie est un miroir.

En vain Pluton est immortel,
Il verra bientôt notre empire ;
Pour nous il n’est rien d’éternel,
Nous avons l’art de tout détruire,
Il ne pourra nous résister :
Qu’importe sa puissance divine ?
Ce qu’un autre sait respecter,       }
bis.
Un vrai Jacobin l’assassine.                       }

DOUBLE FACE.

 Il faut prendre garde à ce qui pourrait nous arriver : il serait prudent de...

MORTIFER.

Délivrons d’abord Maximilien ; voilà ce dont il faut nous occuper. Je vais réunir nos amis, et tout préparer pour assurer notre succès. Allons, viens avec moi.

DOUBLE FACE.

Va toujours ; je te rejoins à l’instant.

Mortifer sort.

 

 

Scène XI

 

DOUBLE FACE, seul

 

Cours, cours, mon cher ami ; quant à moi, je ne m’expose pas ainsi ; j’observe de loin : et s’il y a quelque chose à gagner, j’en profite sans courir aucun danger.

Air : Faut attendre avec patience.

Dans une telle circonstance,
Je n’aime pas à me montrer ;
Je trouve dans cette prudence
Le moyen de ne rien risquer ;
Et s’il arrive que je craigne
D’une affaire le résultat,
Du feu, pour tirer la châtaigne
J’use de la patte du chat.
bis.

C’est la bonne manière, on fait son profit des sottises des autres.

 

 

Scène XII

 

DOUBLE FACE, LA CITOYENNE TRICOT, TROUPE DE FEMMES

 

LE CHŒUR DES FEMMES.

Air des trembleurs.

Mais voyez la fourberie,
L’adroite friponnerie
Et le fine escroquerie
De ces lâches Jacobins.

LA CITOYENNE TRICOT.

Bon ! j’aperçois Double face,
Il faut qu’il nous satisfasse,
Et que sans quitter la place,
Il paye pour ces coquins.

Ah ! ah ! fripon, tu ne t’attendais pas que nous viendrions te chercher ici.

DOUBLE FACE.

Mais, à qui donc en avez-vous ?

LA CITOYENNE TRICOT.

Ah, je te le conseille, fais l’étonné.

DOUBLE FACE.

Je vous jure que je ne conçois rien à tout ce que vous me dites-là.

LA CITOYENNE TRICOT.

Oseras-tu dire aussi que tu ne nous connais pas.

DOUBLE FACE.

Au contraire, citoyenne Tricot, je me rappelé très bien de vous avoir vu dans nos tribunes, et notamment à notre dernière séance.

LA CITOYENNE TRICOT.

Bon, nous y voilà, c’est cela même dont je voulais te faire convenir.

DOUBLE FACE.

Je n’ai jamais dit autrement.

LA CITOYENNE TRICOT.

Oui ; mais tu as fait comme si cela n’était pas.

DOUBLE FACE.

Expliquez-vous ; car le diable m’emporte si j’y comprends la moindre chose !

LA CITOYENNE TRICOT.

Eh bien ! puisqu’il le faut, je vais te parler plus clairement.

Air : On compterait les diamants.

C’est nous qui de vos orateurs
Applaudissant le verbiage,
Partagions toutes les fureurs,
Les transports, la haine et la rage :
C’est nous qui faisions bacchanal
En nous portant avec audace
À la porte du Tribunal,
Quand par hasard il faisait grâce.
bis. 

DOUBLE FACE.

C’est à merveille tout cela ; mais où voulez-vous en venir ?

LA CITOYENNE TRICOT.

Comment, malheureux, tu oses me faire cette question, après les services sans nombre que nous avons rendu à toi et ta séquelle maudite ; nous qui ne quittions pas les tribunes de votre club infernal, afin d’empêcher les honnêtes gens d’y entrer ; nous enfin, qui voulant vous soutenir dans votre dernière séance, avons essuyé la plus cruelle mortification !

