Le Budget d’un jeune ménage (Jean-François BAYARD - Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 4 mars 1831.

 

Personnages

 

LUDOVIC

STÉPHANIE, son épouse

VICTOR D’HERNETAL, négociant, frère de Stéphanie

M. AMABLE DE ROQUEBRUNE, propriétaire de l’hôtel

LOUIS, domestique de Ludovic

ANNETTE, femme de chambre de Stéphanie

 

La scène se passe à Paris, dans l’appartement de Ludovic.

 

Un salon : porte au fond, portes de cabinet à droite et à gauche. Près de la porte, à droite de l’acteur, une table et un guéridon.

 

 

Scène première

 

LUDOVIC, STÉPHANIE

 

Tous deux en costume de bal. Ils paraissent harassés. Stéphanie se jette sur un fauteuil auprès de la table. Ludovic va poser son chapeau sur un fauteuil à gauche, et puis vient se placer à la droite de Stéphanie.

STÉPHANIE.

Ah ! je n’en puis plus !

LUDOVIC.

Dieu ! que c’est fatigant les soirées et les bals à la mode !

STÉPHANIE.

Je ne trouve pas, quand on s’amuse... Ah ! Ludovic, envoie donc la voiture chez le sellier... il vient du vent par la portière.

LUDOVIC.

Ah ! mon Dieu ! ma petite Stéphanie, est-ce que tu aurais pris froid ?

STÉPHANIE.

Non, et toi ?

LUDOVIC.

Bon ! un homme !... et puis c’est nous qui portons les cravates, les habits de drap, les gilets bien chauds, tandis que vous autres femmes, dont la santé est si frêle, si délicate, au sortir d’un bal... Oh ! quand j’étais garçon, ça me paraissait charmant ; je ne voyais là que de jolis bras, de jolies épaules. Mais à présent que tout cela est à moi, j’y vois des rhumes, des fluxions de poitrine ; avec ça que tu as dansé...

STÉPHANIE.

Comme une folle ! tandis que toi, tu étais dans le petit salon, sans doute à faire de la gravité ; c’est l’usage à présent.

Air de Jadis et Aujourd’hui.

Au bal on s’observe, on s’ennuie :
On croirait dans chaque salon
Que la jeunesse et la folie
Ont donné leur démission.
Avec vos airs de patriarche
Réformant de nombreux abus,
J’ignore si le siècle marche ;
Mais, pour sûr, il ne danse plus.

LUDOVIC.

De la gravité, moi ! Après deux tours de galop, je m’étais mis à la bouillotte, qui reprend faveur.

STÉPHANIE.

Tu as joué ?

Ils se lèvent.

LUDOVIC.

Oui, pour m’asseoir, il n’y avait que ce moyen-là. Mais c’est égal, je levais souvent la tête pour te regarder et t’admirer ; tu danses si bien, d’un si bon cœur ! Je me trouvais dans un groupe où tout le monde était de mon avis. J’entendais dire autour de moi : « Voyez donc cette jeune dame, qui est là en face, en chaperon de plumes : que de grâce ! quelle taille charmante ! » Et moi, souriant, je me disais tout bas : C’est ma femme !

STÉPHANIE.

Mauvais sujet !

LUDOVIC.

Mais c’est surtout lorsque tu as chanté, c’était une admiration générale. Tiens, à ton point d’orgue.

STÉPHANIE.

Ou à ma grande roulade, ah ! ah ! ah !...

LUDOVIC.

C’était délicieux ! tu as enlevé tous les suffrages. De toutes parts on criait : « Brava ! Bravissima ! mieux que madame Malibran. »

STÉPHANIE.

Ah ! laisse donc, flatteur.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Eh ! oui, c’est la phrase ordinaire,
Et tous ces messieurs, en dansant,
Jusqu’à notre propriétaire,
M’ont fait le même compliment.

LUDOVIC.

Mais je le conçois aisément.
Près de toi, dans un trouble extrême,
Je croirais, dans ces moments-là.
Devenir amoureux moi-même...

STÉPHANIE, parlant.

Comment, Monsieur !

LUDOVIC, finissant l’air.

Si je ne l’étais pas déjà.

LOUIS, entrant.

Pardon, Monsieur !

LUDOVIC.

Eh bien ! qu’est-ce ?

LOUIS.

Ce sont vos journaux que je vous apporte, si voulez les lire.

LUDOVIC.

Par exemple, moi qui viens de passer la nuit.

LOUIS.

Puis une carte.

STÉPHANIE, prenant la carte.

Donne. Ah ! mon Dieu ! Ludovic, vois donc...

LUDOVIC, regardant la carte.

Ton frère ! il est à Paris ?

LOUIS.

C’est un monsieur qui arrivait de Rouen, et qui est venu hier soir, pendant votre absence, et il aime à causer, celui-là ! Dieu ! m’a-t-il fait des questions !

LUDOVIC.

Des questions ! sur quoi ?

LOUIS.

Dame ! sur vous, sur votre train de maison, sur vos plaisirs.

LUDOVIC.

C’est singulier !

STÉPHANIE.

C’est l’intérêt qu’il prend à nous ; il nous aime tant !

LUDOVIC.

C’est lui qui nous a mariés.

STÉPHANIE.

Il m’a dotée.

 

 

Scène II

 

LUDOVIC, STÉPHANIE, AMABLE, en habit de bal, costume du jour un peu outré

 

AMABLE, à la cantonade.

C’est bien, c’est bien, s’ils ne sont pas couchés...

LUDOVIC.

Notre propriétaire !

STÉPHANIE.

Monsieur Amable de Roquebrune !

AMABLE.

Eh ! bonjour, mes amis ; savez-vous que c’est bien mal à vous d’avoir quitté le bal comme ça, moi qui voulais revenir avec vous !

LUDOVIC.

Bah ! vous étiez à la bouillotte.

AMABLE.

Justement, vous êtes cause que j’ai perdu jusqu’à mon dernier philippe. Je ne sais pas comment ça se fait ; c’est toujours de même. Je ne suis heureux en rien.

LUDOVIC.

Laissez donc ! à votre âge, répandu dans le grand monde, et riche comme vous l’êtes...

AMABLE, avec mélancolie.

Ah ! la fortune ne fait pas le bonheur !

STÉPHANIE.

Vous avez bien raison.

AMABLE.

Et lorsque la sensibilité dont on est doué, et qui ne demanderait qu’à s’épancher, se trouve par la force des circonstances en quelque sorte concentrée, et comme forcée de retomber sur elle-même, on a bien du vague dans l’âme, mon voisin, on est seul dans la foule.

LUDOVIC.

Il me semble cependant qu’avec madame de Roquebrune...

AMABLE.

Ma femme ! oh ! certainement, elle tient de la place dans ma vie ! ne fût-ce que par son embonpoint. Pauvre Amanda ! je ne lui fais pas de reproches, ce n’est pas sa faute si elle est ma femme ; je n’en accuse que moi, et ma délicatesse.

STÉPHANIE.

Et comment cela ?

AMABLE.

Je l’avais aimée autrefois... Elle toujours ! et l’année dernière, quand elle devint veuve, elle avait cinquante mille livres de rente et autant d’années ; moi je ne possédais que ce que vous voyez... un physique assez agréable, de la jeunesse, un beau nom, c’est peu de chose ; c’était trop encore, puisqu’elle voulut absolument m’épouser ; moi, je ne voulais pas ; mais elle me menaça d’être malade, de mourir à mes yeux, de mourir de consomption.

STÉPHANIE et LUDOVIC.

Ô ciel !

AMABLE.

Et pour sauver ses jours, victime d’une délicatesse exagérée !... vous savez le reste. Amanda se porte à merveille et continue d’exister, heureuse et fière de son choix, tandis que moi, attaché à une chaîne dorée, qui, par cela même, n’en est que plus pesante ! prisonnier dans ce bel hôtel qui m’appartient et dont je vous ai loué le premier étage à raison de cinq mille francs par an, je tâche de m’étourdir de mon mieux ; je vais aux Italiens ; je sème l’or à pleines mains ; j’ai des chevaux, des équipages ; je vois tout le monde, je ne vois jamais ma femme ; mais, comme je vous le disais, le plaisir n’est pas le bonheur, et votre malheureux voisin est bien à plaindre.

STÉPHANIE.

Pauvre jeune homme ! il faut venir souvent nous voir, nous vous consolerons.

AMABLE.

Vous êtes trop bonne ! et pour commencer, je viendrai vous demander à dîner aujourd’hui.

LUDOVIC.

À la bonne heure !

AMABLE.

Ma femme dîne en ville, j’ai congé, je suis garçon.

À Stéphanie.

Et puis j’avais à parler à votre mari.

STÉPHANIE.

Je vous laisse, je vais ôter ma robe de bal, il ne s’agit que de réveiller ma femme de chambre.

LUDOVIC.

Et pourquoi donc ? cette pauvre Annette, qui s’est couchée si tard...

Il passe auprès de Stéphanie.

Air des Carabiniers (de Fra-Diavolo).

À ses domestiques, je pense,
On doit quelques égards... Mais moi,
Ne puis-je pas, en son absence,
La remplacer auprès de toi ?

AMABLE.

Charmant !

LUDOVIC, à Amable.

Vous permettez, j’espère...

AMABLE.

