Le Verre d’eau (Eugène SCRIBE)

Comédie en cinq actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 7 novembre 1840.

 

Personnages

 

LA REINE ANNE

LA DUCHESSE DE MARLBOUG, sa favorite

HENRI DE SAINT-JEAN, VICOMTE DE BOLINGBROKE

MASHAM, enseigne au régiment des gardes

ABIGAÏL, cousine de la duchesse

LE MARQUIS DE TORCY, envoyé de Louis XIV

THOMPSON, huissier de la chambre de la Reine

UN MEMBRE DU PARLEMENT

 

La scène se passe à Londres, au palais Saint-James. Les quatre premiers actes dans un salon de réception, le dernier dans la chambre de la Reine.

 

 

ACTE I

 

Un riche salon du palais Saint-James ; porte au fond ; deux portes latérales ; à gauche du spectateur, une table et ce qu’il faut pour écrire ; à droite, un guéridon.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS DE TORCY, BOLINGBROKE, entrant par la gauche du spectateur, MASHAM, dormant sur un fauteuil, près de la porte à droite

 

BOLINGBROKE.

Oui, monsieur le marquis, cette lettre parviendra à la reine ; j’en trouverai les moyens, je vous le jure, et elle sera reçue avec les égards dus à l’envoyé d’un grand roi.

M. DE TORCY.

J’y compte, monsieur de Saint-Jean. Je confie mon honneur et celui de la France à votre loyauté, à votre amitié.

BOLINGBROKE.

Vous avez raison... Ils vous diront tous que Henri de Saint-Jean est un libertin et un dissipateur ; esprit brouillon et capricieux, écrivain passionné, orateur turbulent, je le veux bien... mais aucun d’eux ne vous dira que Henri de Saint-Jean ait jamais vendu sa plume, ou trahi un ami.

M. DE TORCY.

Je le sais, et je mets en vous mon seul espoir !

Il sort.

 

 

Scène II

 

BOLINGBROKE, MASHAM, endormi

 

BOLINGBROKE.

Ô chances de la guerre et destinée des rois conquérants ! l’ambassadeur de Louis XIV ne pouvoir obtenir dans le palais Saint-James une audience de la reine Anne ! et, pour lui faire parvenir une note diplomatique, employer autant d’adresse et de mystère que s’il s’agissait d’une galante missive !... Pauvre marquis de Torcy, si sa négociation ne réussit pas... il en mourra ! tant il aime son vieux souverain, qui se flatte encore d’une paix honorable et glorieuse... La vieillesse est l’âge des mécomptes...

MASHAM, dormant.

Ah ! qu’elle est belle !

BOLINGBROKE.

Et la jeunesse, l’âge des illusions... Voilà un jeune officier à qui le bien vient en dormant !

MASHAM, de même.

Oui, je t’aime, je t’aimerai toujours !

BOLINGBROKE.

Il rêve, le pauvre jeune homme ! Eh ! mais c’est le petit Masham, et je me trouve ici en pays de connaissance...

MASHAM, dormant toujours.

Quel bonheur ! quelle brillante fortune ! c’est trop pour moi.

BOLINGBROKE, lui frappant sur l’épaule.

En ce cas, mon cher, partageons !

MASHAM, se levant et se frottant les yeux.

Hein ! qu’est-ce que c’est... monsieur de Saint-Jean qui m’éveille !

BOLINGBROKE, riant.

Et qui vous ruine !...

MASHAM.

Vous, à qui je dois tout... Pauvre écolier, pauvre gentilhomme de province, perdu dans la ville de Londres, je voulais, il y a deux ans, me jeter dans la Tamise, faute de vingt-cinq guinées, et vous m’en avez donné deux cents que je vous dois toujours !...

BOLINGBROKE.

Pardieu, mon cher, je voudrais bien être à votre place, et je changerais volontiers avec vous...

MASHAM.

Pourquoi cela ?

BOLINGBROKE.

Parce que j’en dois cent fois davantage.

MASHAM.

Ô ciel ! vous êtes malheureux !

BOLINGBROKE.

Non pas ! je suis ruiné, voilà tout ! mais jamais je n’ai été plus dispos, plus joyeux et plus libre... Pendant cinq années, les plus longues de ma vie, riche et ennuyé de plaisirs, j’ai mangé mon patrimoine... Il fallait bien s’occuper... À vingt-six ans... tout était fini !...

MASHAM.

Est-il possible ?

BOLINGBROKE.

Je n’ai pas pu aller plus vite !... Pour rétablir mes affaires, on m’avait marié à une femme charmante... impossible de vivre avec elle... un million de dot... autant de défauts et de caprices... J’ai rendu la dot, j’y gagne encore ! Ma femme brillait à la cour, elle était du parti des Marlborough, elle était whig... vous comprenez que je devais être tory ; je me suis jeté dans l’opposition : je lui dois cela ! je lui dois mon bonheur ! car, depuis ce jour, mon instinct et ma vocation se sont révélés ! c’était l’aliment qu’il fallait à mon âme ardente et inactive ! Dans nos tourmentes politiques, dans nos orages de tribune, je respire, je suis à l’aise, et comme le matelot anglais sur la mer, je suis chez moi, dans mon élément, dans mon empire... Le bonheur, c’est le mouvement !... le malheur, c’est le repos ! Vingt fois, dans ma jeunesse inoccupée, et surtout dans mon ménage, j’avais eu comme vous l’idée de me tuer.

MASHAM.

Est-il possible ?

BOLINGBROKE.

Oui... les jours où il fallait conduire ma femme au bal ! Mais maintenant je tiens à rester ! je serais désolé de partir ! je n’en ai pas le temps... je n’ai pas un moment à moi... membre de la chambre des communes et grand seigneur journaliste... je parle le matin et j’écris le soir... En vain le ministère whig nous accable de ses triomphes, en vain il domine en ce moment l’Angleterre et l’Europe... seul avec quelques amis, je soutiens la lutte ; et les vaincus ont souvent troublé le sommeil des vainqueurs. Lord Marlborough, à la tête de son armée, tremble devant un discours de Henri de Saint-Jean, ou un article de notre journal l’Examinateur. Il a pour lui le prince Eugène, la Hollande et cinq cent mille hommes... J’ai pour moi, Swift Prior et Atterbury... À lui l’épée, à nous la presse !... nous verrons un jour à qui la victoire... L’illustre et avare maréchal veut la guerre, qui épuise le trésor et qui remplit le sien... moi, je veux la paix et l’industrie, qui, mieux que les conquêtes, doivent assurer la prospérité de l’Angleterre. Voilà ce qu’il s’agit de faire comprendre à la reine, au parlement et au pays.

MASHAM.

Ce n’est pas facile.

BOLINGBROKE.

Non... car la force brutale et matérielle, les succès emportés à coups de canon étourdissent tellement le vulgaire, qu’il ne lui vient jamais à l’idée qu’un général vainqueur puisse être un sot, un tyran ou un fripon... et lord Marlborough en est un ! je le prouverai... je le montrerai glissant furtivement sa main victorieuse dans les coffres de l’État.

MASHAM.

Ah ! vous ne direz pas cela.

BOLINGBROKE.

Je l’ai écrit... je l’ai signé... l’article est là... il paraîtra aujourd’hui... je le répéterai demain, après-demain... tous les jours... et il y a une voix qui finit toujours par se faire entendre, une voix qui parle encore plus haut que les clairons et les tambours... celle de la vérité !... Mais pardon... je me croyais au parlement, et je vous fais subir un cours de politique, à vous, mon jeune ami, qui avez bien d’autres rêves en tête... des rêves de fortune et d’amour.

MASHAM.

Qui vous l’a dit ?

BOLINGBROKE.

Vous-même !... Je vous crois très discret quand vous êtes éveillé ; mais je vous préviens qu’en dormant vous ne l’êtes pas.

MASHAM.

Est-il possible ?

BOLINGBROKE.

Je vous ai entendu vous féliciter en rêve de votre bonheur, de votre fortune, et vous pouvez me nommer sans crainte la grande dame à qui vous la devez.

MASHAM.

Moi ?

BOLINGBROKE.

À moins que ce ne soit la mienne !... auquel cas je ne vous demande rien !... je comprendrai...

MASHAM.

Vous êtes dans l’erreur ! je ne connais pas de grande dame ! il est quelqu’un, j’en conviens, qui, sans se faire connaître, m’a servi de protecteur... un ami de mon père... vous peut-être ?...

BOLINGBROKE.

Non, vraiment...

MASHAM.

Vous êtes le seul cependant que je puisse soupçonner. Orphelin et sans fortune, mais fils d’un brave gentilhomme tué sur le champ de bataille, j’avais eu l’idée de demander une place dans la maison de la reine : la difficulté était d’arriver à Sa Majesté, de lui présenter ma pétition ; et un jour d’ouverture du parlement, je me lançai intrépidement dans la foule qui entourait sa voiture ; j’y touchais presque lorsqu’un grand monsieur, heurté par moi, se retourne, et croyant avoir affaire à un écolier, me donne sur le nez une chiquenaude.

BOLINGBROKE.

Pas possible !

MASHAM.

Oui, Monsieur... je vois encore son air insolent et ricaneur... je le vois, je le reconnaîtrais entre mille, et si jamais je le rencontre... Mais dans ce moment la foule, en nous séparant, m’avait jeté contre la voiture de la reine, à qui je remis ma pétition... elle resta quinze jours sans réponse. Enfin je reçus une lettre d’audience de Sa Majesté !... Vous jugez si je me hâtai de me rendre au palais, paré de mon mieux et à pied pour de bonnes raisons... J’étais près d’arriver, lorsqu’à deux pas de Saint-James, et vis-à-vis d’un balcon où se tenaient de belles dames de la cour, un équipage qui allait plus vite que moi m’éclabousse de la tête aux pieds, moi et mon pourpoint de satin, le seul dont je fusse propriétaire... et pour comble de fatalité, j’aperçois à la portière de la voiture... ce même individu, l’homme à la chiquenaude... qui riait encore... Ah ! dans ma rage, je m’élançai vers lui ; mais l’équipage avait disparu, et, furieux, désespéré, je rentrai dans mon modeste hôtel, ayant manqué mon audience.

BOLINGBROKE.

Et votre fortune !

MASHAM.

Au contraire ! je reçus le lendemain, d’une personne inconnue un riche habit de cour, et quelques jours après, la place que je demandais dans la maison de la reine. J’y étais à peine depuis trois mois, que j’avais reçu ce que je désirais le plus au monde, un brevet d’enseigne dans le régiment des gardes.

BOLINGBROKE.

En vérité ! Et vous n’avez aucun soupçon sur ce protecteur mystérieux.

MASHAM.

Aucun !... il m’assure de sa constante faveur, si je continue à m’en rendre digne... Je ne demande pas mieux... ce qui me paraît seulement gênant et ennuyeux, c’est qu’il me défend de me marier...

BOLINGBROKE.

Ah ! bah !

MASHAM.

Craignant sans doute que cela ne nuise à mon avancement.

BOLINGBROKE, riant.

C’est là la seule idée que cette défense ait fait naître en vous ?

MASHAM.

Oui, sans doute.

BOLINGBROKE, de même.

Eh bien, mon cher ami, pour un ancien page de la reine, et pour un nouvel officier dans les gardes, vous êtes d’une innocence biblique...

MASHAM.

Comment cela.

BOLINGBROKE, de même.

C’est que ce protecteur inconnu est une protectrice..

MASHAM.

Quelle idée !

BOLINGBROKE.

Quelque grande dame qui vous porte intérêt...

MASHAM.

Non, Monsieur... non, cela n’est pas possible !

BOLINGBROKE.

Qu’y aurait-il d’étonnant ?... La reine Anne, notre charmante souveraine, est une personne fort respectable et fort sage, qui s’ennuie royalement... je veux dire autant que possible !... mais à sa cour, on s’amuse beaucoup !... toutes nos ladys ont de petits protégés, de jeunes officiers fort aimables, qui, sans quitter le palais de Saint-James, arrivent à des grades supérieurs.

MASHAM.

Monsieur !

BOLINGBROKE.

Fortune d’autant plus flatteuse qu’elle n’est due qu’au mérite personnel.

MASHAM.

Ah ! c’est une indignité... et si je savais...

BOLINGBROKE, allant s’asseoir près de la table à gauche.

Après cela, je peux me tromper, et si réellement c’est quelque grand seigneur ami de votre père... laissez venir les événements... laissez-vous faire ! Ah ! si on vous ordonnait de vous marier... je ne dis pas... mais on vous le défend... il est clair que ce n’est pas un ennemi... au contraire... et lui obéir n’est pas si difficile...

MASHAM, debout pris du fauteuil où est assis Bolingbroke.

Mais si vraiment... quand on aime quelqu’un... quand on est aimé...

BOLINGBROKE.

J’y suis !... l’objet de vos rêves ! la personne à qui vous pensiez tout à l’heure en dormant ?

MASHAM.

Oui, Monsieur... la plus aimable, la plus jolie fille de Londres, qui n’a rien... ni moi non plus... et c’est pour elle que je désire les honneurs et la richesse... j’attends pour l’épouser que j’aie fait fortune.

BOLINGBROKE.

Vous n’êtes pas encore très avancé... et elle de son côté ?

MASHAM.

Bien moins encore !... orpheline comme moi, demoiselle de boutique dans la Cité, chez un riche joaillier... maître Tomwood.

BOLINGBROKE.

Ah ! mon Dieu !

MASHAM.

Qui vient de faire banqueroute... elle se trouve sans place et sans ressources.

BOLINGBROKE, se levant.

C’est la petite Abigaïl...

MASHAM.

Vous la connaissez ?

BOLINGBROKE.

Parbleu, du vivant de ma femme... je veux dire quand elle vivait près de moi... j’étais un abonné assidu des magasins de Tomwood... ma femme aimait beaucoup les diamants, et moi, la bijoutière... Vous aviez raison, Masham, une fille charmante, naïve, gracieuse, spirituelle...

MASHAM.

Eh ! mais, à la manière dont vous en parlez, est-ce que vous en auriez été amoureux ?...

BOLINGBROKE.

Pendant huit jours ! et peut-être plus ! si je n’avais pas vu que je perdais mon temps... et je n’en ai pas à perdre, maintenant surtout... mais j’ai gardé à cette jeune fille une amitié véritable, et voici la première fois que j’éprouve un regret... non d’avoir perdu ma fortune, mais de l’avoir si mal employée... je serais venu à votre aide... je vous aurais... mariés... mais, pour le présent, des dettes, des créanciers qui sortent de dessous terre... et, pour l’avenir, pas même l’espérance... les biens de ma famille reviennent tous à Richard Bolingbroke, mon cousin, qui n’a pas envie de me les laisser... car, par malheur, il est jeune, et comme tous les sots, il se porte à merveille... mais nous pourrions peut-être à la cour chercher pour Abigaïl...

MASHAM.

C’est ce que je disais... une place de demoiselle de compagnie, près de quelque grande dame qui ne soit ni impérieuse, ni hautaine...

BOLINGBROKE, secouant la tête.

Ce n’est pas aisé à trouver.

MASHAM.

J’avais pensé à la vieille duchesse de Northumberland, qui, dit-on, cherche une lectrice.

BOLINGBROKE.

Cela vaut mieux... elle n’est qu’ennuyeuse à périr.

MASHAM.

Et j’avais conseillé à Abigaïl de se présenter chez elle ce matin ; mais l’idée seule de venir au palais de la reine la rendait toute tremblante.

BOLINGBROKE.

N’importe, l’espoir de vous y trouver, elle y viendra, et tenez, tenez, monsieur l’officier des gardes, que vous disais-je ?... la voici.

 

 

Scène III

 

BOLINGBROKE, ABIGAÏL, MASHAM

 

ABIGAÏL.

Monsieur de Saint-Jean !

Elle se retourne vers Masham à qui elle tend la main.

BOLINGBROKE.

Lui-même, ma chère enfant, et il faut que vous soyez née sous une heureuse étoile !... la première fois que vous venez à la cour, y trouver deux amis !... rencontre bien rare en ce pays.

ABIGAÏL, gaiement.

Oui, vous avez raison, j’ai du bonheur !... surtout aujourd’hui...

MASHAM.

Vous voilà donc décidée à vous présenter chez la duchesse de Northumberland ?

ABIGAÏL.

Vous ne savez pas, j’ai appris que la place était donnée...

MASHAM.

Et vous êtes si joyeuse ?

ABIGAÏL.

C’est que j’en ai une autre !... plus agréable, je crois... et que je dois...

MASHAM.

À qui donc ?

ABIGAÏL.

Au hasard.

BOLINGBROKE.

Cela vaut mieux ! c’est le plus commode et le moins exigeant des protecteurs.

ABIGAÏL.

Imaginez-vous que parmi les belles dames qui fréquentaient les magasins de M. Tomwood, il y en avait une fort aimable, fort gracieuse, qui s’adressait toujours à moi pour acheter... or, en achetant des diamants... on cause.

BOLINGBROKE.

Et miss Abigaïl cause très bien...

ABIGAÏL.

Il me semblait que cette dame n’était pas très heureuse dans son ménage... qu’elle était esclave dans son intérieur, car elle me répétait souvent avec un soupir : Ah ! ma petite Abigaïl, que vous êtes heureuse ici, vous faites ce que vous voulez... Si on peut dire cela... moi qui, enchaînée à ce comptoir, ne pouvais le quitter... et ne voyais M. Masham que le dimanche après la messe, quand il n’était pas de service à la cour... Enfin, un jour, il y a près d’un mois, la belle dame eut la fantaisie d’une toute petite bonbonnière en or, d’un travail exquis... presque rien, trente guinées !... Mais elle avait oublié sa bourse... et je dis : On enverra ce bijou à l’hôtel de milady... Mais milady, que cela semblait embarrasser, hésitait à nommer son hôtel, sans doute à cause de son mari... à qui elle ne voulait pas dire... il y a des grandes dames qui ne disent pas à leur mari... et je m’écriai : Gardez, gardez, milady, je prends tout sur moi. – Vous daignez donc être ma caution ? répondit-elle, avec un sourire charmant... C’est bien... je reviendrai !... – Mais pas du tout, c’est qu’elle ne revint pas...

BOLINGBROKE, riant.

La grande dame était une friponne.

ABIGAÏL.

J’en eus bien peur... car un mois s’était écoulé... M. Tomwood était bien mal dans ses affaires, et les trente guinées dont j’avais répondu, je les devais à lui... ou à ses créanciers... C’était là ce qui me désolait, et dont pour rien au monde je n’aurais osé parler à personne... mais j’étais décidée à vendre tout ce que je possédais... mes plus belles robes, même celle-ci qui me va bien, à ce qu’on dit...

BOLINGBROKE.

Très bien.

MASHAM.

Et qui vous rend encore plus jolie... si c’est possible.

ABIGAÏL.

Voilà pourquoi j’avais tant de peine à me décider. Enfin j’étais résolue... lorsque, hier au soir, une voiture s’arrête à la porte, une dame en descend, c’était milady... « Bien des affaires trop longues à m’expliquer l’avaient retenue... et puis elle ne pouvait sortir de chez elle à sa volonté, et elle tenait cependant à venir elle-même s’acquitter... » Tout en parlant, elle avait remarqué que j’avais encore des larmes dans les yeux, quoique je me fusse hâtée, de les essuyer à son arrivée. Il fallut bien alors lui raconter et ma détresse, et ma position, et l’embarras où je me trouvais... elle avait tant de bonté... et moi tant de chagrin !... Enfin, je lui parlai de tout, excepté de M. Masham... et quand elle sut que je voulais, ce matin, me présenter chez la duchesse de Northumberland... c’est elle qui me dit : N’y allez pas, vous seriez trop malheureuse... d’ailleurs la place est donnée... Mais moi, mon enfant, je tiens dans le monde et à la cour une maison assez considérable... où, par malheur, je ne suis pas toujours la maîtresse... n’importe, je vous y offre une place... voulez-vous l’accepter... Et je me jetai dans ses bras en lui disant : Disposez de moi et de ma vie... je ne vous quitterai plus, je partagerai vos peines et vos chagrins... – C’est bien, me dit-elle avec émotion ; présentez-vous demain au palais, et demandez la dame dont je vous donne le nom. – Elle écrivit alors sur le comptoir deux mots que j’ai pris, que j’ai là... et me voici...

MASHAM.

C’est très singulier...

BOLINGBROKE.

Et ce papier, peut-on le voir ?

ABIGAÏL, le lui donnant.

Certainement !...

BOLINGBROKE, souriant.

Ah ! ah ! rien qu’à sa bonté je l’aurais devinée.

À Abigaïl.

Ce mot a été écrit devant vous, par votre nouvelle protectrice ?

ABIGAÏL.

Oui, vraiment... Est-ce que par hasard vous connaîtriez cette écriture ?

BOLINGBROKE, froidement.

Oui, mon enfant... c’est celle de la reine.

ABIGAÏL, avec joie.

La reine ! est-il possible ?...

MASHAM, de même.

La reine vous donne une place auprès d’elle... et sa protection ! et son amitié ! voilà votre fortune assurée à jamais !

BOLINGBROKE, passant entre eux deux.

Attendez, mes amis, attendez... ne vous réjouissez pas trop d’avance !

ABIGAÏL.

C’est la reine qui l’a dit, et une reine est maîtresse chez elle !

BOLINGBROKE.

Pas celle-là... Douce et bonne par caractère, mais faible et indécise, n’osant prendre un parti sans prendre l’avis de ceux qui l’entourent, elle devait nécessairement se laisser subjuguer par ses conseiller et ses favoris, et il s’est trouvé près d’elle une femme à l’esprit ferme, résolu et audacieux, au coup d’œil juste et prompt, qui vise toujours droit et haut ! c’est lady Churchill, duchesse de Marlborough, plus grand général que son mari lui-même, plus adroite qu’il n’est vaillant, plus ambitieuse qu’il n’est avare, plus reine enfin que sa souveraine, qu’elle conduit et dirige par la main... la main qui tient le sceptre.

ABIGAÏL.

La reine aime donc beaucoup cette duchesse ?

BOLINGBROKE.

Elle la déteste ! en rappelant sa meilleure amie ! et sa meilleure amie le lui rend bien !

ABIGAÏL.

Et pourquoi ne pas rompre avec elle ?... pourquoi ne pas se soustraire à une domination insupportable ?

BOLINGBROKE.

