L’Ambitieux (Eugène SCRIBE)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 27 novembre 1834.

 

Personnages

 

GEORGE II, roi d’Angleterre

ROBERT WALPOLE, son premier ministre

HENRI SHORTER, son neveu

NEUBOROUG, vieux médecin

MARGUERITE, fille de Neuboroug

CÉCILE, fille du comte de Sunderland, lectrice de la reine

UN SOLLICITEUR

UN HUISSIER DE LA CHAMBRE DU ROI,

UN VALET

DOMESTIQUE DE NEUBOROUG

LORDS

SEIGNEURS DE LA COUR

OFFICIERS SUPÉRIEURS

SOLDATS

COURTISANS

 

En 1733. Chez Neuboroug, au premier acte. Au château de Windsor aux actes suivants.

 

 

ACTE I

 

Le cabinet de Neuboroug. Porte au fond. Deux portes et deux croisées latérales. Une table couverte de livres et de cartons.

 

 

Scène première

 

NEUBOROUG, MARGUERITE

 

NEUBOROUG, assis près d’une table à gauche du spectateur.

La maudite ville que la ville de Londres pour les gens qui travaillent, pour les médecins qui n’aiment pas le bruit ! Ferme cette croisée.

MARGUERITE, fermant la croisée.

Oui, mon père. C’est au bout du faubourg, sur la grande place que se tiennent les hustings.

NEUBOROUG.

Aussi, c’est un tapage !...

MARGUERITE.

Je voudrais bien savoir qui sera nommé député.

NEUBOROUG.

Qu’est-ce que cela te fait ?

MARGUERITE.

Rien !... mais on tient à avoir des nouvelles.

NEUBOROUG.

Nous n’en manquerons pas ! En Angleterre, vois-tu bien, les médecins sont toujours très occupés au moment des élections, et il nous arrivera, d’ici à ce soir, quelques côtes enfoncées ou quelques têtes cassées.

MARGUERITE.

Ah ! mon Dieu !

NEUBOROUG.

La liberté des suffrages !...

Lui montrant une chaise près de lui.

Viens te remettre là, à côté de moi.

MARGUERITE, montrant un livre qui est sur la table.

Pour vous lire vos nouvelles épreuves ?

NEUBOROUG.

Non, non... Tu cherches à détourner la conversation que nous avions commencée, et moi je tiens à la reprendre. Pourquoi ne veux-tu pas pour mari de sir Thomas Kinston, notre cousin ?

MARGUERITE.

Parce qu’il est bien jeune... qu’il n’a pas de place, pas d’état.

NEUBOROUG.

Il est avocat !

MARGUERITE.

Bien discret, car il ne parle jamais.

NEUBOROUG, avec embarras.

Il ne parle jamais... au palais, c’est vrai ; mais il parle ailleurs, il parle beaucoup ; il est de l’opposition.

MARGUERITE.

Ce n’est pas le moyen d’avoir des places.

NEUBOROUG.

Quelquefois... Mais enfin, s’il en avait une, s’il avait quelques milliers de livres sterling à l’offrir, qu’est-ce que tu dirais ?

MARGUERITE.

Je dirais que j’aime mieux rester fille.

NEUBOROUG.

Maintenant ?

MARGUERITE.

Toujours ! Qu’y a-t-il là d’effrayant ? Quel mari m’offrirait le bonheur que je trouve auprès de vous ? Jamais de chagrins, d’inquiétudes... Vous seul ici en avez, et c’est toujours pour moi ; et puis, il n’y a pas au monde de père ni meilleur, ni plus obéissant... Vous faites tout ce que je veux !

Ils se lèvent.

NEUBOROUG.

Pas toujours... et je ne puis m’habituer à cette idée que tu as de rester fille !... Toi une vieille fille !... J’ai si souvent rêvé à ton mariage qui m’occupe sans cesse, à ce gendre que je n’ai pas encore trouvé et que j’aime déjà, à mes petits-enfants à qui je serais si heureux d’obéir aussi... sans te faire de tort cependant... Et puis, Marguerite, à ton âge, on ne réfléchit guère, et tu n’as jamais pensé que nous n’étions pas riches, que même nous sommes pauvres !

MARGUERITE.

Et en quoi donc ? Que nous manque-t-il dans notre ménage ? qu’avons-nous à désirer ?

NEUBOROUG.

Pour moi, je n’ai pas d’ambition, tu le sais bien ; mais j’en ai pour toi. Tous ceux avec qui j’ai été élevé, tous mes camarades de l’université de Cambridge, ont fait fortune dans le monde ; ce sont maintenant de riches négociants, des lords, des généraux, des ministres ; moi, je suis resté médecin dans la petite ville où était né mon père ; j’ai vieilli au milieu de ses habitants, ne leur servant pas à grand’chose, si ce n’est à les faire vivre le plus longtemps possible, jusqu’au moment où tu es devenue grande, où il a fallu s’occuper de ton éducation ; alors, et depuis cinq ans, je suis venu m’établir à Londres, dans ce quartier retiré où je me suis fait une petite clientèle... dans les étages élevés : des ouvriers, des étudiants, de pauvres officiers... des braves gens qui ont été mes malades et qui sont restés mes amis... car, vois-tu, le cinquième étage, ça aime bien, mais ça paye mal ; ce qui fait, mon enfant, que pour t’amasser une dot, il a fallu recourir à ma plume et composer, de temps en temps, quelques brochures politiques qui, Dieu merci ! se vendent assez bien : mais si d’un jour à l’autre j’allais rejoindre ta pauvre mère, si je venais à mourir...

MARGUERITE, lui mettant la main sur la bouche.

Ah !... voilà ce à quoi je n’avais jamais pensé.

D’un air fâché.

Et pourquoi me dites-vous cela ?

NEUBOROUG.

Marguerite !

MARGUERITE, pleurant.

C’est la première fois que vous me faites du chagrin, et jamais je ne vous ai vu si méchant... songer à mourir maintenant !...

NEUBOROUG, cherchant à l’apaiser.

Eh bien !... Non... non, ne me gronde pas... je ne mourrai pas !...

MARGUERITE.

À la bonne heure !... Qu’est-ce que c’est donc que des idées pareilles ?

NEUBOROUG.

C’est ta faute aussi !... Malgré moi je me laisse aller par fois à la tristesse...

MARGUERITE.

Quand donc ?

NEUBOROUG.

Quand je te vois triste. Tu l’étais dernièrement, et je me disais : Qui peut la tourmenter ? ce n’est pas moi ; il y a donc quelque secret qu’elle me cache, quelque peine de cœur ?

MARGUERITE.

Moi !...

NEUBOROUG.

Dame ! à ton âge, ce serait tout naturel !... tu ferais bien d’en avoir, mon enfant, tu aurais raison ; mais, dans ce cas-là, il faudrait me le dire... car je ne pourrais pas le deviner.

MARGUERITE.

Oh ! certainement, je vous le dirais, si cela venait, et si j’étais bien sûre... mais vraiment, mon père, je ne crois pas.

NEUBOROUG.

Je me suis donc trompé ?

MARGUERITE.

Sans doute.

NEUBOROUG, froidement.

Tu ne m’étonnes pas : nous autres médecins, cela nous arrive souvent. Ainsi, pour ce pauvre Thomas Kinston, le résultat de notre conférence est que...

MARGUERITE, d’un air caressant.

Il ne faut plus y penser.

NEUBOROUG, avec bonhomie.

À la bonne heure ! n’y pensons plus. Et qu’est-ce que je lui dirai en le refusant ?...

MARGUERITE.

Tout ce que vous voudrez.

Entre un domestique qui apporte, sur un plateau, tout ce qu’il faut pour le thé.

NEUBOROUG.

Je vois que là-dessus tu ne me contraries pas... Si au moins j’avais pu adoucir mon refus par quelque bonne nouvelle, si j’avais assez de crédit pour l’aider à obtenir cette place qu’il sollicite...

MARGUERITE, approchant la table à gauche et faisant le thé.

Si vous le vouliez, cela vous serait bien facile...

NEUBOROUG.

Comment cela ?

MARGUERITE.

Un seul mot de vous à votre ancien camarade de collège, à Robert Walpole.

NEUBOROUG.

Au premier ministre ? Jamais !

MARGUERITE, s’asseyant auprès de la table.

Et pourquoi donc ? Votre père, le docteur Neuboroug, n’a-t-il pas été son précepteur ? N’avez-vous pas été élevés ensemble à Cambridge ? N’étiez-vous pas amis intimes ?

NEUBOROUG, s’asseyant de l’autre côté de la table.

Oui, autrefois... lorsque lui, simple étudiant en théologie, et moi étudiant en médecine, nous faisions bourse commune ; mais depuis...

MARGUERITE.

Depuis ?... Quelle injustice ! Vous n’habitiez pas alors la capitale, vous étiez loin de lui, et cependant, dans les commencements de son élévation, il vous écrivait bien souvent.

NEUBOROUG.

Je ne dis pas non ; mais il me semble à moi que ma plume ne restait pas oisive... et le seul écrit qui s’éleva alors pour le défendre, ces lettres qu’ils ont attribuées depuis à Congreve et à Addisson, ces Lettres Irlandaises dont personne, pas même Walpole, n’a jamais connu l’auteur, de qui étaient-elles ? De moi !... Car alors, en butte à la rage de tous les partis, tout le monde l’attaquait ; et il luttait seul, en homme de mérite et de cœur, en grand homme... il l’était alors ; je puis en convenir, il était malheureux, on pouvait l’aimer ! Mais, quand il a vu ses ennemis renversés, quand il s’est vu maître du pouvoir, ou plutôt, souverain absolu des trois royaumes... a-t-il trouvé un souvenir pour son vieux camarade ?... ne m’a-t-il pas oublié depuis longtemps, moi qui ne voulais de lui ni place, ni honneurs, ni pensions... moi qui ne demandais rien au ministre... rien que mon ami !... et le ministre me l’a enlevé : voilà ce que je ne lui pardonnerai jamais.

MARGUERITE.

Oui... il y a, de sa part, de la négligence, de l’oubli peut-être !... Mais n’y a-t-il pas aussi un peu de votre faute ?... Depuis cinq ans que vous êtes à Londres, pourquoi n’avez-vous pas fait auprès de lui la moindre démarche ?

NEUBOROUG.

Pourquoi ?... parce qu’il est riche et que je suis pauvre ! parce qu’il est grand seigneur et que je ne suis rien... C’était à lui de faire les premiers pas, c’était à lui de venir à moi... à sa place, du moins, je n’y aurais pas manqué ; j’aurais quitté mon palais, je serais accouru, à pied, chez mon ami, pour lui tendre la main et l’embrasser ; cela aurait mieux valu que de me faire nommer médecin du roi !... Mais Walpole maintenant ne comprendrait plus cela ; car vois-tu, mon enfant, Walpole est un ambitieux, et l’ambition dessèche le cœur. Ainsi, ne m’en parle plus, et restons comme nous sommes ; je ne lui demanderai jamais rien, il ne le mérite pas... Prenons le thé, il doit être fait.

MARGUERITE.

Vous pouvez avoir raison !... mais il y a peut-être auprès de lui des gens qui le valent, qui sont dignes de votre amitié, et je suis bien sûre que si vous vous adressiez à lord Henri Shorter, son neveu...

NEUBOROUG, prenant le thé.

Celui-là... c’est différent... c’est un brave jeune homme, ce n’est pas un ingrat.

MARGUERITE, de même.

Oh ! non, et si vous l’entendiez parler de vos talents et des soins que vous lui avez prodigués...

NEUBOROUG.

Un beau mérite !... Un coup de feu, une jambe fracassée, tous mes confrères l’auraient guéri, encore mieux et plus promptement que moi. Mais ce qu’il n’aurait peut-être pas trouvé chez eux, ç’aurait été une garde-malade aussi jolie... et surtout aussi attentive...

MARGUERITE.

Le moyen de ne pas s’intéresser à ce pauvre jeune homme qui souffrait tant et qui avait tant de courage ?... Mais comme j’ai eu peur ce jour où, à cinq heures du matin, on frappait à notre porte ! – Mamzelle, mamzelle... deux officiers qui se sont battus hors de la ville et sous les murs de votre jardin ! En voilà un qu’on apporte... Et je vois lord Henri tout pâle et tout sanglant...

NEUBOROUG.

Que veux-tu ?... ces diables de jeunes gens sont tous de même... Je ne l’ai jamais interrogé sur la cause de ce combat... mais j’ai facilement deviné que quelque intrigue, quelque amourette...

MARGUERITE.

Des intrigues, des amourettes... quelle indignité ! Lord Henri, des amourettes ! il en est incapable, j’en suis bien sûre, car il m’a tout raconté, et quoique ce soit un secret...

NEUBOROUG.

En vérité, il t’aurait confié...

MARGUERITE.

Pourquoi pas ?... Vous lui aviez bien défendu de marcher, mais non pas de parler ; et, pendant trois mois qu’il est resté ici...

NEUBOROUG.

Vous avez eu le temps de causer...

MARGUERITE.

Tous les jours... Il faut bien tâcher de distraire un malade.

NEUBOROUG.

C’est juste : dans notre vieille Angleterre, nous sommes moins défiants que nos voisins du continent, et nous laissons à nos jeunes filles une liberté dont elles n’abusent jamais.

MARGUERITE.

Soyez tranquille ! Et si vous saviez combien il y a en lui de franchise et de loyauté, comme il est simple et modeste pour un grand seigneur, comme il chérit son pays et surtout comme il aime son oncle !... car c’est pour lui qu’il s’est battu... oui, mon père : il était dans le Northumberland, où il avait un commandement supérieur, lorsqu’il lit, dans les papiers publics, qu’au sortir d’une séance du parlement, un colonel... lord un tel... je ne sais plus les noms, avait insulté le premier ministre Robert Walpole, un vieillard. Il part, sans rien dire, sans prévenir son oncle... il arrive de grand matin chez le lord en question, et lui dit d’un ton ferme : Monsieur... enfin je ne sais pas ce qu’il lui dit ; mais c’était très bien : et la preuve, c’est qu’ils se sont battus, c’est que lord Henri a été blessé, qu’il n’a parlé de ce duel à personne, parce que, si on l’avait su, le roi aurait destitué son adversaire, et que celui-ci, touché de tant de générosité, a été trouver le ministre et lui a fait des excuses. Voilà la vérité ; et on vient dire après cela qu’il a des intrigues, des amourettes !

Se levant.

Mon Dieu, mon papa, je ne vous accuse pas, vous l’avez dit sans intention... mais d’autres peuvent le répéter ; voilà comment les mauvais bruits se répandent, et comment on calomnie toujours les jeunes gens !

NEUBOROUG, se levant aussi.

Réparation d’honneur ! Mais tais-toi ; n’entends-tu pas un carrosse qui s’arrête à notre porte ?...

MARGUERITE.

C’est lui !... c’est lord Henri !

NEUBOROUG.

Qui te l’a dit ?...

MARGUERITE.

Ce n’est pas difficile à deviner... Nous n’avons pas tant de clients à voiture ; il est le seul. Allons, mon père, n’ayez pas peur, demandez-lui hardiment une place pour sir Thomas, notre cousin, afin que, comme Walpole, il soit heureux et ne pense plus à moi.

NEUBOROUG.

J’ai déjà essayé... mais dès qu’il s’agit de solliciter, j’ai un air si gauche !... Il serait plus convenable peut-être que cela vînt de toi.

MARGUERITE.

Vous croyez ?...

NEUBOROUG.

C’est-à-dire...

MARGUERITE.

Bien volontiers... moi, ça ne me coûte rien... Le voici !

 

 

Scène II

 

MARGUERITE, HENRI, NEUBOROUG

 

NEUBOROUG.

Déjà !... Il n’a pas été trop longtemps à monter...

HENRI.

Grâce à vous, mon cher docteur, qui m’avez remis sur pied...

NEUBOROUG.

Cela va donc bien ?

HENRI.

À merveille ! et demain au bal de la cour, où la reine Caroline vient de m’inviter... j’espère bien danser.

MARGUERITE.

C’est très imprudent.

HENRI.

Ce que j’en ferai n’est pas pour moi, miss Marguerite, je n’y tiens pas ; mais c’est pour faire honneur à votre père, à qui je dois tant et qui est un terrible homme ; car avec lui on ne sait jamais comment s’acquitter... Aussi, mon cher docteur, je viens à tout hasard, et sans savoir si cela vous fera grand plaisir, vous annoncer des nouvelles que l’on vient de m’apprendre : votre jeune cousin l’avocat, sir Thomas Kinston, quoique peu partisan du ministère, à ce qu’on dit, vient d’être nommé, près de la cour de justice, premier conseiller du roi.

NEUBOROUG.

Il serait possible !

MARGUERITE.

C’est à vous que nous le devons.

HENRI, souriant.

Du tout...

NEUBOROUG.

Si vraiment : vous m’avez deviné...

MARGUERITE.

Oui, milord ; cette place qui nous est si généreusement accordée, je m’étais chargée de vous la demander...

HENRI.

Vraiment ?

MARGUERITE.

J’allais vous présenter ma pétition.

