Les Infidélités conjugales (Adèle REGNAULD DE PRÉBOIS)

Comédie en un acte, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Délassements-Comiques, le 26 octobre 1850.

 

Personnages

 

LE DUC DE SOMMERVILLE

LE CHEVALIER D’HERBLAY 

DOMINIQUE

HENRIETTE, DUCHESSE DE SOMMERVILLE

BASTIENNE, suivante de la duchesse

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe à Paris, sous Louis XVI.

 

Le théâtre représente un salon fort richement et fort élégamment meublé ; au milieu, au fond, une cheminée avec pendule et vases surmontée d’une glace sans tain donnant sur des jardins. De chaque côté de la cheminée, deux grandes portes : l’une, celle de droite, donne sur un autre salon très éclairé où se tiennent les domestiques ; à gauche, sur le premier plan, une bibliothèque gothique, une porte ; à droite, une porte et une élégante toilette ; au milieu, un guéridon couvert d’un riche tapis. Portières aux portes, fauteuils, chaises, tapis, etc.

 

 

Scène première

 

DOMINIQUE, seul

 

Il entre suivi d’un domestique portant un plateau chargé de tout ce qu’il faut pour déjeuner.

DOMINIQUE, après avoir fait placer le plateau sur le guéridon.

C’est bien !

Le domestique sort. Rangeant le couvert.

M. le duc rentre à l’instant... il quitte son habit de cheval... Voilà son déjeuner !... il doit en avoir grand besoin, et je souhaite qu’il y fasse autant d’honneur que Romulus en fait en ce moment à son avoine... Pauvre Romulus !... un si bel animal donné à M. le duc par Sa Majesté Louis XVI... le ramener en cet état... tout en nage... si ce n’est pas abuser de ce qu’un cheval est de race...

LE DUC, en dehors.

Dominique...

DOMINIQUE.

Monsieur le duc !

 

 

Scène II

 

LE DUC, DOMINIQUE

 

LE DUC, entrant par la gauche en élégante robe de chambre.

Dominique, mon déjeuner !

DOMINIQUE.

Monsieur le duc va être servi.

Il fait un signe sur la porte du fond, l’autre domestique apporte des œufs frais et des pigeons.

LE DUC.

Trois heures de promenade à cheval... je suis harassé !... il me tardait de me mettre à mon aise.

Se mettant à table.

DOMINIQUE.

Monsieur le duc est servi.

LE DUC.

Dominique ?... quelqu’un est-il venu me demander ?

DOMINIQUE, continuant à servir.

Maître Boniface, le libraire de M. le duc, ou, pour parler plus juste, le libraire du poète Stephanio, puisque c’est sous ce nom d’emprunt que M. le duc fait paraitre tout ce qu’il compose.

LE DUC.

Et que me voulait-il ?...

DOMINIQUE.

Il se plaint que M. le duc n’a pas écrit une seule ligne depuis huit jours, et il s’en inquiète ; le dernier volume s’est si bien vendu.

LE DUC.

Oui, il paraît que quelques indiscrets ont ébruité à la cour que ce fameux Stephanio, dont toutes les petites bourgeoises dévorent la prose brûlante et les vers si tendres, n’était autre que le duc de Sommerville, premier gentilhomme de Sa Majesté Louis XVI, charge où l’esprit est loin d’être de rigueur ! Grande révolution alors parmi nos duchesses... on s’arracha mes feuilles et en vingt-quatre heures trois éditions furent épuisées.

DOMINIQUE.

Ce n’était pas le moment de se négliger, comme dit maître Boniface.

LE DUC.

Pardieu !... ces gens-là sont !plaisants, en vérité ! ils s’imaginent qu’on a de l’esprit à volonté... de l’imagination à plaisir... et pour leur faire plaisir... Il ne leur vient donc pas à la pensée qu’il puisse y avoir dans la vie des moments de découragement, d’ennui... ils n’admettent pas enfin qu’on se marie... Personne d’autre n’est venu ?...

DOMINIQUE.

Pardonnez-moi, monsieur le duc... le petit chevalier...

LE DUC, riant.

Ce diable de d’Herblay... à son âge, se faire appeler encore le petit chevalier... Qu’a-t-il dit ?...

DOMINIQUE.

Il s’est informé si l’hôtel qui fait face à celui-ci était bien l’hôtel de Lussac... il en a examiné toutes les fenêtres... puis il est descendu dans le parc en disant qu’il reviendrait.

Un domestique a ouvert la porte du fond. D’Herblay entre.

 

 

Scène III

 

LE DUC, DOMINIQUE, D’HERBLAY

 

D’HERBLAY.

Il est tout revenu, cher duc... Bonjour.

LE DUC.

Chevalier, viens-tu pour déjeuner ? Dominique, un siège.

D’HERBLAY, à Dominique.

Non, je reste là près de cette cheminée.

LE DUC, toujours assis et déjeunant, à d’Herblay.

J’avais pensé juste...

Air : Un homme.

Ce qui t’amène en ce moment
C’est quelque galante aventure.

D’HERBLAY.

Que veux-tu, cher, on est ardent,
Jeune...

LE DUC, riant.

La chose est moins que sûre.

D’HERBLAY.

Pour ces péchés... péchés charmants
En moi sans cesse un foyer flambe ;
J’ai toujours mon cœur de vingt ans.

Il tombe sur sa chaise.

LE DUC, à part, riant.

Le cœur soit, mais non pas les jambes.

Haut.

Quoi de neuf, chevalier ?...

D’HERBLAY, revenant un peu en scène.

Rien que je sache, les femmes sont toujours coquettes... les maris sont toujours trompés... 

Avec fatuité.

Quant aux amants, je ne sache pas que la semaine leur ait été mauvaise.

LE DUC, à part.

Vieux fat !...

D’HERBLAY, prenant un biscuit sur la table et retournant à la croisée.

Merci ! car il y a bien une semaine que nous ne nous sommes vus !... oui... depuis le jour où tu m’as emmené à quinze lieues d’ici pour signer à ton mariage... dans un vieux château dont j’entends encore les lourdes portes se fermer sur nous, une heure après la cérémonie... Elle était pourtant jolie, mademoiselle Henriette de Mérange, avec sa pâleur et ses larmes, une taille... de la grâce... et un cœur tout neuf.

LE DUC.

Hum... qui sait ?...

D’HERBLAY.

Tu crois ?...

LE DUC.

Ce billet que je reçus d’elle au sortir de la chapelle, d’une écriture toute tremblée, me laisse beaucoup à penser... Tiens, je t’en fais juge.

Il lit.

« M. le duc, on nous a mariés malgré nous... » 

D’HERBLAY.

