Les Folies amoureuses (Jean-François REGNARD)
Comédie en trois actes, et en vers, précédée d’un prologue en vers libres, et suivie d’un divertissement intitulé : Le Mariage de la Folie, aussi en vers libres.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, par la troupe de la comédie Française, le 15 janvier 1704.
Mis en opéra par Castil Blaze.
Personnages du Prologue
M. DANCOUR
MADEMOISELLE BEAUVAL
MADEMOISELLE DESBROSSES
MOMUS
M. DUBOCAGE
Personnages de la comédie
ALBERT, jaloux, et tuteur d’Agathe
ÉRASTE, amant d’Agathe
AGATHE, amante d’Éraste
LISETTE, servante de M. Albert
CRISPIN, valet d’Éraste
La scène est dans une avenue, devant le château d’Albert.
Personnages du divertissement : Le Mariage de la Folie
CLITANDRE, ami d’Éraste
ÉRASTE, amant d’Agathe
AGATHE, amante d’Éraste
ALBERT, jaloux, et tuteur d’Agathe
LISETTE, servante d’Albert
CRISPIN, valet d’Éraste
MOMUS
LA FOLIE
LE CARNAVAL
TROUPE DE GENS MASQUÉS
UNE PAGODE
PROLOGUE
Scène première
MADEMOISELLE BEAUVAL, à ses camarades qui sont dans la coulisse
Oui, je vous le soutiens, messieurs, c’est fort mal fait,
Vous n’avez point de conscience.
C’est tromper, c’est piller le public en effet ;
C’est voler avec confiance.
On vient ici dans l’espérance
D’un divertissement complet.
Depuis un mois votre affiche promet
Que de l’amour chez vous on verra les folies ;
En un besoin, je crois que ce sujet
Fournirait trente comédies ;
Et vous en prétendez donner effrontément
Une en trois actes seulement !
Fi, fi, c’est une extravagance.
Au public.
M’en croirez-vous[1], messieurs ? reprenez votre argent
Avant que la pièce commence.
Scène II
M. DANCOUR, MADEMOISELLE BEAUVAL
M. DANCOUR.
Parbleu, vous vous chargez d’un soin bien obligeant.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Qu’est-ce à dire ?
M. DANCOUR.
Eh ! mademoiselle,
De quoi, diantre, vous mêlez-vous ?
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Moi, monsieur, de quoi je me mêle ?
Hé ! ne devons-nous pas nous intéresser tous
À faire réussir une pièce nouvelle ?
M. DANCOUR.
Vous faites sans doute éclater
Un merveilleux excès de zèle
Pour la réussite de celle
Que nous allons représenter !
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Moi, je n’y sais point de finesse ;
J’avertis qu’elle finira
Une heure au moins plus tôt qu’une autre pièce,
Et que peut-être elle ennuiera.
M. DANCOUR.
On ne peut louer d’avantage ;
C’est parler comme il faut en faveur d’un ouvrage :
L’auteur vous en remerciera.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
L’auteur est mon ami ; je l’estime, je l’aime.
M. DANCOUR.
Vous lui[2] prouvez très bien, vraiment !
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Sans doute. Je n’en veux pour juge que lui-même ;
Et s’il avait voulu suivre mon sentiment,
Ou qu’il eût eu moins de paresse...
M. DANCOUR.
Hé ! qu’eût-il fait ?
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Il eût premièrement,
Changé le titre de la pièce,
Qui ne lui convient nullement.
Il promet trop, il a trop d’étendue ;
Et chacun, sitôt qu’on l’entend,
Porte indifféremment la vue
Sur toute sorte d’accident
Dont peut l’amoureuse manie
Embarrasser l’organe du génie
Le plus sage et le plus prudent.
M. DANCOUR.
Mais à qui diantre avez-vous ouï dire
Tous les grands mots que vous répétez là ?
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Comment donc, s’il vous plaît ! que veut dire cela ?
Ma foi, monsieur, je vous admire !
Il semble aux gens, parce qu’ils savent lire,
Qu’on ne saurait parler aussi bien qu’eux.
Vous êtes de plaisants crasseux !
M. DANCOUR.
Mille pardons, mademoiselle ;
Je ne prétends point vous fâcher.
J’en sais la conséquence, et je ne veux tâcher
Qu’à finir au plus tôt la petite querelle
Qu’assez à contretemps vous paraissez chercher.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Qui ? moi, chercher querelle ! Eh bien, la médisance !
Parce que naturellement,
Avec simplicité je dis ce que je pense,
Que j’avertis le public bonnement
Qu’une pièce n’a rien du titre qu’on lui donne...
M. DANCOUR.
Oui, vous êtes tout à fait bonne !
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Eh bien ! monsieur, pourquoi me chagriner ?
Vraiment, je vous trouve admirable !
On me fait passer pour un diable,
Moi, qui, comme un mouton, suis facile à mener.
M. DANCOUR.
S’il est ainsi, laissez-vous donc conduire ;
Rentrez dans les foyers ; songez à commencer.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Commencer, moi ! Non, vous aurez beau dire.
M. DANCOUR.
De grâce...
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Là-dessus rien ne me peut forcer.
M. DANCOUR.
Mademoiselle !...
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Ah ! oui, vous saurez m’y réduire !
M. DANCOUR.
Quoi !...
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Je ne jouerai point, monsieur.
M. DANCOUR.
Mais on dira...
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Mais on dira, monsieur, tout ce que l’on voudra.
M. DANCOUR.
La bonne cervelle !
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Il est drôle !
J’aurai chaussé ma tête, et l’on me contraindra ?
Ah ! vous verrez comme on réussira !
M. DANCOUR.
Si...
MADEMOISELLE BEAUVAL.
L’on me contredit ! mais ce qui m’en console,
Jouera le rôle qui pourra.
M. DANCOUR.
Mais si vous ne jouez, la pièce tombera :
Et pour ne point jouer un rôle,
Il faut avoir des raisons, s’il vous plaît.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
J’en ai, monsieur une très bonne.
M. DANCOUR.
Et c’est...
MADEMOISELLE BEAUVAL.
J’en ai, vous dis-je, et je ne suis point folle.
Je n’en démordrai point, en un mot comme en cent ;
Votre discours devient lassant ;
Vous me prenez pour une idole ;
Vous croyez me pétrir comme une cire molle ;
Mais vous êtes un innocent,
Et votre éloquence est frivole.
Vous avez beau parler, prier, être pressant,
Je ne saurais jouer, j’ai perdu la parole.
M. DANCOUR.
Il y paraît.
Scène III
M. DANCOUR, MADEMOISELLE BEAUVAL, MADEMOISELLE DESBROSSES
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Voici bien un autre embarras !
L’auteur, dans les foyers, se fait tenir à quatre ;
Il ne veut point laisser jouer sa pièce.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Hélas !
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Oui, de quelques raisons qu’on puisse le combattre,
Si l’on veut l’obliger, on ne la jouera pas.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
On ne la jouerait pas ! Hé ! pourquoi, je vous prie ?
L’auteur l’entend fort bien ! Il serait beau, ma foi,
Que messieurs les auteurs nous donnassent la loi !
Oh ! contre sa mutinerie,
Puisqu’il le prend ainsi, je me révolte, moi :
Pour le faire enrager, je prétends qu’on la joue.
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Venez donc lui parler. Tout le monde s’enroue
Pour lui faire entendre raison.
M. DANCOUR.
Mais peut-être en a-t-il quelques-unes.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Lui ? Bon !
Ses raisons ne sont pas meilleures que les nôtres.
La pièce est sue ; il faut la jouer, vous dit-on.
Appuierez-vous, monsieur, ses raisons ?
M. DANCOUR.
Pourquoi non ?
Vous m’avez déjà fait presque approuver les vôtres.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Mardienne, monsieur, finissez ;
Je n’aime pas qu’on me plaisante.
Avec votre sang-froid...
M. DANCOUR.
Que vous êtes charmante,
Lorsque vous vous radoucissez !
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Je suis la douceur même ; et je ne me tourmente
Que quand les choses ne vont pas
Selon mes intérêts, ou selon mon attente.
Mais quand on me fâche, en ce cas
Je deviens vive, et je suis pétulante.
M. DANCOUR.
Allez donc employer votre vivacité,
Et déployer votre éloquence,
Pour faire revenir un auteur entêté :
Mais, au moins, point de pétulance.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Mais d’où vient son entêtement ?
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Il dit qu’on prend plaisir à décrier sa pièce ;
Qu’on n’a pour les auteurs aucun ménagement ;
Qu’un si dur procédé le blesse ;
Que l’un blâme son dénouement ;
Que vous, vous condamnez son titre.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
L’auteur ment.
Je ne dis jamais rien. Est-ce que je me mêle
D’aller prôner mon sentiment ?
Ce sont bien là mes allures vraiment !
M. DANCOUR.
Pour cela, non ; mademoiselle
N’en a lâché qu’un mot confidemment.
Et tout à l’heure encore, au public seulement,
Mais ce n’est qu’une bagatelle.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Si je l’ai dit, je m’en dédis.
La pièce est bonne, et je la soutiens telle.
Diantre soit des censeurs et des donneurs d’avis,
Qui de leurs sots discours m’échauffent les oreilles !
Puis, je ne sais ce que je dis.
Le dénouement est bon, le titre est à merveilles :
Car ce qui fait ce dénouement,
Ne sont-ce pas d’agréables folies,
D’ingénieuses rêveries,
Que fait imaginer l’amour dans le moment
Pour attraper un vieux amant ?
M. DANCOUR.
Sans doute.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Eh ! pourquoi donc est-ce qu’on le critique ?
Avec raison l’auteur se pique.
Sur ce pied-là le titre est excellent,
Et le sujet est tout à fait galant.
Cela réussira.
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Qui vous dit le contraire ?
MADEMOISELLE BEAUVAL.
De sottes gens qui ne peuvent se taire,
Qui font les beaux esprits, les savants connaisseurs.
M. DANCOUR.
Laissez parler de tels censeurs.
On les connaît, on ne les croira guère.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
C’est fort bien dit.
MADEMOISELLE DESBROSSES.
La grande affaire
Est à présent de radoucir l’auteur.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Il ne tiendra pas sa colère.
Scène IV
M. DANCOUR, MADEMOISELLE BEAUVAL, MADEMOISELLE DESBROSSES, M. DUBOCAGE
M. DUBOCAGE.
Tout le monde veut s’en aller.
Hé ! commençons de grâce ; allez vous habiller.
De nos débats le public n’a que faire.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Mais est-on d’accord là-derrière ?
M. DUBOCAGE.
Oui ; là-dessus, n’ayez point de souci.
Une personne fort jolie.
Qui paraît beaucoup notre amie,
Et qui l’est de l’auteur aussi,
Dans le moment vient d’arriver ici
Avec nombreuse compagnie :
Ils disent que c’est la Folie ;
Et c’est elle en effet. J’ai bien jugé d’abord,
Comme on a mis son nom au titre de la pièce,
Qu’au succès elle s’intéresse.
Mais je vois quelqu’un qui s’empresse
À venir de sa part pour nous mettre d’accord.
Scène V
MOMUS, M. DANCOUR, MADEMOISELLE BEAUVAL, MADEMOISELLE DESBROSSES, M. DUBOCAGE
MOMUS.
Serviteur à la compagnie.
Des dieux de la mythologie
Vous voyez en moi le bouffon,
Momus, dieu de la raillerie,
Et, partant, de la comédie
Le protecteur et le patron.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Monsieur Momus, point de cérémonie ;
Soyez le bienvenu. Notre profession
Avec la vôtre a quelque ressemblance.
Gens de même condition
Font entre eux bientôt connaissance.
MOMUS.
Il est vrai, vous avez raison.
Là-haut je raille et je fais rire ;
Vous faites de même ici-bas :
Les dieux n’échappent point aux traits de ma satire ;
Et les hommes, je crois, quand vous voulez médire,
Ne vous échappent pas.
Je suis ravi qu’enfin nos emplois ordinaires
Mettent du rapport entre nous.
Touchez là ; je suis tout à vous.
Serviteur donc, mes amis et confrères.
M. DANCOUR.
Seigneur Momus, votre divinité
À notre corps fait une grâce entière :
Mais en vous avouant ainsi notre confrère,
Vous nous autorisez à trop de vanité.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Non, point du tout ; laissez-le faire.
Mais, dites-nous, avec sincérité,
Franchement, là... quelle heureuse aventure
Vous a fait venir dans ces lieux.
En faveur du plus grand des dieux
Venez-vous ménager quelque conquête sûre ?
Au lieu d’être Momus, n’êtes-vous point Mercure ?
MOMUS.
Oh ! pour cela, non, par ma foi.
Chacun là-haut a son emploi,
Et nous n’usurpons rien sur les charges des autres.
Nos rôles sont marqués ainsi que sont les vôtres,
Et de n’en point changer on se fait une loi.
Je voudrais bien troquer ma charge avec Mercure :
Il est bien plus aisé de servir deux amants
Dans une tendre conjoncture,
Que de faire rire les gens.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Vous en pouvez parler mieux qu’un autre, peut-être ;
Et, sans trop vous flatter, je croi
Que vous êtes un fort grand maître
Et dans l’un et dans l’autre emploi.
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Mais enfin quel dessein ici-bas vous attire ?
MOMUS.
Ne trouvant plus là-haut de sujets de médire
(Car vous savez que depuis quelque temps
Les dieux sont devenus d’assez honnêtes gens,
Et vous n’entendez plus parler de leurs fredaines),
J’ai résolu, malgré les périls et les peines,
De venir sourdement m’établir en ces lieux,
Et d’y jouer la comédie.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Quelle diable de fantaisie !
MOMUS.
Dans ce dessein capricieux,
J’amène une troupe choisie.
J’ai pris avec moi la Folie,
Et son futur époux, monsieur du Carnaval,
De qui je suis un peu rival.
Chacun de nous doit, suivant son génie,
Se faire un rôle original.
Je viens donc à Paris pour y lever boutique,
Et pour faire valoir mon talent comme vous.
Je crois qu’en ce pays (et soit dit entre nous)
Mon humeur vive et satirique
Ne manquera pas de pratique,
Car il n’y manque pas de fous.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Comment donc ! merci de ma vie !
Vous venez, dites-vous, jouer la comédie !
Et pour vous établir, vous choisissez ces lieux !
Croyez-moi, remontez aux deux :
Nous ne gagnons pas trop, le temps est malheureux.
Je ne souffrirai point de concurrents semblables.
Si vous m’irritez une fois,
Et contre tous les dieux, et contre tous les diables,
Seule, je défendrai mes droits.
MOMUS.
Nous ne prétendons point nuire à votre fortune.
Joignons-nous de bonne amitié ;
Nous partagerons par moitié,
Et nous ferons bourse commune :
Sinon, nouveaux comédiens,
Nous irons courir la campagne ;
Et si, malgré tous nos moyens,
Nous dépensons plus qu’on ne gagne,
Nous lèverons un opéra,
Qui peut-être réussira.
Nous jouerons des pièces nouvelles.
Nous avons des musiciens
Dont les voix sonores et belles
Ne sont point artificielles,
Et non pas des Italiens,
De qui les voix ne sont ni mâles ni femelles.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
J’ai grande opinion de votre habileté :
Mais cependant, avant que de finir l’affaire,
Et d’entrer en société,
Encor faut-il bien voir ce que vous savez faire.