HENRI, souriant.

Alors, miss Marguerite, c’est une pétition que vous me devez ; car celle-là ne compte pas, ou plutôt vous n’aurez bientôt plus besoin de mon crédit... voilà votre père sur la route des honneurs.

NEUBOROUG.

Que voulez-vous dire ?

HENRI.

Que j’ai eu de la peine à arriver jusqu’ici, tant était grande la foule qui entoure les hustings ; et, de tous les côtés, dans ce faubourg, j’entendais retentir le nom du docteur Neuboroug.

NEUBOROUG.

Moi... qui n’y songe même pas...

MARGUERITE, à Henri.

Taisez-vous donc !

NEUBOROUG.

Quoi !... qu’y a-t-il ? qu’est-ce que cela signifie ?

MARGUERITE.

Que d’autres y songent pour vous !... que mon cousin sir Thomas Kinston et ses amis de l’opposition avaient depuis longtemps le désir de vous porter à la Chambre des communes... et moi je leur disais : N’en parlez pas à mon père, car il refusera.

NEUBOROUG.

Certainement !

MARGUERITE.

Et il paraît alors qu’en votre nom, et sans vous en prévenir...

NEUBOROUG.

Quelle folie !... aller me choisir... pour m’opposer au candidat ministériel... moi qui n’ai aucune chance...

MARGUERITE.

C’est ce qui vous trompe ; tous les pauvres gens de ce quartier sont vos clients, vous les traitez gratis...

HENRI.

Et ils vous payent par leurs votes... Jamais élection ne fut plus naturelle et plus juste !... Mais je ne savais pas, docteur, que vous fussiez médecin de l’opposition.

MARGUERITE, d’un ton de reproche.

Du tout ; médecin du ministère... vous le savez bien.

NEUBOROUG, avec douceur.

Médecin de tout le monde, mes amis ; la médecine est comme la religion... elle n’est d’aucune opinion... elle est du parti de ceux qui disent : Je souffre !... C’est à ceux-là seulement que je me dois ; et, quelque flatteurs que soient les suffrages de mes concitoyens, quand même ils se réuniraient sur moi, ce que je ne crois pas...

MARGUERITE.

Vous refuseriez ?

NEUBOROUG.

Sans hésiter. Me crois-tu assez ennemi de mon repos et de mon bonheur pour accepter de pareilles fonctions ? Dans mon état de docteur, je suis estimé, considéré... je ne m’en tire pas trop mal... À la Chambre, ce ne serait plus cela. Il faut qu’un député ait du talent, de l’esprit argent comptant.

MARGUERITE.

Bah !... souvent la Chambre fait crédit !

NEUBOROUG.

Et moi je n’en veux pas ! Docteur, je peux impunément être l’ami de tout le monde ; député, il faudra me prononcer, prendre une couleur politique, et tous les gens qui crient : Liberté de conscience ! tomberont sur moi, dès que je ne serai plus de leur avis ; bafoué par eux, tourné en ridicule, je n’aurai plus ni mérite, ni probité ; je n’aurai plus même de talent comme médecin ! Et en revanche, qu’y aurai-je gagné ? d’être appelé : L’honorable membre... moi que vingt journaux déshonoreront chaque jour !... Et pendant que je serai à la Chambre, que deviendront mes malades ? que deviendra ma fille ?... qui songera à sa dot, et qu’y aurai-je ajouté ? la gloire d’avoir représenté un faubourg de Londres !... Votre serviteur !... La gloire est une belle chose... le bonheur vaut mieux, et je reste chez moi !

HENRI, souriant.

Vous parlez là, mon cher docteur, comme un publiciste fort original, que je lisais ce matin, et qui, sous le voile de l’anonyme, fait grand bruit en ce moment, l’auteur des Lettres Irlandaises, qui, depuis un an, a reparu dans la carrière politique.

MARGUERITE, vivement.

Vraiment ?

HENRI.

L’ouvrage le plus remarquable que l’on ait publié depuis longtemps, et dans lequel, sous l’air simple et bonhomme d’un fermier irlandais, l’auteur se moque fort spirituellement de toutes les opinions ; mais lui n’en a aucune ! il se tient comme vous à distance ! il se fait gloire de n’être rien !... Si tout le monde parlait ainsi, mon chier docteur, que deviendrait le pays ?... qui réclamerait ses droits ? qui défendrait sa liberté ?...

NEUBOROUG.

Craignez-vous que les places ne restent vacantes ? et croyez-vous qu’il manquera jamais d’ambitieux ? Demandez à votre oncle... demandez à Walpole !

MARGUERITE, voulant le faire taire.

Mon père !

HENRI, avec fierté.

Walpole ! quelles que soient les calomnies auxquelles il est en butte, Walpole a, depuis trente ans, bien servi l’Angleterre... Je ne défends pas ici un parent que je regarder comme mon second père, je ne parle pas de l’homme privé, il me serait trop facile de prouver les vertus qui honorent sa vie intérieure ; mais je parle de l’homme d’État, du ministre. N’a-t-il pas, sous deux règnes, et d’une main inébranlable tenu le gouvernail, maintenu les partis, comprimé les factions ? Et si vous ne lui tenez aucun compte de la paix dont nous jouissons depuis vingt ans, de l’industrie qu’il a ranimée, de nos pavillons qui flottent sur toutes les mers, de la dette nationale qu’il a éteinte... vous conviendrez du moins, vous, qui tout à l’heure trembliez à l’idée seule de nos orages parlementaires, qu’il y a quelque courage à ne reculer devant aucun danger, aucune haine, à braver l’injure et la calomnie, et à se dire, en pensant au jour de la justice : J’attendrai !

NEUBOROUG.

C’est-à-dire que son impopularité, que la haine qu’on lui porte, que les reproches qu’on lui adresse, tout cela est un mérite de plus à vos yeux, et que, quoi qu’il fasse, vous le défendez d’avance...

HENRI.

Je n’ai pas dit cela ! Hier encore, et ce n’est pas la première fois, j’ai parlé contre lui à la Chambre des lords, j’ai voté contre son bill.

MARGUERITE.

Vous ! parler contre Walpole !

HENRI.

Contre lui... contre le monde entier, si ma conscience et mon opinion me le conseillent.

NEUBOROUG.

Me suis-je donc trompé ! Et quel est votre parti ? êtes-vous whig ou tory ?... êtes-vous pour le peuple ou pour la cour ?

HENRI.

Je suis pour l’Angleterre ; je suis de ceux qui disent : La patrie avant tout ! Dans un gouvernement tel que le nôtre, il n’est pas donné à tout le monde, je le sais, de briller à la tribune ou de se distinguer par ses écrits ; mais tout le monde peut être bon citoyen et en remplir les devoirs. C’est à ce seul mérite que se borne mon ambition. Je ne courtise ni la puissance royale, ni la faveur populaire ; fidèle à ma patrie et à ses lois que j’ai jurées, je les défendrai contre quiconque voudrait y porter atteinte ; et que l’outrage vienne d’en-haut ou d’en-bas, qu’il parte du palais Saint-James ou des faubourgs de Londres, que celui qui veut nous opprimer se nomme roi ou se nomme peuple, je me lève contre lui ; car, avant tout, mon pays et sa liberté !

NEUBOROUG.

Touchez là ! je suis désormais de votre parti...

HENRI.

Et alors, vous acceptez ?...

NEUBOROUG.

Non... non, pour d’autres raisons encore... car, sur ce terrain-là, voyez-vous, il faudrait se retrouver en présence de Walpole, et, ami ou ennemi... je ne veux plus le voir... je l’ai juré !

HENRI.

Il est moins fier que vous... L’autre jour, en lui demandant cette place pour sir Thomas Kinston... il a bien fallu lui dire que c’était votre cousin... et, à votre nom, il a tressailli comme un homme qui sort d’un long sommeil... « Mon vieux camarade Neuboroug, s’est-il écrié... il vient d’arriver, il est à Londres ? – Oui, mon oncle, depuis cinq ans. – Pas possible !... Je sais bien, a-t-il ajouté, qu’il y est venu à peu près à cette époque-là... à telles enseignes, qu’il y avait alors une place vacante... » En achevant ces mots, il sonne vivement son secrétaire : « Ne vous ai-je pas désigné, il y a longtemps, comme recteur à l’université d’Oxford, Williams Neuboroug, mon ami d’enfance ? – Oui, milord ; votre intention était en effet... mais la place a été donnée à votre ennemi mortel lord Stanhope... » À ce mot, Walpole a rougi... ses nerfs se sont contractés... et, me prenant la main, il m’a dit à voix basse et d’un air honteux : « C’est vrai, je me le rappelle maintenant... J’avais alors besoin, pour faire passer un bill, de cinq ou six voix à la Chambre... Stanhope est venu ce jour-là... me les a offertes à ce prix... je ne pensais qu’à mon bill, je n’ai plus pensé à Neuboroug ; et depuis, je l’avoue, tant d’événements se sont succédé, que celui-là est tout à fait sorti de ma mémoire... »

NEUBOROUG.

Croyez donc à l’amitié d’un ministre ! Pour cinq voix sacrifier un ami !... Mais pour dix il le ferait pendre !

HENRI.

Attendez... je n’ai pas fini !... Je lui ai raconté alors ce que je lui avais caché jusque-là, sur mon duel, ma blessure, les soins que vous m’avez prodigués... Il était ému, des larmes roulaient dans ses yeux...

NEUBOROUG.

Il a pleuré, lui, Robert Walpole ?...

MARGUERITE.

Puisque milord le dit !

HENRI.

Et quand je lui ai parlé de vos talents... il s’est écrié : « Cela ne m’étonne pas... Sais-tu que, sous son air modeste, Neuboroug est le médecin le plus instruit de l’Angleterre, que c’est le seul au monde en qui j’aurais une aveugle confiance !... »

MARGUERITE, avec joie.

Le ministre a dit cela !...

NEUBOROUG, avec ironie.

Il est bien bon !...

HENRI.

Puis il s’est promené d’un air agité... il est revenu à moi, m’a pris les mains, et m’a dit : « Mon ancien ami doit m’en vouloir... N’importe ! Henri, arrange cela... amène-le-moi... je veux le voir... il faut que je le voie... »

MARGUERITE.

Est-il possible !...

HENRI.

Et vous ne voudrez pas me faire échouer dans ma négociation ?

NEUBOROUG.

Si vraiment !

MARGUERITE, avec crainte.

Vous n’irez pas ?

NEUBOROUG.

Plutôt mourir ! Croit-il qu’un mot de lui suffise pour tout réparer ?... Savez-vous à quelle époque remonte sa dernière lettre ?... à dix ans ! Oui, milord, pendant dix ans on oublie un ami ; les grandeurs qui vous enivrent ne vous laissent pas le temps de lui donner un souvenir ; et puis un beau jour, le hasard, une idée, un caprice, le ramènent à vous, et il faut qu’on revienne à lui ? Non, morbleu ! Mon amitié perdue ne se rend pas ainsi ; elle n’obéit pas à une ordonnance ministérielle ; et, parce que, dans son administration vénale, rien ne résiste à ses séductions, espère-t-il aussi me gagner comme les autres ? Il se trompe !... Je ne me laisse pas séduire, moi !... je ne suis pas du parlement ; je suis libre, je suis mon maître ; j’ai le droit de repousser un ingrat, et je le verrais à mes pieds que mon cœur et mes bras se fermeraient pour lui...

MARGUERITE.

Ah ! mon père, ne dites pas cela !

NEUBOROUG.

Je le dis... et je le jure !

 

 

Scène III

 

MARGUERITE, HENRI, NEUBOROUG, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

On demande à parler à monsieur...

NEUBOROUG, avec impatience.

C’est bien le moment ! Et qui cela ?

LE DOMESTIQUE.

Un homme qui est venu à pied... un étranger que je n’ai pas encore vu ici, et qui est là dans l’antichambre.

NEUBOROUG.

A-t-il dit son nom ?

LE DOMESTIQUE.

Il vient de l’écrire.

Lui donnant un papier.

NEUBOROUG, regardant le papier.

Sir Robert ! Ô ciel !... cette signature, c’est la sienne !

Passant près de Marguerite.

C’est lui... c’est Walpole...

MARGUERITE.

Que dites-vous ?

NEUBOROUG.

Il est là...

MARGUERITE.

Le ministre ?...

HENRI, froidement.

Non pas le ministre... mais Robert votre ami... Il n’a pas pris d’autre titre, vous le voyez.

NEUBOROUG.

Et venir ainsi, à l’improviste... sans qu’on ait le temps de se préparer et de se mettre en colère !...

MARGUERITE.

Mais il est là, qui attend !

NEUBOROUG, avec impatience.

Je le sais bien, ma fille... Lord Henri... Voyons, mes amis, qu’est-ce que vous me conseillez ? qu’est-ce qu’il faut faire ?

HENRI.

Je n’en sais rien... mais je sais que Walpole, si vous étiez chez lui, ne vous ferait pas faire antichambre.

NEUBOROUG.

Eh bien, qu’il entre donc !... Qu’il entre, ce traître, cet ingrat...

Apercevant Walpole, qui entre en lui tendant les bras.

Robert !

WALPOLE.

Williams !

Ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre.

 

 

Scène IV

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, WALPOLE, HENRI

 

NEUBOROUG, cherchant à se dégager des bras de Walpole.

Ah ! c’est malgré moi... Je n’ai pas été maître de mon premier mouvement ! Mais je ne pardonne pas... Je t’en veux toujours...

MARGUERITE.

Mon père !... vous vous vantez !

NEUBOROUG.

Non, mademoiselle !...

WALPOLE.

Et moi, j’en suis sûr... Du reste, je sais le moyen de le désarmer... Williams, j’ai besoin de toi.

NEUBOROUG.

Que dis-tu ?

WALPOLE.

J’ai un important service à te demander...

NEUBOROUG.

Et tu es venu à moi ?

WALPOLE.

Sans hésiter... et sans rougir !

NEUBOROUG, avec sentiment.

Tu es donc encore mon ami ?...

WALPOLE, lentement et le regardant.

Pour toi du moins, je crois que c’en est une preuve...

NEUBOROUG, lui serrant les mains.

Et tu as raison... tu as bien fait... Tout est oublié... Tu as besoin de moi ?...

Avec chaleur.

Voyons, Robert, dis-moi ce que tu veux ; parle vite... dépêche-toi... il me tarde de me venger !...

WALPOLE.

Rien ne presse... nous avons le temps de causer... car je viens passer la soirée avec toi, et te demander à souper.

NEUBOROUG, hors de lui.

À souper !... est-il possible !... un trait comme celui-là !...

Avec attendrissement.

Je pardonne... je pardonne tout... j’ai retrouvé mon ami... Ma fille... tu l’entends ?... C’est lord Walpole... c’est le premier ministre de l’Angleterre qui vient nous demander à souper...

WALPOLE.

Eh ! non... c’est ton vieux camarade.

NEUBOROUG.

C’est ce que je voulais dire.

WALPOLE.

Entre nous... en petit comité... rien que des amis.

NEUBOROUG.

Tu as raison... cela te changera...

WALPOLE.

Et surtout sans cérémonie, sans façons...

NEUBOROUG.

Certainement.

À Marguerite.

Passe chez le fournisseur de la cour.

MARGUERITE.

Y pensez-vous ? il va se croire chez lui !

NEUBOROUG.

C’est juste... Eh bien ! notre ordinaire... tu comprends... notre ordinaire des grands jours...

MARGUERITE.

Oui, mon père.

NEUBOROUG.

Lord Henri... sera des nôtres... je l’espère.

HENRI.

Et moi j’y compte bien !... Je retourne au palais, où je suis de service, et je reviens...

MARGUERITE, vivement.

Le plus tôt possible...

Se reprenant.

pour ne pas faire attendre milord votre oncle.

HENRI.

Je serai exact au rendez-vous.

Il sort.

MARGUERITE, à Walpole.

Si d’ici là Votre Seigneurie voulait une tasse de thé ?

WALPOLE.

Merci, ma belle enfant.

À Neuboroug.

Elle est jolie, ta fille.

NEUBOROUG.

Je crois bien !

WALPOLE.

Je ne l’aurais pas reconnue.

NEUBOROUG.

Parbleu !... depuis dix ans... Mais j’ai tort... je ne dois plus parler de cela.

WALPOLE, bas à Neuboroug.

Si j’osais... je te demanderais à l’embrasser.

NEUBOROUG.

Eh bien ! qui est-ce qui t’arrête ?

Walpole embrasse Marguerite.

MARGUERITE.

Quel bonheur !... j’ai embrassé le ministre !

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène V

 

WALPOLE, NEUBOROUG

 

WALPOLE, la regardant sortir.

Ah ! tu es bien heureux... je n’ai pas de fille... moi !

NEUBOROUG.

Ne vas-tu pas me l’envier !

WALPOLE, lui serrant les mains.

Non... non... dans ce moment j’éprouve trop de joie pour rien envier à personne... Ta vue seule a réveillé en moi tant de souvenirs !... je me sens rajeunir et me crois revenu à nos premières années, à ce temps de nos études où nous étions si heureux !

