Les Enfants de la joie (Alexis PIRON)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 28 novembre 1725.

 

Personnages

 

MOMUS

ESCULAPE

ATÉ

LUCINE

SCARAMOUCHE

PIERROT, acteur muet

ARLEQUIN

TROUPE DE RIS et DE JEUX

LES TROIS GRACES, travesties en Arlequins

UN RIS, chantant

LA MORALE

GROS-JEAN

MATHURINE

UN SUIVANT de Momus

PIERRETTE et SCARAMOUCHE, pour le ballet de la fin

 

 

Scène première

 

ATÉ, seule

 

Je ne me connais plus : qui suis-je, et quel rôle jouons-nous donc à présent sur terre ? Ne suis-je plus la terrible Até ? Ne suis-je plus la divinité puissante et funeste à qui le sort a commis le soin de faire ici-bas des malheureux ? Quoi ! je verrai tous mes efforts tourner à l’avantage de ceux que je crois en accabler ! Je vois un banquier accrédité, je le veux ruiner, je lui fais faire banqueroute ; et cela fait sa fortune ! il devient secrétaire du roi ! Je le croyais pilorié ; je le trouve anobli ! Je vois une pauvre fille, un peu jolie, et qui pourrait trouver un parti honnête et sortable, si elle était sage : je lui fais franchir impudemment les bornes de la galanterie ; et, quand, avec raison, je me l’imagine à la Salpêtrière, je suis tout étonnée de la rencontrer dans un beau carrosse, quelque fois même avec le carreau de velours sur l’impériale ! Je me flatte de mettre le poignard dans le sein d’un homme, en livrant sa femme à des galants ; je choisis les plus indiscrets : son aventure éclate ; on le montre au doigt ; il le voit, il en rit. Et cela s’appelle encore un galant homme ! il a les honnêtes gens pour lui ! J’enrage ! oh ! bien, la journée ne se passera pas que je n’aie fait du mal, qui soit bien du mal ! Qu’entends-je en cette maison ? C’est un bruit de réjouissance, occasionné par quelque mariage ou quelque naissance. Troublons la fête ! et sachons... Ah ! c’est quelque naissance ; j’aperçois Lucine qui tire de ce côté-là. Je n’en suis point connue ; abordons-la et faisons-la parler.

 

 

Scène II

 

ATÉ, LUCINE

 

ATÉ.

Bonjour, secourable Lucine. Toujours en action pour le service du genre humain. Point de relâche ! Savez-vous bien que je vous plains fort, dans votre emploi d’accoucheuse, et que je le conçois très fatigant ?

LUCINE.

Plus fatigant que vous ne pouvez croire, madame. Au bon vieux temps, j’avais encore des moments de loisir ; l’hymen était le seul qui m’employait, et le bon Hymen s’endort quelquefois. Mais, aujourd’hui, j’ai une bonne moitié d’ouvrage, plus qu’il ne m’en fait faire ; l’hymen a beau dormir, je n’y gagne rien.

ATÉ.

Et pourrait-on vous demander où vous allez maintenant, sans trop de curiosité ?

LUCINE.

J’entre là, où l’on m’attend.

ATÉ.

Là ! Eh ! mais, je crois connaître le maître de la maison.

LUCINE.

Cela se pourrait fort bien, madame ; le beau sexe a toujours assez volontiers sacrifié au dieu porte-marotte, pour en savoir la demeure.

ATÉ.

Ah ! oui, vous avez raison ! c’est chez Momus. Eh ! qu’allez-vous faire chez ce fou-là ? Voudrait-il, pour contrefaire Jupiter, accoucher aussi du cerveau ?

LUCINE.

Ce n’est pas moi, c’est la Folie qui préside à ces sortes d’accouchements-là, aussi bien qu’à ceux des Muses. C’est pour la femme de Momus que vous me voyez en campagne.

ATÉ.

Ah ! je ne savais pas que Momus fût marié.

LUCINE.

S’il est marié ! Eh ! qui le serait donc ? il siérait bien au dieu des fous, d’être presque le seul à n’avoir pas fait la plus haute de toutes les folies. Assurément il est marié, et bien marié même.

ATÉ.

Avec ?

LUCINE.

Avec la Joie. Momus et la Joie. Hem ? Ce n’est pas là pour engendrer mélancolie, du moins ; qu’en dites-vous ?

ATÉ.

Je vous en réponds ; et la Joie a-t-elle eu déjà des enfants ?

LUCINE.

La Joie ? La Joie n’a-t-elle pas je ne sais combien de filles qui courent le monde ? Tout Paris en est pavé. Eh ! d’où sortez-vous, pour ignorer cela ?

ATÉ.

Hélas ! je suis une pauvre innocente qui ne sais rien de rien. Et vous dites donc qu’elle est prête encore d’accoucher ?

LUCINE.

Oui, madame.

ATÉ.

Et c’est pour cela que tout chante et que tout danse dans la maison ?

LUCINE.

Oui, tout est en allégresse : parce que nous avons lu, dans le livre des Destinées, que, de cette couche, il va naître de quoi chasser les chagrins et l’ennui du cœur des malheureux mortels.

ATÉ, à part.

C’est à moi qu’on en veut.

LUCINE.

Et Momus a convoqué les Ris et les Jeux, pour venir célébrer cette heureuse naissance.

ATÉ.

Fort bien ; et dites-moi, s’il vous plaît, n’a-t-on pas lu aussi dans le livre des Destinées, qu’il y aurait du rabat-joie à cette fête ?

LUCINE.

Non. Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

ATÉ.

C’est qu’on n’a as tourné le feuillet ma mie ; adieu.

Elle veut s’en aller.

LUCINE, l’arrêtant.

Encore un mot ! daignez nous dire, au moins, qui vous êtes.

ATÉ, d’un ton aigre.

Je ne mérite pas qu’on s’en embarrasse. Mais on le saura bientôt ! en attendant, réjouissez-wus bien tous. Jusqu’au revoir.

 

 

Scène III

 

LUCINE, seule

 

Ouais ! je crains bien d’avoir trop parlé. Cette femme m’a la mine d’être une de ces fées malencontreuses, qui tombent ordinairement des nues, au milieu d’une fête, où l’on ne les attend pas, pour faire de mauvais présents aux nouveau-nés. Que me veut cette autre-ci ? N’est-ce pas encore une incommode ? En tout cas, tenons mieux notre langue.

 

 

Scène IV

 

LUCINE, LA MORALE

 

LA MORALE.

Pourriez-vous me dire, officieuse Lucine, où demeure Momus ?

LUCINE.

Que lui voulez-vous, madame ?

LA MORALE.

C’est qu’on m’a dit que je le trouverais avec les Ris et les Jeux, dont j’ai besoin.

LUCINE.

Êtes-vous de ces bonnes réjouies qui ne pouvez vous en passer, et qui ne cherchez qu’à me tailler de la besogne ?

LA MORALE.

Vous vous trompez bien : je suis la Morale.

LUCINE.

La Morale !

LA MORALE.

Oui, fille de la Sagesse...

LUCINE.

Et sœur de l’Ennui !

À part.

Eh ! n’ai-je pas bien dit ? autre trouble-fête !

Haut.

Votre frère n’est pas loin.

LA MORALE.

Quel frère ? Je n’en ai point ; je suis fille unique.

LUCINE.

Ah ! sœur dénaturée ! Quoi ! madame, l’Ennui n’est pas votre frère, et votre frère jumeau ? Vous pourrez le désavouer ?

LA MORALE.

Non : c’est un enfant supposé, qui, à la faveur de quelques cerveaux démontés, s’est impatronisé, malgré nous, dans la famille.

LUCINE.

Mais, enfin, il vous suit partout : vous gâtez, moyennant cela, toutes les fêtes où vous vous trouvez. Allez voir comme vous faites déserter, depuis quelque temps, tous les spectateurs.

LA MORALE.

N’aurais-je pas nui encore aux Amusements de l’Automne[1] ? C’est moi qui aurais mené l’Ennui au Temple de Guide ? Parlez !