MOMUS.
Vous pouvez à l’essai juger de nos talents.
Vous êtes, ce me semble, en peine ;
Et vous auriez besoin de quelque scène,
De quelques airs vifs et brillants,
Pour allonger votre pièce nouvelle ?
M. DUBOCAGE.
Voilà le fait.
MOMUS.
C’est une bagatelle.
Je ne veux que quelques moments
Pour préparer des divertissements
Dont le public, je crois, pourra se satisfaire.
Nous autres dieux, nous ne saurions mal faire.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Tout dieux que vous soyez, je soutiens le contraire.
Le public a le goût si délicat, si fin,
Qu’avec tous vos talents, et votre esprit divin,
Ce ne sera pas peu que de pouvoir lui plaire.
Mais quel sujet choisirez-vous enfin ?
MOMUS.
Je n’en manquerai pas, et j’en fais mon affaire.
Tout à l’heure, dans vos foyers,
J’ai trouvé des sujets pour mille comédies,
Nombre d’originaux de tous arts et métiers,
Dont on peut sur la scène extraire des copies :
Un marquis éventé, qui vient avec fracas,
En bourdonnant un air étaler ses appas :
Une savante à toute outrance,
Qui décide à tort, à travers,
Des auteurs de prose et de vers,
De l’Andrienne et de Térence :
Un abbé d’égale science,
Qui, dressant son petit collet,
D’un air présomptueux, et d’un ton de fausset,
Applaudit à son ignorance :
Un tas de ces faux mécontents
Et de la cour et du service,
Qui se plaignent de l’injustice
Qu’on leur fait depuis si longtemps ;
Qui, prenant un autre exercice,
Et méprisant de vains lauriers,
Bornent tous leurs exploits guerriers
À lorgner dans une coulisse
Quelque belle au tendre regard,
Laquelle aussi n’est pas novice
À contre-lorgner de sa part.
Ne sont-ce pas là, je vous prie,
D’amples sujets de comédie ?
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Ah ! tout beau, monseigneur Momus !
Avec tous ces gens-là point de plaisanterie.
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Nous souffririons de votre raillerie.
MOMUS.
Je vois ce qui vous tient ; vous aimez les écus :
Je n’en dirai pas davantage.
Et ce ne sont point eux aussi que j’envisage
Pour servir de matière au divertissement.
Nous vous donnerons seulement
Quelques chansons et gentilles gambades,
Que, du mieux qu’ils pourront, feront mes camarades ;
Quelque agréable petit rien,
Des amusantes bagatelles,
Qui font souvent de vos pièces nouvelles
Tout le succès et le soutien.
M. DANCOUR.
L’imagination mérite qu’on la loue ;
Et la pièce, je crois, s’en trouvera fort bien.
MADEMOISELLE DESBROSSES.
Sur ce pied-là, l’auteur voudra bien qu’on la joue.
MADEMOISELLE BEAUVAL.
Commençons donc.
Scène VI
MOMUS, au parterre
Messieurs, vous serez les témoins
De notre zèle et de nos soins.
Nous descendons exprès de la céleste voûte,
Pour vous donner quelques plaisirs nouveaux :
On ne fait pas ce chemin qu’il n’en coûte.
Il serait bien fâcheux qu’après tant de travaux,
Avec un pied de nez, et n’ayant pu vous plaire,
On vît rentrer dans la céleste sphère
Une troupe de dieux penauds.
Je vous fais donc, messieurs, très instante prière
(La prière d’un dieu n’est pas à rejeter)
De vouloir à ma troupe accorder grâce entière.
Si favorablement vous daignez l’écouter,
Je vous promets, foi de dieu véridique,
Qui raille assez souvent, mais qui ne ment jamais,
Que de ma veine satirique
Vous n’exercerez point les traits.
C’est beaucoup, dans un temps où chacun, dans sa vie,
Fait pour le moins une folie.
Adieu, jusqu’au revoir. Surtout, vivons en paix.
ACTE I
Scène première
AGATHE, LISETTE
LISETTE.
Lorsqu’en un plein repos chacun encor sommeille[3],
Quel démon, s’il vous plaît, vous tire par l’oreille,
Et vous fait hasarder de sortir si matin ?
AGATHE.
Paix, tais-toi, parle bas ; tu sauras mon dessein[4].
Éraste est de retour.
LISETTE.
Éraste ?
AGATHE.
D’Italie.
LISETTE.
D’où savez-vous cela, madame, je vous prie ?
AGATHE.
J’ai cru le voir hier paraître dans ces lieux ;
Et j’en crois plus mon cœur encore que mes yeux.
LISETTE.
Je ne m’étonne plus que votre diligence
Ait du seigneur Albert trompé la vigilance.
Par ma foi, c’est un guide excellent que l’amour !
AGATHE.
J’étais à ma fenêtre en attendant le jour,
Quand quelqu’un est sorti : voyant la porte ouverte,
J’ai saisi promptement l’occasion offerte,
Tant pour prendre le frais ; que pour flatter l’espoir
Qui pourrait attirer Éraste pour me voir.
LISETTE.
Vous n’avez pas envie, à ce qu’on peut comprendre,
Que le pauvre garçon s’enrhumé à vous attendre.
Il arrive le soir ; et vous, au point du jour,
Vous l’attendez ici pour flatter son amour :
C’est perdre peu de temps. Mais si, par aventure,
Albert, votre tuteur, jaloux de sa nature,
Vient à nous rencontrer, que dira-t-il de nous ?
AGATHE.
Je me veux affranchir du pouvoir d’un jaloux ;
J’ai trop longtemps langui sous son cruel empire :
Je lève enfin le masque ; et, quoi qu’il puisse dire,
Je veux, sans nul égard, lui montrer désormais
Comme je prétends vivre et combien je le hais.
LISETTE.
Que le ciel vous maintienne en ce dessein louable !
Pour moi, j’aimerais mieux cent fois servir le diable.
Oui, le diable : du moins, quand il tiendrait sabbat,
J’aurais quelque repos. Mais, dans mon triste état,
Soir, matin, jour ou nuit, je n’ai ni paix ni trêve :
Si cela dure encore, il faudra que je crève.
Tant que le jour est long, il gronde entre ses dents :
« Fais ceci, fais cela ; va, viens ; monte, descends ;
« Fais bien la guerre à l’œil ; ferme porte et fenêtre ;
« Avertis, si de loin tu vois quelqu’un paraître. »
Il s’arrête, il s’agite, il court sans savoir où ;
Toute la nuit il rôde ainsi qu’un loup-garou ;
Il ne nous permet pas de fermer la prunelle ;
Lui, quand il dort d’un œil, l’autre fait sentinelle ;
Il n’a ri de sa vie ; il est jaloux, fâcheux,
Brutal à toute outrance, avare, dur, hargneux.
J’aimerais mieux chercher mon pain de porte en porte,
Que servir plus longtemps un maître de la sorte.
AGATHE.
Lisette, tous nos maux vont finir désormais.
Qu’Éraste est différent du portrait que tu fais !
Dès mes plus tendres ans chez sa mère nourrie,
Nos cœurs se sont trouvés liés de sympathie ;
Et l’amour acheva, par des nœuds plus charmants,
De nous unir encor par ses engagements.
Plutôt que de souffrir la contrainte effroyable
Qui depuis quelque temps et me gêne et m’accable,
Je serais fille à prendre un parti violent ;
Et, sous un habit d’homme, en chevalier errant,
Pour m’affranchir d’Albert et de ses lois si dures,
J’irais par le pays chercher des aventures.
LISETTE.
Oh ! sans aller si loin, ici, quand vous voudrez,
Je vous suis caution que vous en trouverez.
AGATHE.
Tu ne sais pas encor quel est mon caractère,
Quand on m’impose un joug à mon humeur contraire.
J’ai vécu dans le monde au milieu des plaisirs ;
La contrainte où je suis irrite mes désirs.
Présentement qu’Éraste à m’épouser s’apprête,
Mille vivacités me passent par la tête.
J’ai du cœur, de l’esprit, du sens, de la raison,
Et tu verras dans peu des traits de ma façon.
Mais comment du château la porte est-elle ouverte ?
LISETTE.
Bon ! votre vieux Cerbère est à la découverte ;
Faut-il le demander ? Il rôde dans les champs :
Il fait toute la nuit sentinelle en dedans,
Et sur le point du jour il va battre l’estrade.
S’il pouvait, par bonheur, choir en quelque embuscade,
Et que des égrillards, avec de bons bâtons...
Mais paix ; j’entends du bruit ; quelqu’un vient ; écoutons.
Scène II
ALBERT, AGATHE, LISETTE
ALBERT, à part.
J’ai fait dans mon château, toute la nuit la ronde,
Et dans un plein repos j’ai trouvé tout le monde.
Pour mieux des ennemis rendre vains les efforts,
J’ai voulu même encor m’assurer des dehors.
Grâce au ciel, tout va bien. Une terreur secrète,
En dépit de mes soins, cependant m’inquiète.
Je vis hier rôder un certain curieux,
Qui de loin, ce me semble, examinait ces lieux.
Depuis plus de six mois ma lâche complaisance
Met à chaque moment en défaut ma prudence ;
Et pour laisser Agathe à l’aise respirer,
Je n’ai, par bonté d’âme, encor rien fait murer.
Ce n’est point par douceur qu’on rend sage les filles[5] ;
Je veux, du haut en bas, faire attacher des grilles,
Et que de bons barreaux, larges comme la main,
Puissent servir d’obstacle à tout effort humain.
Mais j’entends quelque bruit ; et, dans le crépuscule,
J’entrevois quelque objet qui marche et qui recule.
Approchons. Qui va là ? Personne ne répond.
Ce silence affecté ne me dit rien de bon.
LISETTE, bas.
Je tremble.
ALBERT.
C’est Lisette : Agathe est avec elle.
AGATHE.
Est-ce donc vous, monsieur, qui faites sentinelle ?
ALBERT.
Oui, oui, c’est moi, c’est moi. Mais à l’heure qu’il est,
Que venez-vous chercher en ce lieu, s’il vous plaît ?
AGATHE.
De dormir ce matin n’ayant aucune envie,
Lisette et moi, monsieur, nous avons fait partie
D’être devant le jour sous ces arbres épais,
Pour voir naître l’aurore et respirer le frais.
LISETTE.
Oui.
ALBERT.
Respirer le frais et voir l’aurore naître,
Tout cela se pouvait faire à votre fenêtre.
Ici, pour me trahir, vous êtes de complot.
LISETTE, à part.
Que ce serait bien fait !
ALBERT, à Lisette.
Que dis-tu ?
LISETTE.
Pas le mot.
ALBERT.
Des filles sans intrigue, et qui sont retenues,
Sont, à l’heure qu’il est, dans leur lit étendues,
Dorment tranquillement, et ne vont point sitôt
Prendre dans une cour ni le froid ni le chaud.
LISETTE, à Albert.
Et comment, s’il vous plaît, voulez-vous qu’on repose ?
Chez vous, toute la nuit, on n’entend d’autre chose
Qu’aller, venir, monter, fermer, descendre, ouvrir,
Crier, tousser, cracher, éternuer, courir.
Lorsque, par grand hasard, quelquefois je sommeille,
Un bruit affreux de clefs en sursaut me réveille.
Je veux me rendormir, mais point : un juif errant,
Qui fait du mal d’autrui son plaisir le plus grand ;
Un lutin que l’enfer a vomi sur la terre
Pour faire aux gens dormants une éternelle guerre,
Commence son vacarme, et nous lutine tous.
ALBERT.
Et quel est ce lutin et ce juif errant ?
LISETTE.
Vous.
ALBERT.
Moi !
LISETTE.
Oui, vous. Je croyais que ces brusques manières
Venaient de quelque esprit qui voulait des prières ;
Et, pour mieux m’éclaircir, dans ce fâcheux état,
Si c’était âme ou corps qui faisait ce sabbat,
Je mis, un certain soir, à travers la montée,
Une corde aux deux bouts fortement arrêtée :
Cela fit tout l’effet que j’avais espéré.
Sitôt que pour dormir chacun fut retiré,
En personne d’esprit, sans bruit et sans chandelle,
J’allai dans certain coin me mettre en sentinelle :
Je n’y fus pas longtemps qu’aussitôt patatras !
Avec un fort grand bruit, voilà l’esprit à bas :
Ses deux jambes à faux dans la corde arrêtées
Lui font avec le nez mesurer les montées.
Soudain j’entends crier : À l’aide ! je suis mort !
À ces cris redoublés, et dont je riais fort,
J’accours, et je vous vois étendu sur la place,
Avec une apostrophe au milieu de la face ;
Et votre nez cassé me fit voir par écrit
Que vous étiez un corps, et non pas un esprit[6].
ALBERT.
Ah ! malheureuse engeance ! apanage du diable !
C’est toi qui m’as joué ce tour abominable :
Tu voulais me tuer avec ce trait maudit ?
LISETTE.
Non, c’était seulement pour attraper l’esprit.
ALBERT.
Je ne sais maintenant qui retient mon courage,
Que de vingt coups de poing au milieu du visage...
AGATHE, le retenant.
Eh ! monsieur, doucement.
ALBERT, à Agathe.
Vous pourriez bien ici,
Vous, la belle, attraper quelque gourmade aussi.
Taisez-vous, s’il vous plaît.
À part.
Pour punir son audace,
Il faut que de chez moi sur-le-champ je la chasse.
À Lisette.
Qu’on sorte de ce pas.
LISETTE, feignant de pleurer.
Juste ciel ! quel arrêt !
Monsieur...
ALBERT.
Non ; dénichons au plus tôt, s’il vous plaît.
LISETTE, riant.
Ah ! par ma foi, monsieur, vous nous la donnez bonne,
De croire qu’en quittant votre triste personne
Le moindre déplaisir puisse saisir mon cœur !
Un écolier qui sort d’avec son précepteur ;
Une fille longtemps au célibat liée,
Qui quitte ses parents pour être mariée ;
Un esclave qui sort des mains des mécréants ;
Un vieux forçat qui rompt sa chaîne après trente ans ;
Un héritier qui voit un oncle rendre l’âme ;
Un époux, quand il suit le convoi de sa femme ;
N’ont pas le demi-quart tant de plaisir que j’ai
En recevant de vous ce bienheureux congé.
ALBERT.
De sortir de chez moi tu peux être ravie ?
LISETTE.
C’est le plus grand plaisir que j’aurai de ma vie.
ALBERT.
Oui ! puisqu’il est ainsi, je change de désir,
Et je ne prétends pas te donner ce plaisir :
Tu resteras ici pour faire pénitence.
À Agathe.
Et vous, sans raisonner, rentrez en diligence.
Agathe rentre en faisant la révérence, Lisette en fait autant ; Albert la retient, et continue.
Demeure, toi ; je veux te parler sans témoins.
Scène III
ALBERT, LISETTE
ALBERT, à part.
Il faut l’amadouer ; j’ai besoin de ses soins.
Haut.
Allons, faisons la paix, vivons d’intelligence ;
Je t’aime dans le fond, et plus que l’on ne pense.
LISETTE.
Et je vous aime aussi plus que vous ne pensez.
ALBERT.
Un bel amour, vraiment, à me casser le nez !
Mais je pardonne tout, et te donne promesses
Que tu ressentiras l’effet de mes largesses,
Si tu veux me servir dans une occasion.
