Les Impromptus de l’amour (Michel GUYOT DE MERVILLE)
Comédie en un acte et en vers, avec un divertissement.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 9 février 1737.
Personnages
MADAME ARGANTE
GÉRONTE
DORANTE, fils de Géronte
LÉANDRE, neveu de Géronte
ORPHISE, fille de Madame Argante
LÉONOR, fille de Madame Argante
ARLEQUIN
LISETTE, suivante des filles de Madame Argante
La Scène est à Paris, dans la Maison de Madame Argante.
Scène première
ARLEQUIN, LISETTE
ARLEQUIN.
Je te suivrai partout.
LISETTE.
Partout je te fuirai.
ARLEQUIN.
Un mot, je t’en conjure, et je te laisserai.
Attends.
LISETTE.
Voilà l’appas dont toujours tu me leurres :
Mais qu’en arrive-t-il ? Tu parles, tu demeures ;
Et moi-même, oubliant les serments que j’ai faits,
Je reste, je t’écoute, et nous faisons la paix.
Oh ! pour cette fois-ci, je veux être en colère,
Et de tes sots rapports te payer le salaire.
Adieu.
ARLEQUIN.
Rien qu’un mot.
LISETTE.
Point.
ARLEQUIN.
Mon cœur ! M’amour !
LISETTE.
Chansons.
ARLEQUIN.
Tu ne m’aimes donc plus ?
LISETTE.
Non.
ARLEQUIN, pleurant.
Haye.
LISETTE.
Hem ?
ARLEQUIN.
Tes façons
Me causent... tout-à-coup... une douleur si forte,
Que... l’on ne traite point un amant de la sorte.
LISETTE, à part.
De quoi s’avise-t-il de pleurer ? Le coquin !
Me voilà prise encor. Ah !
ARLEQUIN.
Lisette ?
LISETTE.
Arlequin ?
ARLEQUIN.
Que dis-tu ?
LISETTE.
Le grand mal qu’une fille polie
Salue un cavalier qui, la trouvant jolie,
L’a d’une révérence honorée en passant !
ARLEQUIN.
Je l’ai dit comme un fait aussi très innocent.
LISETTE.
Hé ! ne connais-tu pas la haine extravagante
Qu’a pour les jeunes gens notre Madame Argante,
Qui prétend qu’une fille à l’âge de vingt ans,
Se prive tout-à-fait de l’usage des sens,
Et cherche les plaisirs de l’aimable Jeunesse
Dans le sein engourdi de la triste Vieillesse ?
ARLEQUIN.
Mais son dernier époux était jeune.
LISETTE.
Et voilà
D’où vient le mal. Le coup part de cet époux-là.
Veuve à trente et un an d’un mari de soixante,
Lorsqu’elle prit le jeune, elle en avait quarante ;
Si bien qu’elle eut son tour, et fut, pour le dernier,
Tout ce qu’avait été pour elle le premier.
Tel fut son sort ; tel est d’ordinaire le nôtre :
On paye à l’un le mal que l’on a fait à l’autre.
ARLEQUIN.
Et mais, elle devait (et c’eût été bien mieux)
Commencer par le jeune, et finir par le vieux.
LISETTE.
Tais-toi. J’entends du bruit.
ARLEQUIN.
Malepeste ! C’est-elle.
Scène II
MADAME ARGANTE, ARLEQUIN, LISETTE
MADAME ARGANTE.
Mes enfants, dans la Ville une affaire m’appelle ;
Gardez bien la maison, et mes filles surtout.
Ayez soin d’avoir l’œil et l’oreille partout.
C’est principalement à toi que je m’adresse,
Lisette.
LISETTE.
Vous savez mon zèle et mon adresse :
Je vous les garantis, Madame, entre des mains
Qui ne les mèneront que par de bons chemins.
MADAME ARGANTE.
À merveille. Il viendra, pour cette même affaire,
Un ancien ami que j’attends de Mézière ;
Et qui, suivant l’avis que j’ai reçu de lui,
Doit à Paris, sans faute, arriver aujourd’hui.
LISETTE.
Un homme âgé, sans doute ?
MADAME ARGANTE.
Âgé comme...
LISETTE.
Hé ! bien, comme ?...
MADAME ARGANTE.
Comme moi, tout au plus.
ARLEQUIN.
Oh ! c’est donc un jeune homme.
LISETTE.
Si vos filles, pourtant, veulent le recevoir,
Je ne cours point de risque à le leur faire voir ?
MADAME ARGANTE.
Non ; et je leur ai dit d’honorer sa visite
De l’accueil gracieux que je sais qu’il mérite.
LISETTE.
Vous avez fort bien fait, Madame. Ses pareils
Ne peuvent leur donner que d’excellents conseils.
La jeunesse toujours profite à les entendre.
MADAME ARGANTE.
Si je tarde, qu’il ait la bonté de m’attendre.
Scène III
ARLEQUIN, LISETTE
LISETTE.
Je vois bien que, malgré mes résolutions,
Il faudra qu’à la fin nous nous raccommodions :
Mais puis-je me fier à toi ?
ARLEQUIN.
Comme à toi-même.
LISETTE.
Il s’agit d’un secret d’une importance extrême ;
Et, si tu me trahis, je jure et te promets
Qu’avec toi, sur le champ, je romprai pour jamais.
ARLEQUIN.
Soit.
LISETTE.
Léonor t’en veut ; et je vais à ton zèle
Fournir le vrai moyen d’avoir ta grâce d’elle.
ARLEQUIN.
Tant mieux.
LISETTE.
Ce Cavalier, dont la civilité...
ARLEQUIN.
J’entends.
LISETTE.
C’est son amant.
ARLEQUIN.
Je m’en étais douté ;
Et j’ai toujours bien vu, quelque chose qu’on dise,
Qu’elle était plus adroite et plus fine qu’Orphise ;
Voilà donc, en tout point, mon soupçon éclairci.
LISETTE.
Orphise ? Mais Orphise a son amant aussi.
ARLEQUIN.
Elle ?
LISETTE.
Certainement.
ARLEQUIN.
