Simple histoire (Eugène SCRIBE - Frédéric DE COURCY)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 26 mai 1826.

 

Personnages

 

LORD ELWOOD

MISS MILNER, sa pupille

LE DOCTEUR SANDFORT, ancien précepteur de lord Elwood

LORD FRÉDÉRIC, jeune lord, amant de miss Milner

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe dans un hôtel habité par lord Elwood et miss Milner.

 

Un riche salon ; grande porte au fond, deux portes latérales sur le premier plan, et deux croisées latérales sur le second ; sur le devant, à gauche de l’acteur, une table couverte d’un riche tapis.

 

 

Scène première

 

SANDFORT, LORD ELWOOD

 

SANDFORT.

Oui, morbleu ! je vous répète que vous avez eu un grand tort.

ELWOOD.

Mais, mon cher Sandfort...

SANDFORT.

Vous en avez eu deux, le premier d’accepter une pareille tutelle, et le second de prendre avec vous une pupille de dix-sept ans.

ELWOOD.

Et le moyen de faire autrement ? la fille d’un ancien ami.

SANDFORT.

N’importe, on refuse toujours, et vous aviez vingt raisons à alléguer ; car à trente-trois ans, on est encore un jeune homme. Ensuite votre position dans le monde, le célibat auquel vous vous êtes engagé, les vœux que vous avez prononcés.

ELWOOD.

Quoi ! vous pensez ?...

SANDFORT.

Oui, Monsieur, l’ordre de Malte vous compte parmi ses premiers commandeurs. Ce titre seul vous impose des devoirs, des obligations, une sévérité de principes et de conduite à laquelle vous avez dérogé en cette circonstance. J’ai donc raison de vous dire ce que je vous dis depuis trente ans : Vous avez tort.

ELWOOD.

Mais...

SANDFORT.

Vous avez tort, et je ne sors pas de là. Parce que vous êtes grand seigneur, que vous êtes riche, que vous êtes puissant, vous croyez peut-être que j’oublierai qu’au collège d’Oxford vous avez été mon élève, et que j’ai le droit de vous gronder.

ELWOOD.

M’en préserve le ciel !

SANDFORT.

À la bonne heure, et cette fois vous avez raison ; car, entre nous, voyez-vous, il faut que la partie soit égale, sinon, votre serviteur.

Air de Préville et Taconnet.

Quand on jugea ma présence inutile.
Quand je quittai la classe où je régnais,
Je voulus bien partager votre asile,
Car de vous seul j’accepte des bienfaits ;
Mais vous savez la clause que j’y mets ?
De mon humeur je prétends rester maître,
Libre aujourd’hui comme j’étais hier...
Si je donnais, je me tairais peut-être ;
Mais je reçois, j’ai le droit d’être fier.

ELWOOD.

Rassurez-vous, mon cher professeur, je n’ai pas voulu porter atteinte à votre indépendance ; vous avez le droit de remontrance, c’est vrai ; mais j’ai au moins celui de discuter et de vous répondre.

SANDFORT.

C’est juste, la réplique est permise, comme autrefois dans nos thèses de logique et de théologie.

ELWOOD.

Eh bien donc, puisque vous me rappelez ce temps-là, je vous dirai que ces graves conférences, que vous présidiez au collège avec tant de talent...

SANDFORT.

Vous êtes bien bon.

ELWOOD.

Vous ont donné dans le monde l’habitude de la controverse et de la discussion. Vous êtes rarement de l’opinion générale, et si je ne craignais de vous fâcher, j’ajouterais...

SANDFORT.

Allez toujours ; je serai enchanté d’entendre la vérité, à charge de revanche...

ELWOOD.

J’ajouterais que vous, qui êtes la bonté même, vous avez l’air quelquefois d’en manquer, non pas avec moi, mais avec miss Milner, ma pupille ; vous vous plaisez à la contredire ; vous n’êtes jamais de son avis.

SANDFORT.

C’est elle qui n’est jamais du mien, parce que la raison et elles ne peuvent pas être d’accord, mais vous, sou tuteur, vous êtes aveuglé sur son compte, vous ne voyez que ses perfections.

ELWOOD.

Et vous, Sandfort, vous ne voyez que ses défauts. Elle en a, je ne puis le nier, mais ils tiennent à sa jeunesse, à son inexpérience, à sa fortune même, qui attire autour d’elle cette foule de jeunes gens à la mode, d’adorateurs passionnés, toujours épris d’une jolie femme, et de cent mille livres de rente. Mais à côté de ces légers travers qui frappent vos yeux, que d’excellentes qualités vous ne voulez pas voir !

Air du vaudeville des Maris ont tort.

Est-il un esprit plus aimable ?
Est-il un cœur plus généreux ?
Pour la trouver plus excusable,
Interrogez les malheureux.
Et si de ses étourderies
Vous ne voyez que les effets,
C’est qu’elle montre ses folies,
Et qu’elle cache ses bienfaits.

SANDFORT.

Et qui vous parle de cela, ou qui vous dit le contraire ? Ce que je blâme en elle, c’est... c’est vous, c’est votre partialité à son égard, c’est la chaleur avec laquelle vous la défendez, vous que j’ai toujours vu le calme et la gravité même ; ce que je blâme surtout, c’est la liberté que vous laissez à une jeune personne de son âge.

ELWOOD.

Liberté qui ne doit vous blesser en rien ; car nos usages l’autorisent.

SANDFORT.

C’est la coutume de Londres, je le sais ; et ce n’en est pas mieux pour cela. Chez nos voisins d’outre-mer, en France par exemple, ce n’est pas ainsi qu’on élève une demoiselle : elle ne quitte pas sa mère ; elle ne sort jamais seule.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

En France, avant qu’on la marie,
On la surveille avec rigueur ;
Il n’est rien qu’on ne sacrifie
À la décence, à la pudeur.

ELWOOD.

Plus tard peut-être elle s’en dédommage ;
Et si j’en crois quelques journaux français,
Des sacrifices du jeune âge
L’hymen souvent paya les intérêts.

SANDFORT.

Fort bien ; mais ici, comment justifierez-vous les assiduités de lord Frédéric, ce jeune seigneur tant connu par ses duels et ses galantes aventures, et qui, pour avoir été trois mois à Paris, se croit l’oracle du goût et de la mode ; ce brillant militaire, qui a fait toutes ses campagnes à Londres dans les boudoirs de nos ladys, ou dans les foyers de l’Opéra ? Eh bien ! c’est le chevalier, l’amant déclaré de miss Milner ; tout le monde le sait ; mais ce qu’on ne sait pas encore, et ce dont je ne puis douter, c’est la préférence qu’elle lui accorde.

ELWOOD.

Il serait vrai ?

SANDFORT.

Hier encore, dans cette brillante cavalcade qui se rendait au parc Saint-James, qu’ai-je aperçu ? Lord Frédéric à côté de miss Milner ; et celle-ci l’écoutait avec tant d’attention qu’elle en oubliait même le soin de son cheval, l’animal le plus vif et le plus fougueux, qui soudain s’est emporté.

ELWOOD.

Ô ciel ! elle est blessée ?

SANDFORT.

Eh ! non, eh ! non, vous savez bien le contraire, puisque vous l’avez vue hier au soir, quand elle est revenue de l’Opéra, où elle était allée avec la tante de Frédéric, qui probablement avait accompagné ces dames. Eh bien ! eh bien ! qu’avez-vous donc ? À peine si vous êtes remis de votre frayeur.

ELWOOD.

Qui ? moi ! si vraiment : mais je pensais aux nouvelles que vous venez de m’apprendre. Vous savez que depuis longtemps je cherche à marier ma pupille, et voilà plus de vingt partis qu’elle a refusés. À coup sûr, lord Frédéric n’aurait pas été l’époux que j’aurais désiré pour elle; mais enfin il est d’une grande famille, d’une illustre naissance ; et puis, comme vous le dites, s’il est vrai qu’elle l’aime, il n’y a rien à répondre...

SANDFORT.

Oui, morbleu ! c’est un mariage qu’il faut faire le plus tôt possible.

Air des Scythes.

Un étourdi qui prend une coquette.
C’est convenable, et la moralité
Doit elle-même en être satisfaite ;
Car si chacun, d’un beau feu transporté,
Eût, hélas ! fait un choix de son côté,
Cela nous eût fait deux mauvais ménages ;
Mais, par cet hymen fortuné.
Ça n’en fait qu’un : en fait de mariages,
C’est, vous voyez, cent pour cent de gagné.

Mais taisons-nous, il ne s’agit plus de parler raison ; car voici miss Milner.

 

 

Scène II

 

SANDFORT, LORD ELWOOD, MISS MILNER, précédée par un domestique qui porte un tableau

 

MISS MILNER, à la cantonade.

Portez chez moi les vases, les porcelaines, et prenez garde de rien abîmer.

Au domestique.

Vous, placez là ce tableau.

Le domestique place le tableau à gauche en entrant.

ELWOOD.

Eh ! mon Dieu, miss Milner, qu’est-ce donc ?...

MISS MILNER.

Ah ! vous voilà ; bonjour, milord, comment avez-vous passé la nuit ?

ELWOOD.

Fort bien, je vous remercie ; mais je vois que vous êtes déjà sortie.