LISETTE.
Voyons. De quel service est-il donc question ?
ALBERT.
Tu sais depuis longtemps que sur le fait d’Agathe
J’ai, comme on doit avoir, l’âme un peu délicate.
La donzelle bientôt prendrait le mors aux dents,
Sans la précaution que près d’elle je prends.
Chez la dame du bourg jusqu’à quinze ans nourrie,
Toujours dans le grand monde elle a passé sa vie :
Cette dame étant morte, un parent me pria
D’en vouloir prendre soin, et me la confia.
L’amour, depuis ce temps, s’est glissé dans mon âme,
Et j’ai quelque dessein d’en faire un jour ma femme.
LISETTE.
Votre femme ? fi donc !
ALBERT.
Qu’entends-tu par ce ton ?
LISETTE.
Fi ! vous dis-je.
ALBERT.
Comment ?
LISETTE.
Eh ! fi ! fi ! vous dit-on.
Vous avez trop d’esprit pour faire une sottise ;
Et j’en appellerais à votre barbe grise.
ALBERT.
Je n’ai point eu d’enfants de mon hymen passé ;
Et je veux achever ce que j’ai commencé,
Faire des héritiers dont l’heureuse naissance
De mes collatéraux détruise l’espérance.
LISETTE.
Ma foi, faites, monsieur, tout ce qu’il vous plaira,
Jamais postérité de vous ne sortira :
C’est moi qui vous le dis.
ALBERT.
Et pourquoi donc ?
LISETTE.
Que sais-je ?
ALBERT.
Qui t’a de deviner donné le privilège ?
Dis donc, parle, réponds.
LISETTE.
Mon Dieu, je ne dis rien ;
Sans dire la raison, vous la devinez bien.
Je m’entends, il suffit.
ALBERT.
Ne te mets point en peine.
Ce sera mon affaire, et point du tout la tienne.
LISETTE.
Ah ! vous avez raison.
ALBERT.
Tu sais bien qu’ici-bas
Sans trouver quelque embûche on ne peut faire un pas.
Des pièges qu’on me tend mon âme est alarmée.
Je tiens une brebis avec soin enfermée :
Mais des loups ravissants rôdent pour l’enlever,
Contre leur dent cruel il la faut conserver :
Et pour ne craindre rien de leur noire furie,
Je veux de toutes parts fermer la bergerie,
Faire avec soin griller mon château tout autour,
Et ne laisser partout qu’un peu d’entrée au jour.
J’ai besoin de tes soins en cette conjoncture,
Pour faire, à mon désir, attacher la clôture.
LISETTE.
Qui ? moi !
ALBERT.
Je ne veux pas que cette invention
Paraisse être l’effet de ma précaution.
Agathe, avec raison, pourrait être alarmée
De se voir, par mes soins, de la sorte enfermée ;
Cela pourrait causer du refroidissement :
Mais, en fille d’esprit, il faut adroitement
Lui dorer la pilule, et lui faire comprendre
Que tout ce qu’on en fait n’est que pour se défendre,
Et que, la nuit passée, un nombre de bandits
N’a laissé que les murs dans le prochain logis.
LISETTE.
Mais croyez-vous, monsieur, avec ce stratagème,
Et bien d’autres encor dont vous usez de même,
Vous faire bien aimer de l’objet de vos vœux ?
ALBERT.
Ce n’est pas ton affaire ; il suffit, je le veux.
LISETTE.
Allez, vous êtes fou de vouloir, à votre âge,
Pour la seconde fois tâter du mariage ;
Plus fou d’être amoureux d’un objet de quinze ans,
Encor plus fou d’oser la griller là-dedans.
Ainsi, dans ce dessein, funeste en conséquences,
Je compte la valeur de trois extravagances,
Dont la moindre va droit aux Petites-Maisons.
ALBERT.
Pour me conduire ainsi j’ai de bonnes raisons.
LISETTE.
Pour moi, grâce aux effets de la bonté céleste,
J’ai, jusqu’à présent, eu de la vertu de reste :
Mais si j’avais amant ou mari de ce goût,
Ils en auraient, parbleu, sur la tête et partout.
Si vous me choisissez pour prendre cette peine,
Je vous le dis tout net, votre espérance est vaine.
Je ne veux point tremper dans vos lâches desseins :
Le cas est trop vilain, je m’en lave les mains.
ALBERT.
Sais-tu qu’après avoir employé la prière,
Je saurai contre-toi prendre un parti contraire ?
LISETTE.
Pestez, jurez, criez, mettez-vous en courroux,
Vous m’entendrez toujours vous dire qu’un jaloux
Est un objet affreux à qui l’on fait la guerre,
Qu’on voudrait de bon cœur voir à cent pieds sous terre ;
Qu’il n’est rien plus hideux ; que Satan, Lucifer,
Et tant d’autres messieurs habitants de l’enfer,
Sont des objets plus beaux, plus charmants, plus aimables,
Des bourreaux moins cruels et moins insupportables,
Que certains jaloux, tels qu’on en voit en ce lieu.
Vous m’entendez. J’ai dit. Je me retire. Adieu.
Scène IV
ALBERT, seul
Pour me trahir ici tout le monde s’emploie :
On dirait qu’ils n’ont pas tous de plus grande joie.
Lisette ne vaut rien ; mais, de crainte de pis,
Malgré sa brusque humeur, je la garde au logis.
Je ne laisserai pas, quoi qu’on dise et qu’on glose,
D’accomplir le dessein que mon cœur se propose.
Scène V
ALBERT, CRISPIN
CRISPIN, à part.
Mon maître, qui m’attend au cabaret prochain,
M’envoie ici devant pour sonder le terrain.
Voilà, je crois, notre homme ; il faut feindre de sorte.
ALBERT.
Que faites-vous ici seul, et devant ma porte ?
CRISPIN.
Bonjour, monsieur.
ALBERT.
Bonjour.
CRISPIN.
Vous portez-vous bien ?
ALBERT.
Oui[7].
CRISPIN.
En vérité, j’en ai le cœur bien réjoui.
ALBERT.
Content, ou non content, quel sujet vous attire ?
Et quel homme êtes-vous ?
CRISPIN.
J’aurais peine à le dire.
J’ai fait tant de métiers, d’après le naturel,
Que je puis m’appeler un homme universel.
J’ai couru l’univers ; le monde est ma patrie :
Faute de revenus, je vis de l’industrie,
Comme bien d’autres font ; selon l’occasion,
Quelquefois honnête homme, et quelquefois fripon
J’ai servi volontaire un an dans la marine ;
Et me sentant le cœur enclin à la rapine,
Après avoir été dix-huit mois flibustier,
Un mien parent me fit apprenti maltôtier.
J’ai porté le mousquet en Flandre, en Allemagne ;
Et j’étais miquelet dans les guerres d’Espagne.
ALBERT.
Voilà bien des métiers !
À part.
Du bas jusques en haut,
Cet homme me paraît avoir l’air d’un maraud.
Haut.
Que faites-vous ici ? Parlez.
CRISPIN.
Je me retire.
ALBERT.
Non, non ; il faut parler.
CRISPIN, à part.
Je ne sais que lui dire.
ALBERT.
Vous me portez tout l’air d’être de ces fripons
Qui rôdent pour entrer la nuit dans les maisons.
CRISPIN.
Vous me connaissez mal ; j’ai d’autres soins en tête.
Tandis que le hasard dans ce séjour m’arrête,
Ayant pour bien des maux des secrets merveilleux,
Je m’amuse à chercher des simples dans ces lieux.
ALBERT.
Des simples ?
CRISPIN.
Oui, monsieur. Tout le temps de ma vie,
J’ai fait profession d’exercer la chimie.
Tel que vous me voyez, il n’est guère de maux
Où je ne sache mettre un remède à propos ;
Pierre, gravelle, toux, vertige, maux de mère ;
On m’a même accusé d’avoir un caractère.
Il ne s’en est fallu qu’un degré de chaleur
Pour être de mon temps le plus heureux souffleur.
ALBERT.
Cet habit cependant n’est pas de compétence.
CRISPIN.
Vous savez que l’habit ne fait pas la science ;
Et je ne serais pas réduit d’être valet,
Si je n’avais eu bruit avec le Châtelet.
Mais un jour, on verra triompher l’innocence.
ALBERT.
Vous avez, dites-vous ?...
CRISPIN.
Voyez la médisance !
Certain jour, me trouvant le long d’un grand chemin,
Moi troisième, et le jour étant sur son déclin,
En un certain bourbier j’aperçus certain coche :
En homme secourable aussitôt je m’approche ;
Et pour le soulager du poids qui l’arrêtait,
J’ôtai des magasins les paquets qu’il portait.
On a voulu depuis, pour ce trait charitable,
De ces paquets perdus me rendre responsable :
Le prévôt s’en mêlait ; c’est pourquoi mes amis
Me conseillèrent tous de quitter le pays.
ALBERT.
C’est agir prudemment en affaires pareilles.
CRISPIN.
J’arrive de la guerre, où j’ai fait des merveilles.
Les Ardennes m’ont vu soutenir tout le feu,
Et batailler un jour, seul, contre un parti bleu.
J’ai, dans le Milanais, payé de ma personne.
Savez-vous bien, monsieur, que j’étais dans Crémone[8] ?
ALBERT.
Je vous crois. Mais, après tous ces exploits fameux
Que voulez-vous enfin de moi ?
CRISPIN.
Ce que je veux ?
ALBERT.
Oui.
CRISPIN.
Rien. Je crois qu’on peut, quoique l’on en raisonne,
Se promener ici, sans offenser personne.
ALBERT.
Oui : mais il ne faut pas trop longtemps y rester.
Serviteur.
CRISPIN.
Serviteur. Avant de nous quitter,
Dites-moi, s’il vous plaît, monsieur, à qui peut être
Le château que voilà ?
ALBERT.
Mais... il est à son maître.
CRISPIN.
C’est parler comme il faut. Vous répondez si bien,
Que l’on ne peut sitôt quitter votre entretien.
Nous devons à la ville aller ce soir au gîte,
Y serons-nous bientôt ?
ALBERT.
Si vous allez bien vite.
CRISPIN, à part.
Cet homme n’aime pas les conversations.
Haut.
Pour finir en un mot toutes mes questions,
Je pars ; et dites-moi quelle heure il pourrait être.
ALBERT.
La demande est plaisante ! À ce qu’on peut connaître,
Vous me croyez ici mis, comme les cadrans,
Pour, du haut d’un clocher, montrer l’heure aux passants :
Allez l’apprendre ailleurs ; partez : je vous conseille
De ne pas plus longtemps étourdir mon oreille.
Votre aspect me fatigue autant que vos discours.
Adieu : bonjour.
Scène VI
CRISPIN, seul
Cet homme a bien de l’air d’un ours.
Par ma foi, ce début commence à m’interdire.
Le vieillard me paraît un peu sujet à l’ire :
Pour en venir à bout, il faudra batailler :
Tant mieux ; c’est où je brille, et j’aime à ferrailler.
Scène VII
ÉRASTE, CRISPIN
CRISPIN.
Mais j’aperçois mon maître.
ÉRASTE.
Eh bien ! quelle nouvelle,
Cher Crispin ? Dans ces lieux as-tu vu cette belle ?
As-tu vu ce tuteur ? et vois-tu quelque jour,
Quelque rayon d’espoir, qui flatte mon amour ?
CRISPIN.
À vous dire le vrai, ce n’était pas la peine
De venir de Milan ici tout d’une haleine,
Pour nous en retourner d’abord du même train ;
Vous pouviez m’épargner le travail du chemin.
Ah ! que ce mont Cénis est un pas ridicule !
Vous souvient-il, monsieur, quand ma maudite mule
Me jeta par malice, en ce trou si profond ?
Je fus près d’un quart d’heure à rouler jusqu’au fond.
ÉRASTE.
Ne badine donc point ; parle d’autre manière.
CRISPIN.
Puisque vous souhaitez une phrase plus claire,
Je vous dirai, monsieur, que j’ai vu le jaloux,
Qui m’a reçu d’un air qui tient de l’aigre-doux.
Il faudra du canon pour emporter la place.
ÉRASTE.
Nous en viendrons à bout, quoi qu’il dise et qu’il fasse ;
Et je ne prétends point abandonner ces lieux,
Que je ne sois nanti de l’objet de mes vœux.
L’amour, de ce brutal, vaincra la résistance.
CRISPIN.
J’aurais pouf le succès assez bonne espérance,
Si de quelque argent frais nous avions le secours :
C’est le nerf de la guerre, ainsi que des amours[9].
ÉRASTE.
Ne te mets point en peine ; Agathe, en mariage,
À trente mille écus de bon bien en partage :
Quand elle n’aurait rien, je l’aime cent fois mieux
Qu’une autre avec tout l’or qui séduirait tes yeux.
Dès ses plus tendres ans chez ma mère élevée,
Son image en mon cœur est tellement gravée,
Que rien ne pourra plus en effacer les traits.
Nos deux cœurs qui semblaient l’un pour l’autre être faits,
Goûtaient de cet amour l’heureuse intelligence,
Quand ma mère mourut. Dans cette décadence,
Albert, ce vieux jaloux, que l’enfer confondra,
Par avis de parents d’Agathe s’empara.
Je ne le connais point ; et lui, comme je pense,
De moi, ni de mon nom, n’a nulle connaissance.
On m’a dit qu’il était d’un très fâcheux esprit,
Défiant, dur, brutal.
CRISPIN.
Et l’on vous a bien dit.
Il faut savoir d’abord si dans la forteresse
Nous nous introduirons par force ou par adresse ;
S’il est plus à propos pour nos desseins conçus,
De faire un siège ouvert ou former un blocus.
ÉRASTE.
Tu te sers à propos de termes militaires ;
Tu reviens de la guerre.
CRISPIN.
En toutes les affaires,
La tête doit toujours agir avant le bras.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je vois des combats :
J’ai même déserté deux fois dans la milice.
Quand on veut, voyez-vous, qu’un siège réussisse,
Il faut, premièrement, s’emparer des dehors ;
Connaître les endroits, les faibles et les forts.
Quand on est bien instruit de tout ce qui se passe,
On ouvre la tranchée, on canonne la place,
On renverse un rempart, on fait brèche ; aussitôt
On avance en bon ordre, et l’on donne l’assaut ;
On égorge, on massacre, on tue, on vole, on pille :
C’est de même à peu près quand on prend une fille ;
N’est-il pas vrai, monsieur ?
ÉRASTE.
À quelque chose près.
La suivante Lisette est dans nos intérêts.
CRISPIN.
Tant mieux. Plus dans la ville on a d’intelligence,
Et plus pour le succès on conçoit d’espérance.
Il la faut avertir que, sans bruit, sans tambours,
Il est toute la nuit arrivé du secours ;
Lui faire des signaux pour lui faire comprendre...
ÉRASTE.
Allons voir là-dessus quels moyens il faut prendre ;
Et pour ne point donner des soupçons dangereux,
Évitons de rester plus longtemps en ces lieux.
Scène VIII
CRISPIN, seul
Moi, comme ingénieur et chef d’artillerie,
Je vais voir où je dois placer ma batterie
Pour battre en brèche Albert, et l’obliger bientôt
À nous rendre la place, ou soutenir l’assaut.