NEUBOROUG, riant.

Et si pauvres !

WALPOLE.

C’était là le bon temps !... Et nos travaux littéraires !...

NEUBOROUG.

Et tes premiers succès !...

WALPOLE.

Quand, grâce à toi, et dans ce bourg de Castle-Rising, où tu étais né, je fus nommé à la Chambre des communes : quand, jeune homme obscur et inconnu, j’arrivai à cette tribune où les ministres d’alors m’honoraient à peine d’un regard !... Et mon premier discours, te le rappelles-tu ?

NEUBOROUG.

Parbleu !... j’y étais, et, excepté moi, personne n’écoutait ; c’était un bruit... des conversations... des éclats de rire au banc des ministres...

WALPOLE.

Mais bientôt ma voix sut se faire entendre ! ils m’écoutèrent alors... Dès le premier jour, je ne sais quel instinct secret me disait : Cette place qu’ils occupent est à toi, elle t’appartient !... ils te l’ont ravie, va la reprendre ; et déjà je m’en approchais ; déjà, secrétaire d’État et trésorier de la marine, j’allais y atteindre... quand la main qui me soutenait se retire, quand le duc de Marlborough, sur qui je m’appuyais, se laisse renverser ; et moi, livré à mes ennemis, accusé, condamné par la Chambre des communes, chassé de son sein... Ah ! ce fut dans ma vie une cruelle épreuve que celle-là, Williams ; car tout m’abandonnait, personne n’osait me défendre, excepté un seul écrivain, que l’on prétendait m’être vendu, et que je ne connaissais même pas... qui jamais n’est venu me demander sa récompense.

NEUBOROUG, lui prenant la main.

Il l’a reçue aujourd’hui, puisqu’il retrouve un ami !

WALPOLE.

Il serait possible... toi, Williams ! Ah ! j’aurais dû deviner mon généreux défenseur à cette éloquence si naturelle et si vraie, à cette bonhomie railleuse, si naïve en apparence, mais au fond si redoutable ; j’aurais dû reconnaître ton style.

NEUBOROUG.

Non, mais mon amitié, cette amitié qui venait à toi dans le malheur ; car alors, mon pauvre Robert, dans la Tour de Londres où ils l’avaient jeté, dans les cachots, sous les verrous, à quoi pensais-tu ?

WALPOLE.

À être ministre !... à renverser à mon tour Oxfort et Bolingbroke ! Peu m’importaient les dangers, les supplices, la mort même... pourvu que je parvinsse au pouvoir ! ne fût-ce que pour un jour, un seul jour... y arriver était ma première pensée...

NEUBOROUG.

Et la seconde ?

WALPOLE.

Y rester !

NEUBOROUG.

Et tu en es venu à bout ?...

WALPOLE.

Oui ; mais que la lutte fut longue et terrible ! qu’il a fallu se raidir et se courber pour déraciner ce ministère tory qui semblait inébranlable !... Il ne fallut pas moins que la mort de la reine Anne, que l’avènement de la maison de Hanovre, que la faveur de George Ier...

NEUBOROUG.

Faveur qui a continué encore sous George II, et qui depuis vingt ans ne t’a pas quitté...

WALPOLE.

Mais, depuis vingt ans, sais-tu ce que j’ai fait pour la conserver ? Sais-tu qu’étranger à tous les plaisirs, à toutes les passions qui charment les hommes, mes jours et mes nuits se passaient dans des travaux assidus ? sais-tu que je ne dormais pas, qu’une fièvre continuelle m’agitait ?... et pourquoi ?... pour veiller sans cesse à l’honneur et aux intérêts de ce pays qui m’étaient confiés, pour lui assurer le repos dont j’étais privé, et enfin, s’il faut le dire, pour amasser et maintenir sur ma tête ces honneurs, ces dignités, ce pouvoir qui me semblaient alors si désirables... et que maintenant j’ai pris en haine et en mépris.

NEUBOROUG.

Que dis-tu ?

WALPOLE.

Je ne suis plus le même ; je suis bien changé...

NEUBOROUG.

Le crois-tu ?

WALPOLE, lui serrant la main.

Je suis guéri, je te le jure !

NEUBOROUG.

Si toutefois on guérit jamais de l’ambition.

WALPOLE.

Oui, quand elle est satisfaite, quand elle n’a plus rien à désirer, et voilà où j’en suis : ce pouvoir qu’on ne me disputait plus a cessé d’avoir des charmes, je n’en ai plus senti que le poids et la fatigue ; mes forces me trahissent et je succombe sous le faix.

NEUBOROUG.

Est-il possible !

WALPOLE.

Oui, mon ami, un mal que je ne puis définir use en moi les sources de la vie, je souffre et veux guérir... aussi je ne me suis pas adressé aux médecins de la cour et à ceux du roi... je suis venu te trouver.

NEUBOROUG.

Et tu as bien fait...

L’emmenant vers la droite où ils s’asseyent.

J’en sais plus qu’eux. Ne t’effraye pas, ce ne sera rien, je te sauverai... si tu veux m’y aider, car je connais ton mal... Y a-t-il longtemps que tu en as ressenti los premières atteintes ?...

WALPOLE.

Il y a quelques années ; c’était un jour... en plein parlement, à la suite de mes discussions avec Stanhope ; j’éprouvai, là, une contraction nerveuse, aiguë, horrible...

NEUBOROUG.

Qui se renouvelle souvent ?...

WALPOLE.

Vingt fois par jour ! quand je donne mes audiences, quand je suis au conseil, quand je parcours des pétitions et quand je lis les journaux.

NEUBOROUG.

Je le crois bien, voilà ce qui te tue, voilà la cause de ton mal auquel je peux encore porter remède ; mais il n’y a pas de temps à perdre, il faut se hâter... et si tu veux on croire les conseils de ton médecin, de ton ami, il faut un repos absolu, il faut te retirer des affaires.

WALPOLE, vivement.

Eh ! que dis-tu ?

NEUBOROUG.

Dès demain... dès aujourd’hui !... il faut ne plus être ministre.

WALPOLE.

Ah ! mon ami, c’est tout ce que je veux, tout ce que je demande, le calme, la retraite ; c’est là l’objet de tous mes désirs, et déjà deux fois j’ai supplié le roi d’accepter ma démission.

NEUBOROUG.

Eh bien ?

WALPOLE.

Malheureusement je sais bien qu’il ne peut pas y consentir... il a trop besoin de moi ; je lui suis nécessaire, indispensable... dans ce moment surtout ; car, vois-tu bien, Williams, outre les discussions et les intrigues des Chambres, j’ai encore celles de la cour... notre roi George est jeune, ardent, impétueux, et, quoique marié à une femme charmante qu’il respecte et qu’il aime...

NEUBOROUG.

Il l’abandonne...

WALPOLE.

Non, il ne l’abandonne pas... mais il en aime d’autres. Dans ce moment j’ignore laquelle ; et pour la première fois il est discret, il m’en fait un mystère ; mais il est amoureux, je le devine... j’en suis sûr. Et, avec son caractère futile et léger, ne pouvant s’occuper une demi-heure de suite d’affaires sérieuses, il est trop heureux que je le délivre de ce soin, que je sois là à la chaîne, que je me tue pour lui... Moi à qui le repos est si nécessaire ! moi qui serais si heureux de me retirer dans ma campagne de Strawberry-Hill, dans cette délicieuse retraite que vont admirer tous les voyageurs, et que visite tout le monde... excepté son maître ! C’est là, près de ses eaux jaillissantes et sous l’ombrage de ses beaux arbres, qu’il me serait si doux de me livrer, comme autrefois, aux arts, à l’étude, à l’amitié... car ce temps-là est le seul où j’aie vécu, et, je le sens maintenant, j’étais né pour la vie intérieure et paisible.

NEUBOROUG.

Eh bien, alors, pourquoi l’avoir quittée ?

Ils se lèvent.

WALPOLE.

Pourquoi ? parce que malgré soi on se laisse entrainer. Tous les hommes sont ainsi, toi comme les autres...

NEUBOROUG.

Moi !

WALPOLE.

Toi... tout le premier, si tu avais vu de près le pouvoir, si tu avais goûté de ses séductions, si tu connaissais cette vie d’émotions qui use, mais qui enivre...

NEUBOROUG.

Je me dirais : Cette ivresse-là, comme toutes les autres, ne laisse après elle que le malaise et le dégoût. Je me dirais : Vos décorations et vos plaques de diamants ne sont que des jouets d’enfant ; vos titres et vos honneurs, une vaine fumée...

WALPOLE.

Tu dirais tout cela, et tu ferais comme nous.

NEUBOROUG.

Jamais, et je le répéterai encore...

WALPOLE.

Et moi, je te dirai comme ce poète français que nous aimions tant :

Eh ! mon ami, tire-moi de danger :
Tu feras, après, ta harangue.

NEUBOROUG.

Tu as raison. Et puisque décidément tu ne peux, dans ce moment, t’éloigner de la cour, je te prescrirai un régime... et des soins qui ne pourront pas encore guérir le mal, mais qui du moins en arrêteront les progrès : de la distraction, de l’exercice, de la fatigue physique qui délasse de la fatigue morale... et puis, de la sobriété !... plus de ces grands dîners qu’on appelle ministériels !... mais de ces repas d’artistes... ou de savants ; de ces repas sanitaires où l’on a faim en sortant de table... viens souvent souper chez moi, comme aujourd’hui...

WALPOLE, lui serrant la main.

Je te le promets, à condition que tu viendras demain passer la journée à Windsor, où j’habite.

NEUBOROUG.

Y penses-tu ? On dit que la cour y est en ce moment !

WALPOLE.

Qu’importe ! cela ne m’empêche pas d’y avoir mon logement et d’y recevoir mes amis.

NEUBOROUG.

À la bonne heure !... et pour le reste, je t’écrirai une ordonnance... qui ne sera pas une ordonnance royale : aussi tu auras la bonté de ne pas l’interpréter à ta manière, de ne pas t’en écarter et de la suivre à la lettre.

WALPOLE.

Sois tranquille !

 

 

Scène VI

 

NEUBOROUG, WALPOLE, MARGUERITE, sortant de la porte à droite

 

MARGUERITE.

Mon père, le souper est prêt.

NEUBOROUG.

Eh bien, mon enfant, il faut que le souper attende ! lord Henri n’est pas encore de retour.

MARGUERITE.

Il monte l’escalier, car je l’ai vu descendre de voiture, et il avait un air triste et rêveur !

WALPOLE.

Oui, depuis quelque temps il a des chagrins qu’il me cache, et cela m’inquiète.

MARGUERITE.

Des chagrins ?

WALPOLE, à Henri qui entre.

Eh ! arrive donc ! je meurs de faim !

NEUBOROUG.

Très bon signe !

WALPOLE.

Moi qui dans mon hôtel n’ai jamais pu trouver l’appétit !

NEUBOROUG.

Je le crois bien, il est toujours ici, dans ma salle à manger.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Son Excellence est servie !

WALPOLE.

Son Excellence n’est pas ici.

NEUBOROUG.

Il n’y a que notre ami Robert !... Allons, ta main... Henri, prenez celle de ma fille... passez devant.

MARGUERITE, à part.

Des chagrins !... oh ! il me les dira !

NEUBOROUG.

Et nous, allons trinquer comme autrefois !... Que je suis heureux !...

WALPOLE.

Et moi donc !... je ne suis plus ministre !

Ils sortent tous par la porte à droite.

 

 

ACTE II

 

Un salon élégant dans le château de Windsor. Par la porte du fond, l’on aperçoit une large galerie. Porte latérales. À droite une table.

 

 

Scène première

 

GEORGE, CÉCILE, entrant suivie par le roi

 

GEORGE.

De grâce, écoutez !...

CÉCILE.

Non, sire, laissez-moi !

GEORGE.

Eh quoi ! lady Cécile, je ne puis obtenir un instant d’audience ?...

CÉCILE.

Je ne le veux pas !... le comte de Sunderland, mon père, m’attend chez la reine !

GEORGE.

Mais si je vous ordonne de rester... moi, le roi !

CÉCILE.

Votre Majesté sait bien ce qui arrivera.

GEORGE.

Vous me quitterez ?

CÉCILE.

À l’instant ! C’est ainsi que mon illustre aïeul, le duc de Marlborough, avait coutume de répondre à la menace...

Elle fait la révérence et va pour sortir.

GEORGE.

Cécile !... Cécile !... je vous en supplie, ne me réduisez pas au désespoir et daignez m’entendre !

CÉCILE, avec humeur.

Eh bien donc !... que voulez-vous ?

GEORGE.

Ah ! que vous connaissez bien votre pouvoir sur moi ! et que vous abusez étrangement de cet amour que rien ne peut vaincre et que vos caprices, vos rigueurs ne font qu’augmenter encore ! Un instant seulement, oubliant votre fierté, vous avez laissé tomber sur moi un regard de pitié.

CÉCILE, avec effroi.

Ah ! taisez-vous !

GEORGE.

Et depuis ce moment où je croyais avoir désarmé votre cœur, il semble au contraire que vous ayez redoublé pour moi de hauteur et de mépris ; il y a en vous je ne sais quel sentiment de dépit, de crainte, de colère... quelquefois même on dirait de la haine !...

CÉCILE.

C’est vrai !

GEORGE.

Est-ce vous que j’entends... grands dieux ! eh ! que n’ai-je pas fait pour vous fléchir ou vous rassurer !... Faut-il vous rappeler ici cette soumission, cette crainte de vous compromettre, ce respect que n’a jamais trahi le moindre mot ou le moindre regard ; enfin ce mystère impénétrable qui cache à tous les yeux un amour que vous seule connaissez et que vous dédaignez, un amour qui vous soumet ma volonté, mon pouvoir, mon existence tout entière ! que voulez-vous de plus ?

CÉCILE.

Je veux... je veux savoir pourquoi je suis si malheureuse !

GEORGE.

Que dites-vous ?

CÉCILE.

Je me faisais de la cour et de ses splendeurs une image enchanteresse... Élevée dans des souvenirs de gloire, des regrets d’ambition, près de la duchesse de Marlborough, mon aïeule ; entendant parler sans cesse de ces temps brillants où, favorite de la reine Anne, elle disposait à son gré des destins de l’Angleterre et de ceux de l’Europe, j’avais toujours présentes à l’esprit ces idées de faveur et de puissance : c’étaient là les seules illusions dont se berçait ma jeunesse ; et quand je fus présentée à la cour, lorsque Caroline d’Anspach voulut m’attacher à sa personne, je crus voir tous mes rêves se réaliser ; il me semblait que moi aussi j’allais régner à mon tour... que j’allais devenir...

GEORGE.

Favorite !

CÉCILE.

Oui, de la reine...

Se cachant la tête dans ses mains.

Mais non pas du roi !... Et maintenant, ce séjour si brillant... me déplaît, m’est insupportable, tout y fait mon malheur !... tout, jusqu’aux bontés dont m’accable la reine ; et je veux la quitter, je veux fuir la cour.

GEORGE.

Ah ! c’est que votre âme froide et indifférente ne peut comprendre la mienne !... c’est que votre cœur insensible est incapable de rien aimer !

CÉCILE, avec chaleur.

Moi ne rien aimer !

GEORGE.

Ô ciel !... me serais-je abusé ? S’il était vrai... si quelque autre affection...

CÉCILE, froidement.

Aucune !... mais ne suis-je pas maîtresse de réclamer ma liberté, mon repos, mon bonheur ?... Quels droits aviez-vous sur moi, sire, sinon ceux que vous teniez de moi-même, et que j’ai repris ?

GEORGE.

Ah ! ne parlez pas ainsi, ne parlez pas de vous éloigner. Plutôt que de renoncer à vous, il n’est rien dont je ne sois capable ; il n’est pas de sacrifice que vous ne puissiez exiger...

CÉCILE.

Je n’ai jusqu’à présent demandé qu’une chose à Votre Majesté, et l’événement m’a donné peu de confiance en mon crédit...

GEORGE.

Une telle idée ne vient pas de vous, mais de ceux qui vous entourent ; de votre père, de lord Carteret, de ce vieux lord Bolingbroke, ennemis irréconciliables de Walpole, qui tous le détestent et veulent le renverser ; mais que peut vous faire à vous, Cécile ?...

CÉCILE.

Cela fait... cela fait... que je le veux.

GEORGE.

Vous ne pouvez vouloir me priver d’un ministre dont les talents me sont utiles... indispensables ; et quand même je serais assez ingrat pour méconnaître son zèle et son dévouement, quand même je voudrais renoncer à ses services, je n’en suis pas le maître : il a dans les deux Chambres une majorité à lui...

CÉCILE.

Oh ! bien à lui, car il l’a achetée... et vous qui parliez, à l’instant même, de tout braver pour moi, vous tremblez devant votre ministre.

GEORGE.

Non pas devant lui, mais devant une injustice... et c’en serait une.

CÉCILE.

Soit ! tel est votre bon plaisir... et le mien, à moi, est de quitter la cour, ce que je ferai dus demain... dès aujourd’hui.

GEORGE.