MISS MILNER.

Je rentre à l’instant. Je viens de la vente de lady Sydenham ; c’était charmant, c’était admirable, nous avons été trois quarts d’heure pour descendre de voiture ; une foule, un monde, une cohue de gens comme il faut ; et surtout une chaleur ! deux dames se sont trouvées mal. Miss Arabelle, que vous connaissez, et pour laquelle vous avez une admiration particulière.

ELWOOD.

Miss Arabelle, et vous me dites cela bien gaiement.

MISS MILNER.

D’abord, il n’y avait pas de danger, et puis imaginez-vous qu’elle mettait du rouge, ce qu’on ne savait pas ; de sorte qu’elle s’est évanouie sans changer de couleur !

SANDFORT.

Que de légèreté, et quelle folie !

MISS MILNER.

Hein, qui a parlé ? pardon.

Lui faisant la révérence.

Si je n’avais pas vu monsieur Sandfort, je l’aurais deviné à l’obligeance ordinaire de ses réflexions ; me permettra-t-il de l’en remercier ?

SANDFORT.

Je vous permettrais plutôt d’en profiter, si vous étiez femme à user de la permission.

MISS MILNER.

Trop aimable ; mais, vous avez beau faire, vous ne me fâcherez pas ce matin ; je suis trop heureuse. Imaginez-vous, milord, que j’ai fait des acquisitions charmantes ; en autres, ce tableau que vous désiriez tant, ce fameux portrait de Villiers de L’Isle-Adam, grand maître de l’ordre de Malte.

ELWOOD.

Ô ciel ! que dites-vous ?

MISS MILNER, montrant le tableau.

Le grand maître est là !

ELWOOD, courant au tableau et l’examinant.

Je n’en reviens pas encore, une pareille surprise...

SANDFORT.

Eh bien ! milord, vous voilà séduit par une prévenance, une flatterie : comme si le désir de vous causer cette surprise était le seul motif qui l’eût conduite à cette vente. Elle y allait parce que la belle société de Londres s’y était donné rendez-vous ; elle y allait pour y paraître, pour y briller ; elle y allait parce que lord Frédéric y était.

MISS MILNER.

Et pourquoi pas ? parmi nos jeunes gens à la mode, en est-il un plus brave, plus spirituel, qui soit de meilleur ton ? Je conviens qu’à ses hommages se mêle beaucoup de flatterie, et que peut-être tous ses éloges ne sont pas vrais ; mais, à n’en croire que la moitié, c’est déjà très satisfaisant ; et si vous aviez entendu ce qu’il me disait ce matin sur cette course de Hyde-Park, où nous devons aujourd’hui nous trouver ensemble !

ELWOOD.

Il y a une course à Hyde-Park ?

MISS MILNER.

Eh ! oui, sans doute, un pari de dix mille guinées ; on en parle depuis un mois : chacun a déjà tait emplette de ses chevaux, de ses livrées...

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Que d’équipages élégants !
Jugez quelle magnificence !
Ce sera, dit-on, comme en France,
Dans les plus beaux jours de Longchamps.

SANDFORT.

Oui, je connais ce passe-temps ;
Mais parmi ceux qui se hasardent
Dans ces lieux de foule inondés,
Quels sont, de grâce, répondez,
Les plus sots, de ceux qui regardent,
Ou de ceux qui sont regardés ?

MISS MILNER, prête à sortir.

Je vous le dirai à mon retour, car je vais m’occuper de ma toilette.

ELWOOD.

Un instant, miss Milner, comme votre tuteur, comme votre ami, il faut que je vous parle, ici même, d’un sujet très important.

SANDFORT.

Je me retire.

ELWOOD.

Au contraire, je désire que vous soyez présent à notre conversation ; j’ai besoin que vous m’aidiez de vos lumières.

MISS MILNER.

Quant à moi, je serais désolée de gêner Monsieur.

SANDFORT, s’asseyant à gauche du spectateur.

Je reste donc ; car les moindres désirs de milord sont des ordres pour moi.

ELWOOD, de l’autre côté, près de la table, prenant aussi un siège, et faisant signe à miss Milner d’en faire autant.

Depuis deux ans que vous êtes sous ma tutelle, j’ai pu remarquer en vous de la légèreté, de l’étourderie ; mais j’ai toujours rendu justice à votre extrême franchise ; c’est elle que j’invoque aujourd’hui ; c’est elle seule qui doit dicter votre réponse à la question que je vais vous adresser. Est-il vrai, comme on le dit, que vous aimiez lord Frédéric ?

MISS MILNER.

En vérité, Monsieur, une pareille demande a droit de m’étonner ; mais moins encore que le ton avec lequel vous me l’adressez. Je ne vous ai jamais vu avec moi un air aussi froid et aussi sévère.

SANDFORT.

Le ton n’y fait rien ; on vous demande, oui, ou non.

MISS MILNER.

Est-ce à vous, Monsieur, ou à mon tuteur que je dois répondre ?

ELWOOD.

C’est à moi, à moi seul. Eh bien ! pourquoi hésitez-vous ?

SANDFORT.

Pourquoi ? pourquoi ? c’est bien facile à voir : c’est qu’elle l’aime, c’est qu’elle l’adore.

ELWOOD.

Enfin, de grâce, répondez ! aimez-vous lord Frédéric ?

MISS MILNER, froidement.

Non, Monsieur.

SANDFORT.

Qu’entends-je, vous ne l’aimez pas ?

MISS MILNER, de même, et d’un ton résolu.

Non, Monsieur, je ne l’aime pas.

SANDFORT.

Eh bien ! Mademoiselle, je n’en crois pas un mot.

ELWOOD.

Et pour quelle raison ?

SANDFORT.

Je n’en sais rien ; mais je suis sûr qu’elle nous trompe.

ELWOOD.

Quant à moi, miss Milner, qui n’ai aucun motif de douter de votre sincérité, je vous crois ; mais je vous demanderai alors pourquoi vous avez encouragé à ce point les assiduités de ce jeune homme ?

MISS MILNER.

Je ne sais : pour des motifs que je ne pourrais peut-être m’expliquer moi-même.

ELWOOD.

Il faut cependant se décider : ou le nommer votre époux, ou ne plus recevoir ses visites.

MISS MILNER.

J’aimerais mieux qu’il pût les continuer.

SANDFORT.

Et pourquoi ?

MISS MILNER.

Parce qu’il m’amuse.

SANDFORT, se levant.

Ô honte ! vous l’entendez, si ce n’est pas là de la coquetterie !...

ELWOOD, se levant, ainsi que miss Milner.

Eh bien ! Miss, j’exige que vous me promettiez de ne plus revoir lord Frédéric.

MISS MILNER.

Je vous le promets. Monsieur.

ELWOOD.

Dès aujourd’hui ?

MISS MILNER.

Dès aujourd’hui ! je le voudrais ; mais cette course à Hyde-Park, depuis longtemps je m’en faisais un plaisir, j’en ai rêvé cette nuit, et puis j’ai promis à lady Seymour, et je n’y puis manquer ; car vous savez, Monsieur, qu’un engagement antérieur...

ELWOOD.

Et ceux que vous venez de prendre avec moi, vous n’y attachez aucune importance ?

MISS MILNER.

Beaucoup ! si vous y en attachez vous-même ; mais le sujet dont il s’agit en mérite si peu, que je ne puis croire, milord, que vous, qui d’ordinaire êtes si bon et si indulgent...

ELWOOD, vivement.

Il est des circonstances où l’indulgence est faiblesse, et je vous ai fait connaître mes intentions.

MISS MILNER.

Vos intentions ?

SANDFORT.

À la bonne heure, voilà ce qu’il fallait dire tout de suite, et si l’on suivait mes conseils, si vous étiez ma pupille...

MISS MILNER.

Si j’étais votre pupille, Monsieur je...

SANDFORT.

Eh bien ! que feriez-vous ?

MISS MILNER.

Je ferais... ce que je ferai aujourd’hui, car bien certainement j’irai à cette course.

ELWOOD.

Et moi, je vous défends de sortir d’aujourd’hui. Je vous le défends, entendez-vous ?

Il entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène III

 

MISS MILNER, SANDFORT

 

MISS MILNER.

L’ai-je bien entendu ? un pareil langage ! C’est la première fois...

SANDFORT.

C’est là le mal.

MISS MILNER.

Lui ! milord Elwood se fâcher contre moi ! me parler avec colère !

SANDFORT.

Oh ! mon Dieu oui ! Il a dit : Je vous le défends ; ces propres paroles ; il n’y a pas moyen de rien changer au texte.

MISS MILNER.

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Quoi ! dans ces lieux, contre mon gré,
Il faut que son ordre m’enchaîne !
Puisqu’il le veut, je resterai ;
J’obéis, mais non sans peine.

SANDFORT.

Fort aisément je le conçois ;
Le sacrifice est des plus rudes ;
Il veut, abusant de ses droits,
Que vous soyez raisonnable une fois...
C’est déranger vos habitudes.

MISS MILNER.

Monsieur...

SANDFORT.

C’est fâcheux ; mais quand on a un tuteur, et un tuteur qui montre du caractère, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de céder.

MISS MILNER.