Ne vous gênez pas entre nous.
Quoique je sois propriétaire,
Faites toujours comme chez vous.

Ensemble.

LUDOVIC.

Il faut un peu de complaisance
Pour ses domestiques... et moi,
Je vais, ma chère, en son absence,
La remplacer auprès de toi.

STÉPHANIE.

Il faut un peu de complaisance
Pour ses domestiques... et toi,
Tu vas, mon cher, en son absence,
La remplacer auprès de moi.

AMABLE.

C’est avoir trop de complaisance
Pour ses domestiques... Pourquoi
Un tel service, en leur absence,
Ne peut-il être fait par moi ?

Ludovic et Stéphanie entrent dans la chambre à droite.

 

 

Scène III

 

AMABLE, seul, les regardant sortir

 

C’est ça, ils me laissent seul, comme c’est agréable ! Il est vrai que, pendant qu’il est près de sa femme, je peux penser à la mienne, et à la dispute qui m’attend au logis, chaque fois que je rentre ; aussi je ne rentre que le moins possible. Sept heures du matin... la nuit sera moins longue ; car, hélas !

Air de la Vieille.

Ma tendre et respectable épouse
Joint à tous les charmes qu’elle a
Une âme revêche et jalouse, (bis.)
Acariâtre, et cætera... (bis.)
Ô chère, trop chère Amanda !
Depuis qu’à moi vous fûtes mariée, (bis.)
Votre fortune, ah ! je l’ai bien payée... (bis.)
Bien payée !... trop payée !
Et j’eusse été trop heureux, bien souvent.
De la céder au prix coûtant.

Heureusement que nous avons le chapitre des consolations ; et si cette petite Stéphanie n’aimait pas si ridiculement son Ludovic... elle, si jolie ! et puis chez moi, dans ma maison, ce serait si commode. Vrai, ce n’est pas une plaisanterie, j’en suis réellement amoureux, et depuis longtemps, aujourd’hui surtout, ce bal, ce punch, ces parures, tout cela m’a monté la tête. Je voudrais me déclarer ; je venais pour cela : eh bien ! non, pas moyen ! un si bon ménage ! Parlez-moi de ces maisons où il y a du désordre, on s’y glisse entre deux disputes ! mais ici il n’y en a jamais; je crois bien, de l’aisance, de la fortune : c’est la première fois que les écus de ma femme ne me sont bons à rien.

 

 

Scène IV

 

LUDOVIC, en costume de ville, AMABLE

 

LUDOVIC.

Me voilà, mon cher voisin, et maintenant tout à vous.

AMABLE.

Je venais vous proposer une affaire. J’ai ici, au premier, un appartement de garçon, qui touche au vôtre, deux petites pièces charmantes donnant sur le boulevard ; et comme l’autre jour votre femme se plaignait de n’avoir point de boudoir...

LUDOVIC.

Vous avez raison, cette chère Stéphanie !

AMABLE.

J’ai pensé qu’il nous serait agréable, à vous de prévenir ses vœux, et à moi de louer un appartement vacant.

LUDOVIC.

Certainement.

AMABLE.

D’autant que c’est pour rien, mille à douze cents francs.

LUDOVIC.

Oh ! certainement ; mais c’est qu’ayant déjà cinq mille francs de loyer, cela fera...

AMABLE.

Deux mille écus, un compte rond. Qui est-ce qui n’a pas deux mille écus de loyer ? il est impossible de se loger à moins, quand on a un certain rang, une certaine fortune.

LUDOVIC.

Vous avez raison, d’autant plus que j’attends aujourd’hui ma nomination à une place importante.

AMABLE.

Vraiment !

LUDOVIC.

C’est sûr, on me l’a promise, le ministre est mon ancien camarade de collège, et s’il est vrai que Stéphanie vous ait parlé de ce boudoir...

AMABLE.

Je vous l’atteste.

LUDOVIC.

Cette pauvre petite femme ! dès que cela lui fait plaisir... Par exemple, je vous demanderai un service. Il se peut qu’aujourd’hui, à dîner, vous vous trouviez avec le frère de ma femme, Victor d’Hernetal, qui vient d’arriver à Paris.

AMABLE.

D’Hernetal ! n’est-ce pas un manufacturier de Rouen ?

LUDOVIC.

Oui. Ne lui parlez pas de cette augmentation de dépense, non plus que du loyer de six mille francs.

AMABLE.

Est-ce qu’on parle jamais de cela ? est-ce que vous me prenez pour une quittance ?

LUDOVIC.

Non pas que ce ne soit notre ami, notre meilleur ami ; mais cette année, j’ai été un peu vite, et ces négociants de province sont des gens en arrière, qui croient tout perdu dès qu’on est en avance ; mais dès que j’aurai ma place...

AMABLE.

En attendant, vous avez des amis ; car je vous prie, dans l’occasion, de regarder ma bourse comme la vôtre... C’est comme je vous le dis ; et je me fâcherais si vous ne vous adressiez pas à moi.

LUDOVIC.

Vous êtes trop bon, comment reconnaître ?...

AMABLE.

Soyez tranquille, je me paierai moi-même ; je veux dire, je suis trop payé par le bonheur de vous être utile. Voilà donc qui est dit. À tantôt, à dîner ; surtout pas de façons.

LUDOVIC.

Soyez tranquille.

AMABLE.

Il se peut que je vous amène deux : de nos amis.

LUDOVIC.

Avec vous, ils seront les bien reçus...

AMABLE.

Edmond, qui a de si beaux chevaux, et Dageville, qui a une si jolie femme.

LUDOVIC.

À laquelle vous pensez, à ce qu’on dit.

AMABLE.

C’est possible,

En confidence.

et à bien d’autres encore.

LUDOVIC.

Vous ?... un homme marié !

AMABLE.

Raison de plus ; c’est loyal, parce qu’au moins il y a une revanche à prendre, et moi, je n’empêche pas... Adieu donc, à ce soir ; est-ce qu’après diner vous n’irez pas à l’Opéra ?

LUDOVIC.

Non, je resterai ici avec ma femme, qui sera fatiguée, et se couchera de bonne heure.

AMABLE.

C’est juste ; alors je resterai avec vous. Et ce matin, est-ce que vous ne sortirez pas ?

LUDOVIC.

Non, j’ai à causer avec ma femme.

AMABLE, à part.

C’est ça, toujours ensemble ! impossible de la trouver seule un moment. Ma foi, j’écrirai, c’est plus commode, et à la première occasion...

LUDOVIC.

Air du Piège.

Il est grand jour.

AMABLE.

Bonne nuit, je suis sage,
Et je m’en vais me livrer au sommeil.
Ma femme et moi nous sommes en ménage,
Comme la lune et le soleil,
Astres rivaux dont la course s’achève
Sans se heurter et sans se rapprocher...
Adieu, voilà ma femme qui se lève.
Je m’en vais me coucher.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LUDOVIC, puis STÉPHANIE, en robe de ville

 

LUDOVIC.

Voilà un pauvre diable de millionnaire qui est bien à plaindre.

Stéphanie entre.

Ah ! c’est toi, mon amie ! est-ce que nous ne déjeunons pas ?

STÉPHANIE.

Si vraiment ; mais voici une lettre qui arrive pour toi, une lettre importante, car il y a un grand cachet rouge ; elle a été apportée par un garde municipal à cheval.

LUDOVIC.

Donne donc vite.

Regardant le cachet.

Cabinet du ministre ; je respire ; c’est ma place qui arrive.

STÉPHANIE.

Une place !

LUDOVIC.

Oui, et bien à propos ; car je ne te l’avais pas dit, mais notre budget me donnait de graves inquiétudes.

STÉPHANIE, souriant.

Vraiment !

LUDOVIC, qui a décacheté et qui lit.

Heureusement que maintenant...

Lisant tout haut.

« Mon cher camarade. » Un ministre qui vous écrit ainsi, c’est très bien, ce ne peut être qu’un homme de mérite... « Personne n’apprécie mieux que moi ton caractère et tes talents. » Il y a si longtemps que nous nous connaissons ! « La place que tu demandes était sollicitée par de nombreux concurrents. » Voyez-vous, les gaillards ! « Entre autres par notre ancien camarade Dervière, dont tu connais aussi la capacité, et qui, père d’une nombreuse famille, n’a pas, comme toi, vingt mille livres de rente. À mérite égal, je lui devais donc la préférence, et tu ne m’en voudras pas, je l’espère, etc., etc. » Quelle injustice !

STÉPHANIE.

Quelle indignité !

LUDOVIC.

Me préférer Dervière !

STÉPHANIE.

Air : J’avais mis mon petit chapeau (de l’Auberge de Bagnères).

Du courage ! fais comme moi,
Console-toi de ta disgrâce ;
Qu’avons-nous besoin d’un emploi ?
Nous pouvons nous passer de place.

Lui prenant la main et la mettant sur son cœur.

N’en avez-vous pas une là,
Comme aucun ministre n’en donne ?
Et je te réponds que personne
Jamais ne t’y remplacera.

LUDOVIC.

Bien vrai ?

STÉPHANIE.

Et, comme dit le ministre, puisque nous avons vingt mille livres de rente...

LUDOVIC.

Oui, le ministre le dit ; ce n’est pas une raison : nous les avions l’année dernière en nous mariant... Mais peut-être que maintenant...

STÉPHANIE.

Est-ce que par hasard ?...