Non, vous ne partirez pas, vous ne vous ferez pas un jeu de ma douleur, et, puisqu’il le faut, je vous promets, Cécile, je vous jure...

CÉCILE, vivement.

De renvoyer Walpole ?

GEORGE.

Non ; mais deux fois déjà il m’a offert sa démission que j’ai refusée, et, s’il m’en parle de nouveau... s’il me l’offre encore... je l’accepterai.

CÉCILE.

Grand effort de courage !

GEORGE.

Mais vous me promettez au moins...

CÉCILE.

Je ne promets rien.

GEORGE.

Ah ! vous qui souvent me parlez de tyrannie... est-il possible de la pousser plus loin et de l’avouer plus franchement !

CÉCILE.

C’est un avantage que j’ai sur vous... je sais, moi, pour le gouvernement absolu.

GEORGE.

Mais encore pour quelles raisons ?...

CÉCILE.

Ces gouvernements-là n’en donnent jamais ; et je rappellerai seulement à Votre Majesté que voici l’heure de ses réceptions.

GEORGE.

C’est vrai !... J’oublierais tout auprès d’elle... Adieu ! je ne demande plus rien, je m’en rapporte à votre clémence... à votre générosité. Dites-vous seulement que j’attends, que je souffre et que je vous aime !

Il sort.

 

 

Scène II

 

CÉCILE, seule

 

Et moi... moi, je me hais moi-même !... et il est tel moment de ma vie que je voudrais racheter au prix de tout mon sang ; mais je peux du moins quitter ces lieux que je déteste, rompre des chaînes qui me pèsent, fuir un amour qui m’est odieux. Je le lui dirai !... oui, je... Eh ! mon Dieu, ne le lui ai-je pas dit ? Et ma franchise, mes dédains augmentent encore sa faiblesse et mon pouvoir. On a, dit-on, de l’empire sur les gens qu’on aime... on en a bien plus sur ceux qu’on n’aime pas !

 

 

Scène III

 

CÉCILE, NEUBOROUG, MARGUERITE

 

MARGUERITE, donnant le bras à son père.

C’est-à-dire que le parc est magnifique ; et puis, c’est si grand, si étendu !

NEUBOROUG.

Beaucoup trop, pour les personnes qui s’y promènent à jeun.

CÉCILE.

Quel est ce vieillard, et cette jeune fille ?

NEUBOROUG.

Je n’ai plus de jambes, et suis trop heureux de m’asseoir...

CÉCILE.

Le docteur Neuboroug, ici, à la cour !

MARGUERITE, à Neuboroug qui va s’asseoir.

Mon père, une grande dame qui vous reconnaît...

NEUBOROUG, se relevant.

Une grande dame !... Eh ! oui, lady Sunderland, que j’ai vue bien jeune, car j’étais autrefois médecin de sa noble famille. Mais, nous autres anciens, on nous oublie... il n’est plus question de nous.

CÉCILE.

Si vraiment ! et j’ai à ce sujet, docteur, des compliments à vous faire. J’ai lu ce matin, dans le journal de la cour, que le faubourg de Southwark vous avait élu hier membre de la Chambre des communes.

NEUBOROUG.

C’est vrai... madame la comtesse.

CÉCILE.

Et porté par l’opposition !... C’est un échec pour le ministère...

NEUBOROUG.

Je ne le crois pas !... On m’a jugé trop peu redoutable pour combattre une nomination qui, du reste, n’aura pas de suites, car, j’y suis décidé, j’écrirai dès aujourd’hui pour remercier et refuser.

CÉCILE.

Tant pis ! je vois votre parti bien malade, les médecins même l’abandonnent... et je conçois alors ce qui vous amène à la cour.

NEUBOROUG.

Moi !... vous pourriez croire ?...

CÉCILE.

Que vous sollicitez... comme tout le monde... Il n’y a pas de mal... et si je puis vous être utile... lectrice de la reine... j’ai quelque crédit près d’elle...

NEUBOROUG.

Je ne demande rien... je ne veux rien, milady... Je viens ici chez mon ami Robert Walpole, qui a bien aussi quelque pouvoir ; mais, grâce au ciel, je viens pour mon plaisir.

CÉCILE.

Chez le ministre ?...

MARGUERITE, passant près d’elle.

Oui, madame, il nous a invités à venir passer la journée à Windsor, et son neveu est venu nous chercher ce matin !

CÉCILE, avec émotion.

Son neveu, lord Henri !

MARGUERITE, vivement.

Vous le connaissez ?...

CÉCILE, d’un air indifférent.

Oui... je le vois tous les soirs... au cercle de la reine...

MARGUERITE.

Et il a eu la bonté de venir nous prendre lui-même, pour nous amener ici !... Il est si attentif, si galant, si aimable !...

NEUBOROUG, lui faisant signe.

Ma fille !...

MARGUERITE.

C’est très vrai, et milady doit le savoir, puisqu’elle le connaît... Et puis, en arrivant, il m’a offert la main... et, dans les deux premiers salons que nous avons traversés, qui étaient remplis de monde... des dames, des seigneurs de la cour... c’est à moi qu’il donnait le bras... Ah ! que j’étais heureuse ! Ils m’auront prise pour une grande dame, une lady... ils le disaient, n’est-ce pas ?

NEUBOROUG.

Mieux que cela !... ils disaient : Voilà une jolie fille !

MARGUERITE, avec joie.

Vrai !... Eh bien, je ne l’ai pas entendu ! je pensais à autre chose... surtout quand lord Henri nous a présentés à sa sœur, lady Juliana, qui est bonne et aimable comme lui... et qui voulait me garder près d’elle... Et puis enfin, il nous a conduits dans les jardins, en nous disant : « Je vais prévenir mon oncle, attendez-le ici ; » et depuis une heure nous nous promenons dans le parc où tout ce que je vois me semble superbe, admirable, magnifique... Mon Dieu ! que c’est beau de venir à la cour, et que je suis heureuse d’y être !

CÉCILE.

Peut-être, mon enfant, ne le diriez-vous pas longtemps !... mais pour aujourd’hui, je le conçois... surtout quand on a pour cavalier un jeune et brillant seigneur que l’on voit pour la première fois.

MARGUERITE, vivement.

Mais non, madame, nous nous voyons très souvent... et, pendant trois mois, tous les jours...

CÉCILE, vivement.

Que dites-vous ?

NEUBOROUG, l’arrêtant.

Ma fille !...

CÉCILE.

Je vois en effet que vous connaissez intimement Robert Walpole et fous les siens...

À Neuboroug.

Prenez-y garde, docteur, l’amitié de Walpole a souvent porté malheur ; mais, en tous cas, je vous dois un avis charitable : si, quoi que vous en disiez, vous attendez de lui des places, de la fortune, des honneurs...

NEUBOROUG.

Moi !

CÉCILE.

Hâtez-vous !... car, c’est moi qui vous le dis et vous pouvez me croire, il n’a pas longtemps à rester au ministère... Adieu, docteur.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

MARGUERITE, NEUBOROUG

 

NEUBOROUG.

Eh ! mais... à qui en a-t-elle donc, la petite comtesse ?... Avec son air protecteur et menaçant... il me semblait entendre feu le duc de Marlborough, son grand-père, dictant des conditions aux plénipotentiaires de Louis XIV.

MARGUERITE.

C’est égal... je voudrais bien être à sa place ! Elle va le soir au cercle de la reine... et puis enfin elle est ici tous les jours !...

NEUBOROUG.

Je ne lui en ferai pas compliment.

MARGUERITE.

Et pourquoi cela ?

NEUBOROUG.

Parce qu’il me tarde d’en être dehors... il y a déjà trop longtemps que j’y suis.

MARGUERITE.

À peine si nous arrivons... et vous voilà de mauvaise humeur parce qu’on vous fait attendre un peu... est-ce raisonnable ?

NEUBOROUG.

Certainement... j’ai cru qu’on allait nous recevoir tout de suite, à bras ouverts ; et depuis une heure que nous sommes ici et que nous nous sommes promenés dans tous les sens, avons-nous seulement entrevu Walpole ?

MARGUERITE.

S’il est occupé !

NEUBOROUG.

Ce n’est pas une raison pour faire faire antichambre à un ancien ami !

MARGUERITE.

Il l’a bien fait hier chez vous !

NEUBOROUG.

Pas si longtemps ! et puis tous ces gens que l’on rencontre ont l’air, comme cette comtesse, de vous regarder du haut de leur grandeur et de ne pas croire qu’on vienne déjeuner chez un ministre !... Que serait-ce donc s’ils savaient qu’hier il a soupé chez moi ! Mais je n’en ai rien dit, parce qu’il faut être modeste.

MARGUERITE.

Vous avez bien fait...

NEUBOROUG.

Et parce qu’on n’a pas comme eux un habit chamarré d’étoiles et de cordons, ils semblent dire : Il n’est pas des nôtres... c’est un étranger, un bourgeois de Londres.

MARGUERITE.

Eh bien !... qu’est-ce que cela vous fait ?

NEUBOROUG.

Cela fait que c’est désagréable, que c’est humiliant... parce qu’enfin, chez moi, je suis le seul, je suis le premier... j’aime mieux ça.

MARGUERITE.

Consolez-vous ! c’est votre ami le ministre.

 

 

Scène V

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, WALPOLE, et PLUSIEURS SOLLICITEURS, qui l’entourent

 

WALPOLE, à un solliciteur.

J’ai lu votre projet... je l’ai lu... et ne peux l’approuver... Imposer des taxes aux colons américains !...

LE SOLLICITEUR.

C’est enrichir la Grande-Bretagne.

WALPOLE.

C’est l’appauvrir ; les colonies d’Amérique nous donneront plus par le commerce que par les impôts...

LE SOLLICITEUR.

Mon projet avait pour lui l’approbation de lord North.

WALPOLE.

Eh bien ! qu’il le tente après moi, quand il sera ministre... et il perdra les colonies.

À un autre.

Et vous, Johnson... Ah ! votre place de justicier !... je, vous l’ai promise, vous l’aurez...

À un autre.

Vous aussi, milord, cet emploi, vous l’aurez, vous dis-je ; mais attendez au moins qu’il y ait un décès...

À part.

Ils sont tous de même... il semble que j’aie quelque épidémie à mes ordres... Et vous ?...

S’avançant vers Neuboroug sans le regarder.

Avez-vous un placet ?... que voulez-vous ?... que demandez-vous ?...

NEUBOROUG.

Je demande... à déjeuner le plus tôt possible.

WALPOLE.

Ah ! c’est toi, Neuboroug ?... te voilà !... Vous arrivez bien tard...

Aux solliciteurs.

C’est bien, messieurs... c’est bien... je ne puis vous entendre aujourd’hui...

Montrant Neuboroug.

Une affaire importante avec monsieur... mais demain... après-demain... j’aurai l’honneur de vous recevoir... trop heureux d’être utile à des compatriotes, à des citoyens si honorables...

Il salue les solliciteurs qui se retirent.

– Tu vois quelle est ma vie !... Je suis ainsi depuis six heures du matin. Cette galerie, qui communique de mes appartements à ceux du roi, est toujours encombrée de solliciteurs... pas un instant de repos.

MARGUERITE.

Et mon père qui déjà se plaignait !

WALPOLE.

Et de quoi ?...

NEUBOROUG, avec un peu d’embarras.

Je me plaignais... des gens qui te portent envie... de ces gens comme nous en avons vu tout à l’heure, qui te croiraient bien malheureux si tu perdais ta place !

WALPOLE, vivement.

Qui donc ? que veux-tu dire ?

NEUBOROUG.

Rien !... des discours en l’air !... Une dame de la cour, une petite comtesse... qui nous disait tout à l’heure, avec un air de satisfaction intérieure : Walpole n’a pas longtemps à rester au ministère...

WALPOLE, souriant avec ironie.

Vraiment !... depuis vingt ans qu’ils le prophétisent ! Fasse le ciel que cette fois ils aient raison !... Et cette dame, qui est-elle ?...

NEUBOROUG.

Une personne sans importance... la lectrice de la reine, la comtesse de Sunderland...

WALPOLE.

Sunderland !... Sans importance !... Tu ne sais donc pas que son père, et lord Carteret, et lord Bolingbroke, mon vieil antagoniste, ont juré de me renverser, et que déjà plus d’une fois... Mais, après tout, que m’importe ?

NEUBOROUG.

C’est ce que je dis !

WALPOLE.

Ce qui m’étonne, c’est l’espèce d’influence dont semble jouir depuis quelque temps la fille de lord Sunderland... D’où cela peut-il venir ?... Ce n’est pas de la reine... qui ne l’aime guère, et qui m’est dévouée. Est-ce que par hasard ?... Non, non, ce n’est pas possible !...

NEUBOROUG.

Qu’est-ce que c’est ?

WALPOLE, se promenant.

Pourquoi pas ? Je le saurai !...

NEUBOROUG, le suivant.

Mais qu’as-tu donc ?

WALPOLE.

Rien, mon ami... Mais vois si l’on peut jamais faire des projets !... Je m’étais levé ce matin avec les idées les plus riantes... Cette journée que j’allais passer avec vous m’offrait une perspective délicieuse... Il me semblait qu’au milieu de mes ennuis c’était un jour de congé... Et voilà que la moindre contrariété, la moindre inquiétude me rend à moi-même et me poursuit jusque dans mon bonheur !

NEUBOROUG.

Voilà justement ce qui te fait mal... Il faut chasser toutes ces idées-là... entends-tu bien ?

WALPOLE, toujours préoccupé.

Oui, mon ami...

NEUBOROUG.

N’avoir avant et après les repas que des pensées agréables qui préparent ou facilitent la digestion...

WALPOLE, avec impatience.

Bien, mon ami...

À part.

S’il était vrai !... morbleu !

NEUBOROUG.

Surtout... et je ne puis trop te le recommander, se mettre à table à des heures fixes et réglées ! ne jamais faire attendre l’estomac, et il paraît qu’ici l’on attend beaucoup.

WALPOLE.

Non, mon ami...

 

 

Scène VI

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, WALPOLE, UN VALET en livrée

 

LE VALET.

Grâce est servie !

WALPOLE.

Tu vois bien !

NEUBOROUG.

C’est heureux !

LE VALET.

Votre Grâce...

WALPOLE, se retournant vers le valet qui lui présente des papiers.

Qu’est-ce que c’est ?

LE VALET.

Les journaux.

NEUBOROUG, prenant le bras de Walpole.

Nous les lirons à table !

WALPOLE, prenant les journaux.

Tu as raison...

En déployant un.

Je veux voir seulement si on a inséré mon discours d’hier...

À Marguerite.

Vous permettez, ma jolie demoiselle ?...

MARGUERITE.

Comment donc, milord !

WALPOLE, tenant toujours Neuboroug sous le bras et déployant le journal qu’il parcourt.

Ah ! des injures ! des épigrammes !...

NEUBOROUG.

Pourquoi les lire ?

WALPOLE.

Parce que cela m’amuse ! Si tu savais combien nous attachons peu d’importance à tout cela ?...

Lisant.

« Lord Walpole, le premier ministre, s’est rendu hier à pied au parlement... »

S’arrêtant.

C’est bien intéressant ! « On s’étonnait de ce que, malgré le froid, il était vêtu fort légèrement, et n’avait même pas le manchon de martre zibeline qu’il porte ordinairement. »

Riant.

Comme c’est piquant !... Ils ne savent que dire pour remplir leurs colonnes...

Achevant de lire.

« Un manchon ! répondit quelqu’un, à quoi bon ? il n’en a pas besoin... il a toujours ses mains dans nos poches !... »

Riant d’un air forcé.

Ah !... ah !... celui-là, au moins, est drôle !... il est original !... n’est-il pas vrai ?... Ah ! ah !...

MARGUERITE.

Quoi, vous riez ?

WALPOLE.

J’en ai entendu bien d’autres !... Ce journal-là en dit souvent d’assez gaies... c’est un indépendant qui veut qu’on l’achète, mais il n’y réussira pas... car, avec moi, aussitôt lu... aussitôt oublié.

Il froisse le journal et le met dans sa poche.

NEUBOROUG, montrant la porte à gauche.

Alors, mon ami...

WALPOLE, prenant un autre journal.

Certainement. . « Ses mains dans nos poches... »

NEUBOROUG.

Est-ce que tu y penses encore ?

WALPOLE.

Du tout...

Avec colère.

Ah ! mon Dieu !

NEUBOROUG.

Qu’est-ce donc ?

WALPOLE.

Mon dernier discours... tronqué... défiguré !... Je peux pardonner des épigrammes, des injures... mais des fautes d’impression... des omissions pareilles !... être trahi à ce point par son imprimeur ! un imprimeur du roi ! ! !... Je suis sûr qu’au fond du cœur il est de l’opposition... Je lui ôterai son brevet... il perdra son privilège... Mais, pardon, mon ami, tu meurs de faim... et moi aussi ; je me sens là des tiraillements d’estomac...

À Marguerite, lui offrant la main.

Allons, miss Marguerite...

NEUBOROUG, marchant devant.

Ce n’est pas sans peine.

WALPOLE, tout en donnant la main à Marguerite et se dirigeant vers la salle à manger, se dit à part.