Si je cède, Monsieur, ce n’est point dans la crainte de son ressentiment, mais dans la crainte de l’affliger en lui désobéissant.

SANDFORT.

À la bonne heure, vous avez raison ; il vaut mieux le prendre comme cela. C’est ce que nous appelons une capitulation d’amour-propre.

MISS MILNER.

Moi, de l’amour-propre ?

SANDFORT.

Ou, si vous l’aimez mieux, une retraite honorable et prudente. On se retranche dans les sentiments et dans le sublime, quand on ne peut pas faire autrement.

MISS MILNER.

Il me semble, Monsieur, que si je voulais faire autrement, cela dépendrait de moi.

SANDFORD.

Je ne le pense pas.

MISS MILNER.

Et qui m’empêcherait de répondre à l’invitation de lady Seymour ? de me rendre ce matin à cette partie de plaisir où je suis attendue ?

SANDFORT.

Qui vous en empêcherait ? vous-même.

MISS MILNER.

Moi ?

SANDFORT.

Oui, sans doute ; vous réfléchirez aux ordres de votre tuteur, à la défense qu’il vous a faite ; défense très sage et très judicieuse, que je louerais davantage encore, si la modestie me le permettait.

MISS MILNER.

Je comprends, c’est Monsieur qui la lui a suggérée.

SANDFORT.

Comme vous dites ; conseils purement désintéressés, et pour lesquels je ne demande pas même de reconnaissance ; ma satisfaction intérieure me suffit.

MISS MILNER.

Votre satisfaction ; et laquelle ?

SANDFORT.

Air : On dit que je suis sans malice.

J’ai pour moi l’heureuse pensée
Que vous allez être forcée,
Malgré vous, indirectement,
De m’obéir en ce moment.

MISS MILNER.

Vous, Monsieur, me parler en maître !
Alors, je dois le reconnaître,
Je vous devrai donc un plaisir,
Celui de vous désobéir.

 

 

Scène IV

 

MISS MILNER, SANDFORT, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Madame, on demande à vous parler.

MISS MILNER.

Et qui donc ?

LE DOMESTIQUE.

Lord Frédéric.

MISS MILNER, avec joie.

Lord Frédéric ! ah ! tant mieux.

SANDFORT.

Miss Milner sait bien qu’il lui est défendu de le recevoir ; mais vous pouvez avertir lord Elwood. Où est-il dans ce moment ?

LE DOMESTIQUE.

Il s’est enfermé dans son cabinet pour lire des papiers qu’un courrier venait de lui apporter. Il ne veut recevoir personne, et ne descendra que pour le dîner.

SANDFORT.

Alors, j’en suis fâché pour le jeune seigneur ; mais vous pouvez lui dire qu’il n’y a personne au logis. Allez.

Le domestique va pour sortir.

MISS MILNER.

Georges, restez. Je voudrais savoir, Monsieur, qui vous a permis de donner des ordres à mes gens ?

SANDFORT.

Qu’est-ce à dire. Mademoiselle ? Qu’est-ce que cela signifie ?

MISS MILNER.

Que je suis chez moi.

SANDFORT.

D’accord. Cet hôtel vous appartient ; mais il me semble qu’en l’absence de milord...

MISS MILNER.

C’est à moi seule de commander ; j’en ai le droit, et j’en use.

Au domestique.

Dites à lord Frédéric que je serai charmée de le recevoir. Allez.

Le domestique sort.

SANDFORT.

Quoi, Mademoiselle ! une pareille audace ! braver ainsi la défense de votre tuteur !

MISS MILNER.

C’est à lui seul, et non à ses conseillers intimes, que je dois compte de ma conduite.

SANDFORT.

Vous ne connaissez point milord Elwood ; et quand il sera instruit de ce qui se passe, car il le saura...

MISS MILNER.

Je n’en doute point, et déjà, je le suppose, vous avez préparé votre rapport.

SANDFORT.

Des rapports ; et pour qui me prenez-vous ?

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Moi, des rapports ! vous êtes mal instruite ;
Sachez, morbleu ! que le docteur Sandfort,
Des gens, tout haut, peut blâmer la conduite,
Mais n’a jamais su faire de rapport.
Il est des gens bien francs en apparence,
Qui lorsque, hélas ! on les blessa,
Pour mieux vous perdre attendent votre absence ;
Pour attaquer, moi, j’attends qu’on soit là.

Il entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène V

 

MISS MILNER, FRÉDÉRIC

 

MISS MILNER.

À merveille ; je l’ai mis en fuite, et le champ de bataille me reste.

À lord Frédéric qui entre et qui la salue respectueusement.

Lord Frédéric ! Je ne m’attendais pas, Monsieur, au plaisir de cette visite.

FRÉDÉRIC.

Aussi, n’aurais-je pas pris la liberté de me présenter ; mais je viens par ordre supérieur. Un message important que lady Seymour, ma tante, m’a chargé de vous transmettre, et je me suis empressé d’obéir ; car vous savez que les ordres des dames...

MISS MILNER.

Oh ! je sais, milord, que vous êtes la galanterie même.

FRÉDÉRIC.

Oui, depuis mon voyage en France ; et si j’ai obtenu quelques succès, c’est à cela seul que je les dois, parce que vous sentez bien que toutes nos ladys, qui sont habituées à la gravité et à la pesanteur nationales, voyant tout à coup un jeune gentleman qui joint à un fond anglais des formes parisiennes, elles n’y sont plus, cela les trouble, les étonne, et on ne peut plus se défendre.

MISS MILNER.

C’est un succès de surprise.

FRÉDÉRIC.

Comme vous dites ; il est vrai que cela m’a valu quelques querelles de la part des maris, et de nos jeunes lords, qui m’appellent fat !

MISS MILNER.

Fat !

FRÉDÉRIC.

Oui, fat ! c’est un mot français qui veut dire un homme aimable, un homme aimé des dames ; aussi je trouve l’expression originale et je me fais gloire d’être fat, d’autant que ça ne m’empêche pas d’être brave ; et depuis les trois coups d’épée que j’ai donnés, et les deux que j’ai reçus, on me permet d’être fat à volonté.

MISS MILNER.

Je ne vois pas en effet qui pourrait s’opposer...

FRÉDÉRIC.

Nous avons mon oncle Clarendon, un pair du royaume, véritable Anglais, qui de sa nature est toujours de l’opposition, et qui goûte peu mes manières françaises ; aussi nous sommes brouillés : vous ne croiriez pas qu’il refuse de payer mes dettes ?

MISS MILNER, riant.

Vous en avez donc et beaucoup ?

FRÉDÉRIC.

Oui, depuis mon voyage en France, parce que, voyez-vous, à Paris, cela s’apprend si facilement ; mais à dater de mon mariage, je deviens raisonnable, et vous savez mieux que personne de qui dépend ma raison.

MISS MILNER.

Moi ! milord, je n’en sais rien, je vous jure. Mais revenons au message dont vous a chargé lady Seymour.

FRÉDÉRIC.

Comment, je ne vous en ai pas encore parlé ! c’est admirable ; mais à qui la faute ? à vous seule qui me faites tout oublier. Je voulais donc vous prévenir que lady Seymour viendra vous prendre ici à deux heures pour se rendre à Hyde-Park.

MISS MILNER.

À Hyde-Park ? je suis désolée ; mais je voulais vous prévenir qu’il m’est impossible de m’y rendre.

FRÉDÉRIC.

Ô ciel ! que me dites- vous ! et pour quelle raison ?

MISS MILNER.

Pour une raison très grave ; j’ai une migraine, des vapeurs qui me font souffrir horriblement.

FRÉDÉRIC.

Cela n’est pas possible : je ne puis croire à une pareille indisposition.

MISS MILNER.

Comment, milord, vous ne croyez pas aux vapeurs et aux migraines ?

FRÉDÉRIC.

Non, Madame, depuis mon voyage en France ; et j’en appelle à vous-même et à votre miroir, jamais vous n’avez été plus jolie.

MISS MILNER.

Vraiment ! Alors, c’est dommage ; car décidément, il ne m’est pas permis...

FRÉDÉRIC.

Pas permis ! et qui donc peut vous en empêcher ? J’y suis ! lord Elwood, votre sévère tuteur.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Est-il donc vrai, comme on l’assure,
Qu’il est soupçonneux et jaloux ?
Est-il vrai qu’il vous fait l’injure
De vous tenir sous les verrous ?
C’est un vrai scandale chez nous.
Ici, grâce à nos lois fidèles,
Les droits de tous sont respectés,
Et nous ne permettons qu’aux belles
D’attenter à nos libertés.

Enfin, il paraît que c’est un véritable tuteur à l’italienne ; et vous savez comment on les traite ?

MISS MILNER.

Je sais, Monsieur, que, depuis mon enfance, il veille sur moi avec la tendresse d’un père et d’un ami. Au milieu des circonstances les plus difficiles, c’est sa prudence qui a conservé, qui a augmenté mon héritage. Dans cette maladie si dangereuse qui mit mes jours en péril, c’est à ses soins que je dus la vie. Enfin, Monsieur, c’est le meilleur des hommes, la perfection même. Mais, pardon de vous parler ici de perfection ; il est des genres de mérite trop graves et trop sérieux pour que ni vous ni moi puissions jamais y atteindre ; et ce que nous avons de mieux à l’aire, c’est de les respecter sans les comprendre.