LUCINE.

Oh ! pour au Temple de Guide, non ; l’Ennui n’y est pas entré de compagnie avec la Morale ; les oreilles chastes témoigneront pour vous lit-dessus ; mais, en récompense, vous lui donnâtes une belle place au Temple d’Éphèse ; dites que vous n’étiez pas tous deux dans l’œuvre !

LA MORALE.

Très malgré moi ; c’est aussi pour me débarrasser de lui que je viens...

LUCINE.

Et moi, pour me débarrasser de vous, je m’en vais.

LA MORALE.

Je vous suivrai ; car j’ai dans l’esprit que Momus, les Ris et les Jeux sont où vous allez. Vos jours de travail sont des jours de fête pour une maison. Où allez-vous ? dites-le moi.

LUCINE.

Où je vais ? Songez-vous bien à qui vous faites cette question-là ?

LA MORALE.

À Lucine, à la déesse qui préside aux accouchements.

LUCINE.

Eh bien ! vous qui fréquentez les théâtres, vous avez été à l’Indiscret[2] ?

LA MORALE.

Oui ; mon prétendu frère et moi, nous assistâmes à toutes les représentations. Pourquoi ?

LUCINE.

C’est que vous avez dû apprendre là, que la première vertu, c’est de savoir se taire : à quoi j’ajoute que c’est la première règle des gens de ma profession. Vraiment, vraiment, si nous jasions dans notre métier, il n’y aurait plus de sûreté à être fille ! C’est pour cela qu’il a fallu que les hommes devinssent sages-femmes.

LA MORALE.

Ah ! c’est m’offenser que de se défier de moi ! Je suis fille de la Sagesse, et, par conséquent...

LUCINE.

Vous ne saurez rien ! Et, croyez-moi, ne blâmez pas ma discrétion : vous êtes fille, et vous ne savez pas de quoi vous pouvez un jour avoir besoin.

 

 

Scène V

 

MOMUS[3], LA MORALE, LUCINE, MATHURINE

 

MOMUS.

Maugrebleu de la cérémonie ! je voudrais être à demain.

LA MORALE.

L’étrange figura ! Ce ne peut être là que Momus !

MOMUS.

Eh ! allons donc, madame Lucine ! avancez ! À quoi diable vous amusez-mus là, tandis qu’on vous réclame à la maison ?

LUCINE.

Je m’en vais. Mais qui est cette fille-là ?

MATHURINE.

Fille, madame ! fille vous-même ! Si j’étais fille, je ne serais pas, sur votre respect, Madame la nourrice.

LUCINE.

Ah ! c’est la nourrice. Il faut être bien sage, du moins, ma mie ; entendez-vous ?

MOMUS.

C’est pour cela que nous l’avons prise à la campagne.

LA MORALE.

De la médisance ! Oh ! je n’en doute plus, c’est lui, c’est Momus.

MOMUS.

Point de mari !

MATHURINE.

Je le sais bien ; ne vous inquiétez pas ; allez, madame, le médecin m’a dit tout ce qu’il fallait faire, et ce qu’il ne fallait pas faire. Gros-Jean aura beau venir : porte close ; gnia pu de femme ici pour lui ; je sis payée pour ça. Ça me fera un peu mal au cœur : mais que faire ? On n’a rian sans peine, en ce monde-ci.

LUCINE.

Prenez-y bien garde, diantre ! c’est ici un nourrisson de conséquence.

À la Morale.

Adieu, sœur éternelle de l’Ennui ! mes compliments à monsieur votre frère.

LA MORALE.

Allez les lui faire vous-même, si vous voulez. J’aime mieux vous donner son adresse.

MOMUS.

L’adresse de qui ?

LUCINE.

De l’Ennui.

MOMUS.

Eh ! qui est-ce qui ne la sait pas ? N’est-elle pas à tous les coins des rues ? Il n’y a qu’à lire l’affiche de l’Académie royale de Musique.

MATHURINE.

Eh ! morgué ! ne lantiponez donc pas tant ; v’là madame la Joie qui braille. Marchons.

 

 

Scène VI

 

MOMUS, LA MORALE

 

LA MORALE.

C’est bien à Momus que j’ai l’honneur de parler ?

MOMUS.

À lui-même. Vous ne me reconnaissez pas dans ce nouvel habillement ?

LA MORALE.

Je ne vous avais jamais vu représenté dans un si bizarre équipage. Où sont vos grelots ? où est votre marotte ? en un mot, tous vos attributs ordinaires ?

MOMUS.

En est-il de particuliers pour Momus ? Toutes sortes d’attributs ne me conviennent-ils pas, depuis la foudre de Jupiter jusqu’aux tenailles de Vulcain ?

LA MORALE.

Il est vrai que votre esprit de vertige anime tous les états de la vie.

MOMUS.

Vous ne voyez rien sur moi qui n’annonce quelques-unes de mes fonctions principales. Avec l’épée, je tue ; avec la plume, je ruine ;

Prenant son petit collet.

avec ceci, je subjugue les belles ;

Prenant sa calotte.

avec cela, je coiffe tout le monde.

LA MORALE.

Mais que veut dire cet air martial que je vois répandu sur vous et qui prime un peu sur tout le reste ? Cet habit, ce plumet, cette épée, ce baudrier...

MOMUS.

Est-ce que ma plus belle qualité n’est pas celle de colonel du fameux régiment de la calotte[4] ?

LA MORALE.

Quel est ce régiment ? Où campe-t-il ?

MOMUS.

Où campe le régiment de la calotte ? Palsambleu, il est bon là ! Et, cadédis ! il campe, depuis que le monde est monde, dans l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique : le quartier général est en France.

LA MORALE.

Il faut bien de la place à ce régiment-là ! il est donc bien nombreux ?

MOMUS.

Têtebleu ! s’il est nombreux ! Xerxès, avec son armée de douze cent mille hommes, n’était qu’un aigrefin que j’avais mis à la tête d’un petit détachement d’un homme seulement par brigade. Cela s’appelle un régiment complet.

LA MORALE.

Ah ! je vous entends ; c’est un régiment où les Sept Sages de la Grèce n’ont pas servi ?

MOMUS.

Vous y êtes ! c’est le régiment des Fous. Parbleu, madame, convenez d’une chose : tous les hommes manqueront, avant que je sois colonel réformé.

LA MORALE.

Oh ! çà, je sais que tout votre badinage, au fond, n’est qu’une raillerie ingénieuse qui vise à corriger les hommes ; voulez-vous que nous unissions nos forces, et que...

MOMUS.

Halte-là ! Faisons tout dans les règles de l’art militaire. Avant de nous joindre, allons an qui vive ? Qui êtes-vous ?

LA MORALE.

Je suis la Morale.

MOMUS

La Morale ! Ah, fi ! gare l’Ennui ! sauve qui peut !

LA MORALE, l’arrêtant.

Attendez ! Peut-être...

MOMUS.

Rien ! rien ! point de relation ! Vous êtes en pays ennemi ! battez la retraite, ou je vais tirer sur vous.

LA MORALE.

Mais je viens pour vous dire que...

MOMUS.

Quoi ! qu’allez-vous nous dire ? Nous rebattre toujours la même chanson : que l’honneur a pris le chemin des espaces imaginaires ; que toutes les vertus sont changées en vices ; la sagesse en pédantisme ; la valeur en fanfaronnade ; la pudeur en grimaces ; la justice en chicane, et tous vos autres lieux communs !

Vivement.

Eh bien ! oui, madame ; oui, morbleu ! les hommes sont des insensés, des méchants, des cœurs corrompus ; la terre est un hôpital de petites-maisons, d’incurables, si vous voulez : tant mieux ; qu’en voulez-vous dire ? De quoi vous mêlez-vous ? ils se trouvent bien comme cela. Rendrez-vous ces animaux-là meilleurs qu’ils ne sont, malgré eux ? Prendrez-vous la lune avec les dents ?

LA MORALE.

Mon dieu ! il n’y a que manière à tout ; les hommes ne sont pas si incorrigibles...