« Sa main dans nos poches !... » Je saurai qui.

Neuboroug est près de la porte de la salle à manger et veut faire passer Walpole devant lui.

 

 

Scène VII

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, WALPOLE, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER, annonçant en s’adressant à Walpole.

Le roi ! monseigneur.

WALPOLE, qui est près d’entrer dans la salle à manger, quitte brusquement la main de Marguerite et revient sur ses pas.

Le roi !... À une pareille heure... que me veut-il ?...

À Neuboroug.

Pardon, mon ami, je suis obligé de recevoir le prince.

NEUBOROUG.

Et ton appétit ?

WALPOLE.

Il attendra !

NEUBOROUG, avec colère.

Et l’on appelle cela exister !...

 

 

Scène VIII

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, WALPOLE, GEORGE

 

WALPOLE.

Je n’espérais guère, et de si bon matin, l’honneur que me fait Votre Majesté.

GEORGE.

Je pense, milord, que je ne vous dérange pas ?

WALPOLE.

En aucune façon... J’étais là avec des amis... le docteur Neuboroug, mon ancien compagnon d’études...

GEORGE.

Le docteur Neuboroug... homme de talent... que l’opposition vient d’envoyer à la Chambre des communes ?

NEUBOROUG, s’inclinant avec embarras.

Oui, sire... mais...

WALPOLE, l’interrompant vivement.

Mais quelles que soient ses opinions, ce sont celles d’un homme d’honneur et de conscience... Je dirai plus : il est tel ouvrage que depuis longtemps l’Angleterre admire, tel ouvrage que l’on attribue à nos premiers écrivains, à nos plus grands publicistes...

NEUBOROUG, interrompant Walpole.

Robert, y penses-tu ?

WALPOLE.

Pardon, sire, je dois respecter le voile dont il veut s’environner à tous les yeux.

GEORGE.

Pas aux miens, je l’espère... et vous médirez... Mais quelle est cette jolie personne ?

WALPOLE.

C’est sa fille, sire, miss Marguerite, qui, pour la grâce et la beauté, effacerait nos plus brillantes ladys.

GEORGE, avec chaleur.

Vrai Dieu, milord a raison ! je ne connais qu’une seule personne qui pourrait lui disputer la palme !

WALPOLE, avec intention.

La reine, sire !...

GEORGE, avec embarras et se reprenant vivement.

Oui... justement... c’est ce que je voulais dire... mais j’ai à vous parler, Walpole, à vous parler longuement.

NEUBOROUG, avec un geste d’effroi.

Ah ! le malheureux !

GEORGE.

Passons dans votre cabinet... ou plutôt dans le parc, nous pourrons causer en nous promenant.

WALPOLE, s’inclinant.

À vos ordres, sire.

GEORGE.

L’air et l’exercice nous feront du bien.

NEUBOROUG, à part.

De l’exercice à jeun ! juste ciel !

WALPOLE, à Neuboroug.

Mon ami, je suis à toi ! je reviens à l’instant... Attends-moi !...

GEORGE.

Adieu, miss Marguerite !... Docteur...

Ils sortent par la porte du fond.

 

 

Scène IX

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, LE VALET, en livrée, près de la porte de la salle à manger

 

NEUBOROUG.

L’attendre !... pas un moment !... pas une seconde !... mon estomac n’est pas complaisant, il n’est pas courtisan !

MARGUERITE.

Mais, mon père, y pensez-vous ?

NEUBOROUG.

Je ne te force pas... tu es la maîtresse !... mais moi, je peux toujours provisoirement prendre un à-compte...

Au valet.

N’est-ce pas de ce côté ?

LE VALET.

Oui, monsieur, je vais vous conduire.

NEUBOROUG, au valet.

Je vous suis, mon cher ami... je vous suis aveuglément et sans hésiter !

Il sort par la porte à gauche avec le valet.

 

 

Scène X

 

MARGUERITE, puis HENRI

 

MARGUERITE, s’apprêtant à suivre son père.

Mon pauvre père n’entend pas raillerie sur ce chapitre-là !

HENRI, entrant par le fond.

Non, je n’en puis revenir encore !...

MARGUERITE, allant à lui.

Lord Henri !... Comme il est agité !... Qu’avez-vous donc ?

HENRI.

Ce que j’ai ! Ah ! jamais plus qu’aujourd’hui je n’ai eu besoin de votre présence et de votre amitié. Je suis souvent bien tourmenté, bien malheureux ! Et quand je vous ai vue... je pars presque content, ou du moins consolé.

MARGUERITE.

Consolé ! vous avez donc des chagrins ?

HENRI.

Vous l’ai-je dit ?

MARGUERITE.

Eh ! oui, vraiment !... Et lesquels ?... Allons, confiance tout entière !... Il me semble que, moi, je vous dirais tout !

HENRI.

Vous, Marguerite ! quelle différence ! vous n’avez pas de secrets.

MARGUERITE.

Qu’en savez-vous ?

HENRI.

Vous seriez comme moi, vous aimeriez quelqu’un ?

MARGUERITE.

Peut-être bien.

HENRI.

Mais vous, du moins, vous avez l’espoir d’être heureuse !...

MARGUERITE.

Nullement, je vous jure ! Moi, je ne demande pas à être aimée ! j’aime toute seule et sans intérêt ; on ne peut pas empêcher cela, n’est-ce pas ?

HENRI.

Oh ! non, sans doute. Et votre confiance fait naître la mienne ! Apprenez donc qu’il y a ici... dans ce moment, une personne que j’aime et qui me désespère !

MARGUERITE.

Vraiment ! Contez-moi donc cela !...

HENRI.

Il semble qu’elle prenne à tâche de bouleverser ma raison ! C’est un mélange de douceur et de fierté, de froideur et de coquetterie...

MARGUERITE.

Que dites-vous ?

HENRI.

Avant-hier enfin, au cercle du roi, je n’ai pas même pu obtenir d’elle la faveur d’un regard...

MARGUERITE, portant la main à son cœur.

Ô mon Dieu !...

HENRI.

Et tout à l’heure, à l’instant même, et pour la première fois de sa vie, elle m’a presque dit qu’elle m’aimait... ou du moins, et malgré elle, son dépit, sa jalousie me l’ont laissé deviner !

MARGUERITE, à part.

Ah !

HENRI.

Et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que ce seul moment de bonheur que j’aie eu en ma vie, c’est à vous que je le dois, mon amie, c’est vous qui en êtes cause !

MARGUERITE.

Moi ! comment cela ?

HENRI.

Elle ne m’a parlé que de vous ! des visites que je vous faisais chaque jour, des trois mois que j’ai passés dans la maison de votre père... « Cette jeune fille est charmante, a-telle ajouté ; vous l’aimez, monsieur, vous l’aimez, avouez-le ! » Et moi de me justifier et de lui attester que la seule amitié, que l’affection la plus tendre, mais la plus pure, m’attachait à vous... Mais, pardon ! mon amitié est bien égoïste, elle ne vous entretient que de mes craintes ou de mes espérances... Et les vôtres... et cet amour que vous m’avez presque avoué tout à l’heure ?

MARGUERITE.

Ah !... je vous en conjure !...

HENRI.

Votre confiance n’égale donc pas la mienne ? vous ne me regardez plus comme un frère !

MARGUERITE.

Un frère !... si vraiment !... toujours ! Mais pourquoi penser à un attachement sans espoir ?...

HENRI.

Que dites-vous ?...

MARGUERITE.

Que je suis plus malheureuse que vous, car il ne songe pas à moi !...

HENRI.

Ce n’est pas possible !... vous qui rendriez un mari si heureux, vous en qui brillent tant de qualités !

MARGUERITE.

Il ne les voit pas !

HENRI.

Comment peut-il être assez aveugle... surtout s’il est reçu ; s’il est admis chez votre père ?... Ah ! je sais qui !

MARGUERITE.

C’est fait de moi !... Non, monsieur... ne croyez pas...

HENRI.

Votre cousin... ce jeune avocat... sir Thomas Kinston, pour qui vous vouliez hier me solliciter...

MARGUERITE, vivement.

Oui, milord, oui, c’est lui-même ! Mais silence, au moins, et que personne au monde... surtout lui... ne puisse jamais se douter !... Je l’oublierai !... je vous le promets, il n’en saura rien...

HENRI.

Pauvre enfant ! Que ne puis-je sacrifier de mon bonheur pour ajouter au vôtre !

Lui prenant la main.

Ma bonne Marguerite, mon amie, ma sœur, si vous saviez quelle part je prends à vos peines... si vous saviez combien je vous aime !...

MARGUERITE, se dégageant de ses bras.

Assez !... assez !

À part.

Ah ! il me fera mourir !

HENRI.

Mon oncle !...

 

 

Scène XI

 

MARGUERITE, HENRI, WALPOLE

 

WALPOLE, entrant sans les voir.

C’est un enfer, et je n’y puis tenir ! Il faut que je sorte de la cour, de ce palais, c’est un séjour maudit où l’on ne peut vivre !

MARGUERITE, à part.

Il a bien raison !

WALPOLE.

Je n’y resterai pas un jour de plus !

HENRI.

Eh ! mon Dieu, milord, qu’avez-vous donc ?

WALPOLE.

Ce que j’ai ?... Ils veulent la guerre, maintenant... ils la veulent, et dès demain ; à les en croire, il faudrait la déclarer à l’Espagne !

HENRI.

Plût au ciel !...

WALPOLE.

Et toi aussi !...

HENRI.

Je parle en officier.

WALPOLE.

Et moi en ministre !... Ils ne l’auront pas... Mais le roi était déjà de leur avis, tout étourdi par leurs clameurs, par leurs pétitions... Eh ! par saint George ! des pétitions, on sait comment elles se fabriquent... et, s’il lui en faut, dès demain un million d’honorables signatures réclameront en faveur de la paix. Cette paix, salut de l’Angleterre, que je maintiens depuis vingt ans ; il faudrait la rompre pour de vaines prérogatives blessées, pour un pavillon amiral qu’on n’a pas salué !

HENRI.

S’il était vrai cependant...

WALPOLE.

Et c’est pour cela qu’il faudrait ruiner notre industrie, notre commerce, et se lancer dans une guerre dont on ne peut pas prévoir les suites ?... À mon âge, épuisé, fatigué, malade comme je le suis... car jamais, je crois, je n’ai plus souffert qu’aujourd’hui...

HENRI.

Mon pauvre oncle !...

WALPOLE.

Et Neuboroug... Neuboroug qui n’est pas là ! J’ai la fièvre, j’ai la poitrine en feu !...

HENRI.

Calmez-vous, de grâce ! prenez quelque repos.

WALPOLE.

Du repos... est-ce que je le peux ? Ils ne veulent pas de ma démission ! ils ne seront satisfaits que quand ils m’auront tué, quand je serai mort comme un esclave, comme un condamné, au banc où ils m’ont attaché !

 

 

Scène XII

 

MARGUERITE, HENRI, NEUBOROUG, WALPOLE

 

NEUBOROUG, accourant.

Ah ! mes amis... mes chers amis !...

WALPOLE.

Qu’as-tu donc ?

NEUBOROUG.

Laisse-moi reprendre mes idées et surtout reprendre haleine ! Au moment où je sortais de ta salle à manger par la porte qui donne sur le parc, je me trouve face à face avec Sa Majesté qui me dit : « Monsieur Neuboroug, je serais enchanté de vous parler ! » Et sans que j’aie eu le temps de me reconnaître, il me prend le bras, et nous voilà avec ce bon roi, nous promenant bras dessus bras dessous, sans façons, sans cérémonie, tout à fait à notre aise ; seulement j’étais un peu troublé, parce qu’un roi qui vous donne le bras... cela fait toujours...

MARGUERITE.

Quoi donc ?

NEUBOROUG, à Marguerite.

Cela fait, mon enfant, que c’est très honorable. Il est fâcheux seulement qu’il n’y ait eu là personne... parce que mes confrères, qui sont souvent si fiers et si importants, auraient vu que pour la première fois que je viens à la cour...

À Walpole.

Enfin, et pour revenir à toi, le roi m’a d’abord parlé de mon élection, et quand il a su que mon intention était de refuser. « Je ne le veux pas, s’est-il écrié, je ne le veux pas ! Il nous faut à la Chambre des gens de talent, et surtout d’honnêtes gens. À ce double titre, vous resterez, je l’exige, pour moi et pour vous, car un ami de Walpole peut arriver à tout, peut tout obtenir de moi. » À ce mot, il m’est arrivé une inspiration, une idée d’en-haut !... celle de m’immoler pour toi... « Eh bien ! sire, lui ai-je dit, vous le voulez... j’accepte ; mais, en revanche, j’implore une faveur de Votre Majesté. – Laquelle ? parlez ! » Et alors, soit que l’amitié m’inspirât, soit que déjà je me crusse à la tribune, j’ai été content de moi, j’ai été éloquent ; je lui ai peint avec chaleur mes craintes, mes inquiétudes sur l’état de ta santé ; je l’ai vu ému, entraîné, et je me suis écrié : « Puisque vous l’aimez, ce fidèle serviteur, vous ne voudrez pas l’immoler ; vous ne voudrez pas sa mort, et je vous réponds, moi, médecin, qu’il y va de sa vie !... » Oui, mon ami, je l’ai dit : « il y va de sa vie, s’il ne quitte pas les affaires, si vous n’acceptez pas la démission qu’il vous a offerte depuis si longtemps ! »

WALPOLE, avec anxiété.

Eh bien !... eh bien ! le roi a refusé ?

NEUBOROUG, avec enthousiasme.

Du tout !... il consent...

WALPOLE, stupéfait.

Que dis-tu ?...

NEUBOROUG, tirant un papier de sa poche.

Tiens ! lis !... écrit de sa main royale !

WALPOLE, prenant le papier avec émotion, et lisant.

« Vous le voulez, vos amis le veulent, il y va, dit-on, de votre santé et de votre existence, j’accepte à regret la démission que vous m’offrez... »

NEUBOROUG et HENRI.

Quel bonheur !

WALPOLE, continuant de lire.

« Je n’y mets qu’une condition, c’est qu’avant de vous retirer, vous me désignerez vous-même votre successeur et formerez le nouveau ministère qui doit vous succéder. » Ah ! je ne sais ce que j’éprouve.

HENRI.

Le saisissement...

NEUBOROUG.

La surprise.

WALPOLE.

Oui, la joie... une joie imprévue... Me voilà donc libre... me voilà heureux !... cela produit un singulier effet...

NEUBOROUG.

Quand on n’en a pas l’habitude, et j’ai eu tort de t’annoncer ainsi sans ménagements, sans préparation... Que veux-tu ?... j’étais si enchanté ! mais ce ne sera rien, mon ami, ce ne sera rien ; la joie n’a jamais fait mal, et j’espère que tu es content, que tu me remercies ?...

WALPOLE.

Oui, mon ami, oui, certainement ; mais tu es sûr que le roi ne m’en voudra pas ?

NEUBOROUG.

En aucune façon, puisqu’il te charge de nommer ton successeur et de former toi-même le nouveau ministère.

WALPOLE.

C’est vrai !

NEUBOROUG.

Nous pouvons maintenant nous renfermer dans ta résidence de Strawberry-Hill, rêver sous ses beaux ombrages, aux bords de ses eaux jaillissantes... Nous pouvons partir sur-le-champ...

WALPOLE.

Pas aujourd’hui ! il y a conseil...

NEUBOROUG.

Tu n’y as plus que faire, tu n’as plus de conseil, plus d’ennui.

WALPOLE.

Ah ! oui, c’est vrai !... Henri, tu diras alors à l’envoyé de Hanovre, à qui je n’avais pu donner audience, que je suis prêt à le recevoir... je l’attendrai.

NEUBOROUG.

Mais cela ne te regarde plus, tu n’as plus besoin de t’inquiéter de ces choses-là... ta matinée est libre...

WALPOLE.

C’est vrai !... tu as raison !... Alors, qu’est-ce que je vais faire ?

NEUBOROUG.

Déjeuner d’abord... c’est l’essentiel.

WALPOLE.

Ah ! c’est que je n’ai plus faim !

Un domestique entre et remet une lettre à Henri.

NEUBOROUG.

Voilà... ce que c’est que d’attendre trop longtemps.

Au domestique.

Faites servir votre maître !

À Walpole qui fait un geste d’impatience.

Oui, mon ami, quand tu devrais te forcer un peu...

HENRI, qui a décacheté la lettre, bas à Marguerite.

C’est d’elle !

Lisant.

« D’importants événements se préparent, il faut que je vous voie aujourd’hui à trois heures dans la grande galerie. »

Avec joie.

Un rendez-vous !

MARGUERITE, à part.

Ô ciel !

WALPOLE, vivement.

Qu’est-ce que c’est ?... une lettre ?... c’est du roi ?

HENRI.

Non ! mon oncle...

NEUBOROUG, entraînant Walpole.

Du roi ou d’un autre, qu’importe ? Au diable maintenant les affaires sérieuses, il ne faut plus penser qu’au plaisir et à la joie...

À Marguerite qui essuie une larme.

N’est-ce pas, ma fille ?...