Cela, mon enfant, est plus difficile à vous expliquer... Dans notre pays... en Angleterre, Masham vous le dira, ce n’est pas la reine, c’est la majorité qui règne ; et le parti whig, dont Marlborough est le chef, a non seulement pour lui l’armée, mais le parlement ! la majorité leur est acquise ! et la reine Anne, dont on vante le règne glorieux, est forcée de subir des ministres qui lui déplaisent, une favorite qui la tyrannise et des amis qui ne l’aiment pas. Bien plus... ses intérêts de cœur, ses désirs les plus chers l’obligent presque à faire la cour à l’altière duchesse, car son frère, le dernier des Stuarts, que la nation a banni, ne peut être rappelé en Angleterre que par un bill du parlement, et ce bill, c’est encore la majorité, c’est le parti Marlborough qui peut seul l’appuyer et le faire réussir... La duchesse l’a promis... aussi tout cède à son influence. Surintendante de la reine, elle ordonne, règle, décide, nomme à tous les emplois, et un choix fait sans son aveu excitera sa défiance, sa jalousie, son refus peut-être. Voilà pourquoi, mes amis, la reine me paraît aujourd’hui bien hardie, et la nomination d’Abigaïl bien douteuse encore !

ABIGAÏL.

Ah ! s’il en est ainsi... si cela dépend seulement de la duchesse, rassurez-vous, j’ai quelque espoir !

MASHAM.

Et lequel ?

ABIGAÏL.

Je suis un peu sa parente.

BOLINGBROKE.

Vous, Abigaïl ?

ABIGAÏL.

Eh ! oui vraiment... par mésalliance ! un cousin à elle, un Churchill s’était brouillé avec sa noble famille en épousant ma mère !

MASHAM.

Est-il possible ?... parente de la duchesse !

ABIGAÏL.

Parente bien éloignée... et jamais je ne m’étais présentée devant elle parce qu’elle avait refusé autrefois de recevoir et de reconnaître ma mère... mais moi... pauvre fille, qui ne lui demanderai rien, que de ne pas me nuire... que de ne pas s’opposer aux bontés de la reine...

BOLINGBROKE.

Ce n’est pas une raison... vous ne la connaissez pas... Mais cette fois du moins je puis vous servir, et je le ferai... dussé-je m’attirer sa haine !

ABIGAÏL.

Ah ! que de bontés !

MASHAM.

Comment les reconnaître jamais ?

BOLINGBROKE.

Par votre amitié.

ABIGAÏL.

C’est bien peu !

BOLINGBROKE.

C’est beaucoup !... pour moi homme d’État... qui n’y crois guère...

Vivement.

Je crois à la vôtre et j’y compte !...

Leur prenant la main.

Entre nous désormais, alliance offensive et défensive !

ABIGAÏL, souriant.

Alliance redoutable !

BOLINGBROKE.

Plus que vous ne croyez peut-être, et grâce au ciel la journée sera bonne ! deux succès à emporter ! la place d’Abigaïl... et une autre affaire qui me tient au cœur... une lettre que je voudrais à tout prix faire arriver ce matin entre les mains de la reine... j’en attends et cherche les moyens... Ah ! si Abigaïl était nommée ! si elle était reçue par les femmes de Sa Majesté, tous mes messages parviendraient en dépit de la duchesse.

MASHAM, vivement.

N’est-ce que cela ?... je puis vous rendre ce service.

BOLINGBROKE.

Est-il possible !

MASHAM.

Tous les matins à dix heures, et les voici bientôt, je porte à Sa Majesté, pendant son déjeuner,

Prenant le journal sur la table à droite.

la Gazette du monde élégant et des gens à la mode, qu’elle parcourt en prenant son thé ; elle regarde les gravures, et parfois me dit de lui lire les articles de bals et de raouts.

BOLINGBROKE.

À merveille ! quel bonheur que la royauté lise le journal des modes... c’est le seul qu’on lui permette.

Glissant une lettre sous la couverture du journal.

La lettre du marquis au milieu des vertugadins et des falbalas. Et pendant que nous y sommes...

Tirant un journal de sa poche.

ABIGAÏL.

Que faites-vous ?

BOLINGBROKE.

Un numéro du journal l’Examinateur que je glisse sous la couverture. Sa Majesté verra comment l’on traite le duc et la duchesse de Marlborough... elle et toute sa cour en seront indignées... mais ça lui donnera quelques instants de plaisir... et elle en a si peu !... Voilà dix heures, allez, Masham, allez !

MASHAM, sortant par la porte à droite.

Comptez sur moi !

 

 

Scène IV

 

ABIGAÏL, BOLINGBROKE

 

BOLINGBROKE.

Vous le voyez ! le traité de la triple alliance produit déjà ses effets... c’est Masham qui nous protège et nous sert !

ABIGAÏL.

Lui ! peut-être !... mais moi qui suis si peu de chose !

BOLINGBROKE.

Il ne faut pas mépriser les petites choses, c’est par elles qu’on arrive aux grandes !... Vous croyez peut-être, comme tout le monde, que les catastrophes politiques, les révolutions, les chutes d’empire, viennent de causes graves, profondes, importantes... Erreur ! Les États sont subjugués ou conduits par des héros, par des grands hommes ; mais ces grands hommes sont menés eux-mêmes par leurs passions, leurs caprices, leurs vanités ; c’est-à-dire par ce qu’il y a de plus petit et de plus misérable au monde. Vous ne savez pas qu’une fenêtre du château de Trianon, critiquée par Louis XIV et défendue par Louvois, à fait naître la guerre qui embrase l’Europe en ce moment ! C’est à la vanité blessée d’un courtisan que le royaume a dû ses désastres ; c’est à une cause plus futile encore qu’il devra peut-être son salut. Et sans aller plus loin... moi qui vous parle, moi Henri de Saint-Jean, qui jusqu’à vingt-six ans fus regardé comme un élégant, un étourdi, un homme incapable d’occupations sérieuses... savez-vous comment tout d’un coup je devins un homme d’État, comment j’arrivai à la chambre, aux affaires, au ministère ?

ABIGAÏL.

Non, vraiment.

BOLINGBROKE.

Eh bien ! ma chère enfant, je devins ministre parce que je savais danser la sarabande, et je perdis le pouvoir parce que j’étais enrhumé.

ABIGAÏL.

Est-il possible ?

BOLINGBROKE, regardant du côté de l’appartement de la reine.

Je vous conterai cela un autre jour, quand nous aurons le temps. Et maintenant, sans me laisser abattre, je combats à mon poste, dans les rangs des vaincus !...

ABIGAÏL.

Et que pouvez-vous faire ?

BOLINGBROKE

Attendre et espérer !

ABIGAÏL.

Quelque grande révolution ?...

BOLINGBROKE.

Non pas... mais un hasard, un caprice du sort, un grain de sable qui renverse le char du triomphateur.

ABIGAÏL.

Ce grain de sable, vous ne pouvez le créer ?

BOLINGBROKE.

Non, mais si je le rencontre, je veux le pousser sous la roue. Le talent n’est pas d’aller sur les brisées de la Providence, et d’inventer des événements, mais d’en profiter. Plus ils sont futiles en apparence, plus, selon moi, ils ont de portée... Les grands effets produits par de petites causes... c’est mon système... j’y ai confiance, et vous en verrez les preuves.

ABIGAÏL, voyant la porte s’ouvrir.

C’est Masham qui revient !

BOLINGBROKE.

Non, c’est mieux encore !... c’est la triomphante et superbe duchesse...

 

 

Scène V

 

ABIGAÏL, BOLINGBROKE, LA DUCHESSE

 

ABIGAÏL, à demi-voix, et regardant du côté de la galerie, à droite, par laquelle la duchesse est censée s’avancer.

Quoi ! c’est là la duchesse de Marlborough ?

BOLINGBROKE, de même.

Votre cousine... pas autre chose...

ABIGAÏL.

Sans la connaître je l’avais déjà vue... au magasin.

À part, et la regardant venir.

Eh oui... cette grande dame qui est venue dernièrement acheter des ferrets en diamants.

LA DUCHESSE, qui s’est avancée en lisant un journal, lève les yeux et aperçoit Bolingbroke qu’elle salue.

Monsieur de Saint-Jean !

BOLINGBROKE.

Lui-même, madame la duchesse, qui s’occupait de vous en ce moment.

LA DUCHESSE.

Vous me faites souvent cet honneur, et vos continuelles attaques...

BOLINGBROKE.

Je n’ai pas d’autre moyen de me rappeler à votre souvenir.

LA DUCHESSE, montrant le journal qu’elle tient à la main.

Rassurez-vous, Monsieur ; je vous promets de ne pas oublier votre numéro d’aujourd’hui.

BOLINGBROKE.

Vous avez daigné lire...

LA DUCHESSE.

Chez la reine, d’où je sors à l’instant.

BOLINGBROKE, troublé.

Ah ! c’est là...

LA DUCHESSE.

Oui, Monsieur !... l’officier des gardes de service venait d’apporter le Journal des gens à la mode...

BOLINGBROKE.

Où je ne suis pour rien.

LA DUCHESSE, avec ironie.

Je le sais ! Depuis longtemps votre règne est passé ! mais dans les feuilles de ce journal, et à côté du vôtre, était une lettre du marquis de Torcy...

BOLINGBROKE.

Adressée à la reine...

LA DUCHESSE.

C’est pour cela que je l’ai lue.

BOLINGBROKE, avec indignation.

Madame !...

LA DUCHESSE.

C’est du devoir de ma charge ! Surintendante de la maison de Sa Majesté, c’est par mes mains que doivent passer d’abord toutes les lettres. Vous voilà averti, Monsieur, et quand il y aura contre moi quelque épigramme, quelque bon mot que vous tiendrez à me faire connaître, vous n’aurez qu’à les adresser à la reine, c’est le seul moyen de me les faire lire !

BOLINGBROKE.

Je me le rappellerai, Madame ; mais du moins, et c’est ce que je voulais, Sa Majesté connaît les propositions du marquis ?

LA DUCHESSE.

C’est ce qui vous trompe... je les avais lues, cela suffisait... le feu en a fait justice.

BOLINGBROKE.

Quoi ! Madame...

LA DUCHESSE, lui faisant la réfèrent, et s’apprêtant à sortir, aperçoit Abigaïl qui est restée an fond du théâtre.

Quelle est cette belle enfant qui se tient là timide et à l’écart... quel est son nom ?

ABIGAÏL, s’avançant et faisant la révérence.

Abigaïl.

LA DUCHESSE, avec hauteur.

Ah ! la jolie bijoutière !... c’est vrai, je la reconnais... Elle n’est vraiment pas mal, cette petite... Et c’est là cette personne dont m’a parlé la reine ?...

ABIGAÏL, vivement.

Ah ! Sa Majesté a daigné vous parler...

LA DUCHESSE.

Me laissant maîtresse d’admettre ou de refuser... Et, puisque cette nomination dépend de moi seule, je verrai, j’examinerai avec impartialité et justice.

BOLINGBROKE, à part.

Nous sommes perdus !

LA DUCHESSE.

Vous comprenez, Mademoiselle, qu’il faut des titres.

BOLINGBROKE, s’avançant.

Elle en a.

LA DUCHESSE, étonnée.

Ah ! Monsieur s’intéresse à cette jeune personne !...

BOLINGBROKE.

À l’accueil affectueux que vous daignez lui faire, j’ai cru que vous l’aviez deviné.

LA DUCHESSE.

Aussi je l’aurais admise avec plaisir ; mais pour entrer au service de la reine, il faut tenir à une famille distinguée.

BOLINGBROKE.

C’est par là qu’elle brille !...

LA DUCHESSE.

C’est ce qu’il faudra voir... il y a tant de gens qui se disent nobles et qui ne le sont pas !...

BOLINGBROKE.

Aussi mademoiselle, qui craint de se tromper, n’ose vous avouer qu’on l’appelle Abigaïl Churchill.

LA DUCHESSE, à part.

Ô ciel !

BOLINGBROKE.

Parente fort éloignée, sans doute... mais enfin, cousine de la duchesse de Marlborough, de la surintendante de la reine, qui, dans sa sévère impartialité, hésite et se demande si elle est d’assez bonne maison pour approcher de Sa Majesté. Vous comprenez, Madame, que pour moi, qui suis un écrivain usé et passé de mode, il y aurait dans le récit de cette aventure, de quoi me remettre en vogue auprès de mes lecteurs, et que le journal l’Examinateur aurait beau jeu dès demain à s’égayer sur la noble duchesse, cousine de la demoiselle de boutique... Mais rassurez-vous, Madame, votre amitié est trop nécessaire à votre jeune parente, pour que je veuille la lui faire perdre ; et à la condition qu’elle sera aujourd’hui admise par vous dans la maison de Sa Majesté, je m’engage sur l’honneur à n’avoir jamais rien su de cette anecdote, quelque piquante qu’elle soit... J’attends votre réponse.

LA DUCHESSE, fièrement.

Je ne vous la ferai point attendre. Je devais présenter mon rapport à la reine sur l’admission de mademoiselle, et qu’elle soit ou non ma parente, cela ne changera rien à ma décision ; je la ferai connaître à Sa Majesté... à elle seule !... Quant à vous, Monsieur, il vous suffira de savoir que je n’ai rien accordé à la menace, arme impuissante, du reste, que je dédaigne ; et si j’y ai recours aujourd’hui, c’est que vous m’y aurez forcée... Quand on est publiciste, monsieur de Saint-Jean, et surtout quand on est de l’opposition, avant de vouloir mettre de l’ordre dans les affaires de l’État, il faut en mettre dans les siennes. C’est ce que vous n’avez pas fait... Vous avez des dettes énormes... près d’un million de France, que vos créanciers impatients et désespérés m’ont cédé pour un sixième payé comptant... J’ai tout racheté... moi si avide, si intéressée... Vous ne m’accuserez pas cette fois de vouloir m’enrichir...

Souriant.

car ces créances sont, dit-on, désastreuses... mais elles ont un avantage... celui d’emporter la contrainte par corps... avantage dont je n’ai pu profiter encore avec un membre de la chambre des communes... mais demain finit la session, et si la piquante anecdote dont vous parliez tout à l’heure paraît dans le journal du matin, le journal du soir annoncera que son spirituel auteur, M. de Saint-Jean, compose en ce moment, à Newgate, un traité sur l’art de faire des dettes... Mais je ne crains rien, Monsieur, vous êtes trop nécessaire à vos amis et à l’opposition pour vouloir les priver de votre présence ; et quelque pénible que soit le silence pour un orateur aussi éloquent, vous comprendrez mieux que moi encore la nécessité de vous taire.

Elle fait la révérence et sort.

 

 

Scène VI

 

ABIGAÏL, BOLINGBROKE

 

ABIGAÏL.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

BOLINGBROKE, gaiement.

Bien joué, vrai Dieu !... très bien... c’est de bonne guerre... J’ai toujours dit que la duchesse était une femme de tête et surtout d’exécution. Elle ne menace pas ; elle frappe... Et cette idée de me tenir sous sa dépendance en acquittant mes dettes... c’est admirable ! surtout de sa part... Ce que n’auraient pas fait mes meilleurs amis, elle l’a fait... elle a payé pour moi... il faut alors qu’elle ait une haine... qui excite mon émulation et mon courage... Allons, Abigaïl, du cœur !

ABIGAÏL.

Non, non... je renonce à tout... il y va de votre liberté !

BOLINGBROKE, gaiement

C’est ce que nous verrons ! et par tous les moyens possibles.

Regardant une pendule qui est sur un des panneaux à droite.

Ah ! mon Dieu ! voici l’heure de la chambre... je ne peux y manquer !... je dois parler contre le duc de Marlborough qui demande des subsides... Je prouverai à la duchesse que je m’entends en économie... je ne votera pas un schelling... Adieu ! je compte sur Masham, sur vous, et sur notre alliance !...

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VII

 

ABIGAÏL, puis MASHAM

 

ABIGAÏL, prête à partir.

Belle alliance ! où tout va mal... excepté pour Arthur, cependant !

MASHAM, accourant pâle et effrayé par la porte du fond.

Ah ! grâce au ciel, vous voilà ! je vous cherchais.

ABIGAÏL.

Qu’y a-t-il donc ?

MASHAM.

Je suis perdu !

ABIGAÏL.

Et lui aussi !...

MASHAM.

Dans le parc de Saint-James et au détour d’une allée solitaire... je viens tout à coup de me trouver face à face avec lui.

ABIGAÏL.

Qui donc ?

MASHAM.

Mon mauvais génie, ma fatalité... vous savez... l’homme à la chiquenaude. Du premier coup d’œil, nous nous étions reconnus, car en me regardant il riait...

Avec rage.

Il riait encore !!! Et alors, sans lui dire un mot, sans même lui demander son nom... j’ai tiré mon épée, lui, la sienne, et... et... il ne rit plus.

ABIGAÏL.

Il est mort ?

MASHAM.

Oh ! non... non... je ne crois pas... mais je l’ai vu chanceler. J’ai entendu du monde qui accourait, et me rappelant ce que j’entendais dire l’autre jour... ces lois si sévères sur le duel...

ABIGAÏL.

Peine de mort.

MASHAM.

Si on veut... cela dépend des personnes.

ABIGAÏL.

N’importe, il faut quitter Londres.

MASHAM.

C’est ce que je ferai dès demain.

ABIGAÏL.

Dès ce soir.

MASHAM.

Mais vous... mais M. de Saint-Jean ?

ABIGAÏL.

Il va être arrêté pour dettes, et je n’aurai pas ma place ! mais c’est égal... Vous d’abord... vous avant tout... éloignez-vous !...

MASHAM.

Oui ; mais avant de partir, je voulais au moins vous dire que je n’aimerais jamais que vous... je voulais vous voir... vous embrasser...

ABIGAÏL, vivement.

Alors, dépêchez-vous donc !...

MASHAM, se jetant dans ses bras.

Ah !

ABIGAÏL, se dégageant.

Adieu !... adieu... et si vous m’aimez, qu’on ne vous revoie plus !

Tous deux se séparent et s’éloignent.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA REINE, THOMPSON

 

LA REINE.

Tu dis, Thompson, que ce sont des membres de la chambre des communes ?

THOMPSON.

Oui, Madame... qui demandaient audience à Votre Majesté.

LA REINE, à part.

Encore des adresses et des discours... quand je suis seule ; quand la duchesse est ce matin à Windsor.

Haut.

Tu as répondu que des affaires importantes... des dépêches arrivées à l’instant...

THOMPSON.

Oui, Madame ; c’est ce que je dis toujours.

LA REINE.

Et que je ne recevais pas...

THOMPSON.

Avant deux heures... Ils m’ont alors remis ce papier, en ajoutant qu’ils viendront à deux heures présenter leurs hommages et leurs réclamations à Votre Majesté.

LA REINE.

La duchesse y sera... cela la regarde ; c’est bien le moins qu’elle m’épargne ce soin-là... J’en ai tant d’autres...

À Thompson.

Sais-tu quels étaient ces honorables ?

THOMPSON.

Ils étaient quatre, et je n’en connaissais que deux, pour les avoir vus ici quand ils étaient ministres, et qu’à leur tour ils faisaient attendre les autres.

LA REINE, vivement.

Qui donc ?

THOMPSON.

Sir Harley et M. de Saint-Jean.

LA REINE.

Oh !... et sont-ils partis ?

THOMPSON.

Oui, Madame.

LA REINE.

Tant pis... je suis fâchée de ne pas les avoir reçus... M. de Saint-Jean, surtout !... Quand il était au pouvoir... tout allait au mieux... mes matinées étaient moins longues... je ne m’ennuyais pas tant... et aujourd’hui, en l’absence de la duchesse, cela se rencontrait à merveille... c’était comme un fait exprès... un bon hasard... – J’aurais pu causer avec lui, et l’avoir renvoyé... c’est d’une maladresse...

THOMPSON.

Madame la duchesse me l’avait tant recommandé ; règle générale : toutes les fois que M. de Saint-Jean se présentera...

LA REINE.

Oh !... c’est la duchesse ! c’est différent ! Et M. de Saint-Jean n’a rien dit ?

THOMPSON.

C’est lui qui venait d’écrire dans le salon d’attente, le papier que j’ai remis à Votre Majesté.

LA REINE, prenant vivement le papier sur la table.

C’est bien... Laisse-moi...

Thompson sort.

LA REINE, lisant.

« Madame, mes collègues et moi demandions audience à Votre  Majesté ! Eux pour affaires d’État, et moi, pour jouir de la vue de ma souveraine qui, depuis si longtemps, m’est interdite. » Pauvre sir Henri ! « Que la duchesse éloigne de vous ses ennemis politiques, je le conçois ; mais sa défiance va jusqu’à repousser une pauvre enfant dont la tendresse et les soins eussent adouci les ennuis dont on accable Votre Majesté. – On lui refuse la place que vous vouliez lui donner près de vous, en alléguant qu’elle est sans famille ; et je vous préviens, moi, qu’Abigaïl Churchill est cousine de la duchesse de Marlborough. »

S’arrêtant.

Est-il possible ?...

Lisant.

« Ce seul fait vous donnera la mesure du reste... que Votre Majesté en profite et veuille bien en garder le secret à son fidèle serviteur et sujet, etc. » Oui... oui, c’est la vérité. – Henri de Saint-Jean est un de mes fidèles serviteurs... mais ceux-là, je ne suis pas libre de les accueillir... lui, surtout, ancien ministre, je ne puis le voir sans exciter la défiance et les plaintes des nouveaux ! Ah ! quand ne serai-je plus reine, pour être ma maîtresse ! Dans le choix même de mes amis, demander avis et permission aux conseillers de la Couronne, aux chambres, à la majorité... à tout le monde enfin... c’est à n’y pas tenir... c’est un esclavage odieux, insupportable ; et ici du moins, je ne veux plus obéir à personne ; je serai libre chez moi, dans mon palais. – Oui, et quoi qu’il puisse arriver, j’y suis décidée.

Elle sonne, Thompson paraît.

Thompson, rendez-vous à l’instant dans la Cité, chez maître Tomwood le joaillier... vous demanderez miss Abigaïl Churchill, et vous lui direz qu’elle vienne à l’instant même au palais. – Je le veux, je l’ordonne, moi, la reine, allez !

THOMPSON.

Oui, Madame.

Il sort.

LA REINE.

L’on verra si quelqu’un ici a le droit d’avoir une autre volonté que la mienne ; et d’abord la duchesse dont l’amitié et les conseils continuels... commencent depuis longtemps à me fatiguer... Ah ! c’est elle !...