Je veux qu’on m’extermine,
Si je juge jamais d’une fille à la mine.
LISETTE.
Voyez le beau sujet d’un tel étonnement !
Le nigaud !
ARLEQUIN.
Je m’y perds. Par quel enchantement
Ont-elles, dans la gêne où les retient leur mère,
Trouvé l’occasion, et d’aimer et de plaire ?
LISETTE.
Pour plaire et pour aimer il ne faut que des yeux.
On a beau faire, il est des moments et des lieux,
Où, trompant, en secret, l’Argus le plus sauvage,
Un coup d’œil échappé venge notre esclavage ;
Et, pour quiconque alors n’a que ce seul recours,
Les regards vont souvent plus loin que les discours
ARLEQUIN.
Se voir, sans que jamais on s’entretienne ensemble,
Cela fait un commerce ennuyeux, ce me semble.
LISETTE.
Encore un coup, veux-tu mériter ton pardon ?
ARLEQUIN.
Arlequin sous tes lois se met à l’abandon.
LISETTE.
Quelque péril qu’en soi porte mon entreprise,
Une réflexion la presse et l’autorise.
Va, fais venir Dorante et Léandre ; cours. Tien,
Voici dans ce papier leurs adresses.
ARLEQUIN.
Fort bien.
Adieu.
LISETTE.
Dépêche-toi.
ARLEQUIN, revenant.
Mais si Madame Argante...
LISETTE.
Va-t’en.
ARLEQUIN, revenant encore.
Qu’est-ce que c’est que Léandre et Dorante ?
LISETTE.
Ce sont nos amoureux.
ARLEQUIN.
Ah !
LISETTE.
Ne perds point de temps.
Dis-leur qu’ils viennent vite, et que je les attends.
Scène IV
LISETTE
Quel intérêt pressant, quelle importante affaire
L’oblige de sortir contre son ordinaire ?
Et quel est ce vieillard qui nous arrive encor ?
Veut-elle marier Orphise ou Léonor ;
En ce cas, il est bon que, contre cet orage,
L’aspect de leurs amans ranime leur courage.
N’allons point cependant prévenir leurs chagrins,
En leur ouvrant les yeux sur le mal que je crains.
Je les vois. Livrons-les à la joie imprévue,
Que doit leur inspirer une telle entrevue.
Scène V
ORPHISE, LÉONOR, LISETTE
LÉONOR.
Vous allez voir, ma sœur.
ORPHISE.
Lisette, juge-nous.
LÉONOR.
Je m’en rapporte à toi.
LISETTE.
Comment donc ! Qu’avez-vous ?
Quelle est votre dispute, et sur quoi roule-t-elle ?
ORPHISE.
Sur un point capital.
LÉONOR.
C’est une bagatelle.
ORPHISE.
Bagatelle, ma sœur !
LISETTE.
Bagatelle, en effet,
Dès qu’on n’est pas d’accord sur la valeur du fait.
ORPHISE.
De notre démêlé voici quelle est la cause.
LÉONOR.
Je vais au naturel te raconter la chose.
LISETTE.
Fort bien !
ORPHISE.
Léonor veut...
LÉONOR.
Orphise ne veut pas.
LISETTE.
Oh ! vous avez raison toutes deux en ce cas.
ORPHISE.
Je me tais : l’indulgence est due à la Jeunesse.
LÉONOR.
Je ne dis mot ; usez de votre droit d’aînesse.
ORPHISE.
Dites.
LÉONOR.
Dites vous-même.
LISETTE, à part.
Elles vont quereller,
Pour parler à la fois, ou pour ne point parler.
Hé bien ?
ORPHISE.
Léonor veut...
LÉONOR, à part.
J’enrage de me taire.
ORPHISE.
Que mettant à profit l’absence de ma mère,
Tu fasses avertir nos Amants, et qu’ici
Ils viennent nous trouver.
LÉONOR.
Mes raisons, les voici.
LISETTE.
Je les sais.
LÉONOR.
Après tout, je suis prête à souscrire
Aux lois que pour Dorante il lui plaît de prescrire ;
Et ce n’est pas à moi de la gêner en rien.
Laisse-là son Amant, et fais venir le mien.
LISETTE.
Je ne le ferai point.
ORPHISE.
Là !
LÉONOR.
Pourquoi donc, Lisette ?
LISETTE.
Pourquoi ? Je ne le puis ; la chose est déjà faite.
LÉONOR.
Bon !
ORPHISE.
Léandre viendra ?
LISETTE.
Sans doute, et, qui plus est,
Dorante aussi.
ORPHISE.
Non pas, Lisette, s’il vous plaît.
LÉONOR.
Vous le verrez, ma sœur. J’en suis vraiment ravie.
ORPHISE.
Je ne veux point le voir.
LÉONOR, bas à Lisette.
Elle en brûle d’envie.
ORPHISE.
Renvoyez-le, s’il vient ; je vous en avertis,
Lisette. Vous prenez de terribles partis.
À quoi m’exposez-vous ? Quelle est votre imprudence !
Osez-vous abuser de notre confidence ?
Qu’il s’en retourne ; et moi, jusques à son départ,
Je vais, dès ce moment, m’enfermer quelque part.
LÉONOR.
Va, va, laisse-la dire ; achève ton ouvrage,
Et moi je te réponds en tout de son suffrage.
Elles sortent.
Scène VI
LISETTE
Je n’ai pas là-dessus besoin de caution ;
Et la nécessité, l’amour, l’occasion,
Combattent contre Orphise en saveur de Dorante.
Notre sexe est un peu d’humeur contrariante...
Mais Dorante paraît.
Scène VII
DORANTE, LISETTE
DORANTE.
Lisette, tu me vois
Transporté de surprise et de joie à la fois.
Dois-je croire un bonheur où je n’osais prétendre ?
Quoi ! je puis sans contrainte et la voir et l’entendre ?
LISETTE.
Je ne sais.
DORANTE.
Tu ne sais !
LISETTE.
À parler franchement,
Je vous ai fait venir sans son consentement.
Elle en paraît fâchée, et je crains qu’un caprice...
DORANTE.
Je saurai reconnaître un si rare service.