HENRI, à Marguerite.

Ah ! j’ai maintenant de l’espoir.

MARGUERITE, à part.

Et moi, je n’en ai plus.

Walpole, Neuboroug et Marguerite sortent par la porte à gauche, et Henri par la porte du fond.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

WALPOLE, entre en lisant avec agitation des lettres qu’il tient à la main, puis il s’assied sur le fauteuil à droite, NEUBOROUG, entrant par le fond

 

NEUBOROUG, apercevant Walpole.

C’est lui !

S’en approchant sans qu’il sorte de sa rêverie, et lui frappant sur l’épaule.

Robert !

WALPOLE, levant la tête.

Qu’est-ce donc ?... Ah ! c’est toi !...

NEUBOROUG.

À la bonne heure, au moins ! le voilà dans un bon fauteuil, à te reposer et à ne rien faire ! Tu commences enfin à jouir de toi-même ! à être tranquille !

WALPOLE, avec impatience.

Oui, mon ami !...

NEUBOROUG.

Aussi je suis fâché de te rappeler aux affaires ; mais ce sera pour la dernière fois... Le roi t’attendra à une heure dans son cabinet !

WALPOLE.

Le roi !... tu l’as vu ?

NEUBOROUG.

À l’instant !

WALPOLE.

Tu ne le quittes donc plus ?

NEUBOROUG.

Dans ton intérêt !... Il voulait savoir de tes nouvelles ! et il m’a reçu ! ! ! J’en suis encore tout ému !... Il m’a parlé de ma position actuelle, de mon avenir, de ma fille... il m’a répété : « Un ami de Walpole peut arriver à tout... » Enfin, de ces phrases qui signifient : Demandez-moi quelque chose... Mais tu sens bien que moi... D’ailleurs, qu’est-ce que je lui aurais demandé ? je n’en sais rien ; aussi, je ne lui ai parlé que de toi, de la joie avec laquelle tu avais reçu sa lettre, de ta reconnaissance, et enfin de ta santé qui est déjà meilleure !

WALPOLE, qui l’a écouté avec impatience.

Eh ! morbleu !... de quoi te mêles-tu ?... tu as eu tort...

Il se lève.

NEUBOROUG.

Moi !... et pourquoi ?

WALPOLE.

Parce que je souffre... parce que je me porte très mal...

NEUBOROUG, lui tâtant le pouls.

C’est vrai !... Il y a toujours là des symptômes d’irritation et de fièvre nerveuse. Cela m’étonne.

WALPOLE.

Et le moyen qu’il en soit autrement, au milieu du tracas, des allées et venues, des intrigues qui m’assaillent de tous côtés ! Déjà, et je ne sais comment, car c’était un secret entre nous, le bruit de ma démission s’est répandu...

Montrant les lettres qu’il tient.

Et c’est à qui, amis ou ennemis, viendra me demander ma protection pour obtenir de moi vivant un lambeau de mon héritage.

NEUBOROUG.

Que t’importe ?...

WALPOLE.

Ce qu’il m’importe !... Encore faut-il avoir sa tête, son jugement, pour ne pas se laisser influencer dans son choix ; car déjà le comte de Sunderland croit triompher... Tu vois bien que sa fille avait raison ce matin. Il y a entre elle et tel grand personnage des intelligences dont j’ai acquis la preuve, et l’on ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle croit m’avoir renversé !

NEUBOROUG, riant.

Y penses-tu ? Celui qui t’a renversé, c’est moi, c’est ton ami, tout le monde le sait ; c’est la volonté de ton médecin, ou plutôt la tienne.

Lui prenant la main.

Et tu as bien fait. Aussi, comme je te l’ai dit, le roi veut causer avec toi de ton successeur et avoir là-dessus tes idées.

WALPOLE.

Des idées... des idées ! crois-tu que j’en aie ? il faut le temps...

NEUBOROUG.

Le pays cependant ne peut pas marcher ainsi sans ministres ; il n’aurait qu’à s’y habituer, vois ce que cela deviendrait !...

WALPOLE.

Je le sais bien ; mais, obligé de combiner à la hâte, de recomposer ce ministère, de nommer, pour contenter le roi, sept ou huit personnes qui lui plaisent, crois-tu que ce soit facile ? Et où les trouver ?

NEUBOROUG.

Bah !... en cherchant bien !...

WALPOLE, avec impatience.

J’ai beau chercher, je ne vois pas qui pourrait se charger d’un fardeau pareil !

NEUBOROUG.

Il y aura des gens qui se dévoueront.

WALPOLE, avec impatience.

Et lesquels ?... Est-ce toi ?

NEUBOROUG, se récriant.

Moi !... y penses-tu ? Moi te remplacer et être premier ministre ? est-ce que c’est possible ? Par exemple, je ne dis pas, s’il y avait quelque emploi modeste, quelque place obscure... dans les premiers rangs... je pourrais aussi bien que tout autre...

WALPOLE.

Toi, Williams ! te lancer dans l’administration ! toi, un médecin !

NEUBOROUG.

D’abord, je ne suis pas médecin, je suis député ! et ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’occupe des affaires publiques... Tout le monde s’en occupe en Angleterre, et j’ai fait mes preuves !

WALPOLE.

Par tes écrits, sans contredit ! Mais n’ayant encore exercé aucun emploi...

NEUBOROUG.

Raison de plus ! pas d’antécédents, pas de système arrêté... cela peut aller à tout ce qu’on voudra ! Du reste, je ne suis pas exigeant, je ne tiens pas à briller : au contraire ! Il y a, pour commencer, de petits ministères sans conséquence que tout le monde peut occuper et qui ne vous obligent à rien... qu’à résidence ! voilà ce qu’il me faut, ou même moins encore !...

WALPOLE.

Mais tes forces, ta santé...

NEUBOROUG.

Je me porte bien, et puis, en cas de danger... je saurais mieux que personne les moyens de...

WALPOLE.

Sans contredit. Mais ton repos ! mon ami, ta tranquillité...

NEUBOROUG.

On se sacrifie... pendant quelques années ; c’est trois ou quatre ans de courage... et puis, quand on a fait son affaire, on prend sa retraite... une bonne retraite... quelque place inamovible où l’on soit tranquille...

WALPOLE, d’un air railleur.

À merveille ! des places, des titres... toi qui hier encore...

NEUBOROUG.

Mon Dieu !... je devine ce que tu vas me dire !... ce serait bien, si j’étais ambitieux, mais je ne le suis pas !... je ne m’échauffe pas, je ne me monte pas la tête, je ne tiens pas aux titres, aux dignités, je les méprise autant que toi... Aussi, mon ami, ce que j’en fais n’est pas pour moi, c’est pour ma fille, c’est pour son établissement... parce que la fille d’un homme en place... se marie toujours... Après cela, je te le jure bien, je m’en vais... je me retire... dans la terre de mon gendre... ou je reviens à mes malades... qui auront profité de mon absence pour vieillir. Ceux-là du moins béniront mon administration, et je tâcherai qu’ils ne soient pas les seuls... Voilà mes plans, mes projets... Et maintenant qu’as-tu à répondre ?

WALPOLE.

Rien, mon ami... je parlerai de cela à Sa Majesté qui ne demandera pas mieux ! On pourra te placer parmi les lords de la trésorerie ou de l’amirauté, ou dans les conseillers du roi !

NEUBOROUG, prêt à partir.

Tout ce qui le plaira, mais du silence ! que cela reste entre nous !

Revenant.

Par exemple, tu pourrais peut-être, et comme une indiscrétion qui viendrait de toi, laisser deviner au roi que je suis l’auteur des Lettres Irlandaises.

WALPOLE.

Et l’anonyme que tu voulais garder, et ta modestie...

NEUBOROUG.

Je n’en ai plus besoin, puisque je vais être en place ; du reste, ce que je le dis là...

WALPOLE.

Sois tranquille !... Mais, laisse-moi, car je n’ai encore rien d’arrêté, et si le roi m’attend...

NEUBOROUG.

Oui, mon ami, je le laisse et je compte sur toi.

WALPOLE.

Et tu fais bien !

Neuboroug sort.

 

 

Scène II

 

WALPOLE, seul

 

Et lui aussi !... lui aussi... ambitieux comme les autres ! ils le sont tous ! et je ne les comprends pas... C’est donc un vertige... un délire, une fièvre qui les saisit ? Celui-là du moins ne s’aveugle pas, il se rend justice, il comprend qu’il ne peut me succéder... mais les autres... quel spectacle... quel tableau ! Ce portefeuille qui n’est pas encore échappé de ma main, ils se le disputent déjà ! Ah ! cela me fait mal !... c’est hideux à voir et j’en rougis pour l’espèce humaine... Cependant le roi l’exige et veut que je lui désigne mon successeur !... il faut se prononcer !... il faut que ce soit moi-même qui le porte au pouvoir, qui lui serve de marchepied !... Qui choisir, mon Dieu ?... le comte de Sunderland ?... C’est celui-là que le roi désirerait... et moi aussi... car il est incapable, et à coup sûr il ne me ferait pas oublier... mais à cause de sa fille qui voulait me renverser... jamais !... jamais !... on croirait qu’elle a réussi ! Bolingbroke... mon ancien antagoniste, homme de tête et de talent ?... mais il reviendrait avec un système opposé au mien, et détruirait ce que j’ai fait. Stanhope qui est maintenant pour moi, qui est de mon parti ?... mais il profiterait de mes idées... il recueillerait ce que j’ai semé... et sans se donner de peine... il irait plus loin peut-être... Qui donc choisir ?... Lord Carteret ?... un brouillon qui ne veut que la guerre... Lord North ? qui n’entend rien au commerce...

S’arrêtant.

Eh mais !...

Souriant.

Neuboroug, qui me parlait tout à l’heure et qui, porté par l’opposition, pourrait donner lieu à une combinaison nouvelle... un honnête homme d’ailleurs... qui ne serait pas dangereux... un homme de talent, un publiciste distingué, l’auteur des Lettres Irlandaises. Oui... mais autre chose est de tenir la plume ou le gouvernail ; autre chose est d’écrire ou d’agir ! Neuboroug n’a ni l’habitude, ni l’expérience des affaires... et puis le plus terrible, c’est que ni lui ni les autres n’ont le tact, l’instinct, le coup d’œil nécessaires !... aucun d’eux n’a... ce qui ne se donne pas, ce qui est indispensable... ce que j’ai en un mot... Et parmi tout ce monde-là, je ne vois encore que moi... mais moi c’est fini... je m’en vais... je me retire !

Il va s’asseoir sur le fauteuil à droite, près de la table.

 

 

Scène III

 

WALPOLE, HENRI

 

HENRI, à part.

À trois heures... dans la grande galerie... c’est ici !

WALPOLE, l’apercevant.

Ah ! le voilà !

HENRI.

Ciel ! mon oncle !

WALPOLE.

Viens, mon ami, viens à mon aide, viens me conseiller !...

HENRI.

Qu’y a-t-il donc ? qu’est-ce qui vous tourmente encore ?

WALPOLE.

Cette obligation, que m’a imposée le roi, de lui désigner mon successeur. Je suis là... je cherche... je ne sais que résoudre ! Moi d’abord je les prendrais tous... mais encore faut-il répondre à la confiance du roi, et laisser le pouvoir en des mains qui en soient dignes.

HENRI.

Il y a, grâce au ciel, dans notre pays, tant de gens de mérite !

 

WALPOLE, avec ironie.

Tu crois cela ?... Dis-moi donc lesquels !

HENRI, regardant autour de lui avec inquiétude.

Vous les connaissez mieux que moi !... Mais, à parler franchement, un tel choix entraîne après lui une responsabilité qu’à votre place je craindrais de prendre.

WALPOLE.

Voilà justement ce qui m’inquiète... me tourmente...

HENRI.

Eh bien, alors ! pourquoi accepter ? Refusez un pareil honneur, et que le souverain s’adresse...

WALPOLE.

À qui ?

HENRI.

Au pays lui-même ! Il connaît mieux que personne ses véritables intérêts ; et le ministre qu’il lui faut, qui lui convient, il le désignera par ses votes. Laissez-le faire, et ne vous en inquiétez pas plus que moi !

WALPOLE, se levant.

Quoi ! vraiment, cela ne te tourmente point ?

HENRI.

En aucune façon.

WALPOLE, lentement et s’appuyant sur son épaule.

Comment ?... ce pouvoir qui est en mes mains et dont je peux disposer... ne te donne pas à rêver... ne fait pas naître en toi quelque idée... quelque espérance ?...

HENRI.

Aucune !... je ne désire rien, vous le savez...

Regardant toujours.

ou du moins mes vœux ne sont pas là !

WALPOLE.

Mais enfin... tu es mon ami, mon neveu... presque mon fils... et cette puissance souveraine... cette place si brillante que tout le monde envie... si je te l’offrais ?...

HENRI.

Je la refuserais !

WALPOLE.

Vraiment !...

Après un instant de silence.

Voilà l’homme qu’il nous faut ! honneur, esprit, talents, tout chez lui se trouve réuni !... et puis enfin un autre moi-même !... et je ne sais pas comment j’hésitais, comment j’allais chercher ailleurs un mérite que j’ai là, chez moi... dans ma famille.

HENRI.

Je vous remercie, mon oncle... et qu’une telle pensée vous soit seulement venue... c’est plus qu’il n’en faut pour me rendre fier toute ma vie... Mais, je vous l’ai dit, je ne puis accepter...

WALPOLE.

Et pour quelles raisons ?

HENRI, avec impatience.

Ni mon caractère, ni mes goûts ne me le permettent !... je ne pourrais jamais supporter ce fardeau des affaires, trop pesant pour ma jeunesse et mon inexpérience.

WALPOLE, avec joie.

Il n’y a pas de mal, mon garçon, il n’y a pas de mal à cela... Ne suis-je pas là ? Tu n’auras rien à faire... je t’aiderai... je continuerai... sous ton nom.

HENRI.

C’est me combler de vos bontés... mais...

WALPOLE.

Tu feras ce que tu voudras... ce n’est plus moi, c’est le roi qui se chargera de vaincre tes scrupules... Il me demande un successeur... je cours lui désigner le plus capable, le plus digne...

HENRI.

Mais, mon oncle...

WALPOLE.

Celui que j’aime... que je préfère à tous.

HENRI, apercevant Cécile.

Dieu ! c’est elle !...

WALPOLE.

La comtesse de Sunderland !... elle vient à propos ; tu peux lui annoncer cette nouvelle ;

Il salue Cécile.

je serai enchanté que madame soit la première à l’apprendre ! Adieu, je passe chez le roi qui m’attend.

Il sort en serrant la main d’Henri.

 

 

Scène IV

 

CÉCILE, HENRI

 

HENRI.

Il s’éloigne !... Je tremblais que votre arrivée ne lui donnât quelques soupçons... auxquels, par bonheur, il n’a pas, en ce moment, le loisir de s’arrêter.

CÉCILE.

En effet... quelque grand projet l’occupe, et cette nouvelle qu’il vous chargeait tout haut de m’apprendre... cache à coup sûr quelque mystère qu’il veut que j’ignore.

HENRI.

Aucun !... il n’y a point de secret... moi, d’ailleurs, en aurais-je pour vous ? Sa santé l’oblige à donner sa démission... à quitter le ministère...

CÉCILE.

Je le sais...

HENRI.

Et il voulait me nommer à sa place.

CÉCILE.

Est-il possible !... Vous, Henri, vous premier ministre !... Eh bien ! c’est ce que je voulais faire !

HENRI.

Dites-vous vrai ?

CÉCILE.

Je voulais vous voir pour m’entendre avec vous, pour vous faire part de mes projets, de mes espérances, pour assurer enfin un triomphe où je voyais tant d’obstacles... et que j’étais loin de croire si facile.

HENRI.

Je ne puis en revenir encore !... Vous aviez tant d’ambition pour moi... qui en ai si peu ?...

CÉCILE.

Que dites-vous ?...

HENRI.

Que je ne veux pas d’un pareil titre... je l’ai déjà refusé !... je le refuserais encore, quand le roi lui-même me presserait de l’accepter !...

CÉCILE.

Mais vous n’y pensez pas ?...

HENRI.

Et pourquoi donc ? Vous savez les vœux que je forme, vous savez de qui dépend mon bonheur... et si je suis venu ici ému et tremblant... si, en vous attendant à ce rendez-vous, mon cœur battait avec tant de violence, croyez-vous que ce fût dans la crainte de ne pas obtenir un vain titre... une place, des honneurs !... Ah ! je tremblais de perdre un trésor bien plus cher, car je savais que j’allais vous voir pour la dernière fois peut-être !...

CÉCILE.

Comment cela ?

HENRI.

Il faut que mon sort se décide ! il faut que vous parliez... fut-ce pour m’ôter tout espoir... et vous aurez cette franchise... Un amour comme le mien est trop vrai, trop sincère, pour ne pas désarmer la coquetterie la plus cruelle, et je vous aime tant, Cécile, que je mérite au moins l’honneur d’un refus.

CÉCILE.

Quoi ! vous pourriez penser...

HENRI.