FRÉDÉRIC.

Je vois, d’après votre raisonnement, que votre tuteur a un genre de mérite incompréhensible, et je le croirais assez d’après les bruits qui courent dans le monde.

MISS MILNER.

Des bruits sur lui ! et que peut-on dire ?

FRÉDÉRIC.

Quoi ! vous ne le savez pas ? On dit que ce grave tuteur, cet homme si admirable, qui tient de la perfection et presque de la Divinité, est amoureux comme un simple mortel.

MISS MILNER.

Amoureux ! et de qui ?

FRÉDÉRIC.

Dans ces cas-là, on ne sait jamais au juste, parce que souvent les personnes elles-mêmes n’en sont pas bien sûres ; mais on cite surtout miss Arabelle, cette jeune prude si sévère et si froide.

MISS MILNER.

Miss Arabelle ! ce n’est pas possible. Oubliez-vous, Monsieur, que lord Elwood est engagé dans l’ordre de Malte, et que les vœux qu’il a prononcés l’empêchent de jamais se marier ?

FRÉDÉRIC.

Je le sais comme vous ; mais cela n’empêche pas d’être amoureux et de s’occuper d’une jolie femme.

MISS MILNER.

Comment ! vous pensez que miss Arabelle ?...

FRÉDÉRIC.

Franchement, je le croirais assez ; une prude a des attraits pour un sage : en l’aimant, il croit encore aimer la vertu, et c’est commode pour les principes. Du reste, lord Elwood ne perd pas une occasion de louer miss Arabelle, et de la citer partout comme un modèle à suivre.

MISS MILNER.

Il est vrai ?

FRÉDÉRIC.

Au point qu’il approuve en elle ce qu’il blâme dans les autres. Tenez, aujourd’hui, par exemple, cette fête brillante où l’on vous défend d’assister, elle y sera, et certainement lord Elwood trouvera cela tout naturel.

MISS MILNER.

Vous croyez ?

FRÉDÉRIC.

Tandis que vous, il vous est défendu de vous amuser ; vous êtes sa pupille. Et si vous saviez cependant de quels plaisirs il prétend vous priver ! Ce spectacle si varié et si piquant, ce monde, cette foule, ces riches landaux, ces brillantes cavalcades qui entourent votre char et qui vous servent d’escorte ; cette arène magnifique, où mille femmes viennent disputer le prix des grâces et de la parure, et où vous verrez tous les l’égards vous chercher et vous proclamer la plus belle !

MISS MILNER.

La plus belle ; c’est pourtant bien séduisant, surtout si miss Arabelle y doit être.

FRÉDÉRIC.

Elle y sera, je vous le jure ; car elle l’a promis à lady Seymour. Ces dames doivent s’y rencontrer.

MISS MILNER.

Eh bien ! j’irai, j’irai aussi, quand je devrais forcer mon tuteur à m’y accompagner ; je vous le promets maintenant.

FRÉDÉRIC.

Et maintenant je suis le plus heureux des hommes. Je cours prévenir lady Seymour, et je reviens à l’instant.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MISS MILNER, seule

 

Au fait, il a raison ; lord Elwood est mon tuteur, mais il n’est pas mon maître, je ne suis pas son esclave, et s’il osait me refuser, je lui dirai que je le v..., ou plutôt je ne vois pas pourquoi je lui demanderais cette permission ; il ne doit descendre de son cabinet que pour dîner, je cours à ma toilette : par bonheur ma nouvelle parure est délicieuse, le chapeau le plus à la mode ; c’est bien fait, je serai charmante ; ce n’est pas pour moi, ça m’est égal, je n’y tiens pas ; mais nous verrons ce que dira miss Arabelle. Oui, courons vite. Dieux ! lord Elwood.

 

 

Scène VII

 

MISS MILNER, LORD ELWOOD

 

ELWOOD.

Ah ! vous voici, miss Millier, le ciel en soit loué !

MISS MILNER.

Et pourquoi donc, Monsieur ?

À part.

Allons, du courage et de la fermeté.

ELWOOD.

J’avais entendu de mon cabinet le bruit d’une voiture, et je craignais que ce ne fût la vôtre ; pardon d’avoir pu vous soupçonner. Je vois à votre toilette que vous n’avez pas même eu l’idée de me désobéir ; je vous en remercie, miss Milner ; car c’eût été une offense que je n’aurais jamais pardonnée, et si vous saviez combien je suis malheureux quand il faut me fâcher contre vous, combien il m’en coûte de vous traiter avec sévérité...

MISS MILNER.

Vous, Monsieur ?

ELWOOD.

Mais daignez m’écouter maintenant, et permettez-moi de me justifier à vos yeux.

MISS MILNER, à part.

Ô ciel ! voilà à quoi je ne m’attendais pas.

Haut.

Vous, milord ! vous justifier auprès de moi !

ELWOOD.

Oui, votre réputation est un bien qui m’a été confié et dont je suis responsable, c’est la plus belle dot que je puisse offrir à celui que vous choisirez, et je veux qu’elle lui soit remise comme vos autres richesses, pure et intacte.

Air : T’en souviens-tu ?

Voilà pourquoi, me montrant si sévère,
J’ai cependant dérangé vos plaisirs,
Moi, ce matin, qui d’ordinaire
Voie au-devant de vos désirs.
Jugez alors si je vous aime,
Puisque l’espoir seul de vous protéger,
Aujourd’hui m’a l’ait braver même
La crainte de vous affliger.

Il m’a donc semblé que les assiduités de lord Frédéric...

MISS MILNER.

Lord Frédéric ? Ne vous ai-je pas dit, milord, ce que je pensais de lui ?

ELWOOD.

M’avez-vous dit votre pensée tout entière ? Peut-être avez-vous été retenue par la présence de Sandfort, par la crainte de voir désapprouver votre choix ; mais vous êtes seule avec moi, avec votre ami, avec celui qui donnerait ses jours pour vous, et qui d’avance vous assure de son consentement. Eh quoi ! vous vous taisez ? allons, miss Milner, ma fille, mon enfant, ne craignez rien, quand votre aveu devrait m’affliger, votre confiance est déjà un bonheur, et je serai toujours heureux par l’idée seule que vous allez l’être.

MISS MILNER.

Et je le suis en effet ; car jamais rien n’a été plus doux pour mon cœur que l’amitié que vous me témoignez en ce moment.

ELWOOD.

Eh bien donc, répondez-moi ; lord Frédéric serait-il l’époux de votre choix ? a-t-il reçu de vous quelque espérance ?

MISS MILNER.

Lord Frédéric n’est pas celui que je choisirais. Je n’ai jamais encouragé sa tendresse ; mon seul désir est de rester auprès de vous comme je suis, et de vous obéir en tout.

ELWOOD.

M’obéir ! Eh bien ! dans ce moment, j’exige une preuve de votre soumission et de votre amitié. Habillez-vous, et allez à cette fête où l’on vous attend.

MISS MILNER.

Que dites-vous ?

ELWOOD.

C’est moi maintenant qui vous le, demande et qui vous en supplie.

MISS MILNER.

Ah ! je ne suis pas digne de tant de bonté, je ne la mérite pas ; cette fête maintenant me serait odieuse : permettez-moi de ne pas vous quitter, de passer ma journée ici avec vous en famille.

ELWOOD.

Vous m’accuserez encore d’être l’ennemi de vos plaisirs ?

MISS MILNER.

Oui, si vous me forcez à sortir ; ainsi vous n’insisterez plus, n’est-ce pas ? je reste.

ELWOOD.

Si telle est vraiment votre volonté ?...

MISS MILNER.

Oui, ma volonté, mon désir, je n’en ai pas d’autre.

ELWOOD.

Eh bien ! tant mieux ; car je voulais vous parler, ainsi qu’à Sandfort, d’un événement très important pour moi, d’un changement qui arrive dans ma fortune.

MISS MILNER.

Parlez vite, quel bonheur ! j’ai donc aussi une part dans votre confiance : eh bien ! Monsieur...

 

 

Scène VIII

 

MISS MILNER, LORD ELWOOD, UN DOMESTIQUE, annonçant, puis FRÉDÉRIC

 

LE DOMESTIQUE.

Lord Frédéric.

MISS MILNER.

Lord Frédéric ! ah ! mon Dieu ! je l’avais oublié.

FRÉDÉRIC.

J’ai l’honneur de saluer lord Elwood que je ne me croyais pas assez heureux pour rencontrer.

À miss Milner.

Comment ! Miss, vous n’êtes pas encore prête ? ces dames sont en bas qui vous attendent ; et j’ai réclamé l’honneur de vous donner la main.

Regardant lord Elwood.

Eh bien ! est-cc arrangé ? est-ce convenu ? Monsieur nous priverait-il de sa présence ? ou est-il des nôtres ? vient-il avec nous ?

ELWOOD.

Où donc ?

FRÉDÉRIC.

À Hyde-Park, à cette course si brillante où miss Milner m’a permis d’être son chevalier !

ELWOOD.

Vous, son chevalier ?

MISS MILNER, à lord Elwood.