MOMUS

Eh non ! de par tous les diables ! c’est vous qui l’êtes, avec votre rage de donner inutilement des leçons ! Vous ferez accroire aux gens d’affaires qu’ils ne sont pas de qualité, n’est-ce pas ? surtout depuis que la noblesse se mésallie pour l’amour de ses créanciers ?

LA MORALE.

Peut-être bien.

MOMUS.

Vous ferez quitter à nos jeunes seigneurs leurs dehors efféminés ?

LA MORALE.

Je l’espère.

MOMUS.

À nos jeunes dames leurs airs petits-maîtres ?

LA MORALE.

Sans doute.

MOMUS

Vous donnerez un air d’ecclésiastique à un abbé ?

LA MORALE.

Oui-da !

MOMUS.

Le sens commun à un bel esprit ?

LA MORALE.

Pourquoi non ?

MOMUS.

Une conscience et une femme fidèle à un procureur ?

LA MORALE.

Assurément.

MOMUS, en colère.

Allez, madame, allez ! si je ne craignais de me déshonorer par une action sensée, je vous enrôlerais tout à l’heure, et je vous flanquerais ma calotte sur la tête !

LA MORALE.

Oui, je vous soutiens, moi, que nous ne devons pas abandonner le malade, et que les maladies de l’esprit sont comme celles du corps. Il y a de bons remèdes, il ne manque que de bons médecins.

MOMUS.

Volontiers. Mais qui seront-ils ces bons médecins ?

LA MORALE.

Vous et moi ; si vous voulez, nous ferons la cure à nous deux. Et voici comment...

 

 

Scène VII

 

MOMUS, LA MORALE, LE SUIVANT DE MOMUS, entrant tout transporté de joie

 

LE SUIVANT.

Bonne nouvelle, seigneur ! la Joie vient d’accoucher heureusement.

MOMUS.

Et de quoi ? Serait-ce encore d’une fille ?

LE SUIVANT.

Non ; d’un garçon !

MOMUS.

Grâces au ciel ! à la fin ! tantœ molis erat ! Est-il joli ? Là, me ressemble-t-il ?

LE SUIVANT.

C’est une petite miniature ! il est par tout le corps comme vous êtes par le visage.

MOMUS.

Noir ?

LE SUIVANT.

Noir comme jais, depuis les pieds jusqu’à la tête exclusivement. Il ressemble, dans son maillot, à une poupée d’ébène, qui a le visage d’ivoire.

MOMUS.

Et comment se porte la mère ?

LE SUIVANT.

Fort bien. Les Jeux et les Ris, en recevant l’enfant des mains de Lucine, l’ont nommé Scaramouche.

MOMUS.

Scaramouche ? ce nom-là est de mon goût, je le ratifie. Rentrez ; voilà qui est bien. Je vous suis.

 

 

Scène VIII

 

MOMUS, LA MORALE

 

LA MORALE.

Je vous félicite, et...

MOMUS.

Laissons cela : revenons, s’il vous plaît, à votre beau projet de réformer les hommes ; je suis curieux de savoir comment nous nous y prendrions.

LA MORALE.

C’est ce que je venais vous communiquer. Écoutez. L’on n’est sourd à ma voix et l’on ne me hait qu’à cause de mes mauvaises compagnies ; le Chagrin, l’Austérité, la Sécheresse et l’Ennui m’environnent et m’obsèdent ordinairement. Leur présence insupportable gâtera toujours tout ce que je ferai ; je veux m’en défaire et vous prier d’une chose.

MOMUS.

De quoi ?

LA MORALE.

De me faufiler avec les Ris et les Jeux, dont vous disposez.

MOMUS.

Oui-da ! ils deviendraient jolis garçons, ma foi ! Pour en faire de petits pédants qui moraliseront comme vous ?

LA MORALE.

Non, non, ne craignez rien. Il est même de mon intérêt qu’ils restent comme ils sont.

MOMUS.

Eh bien donc, que ferez-vous d’eux ?

LA MORALE.

On s’en laisse aborder volontiers, comme vous savez.

MOMUS.

Après ?

LA MORALE.

Je me glisserai dans la foule : les hommes, qui ne s’attendront pas à me trouver la, ne me reconnaîtront pas d’abord. Je parlerai : ils m’écouteront. Je mettrai le Plaisir de la partie ; ils me goûteront tout doucement, et les voilà pris.

MOMUS.

Pas mal imaginé ! Mais, ma foi, tout cela, croyez-moi, temps perdu !

LA MORALE.

Que savez-vous ? Peut-être que...

MOMUS.

Je connais le genre humain, comme si je l’avais fait. Il a pris son pli depuis cinq ou six mille ans, nous ne le redresserons plus.

LA MORALE.

Essayons toujours ! ouais ! les choses peuvent...

MOMUS.

À moins de le refondre, vous dis-je ; oui, madame, à moins de faire une refonte générale de toute l’espèce, il n’y a rien à espérer : c’est moi qui vous le dis.

LA MORALE.

Mais...

MOMUS.

Mais, après tout, bons ou mauvais, quelle manie avez-vous de vous en embarrasser ? Que nous importe ! Si je vous disais même que nous serions des ridicules d’empêcher les hommes de l’être ! Oui, et je vous le prouve par une petite historiette, que me conta l’autre jour le dieu des vers, et qui vient parfaitement à ce propos. La voici mot pour mot :

« Tous les gens d’un navire, échappés du naufrage,
« Dormaient paisiblement au bord
« D’une île déserte et sauvage
« Où les avait jetés le sort.
« Des singes...

 

 

Scène IX

 

MOMUS, LA MORALE, LE SUIVANT DE MOMUS, entrant encore plus transporté que l’autre fois

 

LE SUIVANT.

Votre femme vient encore d’en faire un !

MOMUS.

Comment ! elle...

LE SUIVANT.

Allegria, seigneur Momus : Ris repetita placent. Oui, la Joie vient encore d’accoucher d’un gros garçon.

MOMUS.

La voilà en train de bien faire ! Et celui-ci ressemble-t-il au premier ?

LE SUIVANT.

La Joie aime la diversité ; ils se ressemblent tous deux comme deux chevaux de fiacre. Le premier était noir comme l’encre ; celui-ci est blanc comme neige.

MOMUS.

Et comment les Ris et les Jeux l’Ont-ils nommé ?

LE SUIVANT.

Pierrot.

MOMUS

Scaramouche et Pierrot ! les plaisants noms ! Par ma foi, je me réjouis de voir ces deux poupons-là ! Entrons.

LA MORALE, l’arrêtant.

De grâce, auparavant, voyons le bout de votre histoire.

MOMUS.

De mon histoire ?

LA MORALE.

Ou de celle d’Apollon ; pour me prouver qu’il y aurait du ridicule à nous de vouloir corriger celui des hommes, quand nous le pourrions.

MOMUS.

Ah ! j’oubliais tout cela ! Pardonnez aux transports d’un enfant qui vient d’avoir deux pères... d’un père, dis-je, qui vient d’avoir deux enfants.

Au Suivant.

La santé de ma femme ?

LE SUIVANT.

Bonne.

MOMUS.

Entrez toujours ! je n’ai plus qu’un mot à dire ici.

À la Morale.

Vous allez donc voir que si les hommes sont des impertinents, le meilleur, pour nous, est de les laisser comme ils sont.

 

 

Scène X

 

MOMUS, LA MORALE

 

MOMUS, reprend et continue.

« Tous les gens d’un navire, écarté par l’orage,
« Dormaient paisiblement au bord
« D’une île déserte et sauvage
« Où les avait jetés le sort.
« Des singes, habitants de l’île,
« Tandis que tout était tranquille,
« S’introduisent dans le vaisseau ;
« Et la, cette gent libertine
« Fouille partout, pille et butine ;
« Chacun tire à lui son morceau.
« Puis, regagnent le bord de l’eau,
« La troupe alerte et baladine,
« De son brigandage nouveau,
« Fait l’usage qu’il s’imagine.