Hein !...

LE DUC.

Parlé. Des engagements de famille, pris dès l’enfance...

Il lit.

« Maintenant c’est à votre honneur, à votre loyauté de gentilhomme que j’adresse ce mot : Parlez... je ne vous aime pas... je ne vous aimerai jamais... Henriette de Mérange. » – Et là-dessus, je suis parti.

Il se lève.

D’HERBLAY.

Fort gaiement si j’ai bonne mémoire.

LE DUC.

Parbleu ! et en remerciant ma femme de sa franchise, encore...

Air du premier prix.

De nos cœurs, le peu d’harmonie
Présageait de bien mauvais jours.

D’HERBLAY.

C’est vrai, que vous offrait la vie ?
Débats, querelles et détours

LE DUC, riant.

Nous avons un grand avantage,
Maintenant, nous ne pouvons pas
Manquer d’être heureux en ménage } bis.
L’un ici... quand l’autre est là-bas.     }

D’HERBLAY, se moquant.

Te voilà donc mari sans femme ; il serait, ma foi, plaisant, mon pauvre duc, que tu fusses aussi amant sans maîtresse...

LE DUC.

Tu ris, d’Herblay... c’est ça pourtant...

D’HERBLAY.

Ah ! ah ! ah !

LE DUC.

L’aventure la plus bizarre, la plus romanesque !... une femme inconnue qui s’est enthousiasmée de mes faibles ouvrages, el de qui je reçus il y a quelques mois, à l’occasion de mon dernier livre... la lettre la plus simple et la plus touchante... Bref, une correspondance mystérieuse et charmante s’établit entre nous... l’amour naïf et passionné que j’avais su inspirer à cette femme, je le ressentis bientôt... j’employai toute mon éloquence pour la décider à se faire connaitre... à me dire son nom... tout fut inutile.

D’HERBLAY.

C’est quelque laideron... jaune, sèche, ridée... avec de grandes mains... il lui manque des dents...

LE DUC.

Oh ! non...

D’HERBLAY.

Qu’elle nous en fasse juges...

LE DUC.

Je le voudrais, mais depuis huit jours, elle a cessé de m’écrire, mes lettres même n’ont pas été prises à l’adresse indiquée...

D’HERBLAY.

Juste depuis le jour de ton mariage, elle l’aura appris...

LE DUC.

Impossible... elle ignore que Stephanio et le duc de Sommerville ne font qu’une seule et même personne.

DOMINIQUE, entrant.

Les lettres et les journaux de M. le duc.

LE DUC, les prend, une lettre tombe.

Ah ! enfin !...

Les regardant.

Rien... rien encore !...

Il s’assied près de la toilette.

D’HERBLAY, à la cheminée.

Tu ne lis pas... 

LE DUC, les ouvrant.

Oh ! que m’importe !... le vicomte de Béthune qui m’attend à Versailles-où il fait courir ! je n’irai pas.

En ouvrant une autre.

La présidente de Melval qui me prie à dîner... Ah ! c’est une femme... fort agréable...

À d’Herblay.

Son mari la délaisse, dit-on...

D’HERBLAY, au fond.

Ah mon ami... les femmes délaissées, c’est mon fort... près d’elles on a bien de la chance, va...

Il regarde à la croisée.

Le signal convenu se fait bien attendre...

LE DUC, à part.

On se moque de lui...

D’HERBLAY, redescendant et ramassant une lettre.

Encore une que tu as laissé tomber.

LE DUC, vivement.

Donne...

Découragé.

Ce n’est pas son écriture...

Avec joie, lisant.

Mais il y est parlé d’elle... 

Se levant.

Ah ! d’Herblay !... ah ! mon ami... elle consent... je la verrai... vois plutôt...

D’HEBBLAY, lisant.

« Partout où vous serez, elle sera désormais... que la sympathie vous guide !... »

Parlé.

Eh ! eh ! c’est bien chanceux... comment la reconnaître ?...

LE DUC.

Oh ! je la reconnaitrai entre dix... entre mille...

Air de Sommeiller encore, ma chère.

Est-elle blonde... est-elle brune ?...
Ses yeux, sont-ils ou noirs ou bleus ?...
J’aimerais mieux qu’elle fût brune, 
Non, je préfère les yeux bleus !
Si ce portrait imaginaire
Par moi ne peut être tracé...
En créant Ève, notre mère,
Que Dieu ! dut être embarrassé...

D’HERBLAY, près de la fenêtre.

Le signal enfin... 

LE DUC.

Qu’y a-t-il ?...

D’HERBLAY, redescendant.

Je suis aimé... cher... je suis aimé...

LE DUC.

Ah ! bah ! madame de Lussac, un dragon de vertu... ce diable de chevalier... comment t’y prends-tu donc ?

D’HERBLAY.

C’est bien simple... adroitement je surprends les secrets des maris... adroitement je donne des soupçons aux femmes... elles demandent des preuves... j’en ai toujours en réserve... donnant... donnant... voilà cher duc !... et maintenant, au revoir !...

ENSEMBLE.

Air de la Sirène.

Oh ! quelle douce ivresse
Je ressens en ce jour !...
Ma charmante maîtresse
Partage non amour !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, puis DOMINIQUE

 

LE DUC, relisant son billet.

« Partout où vous serez... elle sera... »

Il sonne.

Dominique.

DOMINIQUE.

Monsieur le duc.

LE DUC.

Selle Romulus... je vais aux courses...

DOMINIQUE.

Seller Romulus... mais Romulus est sur les dents...

LE DUC.

Donne-lui un picotin d’avoine...

DOMINIQUE.

Mais, ce n’est pas...

LE DUC.

Ce n’est pas assez... donne-lui deux picotins,  trois picotins...

DOMINIQUE.

Mais...

LE DUC.

Ce maraud raisonne... je crois...

DOMINIQUE, à part.

Ah ! le libraire avait raison... comme le mariage change un homme...

LE DUC, le rappelant.

Dominique...

DOMINIQUE.

Monsieur le duc...

LE DUC, se promenant à grands pas.

Il me faut pour ce soir un costume neuf et de la plus grande richesse... tu passeras chez mon tailleur... Dominique, que le perruquier soit exact, tu l’avertiras... Dominique, qu’à sept heures précises, mon carrosse soit à la porte de l’hôtel, je dîne chez la présidente de Melval... allons donc...

Bruit de voiture.

Dominique, quelle est cette voiture qui entre dans la cour ? je n’y suis pour personne...

DOMINIQUE, à part, regardant par la porte du salon du fond.

Que vois-je ?... un mari y est toujours pour sa femme.