Mais viens, introduis-moi.
LISETTE.
Patience, restez ;
Je veux auparavant savoir ses volontés.
Scène VIII
DORANTE, et LÉANDRE, ensuite
DORANTE.
Ciel ! négligerait-elle un moment favorable,
Dont la perte sera peut-être irréparable ?
Et jusques dans ces lieux n’ai-je porté mes pas,
Que pour être assuré qu’elle ne m’aime pas ?...
Mais que vois-je ? Léandre !
LÉANDRE.
Est-ce un rêve ? Dorante !
DORANTE.
Dis-moi, que cherches-tu dans la maison d’Argante ?
LÉANDRE.
Et qu’y viens-tu chercher ?
DORANTE.
Rien, et toi ?
LÉANDRE.
Rien non plus.
DORANTE.
Tu mens.
LÉANDRE.
Tu mens aussi.
DORANTE.
C’est selon. Au surplus,
J’ai quelque chose à dire à certaine soubrette.
LÉANDRE.
Lisette ? J’ai de même à parler à Lisette.
DORANTE.
M’y voilà : c’est l’amour qui te conduit ici.
LÉANDRE.
Et j’y suis : c’est l’amour qui t’y conduit aussi.
DORANTE.
Il est vrai.
LÉANDRE.
Tu l’as dit.
DORANTE.
Et quelle est ta Maîtresse ?
LÉANDRE.
Son nom m’est inconnu. L’objet de ta tendresse,
Ne fais-tu pas comment on l’appelle ?
DORANTE.
Moi ? Non.
Elle m’écrit pourtant, mais sans mettre son nom.
LÉANDRE.
Nous éprouvons tous deux une même aventure.
Ma Maîtresse m’écrit aussi sans signature.
DORANTE.
Triste conformité ! Rapport vraiment fatal !
Mon ami, n’es-tu point par hasard mon rival ?
LÉANDRE.
Pourquoi ? Madame Argante a deux filles, et j’aime
La plus belle des deux.
DORANTE.
Justement, c’est la même.
C’est la plus belle aussi que j’adore.
LÉANDRE.
Tais-toi.
Les voici ; nous verrons.
DORANTE.
La première est à moi.
LÉANDRE.
Dissipe tes frayeurs ; la seconde est la mienne.
DORANTE, à part.
Quel homme ! À ma Maîtresse il compare la sienne.
Scène IX
DORANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR
DORANTE, à Orphise.
Je suis, Mademoiselle, au comble de mes vœux,
Si, sans vous offenser, je parais à vos yeux,
Et si vous agréez de ma bouche un hommage,
Dont ma main n’a tracé que la plus faible image.
ORPHISE.
Venir sans mon aveu ! Votre amour m’est suspect,
Dès qu’il est soutenu de si peu de respect.
LÉANDRE, à Léonor.
J’ose attendre de vous un accueil moins sévère.
LÉONOR.
J’en pourrais dire autant ; mais je suis plus sincère.
ORPHISE.
Léonor, ménagez votre sincérité.
LÉONOR.
Orphise, affectez donc moins de sévérité.
LÉANDRE.
Que mon sort est heureux !
DORANTE.
Quoi ! trop charmante Orphise,
Se peut-il qu’avec moi votre cœur se déguise ?
Ou bien abusiez-vous de ma crédulité,
Quand de quelque retour vos lettres m’ont flatté ?
ORPHISE.
Mes lettres ?
DORANTE.
Je vous dis des choses positives.
ORPHISE.
Elles sont donc, Monsieur, bien significatives ?
DORANTE.
Ah ! je n’ai point l’orgueil, quel que soit mon bonheur,
D’en rapporter des traits qui me font tant d’honneur.
LÉANDRE.
Une Belle en dit plus qu’elle ne semble en dire,
Dès qu’à celui qui l’aime elle veut bien écrire.
ORPHISE.
Sur ce point quelquefois on se peut abuser.
LÉONOR, à Dorante.
Ma sœur vous écrivait, Monsieur, pour s’amuser.
ORPHISE.
Léonor à railler trouve un plaisir extrême.
LÉONOR, à Dorante.
Ne vous alarmez point ; je sais qu’elle vous aime.
ORPHISE.
Oui, je l’aime, je l’aime ! Oh ! c’est un fait constant !
Ma sœur vous en répond, Monsieur ; soyez content.
DORANTE.
Non, je ne le suis point, si votre propre bouche
N’assure à mon amour le seul bien qui me touche.
Par mon père, il est vrai, mon pouvoir est borné ;
Mais mon choix est trop beau pour être condamné.
LÉANDRE, à Léonor.
Pour la déterminer en saveur de Dorante,
Qu’à faire mon bonheur votre bonté consente,
Mon père ne vit plus. Je suis maître de moi
Et je puis, à mon gré, disposer de ma foi.
LÉONOR.
Ma mère, contre nous, pourra tout entreprendre ;
Mais je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre.
DORANTE.
Daignez donc, belle Orphise, imiter votre sœur.
LÉANDRE.
Pour combler mon espoir, joignez-y la douceur
De voir, par cet accord d’une flamme commune
Le destin d’un ami conforme à ma fortune ;
Et de ce double hymen les favorables nœuds
Raffermir ceux du sang qui nous unit tous deux.
ORPHISE.
Quoi ! vous êtes parents ?
DORANTE.
Et de fort près. Son père,
Mort depuis quelques mois, du mien était le frère.
Mais l’amitié nous joint plus que la parenté,
Dont le titre souvent est si peu respecté.
Scène X
DORANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN, LISETTE
ARLEQUIN.
Ah ! Messieurs, serviteur. En vérité, Lisette,
Vous n’y pensez pas.
LISETTE.
Quoi ! quelle faute ai-je faite ?
ARLEQUIN.
J’avais laissé la porte entr’ouverte en sortant
De peur que ces Messieurs n’allassent, en heurtant,
Se faire remarquer de notre voisinage,
Et nous causer après quelque remue-ménage :
Mais il fallait sur eux la refermer d’abord.
LISETTE.
Le plaisant contrôleur !