Elle s’assied et serre dans son sein la lettre de Bolingbroke.

 

 

Scène II

 

LA REINE, LA DUCHESSE, entrant par la porte du fond

 

LA DUCHESSE a remarqué ce mouvement, et s’approche de la reine qui est assise et lui tourne le dos.

Oserai-je demander à Sa Majesté de ses nouvelles ?

LA REINE, sèchement.

Mauvaises... je suis souffrante... indisposée...

LA DUCHESSE.

Sa Majesté aurait eu quelque contrariété ?...

LA REINE, de même.

Beaucoup !

LA DUCHESSE.

Mon absence, peut-être.

LA REINE, de même.

Oui, sans doute... je ne vois pas la nécessité d’aller ce matin à Windsor... quand je suis ici accablée d’affaires, obligée d’écouter des réclamations et des adresses du parlement.

LA DUCHESSE.

Vous savez donc ce qui se passe ?

LA REINE.

Non, vraiment...

LA DUCHESSE.

Une affaire très grave... très fâcheuse...

LA REINE.

Ah ! mon Dieu.

LA DUCHESSE.

Qui excite déjà dans la ville une certaine fermentation. Je ne serais pas étonnée qu’il y eût du bruit...

LA REINE.

Mais c’est affreux... On ne peut donc pas être tranquille ? Nous avions pour aujourd’hui, avec ces dames, une promenade sur la Tamise...

LA DUCHESSE.

Que Votre Majesté se rassure, nous veillerons à tout... Nous avons fait arriver à Windsor un régiment de dragons qui, au premier bruit, marcherait sur Londres. Je viens de m’entendre avec les chefs, tous dévoués à mon mari et à Votre Majesté.

LA REINE.

Ah ! c’est pour cela que vous étiez à Windsor ?...

LA DUCHESSE.

Oui, Madame... et vous m’accusiez...

LA REINE.

Moi, duchesse ?...

LA DUCHESSE.

Ah ! vous m’avez fort mal accueillie... j’ai vu que j’étais en disgrâce.

LA REINE.

Ne m’en veuillez pas, duchesse, j’ai aujourd’hui les nerfs dans un état d’agacement...

LA DUCHESSE.

Dont je devine la cause... Votre Majesté aura reçu quelque fâcheuse nouvelle...

LA REINE.

Mon, vraiment...

LA DUCHESSE.

Qu’elle veut me laisser ignorer de peur de m’affliger ou de m’inquiéter... je connais sa bonté...

LA REINE.

Vous êtes dans l’erreur.

LA DUCHESSE.

Je l’ai vu... car à mon arrivée, vous avez caché un papier avec un empressement et une émotion tels, qu’il m’a été facile de deviner que cela me concernait... moi !

LA REINE.

Non, duchesse ; je vous le jure... Il s’agit tout uniment d’une jeune fille

Tirant la lettre de son sein.

qui m’est recommandée par cette lettre... une jeune fille que je veux... que je désire placer auprès de moi...

LA DUCHESSE, souriant.

En vérité !... rien de mieux alors ; et si Votre Majesté veut permettre...

LA REINE, serrant la lettre.

C’est inutile... je vous en ai déjà parlé... c’est la petite Abigaïl.

LA DUCHESSE, à part.

Ô ciel !...

Haut.

et celui qui vous la recommande si vivement...

LA REINE.

Peu importe... j’ai promis de ne pas le nommer... et de ne pas montrer sa lettre.

LA DUCHESSE.

À cela seul, je le devine !... c’est M. de Saint-Jean.

LA REINE, troublée.

Je ne dis pas que...

LA DUCHESSE, vivement.

C’est lui, Madame, j’en suis sûre...

LA REINE.

Eh bien ! oui... c’est la vérité !

LA DUCHESSE, avec une colère qu’elle s’efforce de contenir.

Ah ! je comprends que nos ennemis l’emportent, puisque notre reine nous livre à eux, au moment où nous combattons pour elle... Oui, Madame, aujourd’hui même, a été présenté au parlement, le bill qui rappelle en Angleterre le prince Édouard votre frère, et qui le déclare après vous l’héritier du trône. Ce bill, qui déjà soulève la répugnance de la nation et les murmures du peuple, c’est nous qui le soutenons contre Henri de Saint-Jean et le parti de l’opposition, au risque d’y perdre notre popularité, et plus tard notre pouvoir. Voilà ce que nous faisons pour notre souveraine ; et elle, loin de nous seconder, entretient pendant ce temps des correspondances secrètes avec nos adversaires déclarés ; et c’est pour eux enfin qu’elle nous abandonne et nous trahit...

LA REINE, à part, avec impatience.

Encore une scène de plaintes et de jalousie... en voilà pour toute la journée.

Haut.

Eh ! non, duchesse... tout cela n’existe que dans votre imagination, qui exagère tout. Cette correspondance n’a rien de politique, et ce qu’elle renferme est d’une nature telle...

LA DUCHESSE.

Que Votre Majesté craint de me la montrer...

LA REINE, avec impatience.

Par égard pour vous,

La lui donnant.

car elle contient des faits que vous ne pouvez nier.

LA DUCHESSE, parcourant la lettre.

N’est-ce que cela ? l’attaque est peu redoutable.

LA REINE.

Ne vous êtes-vous pas opposée à l’admission d’Abigaïl ?

LA DUCHESSE.

Et c’est ce que je ferai encore de tout mon crédit auprès de Votre Majesté.

LA REINE.

Il n’est donc pas vrai, comme on l’assure, qu’elle est votre cousine ?...

LA DUCHESSE.

Si, Madame... j’en conviens, je l’avoue hautement ; c’est pour cela même que je n’ai point voulu la placer auprès de vous. On m’accuse depuis si longtemps, moi surintendante de votre maison de donner tous les emplois à mes amis, à mes parents, à mes créatures ; de n’entourer Votre Majesté que de ma famille ou de gens de ma dévotion... Nommer Abigaïl serait donner contre moi un prétexte de plus à la calomnie ; et Votre Majesté est trop juste et trop généreuse pour ne pas me comprendre.

LA REINE, avec embarras et à moitié convaincue.

Oui certainement... je comprends bien... mais j’aurais voulu cependant que cette pauvre Abigaïl...

LA DUCHESSE.

Ah ! soyez tranquille sur son sort ; je lui trouverai loin de vous, loin de Londres, une position brillante et honorable. C’est ma cousine, c’est ma parente.

LA REINE.

À la bonne heure...

LA DUCHESSE.

Et puis d’ailleurs l’intérêt que Votre Majesté daigne lui porter... Je suis si heureuse quand je puis prévenir ou deviner ses intentions... C’est comme ce jeune homme... cet enseigne dans ses gardes, que l’autre jour Votre Majesté avait eu l’air de me recommander.

LA REINE.

Moi ?... qui donc ?...

LA DUCHESSE.

Le petit Masham, dont elle m’avait fait l’éloge.

LA REINE, avec un peu d’émotion.

Oui, c’est vrai, un jeune militaire qui, tous les matins, me lit le Journal des Modes.

LA DUCHESSE.

J’ai trouvé moyen de le faire passer officier aux gardes. Une occasion admirable, dont personne ne se doutait, pas même le maréchal, qui a signé presque sans le savoir... et ce matin le nouveau capitaine viendra remercier Votre Majesté.

LA REINE, avec joie.

Ah !... il viendra !

LA DUCHESSE.

Je l’ai mis sur la liste d’audience.

LA REINE.

C’est bien ! je le recevrai. Mais si les journaux de l’opposition crient à l’injustice, à la faveur...

LA DUCHESSE.

C’est le maréchal... ça le regarde... ce n’est plus un emploi dans votre maison.

LA REINE, allant s’asseoir près de la table à gauche.

C’est juste !

LA DUCHESSE.

Vous voyez bien que, quand cela est possible, je suis la première à vous seconder.

LA REINE, assise, et se tournant vers elle.

Vous êtes si bonne !

LA DUCHESSE, debout près du fauteuil.

Mon Dieu non ! au contraire... je le sens bien... mais j’aime tant Votre Majesté, je lui suis si dévouée !

LA REINE, à part.

Après tout, c’est vrai !

LA DUCHESSE.

Et les rois ont si peu d’amis véritables ! d’amis qui ne craignent pas de les fâcher, de les heurter, de les contrarier... Que voulez-vous ! je ne sais ni flatter, ni tromper ; je ne sais qu’aimer...

LA REINE.

Oui, vous avez raison, duchesse, l’amitié est une douce chose.

LA DUCHESSE.

N’est-il pas vrai ?... Qu’importe le caractère ? Le cœur est tout...

La reine lui tend la main, que la duchesse porte à ses lèvres.

Votre Majesté me promet qu’il ne sera plus question de cette affaire... elle a pensé me faire perdre vos bonnes grâces... elle m’a rendu si malheureuse...

LA REINE.

Et moi aussi !

LA DUCHESSE.

Le souvenir en serait trop pénible. Qu’elle soit à jamais oubliée.

LA REINE.

Je vous le promets.

LA DUCHESSE.

Ainsi c’est convenu, vous ne reverrez plus cette petite Abigaïl ?...

LA REINE.

Certainement.

 

 

Scène III

 

LA REINE, LA DUCHESSE, THOMPSON, ABIGAÏL

 

THOMPSON.

Miss Abigaïl Churchill !

LA DUCHESSE, à part, et s’éloignant.

Ô ciel !

LA REINE, avec embarras.

Au moment même où nous en parlions... c’est un singulier hasard...

ABIGAÏL.

Votre Majesté m’a ordonné de me rendre auprès d’elle.

LA REINE.

C’est-à-dire... ordonné... j’ai dit que je désirais... J’ai dit : Voyez si cette jeune personne...

LA DUCHESSE.

C’est juste... il faut bien que Votre Majesté la voie, pour lui annoncer que sa demande ne peut être admise...

ABIGAÏL.

Ma demande... je n’aurais jamais osé... c’est Sa Majesté qui d’elle-même, et dans sa bontés a daigné me proposer...

LA REINE.

C’est vrai ! mais des raisons majeures... des considérations politiques...

ABIGAÏL, souriant.

Pour moi !...

LA REINE.

M’obligent à regret à renoncer à un rêve que j’aurais été heureuse de réaliser... Ce n’est plus moi... c’est madame la duchesse, votre parente, qui désormais se charge de votre sort... Elle m’a promis pour vous, loin de Londres, une position honorable...

Avec dignité, passant près de la duchesse et prenant le milieu du théâtre.

et j’y compte...

ABIGAÏL, à part.

Ô ciel !

LA DUCHESSE.

Je m’en occuperai dès aujourd’hui...

À Abigaïl.

Attendez-moi, je vous parlerai en sortant de chez la reine, à qui mon devoir est d’obéir en tout.

LA REINE, à demi-voix, à Abigaïl.

Remerciez-la donc !...

Abigaïl reste immobile ; mais pendant que la duchesse remonte le théâtre, elle baise vivement la main de la reine.

ABIGAÏL, à part.

Pauvre femme !...

La reine s’éloigne avec la duchesse par la porte à droite.

 

 

Scène IV

 

ABIGAÏL, seule, et regardant sortir la reine

 

Ah ! que je la plains !... M. de Saint-Jean avait raison... il les connaît bien... ce n’est pas celle-là qui est reine, c’est l’autre... et je me laisserais protéger, c’est-à-dire tyranniser par elle !... Plutôt mourir !... Je refuserai... Et cependant maintenant plus que jamais nous aurions besoin d’amis et de protecteurs, car depuis hier, depuis le départ d’Arthur, je n’ai pas vu M. de Saint-Jean... Je ne sais ce qu’il devient... de sorte que j’ai peur toute seule...

Avec effroi.

C’est ici, dans le palais de la reine, dans les jardins de Saint-James... avec un grand seigneur, sans doute, qu’il s’est battu... Il n’y a pas de grâce à espérer, et s’il n’a pas déjà gagné le continent, c’en est fait de ses jours. Ah ! je ne demande plus rien pour moi, mon Dieu !... et j’avais tort de me plaindre... L’abandon, la misère, j’accepte tout sans murmurer. Qu’il soit sauvé, qu’il vive, et je renonce au bonheur... je renonce à mon mariage.

 

 

Scène V

 

BOLINGBROKE, ABIGAÏL

 

BOLINGBROKE, qui est entré avant la fin de la scène précédente.

Eh ! pourquoi donc, palsambleu ! moi je ne renonce à rien...

ABIGAÏL.

Ah ! monsieur Henri, vous voilà... venez, venez... je suis bien malheureuse, tout est contre moi, tout m’abandonne.

BOLINGBROKE, gaiement.

C’est dans ces moments-là que mes amis me voient arriver. Voyons, ma petite Abigaïl, qu’y a-t-il ?

ABIGAÏL.

Il y a que cette fortune que vous nous aviez promise...

BOLINGBROKE.

Elle a tenu parole... elle est venue exacte au rendez-vous.

ABIGAÏL, étonnée.

Comment cela ?

BOLINGBROKE.

Ne vous ai-je pas parlé de lord Richard Bolingbroke, mon cousin.

ABIGAÏL.

Non, vraiment.

BOLINGBROKE.

Le plus impitoyable de mes créanciers, quoiqu’il fût comme moi de l’opposition ! C’est lui qui avait vendu mes dettes à la duchesse de Marlborough. Du reste, l’être le plus nul, le plus incapable.

ABIGAÏL.

Je ne croirai jamais qu’il fût de la famille.

BOLINGBROKE.

Il en était le chef. À lui tous les biens... à lui l’immense fortune de Bolingbroke...

ABIGAÏL.

Eh bien ! ce cousin...

BOLINGBROKE, riant.

Regardez-moi bien. N’ai-je pas l’air d’un héritier ?

ABIGAÏL.

Vous, monsieur de Saint-Jean ?...

BOLINGBROKE.

Moi-même... maintenant lord Henri de Saint-Jean, vicomte de Bolingbroke, seul et dernier membre de cette illustre famille, et possesseur d’un superbe héritage, pour lequel je viens demander justice à la reine.

ABIGAÏL.

Comment cela ?

BOLINGBROKE, lui montrant la porte du fond qui s’ouvre.

Avec mes honorables collègues, que voici... les principaux membres de l’opposition.

ABIGAÏL.

Et pourquoi donc ?

BOLINGBROKE, à demi-voix.

Outre l’héritage, mon cousin laisse, encore des espérances... celles d’une émeute dont sa mort sera peut-être la cause ; c’est le premier service qu’il rend à notre part... Et jamais, à coup sûr, il n’aura fait autant de bruit de son vivant. Silence !... c’est la reine !...

 

 

Scène VI

 

ABIGAÏL, BOLINGBROKE, LA REINE, LA DUCHESSE DE MARLBOROUGH, SIR HARLEY, MEMBRES DE L’OPPOSITION, DAMES D’HONNEUR

 

Abigaïl est à droite du spectateur ; plusieurs seigneurs et dames de la cour viennent se placer auprès d’elle. Sir Harley et les membres de l’opposition à gauche, se groupent autour de Bolingbroke. La Reine, la duchesse et les dames d’honneur sortent des appartements à droite, et se placent an milieu du théâtre.

BOLINGBROKE, cherchant ses expressions, et s’efforçant de s’échauffer.

Madame, c’est un sincère ami de son pays, et de plus un parent désolé, qui accourt au nom de la patrie en pleurs demander justice et vengeance. Le défenseur de nos libertés, lord Richard, vicomte de Bolingbroke, mon noble cousin... hier, dans votre palais... et dans les jardins de Saint-James...

ABIGAÏL, à part.

Ô ciel !...

BOLINGBROKE.

A été frappé en duel... si l’on peut appeler duel un combat sans témoins, où son adversaire, protégé dans sa fuite, a été soustrait à l’action des lois.

LA DUCHESSE.

Permettez...

BOLINGBROKE.

Et comment ne pas croire alors que ceux qui l’ont fait évader sont ceux qui avaient armé son bras... comment ne pas croire que le ministère...

À la duchesse et aux seigneurs, qui témoignent leur impatience et haussent les épaules.

Oui, Madame, je l’accuse, et les cris du peuple irrité parlent encore plus haut que moi... j’accuse les ministres... j’accuse leurs partisans, leurs amis... je ne nomme personne, mais j’accuse tout le monde... d’avoir voulu se défaire, par trahison, d’un adversaire aussi redoutable que lord Richard Bolingbroke, et je viens déclarer à Sa Majesté que si des troubles sérieux éclatent aujourd’hui dans sa capitale, ce n’est pas à nous, ses fidèles sujets, qu’elle doit s’en prendre, mais à ceux qui l’entourent, et dont l’opinion publique réclame depuis longtemps le renvoi.

LA DUCHESSE, froidement.

Avez-vous terminé ?

BOLINGBROKE.

Oui, Madame.

LA DUCHESSE.

Maintenant, voici la vérité, prouvée par les rapports authentiques que j’ai reçus ce matin.

ABIGAÏL, à part.

Je meurs d’effroi.

LA DUCHESSE.

Il est malheureusement trop vrai qu’hier, dans une allée du parc de Saint-James, lord Richard s’est battu en duel.

BOLINGBROKE.

Avec qui ?

LA DUCHESSE.

Avec un cavalier, dont il ignorait lui-même le nom... et la demeure...

BOLINGBROKE.

Je demande à Votre Majesté si cela est vraisemblable...

LA DUCHESSE.

Cela est cependant... ce sont les dernières paroles de lord Richard entendues par le peu de personnes qui étaient là... des employés du palais... que vous pouvez voir et interroger.

BOLINGBROKE.

Je ne doute point de leur réponse ! les places honorables qu’ils occupent en sont un sûr garant. Mais enfin... si, comme madame la duchesse le prétend, le véritable coupable s’est échappé, sans qu’on l’aperçût, ce qui supposerait une grande connaissance des appartements et détours du palais, comment se fait-il qu’on n’ait pris aucune mesure pour le découvrir ?

ABIGAÏL, à part.

C’est fait de nous !

BOLINGBROKE.

Comment se fait-il que nous soyons obligés de stimuler le zèle, d’ordinaire si actif, de madame la surintendante, qui, par sa charge, a l’entière surveillance et la haute main dans la maison de la reine ?... comment les ordres les plus sévères ne sont-ils pas déjà donnés ?

LA DUCHESSE.

Ils le sont !

ABIGAÏL, à part.

Ô ciel !

LA DUCHESSE.

Sa Majesté vient de prescrire les mesures les plus rigoureuses dans cette ordonnance.

LA REINE.

Dont nous confions l’exécution à madame la duchesse.

La remettant à Bolingbroke.

et à vous, monsieur de Saint-Jean... je veux dire milord Bolingbroke, à qui ce titre, et les liens du sang qui vous unissaient au défunt, imposent plus qu’à tout autre le devoir de poursuivre et de punir le coupable.

LA DUCHESSE.

On ne dira plus, je l’espère, que nous le protégeons et que nous voulons le soustraire à votre vengeance.

LA REINE.

Mylord et Messieurs, êtes-vous satisfaits ?

BOLINGBROKE.

Toujours, quand on a vu Votre Majesté et qu’on a pu s’en faire entendre.

La reine salue de la main Bolingbroke et ses collègues qui s’inclinent profondément, et rentre avec la duchesse et ses femmes dans ses appartements à droite. Le reste de la foule s’écoule par les portes du fond.

 

 

Scène VII

 

BOLINGBROKE, ABIGAÏL

 

Abigaïl suit un instant les membres de l’opposition qui se retirent par la porte du fond, puis elle redescend le théâtre à gauche.

BOLINGBROKE.

À merveille !... mais s’ils croient que c’est fini... ils se trompent bien... grâce à cette ordonnance, j’arrêterai plutôt toute l’Angleterre...

Se retournant vers Abigaïl qui se soutenant à peine, s’appuie sur un fauteuil à gauche.

Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc ?

ABIGAÏL.

Ce que j’ai ! vous venez de nous perdre.

BOLINGBROKE.

Comment cela ?

ABIGAÏL.

Ce coupable que vous avez dénoncé à la vengeance du peuple et de la cour... celui que vous êtes chargé de poursuivre... d’arrêter, de faire condamner...

BOLINGBROKE.

Eh bien !

ABIGAÏL.

Eh bien... c’est Arthur !

BOLINGBROKE.

Quoi ? ce duel... cette rencontre...

ABIGAÏL.

C’était avec lord Bolingbroke, votre cousin, qu’il ne connaissait pas... mais qui depuis longtemps l’avait insulté.

BOLINGBROKE, poussant un cri.

J’y suis ! l’homme à la chiquenaude... Oui, ma chère, une véritable chiquenaude... c’est elle qui a été la cause de tout... d’un duel, d’une émeute... du superbe discours que je viens de prononcer... et plus encore, d’une ordonnance royale.

ABIGAÏL.

Qui vous prescrit de l’arrêter !

BOLINGBROKE, vivement.

L’arrêter ! allons donc ! Celui à qui je dois tout, un rang, un titre et des millions ! non... non... je ne suis pas assez ingrat, assez grand seigneur pour cela.

Prenant l’ordonnance qu’il veut déchirer.

Et plutôt, morbleu...

S’arrêtant.

Ô ciel !... et tout un parti qui compte sur moi... et l’opposition entière que j’ai déchaînée contre ce malheureux duel... et puis enfin, aux yeux de tous, c’est mon parent... c’est mon cousin...

ABIGAÏL.

Que faire, mon Dieu !

BOLINGBROKE, gaiement.

Parbleu ! je ne ferai rien... que du bruit... des articles et des discours, jusqu’à ce que vous ayez la certitude qu’il est en sûreté, et qu’il a quitté l’Angleterre... Je me montre alors, et je le fais poursuivre dans tout le royaume avec une rage qui met à l’abri mes sentiments et ma responsabilité de cousin !

ABIGAÏL.

Ah ! que vous êtes bon !... que vous êtes aimable !... C’est bien, c’est à merveille... Et comme depuis hier qu’il nous a quittés, il doit être loin maintenant...

Poussant un cri en apercevant Masham.

Ah !...

 

 

Scène VIII

 

ABIGAÏL, MASHAM, BOLINGBROKE

 

BOLINGBROKE, l’apercevant.

C’est fait de nous !... Malheureux ! qui vous ramène ?... pourquoi revenir sur vos pas ?

MASHAM, tranquillement.

Je ne suis jamais parti.

ABIGAÏL.