Ritournelle de l’air suivant.

LE DUC, à part, gaiement.

Au diable les importuns, aujourd’hui...

DOMINIQUE, ouvrant la porte et annonçant.

Madame la duchesse... de Sommerville.

LE DUC, stupéfait.

Ma femme...

 

 

Scène V

 

LE DUC, DOMINIQUE, HENRIETTE, BASTIENNE

 

Ensemble.

HENRIETTE, au fond.

Air.

Je sens mon cœur 
Battre de peur !

LE DUC, à part.

Quel contretemps ! 

DOMINIQUE.

Il était temps !

LE DUC, à part.

Il faut encor
Les accueillir
Et les souffrir ;
Ah ! c’est trop fort !

HENRIETTE, bas, à Bastienne, après avoir salué le duc.

Comme il nous regarde... je tremble...

BASTIENNE.

C’est nous, monsieur le duc... c’est madame la duchesse, et puis, moi, Bastienne, sa sœur de lait, est-ce que vous ne nous reconnaissez pas ?...

LE DUC, très froidement, à Henriette.

Vous ne pouvez penser cela, Madame, mais, en vérité, j’étais si loin de m’attendre à l’honneur...

HENRIETTE.

J’aurais dû prendre vos ordres... je te le disais bien, Bastienne, monsieur le duc est fâché...

BASTIENNE.

Fâché !... et pourquoi ?... de ce que vous avez cédé à mes prières en venant à Paris pour le voir... si j’ai mal fait... que monsieur le duc le dise...

LE DUC.

Non, assurément...

À part.

Ces filles de province sont d’une hardiesse...

Haut.

Ce que je regrette, Madame... c’est que cet hôtel soit si peu en état de vous recevoir...

HENRIETTE.

Un coin me suffira...

BASTIENNE.

Mon Dieu ! oui... Madame... recevra dans le grand salon que nous venons de traverser... celui-ci lui servira de boudoir... où est la chambre à coucher ?...

LE DUC, souriant.

Il n’y en a qu’une d’habitable en ce moment... la mienne...

BASTIENNE, à Dominique.

Bien... conduis-moi, toi... allons... tu t’étonneras demain.

HENRIETTE, vivement.

Bastienne... je ne veux pas...

LE DUC, souriant.

Rassurez-vous, Madame... d’ici à ce soir, il y a dix fois le temps d’en faire accommoder une autre...

BASTIENNE, au fond, s’arrêtant.

Hein ?...

DOMINIQUE.

Et venez-vous, à votre tour, vous vous étonnerez demain.

LE DUC.

Allez, Mademoiselle,
Dans cet appartement,
La duchesse est chez elle
Et commande à présent.

Ensemble.

BASTIENNE.

La duchesse est chez elle
Et commande à présent !
Allons donc avec zèle
La servir promptement.

LA DUCHESSE.

Allez donc avec zèle 
Me servir promptement :
Que ne puis-je avec elle
M’éloigner un instant.

 

 

Scène VI

 

HENRIETTE, LE DUC

 

LE DUC.

Vous avez une fille de chambre, Madame, qui m’a tout l’air d’être un peu la maîtresse...

HENRIETTE.

Pardonnez-lui, Monsieur, et fiez-vous à moi pour la gronder, elle comprendra désormais que vous seul avez le droit...

LE DUC.

Comment donc... Madame, c’est vous qui ordonnez céans, je l’entends ainsi... et je prends l’engagement de ne vous contrarier en rien... pas même par ma présence qui, je le sais vous est importune...

HENRIETTE.

Oh ! Monsieur...

LE DUC.

Liberté tout entière pour tous deux... voilà ce que je vous propose, Madame... cela vous va-t-il ?

HENRIETTE.

Oh ! parfaitement...

LE DUC, à part.

C’est flatteur.

HENRIETTE.

Ah çà, monsieur le due, lorsqu’on nous a mariés... vous étiez donc dans les mêmes dispositions que moi...

LE DUC.

Absolument, Madame, vous voyez qu’il y avait sympathie...

HENRIETTE.

Oh ! quel bonheur !...

Se reprenant.

Pardon... je voulais dire quelle singulière rencontre...

LE DUC, souriant.

Les mots ne font rien à la chose, Madame... l’essentiel est d’y attacher le même sens. Maintenant, pour être fidèle à nos conventions... je sors...

HENRIETTE.

Que vous êtes bon...

LE DUC, lui baisant la main.

Vous, Madame, vous êtes charmante...

Air de valse.

LA DUCHESSE, à part.

Quel doux espoir.

LE DUC, à part.

Quel doux espoir.

LA DUCHESSE, à part.

Remplit mon cœur.

LE DUC, à part.

Remplit mon cœur.

LA DUCHESSE, à part.

Ici pour moi.

LE DUC, à part.

Ici pour moi.

LA DUCHESSE, à part.

Tout est bonheur.

LE DUC, en sortant.

Tout est bonheur.

Il sort à gauche.

 

 

Scène VII

 

BASTIENNE, HENRIETTE

 

HENRIETTE, à part, avec joie, ôtant son capuchon de dentelles.

Parti ?...

BASTIENNE.

Eh bien ! Madame...

HENRIETTE.

Que je suis heureuse ! monsieur le duc...

BASTIENNE, avec joie.

Il vous aime ?...

HENRIETTE.

Mais non... il me déteste... au moins autant que je le déteste... nous nous détestons enfin...

BASTIENNE.

Tout est perdu !...

HENRIETTE.

Au contraire... me voilà libre... songe donc... libre.

BASTIENNE.

Libre... de quoi faire ?...

HENRIETTE.

Mais, de penser uniquement à celui dont j’occupe aussi la pensée... oh ! je le puis sans crime maintenant comme avant mon mariage... et ni Dieu ! ni M, le duc ne peuvent s’offenser de cet amour si pur que j’éprouve pour un homme que je n’ai jamais vu... que je ne verrai jamais... oh ! non, jamais Stephanio ne saura quelle fut l’imprudente... Au milieu de ses triomphes... il m’oubliera, mais moi... je l’aimerai toujours... je n’aimerai que lui et nul autre, je le jure... Oh ! tu vois bien, Bastienne, que c’est un bonheur que mon mari me déteste...

BASTIENNE.

C’est un malheur, Madame... car ce nom de Stephanio n’est qu’un nom d’emprunt sous lequel se cache celui d’un noble et puissant seigneur... le duc de Sommerville...

HENRIETTE.

Le duc, mon mari... est-il possible... Bastienne ! Ah ! que me dis-tu là ?...

BASTIENNE.