LUDOVIC.

Je n’en sais rien, je n’ai jamais compté.

STÉPHANIE.

Ni moi non plus, je ne pensais à rien qu’à t’aimer.

LUDOVIC.

Et moi donc ! c’était ma seule occupation. Aussi, tout ce que je sais de notre budget, c’est que l’exercice de 1831 y a passé, et que, devançant l’avenir, nous marchons en plein sur 1832.

STÉPHANIE.

Deux années de revenu mangées d’avance !

LUDOVIC.

Que veux-tu ? je comptais sur cette place pour tout réparer, et, en attendant, il me semblait si doux de prévenir tous tes désirs, chevaux, voiture, maison de campagne...

STÉPHANIE.

C’est vrai, c’est joliment cher !...

LUDOVIC.

Et puis, à Paris, les bals, les toilettes, les spectacles, un riche appartement auquel ce matin encore je viens d’ajouter un boudoir.

STÉPHANIE.

Et pourquoi donc ?

Annette entre et apprête le déjeuner sur le guéridon.

LUDOVIC.

Tu en avais besoin, tu le désirais, et quand on a une femme jeune et jolie, une femme qu’on aime, il serait si pénible de lui dire : « Cela ne se peut pas ! »

STÉPHANIE.

Eh bien ! Monsieur, il fallait le dire, je m’y serais habituée. Vous me croyez donc bien déraisonnable ; vous croyez donc que je vous aime bien peu !

LUDOVIC.

Oh ! je sais que tu es la bonté même.

STÉPHANIE.

Eh bien ! tout peut se réparer ; il ne s’agit que de se tracer un plan de conduite, de diminuer ses dépenses, et avec de l’ordre et de l’économie...

LUDOVIC, gaiement.

Tu as raison, faisons des économies.

STÉPHANIE.

N’est-ce pas ? ce sera charmant.

LUDOVIC.

Ce sera du nouveau.

STÉPHANIE.

Cela nous amusera, et nous allons nous en occuper en déjeunant.

Ils vont s’asseoir auprès du guéridon.

LUDOVIC.

À merveille, car jamais nous ne parlons d’affaires. Voyons un peu ce que nous allons retrancher.

STÉPHANIE.

Toutes les dépenses inutiles.

LUDOVIC.

C’est très bien, plus de superflu, et d’abord, la toilette, les tailleurs, les marchandes de modes.

STÉPHANIE.

Oh ! non, non, il ne faut pas toucher aux objets de première nécessité.

LUDOVIC.

C’est juste ; je ne vois pas alors ce qu’on pourrait supprimer.

STÉPHANIE.

Les dépenses de ménage, de table, les grands dîners.

LUDOVIC.

Les dîners, tu as raison... Ah ! j’oubliais de te dire que nous avons aujourd’hui une douzaine de personnes à dîner, ton frère, notre propriétaire, etc., il faudra que ce soit bien.

STÉPHANIE.

Certainement, sois tranquille.

LUDOVIC.

Les dîners, c’est de rigueur. On reçoit, il faut bien rendre, c’est de la délicatesse.

STÉPHANIE.

Tu as raison, ce n’est pas là-dessus qu’on pourrait retrancher.

LUDOVIC.

Mais j’y pense, mon domestique.

STÉPHANIE.

Non, tu ne peux pas t’en passer ; mais plutôt ma femme de chambre.

LUDOVIC.

Oh ! une femme de chambre, pour toi c’est indispensable. Qui est-ce qui t’habillerait ? ce ne peut pas toujours être moi.

STÉPHANIE.

Tiens, un objet de luxe, notre voiture.

LUDOVIC.

Air de M. Amédée de Beauplan.

Ce coupé si fort à la mode.

STÉPHANIE.

C’est inutile et c’est coûteux.

LUDOVIC.

Pour les bals c’était bien commode.

STÉPHANIE.

Quand nous en revenions tous deux.

LUDOVIC.

Et puis l’hiver est rigoureux.
Exposer au froid, à la pluie,
Ces jolis bras, ce joli cou...
Pour t’enrhumer !...

STÉPHANIE.

Oh ! pas du tout !

Parlé.

Pour autre chose je ne dis pas ; mais...

ENSEMBLE.

Là-dessus, point d’économie.
Car la santé doit passer avant tout.

LUDOVIC.

Notre maison de campagne.

STÉPHANIE.

Ah ! Ludovic !... c’est là que nous nous sommes mariés.

LUDOVIC.

Même air.

Je l’aime par reconnaissance.

STÉPHANIE.

J’y reçus tes premiers soupirs.

LUDOVIC.

Ô jours d’amour et d’innocence !

STÉPHANIE.

C’est la terre des souvenirs.

LUDOVIC.

À chaque pas, nouveaux plaisirs.

STÉPHANIE.

Un si bon air... et puis, j’oublie
La chasse qui te plaît beaucoup.

LUDOVIC.

Ton bonheur, ton bonheur, surtout.

STÉPHANIE, parlant.

Pour autre chose je ne dis pas ; unis...

ENSEMBLE.

Là-dessus, point d’économie,
Car le bonheur doit passer avant tout.

LUDOVIC.

Oui, oui ; j’oubliais toutes ces bonnes raisons-là... et bien décidément je ne la vendrai pas.

STÉPHANIE.

Ah ! que je te remercie ! que je suis contente !..

Ils se lèvent.

LUDOVIC.

Ainsi, nous gardons la campagne.

STÉPHANIE.

La voiture.

LUDOVIC.

La femme de chambre.

STÉPHANIE.

Le domestique.

LUDOVIC.

Nous donnerons des dîners.

STÉPHANIE.

Nous ne changerons rien à la toilette.

LUDOVIC.

Mais sur tout le reste, ma chère amie, la plus grande économie ; ce n’est que comme ça qu’on peut s’en retirer à deux.

STÉPHANIE, souriant.

Et surtout à trois.

LUDOVIC.

Hein ! qu’est-ce que tu veux dire ?

STÉPHANIE.

Tu ne comprends pas ? ce que nous espérions : ton camarade Dervière, qui a obtenu une place à cause de sa famille, te voilà bientôt comme lui, tu auras des titres.

LUDOVIC.

Il serait possible ! quel bonheur ! Ma chère Stéphanie, ce sera un fils, n’est-ce pas ?

STÉPHANIE.

Je l’espère bien ; un fils qui sera si joli... de bonnes grosses joues, des cheveux blonds, et des yeux noirs, longs comme ça... c’est moi qui le soignerai, qui le porterai dans mes bras, mon fils ! Je lui ferai de petits bonnets, de petites pèlerines ! ça l’enveloppera comme ça, vois-tu ?

LUDOVIC.

Ah ! qu’il est joli !

STÉPHANIE.

Il est charmant ! il faudra une nourrice.

LUDOVIC.

Ici, près de nous.

STÉPHANIE.

Et puis, j’y songe maintenant ; ce boudoir que tu as loué ce matin, et qui me serait inutile, nous en ferons la chambre de mon fils.

LUDOVIC.

À merveille !

STÉPHANIE.

Voilà une économie.

LUDOVIC.

En voilà une, enfin.

STÉPHANIE.

Air de Thémire (de Catel).

En suivant le plan de conduite
Qu’ici nous venons d’approuver...

Annette rentre et range la table.

LUDOVIC.

Nous devons, sans peine et bien vite,
Finir par nous y retrouver.
Oui, de ré[tarer nos folies,
C’est, je crois, le meilleur moyen.

STÉPHANIE.

Ah ! qu’il est doux, ah ! qu’il est bien
De faire des économies
Quand on ne se prive de rien !

ANNETTE, enlevant le déjeuner et à demi voix.

Madame, votre marchande de modes est là qui vous attend.

STÉPHANIE, avec embarras.

Ma marchande de modes... ah ! oui, je sais ; tantôt, qu’elle revienne, je la payerai.

Annette sort.

LUDOVIC.

Pourquoi pas tout de suite ?

STÉPHANIE, hésitant.

Ah ! c’est qu’il s’agit d’une somme assez...

LUDOVIC.

Mais encore...

STÉPHANIE.

Eh bien... mille écus.

LUDOVIC.

Hein !... qu’est-ce que tu dis ?

STÉPHANIE.

Ne me fais pas répéter, je t’en prie ; je ne t’en parle que parce que je lui ai signé un bon qui échoit ce matin, et il faut que je fasse honneur à ma signature.

LUDOVIC.

Y penses-tu ? un billet !

STÉPHANIE.

Que veux-tu ? ma marchande de modes m’a dit que toutes les jeunes dames faisaient de petits billets, payables par leur mari... en général... et si j’ai eu tort, cela ne m’arrivera plus.

LUDOVIC.

Il est bien temps !

STÉPHANIE.

Tu me grondes ? tu m’en veux ?

LUDOVIC.

Je t’en veux... je t’en veux... parce que moi aussi, de mon côté, je dois une vingtaine de mille francs.

STÉPHANIE, avec reproche.

Comment ! Monsieur, des dettes !

LUDOVIC.

Tu vois bien, toi qui réclamais mon indulgence.

STÉPHANIE.

C’est qu’il y a une fameuse différence ; vingt mille francs !

LUDOVIC.