LÉONOR.
On frappe.
ARLEQUIN.
Avais-je tort ?
ORPHISE.
Cours, Lisette, et va voir qui c’est par la fenêtre.
Lisette sort.
ARLEQUIN.
Sans mes soins on allait nous surprendre, peut-être.
LÉONOR, à Léandre.
Ce contretemps m’intrigue un peu.
LÉANDRE.
Rassurez-vous.
ORPHISE, à Dorante.
Je crains quelque embarras.
DORANTE.
Reposez-vous sur nous.
LISETTE, rentrant.
Tout est perdu, Messieurs, et c’est Madame Argante.
LÉONOR.
Hélas !
LÉANDRE.
Que faire ?
ORPHISE.
Ô ciel !
ARLEQUIN, à Lisette.
Madame l’intrigante,
Tirez-nous de ce pas.
LÉONOR.
Quel prétexte chercher ?
ORPHISE.
Quel parti prendre ?
LISETTE.
On frappe encore.
LÉANDRE.
Où nous cacher ?
DORANTE, qui a rêvé pendant ce temps-là.
Enfin, je l’ai trouvé.
LÉONOR.
Quoi !
ORPHISE.
Que voulez-vous dire ?
LÉANDRE.
Parle.
DORANTE.
Votre embarras cesse, et je vous en tire.
Arlequin, cours ouvrir la porte.
ARLEQUIN.
Quelque sot !
DORANTE.
Ne crains rien.
ARLEQUIN.
Mais, Monsieur...
DORANTE.
Va donc, et ne dis mot.
ARLEQUIN.
Allons.
Scène XI
DORANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, LISETTE
DORANTE.
Secondez-moi, vous tous, et tenez ferme.
Que dans ce cabinet Léandre se renferme,
Comme si dans ces lieux je l’avais poursuivi ;
Et je sors.
LISETTE.
Justement.
LÉANDRE.
J’entends.
LISETTE, à Léandre.
Vite, entrez-y.
DORANTE, à Orphise.
Me laissez-vous partir sans la moindre assurance ?
ORPHISE.
Vous pouvez sur mon cœur fonder votre espérance.
LÉONOR, à Dorante.
On vient ; songez à vous.
DORANTE, mettant l’épée à la main.
Cessez de vous troubler,
Scène XII
MADAME ARGANTE, DORANTE, LÉANDRE, caché, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN, LISETTE
MADAME ARGANTE, à Arlequin.
Réponds-moi donc, pendard ; qu’as-tu ? Veux-tu parler ?
DORANTE.
Non, non, n’espérez pas de lui sauver la vie.
MADAME ARGANTE.
Que vois-je !
DORANTE.
Dans son sang ma fureur assouvie...
MADAME ARGANTE.
Monsieur...
DORANTE.
Me vengera de ses brutalités...
MADAME ARGANTE.
Monsieur...
DORANTE.
Et du secours qu’en vain vous lui prêtez.
Il sort.
Scène XIII
MADAME ARGANTE, LÉANDRE, caché, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN, LISETTE
MADAME ARGANTE.
Je tremble de frayeur. Quelle aventure horrible !
LISETTE.
Nous avons eu, Madame, une alarme terrible.
ORPHISE.
Je ne sais où j’en suis.
LÉONOR.
Ah ! j’en mourrai, je crois.
ARLEQUIN.
Voilà ce qui m’ôtait l’usage de la voix.
MADAME ARGANTE.
Mais ce vacarme, enfin, que je ne puis comprendre,
D’où vient-il ?
LISETTE.
Écoutez ; mais laissez-moi reprendre
Mon haleine et mes sens... Comme la peur abat.
Haye !
ARLEQUIN, à Madame Argante.
Ouf ! tâtez un peu comme le cœur me bat.
LISETTE.
J’étais dans notre cour, quand soudain, dans la rue,
J’entends du bruit. Je suis à la porte accourue.
De grâce, pardonnez ma curiosité.
Je l’ouvre. À mes regards alors s’est présenté
Un jeune homme fuyant l’homme armé d’une épée.
À cet aspect, de crainte et de pitié frappée,
Je tombe. Je le vois entrer et s’esquiver ;
L’autre le fuit, le cherche, et sort sans le trouver.
MADAME ARGANTE.
Quel bonheur, mes enfants ! Voyons. Où peut-il être ?
ORPHISE.
Nous en avons eu soin.
LÉONOR.
Vous l’allez voir paraître.
Ouvre le cabinet, Lisette, il est de dans.
MADAME ARGANTE.
Et toi, cours, Arlequin, de crainte d’accidents,
Voir si l’autre est dehors, et ferme bien la porte.
ARLEQUIN.
C’est fort bien dit.
Il sort.
Scène XIV
MADAME ARGANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, LISETTE
LISETTE, à Léandre.
Monsieur, sortez.
LÉANDRE, dans le cabinet.
Moi ! que je sorte ?
LISETTE.
N’appréhendez plus rien, le péril est passé.
LÉANDRE, contrefaisant le niais.
Je chancèle en marchant ; et j’ai le cœur glacé.
LISETTE.
Que le calme, à la fin, renaisse dans votre âme.
LÉONOR.
Monsieur, voilà ma mère.
LÉANDRE.
En vérité, Madame,
Sans cette maison-ci, j’étais mort tout-à-fait.
MADAME ARGANTE.
Vous l’êtes à moitié, pour le moins.
LÉANDRE.
En effet.
Ah ! le maudit pays ! et quelle perfidie ! ·
MADAME ARGANTE.
Vous êtes étranger ?
LÉANDRE.
Et oui, de Picardie.
ORPHISE.
Arrivé depuis peu ?
LÉANDRE.
Depuis deux ou trois jours :
Et déjà l’on m’a fait cinquante mauvais tours.
LISETTE.
Je le crois.
LÉONOR.
Ce dernier est sans doute le pire.
MADAME ARGANTE.
Quel en est le sujet ?
LÉANDRE.
Je m’en vais vous le dire.
Paris étant un lieu que je ne connais pas,
Ce que j’y vois partout, m’arrête à chaque pas.