La vérité... je ne l’ai sue qu’hier... alors... je vous ai amenée de force, ma chère maîtresse, je me disais : Elle si belle... il l’aimera !... et puis, notre arrivée sera pour lui comme une révélation, à cause d’un petit billet anonyme que je lui avais fait tenir et dont j’ai là, justement, le brouillon.

HENRIETTE.

Qu’est-ce que j’apprends là mon Dieu !

Après avoir lu et ironiquement.

La sympathie vous guidera... Ah ! ma pauvre Bastienne, où en sont les rêves ! notre venue n’a été pour lui qu’un fâcheux contretemps... et en ce moment... il se dispose à aller me chercher au dehors.

BASTIENNE, avec effroi.

Madame...

Souriant.

S’il allait vous trouver !

HENRIETTE.

Tu es folle...

BASTIENNE.

Oh ! c’est qu’on dit que les dames de la cour ont la compréhension et les mœurs faciles... et pour avoir un amant comme M. le duc, il en est plus d’une qui avouerait, ma foi, tout ce qu’on voudrait...

HENRIETTE.

Dis donc... le duc... il est donc bien ?...

BASTIENNE.

Pardi... oh ! il ne s’en confectionne pas comme ça à la demi-douzaine, une taille parfaite... une jambe tournée... à faire tourner toutes les têtes... Oh ! en voilà un qui fera plus d’une conquête en chemin... il va sortir, je crois.

HENRIETTE, vivement.

Bastienne... je ne veux pas qu’il sorte !...

BASTIENNE.

C’est à Madame à l’en empêcher. Je l’entends...

HENRIETTE, émue.

Il vient ici peut-être ?...

BASTIENNE, à part, écoutant.

Non... mais il y viendra.

Elle entre en courant chez le duc.

HENRIETTE, seule.

Mon Dieu ! il va venir, je tremble.

Air : Jean ne ment pas.

Pourrai-je jamais lui plaire ?
J’en ai grand désir, vraiment,
Oui, mais pour cela, que faire ?
Le cas est embarrassant.
Est-ce la coquetterie,
Le dépit, la jalousie
Qui me rendront le bonheur ?
Non, j’ai meilleure espérance,
Il vaut bien mieux, je le pense,
Pour arriver à son cœur,
Lui parler avec mon cœur.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, HENRIETTE

 

HENRIETTE, à part.

J’entends des pas... c’est lui. Bastienne avait raison... il est très bien.

LE DUC, entrant, en grand costume, et posant son chapeau et son épée sur la chaise près de la porte.

Votre fille de chambre m’a dit, Madame, que vous désiriez me parler... Avant de me rendre à Versailles je suis à vos ordres...

HENRIETTE.

Moi !...

À part.

Mon Dieu, qu’est-ce que je vais lui dire ?... 

LE DUC.

J’ai un quart d’heure à vous donner, Madame, et je vous écoute.

HENRIETTE, très aimable.

Mais si ce soir, vous étiez libre...

LE DUC.

Ce soir, impossible... Un dîner d’apparat chez la présidente de Melval...

Il va à la pendule.

HENRIETTE.

Mais, vous regardez déjà la pendule ?...

LE DUC.

Je crois que celle-ci retarde... C’est le défaut de toutes les pendules de Julien Leroy.

HENRIETTE, à part.

C’est plutôt son cœur qui avance...

Haut.

Eh bien ! monsieur le duc, puisque vous m’accordez un quart d’heure...

LE DUC.

Permettez... Il n’y a plus que dix minutes...

HENRIETTE, piquée.

Dix minutes...

Se reprenant, et très aimable.

Soit... j’en profiterai pour vous expliquer ce qui a dû vous paraitre étrange le jour de notre mariage...

LE DUC.

Madame.

HENRIETTE, fort aimable.

J’avais vécu dans un tel isolement, que je ne connaissais rien du monde... Toutes mes pensées, foules mes affections ne s’étendaient pas au delà de ce qui m’entourait...

Air : Enfant, n’y touchez pas.

De mon cheval,
Coursier doux et docile,
J’aimais le pas égal
Et le galop facile ;
J’aimais de mon regard
Suivre la course agile
De mon beau lévrier qui bondit au hasard.
Quand une voix plaintive
Arrivait à mon cœur,
J’aimais à soulager l’infortune craintive.
Consoler sa douleur,
C’était mon seul bonheur.

LE DUC.

Très bien... Et maintenant, Madame, que vous m’avez raconté vos petites histoires, je vous demanderai la permission...

HENRIETTE, à part.

Oh ! mes petites histoires...

Haut.

Nous avons encore cinq minutes, voyez... Ah ! c’est que je veux tout à fait rentrer en grâce auprès de vous. Quand je pense à ma gaucherie de ce matin en arrivant ici... j’en ai honte vraiment... C’est que j’ignorais encore les devoirs d’une maîtresse de maison... Je ne savais pas même, vous allez vous moquer de moi, je ne savais pas même ce que c’était que le mariage...

Elle s’assied près de la toilette.

LE DUC, s’approchant.

Ah !... Et maintenant ?...

HENRIETTE, hésitant.

Maintenant, un livre que j’ai trouvé, et que j’ai ouvert par hasard, m’a tout appris... Il m’a dit que le mariage était la réalisation d’un rêve que font toutes les jeunes filles...

LE DUC, à part.

Aie... aïe...

HENRIETTE.

Alors, j’ai cherché dans ma mémoire... si, moi aussi, je n’avais pas quelquefois... Je me suis souvenue qu’en effet... souvent un beau songe... 

LE DUC.

Ah !... si on voulait en croire les livres, et sur tout les rêves...

HENRIETTE.

On aurait tort... cependant, monsieur le duc... quand on se marie je ne puis croire, comme vous me le disiez ce matin, que ce soit pour vivre vous de votre côté, moi du mien...

LE DUC.

Une dissertation à ce sujet nous entrainerait trop loin... Qu’il vous suffise de savoir, Madame, que rien n’est plus naturel... c’est un usage reçu  à la cour...

Riant.

C’est même très bien porté.

HENRIETTE.

Oh ! mais, ce n’est pas une raison pour que vous ne soyez pas quelquefois galant avec moi... Par exemple, aujourd’hui,

Elle se lève.

je meurs d’envie de vous accompagner à Versailles... Oh ! je ne me ferai pas attendre...

Elle s’arrange devant la toilette.

LE DUC, à part.

Que dit-elle ?... Oh ! mais, non... non... Et mon  inconnue...

HENRIETTE, à la glace.

Je me fais une idée délicieuse du monde... Je brûle de le connaître.

LE DUC.