Écoute donc ; moi je suis le mari, il faut de la proportion. Le mois de janvier est le mois des mémoires, et j’ai reçu ce matin, pour étrennes, tous ceux de l’année dernière. Il faut payer ; avec quoi ? ce ne peut être avec nos économies.

STÉPHANIE.

Deux années de revenu dépensées d’avance, et vingt mille francs de dettes !

LUDOVIC, la regardant.

Vingt-trois.

STÉPHANIE.

C’est juste ; et à des ouvriers, des fournisseurs, qui en ont besoin.

LUDOVIC.

Qui peuvent l’exiger dès demain.

STÉPHANIE.

Dès aujourd’hui ; témoin cette marchande de modes qui reviendra tantôt. Quel parti prendre ?

LUDOVIC.

Il n’y en a qu’un, il est terrible, il peut amener une révolution.

STÉPHANIE.

Ah ! tu me fais peur.

LUDOVIC.

C’est d’avoir recours aux états généraux, à nos grands parents, de nous adresser à eux pour un emprunt.

STÉPHANIE.

Tu as raison.

LUDOVIC.

La comtesse d’Obernay, ma tante, est si riche, et n’a pas d’enfants ; elle doit justement venir ce matin, pour me parler d’affaires ; si nous lui disions la vérité ?

STÉPHANIE.

À madame d’Obernay ! oh ! non, j’aime mieux m’en passer ; elle est si fière ! elle ne te pardonnera jamais ton alliance avec une famille de commerçants. Il vaudrait bien mieux nous adresser à mon frère, à Victor.

LUDOVIC.

Tu crois ?

STÉPHANIE.

Il est si bon ; et puis c’est le ciel qui nous l’envoie, on dirait qu’il arrive de Rouen tout exprès pour venir à notre aide.

LUDOVIC.

Oui ; mais je t’avouerai qu’avec lui, qui me prêchait toujours l’économie, il sera bien pénible de lui faire un pareil aveu ; car pour éviter ses sermons, je lui écrivais tous les mois que cela allait bien, que nous étions en avance, que nous mettions de côté.

STÉPHANIE.

Comment ! Monsieur...

LUDOVIC.

C’était possible, je n’en savais rien, et dorénavant ce sera ainsi.

Le domestique entre.

STÉPHANIE.

Oh ! certainement ; c’est bien convenu.

LUDOVIC.

Mais, en attendant...

 

 

Scène VI

 

LUDOVIC, STÉPHANIE, LOUIS

 

LOUIS.

Madame, voici ce Monsieur d’hier au soir.

STÉPHANIE.

Mon frère ! Qu’il monte, nous l’attendons.

LOUIS.

Et puis, madame la comtesse d’Obernay qui vient d’entrer au salon.

LUDOVIC, passant à droite.

Ah ! mon Dieu ! j’y vais !

Il s’arrête.

STÉPHANIE.

Va donc, va donc.

LUDOVIC.

C’est étonnant ! Il me semble maintenant que j’aimerais mieux m’adresser à ton frère ; car, ma tante, je n’oserai jamais...

STÉPHANIE.

Écoute, veux-tu que j’y aille pour toi ?

LUDOVIC.

Ah ! que tu es bonne ! je n’osais pas te le demander. Allons, du courage.

STÉPHANIE.

Il en faut. Embrasse-moi, cela m’en donnera.

Ils s’embrassent.

 

 

Scène VII

 

LUDOVIC, STÉPHANIE, VICTOR

 

VICTOR, les voyant s’embrasser.

Bravo ! je les retrouve comme je les ai laissés.

STÉPHANIE et LUDOVIC, courant à lui.

Mon frère !

VICTOR.

Et après un an de mariage ! c’est beau, c’est exemplaire ! je croyais qu’il n’y avait que chez nous en province...

STÉPHANIE.

Que je suis contente de le voir ! toujours, d’abord, mais dans ce moment surtout. Tu nous restes à dîner ?

VICTOR.

Certainement.

LUDOVIC.

Allons, Stéphanie, va recevoir madame d’Obernay.

VICTOR.

Je l’ai aperçue qui entrait dans le salon.

STÉPHANIE.

Tu as raison ; adieu, mon frère.

Passant auprès de Ludovic, et lui serrant la main.

Adieu, mon ami, je vais m’adresser à ta famille, adresse-toi à la mienne.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

LUDOVIC, VICTOR

 

VICTOR, la regardant sortir.

Un joli cadeau que je t’ai fait là, j’espère.

LUDOVIC.

Et, chaque jour, je t’en remercie.

VICTOR.

Tant mieux ; car, je te l’avouerai, je craignais dans les commencements que cela ne tournât mal.

LUDOVIC.

Et pourquoi cela ?

VICTOR.

Je ne te parlerai pas de ta famille qui dédaignait la nôtre, et qui ne voulait pas nous voir ; de madame d’Obernay qui faisait toujours de bonnes plaisanteries sur l’aristocratie du commerce, et sur les notables de Rouen. Permis à elle ! Mon Dieu ! la noblesse des écus est aussi ridicule que celle des parchemins ; et il y a des sots dans le département de la Seine-Inférieure, comme dans celui de la Seine ; plus, peut-être, vu la richesse de la population. Aussi, ce n’est pas cela qui m’inquiétait, c’était votre jeunesse, votre inexpérience ; avec une vingtaine de mille francs de revenu, je te voyais des goûts et des idées de dépenses qui demandaient cent mille livres de rente.

LUDOVIC.

Vraiment !

VICTOR.

Je me disais : il va monter sa maison sur un train qu’il ne pourra pas soutenir, ou qu’il n’aura pas le courage de diminuer, parce que ce qu’il y a de plus terrible à Paris, comme partout ailleurs, c’est de déchoir aux yeux de ceux qui vous ont vu briller ; ce n’est jamais pour soi qu’on se ruine, c’est pour ses voisins et ceux qui vous regardent.

LUDOVIC, avec embarras.

Ah ! c’est vrai.

VICTOR.

N’est-ce pas ? Voilà ce que je pensais, je te l’avoue, et ce que je te répétais souvent, au risque de t’ennuyer ; mais tu m’as bien vite rassuré : j’ai vu par tes lettres, que tu avais de l’ordre, de l’économie, que tu comptais avec toi-même.

LUDOVIC.

Certainement ; car tout à l’heure, avec ma femme, nous arrêtions le compte de l’année.

VICTOR.

Bonne habitude... Et le résultat doit en être satisfaisant ; car, dans ta dernière lettre, celle de la semaine dernière, tu me parlais de l’argent que tu avais en caisse.

LUDOVIC, à part.

Ah ! mon Dieu !

VICTOR.

Tu devais même me consulter sur le placement.

LUDOVIC, à part.

Quelle humiliation ! et comment lui avouer...

VICTOR.

Eh bien ! mon ami, je t’ai trouvé un excellent placement ; je suis gêné.

LUDOVIC.

Que dis-tu ?

VICTOR.

Je ne m’en cache pas ; cela peut arriver à tout le monde ; dans ce moment surtout ; les derniers événements, si propices à la liberté, ont compromis quelques intérêts, et, par suite, entravé le commerce. Cela reviendra, j’en suis sûr, et cela ne m’inquiète pas ; mais en attendant, pour faire vivre mes ouvriers, pour les garder tous, pour ne point fermer mes manufactures, ce qui, je crois, eût été d’un mauvais citoyen, j’ai été obligé à de nombreux sacrifices ; les échéances se pressent, les rentrées ne se font pas, et j’ai aujourd’hui même, ici, à Paris, trente mille francs à payer.

LUDOVIC.

Oh ! mon Dieu !

VICTOR.

Je n’ai que la moitié de la somme, mais je me suis dit : J’ai là mon beau-frère, qui est à son aise, qui a de l’argent de côté, et m’adresser à d’autres qu’à lui, ce serait l’offenser ; n’est-ce pas ?

LUDOVIC.

Oui, mon ami, oui... mon sang, ma vie... tout est à toi.

VICTOR.

Je n’en doute pas ; mais je ne t’en demande pas tant, c’est quinze mille francs qu’il me faut ; c’est, je crois, la somme que tu as en caisse, du moins tu me l’as écrit.

LUDOVIC, avec embarras.

Oui... je le crois.

VICTOR.

Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ?

LUDOVIC.

Rien... mais je voulais te dire...

VICTOR.

Est-ce que par hasard tu me refuserais ?

LUDOVIC.

Non, mon ami... mais... c’est que...

VICTOR.

Est-ce que tu serais de ces gens qui sont toujours riches quand on n’a pas besoin d’eux, et qui sont gênés, qui n’ont plus rien, dès qu’on leur demande un service ?

LUDOVIC.

Moi !... quelle idée !

À part.

Il pourrait croire !...

Haut.

Tu auras ton argent, tu l’auras ce matin même, le temps d’envoyer à la Banque.

À part, en montrant le salon.

Ma tante est là, et ce que ma femme lui a demandé pour nous servira pour son frère.

Haut.

Mon ami, tu peux y compter.

VICTOR.

À la bonne heure, je te reconnais. Ah ça, je ne viens pas à Paris pour m’amuser. J’ai des affaires dont je vais m’occuper ; je serai jusqu’à midi chez Grandville, mon banquier : tu peux y envoyer.

Air : Oui, tout est prêt pour ce doux hyménée (de la Maîtresse au logis.

Mais à dîner nous nous verrons, j’espère.
Adieu... tu sais ce que j’attends de toi.