« Sur les pieds de derrière un d’entre eux s’élevant,
« Marche à pas grave et pédantesque ;
« D’une morgue de juge et d’un air imposant,
« Décorant sa face burlesque,
« Il haussait sa tête à l’évent ;
« Et, d’une robe à longue queue,
« Trainante après lui d’une lieue,
« Balayait le sable mouvant.

« L’autre, le plumet sur la tête,
« L’air étourdi, vif et mutin,
« Ta, ta, ta, contre son voisin,
« S’escrimait d’une longue brette.

« Un autre, l’aiguille à la main,
« À part, avec un ris malin,
« Barbouillait sur une tablette.
« Celui-ci faisait le poète,
« Et celui-là, le spadassin.

« Devant un miroir de toilette,
« Rencontré parmi le butin,
« Une guenon, difforme et vieille,
« Cherchait de petits airs fripons,
« S’ornait de cent brimborions,
« Se peignait le museau, s’ajustait sur l’oreille
« Un moulinet et des pompons,
« Et se trouvait belle à. merveille.

« Nos gens, venant à s’éveiller,
« À cette rare mascarade
« Prirent un plaisir singulier,
« Et de l’animal familier
« Ils admiraient tous la boutade ;
« Quand ne voilà-t-il pas deux fous
« Tels que vous et moi pourrions l’être
« Qui lapident les sapajous.

« Adieu, robin, rimeur, coquette, petit-maître,
« Chacun d’eux, se débarrassant
« De son ridicule étalage,
« Ne songes plus au badinage,
« Et se lit, en disparaissant,
« Regretter de tout l’équipage. »

Madame la Morale,

Les hommes extravaguent tous.
Mais pourquoi leur jeter la pierre ?
Plus de ridicule sur terre,
De quoi nous divertirons-nous ?

LA MORALE.

Moi, je vais vous prouver, par un beau grand discours moral, qu’au contraire, les hommes...

 

 

Scène XI

 

MOMUS, LA MORALE, LE SUIVANT DE MOMUS, entrant plus transporté encore que les deux premières fois

 

LE SUIVANT.

Seigneur ! et trois !

MOMUS.

Encore !

LE SUIVANT.

Encore un joli garçon.

MOMUS.

Oh ! mais diable aussi, ter repetita nocent. Si je n’y vais, cela ne finira pas !

LA MORALE, l’arrêtant.

Votre dernière résolution ?

MOMUS.

C’est pour une autre fois.

LA MORALE.

Un mot !

MOMUS.

Morbleu, madame, laissez-moi aller ; voulez-vous que ma femme accouche d’ici à demain ?

Au Suivant.

Quel nom donne-t-on à celui-ci ?

LE SUIVANT.

Arlequin.

MOMUS.

De quelle couleur est-il ? noir ? blanc ?

LE SUIVANT.

Noir, blanc, jaune, rouge, vert, bien ; de toutes les couleurs.

MOMUS.

Voilà un enfant de toutes pièces : je n’ai jamais fait tout cela moi seul. Adieu, madame, je ne puis résister à ma curiosité. À demain les affaires.

Il s’en va.

 

 

Scène XII

 

LA MORALE, seule

 

Ne le quittons pas. Je conçois de grands desseins sur ces trois enfants. Momus les approuvera lui-même. Entrons. Et tandis que les Ris et les Jeux sont assemblés ici, ne perdons point de temps ni l’occasion de nous insinuer parmi eux.

Elle entre chez Momus.

 

 

Scène XIII

 

GROS-JEAN, MATHURINE

 

MATHURINE.

Non pas ! non pas, s’il vous plaît, point de raison, retirez-vous ! Je ne sais qui vous êtes.

GROS-JEAN.

Eh ! mais, Mathurine, tu n’y penses donc pas, de te vouloir sauver de moi. Parmets du moins...

MATHURINE.

Allons, allons, pas tant de familiarité, ça engendre mépris.

GROS-JEAN.

Comme tu me rebrouis ! eh ! queman donc, Mathurine, depis six jours queulia qu’on t’a retenue cians pour nourrice, que je nous sommes vu, je n’ai pazu eun petit brin de bon temps. Je pars aujourdi, patience ; je plante là le troupiau ; je vians à toute jambe ; je t’avise de loin ; je te cours au-devant, et tu te vires ? Dame, aga, ça n’est pas trop bian du moins.

MATHURINE.

Ça sera comme ça voudra, monsieu Gros-Jean ; mais ça sera pourtant comme ça. Allons donc, allons donc ! vous dis-je, finissez, et laissez-moi en repos.

GROS-JEAN.

Que je te laisse en repos ! voici du fruit nouviau. Et depis quand est-ce que cette fantaisie-là te prend ? Pardi, note femme, tu ne disais pas

MATHURINE.

Oh ! note mari ! laissez la note femme ; vote femme est bian, pour à cette heure, vote servante.

GROS-JEAN.

Eh ! mais, mais ! qué mouche est-ce qui la pique ?

MATHURINE.

Qué mouche me pique ? Qué mouche me pique ? La mouche qui m’a piquée, m’a piquée pour longtemps. À bon entendeur demi-mot.

GROS-JEAN.

Quoi ! Mathurine, après que je sis venu tout exprès pour...

MATHURINE.

Oh ! bian, monsieu Gros-Jean, si vous êtes venu tout exprès pour... vous n’avez qu’à vous en retourner tout comme vous êtes venu : je suis venu tout exprès pour...

GROS-JEAN.

Tu ne tiendras pas ton courage. Je vois çan que c’est : t’es eune gausseuse, et toutes ces frimes-là ne sont que pour mieux m’agacer. N’est-ce pas ?

MATHURINE, criant de toutes les forces.

Ah ! ne me touche pas, ou je crierai, du lin haut de ma tête, au loup sur toi.

GROS-JEAN.

Oh ! dame, à la parfin, c’est que je nous boutterons en colère ! Palsangué ! je sis ton homme eune fois !

MATHURINE.

Ça ne fait de rian !

GROS-JEAN.

Ça fait tout. Ça ne fait-il pas que t’es ma femme, et que je sis le maître de... Ouais ! Je pense qu’à la campagne sera bientôt comme à la ville ; les femmes ne seront plus à leux maris.

MATHURINE.

Non ! drez que je sis nourrice, je ne te sis pu rian. Entends-tu ?

GROS-JEAN.

Tu ne m’es pu rian ? Tu m’es tout ce qui me plaira, et je te le montrerai bian. Lia bonne justice ! note mariage n’est pas un mariage de Jean Déveigne : j’ai eun bon contrat de notaire !

MATHURINE.

Et moi une bonne ordonnance de médecin.

GROS-JEAN.

Une ordonnance de médecin, pour n’être plus ma femme ?

MATHURINE.

Assurément.

GROS-JEAN.

Eh ! mais, ma pauvre Mathurine, je crois...

MATHURINE.

Mathurine ! Mathurine ! passez vote chemin, Mathurin. Tenez, Mathurine est bian devenue mademoiselle pour vous, monsieur le menant. Lé jan de ce bian palais-ci vous valent bian, je crois, et s’ils me traitent tretous comme eune madame ; et je commence bian d’en être eune itou dea ! J’ai de biaux habits ; on me nourrit à bouche que veux-tu ! Je ne fais œuvre de mes dix doigts ; en ne veut pas tant seulement que je grouille. Qu’est-ce qui faut donc encore pour être madame ? Malgré ça, à la fin de ma journée, on me demande : Madame la nourrice n’est-elle pas fatiguée ? – « Un peu. » – Et pis, je dors la grasse matinée, il faut voir ! Et pis, dez que je sis levée, pendant qu’on me fait brave, c’est de la part de madame stelle-ci ; c’est de la part de madame stelle-là, pour savoir comment vous avez passé la nuit. – « J’ai été agitée ; et elle ? – Fort bien. – J’en suis bien aise. » – Et si, au fond, je m’en embarrasse comme de ça ! Eh bian ! ne me vlà-t-il pas eune madame toute crachée ? Adieu, monsieur Gros-Jean, je vous recommande bian nos pourciaux : faites bonne chère, et n’épargnez pas le beurre, la vache a du lait.