Oui, Monsieur ;

À lord Frédéric.

mais je voulais vous dire...

FRÉDÉRIC.

Oh ! je n’accepte pas d’excuse, j’ai votre parole.

ELWOOD.

Je croyais que miss Milner m’avait dit qu’elle n’avait aucun engagement ; il parait qu’elle aura oublié...

FRÉDÉRIC.

Oublié, c’est impossible ; car c’est aujourd’hui, c’est ici même que miss Milner a daigné me promettre...

ELWOOD.

Aujourd’hui ! comment ! Monsieur nous avait déjà fait l’honneur de nous rendre visite ?

FRÉDÉRIC.

Oh ! mon Dieu, oui ; il n’y a qu’un instant, je me suis présenté ; par malheur vous n’y étiez pas ; c’est votre aimable pupille qui, en votre absence, a daigné me recevoir.

ELWOOD.

Vous recevoir

À demi voix, à miss Milner.

ici même, aujourd’hui ; quand ce matin vous m’aviez juré... Ah ! miss Milner...

MISS MILNER.

Permettez, Monsieur, je dois avant tout vous expliquer...

ELWOOD.

C’est inutile ; il est fâcheux que pour me persuader vous ayez besoin d’explication : autrefois, un mot aurait suffi ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, je n’ai jamais prétendu vous contraindre ; permis à vous d’aller à cette fête avec lady Seymour et avec Monsieur.

FRÉDÉRIC.

C’est admirable ! vous êtes le modèle des tuteurs. Eh bien ! partons-nous ?

MISS MILNER.

Non, Monsieur :

Regardant lord Elwood.

j’espère que plus tard on pourra m’entendre ; mais, en attendant, je vous prie de faire mes excuses à lady Seymour et à ces dames ; car, bien décidément, je reste ici, et je ne sortirai pas.

Elle fait la révérence et sort.

 

 

Scène IX

 

LORD ELWOOD, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC.

Comment, milord, elle s’éloigne, elle refuse de nous suivre à cette fête, qui tout à l’heure encore était l’objet de tous ses vœux ? Qu’est-ce que cela signifie ?

ELWOOD.

Cela signifie qu’elle a changé d’idée.

FRÉDÉRIC.

Non, morbleu ! ce n’est pas naturel ; ni moi, ni ces dames ne seront dupes d’une pareille conduite ; sa réponse était dictée par vous, et ce consentement que vous donnez en apparence et avec tant de générosité, n’était qu’un prétexte adroit.

ELWOOD.

Un prétexte ; je pourrais vous répondre. Monsieur, que je suis maître ici, et quand je commande, chacun obéit ; mais en supposant, comme vous le dites, que j’aie besoin de prétexte, il me semble que je n’en manquerais point, et que, comme tuteur de miss Milner, j’aurais droit de défendre les visites et les assiduités d’un jeune homme dont j’ignore même les intentions et les motifs.

FRÉDÉRIC.

Si jusqu’ici, Monsieur, j’ai tardé à me déclarer, c’est que ma position ne me le permettait pas ; c’est que je sollicitais un régiment que je n’ai encore pu obtenir ; c’est que, brouillé avec lord Clarendon, le chef de ma famille, je craignais qu’il ne refusât son consentement ; mais, puisque vous l’exigez. Monsieur, je viens formellement vous demander miss Milner en mariage ; je vous déclare que je l’aime, que je l’adore, que je suis aimé...

ELWOOD.

Aimé ? et quelles raisons avez-vous de le croire ?

FRÉDÉRIC.

Là-dessus, Monsieur, c’est moi que cela regarde. Dieu merci, je m’y connais, et j’ai su lire dans son cœur ; mais si, après un tel aveu, vous hésitez encore ; si vous refusez lui parti aussi brillant qu’honorable, modestie à part, parce qu’en affaires la vérité avant tout ; si vous refusez enfin d’agréer ma recherche, je commencerai à croire à un bruit auquel, pour votre honneur, je refusais d’ajouter foi : c’est que vous êtes amoureux, non pas, comme on le dit, de miss Arabelle, mais de votre pupille elle-même.

ELWOOD.

Moi ! Monsieur, on pourrait supposer !... apprenez que, dans ma position, un tel doute est une offense.

FRÉDÉRIC.

Comme vous voudrez, Monsieur ; mais si je me suis trompé, il faut me le prouver autrement que par des discours ; car, malgré la sévérité de vos principes, je vous déclare que je n’ai point de confiance dans les protestations d’un tuteur hypocrite.

ELWOOD.

Et moi, Monsieur, heureusement pour vous, je n’attache pas d’importance aux discours d’un fat.

FRÉDÉRIC.

Un fat ! encore un qui emploie l’expression ; eh bien ! oui. Monsieur, je suis un fat ; car tel est mon plaisir, et je ne vois pas pourquoi, dans l’Angleterre, qui est le pays de la liberté, il ne serait pas permis à chacun d’être comme il lui plaît ; je suis ainsi parce que je le trouve bon, et je vous demanderai raison de ce que vous le trouvez mauvais.

ELWOOD.

Vous auriez fort à faire. Monsieur, s’il vous fallait chercher querelle à tous ceux qui partagent mon opinion sur votre compte. Mais, dans tous les cas, vous me trouverez toujours à vos ordres.

FRÉDÉRIC.

Aujourd’hui même, milord, à moins que sur-le-champ vous ne me donniez votre consentement pour épouser votre pupille.

ELWOOD.

Voilà une condition qui rend le mariage impossible.

FRÉDÉRIC.

Et c’est ce que nous verrons ; car je vous déclare que malgré vous-même, malgré votre tyrannie, miss Milner sera à moi ; et quand je devrais la soustraire à votre pouvoir, l’enlever de ces lieux.

ELWOOD, mettant la main à son chapeau.

L’enlever ! enlever miss Milner ! c’est trop fort. Monsieur ; et si je ne me respectais moi-même, je vous aurais déjà fait chasser par mes gens ; mais vous avez besoin d’une leçon, et c’est un soin que je me réserve. Sortons.

 

 

Scène X

 

LORD ELWOOD, FRÉDÉRIC, SANDFORT

 

SANDFORT.

Eh bien ! eh bien ! où courez-vous donc ainsi comme des étourdis ?

FRÉDÉRIC.

Ne faites pas attention. C’est une demande en mariage que je vais faire à Monsieur.

ELWOOD.

Oui, Sandfort, nous avons à sortir ensemble. Laissez-nous.

SANDFORT.

Non, parbleu ! je saurai auparavant ce dont il s’agit, et quelle est cette calèche qui depuis une heure est à la porte, et où sont des dames qui s’impatientent.

FRÉDÉRIC.

Dieu ! lady Seymour, ma respectable tante. Milord, je vais lui faire mes excuses, la prier de partir sans miss Milner et sans moi ; de là je passe chez un ami, et dans un quart d’heure je serai ici dans votre jardin avec deux témoins.

SANDFORT.

Deux témoins !

Air de Turenne.

Vous voulez donc vous battre, je suppose ?

FRÉDÉRIC.

Comme vous dites, dans l’instant.

SANDFORT.

Quoi ! vous pouvez d’une pareille chose
Parler aussi tranquillement ?

FRÉDÉRIC.

Et pourquoi pas ? il est permis, je pense,
De se brûler la cervelle en riant.
Moi, j’y suis fait.

SANDFORT.

Et depuis quand ?

FRÉDÉRIC.

Mais... depuis mon voyage en France.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LORD ELWOOD, SANDFORT

 

SANDFORT.

Qu’est-ce que cela signifie ? depuis quand avez-vous des relations avec un pareil étourdi ? Est-ce que vous savez avec qui il va se battre ?

ELWOOD, froidement.

Oui, c’est avec moi.

SANDFORT.

Bonté de Dieu ! que m’apprenez-vous là ?

ELWOOD.

Taisez-vous, Sandfort, taisez-vous. Il n’y a pas moyen de faire autrement ; mon honneur, celui de miss Milner...

SANDFORT.

Miss Milner ! j’en était sûr. C’est elle qui est cause de tout.

ELWOOD.

C’est ce qui vous trompe, c’est moi qui ai insulté, qui ai outragé ce jeune homme ; je l’ai menacé de le mettre à la porte, de le faire chasser par mes gens ; et, entre gentilshommes, ce sont des injures qui ne se pardonnent point.

SANDFORT.

Et que m’importe à moi ? Est-ce que vous croyez que je le souffrirai ?

ELWOOD.

Sandfort ! au nom du ciel ! si l’on vous entendait.

SANDFORT.

Et je veux qu’on m’entende, je veux que l’on connaisse votre extravagance, votre folie ; je veux que l’univers entier...

 

 

Scène XII

 

LORD ELWOOD, SANDFORT, MISS MILNER

 

MISS MILNER.

Ah ! mon Dieu ! d’où vient ce bruit ? et qu’y a-t-il donc ?

SANDFORT.

Ce qu’il y a, Mademoiselle, ce qu’il y a...

ELWOOD, lui mettant la main sur la bouche.

Sandfort, je vous en conjure...

SANDFORT.