LUDOVIC.

Oui, tu l’auras ce soir... adieu, beau-frère :
Va, ne crains rien, tu peux compter sur moi.

VICTOR.

Vois donc combien c’est utile en ménage
D’être économe et rangé comme ici ;
Pour soi d’abord... et puis quel avantage !
On peut encore obliger un ami.

Ensemble.

VICTOR.

Mais à dîner nous nous verrons, j’espère.
Adieu... tu sais ce que j’attends de toi.
Je reviendrai ce soir... adieu, beau-frère ;
Je ne crains rien... tu vas penser à moi.

LUDOVIC.

Mais à dîner nous nous verrons, j’espère.
Pour ton argent, tu peux compter sur moi :
Oui, tu l’auras ce soir... adieu, beau-frère ;
Va, ne crains rien... je vais penser à toi.

 

 

Scène IX

 

LUDOVIC, seul

 

Par exemple, qui s’y serait attendu ? Lui, venir me demander de l’argent, au moment où j’allais lui en emprunter !

Montrant la porte du salon.

Heureusement ma tante est là.

 

 

Scène X

 

LUDOVIC, STÉPHANIE

 

LUDOVIC.

Eh bien ! chère amie, est-ce une affaire terminée ?

STÉPHANIE, avec émotion.

Oh ! certainement, tout à fait terminée.

LUDOVIC.

Comme tu as l’air ému !

STÉPHANIE.

On le serait à moins : si tu savais quelle fierté, quels grands airs il m’a fallu endurer !

LUDOVIC.

Ah ! dame ! elle n’est pas chanoinesse pour rien.

STÉPHANIE.

Elle était d’une humeur...

LUDOVIC.

Peut-être de te voir si jolie.

STÉPHANIE.

Tu crois ? Ah ! que je le voudrais ! pour toi, mon ami, et puis pour la faire enrager.

LUDOVIC.

Ah ! Que tu es bonne !

STÉPHANIE.

Elle ne l’est guère ; car, lorsque je lui ai parlé de l’embarras ou nous étions, et de la somme que tu la priais de te prêter, si tu avais vu quel air de triomphe brillait dans ses yeux ! Elle m’a rappelé ce mariage fait sans son consentement ; elle m’a dit que j’étais cause de tout, que je te ruinais, que je te rendais malheureux ! et, ce qu’il y a de pis encore, que je ne t’aimais pas.

LUDOVIC.

Toi !

STÉPHANIE.

À ce mot-là, je n’ai pas été maîtresse de moi ; j’étais furieuse à mon tour, et je lui ai dit tout ce qu’on peut dire

Avec colère.

quand on aime bien ; que nous n’avions pas besoin d’elle, que nous nous passerions de ses bienfaits.

LUDOVIC.

Air : Du partage de la richesse.

Quelle imprudence !

STÉPHANIE.

Et que m’importe ?
Pourquoi subir d’humiliants refus ?
« Puisqu’on me parle de la sorte,
A-t-elle dit, vous ne me verrez plus. »
Puis, me jurant que jamais de sa vie
On n’obtiendrait rien d’elle...

LUDOVIC.

Que dis-tu ?

STÉPHANIE.

Elle est sortie.

LUDOVIC.

Ô ciel ! elle est partie !

STÉPHANIE.

C’est toujours cela d’obtenu.

LUDOVIC.

Qu’est-ce que tu as fait là ?

STÉPHANIE.

J’ai bien fait ; ne vas-tu pas prendre sa défense ? Il nous reste mon frère, et cela suffit.

LUDOVIC.

Ton frère !

STÉPHANIE.

Oui, sans doute ; est-ce que tu ne lui as pas avoué ?...

LUDOVIC.

Pas encore.

STÉPHANIE.

Et tu as eu tort ; ce n’est pas lui qui chercherait à nous humilier : il nous tendra une main secourable, il nous aidera.

LUDOVIC, embarrassé.

Je n’en doute pas, mais c’est que les affaires d’argent, c’est si délicat !... je l’ai sondé là-dessus.

STÉPHANIE.

Ô ciel ! est-ce qu’il serait comme ta tante ? est-ce qu’il ne voudrait pas en entendre parler ?

LUDOVIC.

Au contraire, il m’en a demandé.

STÉPHANIE.

Lui !

LUDOVIC.

Oui, il est gêné, il a besoin pour aujourd’hui de quinze mille francs, et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que je les lui ai promis.

STÉPHANIE.

Toi qui ne les as pas !

LUDOVIC.

Je comptais sur ma famille, sur ma grand’tante, et maintenant que tu l’as congédiée, que tu l’as mise à la porte...

STÉPHANIE.

Ah ! pardon, mon ami, je vois que j’ai eu tort, j’aurais dû supporter pour toi ses humiliations, ses mépris.

LUDOVIC.

Non, non ; si j’avais été là, je ne l’aurais pas souffert. Que faire cependant ?

STÉPHANIE.

S’adresser à tes autres parents.

LUDOVIC.

Qui nous accueilleraient peut-être plus mal encore.

STÉPHANIE.

Ah ! mon ami ! je ne m’en serais jamais doutée ! quelle bonne chose que l’argent, puisqu’il permet de se passer de ces gens-là !

LUDOVIC.

Nous nous en passerons sans cela : et plutôt que d’avoir recours à eux, nous quitterons Paris ; je n’y tiens pas.

STÉPHANIE.

Ni moi non plus.

LUDOVIC.

Nous nous retirerons dans notre maison de campagne.

STÉPHANIE.

Oh ! oui, à la campagne on vit pour rien.

LUDOVIC.

Elle n’est que d’agrément, je la ferai valoir : j’abattrai les arbres, j’aurai un fermier, je mettrai le parc en luzerne et les jardins en prairie : tout sera en plein rapport ; il n’y aura rien pour le plaisir.

STÉPHANIE, pleurant.

Tu as raison, nous serons heureux.

LUDOVIC.

Air du Petit Corsaire.

Oui, nous le serons tous les deux.

STÉPHANIE.

Et notre fils... ou notre fille.

LUDOVIC.

Oui, tous les trois... cela vaut mieux ;
Nous serons heureux en famille.

STÉPHANIE.

Nos enfants seront, mon ami,
Notre richesse...

LUDOVIC.

C’en est une ;
Et puis on est toujours ainsi
Maître d’augmenter sa fortune.

Rien ne nous manquera... Viens, partons.

 

 

Scène XI

 

LUDOVIC, STÉPHANIE, LOUIS

 

LOUIS.

Monsieur, on demande Madame.

LUDOVIC.

Et qui donc ?

LOUIS.

La marchande de modes.

STÉPHANIE, à demi-voix.

C’est mon billet de mille écus.

LOUIS.

Et puis le sellier de Monsieur, qui n’est pas pressé pour son mémoire, mais il dit que si Monsieur voulait seulement lui donner un à-compte...

LUDOVIC, bas, à sa femme.

Ah ! mon Dieu ! avant de partir il faut payer ses dettes.

Haut à Louis.

C’est bien. Fais-les passer dans mon cabinet. Tout à l’heure je suis à eux.

Louis sort.

STÉPHANIE.

Que veux-tu faire ?

LUDOVIC, de même.

Est-ce que je sais ? quand c’est la première fois qu’on se trouve dans ce cas-là.

STÉPHANIE.

Si nous demandions du temps !

Louis rentre.

LUDOVIC.

Il le faudra bien. Mais ils ne sont pas les seuls, et rendre tout ce monde-là confident de notre gêne, de notre embarras, du désordre de nos affaires ! Rougir à leurs yeux...

STÉPHANIE.

Tais-toi, tais-toi, de grâce.

LUDOVIC.

Et pourquoi ?

STÉPHANIE.

Ce domestique qui nous regarde...

LUDOVIC.

C’est vrai !

À Louis.

Que fais-tu là ? que veux-tu ?

LOUIS.

C’est qu’il y a M. de Roquebrune, le propriétaire, qui ne veut pas déranger Monsieur, et qui m’a demandé si Madame était chez elle toute seule.

STÉPHANIE.

Ah ! bien oui ! je suis bien en train de le recevoir !

LUDOVIC, vivement.

Au contraire, qu’il entre.

Louis sort.

Ce matin, de lui-même, il m’offrait de l’argent.

STÉPHANIE.

Il serait possible ! quel bonheur !

 

 

Scène XII

 

LUDOVIC, STÉPHANIE, AMABLE, en costume de ville

 

AMABLE, tenant une lettre à la main.

Son valet de chambre dit qu’elle veut bien me recevoir ; je crois que c’est le moment.

Il descend le théâtre vers la droite, et apercevant Ludovic et Stéphanie qui causent ensemble à gauche, il cache sa lettre en disant.

Dieu ! le mari est avec elle ! Cet imbécile de Louis qui ne m’avait pas dit cela. C’est bien la peine de lui donner ses étrennes au jour de l’an.

LUDOVIC, allant à lui.

Bonjour, mon cher voisin ; soyez le bienvenu.

STÉPHANIE.

Nous sommes enchantés de vous voir.

AMABLE, passant entre Ludovic et Stéphanie.

Il serait vrai !...

À part, après avoir regardé Stéphanie.

Il est de fait qu’il y a dans ses yeux une expression de plaisir... que je n’avais jamais remarquée.