J’étais sur le Pont-neuf, sans penser à me battre,
Regardant le cheval que monte Henri Quatre,
Quand ce vilain bretteur, qui vient de nous quitter,
Près de moi doucement est venu se poster,
Tenant sa canne en l’air, sur l’épaule abattue ;
Et prenant le moment que j’ai sur la statue
L’esprit tendu, l’œil fixe et les regards bornés,
Il l’abaisse, et le bout m’en tombe sur le nez.
MADAME ARGANTE.
L’insolent !
ORPHISE.
Le brutal !
LÉONOR.
Que le ciel l’en punisse.
LISETTE.
Pourquoi ? peut-être aussi l’a-t-il fait sans malice.
LÉANDRE.
Oh ! que non. Là-dessus grand bruit. Coquin... Tout beau,
Sot. Je lui prends sa canne, et la jette dans l’eau.
Il me donne un soufflet, je le lui rends... Et zeste,
L’épée à la main. Point. Il la tire : la peste !
Je n’avais garde, moi. Je vous le plante-là.
Je suis, il me poursuit ; je vole, et me voilà.
MADAME ARGANTE.
Vous vous êtes fort bien tiré de cette affaire.
LÉANDRE.
Mais, au surplus, je rêve, et je ne sais que faire,
Madame. Dans la rue il m’attendra, je crois ;
Et si je sors de jour, hélas ! c’est fait de moi.
ORPHISE.
Cela pourrait bien être, et ce serait dommage,
Madame. Il me paraît et si bon et si sage.
LÉONOR.
Ayez pitié de lui, ma mère ; car, s’il sort,
Peut-être ferez-vous la cause de sa mort.
MADAME ARGANTE.
Ne craignez point, Monsieur, que rendant inutile
Le bonheur d’avoir eu ma maison pour asile,
Je détruise un bienfait qui m’est si glorieux :
Vous pouvez jusqu’au soir demeurer en ces lieux.
LÉANDRE.
Vous me donnez la vie, et me servez de mère ;
Mais permettez encor que j’écrive à mon père,
Et qu’il puisse venir pour me tirer d’ici.
MADAME ARGANTE.
J’y consens. Qu’on appelle Arlequin.
LISETTE.
Le voici.
Scène XV
MADAME ARGANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN, LISETTE
ARLEQUIN.
Tout va bien ; et j’ai vu notre homme dans la rue
Essuyant son épée encore toute nue ;
(C’est un Gascon, sans doute,) et puis bien proprement
Il l’a, dans le fourreau, remise, heureusement.
LISETTE.
Qu’elle y reste.
ARLEQUIN.
Et s’y rouille à jamais.
LÉANDRE.
Je respire.
MADAME ARGANTE.
Lisette, donne-lui ce qu’il faut pour écrire.
Mais de ses yeux, au moins, écarte mes papiers.
LISETTE.
Suffit. Venez : et toi, suis-nous.
ARLEQUIN.
Très volontiers.
Scène XVI
MADAME ARGANTE, ORPHISE, LÉONOR
MADAME ARGANTE.
Orphise, il est venu ce temps, où ma tendresse
Va te payer enfin le prix de ta sagesse.
Mes désirs sont remplis, et tu touches au port.
Je veux te marier.
ORPHISE.
De vous dépend mon sort.
MADAME ARGANTE.
Celui qu’un heureux choix pour époux te destine,
N’est point de ces maris qu’une humeur libertine,
Funeste fruit d’un âge où règnent les désirs,
Promène incessamment de plaisirs en plaisirs ;
Et qui, de leur raison étouffant le murmure,
Se font gloire du vice, et bravent la censure :
Tandis que leur moitié, dont le faible pouvoir
Vainement les rappelle aux lois de leur devoir,
Voyant ses droits trahis et sa flamme offensée,
Gémit de sa vertu si mal récompensée...
Non ; c’est un homme fait, sage, plein de bon sens,
Autant qu’on le doit être à cinquante-cinq ans.
ORPHISE, à part.
Quel âge ! quel mari ! juste ciel ! je t’implore.
MADAME ARGANTE.
Celui dont il s’agit ne les a pas encore.
LÉONOR.
Peut-être s’en faut-il quelques mois.
MADAME ARGANTE.
Doucement.
LÉONOR, à part.
La plaisante union !
MADAME ARGANTE.
Plaît-il ?
LÉONOR.
Quoi ! franchement,
Vous voulez, au mépris de l’usage ordinaire,
Lui donner un époux presque sexagénaire ?
MADAME ARGANTE.
Taisez-vous... Ce projet, sur la raison fondé,
De ton propre intérêt est d’ailleurs secondé ;
Puisqu’il vient, en un mot, d’hériter de son frère
Plus de vingt mille écus que lui devait ton père.
À mes attentions lui-même il a souscrit ;
Et voici, là-dessus, la lettre qu’il m’écrit.
MADAME,
Dans la peine que vous causent les vingt mille écus que vous devez à la succession de mon frère, le mariage d’une de vos filles avec son héritier, est un expédient admirable. Je l’approuve. Je pars ; et j’irai, de demain en huit jours sans faute, prendre avec vous, à cet égard, les arrangements les plus propres à vous mettre l’esprit en repos.
Tu vois par ce détail que, pour sortir d’affaire,
L’union concertée est juste et nécessaire.
Par ce moyen j’éteins la dette entièrement,
Ou j’en reculerai, du moins, le payement.
ORPHISE.
Je comprends vos raisons, Madame, et je les goûte ;
Et ce projet, pour nous, est utile, sans doute.
Mais, puisque vous mêlez ici mes intérêts,
J’en ai qui, dans le fond, me touchent de plus près,
Le repos de mes jours, le bonheur de ma vie.
Je suis, par la nature, à vos lois asservie ;
Et plus encor, malgré les droits qu’elle a sur nous,
Par ma reconnaissance et mon amour pour vous :
Voilà tout le devoir que mon état m’impose.