Hier, cependant, vous m’avez fait vos adieux.

MASHAM.

Je n’étais pas sorti de Londres, que j’ai entendu galoper sur mes traces... c’était un officier qui me poursuivait, et qui, mieux monté que moi, m’eut bientôt rattrapé. J’eus un instant l’idée de me défendre... mais déjà je venais de blesser un homme... et en tuer un second qui ne m’avait rien fait, vous comprenez... Je m’arrêtai et lui dis :

Portant la main à son épée.

Mon officier, je suis à vos ordres. Mes ordres, me dit-il, les voici : et il me remit un paquet que j’ouvris en tremblant.

ABIGAÏL.

Eh bien ?

MASHAM.

Eh bien ! c’est à confondre !... c’était ma nomination d’officier dans les gardes.

BOLINGBROKE.

Est-il possible ?

ABIGAÏL.

Une pareille récompense !...

MASHAM.

Après ce que je venais de faire ! Demain matin, continue mon jeune officier, vous remercierez la reine ; mais aujourd’hui nous avons un repas de corps... tous nos camarades du régiment ; je me charge de vous présenter... venez... je vous emmène !... Que répondre ? Je ne pouvais pas prendre la fuite... c’était donner des soupçons... me trahir... m’avouer coupable...

ABIGAÏL.

Et vous l’avez suivi ?

MASHAM.

À ce repas, qui a duré une partie de la nuit.

ABIGAÏL.

Malheureux !...

MASHAM.

Et pourquoi cela ?

BOLINGBROKE.

Nous n’avons pas le temps de vous l’expliquer. Qu’il vous suffise de savoir... que l’homme qui vous avait rallié et insulté était Richard Bolingbroke, mon parent.

MASHAM.

Que dites-vous ?

BOLINGBROKE.

Que votre premier coup d’épée m’a valu soixante mille livres sterling de revenu ; je désire que le second vous en rapporte autant... Mais en attendant, c’est moi que l’on a chargé de vous arrêter.

MASHAM, lui présentant son épée.

Je suis à vos ordres.

BOLINGBROKE.

Eh ! non... je n’ai pas un brevet d’officier à vous offrir... ni de repas de corps...

ABIGAÏL.

Heureusement... car il vous suivrait.

BOLINGBROKE.

Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous trahir vous-même... Moi, d’abord, je vous chercherai très peu, et si je vous trouve, ce sera votre faute et non la mienne.

ABIGAÏL.

Jusqu’ici, grâce au ciel, on n’a encore aucun soupçon, aucun indice.

BOLINGBROKE.

Évitez d’en faire naître ; restez tranquille, restez chez vous, ne vous montrez pas.

MASHAM.

Ce matin il faut que j’aille chez la reine.

BOLINGBROKE.

Tant pis.

MASHAM.

De plus voici une lettre qui m’ordonne justement tout le contraire de ce que vous me recommandez.

ABIGAÏL.

Une lettre de qui ?

MASHAM.

De mon protecteur inconnu !... celui sans doute à qui je dois mon nouveau grade... On vient de remettre chez moi ce billet et cette boîte...

L’HUISSIER, paraissant à la porte des appartements de la reine.

Monsieur le capitaine Masham !

MASHAM.

La reine qui m’attend...

Remettant à Abigaïl la lettre et à Bolingbroke la boîte.

Tenez... et voyez...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ABIGAÏL, BOLINGBROKE

 

ABIGAÏL.

Qu’est-ce que cela signifie ?

BOLINGBROKE.

Lisons !

ABIGAÏL, lisant la lettre.

« Vous êtes officier ! j’ai tenu ma parole... tenez la vôtre en continuant à m’obéir ; tous les matins montrez-vous à la chapelle, et tous les soirs au jeu de la reine. Bientôt viendra le moment où je me ferai connaître... D’ici là, silence et obéissance à mes ordres, sinon, malheur à vous !... »

ABIGAÏL.

Et quels ordres, je vous le demande !

BOLINGBROKE.

Celui de ne pas se marier.

ABIGAÏL.

Une protection à ce prix-là, c’est terrible.

BOLINGBROKE.

Plus que vous ne croyez peut-être !

ABIGAÏL.

Et pourquoi ?

BOLINGBROKE, souriant.

C’est que ce protecteur mystérieux...

ABIGAÏL.

Un ami de son père !... un lord !...

BOLINGBROKE, de même.

Je parierais plutôt pour une lady.

ABIGAÏL.

Allons donc ! lui ! Arthur ! un jeune homme si rangé, et surtout si fidèle !

BOLINGBROKE.

Ce n’est pas sa faute, si on le protège malgré lui et incognito.

ABIGAÏL.

Ah ! ce n’est pas possible, et ce post-scriptum nous dira peut-être...

BOLINGBROKE, gaiement.

Ah ! il y a un post-scriptum ?

ABIGAÏL, lisant avec émotion.

« J’envoie à M. le capitaine Masham les insignes de son nouveau grade. »

BOLINGBROKE, ouvrant la boîte qu’il tient.

Des ferrets en diamants d’un goût et d’une magnificence... c’est bien cela.

ABIGAÏL, les regardant.

Ô ciel !... je sais qui ! Ces diamants, je les reconnais ! ils ont été achetés dans les magasins de maître Tomwood et vendus par moi, la semaine dernière...

BOLINGBROKE.

À qui ? parlez ?...

ABIGAÏL.

Oh ! je ne le puis !... je n’ose... À une bien grande dame, et je suis perdue si Arthur en est aimé.

BOLINGBROKE.

Que vous importe ? s’il ne l’aime point, s’il ne s’en doute même pas !

ABIGAÏL.

Il le saura... je vais tout lui dire...

BOLINGBROKE, la tenant par la main.

Non... si vous m’en croyez... il l’ignorera toujours !

ABIGAÏL.

Pourquoi donc ?

BOLINGBROKE.

Ma pauvre enfant !... vous ne connaissez pas les hommes ! Le plus modeste et le moins fat a tant de vanité ! Il est si flatteur de se savoir aimé d’une grande dame ! et s’il est vrai que celle-là soit si redoutable...

ABIGAÏL.

Plus que je ne peux vous le dire.

BOLINGBROKE.

Et quelle est-elle donc ?

ABIGAÏL, montrant la duchesse qui entre par la galerie à droite.

La voici !

BOLINGBROKE, vivement, et lui prenant la lettre qu’elle tient.

La duchesse !

À Abigaïl qu’il renvoie.

Laissez-nous... laissez-nous...

ABIGAÏL.

Elle m’avait dit de l’attendre...

BOLINGBROKE, la poussant par la porte à gauche.

Eh bien ! c’est moi qu’elle trouvera !...

À part.

Ô fortune ! tu me devais cette revanche...

 

 

Scène X

 

BOLINGKROKE, LA DUCHESSE

 

Elle entre rêveuse, Bolingbroke s’approche et la salue respectueusement.

LA DUCHESSE.

Ah ! c’est vous, Mylord ; je cherchais cette jeune fille...

BOLINGBROKE.

Oserai-je vous demander un moment d’audience ?

LA DUCHESSE.

Parlez... auriez-vous quelque indice, quelque renseignement sur le coupable que nous sommes chargés de poursuivre ?

BOLINGBROKE.

Aucun encore !... et vous, Madame ?

LA DUCHESSE.

Pas davantage...

BOLINGBROKE, à part.

Tant mieux.

LA DUCHESSE.

Alors, que voulez-vous ?

BOLINGBROKE.

D’abord m’acquitter de tout ce que je vous dois ! la reconnaissance m’en faisait un devoir ! Et devenu riche, par hasard, mon premier soin a été de faire remettre chez votre banquier un million de France, pour payer les deux cent mille livres, auxquelles vous aviez eu la confiance d’estimer mes dettes.

LA DUCHESSE.

Monsieur...

BOLINGBROKE.

C’était beaucoup !... je n’en aurais pas donné cela, et pour bonnes raisons !... Par l’événement, et malgré vous, il se trouve que vous y aurez gagné trois cents pour cent... j’en suis ravi... vous voyez, comme vous me faisiez l’honneur de me le dire, que l’affaire n’est pas si désastreuse...

LA DUCHESSE, souriant.

Mais si vraiment pour vous !...

BOLINGBROKE.

Non, Madame ; vous m’avez appris que pour parvenir, la première qualité de l’homme d’État était l’ordre, qui mène à la fortune, laquelle conduit à la liberté et au pouvoir, car grâce à elle on n’a plus besoin de se vendre, et souvent on achète les autres :

Cette leçon vaut bien un million sans doute !

Je ne le regrette pas, et je mettrai désormais vos enseignements à profit.

LA DUCHESSE.

Je comprends ! n’ayant plus à craindre pour votre liberté... vous allez me faire une guerre plus violente encore.

BOLINGBROKE.

Au contraire... je viens vous proposer la paix.

LA DUCHESSE.

La paix entre nous !... c’est difficile.

BOLINGBROKE.

Eh bien ! une trêve... une trêve de vingt-quatre heures !

LA DUCHESSE.

À quoi bon ?... Vous pouvez, quand vous voudrez, commencer l’attaque dont vous m’avez menacée ; j’ai dit moi-même à la reine et à toute la cour qu’Abigaïl était ma parente ; mes bienfaits ont devancé vos calomnies, et je venais annoncer à cette jeune fille que je la plaçais à trente lieues de Londres, dans une maison royale, faveur recherchée par les plus nobles familles du royaume !

BOLINGBROKE.

C’est fort généreux... mais je doute qu’elle accepte !...

LA DUCHESSE.

Pour quelle raison, s’il vous plaît.

BOLINGBROKE.

Elle tient à rester à Londres.

LA DUCHESSE, avec ironie.

À cause de vous peut-être ?

BOLINGBROKE, avec fatuité.

C’est possible !

LA DUCHESSE, gaiement.

Eh ! mais... je commence à le croire !... l’intérêt que vous lui portez... l’insistance, la chaleur que vous mettez à la défendre...

Souriant.

Là, Vraiment, mylord, est-ce que vous aimeriez cette petite ?

BOLINGBROKE.

Quand ce serait ?...

LA DUCHESSE, gaiement.

Je le voudrais !

BOLINGBROKE.

Et pourquoi ?

LA DUCHESSE, de même.

Un homme d’État amoureux, il est perdu !... il n’est plus à craindre !...

BOLINGBROKE.

Je ne vois pas cela !... Je connais de hautes capacités politiques qui mènent de front les amours et les affaires... qui se délassent des préoccupations sérieuses par de plus douces pensées, et sortent parfois des détours de la diplomatie pour entrer dans de piquantes et mystérieuses intrigues. – Je connais entre autres une grande dame, que vous connaissez aussi, qui, charmée de la jeunesse et de la naïveté d’un petit gentilhomme de province, a trouvé bizarre et amusant (je ne lui suppose pas d’autre intention) de devenir sa protectrice invisible... sa providence terrestre, et sans jamais se nommer, sans apparaître à ses yeux, elle s’est chargée de son avancement et de sa fortune...

Geste de la duchesse.

C’est intéressant, n’est-ce pas, Madame ?... Eh bien ! ce n’est rien encore ! – Dernièrement, et par son mari, qui est un grand général, elle a fait nommer son protégé officier dans les gardes, et, ce matin même, l’a prévenu mystérieusement de son nouveau grade, en lui en envoyant les insignes... des ferrets en diamants que l’on dit magnifiques...

LA DUCHESSE , avec embarras.

Ce n’est guère vraisemblable, et à moins que vous ne soyez bien sûr...

BOLINGBROKE.

Les voici !... ainsi que la lettre qui les accompagnait.

À demi-voix.

Vous comprenez qu’à nous deux, car nous deux seulement connaissons ce secret, nous pourrions perdre cette grande dame ! Des places ainsi données sont sujettes au contrôle des chambres et de l’opposition... Vous me direz qu’il faut des preuves, mais ce riche présent acheté par elle... cette lettre dont l’écriture, quoique déguisée, pourrait aisément être reconnue, tout cela donnerait lieu à une effroyable publicité que cette grande dame pourrait peut-être braver ; mais elle a un mari... ce général dont je parlais... un caractère violent et emporté, dont un pareil scandale exciterait la fureur... car un grand homme, un héros tel que lui, devait penser que les lauriers préservaient de la foudre...

LA DUCHESSE, avec colère.

Monsieur !...

BOLINGBROKE, changeant de ton.

Madame la duchesse !... parlons sans métaphore. Vous comprenez que ces preuves ne peuvent rester entre mes mains, et que mon intention est de les rendre à qui elles appartiennent...

LA DUCHESSE.

Ah ! s’il était vrai !...

BOLINGBROKE.

Entre nous, point de promesses, ni de protestations : des faits ! Abigaïl sera admise aujourd’hui par vous dans la maison de la Reine... et tout ceci vous sera remis.

LA DUCHESSE.

À l’instant...

BOLINGBROKE.

Non... dès son entrée en fonctions... et il dépend de vous que ce soit dès demain, dès ce soir...

LA DUCHESSE.

Ah ! vous vous méfiez de moi et de ma parole ?

BOLINGBROKE.

Ai-je tort ?

LA DUCHESSE.

La haine vous aveugle.

BOLINGBROKE, galamment.

Non !... car je vous trouve charmante !... et si au lieu d’être dans les camps opposés, le ciel nous eût réunis, nous aurions gouverné le monde !

LA DUCHESSE.

Vous croyez...

BOLINGBROKE.

Rien de plus vrai ! Livré à moi-même, je suis toujours la franchise personnifiée !

LA DUCHESSE.

Eh bien ! donnez-m’en une preuve... une seule, et je consens.

BOLINGBROKE.

Laquelle ?

LA DUCHESSE.

Comment avez-vous découvert ce secret ?

BOLINGBHOKE.

Je ne puis l’avouer sans compromettre une personne...

LA DUCHESSE.

Que je devine !... Vous êtes riche maintenant, et comme vous me le disiez tout à l’heure, vous avez acheté à prix d’or, convenez-en, les aveux du vieux William, mon confident.

BOLINGBROKE, souriant.

C’est possible.

LA DUCHESSE.

Le seul de mes serviteurs en qui j’eusse confiance !

BOLINGBROKE.

Mais, silence avec lui.

LA DUCHESSE.

Avec tous !

BOLINGBROKE.

Ce soir la nomination d’Abigaïl...

LA DUCHESSE.

Ce soir, cette lettre...

BOLINGBROKE.

Je le promets... Trêve loyale et franche pour aujourd’hui !...

LA DUCHESSE.

Soit !

Elle lui tend la main, que Bolingbroke porte à ms lèvres. À part.

Et demain la guerre !...

Elle sort par la porte à droite, et Bolingbroke par la porte à gauche.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ABIGAÏL, tenant un livre, LA REINE, tenant à la main un ouvrage de tapisserie, entrent par la porte à droite

 

Abigaïl se tient debout près de la reine, qui va s’asseoir à droite du spectateur, près du guéridon.

ABIGAÏL.

Je ne puis revenir de mon bonheur ; et quoique depuis deux jours je ne quitte plus Votre Majesté, je ne puis croire encore qu’il me soit permis, à moi, la pauvre Abigaïl, de vous consacrer ma vie.

LA REINE.

Ah ! ce n’est pas sans peine !... Tu as dû penser, lorsque je t’ai si froidement accueillie, que tout était perdu. Mais, vois-tu bien, ma fille, on ne me connaît pas... J’ai l’air de céder... je cède même pendant quelque temps ; mais je ne perds pas de vue mes projets, et, à la première occasion qui se présente de montrer du caractère... C’est ce qui est arrivé !

ABIGAÏL.

Vous avez parlé à la duchesse en reine !

LA REINE, naïvement.

Non, je ne lui ai rien dit ; mais elle a bien vu à ma froideur que je n’étais pas satisfaite... et d’elle-même, quelques heures après, elle est venue, d’un air embarrassé, m’avouer, qu’après tout, et quels que fussent les obstacles qui s’opposaient à ta nomination, elle devait faire céder les convenances à ma volonté... et, exprès pour la punir, j’ai encore hésité quelques instants... et puis j’ai dit que décidément... je voulais !

ABIGAÏL.

Que de bontés !

Montrant le livre qu’elle tient à la main.

Votre Majesté veut-elle ?...

La reine lui fait signe qu’elle est prête à l’entendre. – Abigaïl va chercher un tabouret, se place près de la reine, ouvre le livre et lit.

Histoire du Parlement !...

LA REINE, avec un geste d’ennui, et posant la main sur le livre.

Sais-tu que j’avais bien raison de te désirer... car, depuis que tu es avec moi, ma vie n’est plus la même ! Je ne m’ennuie plus, je pense tout haut... je suis libre... je ne suis plus reine...

ABIGAÏL, toujours le livre à la main.

Les reines s’ennuient donc ?

LA REINE, lui prenant des mains le livre qu’elle jette sur le guéridon qui est près d’elle.

À périr !... Moi surtout... S’occuper toute la journée de choses qui ne disent rien au cœur, ni à l’imagination. N’avoir affaire qu’à des gens si positifs, si égoïstes, si arides. Avec eux j’écoute, avec toi je cause : tu as des idées si jeunes et si riantes !

ABIGAÏL.

Pas toujours !... je suis si triste parfois !

LA REINE.

Ah ! il y a une tristesse qui ne me déplaît pas... comme hier, par exemple, quand nous parlions de mon pauvre frère, qu’ils ont exilé, et que je ne puis revoir ni embrasser, moi, la reine... que par un bill du parlement que je n’obtiendrai peut-être pas !

ABIGAÏL.

Ah ! c’est affreux.

LA REINE.

N’est-ce pas ?... Et, pendant que je parlais, je t’ai vue pleurer ; et, depuis ce moment-là, toi, qui as su me comprendre, je t’aime comme une compagne, comme une amie...

ABIGAÏL.

Ah ! qu’ils ont raison de vous appeler la bonne reine Anne.

LA REINE.

Oui, je suis bonne ; ils le savent, et ils en abusent. Ils me tourmentent, ils m’accablent d’embarras, d’affaires et de demandes ; il leur faut des places ; ils en veulent tous ! et tous la même... tous la plus belle !

ABIGAÏL.

Eh bien ! donnez-leur des honneurs et du pouvoir, moi, je ne veux que vos chagrins.

LA REINE, se levant et jetant son ouvrage sur le guéridon.

Ah ! c’est ma vie entière que tu me demandes, et que je te donnerai. Tu me tiendras lieu de ceux que je regrette, car nous sommes tous exilés... eux en France, et moi sur ce trône.

ABIGAÏL.

Et pourquoi rester isolée et sans famille, vous qui êtes jeune... qui êtes libre ?

LA REINE.

Tais-toi... tais-toi !... C’est ce qu’ils disent tous, et, à les en croire, il faudrait se donner à un époux que je n’aurais pas choisi ; n’écouter que la raison d’État, accepter un mariage imposé par le parlement et la nation... Non, non, j’ai préféré ma liberté... j’ai préféré à l’esclavage la solitude et l’abandon.

ABIGAÏL.

Je comprends... quand on est princesse, on ne peut donc pas choisir soi-même, ni aimer personne ?

LA REINE.

Non, vraiment !

ABIGAÏL.

Comment !... en idée, en rêve, il n’est pas permis de penser à quelqu’un ?

LA REINE, souriant.

Le parlement le défend.

ABIGAÏL.

Et vous n’oseriez le braver ? Vous n’auriez pas ce courage, vous, la reine ?

LA REINE.

Qui sait ? je suis peut-être plus brave que tu ne crois !

ABIGAÏL, vivement.

À la bonne heure !

LA REINE.

Je plaisante !... C’est, comme tu le disais, un rêve ! une idée... un avenir mystérieux, des projets chimériques où l’imagination se complaît et s’arrête ! des songes que l’on fait, éveillée, et qu’on ne voudrait peut-être pas réaliser... même quand ce serait possible. En un mot, un roman à moi seule que je compose... et qui ne sera jamais lu.

ABIGAÏL.

Et pourquoi donc pas ? une lecture à nous deux... à voix basse... que j’en connaisse seulement le héros.

LA REINE, souriant.

Plus tard... je ne dis pas.

ABIGAÏL.

C’est quelque beau seigneur, j’en suis sûre.

LA REINE.

Peut-être ! Tout ce que je sais, c’est que depuis deux ou trois mois, à peine lui ai-je adressé la parole, et lui, jamais !... C’est tout simple... à la reine...

ABIGAÏL.

C’est vrai... C’est gênant d’être reine ! Mais, avec moi, vous m’avez promis de ne pas l’être!... Alors, entre nous, à vos moments perdus, nous pourrons parler de l’inconnu... Sans craindre le parlement !

LA REINE.

Tu as raison !... ici il n’y a pas de dangers ! et ce qu’il y a de charmant, Abigaïl, ce que j’aime en toi, c’est que tu n’es pas comme eux tous, qui me parlent toujours d’affaires d’État !... toi, jamais !...

ABIGAÏL.

Ah ! mon Dieu !

LA REINE.

Qu’as-tu donc ?

ABIGAÏL.

C’est que justement j’ai une demande à vous adresser, une demande très importante de la part...

LA REINE.

De qui ?

ABIGAÏL.

De lord Bolingbroke... Ah ! que c’est mal !... ses intérêts que j’oubliais !... et qu’il venait de nous confier, à moi... et à M. Masham...

LA REINE, avec émotion.

Masham !

ABIGAÏL.

L’officier qui est aujourd’hui de service au palais. Imaginez-vous, Madame, qu’autrefois Bolingbroke avait rencontré dans son voyage en France, un digne gentilhomme... un ami... qui lui avait rendu les plus grands services, et il voudrait, à son tour, obtenir pour cet ami...

LA REINE.

Une place !... un titre ?...

ABIGAÏL.

Non... une audience de Votre Majesté, ou du moins une invitation pour ce soir au cercle de la cour.

LA REINE.

C’est la duchesse qui, en qualité de surintendante, est chargée des invitations ; je vais donner son nom.

Passant près de la table à gauche, et s’asseyant pour écrire.

Quel est-il ?

ABIGAÏL.

Le marquis de Torcy.

LA REINE, vivement.

Tais-toi !

ABIGAÏL.

Et pourquoi donc ?

LA REINE, toujours assise.

Un seigneur que j’estime, que j’honore !... mais un envoyé de Louis XIV ; et si l’on savait même que tu as parlé pour lui...

ABIGAÏL.

Eh bien ?

LA REINE.