Haut, avec un peu d’embarras.

Je venais, mon cher voisin...

LUDOVIC.

Pour parler à ma femme, je le sais.

AMABLE.

Quoi ! vous savez ?...

STÉPHANIE.

C’est bien aimable à vous... Qu’avez-vous à me dire ?

AMABLE, à part.

Ah ! si le mari n’était pas là...

Haut.

C’était au sujet des deux nouvelles pièces à ajouter à votre appartement... de ce boudoir, pour lequel nous étions convenus avec Ludovic, et je venais m’entendre avec vous pour les changements.

STÉPHANIE.

C’est inutile, je suis décidée à m’en passer.

AMABLE, étonné.

Vraiment !

STÉPHANIE.

À moins que cela ne vous gène.

LUDOVIC, vivement.

Auquel cas vous avez ma parole.

AMABLE.

Nullement, je n’en suis pas embarrassé... lord Hutchinson le prendra ; ce jeune fashionable que je vous ai présenté hier, au moment de son arrivée ; il cherche un appartement, et il était ravi du vôtre. S’il n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait pris tout arrangé, tout meublé : l’argent ne lui coûte rien, il est si riche !

LUDOVIC, avec un soupir.

Il est bien heureux.

AMABLE.

Je crois bien. Il est garçon ! Ah ! si j’étais à sa place, avec sa fortune...

LUDOVIC.

De ce côté-là, vous n’avez rien à lui envier.

AMABLE.

C’est vrai, tout à l’heure encore j’étais avec un de mes fermiers.

STÉPHANIE, avec joie.

Vraiment !

AMABLE.

Et comme il n’y a que ces jours-là de bons dans le ménage, les jours de recettes, j’ai reçu...

LUDOVIC.

Beaucoup ?

AMABLE.

Mais oui, une somme assez agréable.

STÉPHANIE.

Qui, peut-être, vous est nécessaire ?

AMABLE.

Du tout, je ne suis pas à cela près. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

LUDOVIC.

C’est que ce matin, mon cher voisin, de vous-même, et fort généreusement, vous m’avez fait des offres de services, que j’ai refusées parce que je n’en. avais pas besoin, mais en ce moment...

AMABLE.

Vous acceptez ?...

LUDOVIC, vivement.

Pour peu de temps, je l’espère...

AMABLE.

Qu’importe ? tout le temps que vous voudrez, je ne demande pas mieux.

Regardant Stéphanie.

Je suis si heureux de trouver une occasion...

STÉPHANIE.

En vérité !

AMABLE.

Il est si doux d’obliger...

À part.

Dieu ! qu’elle est jolie !

Haut.

Et combien vous faut-il ?

LUDOVIC, allant à la table, et prônant un papier.

Je vais vous le dire au juste.

STÉPHANIE.

Beaucoup d’argent.

AMABLE.

Dites toujours, une bagatelle, j’en suis sûr.

STÉPHANIE.

Mais, vingt-trois mille francs.

AMABLE, à part.

Ah ! diable ! cela prend de la consistance.

LUDOVIC, quittant la table.

Et ton frère, ton frère que tu oublies.

STÉPHANIE.

Oui, Monsieur, un frère pour qui nous nous sommes engagés, un frère à qui nous devons notre bonheur, et qui, comme vous, est notre véritable ami.

AMABLE.

Comme moi, certainement.

À part.

Oh ! d’abord, si elle prend sa petite voix...

Haut.

Mais encore, à ce frère, combien faudrait-il ?

LUDOVIC.

Quinze mille francs pour aujourd’hui.

AMABLE.

Permettez...

LUDOVIC.

Quinze et vingt-trois, trente-huit, mettons quarante, pour lesquels je vous offre ma signature, la sienne ; hypothèque sur ma maison de campagne, que vous connaissez, et dont on m’offre cent vingt mille francs.

AMABLE.

Laissez donc, est-ce qu’entre amis on a besoin de sûretés, de garanties ? et du moment que vous me donnez votre parole... Il n’y a pas d’hypothèques sur votre maison ?

LUDOVIC.

Ce sera la première.

AMABLE.

Eh bien ! ce soir nous terminerons.

Tirant son portefeuille.

Voici déjà une dizaine de mille francs ; c’est tout ce que j’ai reçu de mon fermier. Je vais demander le reste à mon notaire, à qui je dirai de préparer l’obligation.

Allant au fond, et parlant au domestique qui est dans l’antichambre.

Louis, qu’on mette mon cheval au cabriolet.

LUDOVIC, allant à Stéphanie.

Moi, je vais écrire à ton frère, à ce cher Victor, que j’ai tenu ma promesse, et que son argent est à sa disposition.

AMABLE.

D’ici à une heure.

LUDOVIC.

À merveille. Quant à la marchande de modes et au sellier qui sont là, dans mon cabinet, je vais commencer par eux, et solder leurs mémoires. Ah ! quel bonheur ! je me sens là un poids de moins ! encore quelques heures, et je ne devrai plus rien qu’à l’amitié...

À Amable.

et ces dettes-là ne pèsent pas...

À Stéphanie.

Adieu, ma femme, adieu ; je te laisse avec notre ami.

Il entre dans le cabinet à gauche.

 

 

Scène XIII

 

STÉPHANIE, AMABLE

 

AMABLE, suivant des yeux Ludovic.

Me voilà donc l’ami de la maison.

Regardant Stéphanie.

STÉPHANIE.

Eh bien ! Monsieur, vous me regardez, vous jouissez de vos bienfaits.

AMABLE, à part.

Il y a émotion ; c’est, je crois, le moment de commencer l’attaque.

À Stéphanie.

Votre amitié sera du moins une diversion aux chagrins que j’éprouve.

STÉPHANIE, avec intérêt.

Vous, des chagrins ! je comprends, ceux dont vous nous parliez ce matin, votre femme...

AMABLE.

C’en est un, il est vrai, de tous les instants ; mais celui-là, du moins, c’est connu, tout le monde le sait ! il en est d’autres... d’autres tourments, d’autant plus cruels qu’ils sont secrets.

STÉPHANIE.

Et vous ne nous les confiez pas ?

AMABLE.

À vous, hélas ! moins qu’à tout autre.

STÉPHANIE, lui prenant la main.

Et pourquoi donc ? ne sommes-nous pas vos amis ? n’avons-nous pas droit à vos peines ? ce n’est qu’ainsi que nous pouvons nous acquitter envers vous. Parlez, parlez, de grâce...

AMABLE.

Ah ! si j’étais sûr de votre discrétion.

STÉPHANIE.

Soyez tranquille, mon mari et moi nous ne disons jamais rien ; cela restera toujours entre nous deux, entre nous trois.

AMABLE.

Ah ! diable ! c’est déjà trop.

STÉPHANIE.

Comment cela ?

AMABLE.

Est-ce que vous dites à Ludovic tout ce que l’on vous confie ?

STÉPHANIE.

Toujours.

AMABLE, avec trouble, et regardant si l’on ne vient pas.

Cependant si c’était un secret qui ne regardât que moi, et une autre personne, un secret qu’on ne peut confier qu’à une femme, à une amie ! si j’aimais, en un mot ?

STÉPHANIE.

Vous, une passion coupable !

AMABLE.

Coupable ! non pas, mais du moins fort aimable, et si vous seule pouviez me servir auprès d’elle, intercéder en ma faveur...

STÉPHANIE.

Je la connais ?...

AMABLE.

Intimement, Stéphanie, intimement.

STÉPHANIE.

Ah ! nommez-la-moi.

AMABLE.

Vous voulez que je déchire le voile ?

STÉPHANIE.

Mais certainement.

AMABLE.

Eh bien ! puisqu’il le faut, puisque vous l’exigez...

 

 

Scène XIV

 

STÉPHANIE, AMABLE, LOUIS

 

LOUIS, annonçant.

Le cabriolet est prêt, et quand Monsieur voudra...

AMABLE, à part.

L’imbécile ! qui vient se jeter à la traverse avec son cabriolet, au moment où j’allais déchirer le voile.

STÉPHANIE.

Eh bien ! Monsieur ?

AMABLE, à demi-voix, et avec chaleur.

Eh bien !... je ne puis achever en ce moment ; mais ce matin, dans le désordre de mon âme, j’avais jeté sur ce papier quelques pensées également désordonnées, qui vous associeront, peut-être, au choc tumultueux de mes sentiments... Lisez, Stéphanie, lisez, de grâce. Prudence, discrétion ! je vous recommande mes intérêts, et je vais m’occuper des vôtres.

Il remonte le théâtre.

Le cabriolet m’attend, partons.

À part, sur le devant de la scène, à droite.

Il me semble que ce n’est pas mal, et que le coup de fouet s’y trouve...

Il fait un salut à Stéphanie, et sort avec Louis.

 

 

Scène XV

 

STÉPHANIE, seule

 

Qu’est-ce que cela veut dire ? et quel air singulier ! Est-il original, notre voisin !

Ouvrant la lettre.

En tout cas, voyons, ce doit être curieux.

 

 

Scène XVI

 

LUDOVIC, STÉPHANIE

 

LUDOVIC, entrant gaiement.

À merveille, en voilà déjà deux d’acquittés ; quant aux autres que j’ai avertis, et qui vont venir, nous aurons, pour les payer, l’argent de notre cher voisin.