Ah ! Madame, que de déceptions vous y attendent, dans ce monde où tout est faux et trompeur !...

HENRIETTE.

Faux !... trompeur !... Ainsi, Monsieur, ces femmes charmantes dont on vante les grâces... l’esprit... la bonté ?...

LE DUC.

Ces femmes... Elles vous tordraient le cou de grand cœur si elles vous trouvaient plus belles qu’elles.

HENRIETTE, s’approchant, et avec intention.

Mais l’amour, l’amour existe... Et quand un homme dit à une femme qu’il l’aime pour la vie...

LE DUC, après un moment d’hésitation.

La Fontaine l’a dit, Madame, l’homme est le plus inconstant de tous les animaux.

HENRIETTE.

Comment, voilà le monde ?...

LE DUC, dramatiquement.

Aussi, malheur, trois fois malheur à l’insensé qui l’approche...

Changeant de ton.

Je suis prêt, Madame, à vous accompagner à Versailles...

HENRIETTE, boudeuse.

Merci, je n’irai pas.

LE DUC, passant à droite.

J’en étais sûr.

HENRIETTE.

Comment l’empêcher de sortir ? Ah ! ‘ un moyen !

Elle se dirige vers la bibliothèque. Haut.

Mais je vais m’ennuyer, Monsieur...

LE DUC.

Puisque cela vous amuse.

Il va au fond pour mettre son épée.

HENRIETTE, avec intention.

Ah ! des livres... je lirai...

LE DUC.

C’est cela.

Henriette prend plusieurs livres qu’elle jette successivement sur la table, après avoir lu les titres. À part, la suivant des yeux.

Que fait-elle ?...

HENRIETTE, avec malice.

Ah çà, vous n’avez donc ici que du Stephanio ? Est-ce que c’est un de vos parents ?...

LE DUC, à part.

Comment !... elle ne sait pas que c’est moi ?... Au fait ! qui aurait pu le lui dire dans son vieux château...

Haut.

Pourquoi cette question ? 

HENRIETTE, souriant.

À cause de cette collection ?

LE DUC.

Comment, une collection ?

HENRIETTE.

Mais oui, tous ces livres !...

Air de l’Apothicaire.

En les voyant dans ce rayon,
Rangés avec exactitude,
On se demande, avec raison,
D’où vient cette sollicitude,
Puisque tous sans exception
Ont trouvé chez vous un asile ;

Avec malice.

Pour une si belle action,
Il faut des raisons de famille !

LE DUC.

Ces livres, Madame, le monde les a jugés.

HENRIETTE, un peu malicieuse.

Le monde, vous savez bien que c’est un faux ami...

LE DUC, à part.

Décidément, elle me raille.

HENRIETTE, à part.

Il reste...

LE DUC, s’asseyant près de la toilette, et piqué.

Ainsi, Madame, pour charmer vos loisirs, ce n’est pas du Stephanio...

HENRIETTE, feignant de ne pas l’entendre et s’asseyant près de la bibliothèque.

Monsieur le duc, vous ne parlez pas pour les courses ?...

LE DUC, assis.

Il est trop tard... vous m’avez fait oublier l’heure. Ainsi, pour charmer vos loisirs, ce n’est pas...

HENRIETTE, même jeu.

Monsieur le duc, la présidente de Melval est-elle jeune ?

LE DUC.

Très jeune...

À part.

J’aurais du plaisir à lui donner du dépit.

HENRIETTE.

Jolie ?...

LE DUC.

Très jolie...

À part.

Bon, ça commence.

HENRIETTE.

Met-elle du rouge ?...

LE DUC.

Elle pourrait s’en passer...

HENRIETTE.

Alors, elle est parfaite...

LE DUC.

Parfaite.

À part.

Elle enrage.

HENRIETTE.

Ah ! tant mieux !...

LE DUC.

Plaît-il ?...

HENRIETTE.

Cette femme-là, vu cette supériorité incontestable qu’elle a sur les autres femmes... n’aura jamais l’envie... de me tordre le cou.

LE DUC, à part.

Elle me donne sur les nerfs avec ses naïvetés.

DOMINIQUE, entrant, bas, au duc.

Maître Boniface, le libraire, demande s’il peut parler à Monsieur ?

LE DUC, bas.

Fais-le passer dans ma chambre.

Haut.

J’y vais.

HENRIETTE, se levant.

Où donc ?... ah ! chez la présidente, peut-être...

LE DUC.

Précisément.

Ensemble.

Air du Sofa.

HENRIETTE.

Hélas ! pour moi,
Il n’est, je crois,
Plus de bonheur ! ah ! je le vois,
Pus d’espérance !
Adieu ! beau rêve de mon cœur,
Trop douce erreur
Qui me promettait le bonheur.

LE DUC.

C’est, sur ma foi
L’instant, je crois,
Où le bonheur sonne pour moi ;
Chère espérance !
Et qui de joie remplit mon cœur,
Pour mon malheur,
Oh ! ne va pas être une erreur !

LE DUC, seul.

Excusez-moi... mais ailleurs un engagement
Veut ma présence.

HENRIETTE.

Il part ! Monsieur... un seul instant,
Je veux ici bien franchement...
Vous souhaiter en vos amours
Bonne chance et succès toujours...

Ironiquement.

Bonne espérance !

LE DUC.

Ah ! ce mot est doux à mon cœur,
Doux à mon cœur !
Puisse-t-il me porter bonheur !

Reprise de l’ensemble.

 

 

Scène IX

 

HENRIETTE, BASTIENNE, un petit carton à la main, qu’elle dépose sur la toilette

 

HENRIETTE.

Je suis à bout.

À Bastienne, qui s’approche.

Si tu savais...

BASTIENNE.

Je sais tout.

HENRIETTE.

Tu écoutais donc ?

BASTIENNE.

Dame ! pour entendre.

HENRIETTE.

Alors, tu sais que je n’ai plus rien à espérer, vois-tu, rien... je suis la plus malheureuse des femmes...

Elle sort à droite.

 

 

Scène X

 

BASTIENNE, seule

 

Ah çà ! cet homme est donc un homme de l’autre monde ! il n’a donc pas d’âme, pas d’yeux !... une femme si belle, si sensible et si parfaite... Que faire ?... Si je disais tout à M. le duc ?... non, si on le rendait jaloux ?... folie !... il serait capable de prendre la chose en gaieté... Il ne me vient rien. Ah çà ! en débarquant à Paris, je suis donc devenue bête.

 

 

Scène XI

 

D’HERBLAY, LE DUC, BASTIENNE

 

D’HERBLAY.

Monsieur le duc !... le duc où est-il ?...

LE DUC, sortant de chez lui.