Eh bien !... il n’en faudrait pas davantage pour exciter des soupçons, des jalousies, des exigences... c’est l’amitié la plus fatigante !... et si je voyais le marquis...

ABIGAÏL.

Mais lord Bolingbroke y compte... il y attache une importance... il prétend que tout est perdu, si vous refusez de le recevoir !

LA REINE.

En vérité !

ABIGAÏL.

Et vous, qui êtes la maîtresse, qui êtes la reine... vous le voudrez, n’est-ce pas ?

LA REINE, avec embarras.

Certainement... je le voudrais...

ABIGAÏL, vivement.

Vous promettez ?

LA REINE.

Mais c’est que... silence !

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, LA REINE, ABIGAÏL

 

LA DUCHESSE, entrant par la porte du fond.

Voici, Madame, des dépêches du maréchal... et puis, malgré l’effet qu’a produit le discours de Bolingbroke...

Elle s’arrête en apercevant Abigaïl.

LA REINE.

Eh bien !... achevez.

LA DUCHESSE, montrant Abigaïl.

J’attends que Mademoiselle soit sortie.

ABIGAÏL, s’adressant à la reine.

Votre Majesté m’ordonne-t-elle de m’éloigner ?

LA REINE, avec embarras.

Non... car j’ai tout à l’heure des ordres à vous donner...

Avec une sécheresse affectée.

Prenez un livre.

À la duchesse d’un air gracieux.

Eh bien ! duchesse ?

LA DUCHESSE, avec humeur.

Eh bien ! malgré le discours de Bolingbroke, les subsides seront votés, et la majorité, jusqu’ici douteuse, se dessine pour nous, à la condition que la question sera nettement tranchée, et qu’on renoncera à toute négociation avec Louis XIV !

LA REINE.

Certainement.

LA DUCHESSE.

Voilà pourquoi l’arrivée à Londres et la présence du marquis de Torcy produisaient un si mauvais effet ; et j’ai eu grandement raison, comme nous en étions convenues, de promettre en votre nom que vous ne le verriez pas, et qu’aujourd’hui même il recevrait ses passeports...

ABIGAÏL, près du guéridon à droite, où elle est assise, et laissant tomber son livre.

Ô ciel !

LA DUCHESSE.

Qu’avez-vous ?

ABIGAÏL, regardant la reine d’un air suppliant.

Ce livre... que j’ai laissé tomber !

LA REINE, à la duchesse.

Il me semble, cependant, que, sans rien préjuger, on pourrait peut-être entendre le marquis...

LA DUCHESSE.

L’entendre... le recevoir... pour que la majorité incertaine et flottante se tourne contre nous, et donne gain de cause à Bolingbroke !

LA REINE.

Vous croyez !...

LA DUCHESSE.

Mieux vaudrait cent fois retirer le bill, ne pas le présenter ; et si Votre Majesté veut en prendre sur elle les conséquences, et s’exposer au bouleversement général qui en sera la suite...

LA REINE, effrayée et avec humeur.

Eh ! non, mon Dieu ! qu’on ne m’en parle plus... c’en est trop déjà !

Elle va s’asseoir près de la table à gauche.

LA DUCHESSE.

À la bonne heure !... Je vais annoncer au maréchal ce qui se passe, et en même temps écrire au marquis de Torcy, cette lettre que je soumettrai à l’approbation et à la signature de Votre Majesté...

LA REINE.

C’est bien !

LA DUCHESSE.

Ici... à trois heures, en venant la prendre pour aller à la chapelle !

LA REINE.

À merveille... je vous remercie !...

LA DUCHESSE, à part.

Enfin !

Elle sort.

ABIGAÏL, qui pendant ce temps est toujours restée assise près du guéridon.

Pauvre marquis de Torcy... nous voilà bien !...

Elle se lève et va replacer près de la porte du fond le tabouret qu’elle avait pris.

LA REINE, à gauche, et prenant les dépêches que la duchesse lui a remises.

Ah ! quel ennui ! Entendrai-je donc toujours parler de bill, de parlement, de discussions politiques ?... et ces dépêches du maréchal qu’il me faut lire, comme si je comprenais quelque chose à ces termes de guerre !

Elle parcourt le rapport.

 

 

Scène III

 

LA REINE, ABIGAÏL, MASHAM, paraissant à la porte du fond, près d’Abigaïl

 

ABIGAÏL.

Eh ! mon Dieu, que voulez-vous ?

MASHAM, à voix basse.

Une lettre de notre ami !

ABIGAÏL.

De Bolingbroke !...

Lisant vivement.

« Ma chère enfant... Puisque la fortune vous sourit, je conseille à vous et à Masham de parler au plus tôt de votre mariage à la reine. Mais pendant que vous êtes en faveur, moi, je suis perdu !... Venez à mon aide !... Je suis là... je vous attends !... il y va de notre salut à tous. » Ah ! j’y cours.

Elle sort par la porte du fond et Masham la suit.

 

 

Scène IV

 

LA REINE, MASHAM

 

LA REINE, toujours assise, se retournant au bruit de ses pas.

Qu’est-ce ?

Masham s’arrête.

Ah ! c’est l’officier de service. C’est vous, monsieur Masham ?

MASHAM.

Oui, Madame...

À part.

Si j’osais, comme Bolingbroke nous le conseille, lui parler de notre mariage...

LA REINE.

Que voulez-vous ?

MASHAM.

Une grâce de Votre Majesté.

LA REINE.

À la bonne heure !... vous qui ne parlez jamais... qui ne demandez jamais rien !...

MASHAM.

C’est vrai. Madame, je n’osais pas... mais aujourd’hui...

LA REINE.

Qui vous rend plus hardi ?

MASHAM.

La position où je me trouve... et si Votre Majesté daigne m’accorder quelques instants d’audience...

LA REINE.

Dans ce moment c’est difficile... des dépêches de la plus haute importance...

MASHAM, respectueusement.

Je me retire !...

LA REINE.

Non !... je dois avant tout justice à mes sujets ; je dois accueillir leurs réclamations et leurs demandes ; et la vôtre a rapport sans doute à votre grade ?

MASHAM.

Non, Madame !

LA REINE.

À votre avancement ?...

MASHAM.

Oh ! non, Madame ; je n’y pense pas !

LA REINE, souriant.

Ah !... et à quoi pensez-vous donc ?

MASHAM.

Pardon, Madame !... je crains que ce ne soit manquer de respect à la reine que d’oser ainsi lui parler de mes secrets.

LA REINE, gaiement.

Pourquoi donc ? j’aime beaucoup les secrets ! Continuez, je vous prie !

Lui tendant la main.

et comptez d’avance sur notre royale protection.

MASHAM, portant la main à ses lèvres.

Ah ! Madame !...

LA REINE, retirait sa main, et avec émotion.

Eh bien !...

MASHAM.

Eh bien ! Madame... j’avais déjà, et sans m’en douter, un protecteur puissant.

LA REINE, faisant un geste de surprise.

Ah ! bah !

MASHAM.

Cela vous étonne ?...

LA REINE, le regardant avec bienveillance.

Non !... cela ne m’étonne pas...

MASHAM.

Ce protecteur, qui jamais ne s’est fait connaître, me défend sous peine de sa colère...

LA REINE.

Eh bien !... vous défend...

MASHAM.

De jamais me marier !

LA REINE, riant.

Vous !... vous avez raison !... c’est une aventure ! et des plus intéressantes...

Avec curiosité.

Achevez !... achevez...

Se retournant avec humeur vers Abigaïl qui rentre.

Qu’est-ce donc ?... qui se permet d’entrer ainsi ?...

 

 

Scène V

 

LA REINE, MASHAM, ABIGAÏL

 

LA REINE.

Ah ! c’est loi, Abigaïl ?... plus tard je te parlerai.

ABIGAÏL.

Eh ! non, Madame, s’est sur-le-champ ! Un ami qui vous est dévoué... et qui me demande avec instance de le faire arriver jusqu’à Votre Majesté !...

LA REINE, avec humeur.

Toujours interrompue et dérangée... pas un instant pour s’occuper d’affaires sérieuses !... Que me veut-on ?... quelle est cette personne ?

ABIGAÏL.

Lord Bolingbroke.

LA REINE, avec effroi et se levant.

Bolingbroke !...

ABIGAÏL.

Il s’agit, dit-il, de la question la plus grave, la plus importante !

LA REINE, à part, avec impatience.

Encore des réclamations, des plaintes, des discussions...

Haut.

C’est impossible... la duchesse va venir...

ABIGAÏL.

Eh bien ! avant qu’elle revienne !

LA REINE.

Je t’ai dit que je ne voulais plus être tourmentée, ni entendre parler des affaires d’État !... D’ailleurs maintenant cette entrevue ne servirait à rien !

ABIGAÏL.

Alors, voyez-le toujours, ne fût-ce que pour le congédier... car j’ai dit qu’on le laissât monter.

LA REINE.

Et la duchesse que j’attends et qui va se rencontrer avec lui ?... Qu’avez-vous fait ?...

ABIGAÏL.

Punissez-moi, Madame, car le voici !...

LA REINE, avec colère, et traversant le théâtre.

Laissez-nous !...

ABIGAÏL, à Bolingbroke qu’elle rencontre au fond du théâtre, et à voix basse.

Elle est mal disposée !...

MASHAM, de même.

Et vous n’y pourrez rien !

BOLINGBROKE.

Qui sait ?... le talent... ou le hasard !... celui-là surtout !...

Abigaïl et Masham sortent.

 

 

Scène VI

 

LA REINE, BOLINGBROKE

 

La reine a été s’asseoir sur le fauteuil, à droite, près du guéridon.

LA REINE, à Bolingbroke qui s’approche d’elle et la salue respectueusement.

Dans tout autre moment, Bolingbroke, je vous recevrais avec plaisir, car, vous le savez, j’en ai toujours à vous voir... mais aujourd’hui et pour la première fois...

BOLINGBROKE.

Je viens pourtant vous parler des plus chers intérêts de l’Angleterre... et le départ du marquis de Torcy...

LA REINE, se levant.

Ah ! je m’en doutais !... et c’est justement là ce que je craignais. Je sais, Bolingbroke, tout ce que vous allez me dire... j’apprécie vos motifs et vous en remercie... mais, voyez-vous, ce serait inutile ; les passeports du marquis vont être signés...

BOLINGBROKE.

Ils ne le sont pas encore ! et s’il part, c’est la guerre plus terrible que jamais, c’est une lutte qui n’aura pas de terme... et si vous daigniez seulement m’écouter...

LA REINE.

Tout est arrangé et convenu... j’ai donné ma parole... s’il faut même vous le dire, j’attends la duchesse pour cette signature... elle va venir à trois heures, et si elle vous trouvait ici...

BOLINGBROKE.

Je comprends...

LA REINE.

Ce seraient de nouvelles scènes !... de nouvelles discussions... que je ne serais pas en état de supporter... Et vous, Bolingbroke, dont je connais le dévouement... vous qui êtes, pour moi, un ami véritable...

BOLINGBROKE.

Vous m’éloignez... vous me congédiez pour accueillir une ennemie... Pardon, Madame ! je vais céder la place à la duchesse... mais l’heure où elle doit venir n’a pas encore sonné, accorderez-vous au moins à mon zèle et à ma franchise le peu de minutes qui nous restent ?... Je ne vous imposerai pas la fatigue de me répondre... vous n’aurez que celle de m’écouter...

La reine, qui était près de son fauteuil, s’y laisse tomber et s’assied. Regardant la pendule.

Un quart-d’heure. Madame, un quart-d’heure !... c’est tout ce qui m’est laissé pour vous peindre la misère de ce pays. Son commerce anéanti, ses finances détruites, sa dette augmentant chaque jour, le présent dévorant l’avenir... Et tous ces maux provenant de la guerre... d’une guerre inutile à notre honneur et à nos intérêts. Ruiner l’Angleterre pour agrandir l’Autriche... paye des impôts pour que l’empereur soit puissant et le prince Eugène glorieux... continuer une alliance dont ils profitent seuls... Oui, Madame... si vous ne croyez pas à mes paroles, s’il vous faut des faits positifs, savez-vous que la prise de Bouchain, dont les alliés ont eu tout l’honneur, a coûté sept millions de livres sterling à l’Angleterre !

LA REINE.

Permettez, Mylord...

BOLINGBROKE, continuant.

Savez-vous qu’à Malplaquet nous avons perdu trente mille combattants, et que dans leur glorieuse défaite les vaincus n’en ont perdu que huit mille ? Et si Louis XIV eût résisté à l’influence de madame de Maintenon, qui est sa duchesse de Marlborough à lui ; si au lieu de demander aux salons de Versailles un duc de Villeroi pour commander ses armées... Louis XIV eût interrogé les champs de bataille et choisi Vendôme ou Catinat... savez-vous ce qui serait arrivé à nous et à nos alliés ? Seule contre tous, la France en armes tient tête à l’Europe, et bien commandée elle lui commande. Nous l’avons vu et peut-être le verrions-nous encore : ne l’y contraignons pas !

LA REINE.

Oui, Bolingbroke, oui, vous qui voulez la paix... vous avez peut-être raison... Mais je ne suis qu’une faible femme, et pour arriver à ce que vous me proposez... il faut un courage que je n’ai pas... il faut se décider entre vous et des personnes qui elles aussi, me sont dévouées...

BOLINGBROKE, s’animant.

Qui vous trompent... je vous le jure... je vous le prouverai.

LA REINE.

Non... non... laissez-moi l’ignorer !... Il faudrait encore s’irriter... en vouloir à quelqu’un... je ne le puis.

BOLINGBROKE, à part.

Oh ! qu’attendre d’une reine qui ne sait pas même se mettre en colère ?

Haut.

Quoi ! Madame, s’il vous était démontré d’une manière évidente, irrécusable, qu’une partie de nos subsides entre dans les coffres du duc de Marlborough, et que c’est là le motif qui lui fait continuer la guerre...

LA REINE, écoutant et croyant entendre la duchesse.

Silence... j’ai cru entendre... Partez, Bolingbroke... on vient...

BOLINGBROKE.

Non, Madame...

Continuant avec chaleur.

Si j’ajoutais qu’un intérêt non moins vif et plus tendre fait redouter à la duchesse une paix fatale et gênante ; qui ramènerait le duc à Londres et à la cour...

LA REINE.

Voilà ce que je ne croirai jamais...

BOLINGBROKE.

Voilà cependant la vérité !... Et ce jeune officier qui tout à l’heure, était ici... Arthur Masham peut-être... pourrait vous donner de plus exacts renseignements...

LA REINE, avec émotion.

Masham... que dites-vous ?

BOLINGBROKE.

Qu’il est aimé de la duchesse...

LA REINE, tremblante.

Lui !... Masham !...

BOLINGBROKE, prêt à sortir.

Lui... ou tout autre, qu’importe ?

LA REINE, avec colère.

Ce qu’il m’importe, dites-vous ?...

Se levant vivement.

Si l’on m’abuse ! si l’on me trompe ! si l’on met en avant les intérêts de l’État, quand il s’agit de caprices, d’intrigues ou d’intérêts particuliers !... Non, non... il faut que tout s’explique ! Restez, Mylord, restez ; moi, la reine, je veux... je dois tout savoir !

Elle va regarder du côté de la galerie à droite et revient.

BOLINGBROKE, à part pendant ce temps.

Est-ce que par hasard le petit Masham ?... Ô destins de l’Angleterre, à quoi tenez-vous ?

LA REINE, avec émotion.

Eh bien ! Bolingbroke, vous disiez donc que la duchesse

BOLINGBROKE, observant la reine.

Désire la continuation de la guerre.

LA REINE, de même.

Pour tenir son mari éloigné de Londres.

BOLINGBROKE, du même.

Oui, Madame...

LA REINE.

Et par affection pour Masham...

BOLINGBROKE.

J’ai quelques raisons de le croire.

LA REINE.

Lesquelles ?

BOLINGBROKE, vivement.

D’abord c’est la duchesse qui l’a fait entrer à la cour, dans la maison de Sa Majesté.

LA REINE.

C’est vrai !

BOLINGBROKE, de même.

C’est par elle qu’il a obtenu le brevet d’enseigne.

LA REINE.

C’est vrai !

BOLINGBROKE.

Par elle enfin que, depuis quelques jours, il a été nommé officier dans les gardes.

LA REINE.

Oui, oui, vous avez raison : sous prétexte que moi-même je le voulais... je le désirais...

Vivement.

Et j’y pense maintenant... ce protecteur inconnu, dont Masham me parlait...

BOLINGBROKE.

Ou plutôt cette protectrice...

LA REINE.

Qui lui défendait de se marier.

BOLINGBROKE, près de la reine, et presque à son oreille.

C’était elle... Aventure romanesque, qui souriait à sa vive imagination ! C’est pour se livrer sans contrainte à de si doux loisirs, que la noble duchesse retient son mari à la tête des armées, et fait voter des subsides pour continuer la guerre !...

Avec intention.

la guerre qui fait sa gloire, sa fortune et son bonheur... bonheur d’autant plus grand qu’il est ignoré, et que, par un piquant hasard, dont elle rit au fond du cœur, les augustes personnes qui croient servir son ambition, servent en même temps ses amours !...

Voyant le geste de colère de la reine.

Oui, Madame...

LA REINE.

Silence !... c’est elle !...

 

 

Scène VII

 

LA REINE, BOLINGBROKE, LA DUCHESSE, ABIGAÏL

 

LA DUCHESSE, sortant de la porte à droite, s’avance fièrement. Elle aperçoit Bolingbroke près de la reine, et reste stupéfaite.

Bolingbroke !...

Bolingbroke s’incline et salue.

LA REINE, qui pendant cette scène cherche toujours à cacher sa colère, s’adressent froidement à la duchesse.

Qu’est-ce, Milady ?... Que voulez-vous ?

LA DUCHESSE, lui tendant les papiers qu’elle tient à la main.

Les passeports du marquis de Torcy... et la lettre qui les accompagne !

LA REINE, sèchement.

C’est bien !...

Elle jette les papiers sur la table.

LA DUCHESSE.

Je l’apporte à signer à Votre Majesté.

LA REINE, de même, et allant s’asseoir à la table à gauche.

Très bien !... je lirai, j’examinerai.

LA DUCHESSE, à part.

Ô ciel !...

Haut.

Votre Majesté avait cependant décidé que ce serait aujourd’hui même, et ce matin...

LA REINE.

Oui, sans doute... Mais d’autres considérations m’obligent à différer...

LA DUCHESSE, avec colère et regardant Bolingbroke.

Ah ! je devine sans peine !... et il m’est aisé de voir à quelle influence Votre Majesté cède en ce moment !

LA REINE, cherchant à se contenir.

Que voulez-vous dire ? et quelle influence ? Je n’en connais aucune... je ne cède qu’à la voix de la raison, de la justice et du bien public...

BOLINGBROKE, debout, près de la table, et à droite de la reine.

Nous le savons tous !...

LA REINE.

On peut empêcher la vérité d’arriver jusqu’à moi... mais dès qu’elle m’est connue, dès qu’il s’agit des intérêts de l’État, je n’hésite plus !

BOLINGBROKE.

C’est parler en reine...

LA REINE, s’animant.

Il est évident que la prise de Bouchain coûte sept millions de livres sterling à l’Angleterre...

LA DUCHESSE.

Madame !...

LA REINE, s’animant de plus en plus.

Tout calculé, il est constant qu’à la bataille de Hochstedt, ou de Malplaquet nous avons perdu trente mille combattants.

LA DUCHESSE.

Mais, permettez...

LA REINE, se levant.

Et vous voulez que je signe une lettre pareille, que je prenne une mesure aussi importante, aussi grave... avant de connaître au juste, et de savoir par moi-même ?... Non, madame la duchesse, je ne veux pas servir des desseins ambitieux, ou d’autres ! et je ne leur sacrifierai pas les intérêts de l’État.

LA DUCHESSE.

Un mot seulement...

LA REINE.

Je ne puis... Voici l’heure de nous rendre à la chapelle.

À Abigaïl qui vient de paraître à la porte à droite.

Viens, partons !

ABIGAÏL.

Comme Votre Majesté est émue !

LA REINE, à demi-voix et l’amenant sue le bord du théâtre.

Ce n’est pas sans raison !... Il est un mystère que je veux pénétrer... et cette personne dont nous parlions tantôt, il faut absolument la voir, l’interroger...

ABIGAÏL, gaiement.

Qui !... l’inconnu ?

LA REINE.

Oui... tu me l’amèneras, cela te regarde !

ABIGAÏL, de même.

Pour cela il faut te connaître !

LA REINE, se retournant et apercevant Masham qui vient d’entrer par la porte du fond, et lui présente ses gants et sa bible, dit tout bas à Abigaïl.

Tiens, le voici !

ABIGAÏL, immobile de surprise.

Ô ciel !

BOLINGBROKE, qui est passé près d’elle.

La partie est superbe !

ABIGAÏL.

Elle est perdue !...

BOLINGBROKE.

Elle est gagnée !

La reine, qui a pris des mains de Masham les gants et la Bible, fait signe à Abigaïl de la suivre : toutes deux s’éloignent. La duchesse reprend avec colère les papiers qui sont sur la table, et sort ; Bolingbroke la regarde d’un air de triomphe.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, seule

 

C’est inouï !... Pour la première fois de sa vie, elle avait une volonté ! une volonté réelle ! Faut-il l’attribuer aux talents de Bolingbroke ?... Ou serait-ce déjà l’ascendant de cette petite fille ?...

D’un air de mépris.

Allons donc !

Après un instant de silence.

Je le saurai. Je le saurai !... En attendant, et tout à l’heure, en sortant de la chapelle où toutes deux, je crois, nous avons prié avec le même recueillement... elle était seule... Bolingbroke et Abigaïl n’étaient plus là... et elle a résisté encore !... et il a fallu employer les grands moyens !... Ce bill pour le rappel des Stuarts... J’ai promis qu’il passerait aujourd’hui même à la chambre, si le marquis partait !... et j’ai ses passeports... je les ai... pour demain seulement... Vingt-quatre heures de plus, peu importe ?... Mais tout en signant, la reine, qui ne tient à rien... pas même à sa mauvaise humeur... a conservé avec moi un ton d’aigreur et de sécheresse qui ne lui est pas ordinaire... Il y avait de l’ironie, du dépit, une colère secrète et concentrée qu’elle n’osait laisser éclater...

En riant.