ACTE II
Scène première
ALBERT, seul
Un secret confié, dit un excellent homme
(J’ignore son pays et comment il se nomme),
C’est la chose à laquelle on doit plus regarder,
Et la plus difficile en ce temps à garder :
Cependant, n’en déplaise à ce docteur habile,
La garde d’une fille est bien plus difficile.
J’ai fait par le jardin entrer le serrurier,
Qui doit à mon dessein promptement s’employer.
Je veux faire sortir Agathe et sa suivante,
De peur qu’à cet aspect leur cœur ne s’épouvante :
Il faut les appeler, afin qu’à son plaisir
L’ouvrier libre et seul puisse agir à loisir.
Quand j’aurai sur ce point satisfait ma prudence,
Il faudra les résoudre à prendre patience.
Holà, quelqu’un.
Scène II
AGATHE, LISETTE, ALBERT
ALBERT.
Venez, sous ces arbres épais,
Pendant quelques moments, prendre avec moi le frais.
LISETTE, à Albert.
Voilà du fruit nouveau. Quel démon favorable
Vous rend l’accueil si doux, et l’humeur si traitable ?
Par votre ordre étonnant, depuis plus de six mois,
Nous sortons aujourd’hui pour la première fois.
ALBERT.
Il faut changer de lieu quelquefois dans la vie :
Le plus charmant séjour à la fin nous ennuie.
AGATHE, à Albert.
Sous quelque autre climat que je sois avec vous,
L’air n’y sera pour moi ni meilleur, ni plus doux
Je ne sais pas pourquoi ; mais enfin je soupire,
Quand je suis près de vous, plus que je ne respire.
ALBERT, à Agathe.
Mon cœur à ce discours se pâme de plaisirs.
Il te faut un époux pour calmer ces soupirs.
AGATHE.
Les filles, d’ordinaire assez dissimulées,
Font, au seul nom d’époux, d’abord les réservées,
Masquent leurs vrais désirs, et répondent souvent
N’aimer d’autre parti que celui du couvent :
Pour moi, que le pouvoir de la vérité presse,
Qui ne trouve en cela ni crime ni faiblesse,
J’ai le cœur plus sincère, et je vous dis sans fard,
Que j’aspire à l’hymen, et plus tôt que plus tard.
LISETTE.
C’est bien dit. Que sert-il, au printemps de son âge,
De vouloir se soustraire au joug du mariage,
Et de se retrancher du nombre des vivants ?
Il était des maris bien avant des couvents ;
Et je tiens, moi, qu’il faut suivre, en toute méthode,
Et la plus ancienne, et la plus à la mode.
Le parti d’un époux est le plus ancien,
Et le plus usité ; c’est pourquoi je m’y tien.
ALBERT.
En personnes d’esprit vous parlez l’une et l’autre.
Mes sentiments aussi sont conformes au vôtre :
Je veux me marier. Riche comme je suis,
On me vient tous les jours proposer des partis
Qui paraissent pour moi d’un très grand avantage :
Mais je réponds toujours qu’un autre amour m’engage ;
À Agathe.
Que mon cœur, prévenu de ta rare beauté,
Pour toi seule soupire, et que, de ton côté,
Tu n’adores que moi.
AGATHE.
Comment donc !
ALBERT.
Oui, mignonne,
J’ai déclaré l’amour qui pour moi t’aiguillonne.
AGATHE.
Vous savez, s’il vous plaît, dit...
ALBERT.
Qu’au fond de ton cœur,
Pour, moi lu nourrissais une sincère, ardeur.
AGATHE.
Votre discrétion vraiment ne paraît guère.
ALBERT.
On ne peut être heureux, belle Agathe, et se taire.
AGATHE.
Vous ne deviez pas faire un tel aveu si haut.
ALBERT.
Et pourquoi, mon enfant ?
AGATHE.
C’est que rien n’est si faux[10],
Et qu’on ne peut mentir avec plus d’impudence ;
ALBERT.
Vous ne m’aimez donc pas ?
AGATHE.
Non : mais, en récompense,
Je vous hais à la mort.
ALBERT.
Et pourquoi ?
AGATHE.
Qui le sait ?
On aime sans raison, et sans raison on hait.
LISETTE, à Albert.
Si l’aveu n’est pas tendre, il est du moins sincère.
ALBERT, à Agathe.
Après ce que j’ai fait, basilic, pour vous[11] plaire !
LISETTE.
Ne nous emportons point ; voyons tranquillement
Si l’amour vous a fait un objet bien charmant.
Vos traits sont effacés, elle est aimable et fraîche ;
Elle a l’esprit bien fait, et vous l’humeur revêche ;
Elle n’a pas seize ans, et vous êtes fort vieux ;
Elle se porte bien, vous êtes catarrheux ;
Elle a toutes ses dents, qui la rendent plus belle ;
Vous n’en avez plus qu’une, encore branle-t-elle,
Et doit être emportée à la première toux :
À quelle malheureuse ici-bas plairiez-vous ?
ALBERT.
Si j’ai pris pour lui plaire une inutile peine,
Je veux, parlasambleu, mériter cette haine,
Et mettre en sûreté ses dangereux appas.
Je vais en certain lieu la mener de ce pas,
Loin de tous damoiseaux, où de son arrogance
Elle aura tout loisir de faire pénitence.
Allons, vite, marchons.
AGATHE.
Où voulez-vous aller ?
ALBERT.
Vous le saurez tantôt ; marchons sans tant parler.
Scène III
ÉRASTE, ALBERT, AGATHE, LISETTE, CRISPIN
Éraste entre comme un homme qui se promène. Il aperçoit Albert, et le salue.
ALBERT, à part.
Quel triste contretemps dans cette conjoncture !
Au diable le fâcheux, et sa sotte figure !
Haut, à Éraste.
Souhaitez-vous, monsieur, quelque chose de moi ?
LISETTE, bas, à Agathe.
C’est Éraste.
AGATHE, bas.
Paix donc, je le vois mieux que toi.
Éraste continue à saluer.
ALBERT.
À quoi servent, monsieur, les façons que vous faites ?
Parlez donc ; je suis las de toutes ces courbettes.
ÉRASTE.
Étranger dans ces lieux, et ravi de vous voir,
Vous rendant mes respects, je remplis mon devoir.
Assez près de chez vous ma chaise s’est rompue :
Lorsqu’à la réparer ici l’on s’évertue,
Attiré par l’aspect et le frais de ces lieux,
Je viens y respirer un air délicieux.
ALBERT.
Vous vous trompez, monsieur ; l’air qu’ici l’on respire
Est tout à fait malsain : je dois même vous dire
Que vous ferez fort mal d’y demeurer longtemps,
Et qu’il est dangereux et mortel aux passants.
AGATHE.
Hélas ! rien n’est plus vrai : depuis que j’y respire,
Je languis nuit et jour dans un cruel martyre.
CRISPIN.
Que l’on me donne à moi toujours du même vin[12]
Que celui que notre hôte a percé ce matin,
Et je défie ici toux, fièvre, apoplexie,
De pouvoir, de cent ans, attenter à ma vie.
ÉRASTE.
On ne croira jamais qu’avec tant de beauté,
Et cet air si fleuri, vous manquiez de santé.
ALBERT.
Qu’elle se porte bien, ou qu’elle soit malade,
Cherchez un autre lieu pour votre promenade.
ÉRASTE.
Cet objet que le ciel a pris soin de parer,
Cette vue où mon œil se plaît à s’égarer,
Enchante mes regards ; et jamais la nature
N’étala ses attraits avec tant de parure.
Mon cœur est amoureux de ce qu’on voit ici.
ALBERT.
Oui, le pays est beau, chacun en parle ainsi :
Mais vous emploieriez mieux la fin de la journée :
Votre chaise à présent doit être accommodée ;
Votre présence ici ne fait aucun besoin :
Partez ; vous devriez être déjà bien loin.
ÉRASTE.
Je pars dans le moment. Dites-moi, je vous prie...
ALBERT.
Puisque de babiller vous avez tant d’envie,
Je vais vous écouter avec attention.
À Agathe et à Lisette.
Rentrez, rentrez.
LISETTE.
Monsieur...
ALBERT.
Eh ! rentrez, vous dit-on.
ÉRASTE.
Je me retirerai plutôt que d’être cause
Que madame, pour moi, souffre la moindre chose.
AGATHE.
Non, monsieur, demeurez, et, jusques à demain,
Différez, croyez-moi, de vous mettre en chemin,
Et ne vous y mettez qu’en bonne compagnie.
Les chemins sont mal sûrs.
ALBERT.
Que de cérémonie !
Agathe rentre.
Scène IV
ALBERT, LISETTE, ÉRASTE, CRISPIN
ALBERT, à Lisette.
Allons, vite, rentrons.
LISETTE.
Oui, oui, je rentrerai :
Mais, devant ces messieurs, tout haut je vous dirai
Que le ciel enverra quelque honnête personne
Pour faire enfin cesser les chagrins qu’on nous donne.
Depuis plus de six mois, dans ce cloître nouveau,
Nous n’avons aperçu que l’ombre d’un chapeau.
À tout homme en ce lieu l’entrée est interdite :
Tout, dans cette maison, est sujet à visite.
Nous croyons quelquefois que le monde a pris fin.
Rien n’entre ici, s’il n’est dû genre féminin :
Jugez si quelque fille en ce lieu peut se plaire.
ALBERT, lui mettant la main sur la bouche, et la faisant rentrer.
Ah ! je t’arracherai ta langue de vipère.
Scène V
ALBERT, ÉRASTE, CRISPIN
ALBERT, bas.
Je ne veux point sitôt rentrer dans le logis,
Pour donner tout le temps que les barreaux soient mis.
Leurs plaintes et leurs cris me toucheraient peut-être.
Haut.
Çà, de quoi s’agit-il ? Parlez, vous voilà maître :
Mais surtout soyez bref.
ÉRASTE.
Je suis fâché, vraiment,
Que pour moi votre fille ait un tel traitement.
ALBERT.
Qu’est-ce à dire, ma fille ?
ÉRASTE.
Est-ce donc votre femme ?
ALBERT.
Cela sera bientôt.
ÉRASTE.
J’en suis ravi dans l’âme.
Vous ne pouvez jamais prendre un plus beau dessein,
Et vous faites fort bien de lui tenir la main.
Tous les maris devraient faire ce que vous faites.
Les femmes aujourd’hui sont toutes si coquettes !...
ALBERT.
J’empêcherai, parbleu, que celle que je prends
Ne suive la manière et le train de ce temps.
CRISPIN.
Ah ! que vous ferez bien ! Je suis si soûl des femmes !...
Et je suis si ravi, quand quelques bonnes âmes
Se servent de mainmise un peu de temps en temps...
ALBERT.
Ce garçon-là me plaît, et parle de bon sens.
ÉRASTE.
Pour moi, je ne vois rien de si digne de blâme,
Qu’un homme qui s’endort sur la foi d’une femme ;
Qui, sans être jamais de soupçons combattu,
Compte tranquillement sur sa frêle vertu ;
Croit qu’on fit pour lui seul une femme fidèle.
Il faut faire soi-même, en tout temps, sentinelle ;
Suivre partout ses pas ; l’enfermer, s’il le faut ;
Quand elle veut gronder, crier encor plus haut.
Et malgré tous les soins dont l’amour nous occupe,
Le plus fin, tel[13] qu’il soit, en est toujours la dupe.
ALBERT.
Nous sommes un peu grecs sur ces matières-là ;
Qui pourra m’attraper, bien habile sera.
Chaque jour, là-dedans, j’invente quelque adresse
Pour mieux déconcerter leur ruse et leur finesse.
Ma foi, vous aurez beau, messieurs leurs partisans,
Débonnaires maris, doucereux courtisans,
Abbés blonds et musqués qui cherchez par la ville
Des femmes dont l’époux soit d’un accès facile,
Publier que je suis un brutal, un jaloux ;
Dans le fond de mon cœur je me rirai de vous.
ÉRASTE.
Quand vous seriez jaloux, devez-vous vous défendre
Pour avoir plus qu’un autre un cœur sensible et tendre ?
Sans être un peu jaloux, on ne peut être amant.
Bien des gens cependant raisonnent autrement.
Un jaloux, disent-ils, qui sans cesse querelle,
Est plutôt le tyran que l’amant d’une belle :
Sans relâche agité de fureur et d’ennui,
Il ne met son plaisir que dans le mal d’autrui.
Insupportable à tous, odieux à lui-même,
Chacun à le tromper met son plaisir extrême,
Et voudrait qu’on permît d’étouffer un jaloux,
Comme un monstre échappé de l’enfer en courroux.
C’est dans le inonde ainsi qu’on parle d’ordinaire :
Mais pour moi, je soutiens un parti tout contraire,
Et dis qu’un galant homme, et qui fait tant d’aimer,
Par de jaloux transports peut se voir animer,
Céder à ce penchant, et qu’il faut, dans la vie,
Assaisonner l’amour d’un peu de jalousie.
ALBERT.
Certes, vous me charmez, monsieur, par votre esprit,
Je voudrais, pour beaucoup, que cela fût écrit,
Pour le montrer aux sots qui blâment ma manière.
CRISPIN.
Entrons chez vous, monsieur : là, pour vous satisfaire,
Je vous l’écrirai tout, sans qu’il vous coûte rien.
ALBERT, l’arrêtant.
Je vous suis obligé ; je m’en souviendrai bien.
Vous n’avez pas, je crois, autre chose à me dire :
Voilà votre chemin. Adieu. Je me retire.
Que le ciel vous maintienne en ces bons sentiments ;
Et ne demeurez pas en ce lieu plus longtemps.
Scène VI
LISETTE, ÉRASTE, ALBERT, CRISPIN
LISETTE.
Au secours ! aux voisins ! Quel accident terrible !
Quelle triste aventure ! Ah ciel ! est-il possible ?
Pauvre seigneur Albert, que vas-tu devenir ?
Le coup est trop mortel ; je n’en puis revenir.
ALBERT.
Qu’est-il donc arrivé ?
LISETTE.
La plus rude disgrâce...
ALBERT.
Mais encor faut-il bien savoir ce qui se passe.
LISETTE.
Agathe...
ÉRASTE.
Eh bien ! Agathe ?
LISETTE.
Agathe, en ce moment,
Vient de devenir folle, et tout subitement.
ALBERT.
Agathe est folle !
ÉRASTE.
Ah ciel !
ALBERT.
Cela n’est pas croyable.
LISETTE.
Ah ! monsieur, ce malheur n’est que trop véritable.
Quand, par votre ordre exprès, elle a vu travailler
Ce maudit serrurier, venu pour nous griller ;
Qu’elle a vu ces barreaux et ces grilles paraître,
Dont ce noir forgeron condamnait sa fenêtre,
J’ai, dans le même instant, vu ses yeux s’égarer,
Et son esprit frappé soudain s’évaporer.
Elle tient des discours remplis d’extravagance ;
Elle court, elle grimpe, elle chante, elle danse.
Elle prend un habit, puis le change soudain
Avec ce qu’elle peut rencontrer sous sa main.
Tout à l’heure elle a mis, dans votre garde-robe,
Votre large calotte[14] et votre grande robe ;
Puis prenant sa guitare, elle a, de sa façon,
Chanté différents airs en différent jargon.
Enfin, c’est cent fois pis que je ne puis vous dire :
On ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en rire.