Je me tairai, milord, je me tairai pour votre honneur, mais il n’est pas moins vrai que je l’avais prévu, que je l’ai toujours dit ; et sans les caprices, sans les inconséquences de Mademoiselle, le plus honnête homme d’Angleterre ne serait pas exposé à aller aujourd’hui se couper la gorge avec un étourdi.

MISS MILNER.

Ô ciel ! que dites-vous ?

SANDFORT.

Eh bien ! oui, c’est plus fort que moi, je ne veux pas me taire. Tel que vous le voyez, il va dans l’instant même se battre avec lord Frédéric.

MISS MILNER.

C’est fait de moi. Je me meurs.

ELWOOD.

Sandfort ! elle se trouve mal.

SANDFORT, allant à elle.

Eh non ! morbleu ! eh non ! il ne s’agit pas de cela ; il faut le détourner de ce dessein, il faut qu’il y renonce ! il faut qu’il nous donne sa parole, et encore il nous la donnerait que je n’y croirais pas, car je n’ai plus de confiance en lui ni en son caractère.. Lui qu’engagent des vœux sacrés et solennels ! lui, un chevalier de Malte, aller se battre pour une femme !

MISS MILNER.

Grand Dieu ! c’est pour sa pupille ?

SANDFORT.

Et pour qui donc ? à coup sûr ce n’est pas pour moi. Mais s’il est sourd à mes prières, s’il résiste à notre amitié, j’ai mon projet, je saurai bien l’en empêcher.

À milord Elwood.

Milord, je ne vous quitte pas, je vous suivrai partout, je m’attache à vos pas ; je me mettrai entre vous deux, et si je suis tué, vous penserez quelquefois à voire vieux précepteur et à la dernière leçon qu’il vous aura donnée.

MISS MILNER, joignant les mains.

Monsieur Sandfort, monsieur Sandfort, je vous demande pardon d’avoir jamais pu vous offenser.

SANDFORT.

Eh ! il n’est pas question de pardon, il faut qu’il nous réponde.

Regardant par la fenêtre.

Dieu ! lord Frédéric qui entre dans le jardin.

Allant à lord Elwood qui veut sortir.

Milord, vous ne sortirez pas d’ici.

ELWOOD.

Mes amis, mes chers amis, un instant de réflexion vous prouvera à tous deux qu’il est impossible que ce combat n’ait pas lieu. Mais pourquoi d’avance vous alarmer ? considérez combien il y a peu de duels vraiment funestes.

MISS MILNER.

Quelles qu’en soient les suites, c’est moi, milord, c’est moi qui serai éternellement malheureuse ; car j’aurai été la cause de ce combat, et s’il renversait toutes mes espérances, s’il devait me donner le coup de la mort, ne renonceriez-vous pas à ce cruel dessein ?

ELWOOD.

Que dites-vous ?

MISS MILNER.

Qu’il est quelqu’un au monde qui possède mes plus chères affections ; l’idée seule que ses jours sont menacés me ferait tout sacrifier ; et s’il faut vous avouer enfin un amour que je n’ai pu vaincre...

ELWOOD.

Achevez.

MISS MILNER.

Ah ! J’en rougis de honte ; mais les dangers rendent cet aveu nécessaire, j’aime...

SANDFORT.

Eh qui donc, malheureuse ?

MISS MILNER.

Lord Frédéric.

SANDFORT.

Eh bien ! qu’est-ce que je vous disais ce matin ? et que de peine n’a-t-il pas fallu pour le lui faire avouer ?

ELWOOD.

Je ne vous cache pas, miss Milner, que je suis profondément affecté de tant de ruses et de tant de contradictions, moi qui tout à l’heure encore vous suppliais de me dire la vérité.

MISS MILNER.

Je ne suis pas digne de votre amitié, Monsieur, et dès ce moment, abandonnez-moi.

ELWOOD.

Non, pas en ce moment ; car grâce à vous, je connais enfin le moyen d’assurer votre bonheur : oui, Mademoiselle, je vous promets, et je ne vous tromperai pas, quoique vous m’ayez si souvent trompé vous-même, que dès ce moment lord Frédéric ne court aucun danger : au prix du monde entier, je ne voudrais pas maintenant mettre ses, jours en péril. Vous pouvez, Sandfort, me laisser sortir ; je vais le trouver, et j’espère que vous serez tous contents de moi. Adieu.

 

 

Scène XIII

 

MISS MILNER, SANDFORT

 

SANDFORT.

Mademoiselle, je ne risquerai pas un mot sur ce qui vient de se passer ; car, dans ce moment-ci, j’ai trop d’avantage, et, en ennemi généreux, je ne veux pas en profiter ; mais comme depuis longtemps je cherche à connaître le cœur humain, surtout celui des femmes, je vous demanderai seulement, pour mon instruction et mes études particulières, pourquoi, lorsqu’on vous offrait lord Frédéric pour mari, vous n’avez jamais voulu en entendre parler, et pourquoi maintenant ?...

MISS MILNER.

Pardon, monsieur Sandfort ; je suis si troublée, si inquiète... Quelle idée lord Elwood va-t-il avoir de moi ? lui qui est si noble, si généreux.

SANDFORT.

Cette fois vous avez raison ; et voilà un sujet du moins sur lequel nous n’aurons pas de dispute ; c’est le premier.

MISS MILNER.

Croyez-vous, monsieur Sandfort, que cela s’arrange ?

SANDFORT.

Parbleu ! maintenant il n’y a plus rien à craindre, et tout va se terminer à l’amiable. Votre tuteur racontera à lord Frédéric ce que vous venez de lui avouer ; il lui apprendra que vous l’aimez.

MISS MILNER.

Comment, Monsieur, vous croyez qu’il le lui dira ?

SANDFORT.

Le moyen de faire autrement ?

MISS MILNER.

Voilà ce qui me désespère, s’il avait pu ne pas lui en parler, le lui laisser ignorer...

SANDFORT.

C’est cela, pour qu’ils se disputent encore.

MISS MILNER.

Non vraiment, et j’espère bien qu’il ne sera plus question de duel et de combat.

On entend un coup de pistolet.

Dieu !... que viens-je d’entendre ? lord Elwood m’a donc trompée.

Sandfort court à la fenêtre qu’il ouvre, et il regarde dans le jardin.

Eh bien ! est-il blessé ?

SANDFORT.

Qui ? lord Frédéric ?

MISS MILNER.

Eh non ! milord Elwood.

SANDFORT.

Grâce au ciel, je les vois tous les deux ; les témoins les entourent ; ils s’embrassent, ils se séparent : l’un revient de ce côté, et l’autre remonte à cheval.

MISS MILNER.

Dieu soit loué ! et vous êtes bien sûr qu’il ne lui est rien arrivé ?

SANDFORT.

À lord Frédéric ?

MISS MILNER.

Et non ! je vous parle de lord Elwood, de mon tuteur, de celui à qui je dois tout.

SANDFORT.

Eh ! tenez, le voici.

 

 

Scène XIV

 

MISS MILNER, SANDFORT, LORD ELWOOD

 

MISS MILNER, courant à lui.

Ah ! c’est vous, milord ! qu’est-il donc arrivé ?

ELWOOD.

Rassurez-vous : celui que vous aimez n’a couru aucun danger.

SANDFORT.

Mais ce bruit que nous venons d’entendre ?

ELWOOD.

En essuyant le feu de lord Frédéric, je lui ai accordé la satisfaction qu’il me demandait.

SANDFORT.

Ah ! milord, je ne vous reconnais pas là ; c’était manquer à votre parole.

ELWOOD.

Non, car en refusant de tirer sur lui.

À miss Milner.

j’ai tenu la promesse que j’avais faite de ne point exposer sa vie.

SANDFORT.

Et la vôtre, morbleu ! la vôtre, qui nous appartenait ?

ELWOOD, lui prenant la main.

Pardon, j’avais oublié qu’il me restait un ami.

MISS MILNER.

Ah ! Monsieur !

ELWOOD.

Alors seulement j’ai pu avouera lord Frédéric que vous l’aimez, que vous l’acceptez pour époux.

MISS MILNER.

Ô ciel ! il le sait !

ELWOOD.

J’ai ajouté que désormais ce mariage était mon seul vœu, mon seul désir. Si vous aviez vu quelle joie il a fait éclater ! avec quelle reconnaissance il s’est jeté dans mes bras en me demandant pardon ! Eh bien ! Miss, qu’avez-vous ?

MISS MILNER.

Rien, Monsieur ; je suis contente, je suis heureuse ; j’ai sauvé des jours qui m’étaient bien précieux ! mais je ne puis vous dire ce que j’éprouve.

ELWOOD.

Ah ! je le devine, vous êtes inquiète de ne pas le voir paraître ; malgré mes protestations, vous tremblez encore pour lui. Rassurez-vous : dans son impatience, il m’a quitté pour tout disposer, car il faut que ce mariage se fasse aujourd’hui même.

MISS MILNER.

Quoi, Monsieur ! il pourrait exiger...

ELWOOD.

C’est moi qui l’ai voulu ; c’est moi, miss Milner, qui vous le demande.

MISS MILNER.

Et moi, si je vous suis chère, je vous supplie de différer de quelques semaines.

ELWOOD, vivement.

Pas d’un jour, pas d’un instant, ou je ne le pourrais pas...