DOUBLE FACE.

Comment cela ?

LA CITOYENNE TRICOT.

Air de la Meunière.

À l’instant même où le bâton
Faisait votre affaire,
Je fus prise par un luron
Qui, frappant comme un forgeron,
Fessa mon derrière
De bonne façon.

Voilà cependant à quoi nous nous sommes exposées pour vous, et vous avez l’infamie de décamper sans nous payer.

DOUBLE FACE.

Que voulez-vous dire, sans vous payer. 

LA CITOYENNE TRICOT.

Oui, fripon, voleur, escroc.

DOUBLE FACE.

Pouvez-vous dire que vous n’avez pas été grassement payées toutes les fois que nous vous avons employées ; je m’en rapporte à votre conscience

LA CITOYENNE TRICOT.

J’en conviens, vous nous avez toujours bien payées ; mais pour la dernière séance nous n’avons reçu qu’un à-compte.

DOUBLE FACE.

Eh ! comment voulez-vous que nous finissions le compte, nous n’avons plus de municipalité qui nous fournisse des fonds.

LA CITOYENNE TRICOT.

Tout cela ne nous regarde point ; arrangez-vous comme il vous plaira ; mais ne comptez pas que nous nous en retournerons les mains vides.

DOUBLE FACE.

Ce n’est pas nous qui vous les remplirons.

Air du vaudeville de la Soirée orageuse.

Ah ! dans notre cruel malheur
Nous n’avons aucune ressource !
La justice par sa rigueur
Lestement nous coupe la bourse.
Mais que devenir à présent
Qu’on nous empêche le pillage
Nous ne pouvons pas seulement
Des scellés encor faire usage.

LA CITOYENNE TRICOT.

Oh ! peu nous importe tout cela ; c’est de l’argent qu’il nous faut.

On entend du bruit.

DOUBLE FACE.

Ah ! mon Dieu, quel tapage !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, MORTIFER entraîné par les FURIES, des JACOBINS poursuivis par les DIABLES

 

TYSIPHONE.

Air : Courez vite, prenez le patron.

Ici ne souffrez point ce gredin,
À la porte ce vil jacobin.

LE CHŒUR.

Ici ne souffrons point ce gredin ;
Oui, chassons ce jacobin... Houss !

MORTIFER.

Messieurs les Démons
Laissez-moi donc.

LE CHŒUR.

Non, tu sortiras, tu partiras, tu t’en iras...

MORTIFER.

Messieurs les Démons
Laissez-moi donc.

LE CHŒUR.

Non, tu sortiras, tu partiras, tu t’en iras.
Ici ne souffrons point ce gredin,
Oui, chassons ce jacobin... Houss !

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, PLUTON, ARLEQUIN

 

PLUTON.

Quel est donc ce vacarme !

MORTIFER.

Ah ! Pluton, viens me tirer d’embarras.

TYSIPHONE.

Tais-toi, monstre.

LA CITOYENNE TRICOT.

Comme il est déjà connu dans ce pays-ci.

PLUTON.

M’apprendra-t-on enfin la cause de tout ce bruit. (34)

TISIPHONE.

Air : Aussitôt que la lumière.

Ah Pluton ! je t’en conjure,
Éloigne ce jacobin,
Ce monstre de la nature
Abreuvé de sang humain.
Écarte cette gangrène,
Ou crains mille maux divers ;
Car sa dégoutante haleine
Infecterait les Enfers.

PLUTON.

Quoi ! les furies elles-mêmes ne veulent pas vivre avec les Jacobins !

ARLEQUIN.

Jalousie de métier.

PLUTON.

Mais que veulent ces femmes que j’aperçois ?

MORTIFER.

Ah ! ce sont nos fidèles tricoteuses !

LA CITOYENNE TRICOT.

Nous venons te demander vengeance de ces doubles fripons, qui sont partis sans payer leurs dettes.

TYSIPHONE.