Décidément elle déteste sa favorite !... je le sais, et c’est ce qui fait ma force !... La faveur basée sur l’amour s’éteint bien vite !... mais quand elle l’est sur la haine... cela ne fait qu’augmenter... et voilà le secret de mon crédit... Qui vient là ?... Ah ! notre jeune officier.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, MASHAM

 

MASHAM, à part.

C’est la redoutable duchesse, dont Abigaïl m’a tant recommandé de me défier... J’ignore pourquoi. N’importe, ayons-en toujours peur... de confiance !

Il la salue respectueusement.

LA DUCHESSE.

N’est-ce pas monsieur Masham, le dernier officier aux gardes nommé par le duc de Marlborough ?

MASHAM.

Oui, Milady.

À part.

Ah ! mon Dieu ! elle va me faire destituer.

LA DUCHESSE.

Quels titres aviez-vous à cette nomination ?

MASHAM.

Fort peu, si l’on considère mon mérite ; autant que qui que ce soit, si l’on compte le zèle et le courage.

LA DUCHESSE.

C’est bien !... j’aime cette réponse, et je vois que Mylord a eu raison de vous nommer...

MASHAM.

Je voudrais seulement qu’à cette faveur il en ajoutât une autre ?

LA DUCHESSE.

Il vous l’accordera : parlez.

MASHAM.

Est-il possible ?

LA DUCHESSE.

Quelle est cette faveur ?

MASHAM.

C’est de m’offrir l’occasion de justifier son choix en m’appelant près de lui sous nos drapeaux.

LA DUCHESSE.

Il le fera... croyez-en ma parole...

MASHAM.

Ah ! Madame, tant de bontés vous qu’on m’avait représentée... comme une ennemie...

LA DUCHESSE.

Eh ! qui donc ?

MASHAM.

Des personnes qui ne vous connaissaient pas, et qui désormais partageront pour vous mon dévouement.

LA DUCHESSE.

Ce dévouement, puis-je y compter... puis-je le réclamer ?

MASHAM.

Daignez me donner vos ordres.

LA DUCHESSE, le regardant avec bienveillance.

C’est bien ! Masham, je suis contente de vous...

Lui faisant signe d’avancer.

Approchez.

MASHAM, à part.

Quels regards pleins de bonté ! je n’en reviens pas.

LA DUCHESSE.

Vous m’écoutez, n’est-ce pas ?

MASHAM.

Oui, Milady...

À part.

Que peut-elle me vouloir ?

LA DUCHESSE.

Il s’agit d’une mission importante dont la reine m’a chargée, et pour laquelle j’ai jeté les yeux sur vous. Vous viendrez me rendre compte chaque jour du résultat de vos démarches, vous entendre avec moi, et prendre mes ordres pour arriver à la découverte du coupable.

MASHAM.

Un coupable ?

LA DUCHESSE.

Oui, un crime audacieux et qui ne mérite point de grâce, a été commis dans le palais même de Saint-James. Un membre de l’opposition, que du reste j’estimais fort peu, Richard Bolingbroke...

MASHAM, à part.

Ô ciel !

LA DUCHESSE.

A été assassiné !

MASHAM, avec indignation.

Non, Madame, il a été tué loyalement, et l’épée à la main, par un gentilhomme insulté dans son honneur !

LA DUCHESSE.

Eh bien ! si vous connaissez son meurtrier... il faut nous le livrer, vous me l’avez promis, et nous avons juré de le poursuivre.

MASHAM.

Ne poursuivez personne, Madame, car c’est moi !

LA DUCHESSE.

Vous, Masham !

MASHAM.

Moi-même.

LA DUCHESSE, vivement, et lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous !... taisez-vous !... que tout le monde l’ignore ! Quelles clameurs ne s’élèveraient pas contre vous, attaché à la cour et à la maison de la reine !...

Vivement.

Il n’y a rien à vous reprocher... rien, j’en suis sûre... Tout s’est passé loyalement... vous me l’avez dit ; et qui vous voit, Masham, ne peut en douter... Mais la haine de nos ennemis et votre nomination d’officier aux gardes le jour même de ce combat, dont elle semble la récompense...

MASHAM.

C’est vrai !

LA DUCHESSE.

Nous ne pourrions plus vous défendre.

MASHAM.

Est-il possible !... un pareil intérêt !...

LA DUCHESSE.

Il n’y a qu’un moyen de vous sauver... ce que vous désiriez tout à l’heure si ardemment : il faut partir pour l’armée.

MASHAM.

Ah ! que je vous remercie !

LA DUCHESSE, avec émotion.

Pour peu de jours, Masham... le temps que cette affaire s’apaise et s’oublie... Vous partirez dès demain, et je vous donnerai pour le maréchal des dépêches que vous viendrez prendre chez moi.

MASHAM.

À quelle heure ?

LA DUCHESSE.

Après le cercle de la reine... ce soir !... Et de peur qu’on ne soupçonne votre départ, prenez garde que personne ne vous voie !

MASHAM.

Je vous le jure ! Mais je ne puis en revenir encore... vous que je craignais... vous que je redoutais. Ah ! dans ma reconnaissance... je dois vous ouvrir mon âme tout entière...

LA DUCHESSE.

Ce soir vous me direz cela... Du silence !... on vient.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, MASHAM, ABIGAÏL entrant tout émue par la porte à droite

 

ABIGAÏL, à part.

Seul avec elle... un tête-à-tête !...

LA DUCHESSE, à part.

Encore cette Abigaïl que je rencontrerai sans cesse.

Haut.

Qui vous amène ?... que voulez-vous ? que demandez-vous ?

ABIGAÏL, troublée et les regardant tous deux.

Rien... je ne sais pas... je craignais...

Se rappelant ses idées.

Ah !... si, vraiment... je me rappelle... la reine veut vous parler, Madame...

LA DUCHESSE.

C’est bien... je m’y rendrai plus tard...

ABIGAÏL.

À l’instant même, Madame... car la reine vous attend !...

LA DUCHESSE, avec colère.

Eh bien ! dites à votre maîtresse...

ABIGAÏL, avec dignité.

Je n’ai rien à dire à personne... qu’à vous, madame la duchesse, à qui j’ai transmis les ordres de ma maîtresse et de la vôtre.

La duchesse fait un geste de colère, puis elle se reprend, se contient et sort.

 

 

Scène IV

 

MASHAM, ABIGAÏL

 

MASHAM.

Y pensez-vous, Abigaïl ? lui parler ainsi ?

ABIGAÏL.

Pourquoi pas ?... j’en ai le droit. Et vous, Monsieur, qui vous a donné celui de prendre sa défense ?

MASHAM.

Tout ce qu’elle a fait pour nous... Vous qui me l’aviez représentée si impérieuse, si terrible...

ABIGAÏL.

Si méchante ! Je l’ai dit, et je le dis encore.

MASHAM.

Eh bien ! vous êtes dans l’erreur... Vous ne savez pas tout ce que je dois à ses bontés... à sa protection...

ABIGAÏL.

Sa protection !... Comment ! qui vous a dit ?...

MASHAM.

Personne... c’est moi, au contraire, qui viens de lui avouer mon duel avec Richard Bolingbroke, et dans sa générosité elle a promis de me défendre... de me protéger.

ABIGAÏL, sèchement.

À quoi bon ?... M. de Saint-Jean n’est-il pas là ?... Je ne vois pas alors qu’il y ait besoin de tant d’autres protections !

MASHAM, étonné.

Abigaïl... je ne vous reconnais pas... d’où vient ce trouble... cette émotion...

ABIGAÏL.

Je n’en ai pas... je suis venue... j’ai couru... tant j’étais pressée d’obéir à la reine... Il ne s’agit pas de moi... mais de la duchesse... Que vous a-t-elle dit ?

MASHAM.

Elle veut, pour me soustraire au danger, que je parte demain pour l’armée.

ABIGAÏL, poussant un cri.

Vous faire tuer, pour vous soustraire au danger !... Et vous croyez que cette femme-là vous aime ?

Se reprenant.

non... je veux dire... vous porte intérêt, vous protège ?

MASHAM.

Oui, sans doute ; je lui ai dit que j’irais prendre ses dépêches pour le maréchal... ce soir... chez elle...

ABIGAÏL.

Vous avez dit cela, malheureux !

MASHAM.

Où est le mal ?

ABIGAÏL.

Et vous irez ?

MASHAM.

Oui vraiment... Et elle était pour moi si affable, si gracieuse, que lorsque vous êtes venue j’allais lui parler de nos projets et de notre mariage...

ABIGAÏL, avec joie.

En vérité !...

À part.

Et moi qui le soupçonnais...

Haut et avec émotion.

Pardon, Arthur... ce que vous me dites-là est bien.

MASHAM.

N’est-ce pas ?... et ce soir... chez elle... bien certainement je lui en parlerai.

ABIGAÏL.

Non... non, je vous en conjure, ne vous rendez pas à ses ordres... trouvez un prétexte...

MASHAM.

Y pensez-vous ?... c’est l’offenser... c’est nous perdre !...

ABIGAÏL.

N’importe !... cela vaut mieux...

MASHAM.

Et pour quelle raison ?

ABIGAÏL, avec embarras.

C’est que... ce soir... et à peu près à la même heure, la reine m’a chargée de vous dire qu’elle voulait vous voir, vous parler, et qu’elle vous attendrait peut-être !... ce n’est pas sûr !

MASHAM.

Je comprends !... et alors j’irai chez la reine...

ABIGAÏL.

Non, vous n’irez pas non plus !

MASHAM.

Et pourquoi donc ?

ABIGAÏL.

Je ne puis vous l’apprendre... Prenez pitié de moi, car je suis bien tourmentée, bien malheureuse...

MASHAM.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

ABIGAÏL.

Écoutez-moi, Arthur... m’aimez-vous comme je vous aime ?

MASHAM.

Plus que ma vie...

ABIGAÏL.

C’est ce que je voulais dire !... Eh bien ! quand même j’aurais l’air de nuire à votre avancement, ou à votre fortune, et quelque absurdes que vous semblent mes avis ou mes ordres, donnez-moi votre parole de les suivre sans m’en demander la raison.

MASHAM.

Je vous le jure !

ABIGAÏL.

Pour commencer, ne parlez jamais de notre mariage à la duchesse.

MASHAM.

Vous avez raison, il vaut mieux en parler à la reine...

ABIGAÏL, vivement.

Encore moins !...

MASHAM.

C’est pour cela, cependant, que ce matin je lui ai demandé, une audience... et je suis sûr qu’elle nous protégerait, car elle m’a accueilli avec un air si aimable et si bienveillant.

ABIGAÏL, à part.

Il appelle cela de la bienveillance.

MASHAM.

Et elle m’a tendu gracieusement sa belle main que j’ai baisée.

À Abigaïl.

Qu’avez-vous ? la vôtre est glacée...

ABIGAÏL.

Non...

À part.

Elle ne m’avait pas dit cela !...

Haut.

Et moi aussi, Masham, je suis déjà en grande faveur auprès de la reine... je suis comblée de ses bontés, de son amitié, et cependant, pour notre bonheur à tous deux, mieux eût valu rester pauvres et misérables et ne jamais venir ici, à la cour, au milieu de tout ce beau monde, où tant de dangers, tant de séductions nous environnent.

MASHAM, avec colère.

Ah ! je comprends... quelques-uns de ces lords... de ces grands seigneurs... On veut nous séparer, nous désunir... vous ravir à mon amour...

ABIGAÏL.

Oui, c’est à peu près cela. Silence, on frappe : c’est Bolingbroke, à qui j’ai écrit de venir ! Lui seul peut me donner avis et conseil.

MASHAM.

Vous croyez ?

ABIGAÏL.

Mais pour cela, il faut que vous nous laissiez !

MASHAM, étonné.

Moi !...

ABIGAÏL.

Ah ! vous m’avez promis obéissance...

MASHAM.

Et je tiendrai tous mes serments !

Il lui baise la main et sort par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

ABIGAÏL, seule

 

Pendant qu’il s’éloigne, le regardant avec amour

Ah ! Arthur !... que je l’aime !... plus qu’autrefois... plus que jamais ! peut-être aussi parce qu’elles veulent toutes me l’enlever... Oh ! non, je l’aimerais sans cela !

On frappe encore à la porte à gauche.

Et mylord que j’oubliais... je perds la tête...

Elle va ouvrir la porte à gauche à Bolingbroke.

 

 

Scène VI

 

BOLINGBROKE, ABIGAÏL

 

BOLINGBROKE, entrant gaiement.

J’accours aux ordres de la nouvelle favorite, car vous le serez, je vous l’ai dit, et l’on en parlé déjà...

ABIGAÏL, sans l’écouter.

Oui... oui, la reine m’adore, et ne peut plus se passer de moi ! Mais venez, ou tout est perdu !

BOLINGBROKE.

Ô ciel !... est-ce que le marquis de Torcy ?

ABIGAÏL, se frappant la tête.

Ah ! c’est vrai !... je n’y pensais plus !... La duchesse est venue dans le cabinet de la reine... celle-ci a signé !...

BOLINGBROKE, avec effroi.

Le départ de l’ambassadeur ?...

ABIGAÏL.

Oh ! ce n’est rien encore !... Imaginez-vous que Masham...

BOLINGBROKE.

Le marquis s’éloigne de Londres ?...

ABIGAÏL, sans l’écouter.

Dans vingt-quatre heures !

Avec force.

Mais si vous saviez...

BOLINGBROKE, avec colère.

Et la duchesse...

ABIGAÏL, vivement.

La duchesse n’est pas le plus à craindre !... un autre obstacle plus redoutable encore...

BOLINGBROKE.

Pour qui ?

ABIGAÏL.

Pour Masham !

BOLINGBROKE, avec impatience.

Traitez donc d’affaires d’État avec des amoureux. Je vous parle de la paix, de la guerre, de tous les intérêts de l’Europe...

ABIGAÏL.

Et moi, je vous parle des miens ! L’Europe peut aller toute seule, et moi, si vous m’abandonnez, je n’ai plus qu’à mourir !

BOLINGBROKE.

Pardon, mon enfant, pardon... vous d’abord. C’est que, voyez-vous, l’ambition est égoïste et commence toujours par elle.

ABIGAÏL.

Comme l’amour !

BOLINGBROKE.

Eh bien ! voyons ? Vous dites donc que la reine a signé ?

ABIGAÏL, avec impatience.

Oui... à cause d’un bill qu’on doit présenter.

BOLINGBOKE.

Je sais !... et la voilà au mieux avec la duchesse !

ABIGAÏL, de même.

Non... elle la déteste... elle lui en veut... j’ignore pourquoi, et elle n’ose rompre...

BOLINGBROKE, vivement.

Une explosion qui n’attend plus que l’étincelle... d’ici à vingt-quatre heures, c’est possible !... Et vous ne lui avez pas représenté que le marquis s’éloignant demain, on ne s’engageait à rien en le recevant aujourd’hui ! que par égard pour un grand roi, et en bonne politique... la politique de l’avenir, il fallait l’accueillir avec faveur son envoyé... Lui avez-vous dit cela ?

ABIGAÏL, d’un air distrait.

Je crois que oui... je n’en suis pas sûre !... Un autre sujet m’occupait.

BOLINGBROKE.

C’est juste... voyons cet autre sujet ?

ABIGAÏL.

Ce matin, vous m’avez vue effrayée, désespérée, en apprenant que la duchesse avait des idées... de... protection sur Arthur... Eh bien ! ce n’était rien !... une autre encore... une autre grande dame...

Avec embarras.

dont je ne puis dire le nom.

BOLINGBROKE, à part.

Pauvre enfant !... elle croit me l’apprendre.

Haut.

Comment le savez-vous ?

ABIGAÏL.

C’est un secret que je ne puis trahir... ne me le demandez plus !

BOLINGBROKE, avec intention.

J’approuve votre discrétion, et ne chercherai même cas à deviner... Et cette personne, duchesse ou marquise, aime aussi Masham ?

ABIGAÏL.

C’est bien mal, n’est-ce pas ? c’est bien injuste ? Elles ont toutes des princes, des ducs, des grands seigneurs qui les aiment... moi, je n’avais que celui-là !... Et comment le défendre, moi, pauvre fille ? comment le disputer à deux grandes dames ?

BOLINGBROKE.

Tant mieux !... c’est moins redoutable qu’une seule.

ABIGAÏL, étonnée.

Si vous pouvez me prouver cela ?

BOLINGBROKE.

Très facilement... Qu’un grand royaume veuille conquérir une petite province, il n’y a pas d’obstacles, elle est perdue ! Mais qu’un autre grand empire ait aussi le même projet, c’est une chance de salut ; les deux hautes puissances s’observent, se déjouent, se neutralisent, et la province menacée échappe au danger, grâce au nombre de ses ennemis... Comprenez-vous ?

ABIGAÏL.

À peu près... Mais le danger, le voici ! La duchesse a donné rendez-vous à Masham, ce soir, chez elle, après le cercle de la reine...

BOLINGBROKE.

Très bien...

ABIGAÏL, avec impatience.

Eh ! non, Monsieur, c’est très mal !

BOLINGBROKE.

C’est ce que je voulais dire !

ABIGAÏL.

Et en même temps l’autre personne... l’autre grande dame, veut également le recevoir chez elle, à la même heure...

BOLINGBROKE.

Que vous disais-je ? Elles se nuisent réciproquement... Il ne peut pas aller aux deux rendez-vous !

ABIGAÏL.

À aucun, je l’espère !... Heureusement, cette grande dame ne sait pas encore, et ne saura que ce soir, au moment même... si elle sera libre, car elle ne l’est pas toujours... pour des raisons que je ne puis expliquer.

BOLINGBROKE, froidement.

Son mari ?

ABIGAÏL, vivement.

C’est cela même... et si elle peut réussir à lever tous les obstacles...

BOLINGBROKE.

Elle y réussira, j’en suis sûr.

ABIGAÏL.

Dans ce cas-là, pour prévenir moi et Arthur, elle doit ce soir, et devant tout le monde, se plaindre de la chaleur, et demander négligemment un verre d’eau !

BOLINGBROKE.

Ce qui voudra dire : Je vous attends, venez !

ABIGAÏL.

Mot pour mot.

BOLINGBROKE.

C’est facile à comprendre.

ABIGAÏL.

Que trop !... Je n’ai rien dit de tout cela à Arthur... c’est inutile, n’est-ce pas ?... Car je ne veux point qu’il aille à ce rendez-vous... ni à l’autre ! plutôt mourir ! plutôt me perdre !

BOLINGBROKE.

Y pensez-vous ?

ABIGAÏL.

Oh ! pour moi, peu m’importe !... mais pour lui !... Plus j’y réfléchis !... ai-je le droit de détruire son avenir, de l’exposer à des vengeances redoutables, à des haines puissantes, dans ce moment surtout, où à cause de ce duel... il peut être découvert et arrêté. Que faut-il faire ?... Conseillez-moi... Je ne sais que devenir, et je n’ai d’espoir qu’en vous !

BOLINGBROKE, qui pendant ce temps a réfléchi, lui prend vivement la main.

Et vous avez raison ! oui, mon enfant... oui, ma petite Abigaïl, rassurez-vous !... Le marquis de Torcy aura ce soir son invitation, il parlera à la reine !

ABIGAÏL, avec impatiente.

Eh ! Monsieur...

BOLINGBROKE, vivement.

Nous sommes sauvés ! Masham aussi... et sans le compromettre, sans vous perdre. J’empêcherai ces deux rendez-vous.

ABIGAÏL.

Ah ! Bolingbroke !... si vous dites vrai... à vous mon dévouement, mon amitié, ma vie entière !... On ouvre chez la reine... partez ! si l’on vous voyait !...

BOLINGBROKE, froidement, apercevant la duchesse.

Je puis rester, on m’a vu.

 

 

Scène VII

 

BOLINGBROKE, ABIGAÏL, LA DUCHESSE, sortant de l’appartement à droite

 

La duchesse, apercevant Bolingbroke et Abigaïl, fait à celle-ci une révérence ironique ; Abigaïl la lui rend et sort. Bolingbroke est resté placé entre les deux dames.

BOLINGBROKE, avec ironie.

Grâce au ciel ! la voix du sang agit enfin ! et vous voilà à merveille avec votre parente ! cela me donne de l’espoir pour moi !

LA DUCHESSE, de même.

En effet, vous m’avez prédit qu’un jour nous finirions par nous aimer...

BOLINGBROKE, galamment.

J’ai déjà commencé ! et vous, Madame ?

LA DUCHESSE.

Je n’en suis encore qu’à l’admiration pour votre adresse et vos talents.

BOLINGBROKE.

Vous pourriez ajouter pour ma loyauté... j’ai tenu fidèlement toutes mes promesses de l’autre jour !

LA DUCHESSE.

Et moi, les miennes !... j’ai nommé la personne avec qui vous étiez tout à l’heure en tête-à-tête, et la voilà placée, par vous, près de la reine, pour épier mes desseins et servir les vôtres.

BOLINGBROKE.

Comment vous rien cacher ?... vous avez tant d’esprit !...

LA DUCHESSE.

J’ai du moins celui de déjouer vos tentatives, et miss Abigaïl, qui, d’après vos ordres, a voulu faire inviter ce soir le marquis de Torcy...

BOLINGBROKE.

J’ai eu tort... ce n’était pas à elle... c’est à vous, Madame, que je devais m’adresser... et je le fais...

S’approchant de la table, et y prenant une lettre imprimée.

Voici des lettres d’invitation, que vous, surintendante de la maison royale, avez seule le droit d’envoyer... et je suis persuadé que vous me rendrez ce service...

LA DUCHESSE, riant.

Vraiment, Mylord !... un service... à vous ?

BOLINGBROKE.

Bien entendu qu’en échange je vous en rendrai un autre plus grand encore... c’est notre seule manière de traiter ensemble !... Tout l’avantage pour vous... deux cents pour cent de bénéfice... comme pour mes dettes.

LA DUCHESSE.

Mylord aurait-il encore intercepté ou acheté quelque billet... Je le préviens que j’ai pris des mesures générales et définitives contre le retour d’un pareil moyen. J’ai plusieurs lettres charmantes de milady vicomtesse de Bolingbroke, votre femme...

À demi-voix et en confidence.

je les ai obtenues de lord Évandale...

BOLINGBROKE, de même et souriant.

Au prix coûtant, sans doute ?

LA DUCHESSE, avec colère.

Monsieur...

BOLINGBROKE.