Je vous ai dit : Je vous aime !... et sans répondre à mon amour, mais aussi sans le repousser, je vous ai vue tremblante... agitée... comme en ce moment... Eh bien ! répondez : voulez-vous être à moi ?... J’irai demander votre main à votre père... à la reine... au roi lui-même...

CÉCILE, effrayée.

Ah ! gardez-vous-en bien !...

HENRI.

Vous me le défendez, et pourquoi ? je veux le savoir ! Craignez-vous que le sang de Churchill ne puisse s’allier au notre ?... Craignez-vous que votre aïeule, que le comte de Sunderland, son gendre, ne s’offensent de ma demande ?

CÉCILE.

Non, milord !... Ils s’en tiendraient honorés... ce n’est pas d’eux que viendrait le refus.

HENRI.

Et de qui donc ? Parlez, de grâce !

CÉCILE.

Eh bien !... eh bien... de moi !... de moi seule !

HENRI.

Voilà donc la vérité !... c’est que vous ne m’aimez pas... c’est que vous ne m’avez jamais aimé !... c’est que vous vous faisiez un jeu de mes tourments ! et vous osez en convenir !... Au moment de vous quitter pour jamais, est-ce donc là l’idée qu’il me faut emporter de vous... de vous que j’aimais tant ? et qu’à présent...

CÉCILE.

Ah ! n’achevez pas, milord, n’achevez pas de m’accabler !... Vous ne savez pas... vous ne saurez jamais à quel point je suis malheureuse !... Accusez-moi de ruse, de coquetterie, ne me revoyez plus... vous aurez raison... j’ai mérité vos reproches... non pas tous, cependant... car cette femme que vous traitez en ennemie, que vous accusez de fausseté, vous cachait ses desseins... il est vrai... mais ses desseins les plus secrets n’avaient pour but que votre gloire et votre fortune. Persuadée, et je m’abusais, je le vois, que l’ambition de Walpole cherchait à vous éloigner du pouvoir, tous mes soins tendaient à vous en rapprocher, et le crédit de mon père, la faveur des miens, celle dont je jouissais auprès de la reine, tout devait vous servir et vous porter à ce rang suprême que je rêvais pour vous... c’était mon ambition à moi... et je me disais : Quand il sera au faite des honneurs... quand rien ne manquera à sa gloire et à sa puissance, alors seulement il saura que j’y ai contribué... que j’en fus la cause première... que j’ai pu renoncer à lui, mais non à son bonheur... et peut-être donnera-t-il une larme à mon souvenir... en se disant : Elle m’aimait tant !...

HENRI.

Vous m’aimez !... vous !

CÉCILE, avec douleur.

Ah !... il en doute encore !...

HENRI.

Pourquoi alors refuser l’offre de ma main ?...

CÉCILE.

Moi, votre femme !... Savez-vous, Henri, qu’un tel sort comblerait tous mes vœux ?... On doit être si heureuse et si fière de porter le nom de celui qu’on aime, de dire : Sa gloire est la mienne et ses succès sont les miens ! Et pour refuser un tel bonheur quand il vous est offert, ne faut-il pas bien de la force d’âme ?... ne faut-il pas là...

Montrant son cœur.

bien du courage...

Avec égarement.

ou plutôt bien de l’amour ?

HENRI.

Ô ciel !... achevez !...

CÉCILE.

Mon trouble... mon émotion... tout doit vous dire, en ce moment, qu’il est un secret... que je dois taire... que je ne puis révéler sans vous perdre... Et maintenant... voudrez-vous encore l’exiger ?

HENRI.

Non... je ne demande plus rien ! Je crois en vous, je crois en votre tendresse...

CÉCILE.

Eh bien ! s’il est vrai... j’en veux une preuve, une seule !

HENRI.

Parlez ! et je jure d’obéir à l’instant !

CÉCILE.

Acceptez le pouvoir qu’on vous offre !... votre mérite, vos talents vous appellent au premier rang ! Montez-y, remplissez votre destinée... prouvez qu’un tel fardeau n’est pas au-dessus de vos forces... Et que, vous voyant plus grand encore que votre fortune, l’Angleterre, un jour, vous honore et vous admire... Voilà, Henri, la seule preuve d’amour que j’exige de vous !

HENRI.

Ah ! comment résister à cette voix qui m’élève au-dessus de moi-même ?...

CÉCILE.

C’est bien... c’est bien... vous acceptez ! c’est tout ce que je demandais, et quoique soit maintenant mon sort... adieu !... adieu, Henri !... qu’on ne nous surprenne pas ensemble... À vous... à vous désormais !... et ce soir, au cercle de la reine.

Elle sort par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

HENRI, seul

 

À vous !... à vous désormais !... Ah ! je ne puis le croire encore !... tout ce que je viens d’entendre a jeté en mon âme un trouble... une émotion qui me laissent à peine l’usage de mes sens... et de ma raison... Elle m’aime !... elle est à moi... c’est là tout ce que je sais... c’est là tout ce que mon cœur me rappelle...

Apercevant Walpole et le roi. Avec regret.

Mon oncle... et le roi... quel malheur ! J’avais tant besoin de rester seul avec son souvenir !...

 

 

Scène VI

 

HENRI, GEORGE, WALPOLE

 

WALPOLE.

Oui, sire, je vous ai expliqué les motifs d’un tel choix, et puisque Votre Majesté les approuve, voici mon neveu que je vous présente ! un loyal gentilhomme tout dévoué à la personne du roi et au service du pays !...

HENRI.

Sire !...

WALPOLE.

J’ai fait part de tes craintes, de tes hésitations... à Sa Majesté, qui, grâce au ciel, n’en a tenu compte...

HENRI.

J’ai dû, avec raison, me défier de moi-même et de mes forces... mais dès que Votre Majesté l’exige, je sais quel est mon devoir...

WALPOLE, avec joie.

Il accepte !...

GEORGE.

À la bonne heure !...

WALPOLE, avec moins de joie.

Il accepte !... il est bien jeune encore... il a peu d’expérience... mais je serai là.

HENRI.

J’y compte bien !

GEORGE.

Pourquoi d’ailleurs exclure les jeunes gens des affaires ? C’est un tort, selon moi !... ils ont cette chaleur d’imagination qui enfante les idées grandes et généreuses ; ils ont l’ardeur qui entreprend, l’activité qui exécute ; et les défauts mêmes qu’on leur reproche, cette loyauté, cette franchise dont s’effrayent les vieux diplomates, me semblent à moi des qualités ! Le moyen d’être adroit maintenant est peut-être de dire la vérité.

WALPOLE.

C’est juste ! on ne la croirait pas ! et sous ce rapport, mon neveu est d’une adresse à déjouer toutes les chancelleries de l’Europe... Heureusement je serai là... pour le rappeler de temps en temps aux bons et anciens usages...

GEORGE.

Vous le mettrez au fait de nos relations avec les puissances...

WALPOLE.

Oui, sire... ce qui demandera quelque temps... mais d’ici là, cela me regarde.

GEORGE.

Il faudra qu’il connaisse notre situation intérieure... les ordres à donner en Écosse.

WALPOLE.

Oui, sire... que cela ne l’inquiète pas... je m’en charge.

GEORGE.

Quant aux derniers changements dans l’administration...

WALPOLE.

Qu’il soit tranquille... c’est mon affaire.

GEORGE.

Et pour les autres membres du conseil qu’il nous reste à nommer...

WALPOLE.

C’est déjà fait... c’est comme s’il gouvernait déjà... et dès aujourd’hui il peut entrer en fonctions... Je cours chercher le portefeuille qu’il doit tenir de Votre Majesté... tout le travail y est préparé, disposé... Ce sera toujours ainsi... et demain, quand il sera au pouvoir, il n’aura plus qu’à donner...

GEORGE.

Quoi donc ?

WALPOLE.

Sa signature !... Je reviens à l’instant retrouver Sa Majesté

Suivant Henri.

et Son Excellence !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

HENRI, GEORGE

 

GEORGE.

Voilà votre oncle libre enfin, et bien heureux à ce que je vois.

HENRI, qui pendant toute la fin de la scène précédente est resté plongé dans ses réflexions.

Pardon, sire, Votre Majesté a daigné m’adresser la parole...

GEORGE, souriant.

Je vois que mon nouveau ministre est sujet aux distractions... il n’y a pas de mal... cela passe souvent, dans les affaires, pour de la gravité ou de la profondeur... Je disais que Walpole est enchanté de vous... car il craignait d’abord un refus... il me l’avait formellement annoncé !

HENRI.

C’est vrai, sire, j’y étais décidé, je me l’étais bien promis.

GEORGE.

Quoi ! sincèrement vous aviez l’intention de résister aux désirs de votre oncle... aux volontés de votre roi !... Ce projet se rattachait-il à des considérations d’État ?

HENRI.

Non, sire !...

GEORGE.

À quelque système que depuis vous avez abandonné ?

HENRI.

Non, sire... et je demanderai à Votre Majesté la permission de ne pas lui faire connaître les motifs qui m’ont déterminé !

GEORGE.

Et pourquoi donc ?

HENRI.

Ils lui paraîtraient peut-être peu dignes de la gravité qu’elle a droit d’attendre de son ministre.

GEORGE.

Eh ! mon Dieu, détrompez-vous. La gravité m’ennuie à périr, et je suis trop heureux d’y faire trêve ; ainsi donc... parlez sans crainte.

HENRI.

Eh bien ! sire, j’en conviens, je voulais d’abord refuser... mais une personne qui a tout pouvoir sur moi a éveillé dans mon cœur des sentiments d’ambition et de gloire qui ont triomphé de mes craintes et m’ont décidé à accepter.

GEORGE, souriant.

De l’air dont vous dites cela... je parie que cette personne est une femme ?...

HENRI.

C’est vrai !

GEORGE, de même.

Je l’avais deviné. Vous comprenez qu’avec votre oncle, je ne pouvais parler que d’affaires d’État ; la sévérité de son âge et de son caractère... Et puis, c’est le champion de la reine... son défenseur ! il lui est tout dévoué... et moi aussi ! car je la respecte et l’aime avant tout ; mais à la moindre confidence il se serait cru, en sujet fidèle, obligé à des sermons, à des remontrances !... C’est gênant... c’est ennuyeux...

Souriant.

tandis qu’entre nous...

HENRI, avec respect et étonnement.

Qui, moi, sire ?...

GEORGE, avec bonté.

Croyez-vous donc qu’un roi ne puisse jamais descendre des hauteurs de la politique ou de l’étiquette ?... Croyez-vous donc que souvent, au fond du cœur, il ne désire pas un ami à qui il puisse confier ses peines ?...

HENRI.

Que dites-vous ?

GEORGE, soupirant.

Que moi aussi... mon cher Henri, j’aurais peut-être là,

Montrant son cœur.

plus d’un chagrin...

Avec bonté.

Mais il s’agit de vous ! je vois que vous aimez... que vous êtes amoureux...

HENRI.

À en perdre la tête...

GEORGE, gaiement.

Je conçois cela, et vous êtes heureux ?...

HENRI.

Hélas ! non... elle m’aime... elle me le dit... et elle refuse ma main.

GEORGE, de même.

Ce n’est pas possible.

HENRI.

Elle refuse d’être à moi !

GEORGE, avec abandon.

Eh bien ! moi, c’est tout le contraire.

HENRI.

En vérité !...

GEORGE, vivement.

C’est comme je vous le dis !... Et voyez donc désormais quelle existence, quel bonheur sera le nôtre !... Nous nous délasserons des affaires publiques en parlant de nos chagrins, ce sera délicieux... Moi qui redoutais l’heure du conseil, je la verrai arriver maintenant avec plaisir.

HENRI.

Et moi qui tremblais d’être ministre !

GEORGE.

Vous voyez bien que ce n’est rien !... le tout est de s’entendre.

Lui prenant la main.

Et nous nous entendons déjà... nous nous comprenons à merveille !

À demi-voix.

Dites-moi, Henri...

HENRI.

C’est mon oncle !...

GEORGE, à part.

Quel ennui !...

Bas à Henri.

Silence devant lui !

 

 

Scène VIII

 

HENRI, GEORGE, WALPOLE

 

WALPOLE, tenant un portefeuille qu’il pose sur la table et en tirant un papier.

Voici les affaires dont il est urgent que Votre Majesté donne d’abord connaissance à son nouveau ministre, c’est relatif à l’Espagne...

GEORGE, prenant le papier.

C’est bien, nous en parlerons ! mais pas aujourd’hui... pas ce matin !... Je dois sortir à cheval avec la reine.

HENRI.

Me sera-t-il permis d’accompagner Leurs Majestés ?...

GEORGE.

Certainement... c’est avec grand plaisir que je vous verrai à cette promenade.

À Walpole.

Au fait, c’est charmant, un jeune ministre... ça monte à cheval !...

À Henri.

Nous ne pourrons pas causer, la reine sera là !... mais cela se retrouvera...

À voix basse.

Il y a bal ce soir à la cour, vous y viendrez ?...

HENRI, de même.

Oui, sire !... je n’aurai garde d’y manquer !

WALPOLE, à part.

Qu’ont-ils donc à se dire ainsi à voix basse ?

Haut.

Puisque Votre Majesté ne s’occupe pont de ces papiers, je les lui redemanderai...

GEORGE, les donnant à Henri.

C’est lui que cela regarde !... Tenez, Henri, voyez... examinez, et faites-moi un rapport sur cette question...

WALPOLE.

Qui est importante ! car il s’agit ici de la paix ou de la guerre.

HENRI.

Je ne cache pas à Votre Majesté que je tiens à venger les injures faites au pavillon national ; ce fut toujours mon avis...

WALPOLE.

Oui, quand tu n’étais pas ministre ; c’étaient alors des idées de jeune homme, des idées chevaleresques, mais maintenant...

HENRI.

Maintenant, mon oncle, cela me semble un devoir ; telle est du moins mon opinion.

WALPOLE.

Ce n’est pas la mienne... avant tout, l’intérêt des finances !...

HENRI.

Avant tout, l’honneur du pays !...

WALPOLE.

Va je soutiens, moi...

GEORGE, à Walpole et montrant Henri.

Permettez, cela le regarde... c’est lui qui est responsable...

HENRI.

Pardon, mon oncle, d’être d’un avis différent du vôtre ; mais ne me condamnez pas sans me juger : j’expliquerai, je développerai les motifs de mon opinion dans ce rapport que Sa Majesté veut bien me demander, et que je vous soumettrai d’abord...

GEORGE.

Comme vous voudrez... ou que vous me remettrez à moi-même tout uniment... car entre nous point de gêne, point d’étiquette... Qu’il n’y ait ni prince ni ministre, mais seulement deux amis ; et cette amitié que je vous offre...

Lui tendant la main.

L’acceptez-vous, Henri ?

HENRI, s’inclinant.

Ah ! sire... c’est à mon oncle que je dois tant de bonheur ! combien je l’en remercie !

GEORGE.

Et moi plus encore !...

À Walpole.

Car voilà le ministre qu’il me fallait !

WALPOLE.

Vraiment !

GEORGE.

Oui, nous venons de causer ensemble, et vous aviez raison de me le vanter ! Capacité, talents, connaissance des affaires... tout en lui se trouve réuni !

À Henri.

Et quant à ce dont je voulais vous parler... et que je recommande à votre discrétion...

WALPOLE.

De quoi s’agit-il ?

GEORGE.

Rien ; c’est entre nous...

À Henri.

Vous avez, dit-on, à quelques lieues de Londres, une villa italienne, une maison de campagne charmante ?...

HENRI.

Une maison de garçon...

GEORGE.

Demain j’irai vous y demander à déjeuner, nous y causerons plus à l’aise qu’ici...

À Walpole.

Vous, mon cher Robert, et jusqu’à ce que tous nos arrangements soient pris, le plus grand silence avec tout le monde sur la nomination de votre neveu !

Voyant entrer un page.

Mais on nous attend ! venez ! venez ! mon cher Henri !

De loin à Walpole, en s’en allant.

Adieu ! milord !...

HENRI, de même et gaiement.

Adieu, mon oncle.

Ils sortent tous deux.

 

 

Scène IX

 

WALPOLE, se promenant d’un air morne et rêveur

 

Je suis enchanté !... voilà mon neveu en faveur !... le roi l’a déjà pris en amitié et va demain déjeuner chez lui...

S’arrêtant.

Il n’est jamais venu déjeuner chez moi... Et puis cette affaire qui les occupe et pour laquelle ma présence paraissait les gêner !... Autrefois il n’avait pas de secret pour moi. Qui donc m’a ôté sa confiance ? Qui m’a déjà desservi auprès de lui ? Lord Henri... Oh ! non, je ne puis le croire, il est trop franc, trop loyal ; il n’y a pas assez longtemps qu’il est aux affaires... Cependant il avait l’air d’être d’intelligence avec le roi ; il a combattu devant lui mon opinion ; il s’est montré mon adversaire... mon ennemi... et puis enfin ce déjeuner : il n’a rien dit, il a accepté !... l’ingrat !... lui qui me doit tout !...

 

 

Scène X

 

WALPOLE, NEUBOROUG

 

WALPOLE, apercevant Neuboroug et lui prenant les mains.