Quel empressement ?... De quoi s’agit-il ?

D’HERBLAY.

Une affaire très grave... un enlèvement.

BASTIENNE, à part, près de la toilette.

Lui... ce grand désossé...

D’HERBLAY.

Oui... j’enlève, cher !... j’enlève !...

LE DUC.

Ah ! bah ! madame de Lussac...

D’HERBLAY, vivement.

Non... non...

À part.

Je lui ai juré le secret...

LE DUC.

Une autre... sans doute encore une femme dont le mari...

D’HERBLAY.

Précisément... et tu peux me rendre un grand service...

LE DUC.

Lequel ?...

D’HERBLAY.

Prête-moi ton carrosse de voyage, il faut tant de mystère...

LE DUC.

Comment... je serais complice...

D’HERBLAY.

À charge de revanche, c’est dit...

BASTIENNE, à part.

Le vieux renard...

D’HERBLAY.

À quelle heure sera-t-il en état ?...

LE DUC.

Mon carrosse, à sept beures environ...

D’HERBLAY, passant près de la table.

Deux heures encore... chère Colombe ! c’est deux siècles pour elle.

Il va à la fenêtre du fond.

LE DUC, à part, allant s’asseoir à droite près de la toilette.

Et pour moi donc...

Il sort des tablettes et semble composer.

D’HERBLAY, redescendant.

Tu permets que je l’avertisse par un mot...

LE DUC.

À ton aise...

D’HERBLAY, écrivant sur le guéridon où Bastienne fait semblant de ranger les livres.

À propos, duc... n’y a-t-il pas dans la voiture un coffre pour les provisions de bouche.

LE DUC.

Mais, sans doute.

D’HERBLAY, écrivant toujours.

Tu le feras emplir... je te prie... du confortable, pâté truffé, conserve... vin vieux...

BASTIENNE, au fond près la cheminée, et à part.

Il paraît que sa Colombe est une commère...

D’HERBLAY, se levant.

Du reste, je vais parler moi-même à ton maître d’hôtel, en même temps que je visiterai la voiture si tout est en état si... si...

BASTIENNE, qui l’écoutait.

Je sauverai cette pauvre femme malgré elle.

Elle est près du guéridon, cache la lettre du chevalier sous un livre et plie vivement une autre feuille.

D’HERBLAY.

Je remonte à l’instant... sans adieu... Ah ! j’oubliais, ma lettre, petit étourdi que je suis... la jeunesse... l’amour... où donc est celle lettre ?...

BASTIENNE.

C’est ceci, je pense, Monsieur, une feuille fort galamment pliée, ma foi...

À part.

Une feuille blanche... attrape...

D’HERBLAY.

Voici pour ta complaisance, petite...

Elle tend son tablier... il l’embrasse.

Si je te redois encore... tu n’as qu’à dire...

BASTIENNE, à part.

Il m’en reste de trop, au contraire...

D’HERBLAY.

Ah ! ces sortes de dettes, je les paie.

Air : Fleuve de la vie.

J’ai pu jeter par les fenêtres
Maintes fois plus d’un créancier ;
Mais, j’en jure par mes ancêtres,
S’ils avaient pu te ressembler
On eût fait droit à leur créance.
Belle fille au fripon minois
Fut toujours bien payée par moi
Le jour de l’échéance,

Voulant l’embrasser encore.

Même avant l’échéance.

À bientôt, duc...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

BASTIENNE, LE DUC, puis HENRIETTE

 

LE DUC.

Ce diable de chevalier... avec son aventure... il me fait presque envie... mais, moi... n’en ai-je pas une aussi... mille fois plus piquante... cette femme inconnue qui sera partout où je serai... chez madame de Melval, sans doute, qu’il me tarde, et que cette heure est lente à venir.

HENRIETTE, qui est entrée après les mots mille fois plus piquante.

Bastienne... voilà trois fois que je vous sonne... préparez tout pour notre départ...

BASTIENNE.

Notre départ...

LE DUC.

Qu’entends-je ?...

HENRIETTE.

Mon Dieu ! Monsieur, vous allez peut-être trouver bizarre une décision.

LE DUC.

Fidèle à nos conventions, Madame, je ne me permettrai aucune observation...

HENRIETTE.

Pas un mot de regret...

BASTIENNE, à part.

Il la laisse partir... et ma tête est de plus en plus creuse d’idées... si... il m’en vient une... la lettre du chevalier...

Elle la prend sur le guéridon.

Point d’adresse...

LE DUC.

À quelle heure comptez-vous quitter Paris ?...

BASTIENNE.

Madame la duchesse a donné ses ordres pour sept heures.

LE DUC.

Oh ! mais c’est bien tard... ne craignez-vous donc pas de voyager ainsi seule la nuit...

BASTIENNE.

Seule oh ! non pas...

Elle passe derrière le duc.

LE DUC.

C’est juste...

BASTIENNE, à part s’approchant d’Henriette et laissant tomber le billet.

Ah ! il ne veut rien comprendre... l’hameçon est lancé.

HENRIETTE.

Que je ne vous retienne pas, monsieur le duc... vous avez des affaires...

Elle va à la toilette.

LE DUC.

Très importantes, c’est vrai... et qui me priveront... qu’est ceci ?... un billet...

BASTIENNE, s’avançant vivement voulant le ramasser.

Ah ! Monsieur...

LE DUC, mettant le pied sur le billet, et avec hauteur.

Qui vous parle, Mademoiselle ?...

BASTIENNE, près de la cheminée.

Ça mord...

LE DUC.

C’est singulier !... voyons donc un peu...

Il le ramasse.

L’écriture du chevalier...

Lisant.

« Étoile de ma vie... »

S’arrêtant.

« Étoile de ma a vie ! »

Lisant.

« Sept heures... »

Parlé.

Sept heures ! l’heure où le chevalier, mais, celle femme, qu’il enlève... c’est la mienne... ah ! ah !... c’est trop fort...

BASTIENNE, à part, au fond.

Ça a mordu...

HENRIETTE.

Mais qu’y a-t-il ?...

LE DUC, à part.

Je veux la confondre.

Haut.

Vous connaissez donc le chevalier d’Herblay ?...

HENRIETTE.

Vous dites... le chevalier...

LE DUC.

D’Herblay... un vieux fat qui n’y voit qu’avec des yeux de verre qui a de faux cheveux, de fausses dents, de...

HENRIETTE.

Attendez... n’était-il pas à notre mariage ?... vrai, monsieur le duc... vous ne le flattez pas...

LE DUC, à part.

Elle en est affolée... elle le trouve charmant...

DOMINIQUE, entrant.