ÉRASTE.
Qu’entends-je ? juste ciel !
ALBERT.
Quel funeste malheur !
LISETTE.
De ce triste accident vous êtes seul l’auteur ;
Et voilà ce que c’est que d’enfermer les filles !
ALBERT.
Maudite prévoyance, et malheureuses grilles !
LISETTE.
J’ai voulu dans sa chambre un moment l’enfermer ;
C’était des hurlements qu’on ne peut exprimer :
De rage elle battait les murs avec sa tête.
J’ai dit qu’on ouvre tout, et qu’aucun ne l’arrête.
Mais je la vois venir.
Scène VII
AGATHE, ALBERT, ÉRASTE, LISETTE, CRISPIN
LISETTE.
Hélas ! à tout moment
Elle change de forme et de déguisement.
AGATHE, en habit de Scaramouche, avec une guitare, faisant le musicien, chante.
Toute la huit entière,
Un vieux vilain matou
Me guette sur la gouttière.
Ah ! qu’il est fou !
Ne se peut-il point faire
Qu’il s’y rompe le cou.
ÉRASTE, bas, à Crispin.
Malgré son mal, Crispin, l’aimable et doux visage !
CRISPIN, bas.
Je l’aimerais encor mieux qu’une autre plus sage.
AGATHE chante.
Ne se peut-il point faire
Qu’il s’y rompe le cou ?
Vous êtes du métier ? musiciens, s’entend ;
Fort vains, fort altérés, fort peu d’argent comptant :
Je suis, ainsi que vous, membre de la musique,
Enfant de g ré sol ; et de plus, je m’en pique ;
D’un bout du monde à l’autre on vante mon talent.
Sur un certain duo, que je trouve excellent,
Parce qu’il est de moi, je veux, sans complaisance,
Que chacun de vous deux m’en dise ce qu’il pense.
ALBERT.
Ah ! ma chère Lisette, elle a perdu l’esprit.
LISETTE.
Qui le sait mieux que moi ? Ne vous l’ai-je pas dit ?
Agathe chante un petit prélude.
CRISPIN.
Ce qui m’en plaît, monsieur, sa folie est gaillarde.
ALBERT.
Elle a les yeux troublés, et la mine hagarde.
AGATHE.
J’aime les gens de l’art.
Elle présente une main à Albert qu’elle secoue rudement, et laisse baiser l’autre à Éraste.
Touchez là, touchez là.
L’air que vous entendez est fait en a mi la ;
C’est mon ton favori : la musique en est vive,
Bizarre, pétulante, et fort récréative ;
Les mouvements légers, nouveaux, vifs et pressés.
L’on m’envoya chercher, un de ces jours passés,
Pour détremper un peu l’humeur mélancolique
D’un homme dès longtemps au lit paralytique :
Dès que j’eus mis en chant un certain rigaudon,
Trois sages médecins venus dans la maison,
La garde, le malade, un vieil apothicaire
Qui venait d’exercer son grave ministère,
Sans respect du métier, se prenant par la main,
Se mirent à danser jusques au lendemain.
CRISPIN, à Éraste.
Voir une faculté faire en rond une danse,
Et sortir dans la rue ainsi tout en cadence,
Cela doit être beau, monsieur !
ÉRASTE, bas, à Crispin.
Quoi ! malheureux,
Tu peux rire, et la voir en cet état affreux !
AGATHE.
Attendez... doucement... mon démon de musique
M’agite, me saisit... je tiens du chromatique.
Les cheveux à la tête en dresseront d’horreur...
Ne troublez pas le dieu qui me met en fureur.
Je sens qu’en tons[15] heureux ma verve se dégorge.
Elle tousse beaucoup, et crache au nez d’Albert.
Pouah ! c’est un diésis que j’avais dans la gorge.
Or donc, dans le duo dont il est question,
Vous y verrez du vif et de la passion :
Je réussis des mieux et dans l’un et dans l’autre.
Elle donne un papier de musique à Albert, et une lettre à Éraste.
Voilà votre partie ; et vous, voilà la vôtre.
Elle tousse pour se préparer à chanter.
CRISPIN.
Écartons-nous un peu ; je crains les diésis.
LISETTE, à part.
Nous entendrons bientôt de beaux charivaris.
ALBERT.
Agathe, mon enfant, ton erreur est extrême.
Je suis seigneur Albert, qui te chéris, qui t’aime.
AGATHE.
Parbleu, vous chanterez.
ALBERT.
Eh bien ! je chanterai ;
Et, si c’est ton désir encor, je danserai.
ÉRASTE, ouvrant son papier, à part.
Une lettre, Crispin.
CRISPIN, bas, à Éraste.
Ah ! ciel ! qu’elle aventure !
Le maître de musique entend la tablature.
AGATHE.
Çà, comptez bien vos temps, pour partir ; cette fois
C’est vous qui commencez. Allons, vite : un, deux, trois.
Elle donne un coup du papier dont elle bat la mesure sur la tête d’Albert, et frappe du pied sur le sien avec colère.
Partez donc, partez donc, musicien barbare,
Ignorant par nature, ainsi que par bécarre.
Quelle rauque grenouille, au milieu des ses joncs,
T’a donné de ton art les premières leçons ?
Sais-tu, dans un concert, ou croasser, ou braire ?
ALBERT.
Je vous ai déjà dit, sans vouloir vous déplaire,
Que je n’ai point l’honneur d’être musicien.
AGATHE.
Pourquoi donc, ignorant, viens-tu, ne sachant rien,
Interrompre un concert où ta seule présence
Cause des contretemps et de la discordance ?
Vit-on jamais un âne essayer des bémols,
Et se mêler au chant des tendres rossignols ?
Jamais un noir corbeau, de malheureux présage,
Troubla-t-il des serins l’agréable ramage ?
Et jamais, dans les bois un sinistre hibou,
Pour chanter un concert, sortit-il de son trou ?
Tu n’es et ne seras qu’un sot toute ta vie.
CRISPIN, à Agathe.
Mon maître, comme il faut, chantera sa partie :
J’en suis sa caution.
AGATHE.
Il faut que, dès ce soir,
Dans mie sérénade, il montre son savoir ;
Qu’il fasse une musique, et prompte, et vive, et tendre,
Qui m’enlève.
LISETTE, à Crispin.
Entends-tu ?
CRISPIN.
Je commence à comprendre.
C’est... comme qui dirait une fugue.
AGATHE.
D’accord.
CRISPIN.
Une fugue, en musique, est un morceau bien fort,
Et qui coûte beaucoup.
Bas à Agathe.
Nous n’avons pas un double.
AGATHE, bas, à Crispin.
Nous pourvoirons à tout, qu’aucun soin ne vous trouble.
ÉRASTE, à Agathe.
Vous verrez que je suis un homme de concert,
Et que je sais, de plus, chanter à livre ouvert.
AGATHE chante.
L’uccelletto,
No, non è matto,
Che, cercando di quà, di là,
Va trovando la libertà :
Ut re mi, re mi fa ;
Mi fa sol, fa sol la.
Al dispetto
D’un vecchio bruto,
E çercando di quà, di là,
L’uccelletto si salverà :
Ut re mi, remi fa ;
Mi fa sol, fa sol la.
Elle sort en chantant et en dansant autour d’Éraste.
Scène VIII
ALBERT, LISETTE, ÉRASTE, CRISPIN
ALBERT.
Lisette, suivons-la, voyons s’il est possible
D’apporter du remède à ce malheur terrible.
Scène IX
LISETTE, ÉRASTE, CRISPIN
LISETTE.
Ma pauvre maîtresse ! Ah ! j’ai le cœur si saisi !
Je crois que je m’en vais devenir folle aussi.
Elle sort en chantant et en dansant autour de Crispin.
Scène X
ÉRASTE, CRISPIN
ÉRASTE, ouvrant la lettre.
Il est entré. Lisons...
« Vous serez surpris du parti que je prends ; mais l’esclavage où je me trouve devenant plus dur chaque jour, j’ai cru qu’il m’était permis de tout entreprendre. Vous, de votre côté, essayez tout pour me délivrer de la tyrannie d’un homme que je hais autant que je vous aime. »
Que dis-tu, je te prie,
De tout ce que tu[16] vois, et de cette folie ?
CRISPIN.
J’admire les ressorts de l’esprit féminin,
Quand il est agité de l’amoureux lutin.
ÉRASTE.
Il faut que, cette nuit, sans plus longue remise,
Nous fassions éclater quelque noble entreprise,
Et que nous l’arrachions, Crispin, d’un joug si dur.
CRISPIN.
Vous voulez l’enlever ?
ÉRASTE.
Ce serait le plus sûr,
Et le plus prompt.
CRISPIN.
D’accord. Mais, vous rendant service,
Je crains après cela...
ÉRASTE.
Que crains-tu ?
CRISPIN.
La justice.
ÉRASTE.
C’est pour nous épouser.
CRISPIN.
C’est fort bien entendu.
Vous serez épousé ; moi, je serai pendu.
ÉRASTE.
Il me vient un dessein... Tu connais bien Clitandre ?
CRISPIN.
Oui-dà.
ÉRASTE.
D’un tel ami nous pouvons tout attendre :
Son château n’est pas loin ; c’est chez lui que je veux
Me choisir un asile en partant de ces lieux.
Là, bravant du jaloux le dépit et la rage,
Nous disposerons tout pour notre mariage.
La joie et le plaisir règnent dans ce séjour,
Et nous y conduirons et l’Hymen et l’Amour.
Scène XI
ALBERT, ÉRASTE, CRISPIN
ALBERT, à Éraste.
Ah ! monsieur, excusez l’ennui qui me possède.
Je reviens sur mes pas pour chercher du remède.
Cet homme est à vous ?
ÉRASTE.
Oui.
ALBERT.
De grâce, ordonnez-lui
Qu’il veuille à mon secours s’employer aujourd’hui.
ÉRASTE.
Et que peut-il pour vous ? Parlez.
ALBERT.
De sa science
Il a daigné tantôt me faire confidence :
Il a mille secrets pour guérir bien des maux ;
Peut-être en a-t-il un pour les faibles cerveaux.
CRISPIN.
Oui, oui, j’en ai plus d’un, dont l’effet salutaire...
Mais vous m’avez tantôt traité d’une manière !...
ALBERT, à Crispin.
Ah ! monsieur !
CRISPIN.
Refuser, lorsqu’on vous en priait,
De dire le chemin et l’heure qu’il était !
ALBERT.
Pardonnez mon erreur.
CRISPIN.
En nul lieu, de ma vie,
On ne me fit tel tour, pas même en Barbarie.
ALBERT.
Pourrez-vous, sans pitié, voir éteindre les jours
D’un objet si charmant, sans lui donner secours ?
À Éraste.
Monsieur, parlez pour moi.
ÉRASTE.
Crispin, je t’en conjure,
Tâche à guérir lé mal que cette belle endure.
CRISPIN.
J’immole encor pour vous tout mon ressentiment.
À Albert.
Oui, je veux la guérir, et radicalement.
ALBERT.
Quoi ! vous pourriez ?...
CRISPIN.
Rentrez. Je vais voir dans mon livré
Le remède qu’il est plus à propos de suivre...
Vous me verrez tantôt dans l’opération.
ALBERT.
Je ne puis exprimer mon obligation ;
Mais aussi soyez sûr que mon bien et ma vie...
CRISPIN.
Allez, je ne veux rien qu’elle ne soit guérie.
Scène XII
ÉRASTE, CRISPIN
ÉRASTE.
Que veut dire cela ? Par quel heureux destin
Es-tu donc à ses yeux devenu médecin ?
CRISPIN.
Ma foi, je n’en sais rien. Ce que je puis vous dire,
C’est que tantôt, sa vue ayant su m’interdire,
Pour cacher mon dessein et me déguiser mieux,
J’ai dit que je cherchais des simples dans ces lieux ;
Que j’avais pour tous maux des secrets admirables,
Et faisais tous les jours des cures incurables ;
Et voilà justement ce qui fait son erreur.
ÉRASTE.
Il en faut profiter. Je ressens dans mon cœur
Renaître en ce moment l’espérance et la joie.
Allons nous consulter, et voir par quelle voie
Nous pourrons réussir dans nos nobles projets,
Et ferons éclater ton art et tes secrets.
CRISPIN.
Moi, je suis prêt à tout : mais il est inutile
D’entreprendre un projet, sans ce premier mobile.
Nous sommes sans argent ; qui nous en donnera ?
ÉRASTE, montrant sa lettre.
L’amour y pourvoira.
Scène XIII[17]
CRISPIN, seul
L’amour y pourvoira.
Il semble à ces messieurs, dans leur manie étrange,
Que leurs billets d’amour soient des lettres de change.
ACTE III
Scène première
ÉRASTE, seul
Je ne puis revenir de tout ce que j’entends.
Qu’une fille a d’esprit, de raison, de bon sens,
Quand l’amour, une fois, s’emparant de son âme,
Lui peut communiquer son génie et sa flamme !
De mon coté, j’ai pris, ainsi que je le doi,
Tous les soins que l’amour peut attendre de moi.
Crispin est averti de tout ce qu’il faut faire.
Quelque secours d’argent nous serait nécessaire.
Scène II
ALBERT, ÉRASTE
ALBERT, à part.
Je ne puis demeurer en place un seul moment.
Je vais, je viens, je cours ; tout accroît mon tourment.
Près d’elle, mon esprit, comme le sien, se trouble ;
Son accès de folie à chaque instant redouble.
À Éraste.
Ah ! monsieur, suis-je assez au rang de vos amis,
Pour m’aider du secours que vous m’avez promis ?
Cet homme qui tantôt m’a vanté sa science,
Veut-il de ses secrets faire l’expérience ?
En l’état où je suis, je dois tout accorder ;
Et, lorsque l’on perd tout, on peut tout hasarder.
ÉRASTE.
Je me fais un plaisir de rendre un bon office.
On se doit en tout temps l’un à l’autre service.
La malade aujourd’hui m’a fait trop de pitié,
Pour ne vous pas donner ces marques d’amitié.
L’homme dont il s’agit en ces lieux doit se rendre ;
J’ai voulu sur le mal le sonder et l’entendre.
Mais il m’en a parlé dans des termes si nets,
En me développant la cause et les effets,
Qu’en vérité, je crois qu’il en sait plus qu’un autre.
ALBERT.
Quel service, monsieur, peut être égal au vôtre !
Comme le ciel envoie ici, sans y songer,
Cette honnête personne exprès pour m’obliger !
ÉRASTE.
Je ne garantis point sa science profonde,
Vous savez que ces gens, venus du bout du monde,
Pour tout genre de maux apportent des trésors :
C’est beaucoup s’ils n’ont pas ressuscité des morts.
Mais si l’on peut juger de tout ce qu’il peut faire
Par tout ce qu’il m’a dit, cet homme est votre affaire :
Il ne veut que la fin du jour pour tout délai.
Si vous le souhaitez, vous en ferez l’essai.
D’un office d’ami simplement je m’acquitte.
ALBERT.
Je suis persuadé, monsieur, de son mérite.
Nous voyons tous les jours de ces sortes de gens
Apprendre, en voyageant, des secrets surprenants.
Scène III
LISETTE, ÉRASTE, ALBERT
LISETTE.
Ah ciel ! vous allez voir bien une autre folie.