SANDFORT.

Que dites-vous ?

ELWOOD, froidement.

Je ne pourrais pas y assister ; car demain, de grand matin, je pars, je quitte l’Angleterre.

MISS MILNER.

Ô ciel !

SANDFORT.

Vous partez seul ?

ELWOOD.

Non, car j’ai pensé que vous viendriez avec moi.

SANDFORT.

Et vous avez bien fait.

ELWOOD, à miss Milner.

Des affaires particulières m’appellent en Italie. Depuis quelque temps, depuis la mort de mon frère, j’étais le seul descendant des comtes d’Elwood. Or, on a pensé qu’il ne fallait point, après moi, laisser passer à une branche protestante les biens et les titres d’une famille catholique ; et c’est dans l’intérêt même de notre cause que la cour de Rome vient de me délier de mes vœux.

MISS MILNER.

Que dites-vous ?

ELWOOD.

Ce sont là ces papiers que j’ai reçus ce matin, et dont je voulais vous faire part à tous deux ; ce changement d’état, que, du reste, je voyais avec indifférence, m’affligeait seulement par l’idée de vous laisser seule.

Air : Faut l’oublier.

J’avais promis à voire père
De remplir un devoir bien doux ;
Et je suis resté près de vous
Tant que je vous fus nécessaire.
Je vous guidais avec effroi
Sur une route périlleuse ;
Mais un autre obtient votre foi :
Un autre peut vous rendre heureuse,
Vous n’avez plus besoin de moi.

Oui, lord Frédéric a ma parole, il a la vôtre ; il faut donc, avant mon départ, hâter ce mariage.

SANDFORT.

Vous avez raison.

ELWOOD.

Et comme lord Clarendon, l’oncle de Frédéric, est le seul qui pourrait former obstacle à cette union, j’y vais de ce pas.

MISS MILNER.

Milord !

ELWOOD.

Avez-vous quelques ordres à me prescrire, quelque chose à me demander ?

MISS MILNER.

Non, milord, je n’ai plus rien à vous dire, je suis prête à vous obéir.

ELWOOD.

Adieu donc.

À Sandfort.

Adieu.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XV

 

MISS MILNER, SANDFORT

 

SANDFORT.

Enfin, nous voila donc tous d’accord ; ce n’est pas sans peine. Je puis vous le dire maintenant, j’ai cru que jamais nous n’en sortirions ; mais, grâce au ciel, tout est fini à la satisfaction générale, et j’espère que vous devez être bien contente.

MISS MILNER.

Ah ! je n’y tiens plus ; j’en mourrai, je crois.

SANDFORT.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ? n’allez-vous pas pleurer ? maintenant que vous êtes heureuse, maintenant que vous épousez celui que vous aimez ?...

MISS MILNER.

Et si je ne l’aimais pas ?

SANDFORT.

Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que nous allons recommencer ?

MISS MILNER.

Monsieur Sandfort, daignez m’écouter.

SANDFORT.

Non, Mademoiselle, c’en est trop, et je n’écoute rien. Il s’agit ici de l’aimer une fois pour toutes, et que cela finisse.

MISS MILNER.

Et je ne le puis... Si j’en aime un autre ?

SANDFORT.

Un autre ! est-ce que cela est possible ? est-ce que je puis récuser le témoignage de mes yeux ? est-ce que je n’ai pas vu tout à l’heure encore la tendresse que vous portez à lord Frédéric ? votre pâleur, votre effroi au moment du combat...

MISS MILNER.

Était-il donc le seul dont les jours étaient menacés ? Êtes-vous donc si aveugle, monsieur Sandfort. et pensez-vous que je ne prenne aucun intérêt à lord Elwood ?

SANDFORT.

Lord Elwood !

MISS MILNER.

Oui, je l’aime, et c’est lui seul que j’ai toujours aimé.

SANDFORT.

Bonté de Dieu ! que me dites-vous là ? et que de malheurs je prévois ! dans ce moment surtout, après ce duel, ce combat, après la parole donnée. Pourquoi aussi ne pas dire ce que vous pensez ? et pourquoi ne pas le dire tout de suite ?

MISS MILNER.

Est-ce que je le pouvais, lorsque mon tuteur n’était pas libre, quand des nœuds sacrés l’enchaînaient à jamais ? Cette idée même était un crime ; et, loin d’avouer un tel amour, j’aurais voulu me le cacher à moi-même. De là les conséquences, les contradictions que vous blâmiez dans ma conduite, ces adorateurs dont j’encourageais les hommages, ces soirées brillantes, ces plaisirs dont je m’environnais : tout cela était autant d’armes que je cherchais contre lui ; et, loin de l’oublier, je me trouvais encore plus malheureuse.

SANDFORT.

Eh bien ! alors, puisque cela vous rendait malheureuse, pourquoi l’aimiez-vous ?

MISS MILNER.

Ah ! c’est que ces tourments mêmes avaient leur charme.

SANDFORT.

Par exemple, voilà des choses dont je n’avais jamais eu l’idée !

MISS MILNER.

Je suis bien coupable, sans doute ; mais je souffre, et je n’ai plus d’amis ; je n’en avais qu’un, et il ne m’est pas permis de lui confier mes peines. Il ne me reste donc que vous, mon bon monsieur Sandfort ! soyez mon guide, mon conseil ; que dois-je faire ?

SANDFORT.

Pauvre jeune fille ! vous êtes venu à moi dans le jour de l’affliction, et je ne tromperai point votre confiance. Quoique ce soit la première fois que je sois consulté dans une pareille affaire, il me semble qu’il faut de la franchise avant tout ; et puisque vous aimez lord Elwood, eh bien ! dites-le-lui.

MISS MILNER.

Y pensez-vous ? un pareil aveu... plutôt mourir de honte.

SANDFORT.

C’est juste, cela ne se peut pas : cela ne serait pas convenable ; mais pourquoi l’aimez-vous ? Il n’y aurait qu’un moyen, c’est de faire cet aveu à lord Frédéric.

MISS MILNER.

C’est encore pis : après ce qui s’est passé, il croira que l’on s’est joué de lui, et ce duel que je voulais empêcher sera maintenant inévitable, ce sera un combat à mort.

SANDFORT.

Vous avez raison, il y va de ses jours ; mais alors je vous demanderai encore, pourquoi l’aimez-vous ? est-ce donc une chose si difficile ? que diable ! on se raisonne, on se dit : Je n’y dois plus penser ; et on n’y pense plus.

MISS MILNER.

Monsieur Sandfort, vous n’avez jamais aimé.

SANDFORT.

C’est vrai, et je m’en félicite ; car cela m’a permis au moins de conserver quelque rectitude dans le jugement, et quelque suite dans les idées. Or, voici mon raisonnement : Si lord Elwood était resté dans l’ordre de Malte, s’il n’avait pas été dégagé de ses vœux, vous auriez fini par renoncer à lui, et vous auriez épousé Frédéric.

MISS MILNER.

Je ne sais ; cela se peut.

SANDFORT.

Eh bien ! ce sacrifice, que la nécessité vous forçait de faire, faites-le de vous-même, mais sans autre mobile que votre générosité, que le sentiment de vos devoirs ; dites-vous, pour mieux vous y décider, que vos goûts, vos humeurs, votre caractère, ne conviennent peut-être point à lord Elwood ; dites-vous que peut-être vous n’auriez pas fait son bonheur.

MISS MILNER.

C’est que je crois que si.

SANDFORT.

C’est égal, il faut vous dire le contraire ; il faut vous dire surtout que ce généreux sacrifice vous acquitte envers lui de tout ce que vous lui devez ; que vous lui conservez l’honneur ; que vous lui sauvez la vie.

MISS MILNER.

Air : Ainsi que vous, je veux, Mademoiselle.

En m’offrant une telle idée,
Vous m’enchaînez, et pour toujours :
Oui, ce seul mot m’a décidée,
Je me tairai pour conserver ses jours.
Je cacherai mon trouble extrême,
J’en aurai la force aujourd’hui !
Vous ne voulez pas que je l’aime,
J’y consens... par amour pour lui.

SANDFORT.

Voilà encore de ces raisonnements qui ne sont pas à ma portée ; mais c’est égal, c’est bien ; vous en serez récompensée par la paix de l’âme que vous retrouverez, par votre propre estime.

MISS MILNER.

Obtiendrai-je la vôtre ? c’est tout ce que je demande.

SANDFORT.

Si je vous l’accorde ! écoutez-moi, miss Milner, vous pouvez maintenant me fâcher, me contrarier, me poursuivre comme autrefois de vos railleries ; je vous permets tout ; je vous pardonne tout ; car vous avez en moi un ami véritable, et si jamais... C’est le bruit d’une voiture.

MISS MILNER.

Ah ! mon Dieu ! serait-ce lord Elwood ? je suis toute tremblante.

SANDFORT.

Non, non, rassurez-vous; ce n’est que lord Frédéric ; c’est celui-là, par exemple, que nous devons détester, c’est-à-dire pas vous, c’est votre mari, et vous devez l’aimer ; mais moi qui n’y suis pas obligé... Adieu, mon enfant ; allons, du courage.

Il entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène XVI

 

MISS MILNER, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, à la cantonade.