Tu le vois, Pluton, tout le monde se plaint d’eux, jusqu’à leurs amis et tu voudrais que nous les souffrissions dans ce séjour !

PLUTON.

Que me conseille mon cher Arlequin ?

ARLEQUIN.

De contenter tout le monde, et cela n’est pas difficile.

Air : Ce fut par la faute du sort.

Il faut ordonner en ce jour,
Que cette horde détestée
Aille remplacer le Vautour,
Qui vit du sang de Prométhée.
Les Jacobins aiment le sang
Ils pourront là se satisfaire,
Car ils trouveront dans son flanc
Le seul mets qui puisse leur plaire.
bis

PLUTON.

Oui, ton idée me plaît, c’est justement là ce qui leur faut.

ARLEQUIN.

Mais, écoutes donc ; en les renvoyant de ce séjour, il faut leur donner un signe distinctif, afin que l’on puisse les reconnaître ; et voici ce que je te propose pour chacun d’eux.

Air du coin du feu.

Qu’ils portent pour couronnes
Une paire de cornes
Ces forcenés ;
Pour finir leur costume,
Qu’ils aient par coutume
Un pied de nez.

PLUTON.

Bravo, mon cher Arlequin ; mais ces femmes qu’en ferons-nous ?

LA CITOYENNE TRICOT.

Comment, ce que l’on fera de nous ! mais nous prétendons nous en aller bien vite.

ARLEQUIN.

Un petit moment.

Air : Nous sommes précepteurs d’amour.

Il faut garder dans ce séjour
Ces élèves en barbarie ;
Elles pourront servir un jour
À remplacer quelque Furie.

PLUTON.

J’approuve, mon cher Arlequin, toutes tes propositions ; que l’on s’empare de ces femmes, que l’on conduise tous les Jacobins au Mont Caucase, et qu’on leur abandonne Prométhée pour le dévorer à leur aise. Allez, obéissez.

TYSIPHONE.

Air : Allez-vous-en gens de la noce.

Allez en race maudite
Hâtez-vous de purger ces lieux
Vous qui n’avez d’autre mérite
Que celui d’assassins affreux,
Vils Jacobins, 
Lâches gredins.

CHŒUR.

Allez-vous-en race maudite
Hâtez-vous de purger ces lieux.

Deux Furies chassent les femmes devant elles ; les Diables entraînent les Jacobins de l’autre côté.

 

 

Scène XV

 

ARLEQUIN, PLUTON, TYSIPHONE

 

ARLEQUIN.

Comment as-tu, donc fait, Tysiphone, pour demander que l’on chassât les Jacobins des Enfers ?

TYSIPHONE.

Cela t’étonne !

PLUTON.

Mais c’est aussi fort étonnant.

ARLEQUIN.

On ne devait pas s’attendre que les furies n’en voudraient pas, car les Jacobins ont le même talent qu’elles.

TYSIPHONE.

Nullement :

Air du vaudeville de vivants.

Le seul objet d’une Furie
Est de tourmenter le méchant
Le vil criminel, le brigand,
Tous ces monstres de fourberie :
Mais le féroce Jacobin,
Pour la vertu sans indulgence,
Toujours de la faible innocence   }
bis.
Fut le tyran et l’assassin.               }

PLUTON.

Peut-être on croit que la clémence
Parviendrait à les corriger,
Qu’on pourrait les faire changer,
En usant pour eux d’indulgence ;
Un y ferait de vains efforts.
Ils sont des monstres pour la vie,
Et leur âme alu crime endurcie    }
bis.
Est incapable de remords.                        }

ARLEQUIN.

Quelque jour on ne pourra croire
Ce que c’était qu’un Jacobin ;
On doutera de l’écrivain
Qui retracera leur histoire.
On verra la postérité
N’oser se dire que la France
Ait jamais pu donner naissance   }
bis.
Aux bourreaux de l’humanité.     }

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