STÉPHANIE, qui vient de lire.

Quelle horreur !

LUDOVIC.

Qu’as-tu donc ? Qu’y a-t-il ?

STÉPHANIE, courant à lui.

Ah ! mon ami ! ah ! qu’ai-je fait pour m’exposer à une pareille injure ? Tiens, lis.

LUDOVIC.

C’est de M. Amable, notre propriétaire. Ô ciel ! une déclaration ! il t’aimait, et depuis longtemps, et ne cherchait qu’une occasion de te l’apprendre ! le misérable !

STÉPHANIE.

Où vas-tu ?

LUDOVIC.

Lui porter ta réponse et la mienne.

STÉPHANIE.

Non, non, c’est par le mépris qu’il faut lui répondre.

LUDOVIC, entre ses dents.

Oui, le mépris et autre chose.

STÉPHANIE.

Mais, avant tout, il faut rejeter ses services : nous n’en voulons plus, renvoie-lui sur-le-champ les dix mille francs qu’il t’a remis.

LUDOVIC.

Oh ! mon Dieu ! je ne les ai plus, le sellier et la marchande de modes viennent de les emporter.

STÉPHANIE.

Qu’as-tu fait !

LUDOVIC.

Je croyais m’acquitter, et je reste sous le poids d’une telle obligation ! Devoir à un homme que je méprise !

STÉPHANIE, avec impatience.

Pourquoi te hâter ainsi ?

LUDOVIC.

Est-ce que je pouvais attendre ? Est-ce que ce billet n’était pas échu ? Est-ce qu’il n’était pas payable aujourd’hui même ? Aussi, c’est ta faute. A-t-on jamais vu signer des billets à une marchande de modes ?

STÉPHANIE.

Ma faute ! c’est plutôt la tienne ; sept mille francs à un carrossier ! tu n’aurais pas eu besoin d’emprunter, si tu n’avais pas tout dissipé.

LUDOVIC.

Parbleu ! je le crois bien, tu as tous les jours de nouveaux caprices.

STÉPHANIE.

C’est toi, plutôt, qui ne fais que des folies.

LUDOVIC.

Et toi des imprudences : car c’est ton étourderie, ta légèreté seule qui a pu enhardir ce fat à une telle audace.

STÉPHANIE.

Moi !

LUDOVIC.

Oui, je le parierais, j’en suis sûr.

STÉPHANIE.

Oser concevoir une pareille idée ! c’est affreux à vous, c’est indigne, et je me fâcherai, à la fin.

LUDOVIC.

Eh bien ! fâche-toi.

Ils vont s’asseoir aux deux extrémités du théâtre, Ludovic à droite, Stéphanie à gauche.

STÉPHANIE.

Air : Ah ! c’est désolant (des Rosières).

Ah ! ah ! comment ! il ose
Me parler ainsi !
Plus d’amour, vous en serez cause...
Ah ! ah ! tout est fini !
Oui, oui, tout est fini !

LUDOVIC, allant à Stéphanie.

Eh quoi ! tu pleures, Stéphanie ?

STÉPHANIE.

Oui, oui. Monsieur, c’est une infamie.

LUDOVIC.

Une querelle, je crois.

STÉPHANIE.

Et c’est pour la première fois.
Mais, je le vois,
Nos voisins sont toujours en guerre,
Toujours en dispute chez eux.

LUDOVIC.

Calme-toi, ma chère.

STÉPHANIE.

Leur exemple est contagieux,
Et nous allons faire comme eux.

Ensemble.

STÉPHANIE.

Ah ! ah ! comment ! il ose
Me parler ainsi !
Plus d’amour, vous en serez cause...
Ah ! ah ! tout est fini !
Oui, oui, tout est fini !

LUDOVIC.

Allons, allons, pardonne ici
Tout le chagrin que je te cause.
Pardon, pourquoi pleurer ainsi ?

LUDOVIC.

Dieu ! ton frère.

 

 

Scène XVII

 

LUDOVIC, VICTOR, STÉPHANIE

 

VICTOR.

Eh bien ! eh bien ! ce n’est plus comme ce matin, on ne s’embrasse plus, on se dispute.

STÉPHANIE.

Du tout.

Se rapprochant vivement de Ludovic et lui serrant la main.

La paix est faite.

VICTOR, d’un air triste.

Tant mieux ; il nous arrive toujours assez de chagrin sans s’en créer soi-même de nouveaux. Je venais, mon cher ami...

LUDOVIC, bas, à Stéphanie.

Ô ciel ! pour ce que je lui ai promis...

Haut.

Je t’ai écrit, il y a une heure, que les quinze mille francs étaient à ta disposition, et que tu les trouverais ici.

VICTOR.

C’est vrai.

LUDOVIC, avec embarras.

Ils n’y sont pas encore ; mais sois tranquille.

VICTOR.

Tu ne les avais donc pas, comme tu me le disais, dans ta caisse, ou à la Banque, ce qui est la même chose ?

LUDOVIC.

Si vraiment ; mais un payement imprévu, des mémoires qu’il a fallu acquitter, ce qui ne m’empêchera pas de te procurer ta somme : je l’attends.

VICTOR.

Comment donc as-tu fait ?... et d’où vient ton trouble ? Ces regards d’intelligence avec ta femme... je comprends, mes amis... vous vous êtes gênés pour moi.

STÉPHANIE.

Du tout.

VICTOR.

Vous avez emprunté.

LUDOVIC, regardant sa femme.

Jamais... jamais, grâce au ciel, cela ne nous arrivera.

VICTOR, lui prenant la main.

C’est bien, et je devine tout ; vous n’avez point voulu compter sur les autres, et c’est de vous, de vous seuls que vous avez attendu des secours, des sacrifices.

LUDOVIC.

Que veux-tu dire ?

VICTOR.

Pourquoi me le cacher ? N’est-ce pas ? j’ai raison : ce riche mobilier, ces chevaux, ces voitures...

LUDOVIC, comme frappé d’une idée.

Ô ciel !

VICTOR.

Peut-être même cette campagne à laquelle vous teniez tant ?... Enfin, cela ou autre chose, il est, à coup sûr, quelques superfluités, quelques jouissances de luxe auxquelles vous avez renoncé pour m’obliger, pour me sortir d’embarras ; je vous en remercie, mes amis, et j’en suis bien reconnaissant.

D’un air sombre.

Mais je n’en ai plus besoin ; cela me devient inutile.

LUDOVIC et STÉPHANIE.

Et comment cela ?

VICTOR.

Ce matin j’ignorais ma position, et je la connais maintenant ; une faillite imprévue m’enlève une somme énorme sur laquelle je comptais pour faire honneur à mes engagements, et moi-même, si je n’ai pas ce soir deux cent mille francs comptant, je suis obligé demain de déclarer mon déshonneur.

LUDOVIC et STÉPHANIE.

Mon frère !

VICTOR.

Je n’y survivrai pas, mes amis ; car jusqu’ici notre nom a été sans tâche, et il ne me reste plus qu’à me brûler la cervelle.

STÉPHANIE, lui mettant la main sur la bouche, et l’empêchant d’achever la phrase.

Ô ciel !

LUDOVIC.

Qu’entends-je ? te livrer ainsi au désespoir ! je ne te reconnais plus ; toi ! un homme de tête, que j’ai toujours vu supérieur aux événements.

VICTOR.

Que faire contre ceux-ci ? Y a-t-il quelque remède, quelque secours ?

LUDOVIC.

Peut-être.

Air de Turenne.

Promets-nous seulement d’attendre ;
Jusqu’à ce soir reste en ces lieux.

VICTOR.

Et pourquoi donc ?

STÉPHANIE.

Quel parti veux-tu prendre ?

LUDOVIC, passant au milieu.

Je serai digne de vous deux.
Oui, tous les deux vous avez sur mon âme
Des droits égaux... car mon bonheur, à moi,
C’est à ma femme ici que je le doi,
C’est à toi que je dois ma femme.

VICTOR.

À la bonne heure ; mais je voudrais écrire à la mienne, à mes enfants.

LUDOVIC.

Là, dans mon cabinet. Adieu, frère ; adieu, bon courage, nous sommes là.

Victor entre dans le cabinet à droite.

 

 

Scène XVIII

 

STÉPHANIE, LUDOVIC

 

LUDOVIC.

Oui, je le sauverai, je le jure.

STÉPHANIE.

Et comment ? Nous qui n’avons pas même le moyen de nous tirer d’affaire.

LUDOVIC.

Il n’est plus question de nous : il s’agit de ton frère, notre ami, notre seul ami ; il s’agit de sa vie, de son honneur, qui est le nôtre ! et il n’est qu’un moyen de le sauver. Tu n’as pas saisi, comme moi, cette idée qui lui est échappée, là, par hasard ; je l’approuve, je m’en empare.

STÉPHANIE.

Toi !

LUDOVIC.

Je vendrai tout ce qui nous est inutile.

STÉPHANIE.

Nos chevaux, notre voiture.

LUDOVIC.

Tu y tenais ce matin.

STÉPHANIE.

Du tout : je mettrai des socques, tout le monde en met ; tu me donneras le bras, le bonheur va à pied aussi bien qu’en voiture.

LUDOVIC.

C’est dit, plus d’équipage.

STÉPHANIE.

Plus de campagne : elle nous ruinerait une seconde fois, si c’était possible.