Qu’on exécute mes ordres, et que tout soit disposé. Mais nous attendrons pour partir le retour de lord Elwood.

À miss Milner.

Miss Milner, vous voilà ; qu’il me tardait de vous voir et de vous faire part de mon bonheur ! Je quitte mon oncle, lord Clarendon, chez qui je me présentais en tremblant ! Devinez qui je trouve avec lui ? Lord Elwood, votre tuteur, qui venait de plaider pour moi, et de gagner ma cause. Mon oncle me pardonne, il consent à notre union ; et de plus, à payer toutes mes dettes ; c’est-à-dire que c’est une ivresse générale parmi tous les fournisseurs et marchands de Londres, qui sont dévoués... et ce soir, à l’occasion de notre mariage, je pense qu’on illuminera dans la Cité.

MISS MILNER.

De sorte que vous êtes revenu avec lord Elwood, et qu’il est ici ?

FRÉDÉRIC.

Non. Il est allé chez le ministre solliciter pour moi. Vous aviez raison, c’est le meilleur, c’est le plus généreux des hommes ; et je crois que pour lui, maintenant, je ferais tout au monde.

MISS MILNER.

Que dites-vous ?

FRÉDÉRIC.

Oui, tout, excepté, par exemple, de renoncer à vous. Mais un projet auquel je m’oppose, c’est que lord Elwood veut partir ce soir après notre mariage.

MISS MILNER.

Ô ciel !

FRÉDÉRIC.

Il a donné devant moi des ordres pour que sa voiture fût prête au sortir de l’église ; mais nous sommes là... vous me seconderez, et je compte sur vous pour le retenir. Tenez, tenez, le voici. Ah ! mon Dieu ! comme il a l’air triste et défait ! Est-ce qu’il y aurait de mauvaises nouvelles ?

 

 

Scène XVII   

 

MISS MILNER, FRÉDÉRIC, LORD ELWOOD

 

FRÉDÉRIC.

Hé bien ! milord ?

ELWOOD.

Ah ! vous voilà, mes amis !

FRÉDÉRIC.

Est-ce que mon oncle, est-ce que l’honorable membre du parlement aurait changé d’opinion ?

ELWOOD.

Non vraiment.

FRÉDÉRIC.

C’est donc le ministre qui a refusé ma nomination ?

ELWOOD.

La voici.

FRÉDÉRIC.

Je suis colonel !

ELWOOD.

Et rien maintenant ne s’oppose à votre bonheur. Tout est prêt, et l’on vous attend. Venez.

MISS MILNER.

Un moment, Monsieur : est-il vrai, comme on me l’a annoncé, que vous êtes décidé à nous quitter aujourd’hui même ?

FRÉDÉRIC.

Nous espérons du moins que nos prières...

ELWOOD.

Non, milord, elles seraient inutiles ; des motifs imprévus, des raisons que vous ne pouvez connaître, me forcent à m’éloigner de vous ; il y va de mon repos et de mon honneur.

FRÉDÉRIC.

S’il en est ainsi, je n’ose plus insister.

ELWOOD.

Je serais déjà parti si, comme tuteur de miss Milner, je ne devais assister à son mariage, et la conduire moi-même à l’autel.

FRÉDÉRIC.

Cela, c’est trop juste.

ELWOOD.

Oui, c’est mon devoir, et aujourd’hui je les remplirai tous.

Au domestique.

Avertissez monsieur Sandford, et priez-le de descendre.

À miss Milner.

C’est lui qui, avec moi, vous servira de témoin, si toutefois ce choix ne vous déplaît pas, et si votre haine pour lui...

MISS MILNER.

Je ne le hais plus, je ne hais personne ; d’ailleurs, Monsieur, dès que vous l’ordonnez, vous savez bien que j’obéirai toujours avec empressement et avec plaisir.

ELWOOD.

Et d’où vient donc ce trouble, d’où viennent donc ces larmes ?

MISS MILNER.

Ne sont-elles pas naturelles ? quand je pense que vous vous éloignez, que nous allons être séparés, peut-être pour toujours.

ELWOOD.

Air : Rappelez-moi, je reviendrai (de M. Amédée de Beauplan).

Non, si j’en crois mon espérance,
J’attends un meilleur avenir ;
Je serai, malgré la distance,
Près de vous par le souvenir.
Errant sur un autre rivage,
De loin encor je vous suivrai,
Et sur vous si grondait l’orage,
Rappelez-moi, je reviendrai.

Va, ma fille, sois vertueuse, aime ton époux, pratique tes devoirs ; tranquille et heureuse dans ton ménage, lâche surtout de défendre ton cœur de toute funeste passion ; car si la raison nous donne la force d’en triompher, elle ne nous donne pas celle de nous en consoler ; elle n’empêche pas les regrets qui nous poursuivent, les tourments qui nous déchirent. Venez, mon enfant, venez, miss Milner ; embrassez-moi et partons !

Miss Milner se jette dans ses bras en pleurant, tandis que Frédéric les regardent en souriant et en essuyant une larme.

 

 

Scène XVIII

 

MISS MILNER, FRÉDÉRIC, LORD ELWOOD, SANDFORT

 

SANDFORT, entrant par le fond, et apercevant ce tableau.

Que vois-je ! miss Milner dans ses bras !

Courant à Frédéric.

Tout est donc connu et arrangé ?

FRÉDÉRIC.

Eh ! sans doute !

SANDFORT.

Comment cela est-il arrivé ? comment avez-vous su qu’elle l’aimait ?

FRÉDÉRIC.

Hé ! qui donc ?

SANDFORT.

Son tuteur.

ELWOOD et FRÉDÉRIC.

Qu’ai-je entendu ?

MISS MILNER, allant à Sandfort pour le faire taire.

Malheureux ! ils l’ignoraient !

SANDFORT.

Dieu ! qu’ai-je fait ! non, non, elle ne l’aime pas ; mettez que je n’ai rien dit ;

À Frédéric.

c’est vous seul qu’elle aime, ou du moins qu’elle épouse ; il n’y a que cela de vrai.

FRÉDÉRIC.

Vous avez raison ; telle est la vérité qu’on voulait me cacher, et que, grâce à vous, je connais enfin.

ELWOOD.

Monsieur, vous pourriez supposer ?

FRÉDÉRIC.

Oui, milord, c’est vous que j’accuse de m’avoir méconnu, de m’avoir outragé. Avez-vous pu penser que, dans la lutte qui s’établit entre nous, je resterais continuellement chargé du poids de vos bienfaits ? ou me jugez-vous incapable de m’acquitter jamais ? C’est là un affront dont, en véritable Anglais, je vous demanderais raison si je pouvais tourner contre vous l’épée de colonel que vous m’avez fait obtenir ; mais à défaut de cette vengeance, j’en trouverai une à laquelle vous ne pourrez vous soustraire ; vous avez épargné mes jours ; vous m’avez raccommodé avec mon oncle ; vous avez assuré ma fortune, mon avenir : voilà de grands bienfaits, de grands services sans doute ; eh bien ! d’un seul mot je les égalerai, je les surpasserai encore.

Regardant miss Milner.

Je l’aime, je l’adore, elle est à moi, vous me l’avez donnée : eh bien !

Prenant la main de lord Elwood et celle de miss Milner.

épousez-la, et soyons quittes.

ELWOOD.

Dieu ! qu’entends-je ?

MISS MILNER.

Quelle générosité !

FRÉDÉRIC.

Je savais bien que je prendrais ma revanche, et vous voyez, miss Milner, qu’un fat peut quelquefois avoir du bon ; mon seul tort est d’avoir pu me croire aimé ; cela m’était arrivé tant de fois, que l’habitude peut-être pouvait me servir d’excuse.

SANDFORT.

Monsieur, malgré cette dernière phrase-là, votre conduite est belle, et je l’approuve.

FRÉDÉRIC.

Vous êtes bien bon.

SANDFORT.

Et vous, mis Milner, me pardonnerez-vous d’avoir, malgré moi, trahi votre secret ?

MISS MILNER.

Ah ! je ne vous en veux plus.

FRÉDÉRIC.

Ni moi, docteur ; au contraire, cela doit me porter bonheur ; et s’il y a une justice en ce monde, d’autres belles me doivent des consolations.

SANDFORT.

Voilà un vrai philosophe ! perdre une maîtresse et prendre aussi gaiement son parti !

FRÉDÉRIC, gaiement.

Oh ! j’y suis habitué.

SANDFORT.

Habitué !

FRÉDÉRIC.

Oui, depuis mon voyage en France.

CHŒUR.

Air du Maçon.

Ô moment plein d’ivresse !
Pour nous quel heureux sort !
L’amour et la sagesse
Vont se trouver d’accord.

MISS MILNER.

Air du vaudeville des Frères de lait. (Musique de M. Heudier.)

Ô vous, Messieurs, qui, sous votre tutelle,
Prenez toujours les auteurs, les acteurs...
Dans chaque pièce, ancienne ou bien nouvelle,
Vous savez comme agissent les tuteurs :
On sait comment agissent les tuteurs :
De leur pupille imprudente, indocile,
Ils ont toujours pardonné les erreurs...
Par mes défauts quand j’agis en pupille,
Par vos bontés agissez en tuteurs. 

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