Elle veut s’en aller.

GROS-JEAN, l’arrêtant.

Eh ! laisse-moi du moins te reluquer à mon gogo ! t’es si gentille avec cé braveris-là ! Hailas ! le magister a bian raison de dire queuquefois : « rores mores, – les honneurs changent les mœurs. » V’là Mathurine en pié : adieu le pauvre Gros-Jean !

Il pleure.

MATHURINE, attendrie.

Oh ! mais dame itou si tu veux faire comme ça, j’oublierai l’ordonnance.

GROS-JEAN.

Quoi ! Mathurine, toi qu’es si piteuse, t’aurais bian le courage de me laisser en aller, sans me baillé queuque petite signifiance d’amitié ?

MATHURINE.

Oh ! ne pleure donc pas, Gros-Jean ; tu n’as que faire de tant geindre ; acoute. J’ai biau dire et biau faire, tout ci, tout ça, je sis ce que j’étais dans le fond ; je le sens biau. Tians ! je t’aime toujours comme je t’aimais : et je voudrais que les médecins fussiont biau loin, avec leuz ordonnances. Mais tant y a que je sis nourrice ; et que je ne le sis qu’à condition que je leux obéirai. Je gagne ici gros ; vois-tu ? v’là deujà eune bourse toute pleine d’argent qu’on m’a baillée.

GROS-JEAN, plus gai, la vidant dans son chapeau.

Jarnigoi ! t’as, ma foi ! bien raison de dire que tu gagnes gros. Tatigué que v’là d’écus, Mathurine ! je n’en avions de nos jours tant veus ensemble !

MATHURINE.

Tu ne pleures donc plus à c’theure ?

GROS-JEAN.

Par ma lit il ne coûtons guère à d’ancunes gens ! Eh quemant diantre ! ton lait tout seul nous rapporte plus, en un jour, que c’tila d’un troupiau de vaches ne ferait en dix ans !

MATHURINE.

Oh çà ! voudrais-tu être cause qu’on me renvoyît ?

GROS-JEAN

Dame, nennin ! Oh ! je vois bian pour le présent qui faut faire tout comme monsieur le docteur t’a dit ! Mathurine, au bout du compte, il est pu savant que nous : et tout médecin qu’il est, il pourrait bian savoir ce qu’il dit ; oui !

MATHURINE.

Ces jan-ci m’ont promis de t’mettre à ton aise, s’il étiont contents de moi ; et il le pouvont faire en un tour de main.

GROS-JEAN.

Assurément ; s’ils vouliont, drez demain (ça ferait bian bouquer les autes vachés, dis donc !) j’irais gardé lé vaches dans un bon carrosse.

MATHURINE.

Mais tout ça, comme je te dis, à condition que tu ne mettras pas le pied cians.

GROS-JEAN.

Je l’entans bian. V’là qui est fait : qu’à ça ne tienne, je ne li mettrai plus !

MATHURINE.

Et je serions perdus, si on nous voyait tant seulement jazepiller ensemble comme je fous ; d’abord on y penserait du mal.

GROS-JEAN.

Ne gâtons pas nos affaires. Adieu. Aye bian soin seulement de m’envoyer les bourses qu’on te baillera.

MATHURINE.

Oh mais ! itou, t’es par trop pressé.

GROS-JEAN.

Quand, quand ne seras-tu plus nourrice !

MATHURINE.

Je ne l’ai pas encore été ; ce ne sera que tantôt.

GROS-JEAN.

Le plus tôt ce sera le meilleur.

MATHURINE.

Gros-Jean, tu dis que tu me trouves si gentille comme ça ?

GROS-JEAN.

Mathurine, l’ordonnance !

MATHURINE.

Encore un petit moment ! va !

GROS-JEAN.

Le compère Lucas m’attend dans la cave au cousin Thibaud ! bonjour ; prenons garde à monsieur le docteur ; tu ne sais pas que tout cé jan-là qui savent le grec, sont de sorciers qui savent tout.

MATHURINE.

Pour voir s’ils savent tout, baillons-li à deviner queuque chose. J’entends le bruit des réjouissances ; il va venir du monde ! sauvons-nous.

 

 

Scène XIV

 

MOMUS, LA MORALE, ESCULAPE, SCARAMOUCHE, PIERROT, ARLEQUIN, LE SUIVANT DE MOMUS, Troupe de Ris, de Jeux, de Caprices, de Grâces, de Quintes et de Fantaisies qui bercent les enfants. Les trois enfants, qui braillent, et la troupe qui les berce, sont quelque temps en scène, avant l’entrée des autres acteurs

 

Le théâtre change et représente un appartement du palais de Momus, où l’on voit Scaramouche, Pierrot et Arlequin couchés chacun dans un berceau couvert d’un tapis de la couleur de l’enfant.

MOMUS.

Voilà qui est bien, je vous crois ; j’en suis le père, laissez là vos aphorismes et songez seulement à un renfort de deux nourrices. Que dites-vous de celle que j’ai déjà ? L’avez-vous bien visitée ?

ESCULAPE.

Je trouve un grand défaut à Mathurine.

MOMUS.

Quel défaut ?

ESCULAPE

Elle a le t... un peu trop ferme, un peu trop dur[5]. Cela peut rendre votre enfant camard ; parce qu’en appuyant le nez... Mais où est-elle à présent qu’elle est ici nécessaire ? N’aurait-on pas vu rôder Gros-Jean par ici ?

LE SUIVANT.

Tout à l’heure, je les ai vus passer ensemble.

ESCULAPE.

Ah ! l’on viole assurément mes lois ; je gage qu’on va les surprendre en contravention. Et vite, et vite,

Au Suivant de Momus.

courez de ce côté-là ! moi, je cours de celui-ci !

Ils sortent.

MOMUS, à la troupe.

Oh çà, messieurs les Ris, les Jeux et les Caprices ; vous, mesdames les Grâces, les Quintes et les Fantaisies, voilà la Morale qui demande à vivre parmi vous. Ne refusons rien, dans un jour heureux comme celui-ci ; admettons-lu dans notre compagnie, et célébrons tous ensemble la naissance de ces trois petits mignons-là.

Entrée et ballet des Ris, jeux, etc.

CHŒUR.

Vive Arlequin ! tourelouribo !
Vivent Scaramouche et Pierrot !

UN RIS, chantant.

Qu’avec nous le joyeux Permesse
Fasse retentir son écho
De ce nouveau cri d’allégresse !

CHŒUR.

Vive Arlequin ! tourelouribo !
Vivent Scaramouche et Pierrot !

UN RIS, chantant.

Que, las de la triste harmonie
De Melpomène et de Clio,
Chacun chante, en suivant Thalie !

CHŒUR.

Vive Arlequin, tourelouribo !
Vivent Scaramouche et Pierrot !

UN RIS, chantant.

Venez, riante ; Bagatelles,
Quintes, Caprices, Vertigo,
Emparez-Vous de leurs cervelles !

CHŒUR.

Vive Arlequin ! tourelouribo !
Vivent Scaramouche et Pierrot !

UN RIS, chantant.

Qu’ils soient dignes fils de leur père !
Que cet agréable trio
Fasse dire à la terre entière !

CHŒUR.

Vive Arlequin ! tourelouribo !
Vivent Scaramouche et Pierrot !

La danse reprend et est interrompue par un grand coup de tonnerre et des éclairs.

 

 

Scène XV

 

ATÉ et LES ACTEURS de la scène précédente

 

ATÉ.

Courage, enfants, courage ! vous ne m’attendiez pas ici ?

MOMUS.

Quelle diable de visite est ceci ?

ATÉ.

Parlez donc, monsieur de la Plaisanterie, je vous trouve plaisant de donner des fêtes sans m’y inviter.

MOMUS.

Parbleu, madame, on n’invite que ses connaissances, et le diable emporte qui vous connaît !

ATÉ.