N’importe le moyen !... vous les avez... et je ne prétends pas vous les ravir... ni vous menacer en aucune sorte ! au contraire, quoique la trêve soit expirée... je veux agir comme si elle durait encore, et vous donner, dans votre intérêt, un avis...

LA DUCHESSE, avec ironie.

Qui me sera agréable ?

BOLINGBROKE, souriant.

Je ne le pense pas ! et c’est peut-être pour cela que je vous le donne.

À demi-voix.

Vous avez une rivale !

LA DUCHESSE, vivement.

Que voulez-vous dire ?

BOLINGBROKE.

Il y a une lady à la cour, une noble dame qui a des vues sur le petit Masham. Les preuves, je les ai. Je sais l’heure, le moment, le signal du rendez-vous.

LA DUCHESSE, tremblante de colère.

Vous me trompez...

BOLINGBROKE, froidement.

Je dis vrai... aussi vrai que vous-même l’attendez ce soir chez vous après le cercle de la reine...

LA DUCHESSE.

Ô ciel !

BOLINGBROKE.

C’est là, sans doute, ce que l’on veut empêcher... car on tient à vous le disputer... à remporter sur vous... Adieu, Madame.

Il veut sortir par la porte à gauche.

LA DUCHESSE, avec colère, et la suivant près de la table qui est à gauche.

Ce que vous disiez tout à l’heure... le lieu du rendez-vous ? le signal ?... parlez !

BOLINGBROKE, lui présentant la plume qu’il prend sur la table.

Dès que vous aurez écrit cette invitation au marquis de Torcy.

La duchesse le met vivement à la table.

Invitation de forme et de convenance... qui, en accordant au marquis les égards et les honneurs qui lui sont dus, vous permet de rejeter ses propositions et de continuer la guerre avec lui... comme avec moi...

Voyant que la lettre est cachetée, il sonne. Un valet de pied paraît. Il lui donne la lettre.

Ce billet au marquis de Torcy... hôtel de l’Ambassade... vis-à-vis le palais...

Le valet de pied sort.

Il l’aura dans cinq minutes.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! Mylord... cette personne...

BOLINGBROKE.

Elle doit être ici ce soir, au cercle de la reine.

LA DUCHESSE.

Lady Albermale, ou lady Elworth ; j’en suis sûre...

BOLINGBROKE, avec intention.

J’ignore son nom ; mais bientôt nous pourrons la connaître... car si elle peut échapper à ses surveillants, si elle est libre, si le rendez-vous avec Masham doit avoir lieu ce soir... voici le signal convenu entre eux...

LA DUCHESSE, avec impatience.

Achevez... achevez, de grâce !

BOLINGBROKE.

Cette personne demandera tout haut à Masham un verre d’eau.

LA DUCHESSE.

Ici même... ce soir...

BOLINGBROKE.

Oui vraiment... et vous pourrez voir par vous-même si mes renseignements sont exacts.

LA DUCHESSE, avec colère.

Ah ! malheur à eux... je ne ménagerai rien...

BOLINGBROKE, à part.

J’y compte bien !

LA DUCHESSE.

Et quand, devant toute la cour, je devrais les démasquer...

BOLINGBROKE.

Modérez-vous... voici la reine et ces dames.

 

 

Scène VIII

 

LA REINE, BOLINGBROKE, LA DUCHESSE, ABIGAÏL, MASHAM, puis M. DE TORCY

 

La Reine et les dames de sa suite entrent par la porte à droite ; les seigneurs de la cour et les membres du parlement entrent par le fond. Les dames titrées vont se ranger en cercle, et s’asseoir à droite ; Abigaïl et quelques demoiselles d’honneur se tiennent debout derrière elles. À gauche et sur le devant du théâtre, Bolingbroke et quelques membres du parlement. À droite, la Duchesse observe toutes les dames ; du même côté, Masham et quelques officiers.

LA DUCHESSE, à part, et regardant toutes les dames.

Laquelle ?... Je ne puis deviner...

À la reine qui s’approche.

Je vais faire préparer le jeu de la reine...

LA REINE, cherchant des yeux Masham.

À merveille...

À part.

Je ne le vois pas.

LA DUCHESSE, à voix haute.

Le tri de la reine !

S’approchant de la reine, et à voix basse.

Les réclamations devenaient si fortes, qu’il a fallu, pour la forme seulement, envoyer une invitation au marquis de Torcy.

LA REINE, sans l’écouter, et cherchant toujours.

Très bien !...

Apercevant Masham.

C’est lui !...

LA DUCHESSE.

Cela contentera l’opposition.

LA REINE, regardant Masham.

Oui... et cela fera plaisir à Abigaïl...

LA DUCHESSE, avec ironie.

Vraiment ?...

La duchesse donne des ordres pour le jeu de la reine. Pendant ce temps, un membre du parlement s’est approché, à gauche, du groupe où se tient Bolingbroke.

LE MEMBRE DU PARLEMENT.

Oui, Messieurs, je sais de bonne part que toutes les négociations sont rompues.

BOLINGBROKE.

Vous croyez ?

LE MEMBRE DU PARLEMENT.

Le crédit de la duchesse est tel, que l’ambassadeur n’a pas été admis.

BOLINGBROKE.

C’est inouï.

LE MEMBRE DU PARLEMENT.

Et il part demain, sans avoir même pu voir la reine.

UN MAÎTRE DES CÉRÉMONIES, annonçant.

Monsieur l’ambassadeur, marquis de Torcy !

Étonnement général : tout le monde se lève et le salue. Bolingbroke va au devant de lui, le prend par la main, et le présente à la reine.

LA REINE, d’un air gracieux.

Monsieur l’ambassadeur, soyez le bienvenu, nous avons grand plaisir à vous recevoir.

LA DUCHESSE, bas, à la reine.

Rien de plus... de grâce, prenez garde !

LA REINE, se tournant vers Bolingbroke qui est de l’autre côté, lui dit à demi-voix.

Je savais que cette invitation vous serait agréable, et vous voyez, quand je le peux...

BOLINGBROKE, s’inclinant avec respect.

Ah ! Madame... que de bontés !...

M. DE TORCY, bas, à Bolingbroke.

Je reçois à l’instant une lettre à mon hôtel.

BOLINGBROKE, de même.

Je le sais...

M. DE TORCY, de même.

Cela va donc bien ?

BOLINGBROKE, de même.

Cela va mieux... mais bientôt, je l’espère...

M. DE TORCY, de même.

Quelque grand changement survenu dans la politique de la reine ?...

BOLINGBROKE, de même.

Cela dépendra de nous...

M. DE TORCY, de même.

Du parlement ou des ministres ?

BOLINGBROKE, de même.

Non, d’un allié bien léger... et bien fragile...

On vient d’apporter au milieu du théâtre une table de tri, et l’on a disposé un fauteuil et deux chaises.

LA DUCHESSE, de l’autre côté, et s’adressant à la reine.

Quelles sont les personnes que Sa Majesté veut bien désigner pour ses partners ?

LA REINE.

Qui vous voudrez... choisissez vous-même.

LA DUCHESSE.

Lady Abercrombie...

LA REINE.

Non !

Montrant une dame qui est près d’elle.

Lady Albermale.

LADY ALBERMALE.

Je remercie Votre Majesté !...

LA DUCHESSE, à part.

Et moi aussi.

Regardant lady Albermale.

Par ce moyen elle ne lui parlera pas.

Haut.

Et pour la troisième personne ?

LA REINE.

La troisième ? Eh ! mais...

Apercevant le marquis de Torcy qui s’approche d’elle.

monsieur l’ambassadeur...

Mouvement général d’étonnement, et joie de Bolingbroke.

LA DUCHESSE, bas à la reine, avec reproche.

Un pareil choix... une pareille préférence.

LA REINE, de même.

Qu’importe !

LA DUCHESSE, de même.

Voyez l’effet que cela produit.

LA REINE, de même.

Il fallait choisir vous-même.

LA DUCHESSE, de même.

On va penser... on va croire...

LA REINE, de même.

Tout ce qu’on voudra !

Le marquis de Torcy, qui a remis son chapeau à un des gens de sa suite, présente sa main à la reine qu’il conduit à la table du tri, et s’assied entre elle et lady Albermale. La duchesse, toujours observant, s’éloigne de la table avec humeur, et passe du côté gauche.

BOLINGBROKE, près d’elle, et à voix basse.

C’est trop généreux, duchesse... vous faites trop bien les choses... le marquis admis au jeu de la reine, le marquis faisant la partie de Sa Majesté, c’est plus que je ne demandais.

LA DUCHESSE, avec dépit.

Et plus que je n’aurais voulu...

BOLINGBROKE.

Ce qui ne m’empêche pas de vous en savoir le même gré ! d’autant qu’il est homme à profiler de cette faveur... il a de l’esprit... Et tenez, il a l’air de causer d’une manière fort aimable... avec Sa Majesté.

LA DUCHESSE.

En effet...

Elle veut faire un pas.

BOLINGBROKE, la retenant.

Mais au lieu de les interrompre, nous ferions mieux d’observer et d’écouter... car voici, je crois, le moment.

LA DUCHESSE.

Oui... mais aucune de ces dames...

LA REINE, jouant toujours, et ayant l’air de répondre au marquis.

Vous avez raison, monsieur le marquis, il fait dans ce salon... une chaleur étouffante...

Avec émotion, et s’adressant à Masham.

Monsieur Masham !

Masham s’incline.

je vous demanderai un verre d’eau !

LA DUCHESSE, poussant un cri, et faisant un pas vers la reine.

Ô ciel !

LA REINE.

Qu’avez-vous donc, duchesse ?

LA DUCHESSE, furieuse et cherchant à se contenir.

Ce que j’ai... ce que j’ai... quoi ! Votre Majesté... il serait possible...

LA REINE, toujours assise et se retournant.

Que voulez-vous dire, et d’où vient cet emportement ?

LA DUCHESSE.

Il serait possible que Votre Majesté oubliât à ce point...

BOLINGBROKE et LE MARQUIS, voulant la calmer.

Madame la duchesse !...

LADY ALBERMALE.

C’est manquer de respect à la reine.

LA REINE, avec dignité.

Quoi donc !... qu’ai-je oublié ?

LA DUCHESSE, troublée, et cherchant à se remettre.

Les droits... l’étiquette... les prérogatives des différentes charges du palais... C’est à une de vos femmes qu’appartient le droit de présenter à Votre Majesté...

LA REINE, étonnée.

Tant de bruit pour cela !...

Se retournant vers la table de jeu.

Eh bien ! duchesse, donnez-le-moi vous-même...

LA DUCHESSE, stupéfaite.

Moi !

BOLINGBROKE, à la duchesse, à qui Masham présente en ce moment le plateau.

Je conviens, duchesse, qu’être obligée de présenter vous-même... là, devant eux... c’est encore plus piquant...

LA DUCHESSE, se contenant à peine, et prenant le plateau que Masham lui présente.

Ah !...

LA REINE, avec impatience.

Eh bien, Madame... m’avez-vous entendue ? et ce droit réclamé avec tant d’instance...

La duchesse, d’une main tremblante de colère, lui présente le verre d’eau, qui glisse sur le plateau et tombe sur la robe de la reine.

LA REINE, se levant avec vivacité.

Ah ! vous êtes d’une maladresse...

Tout le monde se lève, et Abigaïl descend à droite près de la reine.

LA DUCHESSE.

C’est la première fois que Sa Majesté me parle ainsi.

LA REINE, avec aigreur.

Cela prouve mon indulgence !

LA DUCHESSE, de même.

Après les services que je lui ai rendus.

LA REINE, de même.

Et que je suis lasse de m’entendre reprocher.

LA DUCHESSE.

Je ne les impose point à Votre Majesté, et s’ils lui sont importuns... je lui offre ma démission.

LA REINE.

Je l’accepte !

LA DUCHESSE, à part.

Ô ciel !...

LA REINE.

Je ne vous retiens plus... Mylords et Mesdames, vous pouvez vous retirer.

BOLINGBROKE, bas, à la duchesse.

Duchesse, il faut céder !

LA DUCHESSE, à part, avec colère.

Jamais !... Et Masham... et ce rendez-vous... non, il n’aura pas lieu !

Haut, à la reine.

Encore un mot, Madame !... En remettant à Votre Majesté ma place de surintendante... je lui dois compte des derniers ordres dont elle m’avait chargée.

BOLINGBROKE, à part.

Que veut-elle faire ?

LA DUCHESSE, montrant Bolingbroke.

Sur la plainte de mylord et de ses collègues de l’opposition, vous m’avez ordonné de découvrir l’adversaire de Richard Bolingbroke.

BOLINGBROKE, à part.

Ô ciel !

LA DUCHESSE, à Bolingbroke.

C’est vous maintenant qui en répondez, car je vous le livre. Arrêtez donc, et sur-le-champ, monsieur Masham, que voici !

LA REINE, avec douleur.

Masham !... il serait vrai !...

MASHAM, baissant la tête.

Oui, Madame !...

LA DUCHESSE, contemplant la douleur de la reine, et bas à Bolingbroke.

Je suis vengée !...

BOLINGBROKE, de même et avec joie.

Mais nous remportons !

LA DUCHESSE, fièrement.

Pas encore, Messieurs !

Sur un geste de la reine, Bolingbroke reçoit l’épée que Masham lui présente. La reine, appuyée sur Abigaïl, rentre dans ses appartements, et la duchesse sort par le fond.

 

 

ACTE V

 

Le boudoir de la reine ; deux portes au fond ; à gauche, une fenêtre avec un balcon ; à droite, la porte d’un cabinet conduisant aux petits appartements de la reine : à gauche, une table et un canapé.

 

 

Scène première

 

BOLINGBROKE, entrant par la porte du fond à gauche

 

 « Après la séance du parlement, dans le boudoir de la reine, » m’a écrit Abigaïl ! M’y voici ! toutes les portes se sont ouvertes devant moi !... Est-ce Sa Majesté elle-même... est-ce ma gentille alliée qui désire me parler ? Peu importe... La duchesse et la reine sont furieuses l’une contre l’autre, l’explosion habilement préparée a enfin eu lieu... ce devait être. Ces deux augustes amies qui depuis si longtemps se détestaient, n’attendaient qu’une occasion pour se le dire... Et connaissant le caractère orgueilleux et emporté de la duchesse... je me doutais bien que dans son premier mouvement... Mais j’attendais mieux !... je croyais qu’aux yeux de toute la cour, elle allait reprocher à la reine, et cette intrigue secrète... et ce rendez-vous... Elle m’a trompé... elle s’est arrêtée à temps !... elle s’est modérée... mais les premiers coups sont portés... La duchesse en disgrâce, les wighs furieux, le bill rejeté ; bouleversement général. Je disais bien que de ce verre d’eau dépendait le destin de l’État...

Réfléchissant.

Alors... et dès que je serai ministre...

 

 

Scène II

 

BOLINGBROKE, ABIGAÏL, entrant par la porte du fond à droite

 

ABIGAÏL.

Ah ! Mylord ! vous voilà !

BOLINGBROKE.

Oui... je m’occupais du ministère.

ABIGAÏL.

Lequel ?

BOLINGBROKE.

Le mien... quand j’y serai... ce qui ne tardera pas.

ABIGAÏL.

Au contraire !... nous en sommes plus loin que jamais !

BOLINGBROKE.

Que me dites-vous ?

ABIGAÏL.

Laisser moi me rappeler... D’abord, pendant que j’étais dans le boudoir de la reine... à travailler avec elle et à parler de Masham...

Vivement.

Qui ne risque rien... n’est-ce pas ?

BOLINGBROKE.

Prisonnier sur parole, chez moi, dans le plus bel appartement de l’hôtel.

ABIGAÏL.

Et par la suite...

BOLINGBROKE.

Rien à craindre, si nous l’emportons...

ABIGAÏL, naïvement.

Ah ! vous me faites trembler !

BOLINGBROKE, vivement.

Et moi aussi !... Achevez donc !

ABIGAÏL.

Eh bien ! sont arrivés chez la reine... milady... milady... une grande dame qui est dévote...

BOLINGBROKE.

Lady Abercrombie ?

ABIGAÏL.

C’est cela... avec lords Devonshire et Walpool.

BOLINGBROKE.

Des amis de la duchesse...

ABIGAÏL.

Qui venaient d’eux-mêmes...

BOLINGBROKE.

C’est-à-dire envoyés par elle.

ABIGAÏL.

Annoncer à la reine que la disgrâce de la surintendante produirait les plus fâcheux effets... que le parti wigh était furieux... et qu’à la séance de ce soir le bill pour les Stuarts serait rejeté.

BOLINGBROKE.

Et la reine, qu’a-t-elle répondu ?

ABIGAÏL.

Elle ne répondait rien... incertaine... indécise... cherchant autour d’elle un avis, et de temps en temps me regardant comme pour savoir le mien.

BOLINGBROKE.

Qu’il fallait donner.

ABIGAÏL.

Est-ce que je m’y connais ?

BOLINGBROKE.

Qu’importe ?... demandez à la moitié des conseillers de la couronne ?... Enfin, qu’est-il arrivé ?

ABIGAÏL.

La reine hésitait encore, lorsque lady Abercrombie lui a parlé à voix basse...

BOLINGBROKE.

Qu’a-t-elle pu lui dire ?

ABIGAÏL.

Je l’ignore !... J’étais bien près cependant... et je n’ai rien entendu qu’un nom... celui de lord Evendale... et celui de Masham !...

Vivement.

Oh ! celui-là, j’en suis sûre... Et la reine, jusque-là froide et sévère, a dit d’un air de bonté : N’en parlons plus, qu’elle vienne ! je la reverrai.

BOLINGBROKE, avec colère.

La duchesse ! rentrer dans ce palais dont je la croyais pour jamais bannie...

ABIGAÏL.

Et dans mon trouble, tout ce qui m’est venu à l’idée a été de vous écrire sur-le-champ : Venez ! pour vous apprendre ce qui se passait et ce qui a été convenu.

BOLINGBROKE.

Avec qui ?

ABIGAÏL.

Entre la reine et ces messieurs, au sujet de cette réconciliation.

BOLINGBROKE, avec impatience.

Eh bien !

ABIGAÏL.

Eh bien !... il a été convenu que la duchesse, qui a donné hier sa démission de surintendante, viendra aujourd’hui remettre à la reine sa clé des petits appartements.

Montrant la porte à droite.

Cette clé qui lui permettait d’entrer chez la reine à toute heure et sans être vue !...

BOLINGBROKE, avec impatience.

Je le sais !

ABIGAÏL.

La reine refusera de la reprendre ; la duchesse alors voudra tomber aux pieds de Sa Majesté, qui la relèvera... et elles s’embrasseront, et le bill passera, et le marquis de Torcy, aujourd’hui même...

BOLINGBROKE.

Ô faiblesse de femme et de reine !... et au moment où nous tenions la victoire.

ABIGAÏL.

Y renoncer à jamais !

BOLINGBROKE.

Non... non, la fortune et moi nous nom connaissons trop bien pour nous quitter ainsi !... je l’ai narguée si souvent qu’elle me le rend parfois... mais elle me revient toujours !... Cette réconciliation... cette entrevue... à quel moment ?

ABIGAÏL.

Dans une demi-heure !

BOLINGBROKE.

Il faut que je parle à la reine !...

ABIGAÏL.

Elle est renfermée avec les ministres qui viennent d’arriver... C’est pour cela qu’on m’a renvoyée.

BOLINGBROKE, se frappant la tête.

Mon Dieu !... mon Dieu, que faire ?... il faut pourtant que je  la voie, que je sache comment s’est tout à coup éteinte cette haine attisée par moi, et qu’à tout prix je rallumerai ! Mais pour tout cela une demi-heure !...

ABIGAÏL, lui montrant la porte du fond à gauche, qui s’ouvre.

Quel bonheur !... c’est la reine !

BOLINGBROKE, respirant.

Je savais bien qu’entre la fortune et moi le dernier mot n’était pas dit... Laissez nous, Abigaïl, laissez-nous... Veillez à l’arrivée de la duchesse, et quand elle paraîtra, venez nous avertir !...

ABIGAÏL.

Oui, Mylord !... Que Dieu le protége !...

Abigaïl sort par la porte du fond à droite.

 

 

Scène III

 

LA REINE, BOLINGBROKE

 

LA REINE, à part.

Oui, pourvu qu’à ce prix j’achète le repos, j’y suis décidée !...

Levant les yeux, et gaiement.

Ah ! c’est vous, Bolingbroke, je suis heureuse de vous voir ! je viens de passer la journée la plus ennuyeuse...

BOLINGBROKE, souriant, avec ironie.

J’apprends le nouveau trait de clémence de Votre Majesté !... c’est magnanime à elle d’oublier ainsi le scandale d’hier.

LA REINE.

L’oublier, dites-vous ?... plût au ciel ! Mais le moyen !... il n’est question que de cela, et si vous saviez depuis ce matin... depuis hier... tout ce qui s’est passé au sujet de ce malheureux verre d’eau, tout ce qu’il m’a fallu entendre... J’en ai mal aux nerfs... aussi je ne veux plus qu’on m’en parle.

BOLINGBROKE.

Et l’on vous réconcilie ?...

LA REINE.

Bien malgré moi... mais il a fallu en finir... Vous qui êtes pour la paix, vous ne vous étonnerez pas des sacrifices que j’ai faits pour l’obtenir... Et puis cette pauvre duchesse.

Geste d’étonnement de Bolingbroke.

Mon Dieu... je ne la défends pas... m’en préserve le ciel ! mais on l’accuse parfois si injustement... vous tout le premier !

Étourdiment.

Je ne parle pas des derniers subsides et de la prise de Bouchain... je n’ai pas eu le temps de vérifier...

Gravement.

Mais le petit Masham... ce que vous m’en avez dit !...

BOLINGBROKE.

Eh bien !...

LA REINE, souriant, avec contentement.

Erreur complète !

BOLINGBROKE, à part.

C’est donc cela !

LA REINE.

Elle n’y pense seulement pas, au contraire.

BOLINGBROKE.

Vous croyez ?

LA REINE, souriant.

J’ai pour cela d’excellentes raisons, des preuves évidentes qu’on m’a données, et dont il ne faut pas parler !... c’est qu’elle est au mieux avec lord Evendale !...

BOLINGBROKE, souriant.

Votre Majesté appelle cela une raison !...

LA REINE, d’un ton sévère.

Certainement.

Riant.