Je ne le trahis point, non ; et si je m’oppose
Au sort où vos rigueurs veulent me condamner,
C’est que je ne saurais jamais m’imaginer
Que l’accomplissement d’un devoir légitime
Exige, pour tout prix, qu’on en soit la victime ;
Ni qu’il vous autorise à rendre infortunés,
Et l’état, et le jour que vous m’avez donnés.
MADAME ARGANTE.
Quoi ! vous ne voulez pas l’épouser ?
ORPHISE.
Non, ma mère.
ARGANTE.
Comment ?
LÉONOR.
Ni moi non plus.
MADAME ARGANTE.
Vous plaît-il de vous taire ?...
Mais tu ne l’as pas vu. C’est en vain t’alarmer.
LÉONOR.
Faut-il voir un vieillard pour ne le point aimer ?
MADAME ARGANTE.
Encor ?
LÉONOR.
Je réfléchis toute seule.
ORPHISE.
Madame,
Quoi qu’il en soit, jamais je ne serai sa femme :
Je le dis à regret ; je voudrais faire mieux.
Je vois votre colère éclater dans vos yeux.
Vengez-vous ; employez toute votre puissance
À punir désormais ma désobéissance :
Mais ne m’accablez point de votre aversion.
Vous me verrez, constante en ma soumission,
Qui jusqu’à ce moment ne s’est point démentie,
Baiser avec respect la main qui me châtie ;
Et je souffrirai moins, (je puis vous l’attester,)
D’essuyer vos rigueurs que de les mériter.
Elle sort.
Scène XVII
MADAME ARGANTE, LÉONOR
MADAME ARGANTE.
Mais dans ses sentiments elle est bien obstinée.
Qui peut la révolter contre cet hyménée ?
Quel étrange motif, qui ne m’est pas connu,
Jette dans ce travers son esprit prévenu.
N’aimerait-elle pas ?
LÉONOR.
Elle, aimer ? Quelle idée !
Une fille par vous, par Lisette obsédée !
À nul homme vivant le logis n’est ouvert.
Nous sommes à Paris comme dans un désert ;
Et, pour pouvoir lier quelque commerce en ville,
Il faudrait que l’on fût terriblement habile.
Allez, sur cet article, (et j’en jure ma soi,)
Je vous la garantis aussi neuve que moi.
MADAME ARGANTE.
Son obstination est donc impertinente.
Scène XVIII
MADAME ARGANTE, DORANTE, en vieillard, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN
ARLEQUIN.
Madame...
MADAME ARGANTE.
Que veux-tu ?
ORPHISE.
Voici Monsieur Dorante.
Montrant Léandre.
Le père de Monsieur.
DORANTE.
Quels services, quel prix,
Madame, acquitteront vos bontés pour mon fils ?
MADAME ARGANTE.
Je n’ai point mérité votre reconnaissance,
Monsieur. Le hasard seul a fait en mon absence
Ce que j’aurais voulu moi-même exécuter.
DORANTE.
Du moins, s’il peut ici jusqu’au soir s’arrêter,
Si moi-même à vos yeux j’ai l’honneur de paraître,
Vous me l’avez permis : et comment reconnaître
Des grâces dont nos cœurs...
MADAME ARGANTE.
De si faibles bienfaits
Sont payés du plaisir de vous les avoir faits.
DORANTE.
Et vous, pour les bontés de ces deux Demoiselles,
Mon fils, avez-vous fait votre devoir près d’elles ?
LÉANDRE.
Oui, mon père.
ORPHISE.
Monsieur est tout-à-fait poli.
ARLEQUIN.
Lui ? C’est un Cavalier... ma foi... mais très joli,
LÉONOR.
Sans doute.
DORANTE.
Il est encore un peu neuf dans le monde.
LÉANDRE.
Oh ! point du tout.
DORANTÉ.
Plaît-il ?
LÉANDRE, à Léonor.
Si mon père me gronde,
Défendez-moi.
LÉONOR.
Je suis toute à vous.
MADAME ARGANTE, à Dorante.
Il vous craint.
DORANTE, à Léandre.
Je ne vous gronde pas.
LÉANDRE.
Non ?
DORANTE, à Madame Argante.
Je me vois contraint
D’avoir, à son égard, beaucoup de patience.
MADAME ARGANTE.
Avec vos soins, Monsieur, l’âge et l’expérience
Feront sur sa personne un effet souverain.
DORANTE.
Qu’on a pour les enfants de peine et de chagrin !
Paffe encor, lorsqu’en eux nos projets s’accomplissent,
Que leur esprit se forme, et leurs mœurs se polissent,
Et qu’après tant de maux, d’embarras et d’ennuis,
De nos travaux un jour nous recueillons les fruits.
Vous avez ce plaisir ; et ces deux jeunes plantes
Sont d’un tronc si parfait des tiges excellentes.
Quel air modeste et fin ! Quelle aimable pudeur !
Leur vue, en vérité, ranime mon ardeur.
C’est-là votre aînée ?
MADAME ARGANTE.
Oui, Monsieur.
DORANTE.
Qu’elle a de grâce !
Le beau port ! Voulez-vous souffrir que je l’embrasse ?
MADAME ARGANTE.
Vous lui faites honneur.
DORANTE, embrassant Orphise.
Que cet honneur m’est doux !
LÉANDRE, embrassant Léonor.
Baisez-moi donc aussi.
DORANTE.
Mon fils, que faites-vous ?
LÉANDRE.
Je la baise.
DORANTE.
Attendez qu’elle vous le permette.
LÉANDRE.
Bon ! elle le veut bien.
Scène XIX
MADAME ARGANTE, DORANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN, LISETTE
ARLEQUIN, voulant embrasser Lisette.
Ah ! ah ! voici Lisette.
À ton tour.
LISETTE, le repoussant.
Es-tu fou ?
ARLEQUIN.
Chacun se baise ici ;
Imitons-les.
LISETTE.
Vraiment, on s’y prend bien ainsi !
ARLEQUIN, à part.
Voilà bien des façons pour une chambrière !
LISETTE.
Madame, ce Monsieur, arrivé de Mézière,
Est là-bas.
MADAME ARGANTE, à Dorante.
Je descends. Pardonnez.
ORPHISE, à part.
Quel assaut !