Pardon, monsieur le duc... faut-il, comme le dit le petit chevalier, faire préparer le carrosse de voyage.

LE DUC.

Allez au diable...

BASTIENNE, passant près d’Henriette.

M. le duc est malade... il va... il vient...

LE DUC.

Allez au diable tous, vous dis-je...

BASTIENNE, à Henriette, qui est effrayée.

Chut ! vous allez tout savoir... Madame.

Elle lui parle bas.

LE DUC.

Mon carrosse !... c’était dans mon carrosse !... et quand je pense qu’en ce moment, le vieux scélérat examine si... Ah ! mais...

 

 

Scène XIII

 

BASTIENNE, LE DUC, HENRIETTE, D’HERBLAY

 

D’HERBLAY.

Ah ! parfait !... tout est à merveille ! il ne me reste plus qu’à te demander les commissions pour l’Angleterre... car c’est en Angleterre...

LE DUC.

Monsieur le chevalier...

Étonnement du chevalier.

HENRIETTE, bas, à Bastienne.

Ah ! il est jaloux... sois tranquille...

Haut.

Monsieur d’Herblay, je crois...

Elle se lève et lui fait une révérence.

D’HERBLAY, saluant.

Madame la duchesse... à Paris...

LE DUC, à part.

Ils jouent l’étonnement... ils sont d’accord...

D’HERBLAY.

J’arrive peut-être mal à propos, je trouble un tête-à-tête...

HENRIETTE.

Non... non, Monsieur !...

LE DUC, à part.

Peste, comme elle s’en défend...

HENRIETTE.

J’étais à ma toilette... vous permettez que j’achève, chevalier ?...

LE DUC, à part.

Voyons jusqu’où ira leur audace...

HENRIETTE, près de la toilette.

À quoi pensez-vous, Mademoiselle, ce bouquet est d’un très mauvais goût ; chevalier, venez donc ici...

D’HERBLAY, à part.

Je n’en manque pas une.

Il s’appuie sur le dos du fauteuil d’Henriette.

HENRIETTE, très coquette, assise.

Aidez-nous à choisir parmi ces fleurs... ces roses sont jolies, n’est-il pas vrai ?...

LE CHEVALIER.

Mais elles pâliraient à côté de votre teint... Comment appelle-t-on ceci ?...

BASTIENNE.

Des jonquilles...

LE DUC.

Fi donc...

D’HERBLAY.

Ça te contrarie, duc ?...

HENRIETTE.

Ça contrarie monsieur le duc...

BASTIENNE.

Du moment que ça contrarie monsieur le duc...

Elle remet le bouquet dans le carton.

LE DUC.

Oh ! le ridicule... le ridicule !...

D’HERBLAY.

Allons, c’est convenu... j’avais mauvais goût... c’est qu’aussi, je vois tout avec les yeux de l’amour !

Il regarde le fond.

HENRIETTE, très coquette.

Vous êtes amoureux !...

Elle fait signe à Bastienne de sortir.

LE DUC, ironiquement.

Il l’est toujours, Madame... c’est une profession... chaque jour une maîtresse nouvelle...

HENRIETTE, même jeu.

Jusqu’à ce qu’il rencontre celle qui doit fixer à jamais son cœur...

D’HERBLAY.

C’est fait, Madame...

LE DUC.

Et c’est devant moi qu’il ose... ah ! nous verrons.

Il vient près de la duchesse.

Voyons, Madame... je vous prends pour juge... comment qualifieriez-vous celui qui, sans scrupule, porte la désunion dans un heureux ménage...

D’HERBLAY.

Heureux... un instant...

LE DUC.

Qui égare la tête d’une pauvre femme au point de lui faire oublier le respect de son nom, l’honneur de sa maison... l’amour de ses enfants...

D’HERBLAY.

Ses enfants... un instant...

LE DUC, vivement.

De ses enfants... à venir... de son mari...

D’HERBLAY.

Son mari... parlons-en... je le veux bien... parlons-en...

LE DUC.

C’est inutile !...

HENRIETTE, vivement.

Si... si, qu’avez-vous à en dire, chevalier ?...

D’HERBLAY.

Qu’il la dédaigne...

LE DUC.

D’Herblay...

D’HERBLAY.

Je ne nomme pas... qu’il la trompe ?...

LE DUC.

D’Herblay...

D’HERBLAY.

Je n’ai pas nommé... et ce soir même, Madame, il a un rendez-vous avec une maîtresse...

LE DUC, lui saisissant le bras.

Ah çà, tu es donc un traitre !...

D’HERBLAY, stupéfait.

Est-ce que j’ai nommé ?...

HENRIETTE, jouant avec son éventail.

Mais, cette pauvre femme dédaignée par son mari... elle est donc disgraciée de la nature...

D’HERBLAY.

Au contraire, ravissante... des yeux...

Il jette un coup d’œil au fond.

HENRIETTE, regardant le duc.

Des yeux...

D’HERBLAY.

Superbes...

LE DUC, à part.

C’est que c’est vrai...

D’HERBLAY.

Une bouche... un sourire...

HENRIETTE, souriant au duc.

Eh bien !

D’HERBLAY, regardant toujours le fond.

Adorables.

LE DUC, à part.

C’est encore vrai.

HENRIETTE, très coquette.

Mais, sa main est grande, peut-être... son pied ?...

LE DUC.

Un pied d’enfant.

D’HERBLAY.

De petit enfant.

HENRIETTE, même jeu.

Alors... sa taille...

LE DUC.

Sculptée par les amours.

La duchesse est remontée.

D’HERBLAY.

Ah ! le mot est du dernier galant... Ah ! cher bon... quand je pense que, grâce à toi, dans une heure...

LE DUC.

Dans une heure !... l’un de nous mordra la poussière, monsieur le chevalier.

D’HERBLAY, étonné.

Plaît-il ?... Qu’a-t-il donc ?...

LE DUC.

Et s’il faut me faire mieux comprendre...

HENRIETTE, passant au milieu.

Eh quoi !... Messieurs, une querelle chez moi... à propos d’une femme qui dans quelques instants va fuir le toit conjugal, en compagnie d’un chevalier d’Herblay...

LE DUC, à part, joyeux.

Qu’entends-je ?... Ce n’était pas elle...

HENRIETTE, du chevalier.

L’heure de votre rendez-vous sonne en ce moment, Monsieur. Allez donc, rien ne vous retient plus ici, je pense...

À Bastienne, qui est rentrée sur les premiers mots de la phrase.

Reconduisez M. le chevalier.

Elle le salue.

M. le chevalier...

D’HERBLAY.

Madame la duchesse...

À part.