Et puis, réfléchissez, raisonnez, Bolingbroke, car cette pauvre duchesse que j’ai accusée aussi... je ne sais pas comment cela ne m’était pas venu à la pensée... si elle avait aimé Masham, est-ce qu’hier elle l’aurait ainsi dénoncé devant toute la cour et fait arrêter par vous ?

BOLINGBROKE, à demi-voix.

Et si elle n’avait cédé alors qu’à un mouvement de colère et de jalousie... dont elle se repent maintenant ?

LA REINE.

Que voulez-vous dire ?

BOLINGBROKE, riant, et toujours à demi-voix.

La duchesse avait soupçonné... ou cru deviner... qu’hier au soir Masham devait avoir une entrevue mystérieuse...

LA REINE, à part.

Ô ciel !

BOLINGBROKE.

Avec qui ?... on l’ignore !... il est même douteux que ce soit vrai... mais, si Votre Majesté le désire... je saurai... je découvrirai...

LA REINE, vivement.

Non... non, c’est inutile...

BOLINGBROKE.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’hier au soir, à la même heure, après le cercle de Votre Majesté, la duchesse devait avoir, chez elle, un rendez-vous avec Masham.

LA REINE.

Un rendez-vous ?

BOLINGBROKE, vivement.

Oui, Madame !

LA REINE, avec colère.

Hier !... avec lui !... Ils s’entendaient... ils étaient donc d’intelligence...

BOLINGBROKE, vivement et avec chaleur.

Et, jugez aujourd’hui de son désespoir et de son regret, d’avoir, dans un moment de dépit, renoncé à sa place de surintendante ! Privée de son pouvoir et de son crédit, elle ne peut plus défendre Masham, qui est mon prisonnier ; privée de ses entrées au palais et des moyens d’y pénétrer à toute heure, elle ne peut plus, comme autrefois, le voir ici sous vos yeux, sans danger et sans soupçons... voilà pourquoi elle tenait à cette réconciliation qu’elle vous a fait demander ; voilà pourquoi, une fois rentrée ici, à la cour...

LA REINE, à part.

Jamais !

 

 

Scène IV

 

BOLINGBROKE, LA REINE, ABIGAÏL, accourant par la porte du fond à droite

 

ABIGAÏL, tout émue, accourant près de Bolingbroke.

Mylord... Mylord...

LA REINE, avec colère.

Qu’y a-t-il ?

ABIGAÏL.

Je venais annoncer que j’avais vu entrer dans la cour du palais la voiture de madame la duchesse !

LA REINE.

La duchesse !

Passant au milieu du théâtre.

Et qui lui a donné l’audace de se présenter devant moi ?

ABIGAÏL.

Elle venait... offrir à Sa Majesté, au sujet de l’événement d’hier, des excuses...

LA REINE.

Que je n’admets pas... Je peux pardonner des injures qui me sont personnelles ; jamais celles dirigées contre la dignité de ma couronne... et hier, à dessein, et non par hasard, la duchesse a eu, dans son orgueil, l’intention de manquer à sa souveraine et de l’outrager.

BOLINGBROKE.

Intention manifeste !

THOMPSON, se présentant à la porte du fond.

Milady duchesse de Marlborough attend dans la salle de réception les ordres de Sa Majesté.

LA REINE.

Abigaïl, allez les lui porter. Dites-lui que nous ne pouvons la recevoir ; que nous avons disposé de la place qu’elle occupait auprès de nous !... qu’elle ait dès demain à nous renvoyer son brevet de surintendante, et surtout les clés de nos appartements, qui désormais lui sont interdits, ainsi que noire présence... Allez...

ABIGAÏL, stupéfaite.

Quoi, il serait possible...

BOLINGBROKE, froidement.

Allez donc, miss Abigaïl, obéissez à la reine.

ABIGAÏL.

Oui, Mylord...

À part.

Ah ! ce Bolingbroke est un démon !

Abigaïl sort par la porte du fond à gauche.

 

 

Scène V

 

BOLINGBROKE, LA REINE

 

BOLINGBROKE, s’approchant de la reine qui vient de se jeter dans un fauteuil à droite du spectateur.

Bien, ma souveraine, très bien !

LA REINE, avec exaltation, et comme fière de son courage.

N’est-ce pas ? Il m’ont crue faible et je ne le suis pas.

BOLINGBROKE.

Nous le voyons bien !

LA REINE, avec colère.

C’est aussi trop abuser de ma patience !

BOLINGBROKE.

C’est un état de choses intolérable...

LA REINE.

Et qui ne peut durer...

BOLINGBROKE, vivement.

C’est ce que nous disions depuis longtemps !... Parlez ! mes amis et moi, sommes prêts à exécuter vos ordres !

LA REINE, se levant.

Mes ordres... certainement ! je vous les donnerai ! et c’est à vous, Bolingbroke, à vous que je me confie ; mais, dites-moi... et Masham ?...

BOLINGBROKE.

Est toujours mon prisonnier, et nous nous occuperons de cette affaire dès que le nouveau ministère sera formé, la chambre dissoute, et le duc de Marlborough rappelé !

LA REINE, avec agitation.

C’est bien ! je vais donner l’ordre de le mettre en jugement.

BOLINGBROKE, vivement.

Le maréchal ?

LA REINE.

Eh ! non... Masham !...

BOLINGBROKE, à part.

Toujours Masham !...

LA REINE, de même.

Et sa punition... car je veux qu’il soit puni... condamné... je le veux !...

BOLINGBROKE, à part.

Ô ciel !

LA REINE.

Il vous a privé d’un parent que vous aimiez... et puis la duchesse sera furieuse !

BOLINGBROKE, vivement.

Au contraire... elle sera enchantée ! ils sont brouillés... une guerre à mort...

LA REINE, dont la colère tombe tout à coup.

Ah !

D’un ton radouci.

Vous ne disiez pas cela !

BOLINGBROKE, à demi-voix, et riant.

Elle a découvert à n’en pouvoir douter que Masham ne l’aimait pas, qu’il ne l’avait jamais aimée... qu’il en aimait une autre !...

LA REINE, vivement.

En êtes-vous sûr ! qui vous l’a dit ?

BOLINGBROKE, de même.

Mon jeune prisonnier, qui me l’a avoué à moi ! un amour mystérieux... Une personne de la cour qu’il adore en secret, et sans le lui dire... je n’ai pu en savoir davantage.

LA REINE, avec contentement.

Voilà qui est bien différent...

Se reprenant.

je veux dire, bien singulier...

En riant.

et il faudra que nous causions de tout cela.

BOLINGBROKE.

Oui, Madame !...

Vivement.

Dès ce soir, Votre Majesté aura la liste de mes nouveaux collègues, avec lesquels, dès longtemps, je me suis entendu ! L’ordonnance de dissolution...

LA REINE.

C’est bien !

BOLINGBROKE, de même.

Les préliminaires pour les conférences à ouvrir avec le marquis de Torcy.

LA REINE, de même.

À merveille !

BOLINGBROKE.

Et dès que Votre Majesté aura donné sa signature...

LA REINE.

Certainement !... Mais, ne fût-ce que pour connaître et déjouer les projets de la duchesse, ne serait-il pas prudent d’interroger Masham ?

BOLINGBROKE.

Oui, vraiment... pourvu que ce soit en secret et sans que l’on puisse s’en douter !

LA REINE.

Et pourquoi ?

BOLINGBROKE.

Parce que je réponds de lui !... parce que je ne dois le laisser communiquer avec qui que ce soit, et surtout avec des personnes de la cour... Mais ce soir, quand tout le monde se sera retiré, quand il n’y aura plus de danger d’être vu...

LA REINE.

Je comprends !...

BOLINGBROKE, remontant le théâtre, et s’approchant de la porte du fond.

Je délivrerai mon prisonnier que nous interrogerons... ou plutôt que Votre Majesté voudra bien interroger, car je n’en aurai pas le loisir...

LA REINE, avec joie.

C’est bien !... c’est bien !...

En ce moment la duchesse entr’ouvre un instant la porte à droite.

LA DUCHESSE, apercevant Bolingbroke.

Dieu ! Bolingbroke !

Elle referme vivement la porte.

LA REINE, s’arrêtant à ce bruit.

Silence !

BOLINGBROKE.

Qu’est-ce donc ?

LA REINE, montrant le cabinet à droite.

Rien... j’avais cru entendre de ce côté.

Revenant à lui gaiement.

Non... À ce soir... à bientôt.

BOLINGBROKE, s’éloignant.

Masham sera ici... avant onze heures.

Bolingbroke est sorti par la porte du fond, à gauche.

 

 

Scène VI

 

LA REINE, ABIGAÏL

 

La reine, qui vient de reconduire Bolingbroke, aperçoit, en redescendant le théâtre, Abigaïl qui entre par la porte du fond à droite.

LA REINE, allant s’asseoir sur le canapé à gauche.

Ah ! te voilà, petite ? Eh bien !... et la duchesse ?

ABIGAÏL.

Ah ! si vous saviez !

LA REINE, s’asseyant.

Viens ici près de moi !...

À Abigaïl qui hésite à s’asseoir près de la reine.

Viens donc ! Qu’a-t-elle dit ?

ABIGAÏL.

Rien ! mais la colère et l’orgueil contractaient tous ses traits...

LA REINE, souriant.

Je le crois sans peine ! car le message dont je t’ai chargée près d’elle lui désignait d’avance celle qui désormais allait la remplacer.

ABIGAÏL, étonnée.

Que dites-vous ?

LA REINE.

Oui, Abigaïl, oui, tu seras tout pour moi... ma confidente, mon amie. Oh ! ce sera ainsi ! car d’aujourd’hui je commande, je règne !... Achève ton récit... Tu crois donc que la duchesse est furieuse ?

ABIGAÏL.

J’en suis sûre ! car en descendant le grand escalier, elle a dit à la duchesse de Norfolk qui lui donnait le bras... (c’est miss Price qui l’a entendue, et miss Price est une personne en qui l’on peut avoir confiance) elle a dit : « Quand je devrais me perdre, je déshonorerai la reine !... »

LA REINE.

Ô ciel !...

ABIGAÏL.

Et puis elle a ajouté : « Il vient de m’arriver d’importantes nouvelles dont je profiterai. » Mais elles se sont éloignées, et miss Price n’a pu en entendre davantage.

LA REINE.

De quelles nouvelles voulait-elle parler ?

ABIGAÏL.

De nouvelles importantes.

LA REINE.

Qu’elle vient d’apprendre ?...

ABIGAÏL.

Peut-être des nouvelles politiques...

LA REINE.

Ou plutôt cette entrevue que nous avions projetée pour hier au soir ?

ABIGAÏL.

Où est le mal ?

LA REINE.

À coup sûr !... car hier si je désirais, et devant toi, interroger Masham, c’était pour une affaire grave et importante... pour savoir jusqu’à quel point on m’abusait... pour connaître enfin la vérité !

ABIGAÏL.

Ce qui est bien permis ! surtout à une reine !

LA REINE.

Tu crois ?

ABIGAÏL.

C’est un devoir !

Vivement.

Et puis enfin, qu’aurait-elle à dire ?... Vous ne l’avez pas vu,

À part.

grâce au ciel !

Avec satisfaction.

Et maintenant qu’il est prisonnier... c’est impossible !

LA REINE, avec embarras.

Et si cela ne l’était pas ?

ABIGAÏL, effrayée.

Que voulez-vous dire ?

LA REINE, avec joie.

Tu ne sais pas, Abigaïl : il va venir, je l’attends !

ABIGAÏL, vivement.

Vous, Madame ?

LA REINE, lui prenant la main.

Qu’as-tu donc ?

ABIGAÏL, avec émotion.

Je tremble !... j’ai peur...

LA REINE, avec reconnaissance et se levant.

Pour moi !... Rassure-toi !... aucun danger...

ABIGAÏL.

Et si la duchesse le savait dans le palais... dans votre appartement... à une pareille heure !... Mais non, Votre Majesté l’espère en vain... Masham est confié à la garde de Bolingbroke, qui ne peut, sans s’exposer lui-même, lui rendre la liberté !... et c’est impossible...

LA REINE, lui montrant la porte du fond à gauche, qui vient de s’ouvrir.

Tais-toi !... le voici...

ABIGAÏL, voulant courir vers Masham.

Ô ciel !

LA REINE, la retenant.

Ne me quitte pas.

ABIGAÏL, avec jalousie.

Oh ! non, Madame, non certainement !

 

 

Scène VII

 

MASHAM, LA REINE, ABIGAÏL

 

Masham s’avance lentement, salue respectueusement la reine, qui, avec émotion et sans lui parler, lui fait signe de la main d’avancer.

LA REINE, bas à Abigaïl.

Ferme ces portes... et reviens !

Abigaïl ferme la porte du cabinet à droite et celles du fond, et revient vivement se placer près de la reine.

MASHAM.

Lord Bolingbroke m’envoie présenter à Votre Majesté ces papiers qu’il ne pouvait, dit-il, confier qu’à moi, et qui sont de la dernière importance !...

LA REINE, avec bonté, et prenant les papiers.

C’est bien, je vous remercie !

MASHAM.

Je dois les lui reporter avec la signature de Votre Majesté.

LA REINE.

C’est vrai !... je l’oubliais !...

Elle passe près de la table à gauche et s’assied. Regardant les papiers.

Ah ! mon Dieu ! Comme en voilà !...

Elle ôte ses gants, prend une plume et signe vivement sans les lire les diverses ordonnances. Pendant ce temps, Masham s’est approché d’Abigaïl qui est de l’autre côté, à l’extrémité à droite.

MASHAM.

Eh ! mon Dieu ! miss Abigaïl, comme vous voilà pâle !

ABIGAÏL, à demi-voix, avec émotion.

Écoutez-moi, Arthur... j’ai le crédit... le pouvoir de la duchesse !

MASHAM, avec joie.

Est-il possible ?

ABIGAÏL, de même.

La faveur de la reine ! Et je suis décidée à repousser tous ces biens... à y renoncer...

MASHAM, étonné.

Et pourquoi ?

ABIGAÏL.

Pour vous !... Quelque fortune qui vous puisse arriver, en feriez-vous autant ?

MASHAM, vivement.

Pouvez-vous le demander ?

ABIGAÏL, tremblante.

Eh bien ! Arthur, vous êtes aimé d’une grande dame... la première de ce royaume...

MASHAM.

Que dites-vous ?

ABIGAÏL.

Silence !...

Lui montrant la reine qui a achevé de signer et qui s’avance vers lui.

La reine vous parle.

LA REINE.

Voici les ordonnances que Bolingbroke vous avait chargé d’apporter à notre signature...

MASHAM.

Je remercie Votre Majesté, et vais annoncer à mylord qu’il est ministre !

LA REINE.

C’est généreux à vous, car le premier usage qu’il fera du pouvoir sera sans doute de poursuivre l’adversaire de Richard Bolingbroke, son cousin.

MASHAM.

Je ne crains rien !... il sait comment ce duel s’est passé !

LA REINE.

Et puis, vous avez pour vous de hautes protections... la nôtre d’abord, et, bien mieux encore, celle de la duchesse !

Elle va s’asseoir sur le canapé à gauche du spectateur. Masham est debout devant elle, et Abigaïl debout derrière le canapé sur lequel elle s’appuie en regardant Masham.

On m’a assuré, Masham, mais vous n’en conviendrez pas, car vous êtes discret, on m’a assuré que vous l’aimiez...

MASHAM.

Moi, Madame... jamais !

LA REINE.

Et pourquoi donc vous en défendre ? la duchesse est fort belle, fort aimable, et le rang qu’elle occupe...

MASHAM.

Ah ! qu’importe le rang et la puissance... on y songe peu quand on aime.

Regardant Abigaïl qui est debout derrière la reine.

Et j’aime ailleurs.

Abigaïl fait un geste d’effroi.

LA REINE, baissant les yeux.

Ah ! c’est différent... Et celle que vous aimez est donc bien belle !

MASHAM, avec amour, et regardant Abigaïl.

Plus que je ne peux tous dire...

Se reprenant.

Je veux dire que je l’aime... que je sais heureux et fier de cet amour ; punissez-moi, Madame, si, même ici, devant vous et à vos pieds, j’ose l’avouer...

LA REINE, se levant brusquement.

Taisez-vous !... n’entendez-vous pas ?

ABIGAÏL, montrant la porte du cabinet.

On frappe à cette porte !

MASHAM, montrant les portes du fond.

Ainsi qu’à celles-ci !

ABIGAÏL.

Et ce bruit au dehors !... les appartements se remplissent de monde.

LA REINE.

Comment fuir maintenant ?...

À part, avec effroi.

et cette phrase de la duchesse !

Haut.

Et si on le voit ici...

ABIGAÏL.

Là, sur ce balcon...

Masham s’élance sur le balcon à gauche ; Abigaïl referme la fenêtre.

LA REINE.

C’est bien... va leur ouvrir.

ABIGAÏL.

Oui, Madame... mais du calme... du sang-froid.

LA REINE.

Oh ! j’en mourrai.

Abigaïl va ouvrir les portes du fond.

 

 

Scène VIII

 

LA REINE, MASHAM, ABIGAÏL, LA DUCHESSE DE MARLBOROUG, et PLUSIEURS SEIGNEURS, OLINGBROKE, entrant après eux

 

Abigaïl va ouvrir la porte à droite, d’où sortent plusieurs demoiselles d’honneur.

LA REINE.

Qui ose ainsi, à cette heure... dans mes appartements... Ciel ! la duchesse... Une pareille audace !...

LA DUCHESSE, regardait autour d’elle dans l’appartement.

Me sera pardonnée par Votre Majesté, car il s’agit d’importantes nouvelles... d’où dépend le salut de l’État !

LA REINE, avec impatience.

Lesquelles ?

LA DUCHESSE, examinant toujours l’appartement.

Des nouvelles qui mettent en rumeur... et citent toute la ville...

À part, et regardant le balcon.

Il ne peut être que là.

Haut.

Lord Marlborough m’apprend que l’armée française vient d’attaquer à Denain les lignes du prince Eugène, et a remporté une victoire. complète.

BOLINGBROKE, froidement.

C’est vrai !

LA DUCHESSE, courant à la fenêtre. Abigaïl fait quelques pas pour la retenir, et se trouve ainsi placée entre la duchesse et la reine.

Tenez... entendez-vous les cris furieux de ce peuple ?

BOLINGBROKE.

Qui demande la paix !

LA DUCHESSE, qui vient d’ouvrir la fenêtre, et poussant un cri.

Ah ! Monsieur Masham dans l’appartement de la reine !

LA REINE, à part, et voyant paraître Masham.

C’est fait de moi !

ABIGAÏL, bas à la reine.

Non, je l’espère !...

Tombant à ses genoux.

Grâce, Madame !... grâce !... c’est moi qui à votre insu... l’avais reçu cette nuit...

LA DUCHESSE, avec colère.

Quelle audace !... Vous osez soutenir...

ABIGAÏL, baissant les yeux.

La vérité !

MASHAM, s’inclinant.

Que Sa Majesté nous punisse tous deux !

LA REINE, bas à Bolingbroke.

Bolingbroke, sauvez-nous !

BOLINGBROKE s’avançant vers les seigneurs de la cour qui sont dans le fond, et prenant le milieu du théâtre.

Permettez !.. J’ai à vous dire...

LA DUCHESSE, s’adressant à Bolingbroke.

Et moi, je demanderai à Mylord comment un prisonnier confié à sa garde est libre en ce moment, et par quel motif ?

BOLINGBROKE, se tournant vers l’assemblée.

Un motif auquel vous auriez tous cédé comme moi, Mylords ! M. Masham m’a demandé, sur sa parole et sur son honneur de gentilhomme, la permission de faire ses adieux à Abigaïl Churchill... sa femme...

LA REINE et LA DUCHESSE, poussant un cri.

Ô ciel !...

LA REINE, avec agitation.

Messieurs !... Messieurs !...

Leur faisant signe de s’éloigner.

Un instant, je vous prie !...

Ils s’éloignent tous de quelques pas ; la reine reste seule sur le devant du théâtre avec Bolingbroke.

LA REINE, à demi-voix.

Ah ! qu’avez-vous fait ?...

BOLINGBROKE, de même.

Vous m’avez dit de vous sauver...

À la reine qui ne peut cacher son émotion.

Allons, ma souveraine... et puis, fallait-il laisser déshonorer cette jeune fille qui venait de se dévouer pour Votre Majesté ?

LA REINE, avec courage, et comme ayant pris sa résolution.

Non !...

À demi-voix.

Dites-leur d’approcher.

Bolingbroke fait un signe ; Abigaïl et Masham, qui s’étaient tenus à l’écart, s’avancent timidement.

LA REINE, avec émotion et à voix basse, à Abigaïl.

Abigaïl... ce que vous venez d’entendre... il faut que cela soit... ne le démentez pas... Encore cette preuve de dévouement... et ma reconnaissance, mon amitié vous sont à jamais acquises...

ABIGAÏL, à la reine, avec épanchement.

Ah ! Madame... si vous saviez...

BOLINGBROKE, lui coupant la parole.

Silence !...

Il fait signe à Masham qui, à son tour, s’avance près de la reine.

LA REINE.

Quant à vous, Masham...

BOLINGBROKE, bas, à Masham.

Refusez !

LA REINE.

Je sais que d’autres idées, peut-être... mais par le dévouement que vous lui portez... votre reine vous le demande...

MASHAM.

Moi, Madame...

LA REINE.

Elle vous l’ordonne !

Tous deux s’inclinent et passent à droite du théâtre.

LA REINE, s’adressant aux personnes de la cour, et prenant le milieu du théâtre.

Mylords et Messieurs, les graves événements que madame la duchesse vient de nous apprendre vont hâter des mesures que nous méditions depuis longtemps. Sir Harley, comte d’Oxford, et lord Bolingbroke, mes nouveaux ministres, vous expliqueront demain nos intentions... Nous rappelons mylord duc de Marlborough dont le talent et les services deviennent désormais inutiles ; et, décidée à une paix honorable, nous entendons que, dans le plus bref délai, les conférences s’ouvrent à Utrecht, entre nos plénipotentiaires et ceux de la France.

BOLINGBROKE, qui est placé à droite entre Masham et Abigaïl, bas à Abigaïl.

Eh bien, Abigaïl, mon système n’a-t-il pas raison ? Lord Marlborough renversé... l’Europe pacifiée...

MASHAM, lui remettant les papiers que la reine a signés.

Bolingbroke ministre !

BOLINGBROKE.

Et tout cela, grâce à un verre d’eau ! 

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