Si cela dure encore, il faudra qu’on la lie.
Scène IV
AGATHE, en vieille, LISETTE, ÉRASTE, CRISPIN
AGATHE.
Bonjour, mes doux amis : Dieu vous gard’, mes enfants.
Eh bien ! qu’est-ce ? comment passez-vous votre temps ?
Que le ciel pour longtemps la santé vous envoie,
Vous conserve gaillards, et vous maintienne en joie !
Le chagrin ne vaut rien, et ronge les esprits ;
Il faut se divertir, c’est moi qui vous le dis.
ÉRASTE.
Je la trouve charmante ; et, malgré sa vieillesse,
On trouverait encor des retours de jeunesse.
AGATHE.
Ho ! vous me regardez ! vous êtes ébaubis
De me trouver si fraîche avec des cheveux gris.
Je me porte encor mieux que tous tant que vous êtes.
Je fais quatre repas, et je lis sans lunettes.
Je sirote mon vin, quel qu’il soit, vieux, nouveau ;
Je fais rubis sur l’ongle, et n’y mets jamais d’eau.
Je vide gentiment mes deux bouteilles.
LISETTE.
Peste !
AGATHE.
Oui vraiment, du Champagne encor, sans qu’il en reste.
On peut voir dans ma bouche encor toutes mes dents.
J’ai pourtant, voyez-vous, quatre-vingt-dix-huit ans,
Vienne la Saint-Martin.
LISETTE.
La jeunesse est complète.
AGATHE.
Tout autant : mais je suis encore verdelette ;
Et je ne laisse pas, à l’âge où me voilà,
D’avoir des serviteurs, et qui m’en content, dà.
Mais vois-tu, mon ami, veux-tu que je te dise ?
Les hommes aujourd’hui, c’est piètre marchandise,
Ils ne valent plus rien ; et pour en ramasser,
Tiens, je ne voudrais pas seulement me baisser.
ÉRASTE, bas, à Albert.
De ces vapeurs souvent est-elle travaillée ?
ALBERT, bas, à Éraste.
Hélas ! jamais. Il faut qu’on l’ait ensorcelée.
AGATHE.
À mon âge, je vaux encor mon pesant d’or.
Les enfants cependant m’ont beaucoup fait de tort :
Je ne paraîtrais pas la moitié de mon âge,
Si l’on ne m’avait mise à treize ans en ménage.
C’est tuer la jeunesse, à vous en parler franc,
Que la mettre sitôt en un péril si grand.
Je ne me souviens pas d’avoir presque été fille.
À vous dire le vrai, j’étais assez gentille.
À vingt-sept ans, j’avais déjà quatorze enfants[18].
LISETTE.
Quelle fécondité ! quatorze !
AGATHE.
Oui, tout grouillants,
Et tous garçons encor ; je n’en avais point d’autres,
Et n’en voyais aucun tourné comme les nôtres.
Mais ce sont des fripons, et qui finiront mal :
Les malheureux voudraient me voir à l’hôpital.
Croiriez-vous que, depuis la mort de feu leur père,
Ils m’ont, jusqu’à présent, chicané mon douaire ?
Un douaire gagné si légitimement !
ALBERT, à part.
Hélas ! peut-on plus loin pousser l’égarement ?
LISETTE, à part.
La friponne, ma foi, joue, à charmer, ses rôles.
AGATHE, à Albert.
J’aurais très grand besoin de quelque cent pistoles ;
Prêtez-les-moi, monsieur, pour subvenir aux frais,
Et pour faire juger ce malheureux procès.
ALBERT.
Tu rêves, mon enfant : mais pour te satisfaire,
J’avancerai les frais, et j’en fais mon affaire.
AGATHE.
Si je n’ai cet argent, ce jour, en mon pouvoir,
Mon unique recours sera le désespoir.
ALBERT.
Mais songe, mon enfant...
AGATHE.
Vous êtes honnête homme :
Ne me refusez pas, de grâce, cette somme.
ALBERT, bas, à Éraste.
Je veux flatter son mal.
ÉRASTE, bas, à Albert.
Vous ferez sagement.
Il ne faut pas, de front, heurter son sentiment.
LISETTE, bas, à Albert.
Si vous lui résistez, elle est fille, peut-être,
À s’aller, de ce pas, jeter par la fenêtre.
ALBERT, bas.
D’accord.
LISETTE, bas.
Il me souvient que vous avez tantôt
Reçu ces cent louis, ou du moins peu s’en faut ;
Quel risque à ses désirs de vouloir condescendre ?
ALBERT, bas.
Il est vrai qu’à l’instant je pourrai lui reprendre.
Haut, à Agathe.
Tiens, voilà cet argent : va, puissent au procès
Ces cent louis prêtés donner un bon succès !
AGATHE, prenant la bourse.
Je suis sûre à présent du gain de notre affaire :
Mais ce secours m’était tout à fait nécessaire.
Donne à mon procureur, Lisette, cet argent :
Je crois qu’à me servir il sera diligent.
LISETTE.
Il n’y manquera pas.
ÉRASTE.
Comptez aussi, madame,
Que je veux vous servir, et de toute mon âme.
AGATHE.
Je reviens sur mes pas en habit plus décent,
Pour aller avec vous, dans ce besoin pressant,
Solliciter mon juge, et demander justice.
À Albert.
Adieu. Qu’un jour le ciel vous rende ce service !
Qu’une veuve est à plaindre, et qu’elle a de tourments,
Quand elle a mis au jour de méchants garnements !
Scène V
LISETTE, ÉRASTE, ALBERT
LISETTE, bas, à Éraste, lui remettant la bourse.
Voilà de quoi, monsieur, avancer votre affaire.
ÉRASTE, bas, à Lisette.
J’aurai soin du procès ; je sais ce qu’il faut faire.
ALBERT, à Lisette qui sort.
Prends bien garde à l’argent.
LISETTE.
N’ayez point de chagrin ;
J’en réponds corps pour corps, il est en bonne main.
Scène VI
ALBERT, ÉRASTE
ALBERT.
Vous voyez à quel point cette folie augmente.
Votre homme ne vient point, et je m’impatiente.
ÉRASTE.
Je ne sais qui l’arrête : il devrait être ici.
Mais je le vois qui vient ; n’ayez plus de souci.
Scène VII
ALBERT, ÉRASTE, CRISPIN
ALBERT, à Crispin.
Eh ! monsieur, venez donc. Avec impatience
Tous deux nous attendons ici votre présence.
CRISPIN.
Un savant philosophe a dit élégamment :
« Dans tout ce que tu fais hâte-toi lentement. »
J’ai depuis peu de temps pourtant bien fait des choses,
Pour savoir si le mal dont nous cherchons les causes
Réside dans la basse ou haute région :
Hippocrate dit oui, mais Galien dit non ;
Et, pour mettre d’accord ces deux messieurs ensemble,
Je n’ai pas, pour venir, trop tardé, ce me semble.
ALBERT.
Vous voyez donc, monsieur, d’où procède son mal ?
CRISPIN.
Je le vois aussi net qu’à travers un cristal.
ALBERT.
Tant mieux. Vous saurez que, depuis tantôt, la belle
Sent toujours de son mal quelque crise nouvelle :
En ces lieux écartés, n’ayant nuls médecins,
Monsieur m’a conseillé de la mettre en vos mains.
CRISPIN.
Sans doute elle serait beaucoup mieux, dans les siennes ;
Mais j’espère employer utilement mes peines.
ALBERT.
Vous avez donc guéri de ces maux quelquefois ?
CRISPIN.
Moi ? si j’en ai guéri ? Ah ! vraiment, je le crois.
Il entre dans mon art quelque peu de magie.
Avec trois mots, qu’un juif m’apprit en Arabie,
Je guéris une fois l’infante de Congo,
Qui vraiment avait bien un autre vertigo.
Je laisse aux médecins exercer leur science
Sur les maux dont le corps ressent la violence :
Mais l’objet de mon art est plus noble ; il guérit
Tous les maux que l’on voit s’attaquer à l’esprit.
Je voudrais qu’à la fois vous fussiez maniaque,
Atrabilaire, fou, même hypocondriaque,
Pour avoir le plaisir de vous rendre demain
Sage comme je suis, et de corps aussi sain[19].
ALBERT.
Je vous suis obligé, monsieur, d’un si grand zèle.
CRISPIN.
Sans perdre plus de temps, entrons chez cette belle.
ALBERT, l’arrêtant.
Non, s’il vous plaît, monsieur, il n’en est pas besoin ;
Et de vous l’amener je vais prendre le soin.
Scène VIII
ÉRASTE, CRISPIN
ÉRASTE.
Tout va bien. La fortune à nos vœux s’intéresse.
Agathe, en ton absence, avec un tour d’adresse,
A su tirer d’Albert ces cent louis comptants.
CRISPIN.
Comment donc ?
ÉRASTE.
Tu sauras le tout avec le temps.
Nous avons maintenant, sans chercher davantage,
De quoi sauver Agathe et nous mettre en voyage.
Pourvu qu’un seul moment nous puissions écarter
Ce malheureux Albert, qui ne la peut quitter :
Tant qu’il suivra ses pas, nous ne saurions rien faire.
CRISPIN.
Reposez-vous sur moi ; je réponds de l’affaire.
Vous avez de l’esprit, je ne suis pas un sot,
Et la fausse malade entend à demi-mot.
ÉRASTE.
J’imagine un moyen des plus fous ; mais qu’importe !
La pièce en vaudra mieux, plus elle sera forte.
Il faut convaincre Albert qu’avec de certains mots,
Ainsi que tu l’as dit déjà fort à propos,
Tu pourrais la guérir de cette maladie,
Si quelque autre voulait prendre la frénésie.
Je m’offrirai d’abord à tout événement.
Laisse-moi faire après le reste seulement :
Va, si de belle peur le vieillard ne trépasse,
Il faudra, pour le moins, qu’il nous quitte la place.
CRISPIN.
Mais comment voulez-vous qu’Agathe à ce dessein,
Sans en avoir rien su, puisse prêter la main ?
ÉRASTE.
Je l’instruirai de tout, je t’en donne parole.
Mais songe seulement à bien jouer ton rôle ;
Et lorsque dans ces lieux Agathe reviendra,
Amuse le vieillard du mieux qu’il se pourra,
Pour me donner le temps d’expliquer le mystère,
Et lui dire en deux mots ce qu’elle devra faire.
Albert ne peut tarder. Mais je le vois qui sort.
Scène IX
LISETTE, ÉRASTE, ALBERT, CRISPIN
CRISPIN, à part.
Dieu conduise la barque, et la mette à bon port !
ALBERT.
Ah ! messieurs, sa folie à chaque instant augmente ;
Un transport martial à présent la tourmente.
De l’habit dont jadis elle courait le bal,
Elle s’est mise en homme, à cet excès fatal[20].
Elle a pris aussitôt un attirail de guerre,
Un bonnet de dragon, un large cimeterre.
Elle ne parle plus que de sang, de combats :
Mon argent doit servir à lever des soldats ;
Elle veut m’enrôler.
Scène X
ALBERT, ÉRASTE, AGATHE, LISETTE, CRISPIN
AGATHE, en justaucorps, avec un bonnet de dragon.
Morbleu, vive la guerre !
Je ne puis plus rester inutile sur terre.
Mon équipage est prêt.
À Éraste.
Ah ! marquis, en ce lieu
Je te trouve à propos, et viens te dire adieu.
J’ai trouvé de l’argent pour faire ma campagne ;
Et cette nuit enfin je pars pour l’Allemagne.
ALBERT.
Ciel ! quel égarement !
AGATHE.
Parbleu ! les officiers
Sont malheureux d’avoir affaire aux usuriers :
Pour tirer de leurs mains cent mauvaises pistoles,
Il faut plus s’intriguer et plus jouer de rôles !
Celui qui m’a prêté son argent, je le tien
Pour le plus grand coquin, le plus juif, le plus chien
Que l’on puisse trouver en affaires pareilles :
Je voudrais que quelqu’un m’apportât ses oreilles.
Enfin me voilà prêt d’aller servir le roi ;
Il ne tiendra qu’à toi de partir avec moi.
ÉRASTE.
Partout où vous irez, je suis de la partie.
Bas, à Albert.
Il faut, avec prudence, entrer dans sa manie.
AGATHE.
Je quitte avec plaisir l’étendard de l’Amour.
Je puis, sous ses drapeaux, aller loin quelque jour.
J’ai mille qualités, de l’esprit, des manières ;
Je sais l’art de réduire aisément les plus fières.
Mais quoi ! que voulez-vous ? je ne suis point leur fait,
Le beau sexe sur moi ne fit jamais d’effet.
La gloire est mon penchant, cette gloire inhumaine
À son char éclatant, en esclave m’enchaîne.
Ce pauvre sexe meurt et d’amour et d’ennui,
Sans que je sois tenté de rien faire pour lui.
Plus de délais : je cours où la gloire m’appelle.
À Crispin.
Amène mes chevaux. L’occasion est belle ;
Partons, courons, volons.
Éraste parle bas à Agathe.
CRISPIN, à Albert.
Je ne la quitte pas,
Et suis prêt à la suivre au milieu des combats.
Albert surprend Éraste parlant à Agathe[21].
ÉRASTE, à Albert.
J’examinais ses yeux. À ce qu’on peut comprendre,
Quelque accès violent sans doute va la prendre,
Lequel sera suivi d’un assoupissement :
Ordonnez qu’on apporte un fauteuil vitement.
AGATHE.
Qu’il me tarde déjà d’être au champ de la gloire !
D’aller aux ennemis arracher la victoire !
Que de veuves en deuil ! Que d’amantes en pleurs !
Enfants, suivez-moi tous ; ranimez vos ardeurs.
Je vois dans vos regards briller votre courage.
Que tout ressente ici l’horreur et le carnage.
La baïonnette au bout du fusil. Ferme ; bon :
Frappez. Serrez vos rangs ; percez cet escadron.
Les coquins n’oseraient soutenir notre vue.
Ah ! marauds, vous fuyez ! Non, point de quartier ; tue.
Elle tombe comme évanouie dans un fauteuil.
CRISPIN.
En peu de temps voilà bien du sang répandu.
ALBERT.
Sans espoir de retour elle a l’esprit perdu.
CRISPIN.
Tout se prépare bien ; je la vois qui repose.
Il parle à l’écart à Albert, tandis qu’Éraste parle bas à Agathe.
Son mal, à mon avis, ne provient d’autre chose
Que d’une humeur contrainte, un esprit irrité,
Qui veut avec effort se mettre en liberté.
Quelque démon d’amour a saisi son idée.
LISETTE.
Comment ! la pauvre fille est-elle possédée ?
CRISPIN.
Ce démon violent, dont il la faut sauver,
Est bien fort, et pourrait dans peu nous l’enlever.
Si j’avais un sujet, dans cette maladie,
En qui je fisse entrer cet esprit de folie,
Je vous répondrais bien...
ALBERT.
Lisette est un sujet
Qui, sans aller plus loin, vous servira d’objet.
LISETTE.
Je vous baise les mains, et vous donne parole
Que je n’en ferai rien : je ne suis que trop folle.
ÉRASTE, à Crispin.
Hâtez-vous donc. Son mal augmente à chaque instant.
CRISPIN.
Malepeste ! ceci n’est pas un jeu d’enfant[22].
On ne saurait agir avec trop de prudence.