LUDOVIC.

Ce n’est que là, disais-tu, que nous pouvions nous aimer.

STÉPHANIE.

On s’aime partout.

LUDOVIC.

À merveille ; ce qu’on m’en offre., je l’accepte, je termine à l’instant, et cet appartement dont lord Hutchinson avait tant d’envie, je passe chez lui, je lui cède le bail, le mobilier ; ce ne sera pas long, et nous prendrons un joli petit quatrième.

STÉPHANIE.

Mieux encore, un cinquième. On est en bon air.

LUDOVIC.

On se porte mieux.

STÉPHANIE.

Tu as raison ; que de choses dont on peut se passer !

Air de Manette (de M. Thénard).

Premier couplet.

Bijoux et dentelles.
Parures nouvelles,
À quoi servent-elles ?
Prends, elles sont là.
Ce luxe éphémère
M’était nécessaire,
Pourquoi ?... pour te plaire ?
Je te plais sans ça !
Qu’importe le reste ?
Oui, je te l’atteste.
Si, simple et modeste,
Tu me trouves bien,
Ta seule tendresse
Fera ma richesse ;
Ta seule tendresse
Fera tout mon bien,

ENSEMBLE.

Je suis fiche, et beaucoup ;
Car l’amour, oui, l’amour tient lieu de tout.

Deuxième couplet.

LUDOVIC.

Serviteurs à gage,
Dans un bon ménage,
Sont un esclavage,
Je m’en passerai.

STÉPHANIE.

Plus de soin futile ;
Pour me rendre utile,
À tes lois docile,
Je te servirai.
Servir ce qu’on aime,
C’est le bien suprême.

LUDOVIC.

Et des gages même,
Je veux t’en donner.
Les voilà, ma chère.

Il l’embrasse.

STÉPHANIE.

À ce prix, j’espère,
Tu ne risques guère
De te ruiner.

ENSEMBLE.

Je suis riche, et beaucoup ;
Car l’amour, oui, l’amour tient lieu de tout.

LUDOVIC.

C’est ton frère : reste avec lui, et tâche surtout qu’il ne se doute de rien.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

VICTOR, tenant à la main des lettres qu’il jette sur la table, STÉPHANIE

 

VICTOR.

Mon courrier est terminé et partira ce soir ; mais, en apprenant à ma femme la fâcheuse position où je me trouve, une seule idée me consolait : c’est que, grâce au ciel, vous êtes plus heureux, et je suis bien sûr que c’est à toi que ton mari en est redevable ; car, de lui-même, il a toujours eu des idées de luxe et de dépense.

STÉPHANIE, soupirant.

C’est vrai, vous le connaissez bien.

VICTOR.

Aussi, tu as bien fait de le retenir, de compter avec lui et avec toi-même, de te mettre à la tête de ta maison, d’y faire régner l’ordre et l’économie.

STÉPHANIE, avec embarras.

Mon frère !

VICTOR.

Je ne t’en fais pas compliment, c’est tout naturel : c’est toi que cela regardait.

Air : Le choix que fait tout le village.

Oui, tu le sais, c’est la règle commune
Qu’en ménage on doit observer ;
C’est le mari qui gagne la fortune,
La femme doit la conserver.
Pour tous les siens son active tendresse
Dans tous les temps doit savoir amasser ;
Car le bonheur est une autre richesse
Qu’elle n’a pas le droit de dépenser.

STÉPHANIE, à part.

Ah ! mon Dieu ! s’il savait...

 

 

Scène XX

 

VICTOR, STÉPHANIE, AMABLE

 

STÉPHANIE, à part, voyant entrer Amable.

Dieu ! M. Amable !

AMABLE, tenant un papier.

Fidèle à ma parole, voici, ma belle voisine, ce que je vous avais promis ; l’acte est en bonne forme.

Stéphanie prend le papier.

VICTOR.

Quel est ce papier ?

AMABLE.

Tout ce qu’il y a de plus innocent, un acte par-devant notaire ; un service que je rends à ce jeune ménage qui avait besoin d’argent.

VICTOR.

Que dites-vous ?

AMABLE.

Pour eux, d’abord, et pour un frère qui est fort mal dans ses affaires.

VICTOR, avec colère.

Comment !...

STÉPHANIE, vivement.

Ne le croyez pas, ce n’est pas vrai ! nous n’avons pas besoin de ses offres, nous les rejetons, et la preuve...

Elle déchire l’acte.

AMABLE.

Un acte notarié ! Madame, un pareil procédé...

STÉPHANIE.

Est le seul que vous méritiez, après la déclaration que vous avez osé m’adresser.

VICTOR.

Je comprends.

À Amable.

Il suffit, Monsieur, sortez.

AMABLE, étonné.

Sortez ! Qu’est-ce que c’est qu’une telle expression, à un propriétaire... et de quel droit ?...

VICTOR, passant auprès d’Amable.

Je vous répète, Monsieur...

STÉPHANIE, l’arrêtant.

Mon frère !...

AMABLE.

Son frère ! c’est différent ; mais enfin, on est débiteur ou on ne l’est pas, et après ce que j’ai fait pour son mari...

STÉPHANIE, à part.

Ah ! quelle honte !... et que devenir !...

VICTOR.

On vous doit donc ?

AMABLE.

Apparemment.

VICTOR.

Combien, Monsieur ?

AMABLE.

Je ne suis pas obligé de vous le dire.

VICTOR.

Et moi, j’ai le droit de vous demander... Combien ?

AMABLE.

Monsieur, c’est mon secret.

VICTOR.

Combien ?

AMABLE.

Dix mille francs.

VICTOR, après un moment de silence, regardant Stéphanie, prend son portefeuille et remet la somme à Amable.

Les voilà.

STÉPHANIE et AMABLE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

 

 

Scène XXI

 

VICTOR, STÉPHANIE, AMABLE, LUDOVIC

 

LUDOVIC, accourant.

Mon ami, mon frère, rassure-toi. J’ai vu Hutchinson et mon notaire ; ils se chargent de la vente, de la liquidation, ils se chargent de tout, et tu auras dès ce soir deux cent mille francs qu’ils veulent bien avancer.

VICTOR, avec joie.

Il se pourrait ! ah !... mon ami !...

AMABLE.

Et vous acceptez !

VICTOR.

Oui, Monsieur, et de grand cœur.

LUDOVIC, à Amable.

Vous ici, Monsieur ! J’ai un autre compte à régler avec vous, et, pour commencer, voici dix mille francs que je vous dois.

AMABLE.

Non, Monsieur.

LUDOVIC.

Vous accepterez.

AMABLE.

Non, Monsieur... À l’autre, maintenant ; qu’est-ce qu’ils ont donc tous ?

LUDOVIC.

Vous accepterez, ou sinon...

AMABLE.

Je suis payé.

LUDOVIC.

Et par qui ?

AMABLE.

Par le beau-frère.

STÉPHANIE.

Oui, mon ami.

AMABLE.

Et tout ce que je puis faire, c’est de lui en donner un reçu.

Il va s’asseoir auprès de la table, et écrit.

LUDOVIC.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

VICTOR, prenant Ludovic par la main.

Avez-vous pu croire que votre frère, votre ami, cesserait un instant de veiller sur vous ? Je connaissais vos folies, vos dissipations ; j’aurais voulu qu’il ne tînt qu’à moi de venir à votre aide, de combler le déficit ; mais une fois habitués à de pareilles dépenses, rien ne vous eût empêchés de continuer ; dans un an, dans deux ans, vous étiez ruinés sans espoir, sans ressource : aujourd’hui il y en avait encore ; mais, pour s’arrêter, pour trancher dans le vif, il faut un grand courage, jamais vous ne l’auriez eu pour vous, vous l’avez eu pour moi, j’en étais sûr ; dès que vous m’avez vu en danger, vous avez tout sacrifié pour me sauver.

STÉPHANIE et LUDOVIC.

Mon ami !

VICTOR.

Ce sacrifice, je l’accepte, et je vous en rendrai bon compte. Ces deux cent mille francs échappés au naufrage, je les ferai valoir dans ma manufacture, à condition que tu t’en mêleras, que tu travailleras.

LUDOVIC.

C’était mon projet, mon espoir... dès demain j’entrais chez un banquier.

VICTOR.

C’est bien, je t’emmène, et tu seras chez toi, ce qui vaut mieux que d’être chez les autres... nous vivions tous ensemble, en amis, en famille... ta femme avec la mienne, tes enfants avec les miens...

Amable se lève et se place à la droite de Stéphanie.

Ils apprendront avec nous que l’ordre et l’économie, qui font la fortune des États, font aussi celle des jeunes ménages, et, quand vous aurez fait fortune en province, vous reviendrez, si vous le voulez, dans la capitale.

AMABLE.

Je vous garderai votre appartement.

LUDOVIC.

Vous êtes bien bon.

AMABLE.

Un logement d’ami, presque pour rien.

STÉPHANIE, faisant la révérence.

Cela revient trop cher.

Au public.

Air : Mes yeux disaient tout le contraire.

Nous voilà donc bien avertis.
Et de ce frère que j’honore
Nous suivrons les sages avis...
Mais par vous, et ce soir encore,
Que de ses préceptes nouveaux
La règle ne soit pas suivie ;
Et, s’il se peut, dans vos bravos
Ne mettez pas d’économie.

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