Tu ne me connais pas, maraud ? tu ne me connais pas ? La redoutable Até, la déesse du malheur ? l’ennemie jurée des Ris, des Jeux, de toi, de ta femme et de toute la race ? Tu ne me connais pas !

La troupe des Ris, Jeux, etc., s’enfuit.

Malheur à vous tous, tant que vous êtes ! Je suis fille de la guerre, sœur de la peste, et mère de la famine !

MOMUS.

La belle parenté !

ATÉ.

C’est moi qui fais les procès, les dettes et les mariages.

MOMUS

La belle besogne !

ATÉ.

Qui ai mis sur terre les conquérants, les femmes et les sergents.

MOMUS.

La bonne marchandise !

ATÉ.

On ne me connait pas ! on me va connaître ! ou me va connaître !

MOMUS.

Mais, madame la déesse de malheur, vous conviendrez que ce titre-là n’est pas un billet d’entrée dans une fête, et que c’est plutôt un passeport pour aller à tous les diables, où vous voulez bien que je vous envoie, au nom de la compagnie ?

ATÉ.

Poussez, monsieur Momus ; fort bien, poussez ! j’aime à vous voir sur ce ton-là plaisanter avec moi ! cela est digne d’une tête sensée comme la vôtre. Je t’apprendrai que s’il ne faut pas m’inviter pour le plaisir que je fais, il faut m’inviter pour le mal que je puis faire. Tu vas voir beau jeu, attends ! attends !

MOMUS.

Ah ! madame, point d’esclandre, on n’est ici que pour se divertir.

ATÉ.

Et voilà le mal, justement. Qu’on se querelle, qu’on s’étrangle et qu’on se batte dans une maison, je la laisse en paix : voilà qui est bien. Mais qu’on y rie, qu’on y chante et qu’on y danse : point de pardon ; on me le payera ; allons ! allons ! tapage ! tapage !

MOMUS.

Ah ! madame, à quoi songez-vous ? Une jolie femme comme vous, faire tapage chez un brave colonel ! Eh mais ! ce serait le monde renversé. Cela nous déshonorerait tous les deux.

ATÉ.

Continue ! continue ! rire bien qui tira le dernier.

MOMUS.

Faisons mieux : rions tous autant les uns que les autres. Holà ! violons, gai ! qu’on se réveille ! Allons, mettons Madame en belle humeur. Madame, un petit rigaudon ! un petit rigaudon[6] !

ATÉ.

Attends, vieux fou ! je vas te donner la bourrée, à toi... Mais non, pour te mieux punir, ce n’est pas a toi, c’est à tes magots d’enfants que je veux m’en prendre !

Elle avance vers les enfants, qui crient.

MOMUS.

Ah ! madame, arrêtez ! Je prends mon sérieux, puisque ma gaieté vous offense ! Si je vous ai déplu, les pauvres petits diables n’en peuvent mais... Ils sont innocents...

ATÉ.

Qu’ils soient ce qu’ils voudront : ils sont à toi : ce sont tes fils : cela suffit. J’en veux au père.

MOMUS.

Hélas ! peut-être ne le suis-je pas !

ATÉ.

Peut-être aussi l’es-tu. Tout coup vaille ! et premièrement Scaramouche ne sera...

MOMUS.

Madame Até !

ATÉ.

Qu’un bélitre, qu’un matamore et qu’un poltron.

MOMUS.

Voilà mon fils déshonoré !

ATÉ.

Pierrot...

MOMUS.

Madame Até !

ATÉ.

Qu’un buter, qu’un lourdaud, qu’un gueux et qu’un fainéant.

MOMUS.

Voilà un pauvre enfant à l’hôpital.

ATÉ.

Et ton petit drôle d’Arlequin...

MOMUS.

Madame Até !

ATÉ.

Aura tous les vices des deux autres, et sera encore, par-dessus le marché, un balourd et un fripon.

MOMUS.

Bon, voilà l’autre pendu !

ATÉ.

Ce seront, en un mot, trois coquins, trois pendards, trois vagabonds ; et afin qu’ils sentent dès à présent les effets de ma colère, je leur donne à tous trois, en ce moment, l’expérience et l’âge de trente ans. Adieu ! ris, chante et danse, maintenant.

Elle s’en va, et les trois enfants sautent à bas de leurs berceaux et paraissent sur pieds comme des hommes faits.

 

 

Scène XVI

 

MOMUS, LA MORALE, SCARAMOUCHE, PIERROT et ARLEQUIN

 

MOMUS.

Ah ! malheureux père ! mes chers enfants, vous me voyez au désespoir !

SCARAMOUCHE.

Que vous a-t-on fait ? Qui ? Qui est-ce ? Où est-il ? Parle ! tue, tue ! sabrons ! massacrons !

MOMUS.

Bon ! tue, tue ! sabrons ! massacrons ! Notre ennemie craint bien les menaces, va !

SCARAMOUCHE.

Son nom ? C’est perdre temps en propos superflus.

MOMUS.

C’est une femme.

SCARAMOUCHE.

Une femme ! où est-elle ? Je veux faire le coup de pistolet avec elle. Où est-elle ?

MOMUS.

Elle sort d’ici, après m’avoir outragé sensiblement dans vos personnes.

SCARAMOUCHE.

Une femme ! par la mort-tête et la ventrebleu ! je cours après ; si je la trouve, je lui coupe, rasibus et d’un seul coup, le nez, la jupe et les oreilles.

Il sort.

MOMUS.

Voilà le matamore ! Impitoyable Até, ainsi donc on voit opérer déjà vos imprécations. Mes pauvres enfants ! que vous êtes à plaindre ! et que je suis...

Pierrot pleure, en jetant de hauts cris.

Ne voilà-t-il pas mon buter qui pleure comme un veau, sans savoir encore de quoi ? Sors d’ici, nigaud, va-t’en brailler plus loin.

Il sort.

Hélas ! leur indigne caractère paraît au jour aussitôt qu’eux.

Surprenant Arlequin la main dans sa poche.

Que fais-tu là, toi ?

ARLEQUIN.

Rien.

MOMUS.

Tu ne fais rien, fripon ! La honte qui t’oblige à mentir ne te fait-elle pas connaître que tu l’ais une mauvaise action ?

ARLEQUIN.

Non, pardi ! cela

Montrant ses mains.

n’est-il pas fait pour prendre et pour empoigner ? Or, quand il n’y a rien à prendre sur soi, il faut bien chercher à prendre ailleurs.

MOMUS

La belle maxime ! qu’en dites-vous, madame la Morale ?

LA MORALE.

Non, mon ami, non ; le ciel t’a donné ces mains pour travailler à gagner ta vie et non pas...

ARLEQUIN.

Des petits doigts comme ceux-là, pour travailler ! ah ! ah ! en conscience, mademoiselle ! regardez-les donc bien ; là, dites la vérité ; ne les trouvez-vous pas tout faits plutôt pour se glisser tout doucement dans le fond d’un petit gousset ? Et puis, tenez, mademoiselle, je me sens d’un naturel si lourd, si fainéant, que d’entendre seulement parler de travailler, les bras m’en tombent

Il laisse tomber ses mains dans les poches de Momus.

et je les sens tout engourdis. Ne suis-je pas né pour ne rien faire, après tout ? Un fils de colonel est gentilhomme peut-être !

MOMUS, lui trouvant ses malus dans sa poche.

Tes mains ne sortiront pas de là, coquin ?

ARLEQUIN.

C’est pour les dégourdir.

MOMUS.

Madame la Morale, prenez pitié de lui, et sermonnez-le-moi de votre mieux.

LA MORALE.

Viens çà ! mon pauvre petit bonhomme, et dis-moi : sais-tu bien où te mène cette inclination-là ?

ARLEQUIN.

Pardi, elle me mène directement à la poche des gens.

LA MORALE.

Directement à la potence, malheureux que tu es !

ARLEQUIN.