Quand dans le corps d’un homme un démon prend séance,
Je puis, sans me flatter, l’en tirer aisément ;
Mais dans un corps femelle, il tient bien autrement.
ÉRASTE, à Albert.
Pour savoir aujourd’hui jusqu’où va sa science,
Je veux bien me livrer à son expérience.
Je commence à douter de l’effet ; et je croi
Qu’il s’est voulu moquer et de vous et de moi.
Je veux l’embarrasser.
CRISPIN.
Moi, je veux vous confondre,
Et vous mettre en état de ne pouvoir répondre.
Mettez-vous auprès d’elle. Eh ! non ; comme cela,
Un genou contre terre, et vous tenez bien là,
Toujours sur ses beaux yeux votre vue assurée,
Votre main dans la sienne étroitement serrée.
À Albert.
Ne consentez-vous pas qu’il lui donne la main,
Pour que l’attraction se fasse plus soudain ?
ALBERT.
Oui, je consens à tout.
CRISPIN.
Tant mieux. Sans plus attendre,
Vous verrez un effet qui pourra vous surprendre.
Il fait quelques cercles avec sa baguette sur les deux amants, en disant : Microc, Salam, Hypocrata.
AGATHE, se levant de son fauteuil.
Ciel ! quel nuage épais se dissipe à mes yeux !
ÉRASTE, se levant.
Quelle sombre vapeur vient obscurcir ces lieux !
AGATHE.
Quel calme en mon esprit vient succéder au trouble !
ÉRASTE.
Quel tumulte confus dans mes sens se redouble !
Quels abîmes profonds s’entr’ouvrent sous mes pas !
Quel dragon me poursuit ! Ah ! traître, tu mourras :
D’un monstre tel que toi je veux purger le monde.
Il poursuit Albert l’épée à la main.
CRISPIN, se mettant au-devant d’Éraste, à d’Albert.
Ah ! monsieur, évitez sa rage furibonde.
Sauvez-vous, sauvez-vous.
ÉRASTE.
Laissez-moi de son flanc
Tirer des flots mêlés de poison et de sang.
CRISPIN, retenant Éraste.
Aux accès violents dont son cœur se transporte,
Je vois que j’ai donné la dose un peu trop forte.
ÉRASTE.
Je le veux immoler à ma juste fureur.
CRISPIN, de même.
N’auriez-vous point chez vous quelque forte liqueur,
De bon esprit de vin, des gouttes d’Angleterre,
Pour calmer cet esprit et ces vapeurs de guerre ?
Il s’en va m’échapper.
ALBERT, tirant sa clef.
Oui, j’ai ce qu’il lui faut.
Lisette, tiens ma clef ; va, cours vite là-haut ;
Prends la fiole où...
LISETTE.
Je crains en ce désordre extrême,
De faire un quiproquo ; vous feriez mieux vous-même.
CRISPIN, de même.
Courez donc au plus tôt. Laisserez-vous périr
Un homme qui, pour vous, s’est offert à mourir ?
LISETTE, poussant Albert.
Allez vite ; allez donc.
ALBERT, sortant.
Je reviens tout à l’heure.
Scène XI
ÉRASTE, AGATHE, LISETTE, CRISPIN
ÉRASTE.
Ne perdons point de temps, quittons cette demeure.
Ce bois nous favorise ; Albert ne saura pas
De quel côté l’amour aura tourné nos pas.
AGATHE.
Je mets entre vos mains et mou sort et ma vie.
LISETTE.
Vive, vive Crispin ! et vivat la Folie !
Allons courir les champs, pour remplir notre sort,
Et le laissons tout seul exhaler son transport.
Scène XII[23]
ALBERT, seul, tenant une fiole
J’apporte un élixir d’une force étonnante...
Mais je ne vois plus rien. Quel soupçon m’épouvante ?
Lisette ! Agathe ! Ô ciel ! tout est sourd à mes cris.
Que sont-ils devenus ? Quel chemin ont-ils pris ?
Au voleur ! à la force ! au secours ! Je succombe.
Où marcher ? Où courir ? Je chancelle ; je tombe.
Par leur feinte folie ils m’ont enfin séduit ;
Et moi seul en ce jour j’avais perdu l’esprit.
Voilà de mon amour la suite ridicule.
Ah ! maudite bouteille, et vieillard trop crédule !
Allons, suivons leurs pas ; ne nous arrêtons plus.
Traîtres de ravisseurs, vous serez tous pendus.
Et toi, sexe trompeur, plus à craindre sur terre
Que le feu, que la faim, que la peste et la guerre,
De tous les gens de bien tu dois être maudit ;
Je te rends pour jamais au diable qui te fit[24].
LE MARIAGE DE LA FOLIE
Divertissement pour la comédie des Folies Amoureuses.
Scène première
CLITANDRE, ÉRASTE
CLITANDRE.
Tu ne pouvais, ami, faire un plus digne choix.
Cette jeune beauté ravit, enlève, enchante :
Aux yeux de tout le monde elle est toute charmante ;
Et je te trouve heureux de vivre sous ses lois.
ÉRASTE.
Je le suis d’autant plus que, selon mon attente,
Je retrouve toujours le même cœur en toi,
Un ami généreux, une âme bienfaisante,
Qui prend à mon bonheur la même part que moi ;
Et l’accueil qu’ici je reçois,
Est une faveur éclatante,
Que je ressens comme je dois.
CLITANDRE.
Point de compliment, je te prie :
Nous sommes amis de longtemps ;
Bannissons la cérémonie.
Je suis ravi de t’avoir dans un temps
Où se trouve chez moi si bonne compagnie.
Attendant que tes feux soient tout à fait contents,
Pendant que votre hymen s’apprête,
À vous désennuyer nous travaillerons tous,
Et nous honorerons la fête
Des amusements les plus doux.
ÉRASTE.
Tout respire chez toi la joie et l’allégresse ;
Y peut-on manquer de plaisirs ?
A-t-on même le temps de former des désirs ?
De tous les environs la brillante jeunesse
À te faire la cour donne tous ses loisirs.
Tu la reçois avec noblesse ;
Grand’chère, vin délicieux,
Belle maison, liberté tout entière,
Bals, concerts, enfin tout ce qui peut satisfaire
Le goût, les oreilles, les yeux.
Ici, le moindre domestique
A du talent pour la musique :
Chacun, d’un soin officieux,
À ce qui peut plaire s’applique.
Les hôtes même, en entrant au château,
Semblent du maître épouser le génie.
Toujours société choisie :
Et, ce qui me paraît surprenant et nouveau,
Grand monde et bonne compagnie.
CLITANDRE.
Pour être heureux, je l’avouerai,
Je me suis fait une façon de vie
À qui les souverains pourraient porter envie ;
Et, tant qu’il se pourra, je la continuerai.
Selon mes revenus je règle ma dépense ;
Et je ne vivrais pas content,
Si, toujours en argent comptant,
Je n’en avais au moins deux ans d’avance.
Les dames, le jeu, ni le vin,
Ne m’arrachent point à moi-même ;
Et cependant je bois, je joue et j’aime.
Faire tout ce qu’on veut, vivre exempt de chagrin,
Ne se rien refuser, voilà tout mon système ;
Et de mes jours ainsi j’attraperai la fin.
ÉRASTE.
Sur ce pied-là, ton bonheur est extrême.
Heureux qui peut jouir d’un semblable destin !
CLITANDRE.
J’en suis content.
Scène II
CLITANDRE, ÉRASTE, CRISPIN, en habit de médecin
CLITANDRE.
Mais que vous[25] veut Crispin ?
Comme le voilà fait !
ÉRASTE, à Crispin.
Que veux-tu ? qui t’amène ?
Es-tu fou ?
CRISPIN.
Non, monsieur ; mais je suis hors d’haleine,
Je n’en puis plus.
ÉRASTE.
Eh bien !
CRISPIN.
Voici bien du fracas.
CLITANDRE.
Comment ?
CRISPIN.
Dans ce château l’on a suivi nos pas.
ÉRASTE.
Ah ciel !
CLITANDRE, à Éraste.
Ne craignez rien.
CRISPIN.
Après la belle Hélène
Tant de monde ne courut pas.
ÉRASTE.
Traître ! de quoi ris-tu ? dis.
CRISPIN.
De votre embarras.
ÉRASTE.
Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine ?
Qui nous a suivis ? Parle. Est-ce notre jaloux ?
CRISPIN.
Non pas, monsieur ; ce sont des folles et des fous ;
Aux environs d’ici la campagne en est pleine ;
En grande bande ils viennent tous ;
Et Momus, qui vous les amène,
A fait de ce château le lieu du rendez-vous.
ÉRASTE.
Mais toi-même es-tu fou ? dis-le-moi, je te prie.
Quel habit as-tu là ? Que viens-tu nous conter ?
CRISPIN.
Non, par ma foi, monsieur, ce n’est point rêverie.
Le Carnaval, Momus et la Folie,
Viennent, avec leur suite, ici vous visiter ;
Et j’ai cru, devant eux, devoir me présenter
En habit de cérémonie. Suis-je bien ?
CLITANDRE, à Éraste.
C’est sans doute une galanterie
Que quelqu’un de la compagnie,
Pour nous divertir mieux, a pris soin d’inventer.
Chacun, selon son goût, chaque jour en fait naître.
Allons voir ce que ce peut être.
CRISPIN.
C’est la Folie en propre original,
Vous dit-on ; de mes yeux moi-même je l’ai vue,
Nous l’avons rencontrée au bout de l’avenue,
Riant, dansant, chantant avec le Carnaval,
Avec Momus, tous trois suivis d’une cohue.
Oh ! vous allez chez vous avoir un joli bal.
CLITANDRE.
C’est justement ce que je pense.
CRISPIN.
On sent déjà l’effet de sa puissance.
Je ne vous dirai point ni comment ni par où ;
Mais je sais bien qu’à sa seule présence
Dans le château tout est devenu fou.
ÉRASTE.
Oh ! pour toi, je vois bien que tu n’es pas trop sage.
Scène III
LISETTE, ÉRASTE, CLITANDRE, CRISPIN
CRISPIN.
Lisette, que voilà, ne l’est pas davantage.
ÉRASTE, à Lisette.
Qu’est-ce que tout ceci ?
LISETTE.
Me le demandez-vous ?
Que pourrait-ce être que la suite
De ce que la Folie a déjà fait pour nous ?
Par elle ma maîtresse évite
L’hymen et les fers d’un jaloux.
Elle a trouvé tant d’art, tant de mérite
Dans cette heureuse invention
Qui facilita notre fuite,
Que c’est par admiration
Qu’elle vient vous rendre visite
Avec un cortège de fous
Les plus divertissants de tous.
À la bien recevoir, messieurs, on vous invite.
Jusqu’au jour de votre union,
Ma maîtresse consent d’être sa favorite ;
Mais ce n’est qu’à condition
Que l’hymen fait, elle vous quitte.
ÉRASTE.
Elle peut demeurer autant qu’il lui plaira :
Je n’ai de son pouvoir aucune défiance ;
Et je prévois que sa présence,
En nous divertissant, même nous servira.
CRISPIN.
Avec Momus la voici qui s’avance.
Joie, honneur, salut, et silence.
Marche fort courte pour Momus et la Folie.
Scène IV
MOMUS, LE CARNAVAL, LA FOLIE, AGATHE, ÉRASTE, LISETTE, CLITANDRE, CRISPIN
MOMUS chante.
Cette foule qui suit nos pas,
Est moins folle qu’elle ne semble.
Les plus fous des mortels ne sont pas
Ceux que le plaisir rassemble.
LA FOLIE chante.
De ces agréables demeures
Le galant seigneur veut-il bien
Nous recevoir chez lui pour quelques heures,
Pour quelques jours, s’il est moyen ?
Elle parle.
Avec entière garantie
De n’occuper que son château,
Et de ne remplir le cerveau
Que de quelque heureuse manie.
Elle chante.
Je le promets, foi de Folie.
CLITANDRE.
Disposez de ces lieux au gré de votre envie.
Vous m’offrez un parti qui me paraît trop beau ;
Avec plaisir je l’accepte, et vous êtes
La maîtresse chez moi. Madame, ordonnez, faites
Tout ce que vous voudrez ; ce qui vous conviendra
Nous servira de lois ; on vous obéira.
LA FOLIE.
Sur ce pied-là, je puis vous dire
Que j’y viendrai tenir, tous les ans, désormais,
Les états de mon vaste empire.
J’y viendrai, je vous le promets.
Pour aujourd’hui j’amène ici l’élite
De mes plus fidèles sujets,
De qui la troupe favorite
De mes noces fait les apprêts.
CLITANDRE.
De son mieux chacun s’en acquitte.
LA FOLIE.
Allons, mon fiancé, monsieur du Carnaval,
Un petit air, en attendant le bal.
LE CARNAVAL chante.
Tandis que, pour quelque temps,
L’hiver interrompt la guerre,
Et que, jusques au printemps,
Mars a quitté son tonnerre,
Je viens avec vous, sur la terre,
Partager ces heureux instants.
Venez, enfants de la gloire,
Vous ranger sous mes drapeaux :
Après des chants de victoire,
Qui couronnent vos travaux,
Chantez des chansons à boire.
Évitez les trompeurs appas
Dont l’amour voudra vous surprendre :
Fuyez, et ne l’écoutez pas ;
Gardez-vous d’avoir un cœur trop tendre.
On danse.
MOMUS.
C’est se trémousser hardiment ;
Et voilà des folles fringantes,
Qui pourraient mettre en mouvement
Les cervelles les plus pesantes ;
Témoin monsieur du Carnaval.
Voyez de quoi cet animal s’avise,
De se charger de telle marchandise !
Baste ! l’hymen est sûr, il s’en trouvera mal.
LA FOLIE.
L’hymen est sûr ? Pas tout à fait, je pense.
LE CARNAVAL, à la Folie.
Comment donc ?
LA FOLIE, au Carnaval.
Rien n’est moins certain.
MOMUS.
Ah ! ah !
LA FOLIE.
Pour aujourd’hui j’y vois quelque apparence :
Mais je ne le voudrais peut-être pas demain.
Elle chante.
La, la, la.
MOMUS, à la Folie.
Tu n’as pas résolu de lui donner la main ?
LA FOLIE.
Oui-dà, très volontiers : qu’il la prenne en cadence.
Elle chante.
La, la, la.
MOMUS.
Vous avez du goût pour la danse.
Oh bien ! je vais danser aussi par complaisance.
Nous verrons qui s’en lassera.
Allons gai, quelque contredanse.
Il danse.
MOMUS, après avoir dansé.
Ma foi, je n’en puis plus.
LA FOLIE, au Carnaval.
À toi, mon gros bedon,
Viens.
LE CARNAVAL.
Je ne danse point.
LA FOLIE.
Un petit rigaudon :
Je t’en aimerai mieux.
LE CARNAVAL.
Non, je n’en veux rien faire.
LA FOLIE.
Oui, vous le prenez sur ce ton !
Il vous sied bien d’être en colère !
Fi ! le vilain, le triste Carnaval !
Je serais bien lotie avec cet animal !
Est-ce donc en grondant que tu prétends me plaire ?
Va, je renonce à l’union,
Et j’ai mauvaise opinion
D’un Carnaval atrabilaire.
LE CARNAVAL.
Je ne le suis que par réflexion.