Oh ! Cupidon, prête-moi tes ailes...

Il sort.

BASTIENNE.

Va... Il aurait plutôt besoin de pattes pour faire le pied de grue.

Elle referme la porte.

 

 

Scène XIV

 

HENRIETTE, LE DUC

 

HENRIETTE, à part.

À nous deux maintenant...

LE DUC.

Madame... Henriette...

HENRIETTE.

C’est à moi...

LE DUC.

Oh ! laissez-moi vous dire mon bonheur, Madame, vous ne l’aimez pas...

HENRIETTE.

Plaît-il... le chevalier... ah ! ah ! ah ! vous avez cru... Ah ! Monsieur, pour moi quelle injure... croyez-le bien, j’ai su mieux choisir...

LE DUC.

Vous dites...

HENRIETTE.

Je dis... mais, pardon... pardon, Monsieur, d’a buser ainsi de votre temps si précieux...

LE DUC.

De grâce, Henriette.

HENRIETTE.

Voyez si je suis bonne... j’ai un quart d’heure à moi... je vous le donne... 

LE DUC.

Un quart d’heure... quand pour vous ouvrir mon cœur, vous dire ce que votre vue y éveille de sentiments nouveaux, une vie entière ne saurait suffire... et vous m’accordez un quart d’heure, Madame !...

HENRIETTE, montrant la pendule.

Permettez... dix minutes...

LE DUC.

Cette pendule avance... comme toutes celles de Julien Leroy...

HENRIETTE.

Ah ! hâtez-vous donc, Monsieur, de me raconter vos petites histoires... mes chevaux piaffent d’impatience...

LE DUC.

Mais, c’est donc sérieux... ce départ... vous me fuyez...

HENRIETTE.

Je mets à exécution une de nos conditions de ce matin... vous de votre côté... moi...

LE DUC.

Mais j’étais fou, ce matin, Madame... j’oubliais les saints devoirs du mariage... ce lien sacré qui unit deux âmes pour la vie... et que ce livre dépeint si bien.

HENRIETTE.

Laissez... laissez... ah ! si on voulait en croire les livres...

LE DUC.

Ah ! vous n’aimez pas, Madame...

HENRIETTE

Si...

LE DUC.

Hein ?...

HENRIETTE.

Mais, c’est presque une confidence que je vous fais là, Monsieur... ah ! confidence pour confidence, me ferez-vous les vôtres ?...

LE DUC.

Que vous dirai-je, Madame, qu’une autre... mais c’était avant de vous connaitre... avant notre mariage.

HENRIETTE.

Comme moi...

LE DUC.

Hein ?

HENRIETTE, avec malice.

Continuez donc.

LE DUC.

Oui... une autre m’avait subjugué par sa grâce, son esprit...

HENRIETTE.

Encore comme moi...

Mouvement du duc.

Allez toujours...

LE DUC.

Mais depuis que je vous ai vue, j’ai compris que son esprit n’était que de la simplicité... sa grâce que...

HENRIETTE, effrayée.

Hein, Monsieur...

LE DUC.

Et je ne l’aime plus... non !... non !...

HENRIETTE.

Ah ! ce n’est plus comme moi !...

Air des Vingt sous de Perinette. 

À lui j’ai fait le serment
De n’être point infidèle...

LE DUC.

Mais à moi d’être fidèle.

HENRIETTE.

Oui, j’ai fait aussi serment,
À cette double promesse
Je ne veux manquer jamais ;
À lui toute ma tendresse,
À vous, Monsieur, mon respect...

Mouvement du duc. Avec grâce.

Pour juger de ma constance,
Il est un moyen pour vous...
Lisez... c’est sa correspondance...

Elle lui remet un petit paquet de lettres.

LE DUC, parlé.

Mes lettres, est-il possible... lui... c’était...

HENRIETTE, fin de l’air.

En êtes-vous en cor jaloux...

LE DUC.

Eh quoi ! cette femme que j’adorais, sans la connaitre ?...

HENRIETTE, finement.

Et à laquelle vous venez de faire une infidélité... c’était moi.

Même air.

LE DUC.

Mais mon infidélité, 
Vu la bizarre aventure,
Loin d’être un affreux parjure,
Est de la fidélité.
Lorsque je te dis : je t’aime,
L’autre doit me pardonner... 

HENRIETTE, souriant.

Stéphane ferait donc de même
Si j’allais... 

LE DUC.

Quoi ?

HENRIETTE, avec tendresse.

Vous aimer...

LE DUC.

Qu’ai-je entendu, c’est un rêve,
Qui vient m’abuser... hélas !
Ah ! de grâce, avant qu’il s’achève,
Ange du ciel, ne me réveille pas.

BASTIENNE, qui est entrée un peu avant et qui était restée sur la porte, avec malice.

Madame... Tout est prêt pour le départ ?...

LE DUC, vivement.

C’est une bonne idée, le bonheur veut de la solitude... mais ce soir... il est bien tard...

HENRIETTE, timidement.

Bastienne...

LE DUC, vivement.

Bastienne, nous ne partirons que demain.

 

 

Scène XV

 

HENRIETTE, LE DUC, D’HERBLAY

 

D’HERBLAY, entrant.

Ah ! moi je ne pars plus... je n’ai trouvé personne.

Bas, au duc.

Pas de goût, cher, pas de goût... elle me préfère qui ?... son mari !... ça ne s’est jamais vu !

LE DUC, allant à la duchesse.

Si, si... ça s’est vu.

D’HERBLAY.

Allons, une de perdue.

À part.

Mais ici une de retrouvée... j’espère ; la duchesse est charmante... et...

Voyant le duc qui lui baise la main.

Que vois-je ?

LE DUC.

Ah ! d’Herblay, je suis le plus heureux des hommes.

D’HERBLAY, stupéfait.

Mais ce matin.

LE DUC.

Ce matin, c’est possible... mais ce soir... il ne s’agissait que de s’entendre !...

HENRIETTE, au public.

Air.

Puisqu’il ne faut, dit-on, que bien s’entendre,
Pour que les choses aillent selon nos vœux,
Ah ! puissions-nous, Messieurs, nous bien comprendre.
Pour moi, d’abord, voilà ce que je veux :
Je veux...

Elle s’arrête.

LE DUC.

Eh bien !

HENRIETTE.

J’ai peur d’un tel aveu !...
Comment oser dire...

LE DUC, souriant.

Quoi ? qu’on veut plaire,
Le mari seul pourrait... mais je permets...

HENRIETTE.

Je puis donc avouer ce que j’espère,
Messieurs... c’est un succès.

TOUS.

Pour nous tous un succès.

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