Oh ! que nenni ; la première science d’un drôle qui dérobe, c’est de savoir d’abord se dérober à la Justice. La potence, à moi ! bon pour quelque petit malheureux larronneau de grand chemin, forcé par la misère à grappiller sur les passants. Mais je prétends, moi, prendre mon vol plus haut. J’espère voler tant et si bien, qu’il n’y aura rien à craindre. Allez, allez, mademoiselle, quand j’aurai cent mille écus en caisse, dites que je suis un set, si on me voit faire la cabriole.

LA MORALE.

Supposons l’impunité, je le veux ; et les remords ?

ARLEQUIN.

Les remords ? quelle bête est-ce là ?

LA MORALE.

Parle de bonne foi ; ne te sens-tu rien là, dans le fond du cœur, quand tu veux voler, qui te dit que c’est mal fait, qui t’arrête, qui te retient la main ?

ARLEQUIN.

Non, foi d’honnête homme, je n’y sens rien ; au contraire, je sens je ne sais quoi qui me la pousse ; ma foi, qui est ma foi jurer !

LA MORALE.

Tant pis ! car, dis-moi une chose, quand tu auras bien pris de la peine à mettre en caisse tes cent mille écus, qui te les prendrait ? là, voyons.

ARLEQUIN.

Qui me les prendrait ?

LA MORALE.

Oui, si quelqu’un te les ôtait ?

ARLEQUIN.

Et qui cela ?

LA MORALE.

Un autre aussi fripon que toi.

ARLEQUIN.

Ah ! vous me rassurez : je ne crains pas cela ; il n’y en aura point, et cela ne se peut !

LA MORALE.

Mais si cela se pouvait ! suppose ; imagine-toi bien, par exemple, que tu as cent mille écus.

ARLEQUIN.

Fort bien, voilà qui est fait ; allons, je les ai.

LA MORALE.

Figure-toi qu’ils te font vivre à ton aise ; bon feu, bon lit, bonne chère et bon vin.

ARLEQUIN.

Et bon vin ! oui, du meilleur ! ah ! quel plaisir !

LA MORALE.

Oh çà, tu vois bien, te voilà charmé ! rien ne te manque ; et tout cela, grâce à tes cent mille écus.

ARLEQUIN.

Encore ! ne voulez-Vous pas que je les aie ?

LA MORALE.

Tu les as, j’en suis contente ! Il vient des voleurs, une nuit, qui te les emportent !

ARLEQUIN.

Au guet ! au guet ! au guet !

LA MORALE.

Attends jusqu’au bout, mon ami ; tu étais donc hier dans l’abondance ; ou te vole cette nuit ; aujourd’hui tu te vois dans la misère.

ARLEQUIN.

Ahi ouf !

LA MORALE.

Comment trouves-tu cela ? Voyons, que penses-tu de ceux qui t’emportent ton bien ?

ARLEQUIN.

Les bourreaux me raflent, en une nuit, ce que j’avais amassé, avec bien de la peine, depuis trois ans que je suis dans les affaires. Pardi, oui, c’est être bien méchant, bien maudit !

LA MORALE.

Eh bien !...

ARLEQUIN.

Je vois où vous en voulez venir. Je suis un de ces pendards-là, je ne veux rien ; je me condamne, je m’exécute : oui, vous avez raison, mademoiselle ; que je suis malheureux d’être un fripon ! Ah ! si j’étais riche !

Il pleure.

MOMUS, baisant la main de la florale avec transport.

Courage, madame ! que je vous ai d’obligation ! poursuivez ; vous l’avez attendri, vous avez déjà touché son cœur, il se corrigera par vos seins ; et malgré la force du penchant...

Il le surprend encore la main dans la poche.

Heim ! je t’y rattrape, misérable !

ARLEQUIN.

La force du penchant ! vous avez bien raison, mon père ; oui, ma foi, continuez : la force du penchant !

MOMUS.

Que dites-vous de vos leçons, madame la Morale ? et vous prétendez corriger les hommes, pourtant !

LA MORALE.

Patience aussi ! Écoute, Arlequin.

MOMUS.

Oui, oui, écoute, écoute ! va.

LA MORALE.

Écoute, te dis-je !

ARLEQUIN, flairant en l’air de tous les côtés.

Attendez, attendez, mademoiselle... parlez maintenant.

LA MORALE.

Puisque tu connais toi-même...

Arlequin recommence à flairer comme auparavant.

Ho ! mais, écoute-moi donc, si tu veux ; que cherche-t-il du nez ? Que sens-tu ?

Il s’en va.

Où vas-tu ?

MOMUS.

Eh ! ne sentez-vous pas bien l’odeur du rôt, qui vient de s’exhaler tout à coup jusqu’ici, et qui mène par le nez mon gourmand tout droit à la cuisine ? Ah ! cruelle Até !

 

 

Scène XVII

 

MOMUS, LA MORALE

 

MOMUS continue.

J’ai fait une bonne journée ! qu’en dites-vous ? Trois jolis enfants, en vérité ! le dernier lui seul est, pour sa part, balourd, fainéant, poltron, gourmand et fripon.

LA MORALE.

Quand un mal est encore dans sa naissance, ou peut y remédier.

MOMUS.

Oh ! voici madame la philosophe, avec ses graves sentences qu’elle croit des selles à tous chevaux ! voyons, que dira-t-elle encore ? Que ferez-vous ? Quel remède apporterez-vous à tout ceci ?

LA MORALE.

Un remède bon et efficace. Premièrement, je vous promets que les Ris, les Jeux et moi, nous n’abandonnerons pas d’un instant les enfants.

MOMUS.

Après ? c’est déjà quelque chose.

LA MORALE.

Bien plus, en reconnaissance de la grâce que vous m’avez faite aujourd’hui, je vais tout à l’heure engager les trois Grâces à recevoir vos trois fils pour époux. Je veux qu’ils aient chacun la leur.

MOMUS.

Pas une des trois Grâces voudra-t-elle de mon petit fripon d’Arlequin.

LA MORALE.

Ce sera le mieux partagé de ses frères ; et, moyennant cette alliance et notre compagnie, je prétends qu’ils m’aident souverainement à corriger les vices et à chasser l’ennui du cœur des malheureux mortels, suivant l’oracle de leur destinée.

MOMUS.

Vous me promettez des merveilles ! mais si...

LA MORALE.

Soyez tranquille. Je ne promets rien à l’étourdie ; je vous quitte, pour vous ramener dans un moment, avec les Ris et les Jeux qu’Até a mis en fuite, les trois épouses que je destine à vos fils.

Elle s’en va.

MOMUS.

Que je serais consolé si... Mais j’aperçois Esculape et la nourrice qui se querellent.

 

 

Scène XVIII

 

MOMUS, ESCULAPE, MATHURINE

 

ESCULAPE.

Oui-da, oui-da, j’exposerai des nourrissons de cette importance-là à du lait comme le vôtre ! attendez-vous-y ! point de pardon ! congé ! congé !

MATHURINE.

Mais quand je vous promets que de ma vie...

ESCULAPE.

Tout à votre aise, à cette heure, m’amie ; tout à votre aise. Je vous mets la bride sur le cou ! Ah ! je vous apprendrai à vous moquer de ce que je vous dis !

MATHURINE.

Quand je vous dis que je n’ons rien fait contre l’ordonnance ; c’est Gros-Jean qui m’était venu voir pour une petite affaire de ménage...

ESCULAPE.

Cette petite affaire de ménage-là gâte toutes les nôtres. Suffit que vous l’avez vu, c’est assez ; je vous l’avais défendu. Vous êtes jeunes, la vue ment les puissances, les esprits se réveillent, le sang s’agite, un lait s’échauffe, et voilà tout le sein de ma nourrice en désordre. Je ne veux point de cela. Ah ! Momus, je vous rencontre ! je vous avertis qu’il vous faut une autre nourrice.

MOMUS.

Et moi, je vous avertis que...

ESCULAPE.

Nous ne songions pas, en choisissant une femme à la campagne, que ce sont des créatures sujettes, pour la plupart, à aimer leur mari.

MATHURINE.