LA FOLIE.
Eh ! quand on se marie, est-ce qu’il en faut faire ?
LE CARNAVAL.
Jeune, folle, et d’humeur légère,
Avec esprit de contradiction,
Ma divine moitié, soit dit sans vous déplaire,
Vous me semblez un peu sujette à caution.
LA FOLIE.
D’accord. Rien n’est conclu, veux-tu rompre la paille ?
Ce n’est point un affront pour moi que tes refus.
Je m’en moque ; et voilà Momus,
Qui, tout dieu qu’il est...
MOMUS.
Tout coup vaille.
Je suis toujours prêt d’épouser ;
Et j’enrage en effet de voir que la Folie,
Trop facile à s’humaniser,
S’encanaille et se mésallie,
Et qu’un simple mortel prétende en abuser
Jusqu’au point de la mépriser.
Monsieur du Carnaval...
LE CARNAVAL.
Chacun sait son affaire,
Monsieur Momus. Personne, que je croi,
Dans tout pays n’est instruit mieux que moi
Des bons tours qu’aux maris les femmes savent faire ;
Et le temps où je règne est celui d’ordinaire
Le plus propre à couvrir un manquement de foi.
Depuis que je suis dans l’emploi,
J’ai vu l’Hymen traité de gaillarde manière ;
Et ce que tous les jours je voi,
Seigneur Momus, fait que je désespère
D’être exempté de la commune loi.
MOMUS.
Pauvre sot ! Pourquoi donc songer au mariage ?
LE CARNAVAL.
Je suis amoureux à la rage,
Et ne puis être heureux sans devenir mari.
MOMUS.
Épouse donc sans tarder davantage ;
Et de l’amour bientôt tu te verras guéri.
LE CARNAVAL.
Eh bien, soit ! ferme, allons, courage ;
Je veux bien n’en pas appeler ;
Et je suis trop en train pour pouvoir reculer.
LA FOLIE.
Holà, petit mari, lorsque de jalousie
Je te verrai l’âme saisie,
Je saurai bien t’en garantir :
Elle ne se nourrit que dans l’incertitude ;
Et moi, qui ne sais point mentir,
Si je fais par hasard quelque douce habitude,
Pour te tirer d’inquiétude, J’aurai soin de t’en avertir.
LE CARNAVAL.
Grand merci.
MOMUS.
Rien n’est plus honnête.
LA FOLIE.
Je suis franche.
LE CARNAVAL.
Achevons la fête,
Au hasard de m’en repentir.
Je sais le monde, et ne suis pas si bête
Que, lorsqu’il me viendra quelque chagrin en tête,
Je ne trouve aisément de quoi le divertir.
Allons, pour plaire à la Folie,
Que chacun avec moi s’allie.
LA FOLIE.
Il va se mettre en train. Ah ! le joli garçon !
LE CARNAVAL.
M’aimeras-tu ?
LA FOLIE.
C’est[26] selon la chanson.
LE CARNAVAL chante.
L’hymen en ma faveur allume son flambeau.
Je suis charmé de ma conquête.
Amour, viens honorer la fête,
Et couronner un feu si beau.
MOMUS chante au Carnaval.
L’hymen en ce beau jour t’apprête
Une couronne de sa main ;
Tu t’en repentiras peut-être dès demain.
Souvent, quoique l’Amour soit prié de la fête,
Il ne l’est pas du lendemain.
LE CARNAVAL chante.
Si l’Amour volage s’envole,
Et veut me quitter sans retour,
Viens, Bacchus, c’est toi qui console
De l’inconstance de l’Amour.
MOMUS.
La chanson est jolie.
LA FOLIE.
Oui, j’en suis fort contente.
Il me plaît assez quand il chante ;
Et, s’il ne s’était pas présenté pour mari,
J’en aurais fait peut-être un favori :
La musique me prend, j’ai du faible pour elle.
MOMUS.
On vous la donne telle quelle,
Sans y chercher trop de façon.
Allons, à votre tour ; prenez bien votre ton.
Entrée.
LA FOLIE chante.
Mortels, que le sort le plus doux
Sous mon vaste empire a fait naître,
Quelle fortune est-ce pour vous,
Quand vous savez bien la connaître ?
Les plus heureux sont les plus fous ;
Gardez-vous de cesser de l’être.
Entrée.
Danse en dialogue entre Momus et la Folie.
LA FOLIE.
Momus !
MOMUS.
Plaît-il ?
LA FOLIE.
Tu m’as aimée ?
MOMUS.
Un peu.
LA FOLIE.
Beaucoup.
MOMUS.
Trop tendrement.
LA FOLIE.
De toi j’avais l’âme charmée.
MOMUS.
Pourquoi donc prendre un autre amant ?
LA FOLIE.
J’ai dû changer.
MOMUS.
Pourquoi, je te prie ?
LA FOLIE.
Pour te faire enrager.
MOMUS.
L’excuse est jolie[27] !
LA FOLIE.
Volage !
MOMUS.
Ingrate !
LA FOLIE.
Ah ! ah !
MOMUS.
Tu ris de mon tourment ?
LA FOLIE.
Bon ! si j’en usais autrement,
Je ne serais pas la Folie.
MOMUS.
S’il est des fous heureux, ils ne le sont pas tous :
Et vous allez en voir un d’une espèce
Autant à plaindre...
LA FOLIE.
Qui serait-ce ?
MOMUS.
Monsieur Albert.
ÉRASTE.
Ah ciel !
AGATHE.
C’est mon jaloux.
MOMUS.
Justement ; un vieux fou qui cherche sa maîtresse ;
Et cette maîtresse, c’est vous.
LA FOLIE.
Qu’il entre, je veux bien l’entendre.
AGATHE.
Eh quoi ! madame, au lieu de le faire chasser...
ÉRASTE, à la Folie.
Je vous conjure, au nom de l’amour le plus tendre...
LA FOLIE, à Éraste.
Vous l’avez prise, il faut la rendre,
Mon pauvre ami.
ÉRASTE.
Rien ne m’y peut forcer.
LA FOLIE.
L’un des deux doit y renoncer ;
Et le plus fou des deux de moi doit tout attendre.
ÉRASTE.
Je suis perdu, ciel !
LA FOLIE.
Non, vous y devez prétendre.
Plus que vous ne pouvez penser.
Je me déclare en ceci votre amie ;
Et c’est être plus fou qu’un autre, assurément,
De prendre sérieusement
Ce qu’en riant dit la Folie.
ÉRASTE.
Madame...
AGATHE.
Vous cherchiez à nous embarrasser.
LISETTE.
La chose n’était pas trop facile à comprendre.
Voici le loup-garou.
Scène V
ALBERT, AGATHE, LISETTE, MOMUS, LE CARNAVAL, LA FOLIE, CLITANDRE, ÉRASTE, CRISPIN
ALBERT, à Momus.
Je crains de me méprendre.
À qui, monsieur, me faut-il adresser ?
MOMUS.
Vous voyez votre souveraine.
LA FOLIE.
Ah ! le plaisant magot ! Que veux-tu ? qui t’amène ?
ALBERT.
Une ingrate que j’aime, et qu’un godelureau
Est venu m’enlever jusque chez moi, madame.
On m’a dit qu’elle était ici ; je la réclame.
Je la vois ; permettez...
AGATHE, à Albert.
Tout beau, monsieur, tout beau !
Dans vos prétentions quel droit vous autorise ?
LISETTE.
Voyons.
ALBERT.
Entre mes mains vos parents vous ont mise.
AGATHE.
Ils ont fait un[28] beau coup, vraiment !
Mais, pour réparer leur sottise,
La Folie et l’Amour ont fait adroitement
Réussir l’heureuse entreprise
Qui m’a rendue à mon premier amant :
Il m’a conduite en ce lieu de franchise,
Où sans crainte on peut dire vrai :
Je l’aime autant que je vous hai.
ALBERT.
Je le vois bien.
LA FOLIE, à Agathe.
Ma favorite,
C’est parler net et clairement ;
Et je suis dans l’étonnement
D’avoir une fille à ma suite,
Qui s’explique si sensément.
À Albert.
Sais-tu, mon bon ami, quel parti tu dois prendre ?
ALBERT.
Parlez. De vos conseils je me fais une loi.
LA FOLIE.
Ou te consoler, ou te pendre.
ALBERT.
Me consoler !
LA FOLIE.
Je parle contre moi.
D’extravagant, je veux te rendre sage.
Te consoler, est le meilleur pour toi :
Te pendre nous plaît davantage.
ALBERT.
Mais, pour me consoler, que faut-il faire ?
LE CARNAVAL.
Boi.
Le Carnaval chante à Albert.
Infortuné, veux-tu m’en croire ?
Renonce aux plaisirs amoureux,
Prends le parti de boire ;
Laisse là l’hymen et ses feux.
La jeunesse a seule en partage
L’amour et les tendres désirs :
Mais tu peux encore, à ton âge,
Suivre Bacchus et ses plaisirs.
ALBERT.
Parbleu, j’y veux passer le reste de ma vie,
Sans être amoureux ni jaloux.
À la Folie.
Madame, je vous remercie.
LA FOLIE, à Éraste.
Monsieur, de mon aveu, vous serez son époux.
ALBERT.
Le bon vin désormais sera seul mon envie ;
Il faut que ce soit lui qui nous réconcilie :
Je brûle d’en boire avec vous.
Dure éternellement ma nouvelle folie !
CHANSON en branle.
Tous les mortels nous font hommage,
Les plus sages et les plus fous ;
En tous lieux, tout temps et tout âge,
Aucun n’échappe à nos coups.
Lorsque l’on change, dans la vie,
De goût, d’humeur, ou de façon,
Est-ce devenir sage ? Non ;
Ce n’est que changer de folie.
Damon, jeune, avait la manie
De vouloir mourir vieux garçon :
À trente ans il passait sa vie
Plus retiré qu’un vieux barbon ;
Puis à soixante il se marie,
Et devient courtisan, dit-on.
Est-ce devenir sage ? Non ;
Ce n’est que changer de folie.
Un amant las d’une cruelle
Dont il essuya les refus,
Dompte l’amour qu’il a pour elle,
Et se donne tout à Bacchus :
Dans les flots du vin il oublie
L’amour qui troubla sa raison.
Est-ce devenir sage ? Non ;
Ce n’est que changer de folie.
Un blondin, à leste équipage,
Grand adorateur de Vénus,
Dissipe d’un gros héritage
Le fonds avec les revenus :
Puis à vieille riche il s’allie,
Afin de se remettre en fond.
Est-ce devenir sage ? Non ;
Ce n’est que changer de folie.
Chacun où son plaisir l’appelle
Se porte dans le carnaval,
Soit au jeu, soit près d’une belle,
L’un au cabaret, l’autre au bal.
Vous venez à la comédie,
Quand un opéra n’est pas bon.
Est-ce devenir sage ? Non ;
Ce n’est que changer de folie.
[1] Croirez est conforme à l’édition originale et à celle de 1728. Dans les autres éditions on lit : M’en croyez-vous ?
[2] Lui est conforme à l’édition originale et à celle de 1728. Dans les autres éditions, on lit : Vous le prouvez bien.
[3] Ce début ne rappelle-t-il pas celui de l’Iphigénie de Racine.
Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille,
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
– C’est vous-même, seigneur, quel important besoin
Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?
[4] On lit destin dans l’édition originale et dans celle ne 1728.
[5] On lit dans Molière, École des Maris, acte I, scène II.
Les verrous et les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
[6] Boileau a dit :
Où les doigts des laquais dans la crasse traces
Témoignaient par écrit qu’on les avait rincés.
[7] Ces brèves réponses d’Albert rappellent la scène de Valère et de Sganarelle dans l’École des Maris, acte I, scène V.
[8] Crémone avait, en 1702, servi de quartier d’hiver au maréchal de Villeroi, qui y fut fait prisonnier par le prince Eugène, après des prodiges de valeur de la part des Français, qui forcèrent les Impériaux à se retirer ; mais le maréchal avait été emmené.
[9] Molière, dans l’École des Femmes, acte Ier, scène VI ; a dit :
Que l’argent est la clef dé tous les grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de têtes
En amour, comme en guerre, avancé les conquêtes.
[10] Faux ne rime pas avec haut.
[11] Vous est conforme à l’édition originale. Dans toutes les autres éditions, on lit te.
[12] Cailhava (Art de la comédie I, 220) trouve mauvaise cette interruption de Crispin qu’il traite de balourdise, le dialogue de cette scène étant très bien jusque-là.
[13] Cette locution, tel qu’il soit, est conforme à l’édition originale et à celle de 1728. Dans toutes les éditions modernes, on lit, quel qu’il soit ; ce qui est plus conforme à la grammaire : mais il est certain que l’auteur a écrit autrement.
[14] C’est ainsi que portent l’édition originale, celle de 1728, et celle de 1750. Dans les autres éditions, on lit culotte au lieu de calotte.
[15] Dans plusieurs éditions modernes, on lit tours au lieu de tons.
[16] On lit, dans la première édition :
Que dis-tu, je le prie,
De tout ce que je vois, et de cette folie ?
[17] Dans l’édition originale, cet acte n’est divisé qu’en neuf scènes.
[18] Ce nombre de quatorze enfants plaisait à Regnard, qui fait dire à Clistorel dans le Légataire acte II, scène XI.
J’ai fait quatorze enfants à ma première femme.
[19] Ce souhait de Crispin est semblable à celui de Toinette, en faux médecin, dans le Malade imaginaire, acte III, scène XIV.
[20] Ce vers est conforme à l’édition originale. Dans les autres éditions, on lit :
De l’habit dont jadis elle courait le bal.
Elle s’est mise en homme. En cet excès fatal,
Elle a pris aussitôt un attirail de guerre, etc.
[21] Ceci est imité de l’Amour médecin, acte II, scène VI. Sganarelle dit : Il me semble qu’il lui parle de bien près. À quoi Lisette répond : C’est qu’il observe sa physionomie et tous les traits de son visage.
[22] Dans l’Amour médecin, acte II, scène V, M. Bahis dit : Il faut bien prendre garde à ce qu’on fait ; car ce ne sont pas ici des jeux d’enfants.
[23] Dans l’édition originale, cet acte n’est divisé qu’en dix scènes.
[24] Imitation de l’Imprécation de l’École des Maris, acte III, scène X.
Malheureux qui se fie à femme après cela !
La meilleure est toujours en malice féconde :
C’est un sexe engendré pour damner tout le monde.
J’y renonce à jamais, à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon cœur.
[25] Vous est conforme à l’édition originale et à celle de 1728. Dans les autres éditions, on lit : Que nous veut Crispin ?
[26] C’est est omis dans l’édition originale et dans celle de 1728, ce qui fait un vers de neuf syllabes.
[27] Ce dialogue, depuis J’ai dû changer, jusqu’à ces mots, l’excuse est jolie, est conforme à l’édition originale. Dans les autres éditions, on a ajouté quelques mots pour avoir un vers de dix syllabes et un de douze ; et on lit ainsi :
LA FOLIE.
J’ai dû changer.
MOMUS.
Et pourquoi, je te prie ?
LA FOLIE.
Pour te faire enrager.
MOMUS.
L’excuse en est jolie !
[28] Dans la première édition, on lit :
Ils ont fait un fort beau coup vraiment !
ce qui fait un vers de neuf syllabes.