MADAME ARGANTE.
Je vous laisse un moment, et reviens au plutôt.
Scène XX
DORANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, ARLEQUIN, LISETTE
DORANTE.
De Mézière ! Sais-tu quel homme c’est, Lisette ?
Et quel sujet l’amène ?
LISETTE.
Une affaire secrète.
C’est tout ce que j’en fais.
ORPHISE.
Que lui demandez-vous,
Dorante ? C’en est fait ; tout s’arme contre nous.
DORANTE.
Quel est donc ce discours ? Que veut dire ce trouble ?
La surprise où je suis dans ce moment redouble.
ORPHISE.
Cher Dorante, un vieillard, que je ne connais pas,
Vient de Province ici m’arracher de vos bras.
Ma mère, malgré moi, prétend que je l’épouse.
DORANTE.
Ah ! quel coup vous portez à mon âme jalouse !
Et, dans ce triste instant, dont je sens tout le poids,
Combien de mouvements m’agitent à la fois !
Je suis hors de moi-même. Il va bientôt paraître,
Ce rival qu’en mon cœur je brule de connaître...
Mais je veux, pour le voir, reprendre un peu mes sens.
LÉANDRE.
Sortons ; nous reviendrons quand il en sera temps.
LISETTE.
De tout ce qu’on fera je saurai vous instruire.
ARLEQUIN.
Dans mon appartement je m’en vais les conduire.
Scène XXI
MADAME ARGANTE, GÉRONTE, ORPHISE, LÉONOR, LISETTE
ORPHISE.
MA sœur, à quel tourment il faut me préparer !
LÉONOR.
Ce n’est rien. Tenez bon.
LISETTE.
Paix. Je les vois entrer.
MADAME ARGANTE, à Géronte.
Votre ardeur envers moi ne peut être plus prompte.
Approchez-vous, Orphise ; et dans Monsieur Géronte,
Honorez cet ami dont je vous ai parlé.
ORPHISE.
En vous voyant, Monsieur, mon cœur est si troublé...
MADAME ARGANTE.
Est-ce ainsi qu’on reçoit un époux ?
GÉRONTE.
Ah ! Madame,
Arrêtez... Dissipez le trouble de votre âme.
Non, belle Orphise, non ; je ne puis, ni ne veux
Vous imposer un joug si contraire à vos vœux.
Au reste, il ne faut pas que Madame se choque,
Si, par le sens obscur d’une lettre équivoque,
J’ai flatté jusqu’ici son agréable erreur.
MADAME ARGANTE.
Monsieur, que dites-vous ?
GÉRONTE.
Madame, point d’aigreur.
Je fais que dès longtemps, haïssant la Jeunesse,
Votre cœur sur l’hymen penche vers la Vieillesse ;
Et je compte, en feignant d’approuver vos desseins,
Vous avoir épargné plusieurs jours de chagrins.
MADAME ARGANTE.
Vous n’épouserez pas Orphise ?
GÉRONTE.
Non, Madame.
MADAME ARGANTE.
Non ?
GÉRONTE.
À l’âge que j’ai je prendrais une femme !
Jeune encore ! et pourquoi ? Pour être un jour compris
Dans le nombre trop grand de ces tristes maris,
Qui rassemblent en eux, avec les maux de l’âge,
Les chagrins attachés au nœud du mariage ;
Qui, sans cesse accablés de mépris et d’ennui,
Le jouet d’une épouse, et la fable d’autrui,
Dans leur sort malheureux, dont leur femme est arbitre,
De tous leurs droits perdus ne gardent que le titre !
LISETTE, à part.
L’honnête homme !
ORPHISE, à part.
Pour moi quel bonheur !
LÉONOR, à part.
Tout va bien.
MADAME ARGANTE, à Géronte.
Mais ce que je vous dois...
GÉRONTE.
Vous ne me devez rien.
Ce n’est pas moi qui suis l’héritier de mon frère ;
Mais son fils, dont l’absence, à la mort de son père,
A sans doute causé l’erreur où je vous vois.
MADAME ARGANTE.
Ah ! qu’entends-je !
GÉRONTE.
Oui, Madame ; et c’est lui dont la foi
Peut calmer votre crainte, et vous tirer de peine,
Par un nœud que j’approuve, et dont l’espoir m’amène.
MADAME ARGANTE.
Juste ciel !
Scène XXII
MADAME ARGANTE, GÉRONTE, DORANTE, LÉANDRE, ORPHISE, LÉONOR, LISETTE
DORANTE.
Vous avez trop d’occupations ;
Et je vois qu’il est temps que nous nous retirions,
Madame. Assurez-vous de ma reconnaissance...
À part.
Ciel ! Mon père !
GÉRONTE, à part.
Mon fils !
DORANTE, à part.
Évitons sa présence.
GÉRONTE.
Monsieur, un moment.
DORANTE.
Quoi ?
GÉRONTE.
Je vois en vous les traits
D’un certain Cavalier qui m’appartient de près.
DORANTE.
Dans le monde, Monsieur, souvent on se ressemble.
GÉRONTE.
Je ne crois pas pourtant m’abuser, ce me semble.
DORANTE.
L’apparence n’est rien, et peut tromper les gens.
GÉRONTE.
Vous êtes devenu bien vieux en peu de temps.
DORANTE, embrassant Géronte.
Ah ! Monsieur... Pardonnez, si connaissant l’affaire,
Que dans cette maison vous êtes prêt à faire,
J’ai voulu, malgré moi, me cacher à vos yeux.
GÉRONTE.
Vous voilà fort bien mis, et l’on ne peut pas mieux.
LÉANDRE, s’avançant.
Il me tient lieu de père, et n’a pu s’en défendre.
GÉRONTE.
Que veut dire ceci ?
LÉANDRE.
Monsieur...
GÉRONTE.
C’est vous, Léandre ?
LÉANDRE, embrassant Géronte.
Qu’en ce moment je sens de plaisir à vous voir !
GÉRONTE.
Mais mon étonnement ne se peut concevoir.
Quel sujet vous amène ici tous deux ?
LÉANDRE.