Eh bien ! oui, pis qui faut tout dire, j’aime le mien ; je ne l’ai épousé que pour ça, et ça est permis aux pauvres gens. Dame, itou, je ne vous connais pas, vous autres, gros messieux, aveuque vos emplâtes de médecins. Il faut bien dé façons pour vos marmousets d’enfants. Je ne sais donc pas comment vous les bâtissez ! je ne choyons pas tant les nôtres, et s’il avont de bons gros membres bian aussi drus que ceux-là des gentizhommes de qualité. Oh bian ! tenez, je me dépite à la parfin. Je ne sis pas nourrice pour un jour eune fois ! m’en v’là pour un an ; l’année a dame mois ! Diantre ! j’aurions belle patience. Parlons à la franquette : ardé, monsieu, c’est folie de vous rien promettre, je le sens bian. Ce qui ne se peut, ne se peut Que madame garde ses enfants, moi, mes moutons, et li ses belles chiennes d’ordonnances ; chacun le sien, ce n’est pas trop : si tout chacun, comme dit l’autre, faisait son métier, les vaches seriont mieux gardées. J’ai bian gagné les six journées que j’ai été cians. Vous m’avez baillé de l’argent, je l’ai pris : bonsoir et grand’ merci ; me voilà partie !

Elle s’en va.

 

 

Scène XIX

 

MOMUS, ESCULAPE

 

MOMUS.

Ta, ta, ta, ta, ta ! qu’en dites-vous, mous le médecin ? Ne serait-ce pas là une bonne drogue pour guérir la migraine ?

ESCULAPE.

Oh çà ! songeons à vous trouver trois nourrices.

MOMUS.

Laissez, laissez, mes enfants n’en ont plus besoin, si ce n’est pour ceux qu’ils auront peut-être bientôt.

ESCULAPE.

Que voulez-vous dire ?

MOMUS.

Que je les viens de marier.

ESCULAPE.

Je le crois bien, vous êtes assez grand seigneur pour marier vos enfants dès le berceau. Mais cela ne nourrit pas ; trouvons toujours des nourrices.

MOMUS.

Il ferait beau les voir téter, avec de la barbe !

ESCULAPE.

Qu’appelez-vous de la barbe ?

MOMUS.

Oui, de la barbe. Apprenez que mes enfants ont trente ans, depuis un quart d’heure qu’ils sont au monde.

ESCULAPE.

Monsieur le colonel, vous me voulez escamoter quelque prise d’ellébore !

MOMUS.

Je ne radote point. C’est un effet de la toute-puissance d’Até. Leur mariage est fait, et sera bientôt parfait. Tenez, les voici ; ne les trouvez-vous pas de taille à se tirer d’affaire ?

 

 

Scène XX

 

MOMUS, LA MORALE, SCARAMOUCHE, PIERROT, ARLEQUIN, LES TROIS GRÂCES, habillées en Scaramonchette, Arlequine et Pierrette, TROUPE DE RIS, etc.

 

LA MORALE, à Momus, en lui présentant les Trois Grâces.

Voilà, seigneur Momus, les trois charmantes brus que je vous ai promises. Vous voyez par ces habits, qui sont de leur choix, la satisfaction qu’elles ont du nôtre ; ne songeons qu’à célébrer une si belle union, et reposez-vous sur moi du soin de la rendre heureuse.

Danse de Scaramouche, Pierrot et Arlequin, seuls.

UN RIS, chantant.

Du grand Momus, enfants joyeux,
Race comique et vagabonde,
Errez sur la terre et sur l’onde,
Et, suivis des Ris, des Jeux,
Conduisez-les par tout le monde !
Au dieu des amants,
Soyez sûrs de plaire !
Il aime les gens
De son caractère ;
Pour un rien il fuit.
Rien ne lui suffit ;
Il tromperait sa mère.
Rien n’est si poltron,
Si glouton,
Si fripon,
Que le dieu de Cythère.

Vaudeville.

Iris dit souvent à Lysandre :
Éloigne-toi ; je suis trop tendre !
Tes feux me joueraient quelque tour.
Le berger voudrait s’en défendre,
Mais en fuyant il fait sa cour.
Rien n’est si poltron,
Flou, flou, flou, ton relon ton, ton,
Rien n’est si poltron que l’Amour.

Cueillant seule au bois la noisette,
Quoiqu’elle en eût plein sa pochette,
Et qu’elle en eût pour plus d’un jour,
Lise n’était point satisfaite,
Et se plaignait de son amour.
Rien n’est si glouton,
Flou, fion, fion, ton relon ton, ton,
Rien n’est si glouton que l’Amour.

Sous son petit panier, Jeannette
Tenait cachée une fauvette ;
Colin rôda tant à l’entour,
Qu’il l’attrapa, puis fit retraite :
On l’appelle en vain ; il est sourd.
Rien n’est si fripon,
Flou, fion, flou, ton relon ton, ton,
Rien n’est si fripon que l’Amour.


[1] Les Amusements de l’Automne, par Fuzelier, représentés au Théâtre-Français le 17 octobre 1725 : c’était une pièce à intermèdes, une sorte de divertissement, composé de deux comédies en un acte, en prose, avec un prologue à chacune, et dont la première avait pour titre le Temple d’Éphèse ; l’autre, le Temple de Guide. (Le Temple de Guide de Montesquieu est de la même année, mais ce n’est pas à celui-là que Piron fait allusion.)

[2] Comédie de Voltaire, en un acte, en vers, représentée pour la première fois au mois d’août 1725.

[3] Momus a le baudrier, l’épée, le chapeau bordé et le plumet d’un officier ; la perruque, le petit rabat et la calotte d’un abbé ; une plume à écrire à la main et le masque de Trivelin sur le visage. Il entre en se dépitant et. Sans voir Lucine.

[4] Le marquis d’Argenson s’exprime ainsi, à propos de la savante société de l’Entresol dont il faisait partie et sur laquelle il courait mille sots commérages : « Je ne me levais jamais le matin que je ne me disse : « Aujourd’hui paraîtra quelque brevet de calotte contre nous. » (Journal et Mémoires du Marquis d’Argenson (10 décembre 1731.) Et le savant éditeur, M. Rathery, nous apprend dans une note (tome I, page 101i) que « vers la fin du règne de Louis XIV, ou imagina un Régiment de la culotte, dont on envoyait des brevets a ceux qu’on supposait avoir la tête légère. Cette plaisanterie qui avait pris naissance parmi les gardes du corps, dans les antichambres de Versailles, fut très en vogue sous la Régence ; et bientôt tous les personnages de la Cour et de la ville eurent leur brevet. » Ce brevet était accompagné de titres, de certificats et d’une calotte de plomb. – Le Sage, Fuzelier et d’Orneval firent jouer le 1er septembre 1721, et avec succès, un opéra-comique en un acte, intitulé : le Régiment de la calotte.

[5] Molière, le Médecin malgré lui, acte II, scène V.

SGANARELLE, en voulant toucher les t... de la nourrice.

Mais comme je m’intéresse à toute votre famille, il faut que j’essaye un. peu le lait de votre nourrice, et que je visite son sein.

Il s’approche de Jacqueline.

LUCAS, le tirant et lui faisant faire la pirouette.

Nannain, nannain ; je n’avons que faire de ça.

SGANARELLE.

C’est l’office du médecin de voir les t... des nourrices.

[6] Je ne puis oublier dans le dix-huitième siècle ce qui m’a fait rire hier dans la soixante-quatrième année du dix-neuvième. Cles lazzi-du joyeux colonel Momus à la déesse de malheur, Até, me font penser à une saynète humouristique et toute récente, qui n’a pas encore été jouée : Polichinelle et la Mort, par M. Champfleury. Elle est imprimée dans un recueil intitulé : Les bons contes font les bons amis (chez Truchy, libraire-éditeur). Il faut voir la colère de la Mort en poursuivant Polichinelle ; celui-ci paye d’un lardon chaque coup de faux... qui porte à faux. La Mort finit par être mise en pièces par le bâton de Polichinelle. On assiste presque à la représentation, en feuilletant l’amusant recueil, tant les dessins parlants de M. Morin y accompagnent à propos et y figurent bien le texte.

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