La flamme
Qu’allument dans nos cœurs les filles de Madame.
Léonor, sa cadette, est l’objet de mes vœux.
DORANTE.
Et son aînée Orphise a fait naître mes feux.
MADAME ARGANTE, à ses filles.
Ce font-là vos Amants ? En voilà bien d’une autre !
DORANTE.
Mais malgré mon amour, si j’avais su le vôtre,
Je n’aurais pas...
GÉRONTE.
Fort bien ! Vous êtes mon rival ?
DORANTE.
Ah ! Monsieur !
GÉRONTE.
C’est pour vous qu’on me traite si mal.
MADAME ARGANTE.
Messieurs, expliquez-vous. Que lest donc ce mystère ?
GÉRONTE.
C’en est un qui ne veut, pour finir, qu’un Notaire.
Vous ne connaissez pas ces Messieurs ?
MADAME ARGANTE.
Nullement.
Ils sont entrés chez moi par un événement...
LÉANDRE.
Nous vous raconterons dans peu cette aventure.
GÉRONTE.
Madame, quel bonheur dans cette conjoncture !
Léandre est mon neveu. Ne vous alarmez plus.
Il vous satisfera sur les vingt mille écus,
Que votre époux jadis emprunta de mon frère.
LÉANDRE, à part.
Favorable incident !
MADAME ARGANTE.
Hélas ! tout m’est contraire.
À Dorante.
Votre neveu ! Mais vous, son père prétendu...
GÉRONTE.
Dorante ? c’est mon fils.
MADAME ARGANTE.
L’ai-je bien entendu ?
Lui ?
GÉRONTE.
Joignons doublement ma famille à la vôtre,
Et que l’hymen de l’un passe en saveur de l’autre.
Tuteur de mon neveu, je crois que mon appui
Doit vous déterminer à tout faire pour lui.
DORANTE.
Vous me rendez la vie, et ma joie est extrême.
MADAME ARGANTE.
Il est donc déguisé ? C’est donc un stratagème ?
Je vois clair à la fin. Valets, filles, amis,
Ils sont tous des trompeurs, et tous mes ennemis.
GÉRONTE.
Nullement.
LISETTE.
Point du tout.
ORPHISE.
Non, Madame.
LÉONOR.
Ma mère !
DORANTE.
Modérez ce transport.
LÉANDRE.
Calmez votre colère.
MADAME ARGANTE.
Vous avez bonne grâce à vouloir m’apaiser,
Vous qui, si finement, venez m’en imposer,
Avec votre aventure en votre esprit forgée,
Et votre froide mine en niais allongée !
LÉANDRE.
Excusez de l’amour cet innocent effet.
DORANTE.
Daignez nous pardonner ce que nous avons fait.
GÉRONTE.
Qu’à l’intérêt enfin votre raison se prête.
Que ce motif l’emporte.
MADAME ARGANTE.
Ah ! malheureuse dette !
LÉANDRE.
Ne vous chagrinez point, Madame. Dans ce jour
Il faut que l’amitié triomphe avec l’amour.
Rendre heureux un parent, et la sœur de ma femme,
Est un point nécessaire au bonheur de ma flamme.
Que l’hymen, comme nous, les unisse à jamais :
Je renonce à la dette, et je vous la remets.
MADAME ARGANTE.
Vous leur feriez, Monsieur, un si grand sacrifice ?
LÉANDRE.
Oui je le fais, Madame, et c’est sans artifice.
MADAME ARGANTE.
Vous me charmez. Je vois que dans l’occasion
Un jeune homme peut faire une belle action.
Le Sort, à ses arrêts, veut que je me soumette ;
Et je consens à tout.
LÉANDRE.
Que ma joie est parfaite !
DORANTE.
Quel bonheur est le mien !
ORPHISE et LÉONOR.
Ma chère mère !
MADAME ARGANTE.
Allez,
On vous paye aujourd’hui plus que vous ne valez.
DORANTE.
Ne songeons qu’aux plaisirs que ce jour nous apprête,
Madame ; et permettez qu’on commence une fête
Destinée à remplir les précieux moments
Que devaient en ces lieux passer d’heureux Amants.
Divertissement
PREMIER AIR.
En vain par la captivité
On croit que pour toujours un cœur est exempté
Des transports que l’Amour fait naître.
Ce Dieu venge bientôt son pouvoir insulté ;
Mais si du prisonnier il s’est rendu le maître,
C’est pour le mettre en liberté.
DEUXIÈME AIR.
On voit influer tous les ans
Les chaleurs de l’Été sur les fruits de l’Automne ;
Mais jamais à la fois la Nature ne donne
Les glaces de l’Hiver et les fleurs du Printemps.
Il est un temps propice et des faisons heureuses,
Pour plaire et pour aimer.
On ne doit plus sentir de flammes amoureuses,
Quand on cesse d’en allumer.
Vaudeville.
Quand, des nœuds d’un amour parfait,
Le Dieu du mariage
Joint un jeune homme bien fait
À quelque objet
Aimable, et de son âge,
Quel assortiment
Charmant !
Mais s’il arrive qu’à la Belle
Une chaîne éternelle
Unisse un vieillard sans raison,
Un grison
Qui toujours murmure,
Ah morbleu !
C’est joindre le vert au bleu ;
Cela jure.
Lorsqu’avec un repas exquis,
Enjouement délectable,
Jolis airs et mots choisis
Semblent, de prix,
Se disputer à table,
Quel assortiment
Charmant !
Mais si le Misanthrope austère,
Ou la Prude sévère,
Présente à ce cadeau gaillard,
Par hasard,
Sa triste figure,
Ah morbleu !
C’est joindre le vert au bleu ;
Cela jure.
Au parterre.
Lorsque le Parterre applaudit,
Que dans l’Amphithéâtre
Et dans les Loges l’on rit,
Et que ce bruit
Se répand au Théâtre,
Quel assortiment
Charmant !
Mais si de son sifflet critique,
Quelque Censeur caustique
Fait ensuite éclater, plus haut
Qu’il ne faut,
La mortelle injure,
Ah morbleu !
C’est joindre le vert au bleu ;
Cela jure.