Ah ! te voilà, mon ami, mon seul ami !

NEUBOROUG.

As-tu vu le roi ?...

WALPOLE.

Oui !...

NEUBOROUG.

Je m’en suis douté, car je l’ai rencontré qui sortait d’ici... et il m’a salué d’un air très agréable, en traversant la terrasse qui était encombrée de courtisans...

WALPOLE.

Le roi n’était pas seul !...

NEUBOROUG.

Non, il s’appuyait affectueusement sur le bras de lord Henri, et ils disaient tous : « Ce Walpole est-il en faveur ! il suffit d’être son neveu, son parent, pour être traité par le roi comme un membre de la famille royale. » Sa Majesté s’est alors approchée du bord de la terrasse au bas de laquelle étaient rassemblés des gens du peuple et des matelots qui murmuraient à haute voix : « La guerre ! la guerre !... guerre à l’Espagne ! – Vous l’entendez, sire, s’est écrié lord Henri. – Eh bien ! mon brave officier, a dit le roi en lui frappant sur l’épaule, nous la leur donnerons, n’est-il pas vrai ? »

WALPOLE.

Il a dit cela ?... il l’a promis aussi formellement ?...

NEUBOROUG.

Tout haut, devant tout le monde ; et alors, de toutes parts, ont retenti les cris de vive le roi ! vive Walpole ! parce qu’ils croient toujours que c’est toi qui restes au ministère... et moi je riais !... Que les hommes sont singuliers, et qu’il faut peu de chose pour les... Et dis-moi, tu as donc songé à moi ?

WALPOLE.

Oui, mon ami, oui, je t’ai mis sur une liste qui doit être soumise au roi et qu’il approuvera, j’en suis sur...

NEUBOROUG.

M’as-tu mis dans la trésorerie, ou dans l’amirauté ?

WALPOLE, à demi-voix.

Eh ! que dirais-tu s’il y avait moyen d’arriver plus haut ? de parvenir peut-être jusqu’au premier rang ?

NEUBOROUG.

Non, non, ne me tente pas !... tu sais que je n’ai pas d’ambition !... Un petit ministère inoffensif, bien tranquille, bien modeste, où je sois comme à l’abri des affaires, voilà tout ce qu’il me faut !...

WALPOLE.

Et pourquoi donc ?... tu ne te rends pas justice... N’as-tu pas des titres ?... et puis enfin, un homme mûr, raisonnable...

NEUBOROUG.

C’est vrai !

WALPOLE, avec amertume.

Ce n’est pas un jeune homme !... il ne monte pas à cheval, celui-là !

NEUBOROUG.

Jamais !...

WALPOLE, de même.

Il n’a pas de villa élégante... de maison de campagne...

NEUBOROUG.

Pas encore !... mais cela peut venir... et si le roi le veut...

WALPOLE, lui saisissant le bras avec force.

Il le voudra, j’en réponds... Il y aura des obstacles, des obstacles terribles... Les princes ont tant de caprices, ils oublient si vite les services passés !... Mais enfin, rassure-toi ; dans un gouvernement tel que le nôtre, il ne suffit pas d’être le favori du roi pour faire un ministre, il faut encore du crédit, du talent...

NEUBOROUG.

Tu es bien bon !...

WALPOLE.

Il faut avoir pour soi la majorité... l’opinion publique... et l’on verra...

NEUBOROUG.

Oui, mon ami, oui, nous verrons ; mais calme-toi !... car te voilà dans un état qui m’effraye... Tu avais donné ta démission pour être tranquille...

WALPOLE.

Et je le suis, mon ami, je le suis...

NEUBOROUG, remontant vers la porte du fond.

Entends-tu ces cris ?... c’est le roi qui part, il est à cheval, ton neveu est à côté de lui ! à sa droite.

WALPOLE, avec colère.

À sa droite... tu en es sûr ?...

NEUBOROUG.

Parbleu ! je le vois... Ah ! mon Dieu !... il laisse tomber sa cravache... le roi lui offre la sienne... quel honneur !

WALPOLE, à part.

C’en est trop !

Haut à Neuboroug.

Viens, mon ami... Viens, j’y perdrai mon nom ou nous renverserons ceux qui aspirent au pouvoir.

NEUBOROUG.

Nous les renverserons...

WALPOLE.

Et puisque le roi veut décidément la guerre...

NEUBOROUG.

Nous la lui donnerons... on l’a toujours quand on veut ! ce n’est pas comme la paix !

WALPOLE, l’entraînant.

Viens, te dis-je, il faut se hâter.

Il sort par le fond en entraînant Neuboroug.

 

 

ACTE IV

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

HENRI, MARGUERITE

 

MARGUERITE, entrant par la porte à droite.

Oui, mon père, je vous attendrai ici...

HENRI, entrant par le fond et apercevant Marguerite.

Miss Marguerite, qu’il me tardait de vous voir ! je suis d’une joie !... j’éprouve un bonheur...

MARGUERITE.

Alors, dites donc vite pour que j’en aie aussi.

HENRI.

Il est arrivé depuis ce matin tant de changements, tant d’événements !... Qu’il vous suffise d’apprendre que, dans ce moment, j’ai tout pouvoir, j’ai la confiance, j’ai l’amitié du roi... il m’accordera tout ce que je voudrai... alors et sur-le-champ j’ai pensé à vous...

MARGUERITE.

À moi !...

HENRI.

Ou du moins à celui que vous aimez, c’est la même chose !... j’ai fait venir votre jeune cousin Thomas Kinston.

MARGUERITE.

Ô ciel !

HENRI.

Je lui avais fait avoir hier un emploi... je lui en donne un aujourd’hui bien plus beau, bien plus sur ; je le place près de moi à la chancellerie... et si vous aviez vu sa reconnaissance et surtout son étonnement, car il ne peut se douter d’où lui vient sa fortune !...

MARGUERITE, à part.

Je crois bien !

HENRI.

Maintenant que vous voilà riche, lui ai-je dit, que votre avenir est assuré, ne songerez-vous pas à quelque établissement ?...

MARGUERITE.

Grand Dieu !...

HENRI.

Ne craignez rien ! je ne me serais pas permis un seul mot qui aurait pu vous compromettre !... mais c’est lui-même qui, s’adressant à moi comme à son protecteur, m’a donné à entendre qu’il avait des vues sur une jeune fille, sa parente, sa cousine, dont le père venait d’être nommé membre de la Chambre des communes ; c’est clair, je pense ; et sans trahir un secret que votre tendresse avait confié à mon amitié, je l’ai engagé à ne pas se rebuter... à se présenter encore !...

MARGUERITE.

Ô mon Dieu !

HENRI.

Il va venir...

La regardant avec tendresse.

Et en vérité, Marguerite, je le trouve bien heureux, je trouve qu’il n’y a personne au monde qui ne doive envier son sort, car maintenant le voilà sûr du consentement de votre père... Sa nouvelle fortune... ma protection... et puis la vôtre...

MARGUERITE, avec embarras.

Je ne sais... je doute encore que mon père...

HENRI.

Il le faudra bien ; je saurai l’y contraindre...

MARGUERITE.

C’est trop de bontés, c’est trop vous occuper de moi... Vous d’abord... vous avant tout !... vous ne me parlez pas de ce qui vous est arrivé... de cette entrevue, de ce rendez-vous qu’on vous avait demandé !...

HENRI.

Ah ! vous allez partager mon bonheur !... et il m’est d’autant plus doux... qu’il y a dans notre destinée comme une sympathie secrète... qui fait que nous sommes heureux ou malheureux ensemble... je suis comme vous, je suis aimé !...

MARGUERITE.

Ô ciel !

HENRI.

Oui, elle m’aime !... oui, je ne peux en douter... et si des obstacles, si un secret que je dois respecter l’empêchent, en ce moment, de me donner sa main... je suis sûr du moins que ce mariage est maintenant l’objet de ses vœux ; je viens de lui écrire pour presser encore cet heureux instant, et bientôt, je l’espère, rien ne s’opposera à notre union, pas plus qu’à la vôtre... Je vais attendre sa réponse... et je vous retrouverai chez ma sœur lady Juliana, n’est-il pas vrai ?... Adieu, Marguerite, adieu !... gardez bien mon secret.

 

 

Scène II

 

MARGUERITE, mettant la main sur son cœur

 

Il est là, son secret... il est là, qui m’accable et me tue... il est aimé !... Pendant qu’il parlait je me sentais mourir : par bonheur encore, il n’en a rien vu... sa joie l’empêchait de comprendre ou même d’apercevoir ma douleur...

Joignant les mains.

Qu’il soit heureux, mon Dieu !... c’est là ma seule prière !... pour moi tout est fini...

Se retournant et apercevant Neuboroug.

 

 

Scène III

 

MARGUERITE, NEUBOROUG

 

MARGUERITE.

Partons, mon père, partons !

NEUBOROUG.

Qu’est-ce qui le prend donc ?... qu’est-ce que tu as ?...

MARGUERITE.

Retournons à la ville ! ne restons pas ici... je voudrais n’y être jamais venue...

NEUBOROUG.

Toi qui ce matin trouvais ce séjour si agréable...

MARGUERITE.

Ce matin, quelle différence !... je ne savais pas... c’est-à-dire je croyais... Et vous-même qui parlez... vous trouviez la cour si insupportable...

NEUBOROUG.

Au premier coup d’œil... c’est vrai !... mais après on s’y fait.

MARGUERITE.

Je ne m’y ferai jamais, allons-nous-en, mon père, je souffre.

NEUBOROUG, lui prenant la main.

Est-il possible ?... Eh bien ! nous partirons... Mais encore un instant ! j’attends mon ami Walpole qui a sur moi des projets... il m’a dit de ne pas m’éloigner, car il prétend qu’il y a des chances...

MARGUERITE.

Pour quoi ?

NEUBOROUG.

Pour être ministre.

MARGUERITE.

Vous, mon Dieu !

NEUBOROUG.

Pourquoi pas ?... comme tout le monde !... et puis ce n’est pas moi... c’est lui qui le veut, qui l’exige ! comment désobliger un ami qui y met un pareil zèle ?... J’en conviens franchement, j’étais venu ici avec des préventions... et, peu à peu, que veux-tu ? l’œil se fait à cet éclat, à ce luxe qui vous environne, l’oreille s’habitue à ces titres de : Votre Grâce, Votre Seigneurie, Votre Excellence... et puis encore, d’autres idées... En voyant ces belles dames si bien parées, si brillantes, si enviées, je pense à toi et je me dis : Ma fille serait comme elles ! Je te vois dans ma voiture, dans mon salon dont tu fais les honneurs ; je te vois dans ma loge de l’Opéra... Je les entends qui disent : « C’est elle, c’est la fille du ministre ! » Quand j’y pense, vois-tu bien, cela me trouble, m’éblouit, m’étourdit... et je ne sais plus si c’est de l’ambition ou de l’amour paternel !...

MARGUERITE.

Eh bien ! s’il est vrai... si vous m’aimez, mon père, ne me laissez pas ici, car j’y mourrais.

NEUBOROUG.

Qu’est-ce que tu me dis là ?.. toi mourir !... Viens, ma fille... partons... je t’emmène à l’instant, je donne ma démission ! Qu’est-ce que je ferais ici, dans mon ministère, sans mon enfant, sans mon bonheur ?...

Lui prenant les mains.

Mais réponds-moi ! raconte tout à ton père ! D’où vient l’état où je te vois, d’où viennent tes souffrances... est-ce que j’en serais cause, par hasard ?... J’en serais bien capable !

MARGUERITE.

Non, mon bon père ! non, jamais... seulement hier, lorsque vous me demandiez si j’aimais quelqu’un, je vous ai promis de vous dire quand cela viendrait... eh bien ! mon père, c’est venu !

NEUBOROUG.

Vraiment ?

MARGUERITE.

Ou plutôt, c’est parti !... car je ne veux plus y songer, je veux l’oublier... c’est quelqu’un que je ne peux jamais épouser... un lord... un grand seigneur !...

NEUBOROUG, vivement.

Je le connais... car j’y ai toujours pensé... c’est toujours lui que j’ai rêvé pour gendre... lord Henri...

MARGUERITE, lui mettant la main sur la bouche.

Silence !... au nom du ciel.

NEUBOROUG.

Raison de plus pour que je sois ministre ! c’est le seul moyen de rapprocher les distances.

MARGUERITE.

Impossible !...

NEUBOROUG.

Pourquoi ne pas essayer ? Si nous échouons, je partirai... et tout consolé, car je partirai avec toi... Mais s’il y avait des chances... si Walpole l’emportait dans ce qu’il veut faire pour moi, vois donc combien il serait terrible de renoncer à un ministère.

MARGUERITE.

Vous y pensez encore !...

NEUBOROUG.

Eh bien, oui ! c’est plus fort que moi !... il y a dans l’air qu’on respire ici quelque chose qui monte à la tête... je me tâte le pouls, et il me semble que me voilà comme Robert était ce matin... les mêmes symptômes...

MARGUERITE.

Raison de plus pour s’éloigner.

NEUBOROUG.

C’est possible !...

Apercevant Walpole.

C’est lui, le voici !... attends-moi chez lady Juliana... Deux mois, deux mots seulement, et dans une heure, je te le jure, nous partons.

Marguerite sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

NEUBOROUG, WALPOLE

 

WALPOLE, entrant par la porte à droite, d’un air rêveur, et tenant un cahier.

Ce rapport qu’il vient de me remettre... et qu’en quelques heures il a écrit en entier de sa main... j’ai beau le relire... par saint George... c’est bien... c’est très bien !... il conclut pour la guerre... pour cette guerre d’Espagne qu’ils demandent tous !... et dès demain le voilà populaire !... idole du prince... idole de la nation... et moi injurié, outragé... bien plus, oublié !... cela commence déjà !

NEUBOROUG.

Eh bien ! mon cher ami ?

WALPOLE.

Eh bien ! cela va mal !... J’ai attendu le roi dans son cabinet, au retour de sa promenade... je lui ai fait part franchement, et dans son intérêt, de mes nouvelles réflexions et de mes craintes au sujet du choix qu’il veut faire...

NEUBOROUG.

Le roi a donc quelqu’un en vue... quelqu’un qu’il protège ?

WALPOLE.

Eh ! oui... un membre de la Chambre haute... un jeune lord qui n’est certainement pas sans mérite, mais qui est sans expérience ; et, tout en évitant de le desservir en rien, j’ai démontré au roi que, quels que fussent ses talents, il n’avait jusqu’à présent aucun partisan, aucun appui dans la Chambre des communes... Alors, et avec adresse, je lui ai parlé de toi qui, porté par l’opposition, pouvais la rallier au gouvernement et opérer une fusion entre les whigs et les torys... c’était enfin, et en bonne politique, un essai à tenter.

NEUBOROUG.

C’est vrai... Eh bien ?...

WALPOLE.

Eh bien !... distrait et rêveur, le roi m’écoutait à peine... ou me répondait avec impatience... c’est la première fois de ma vie que je n’ai rien pu gagner sur son esprit.

NEUBOROUG.

Que veux-tu ?... il faut se faire une raison... et comme je te le disais ce matin : il y a, en première ligne, des emplois secondaires... dont on peut se contenter.

WALPOLE.

Et Dieu sait... si ceux-là même je pourrai maintenant en disposer... car il y a là-dessous une intrigue... une trahison infernale !... Croirais-tu que les partisans du comte de Sunderland le poussaient, le protégeaient...

NEUBOROUG.

Qui ?... mon concurrent ?

WALPOLE, avec impatience.

Eh ! oui, sans doute ! lady Cécile, que je croyais abattue, est au contraire triomphante... elle avait intrigué en sa faveur !... Tout le monde est donc pour lui ! j’étais donc leur jouet à tous ; et je verrais arriver à ce nouveau ministère Sunderland, Bolingbroke, et... et tous mes ennemis ?... Non, morbleu ! dussé-je y mourir, je ne t’abandonnerai pas ; je n’abandonne pas ainsi la partie, j’en ai gagné de plus désespérées ; je te porterai au ministère... je t’y pousserai... quand je devrais tout renverser.

NEUBOROUG.

C’en est trop, mon ami, c’en est trop ! L’amitié t’aveugle et t’égare, et je ne souffrirai pas que, pour moi, tu t’exposes ainsi... ni que tu te mettes dans l’état où te voilà... car depuis que tu t’es retiré des affaires pour te reposer... c’est pis qu’un enfer... et j’aime mieux renoncer...

WALPOLE, le retenant.

Tu ne le peux pas... tu ne t’en iras pas !... Tout n’est encore qu’en projets, rien n’est terminé ! et, grâce au ciel, l’ordonnance n’est pas encore rendue !...

NEUBOROUG.

Qu’en sais-tu ?

WALPOLE.

Je le sais ! parce qu’on l’aurait envoyée à ma signature !...

NEUBOROUG.

À toi qui t’en vas ?...

WALPOLE.

Eh non !... je reste ministre sans portefeuille, pour contresigner l’ordonnance qui recompose le nouveau ministère !... et après cela...

 

 

Scène V

 

NEUBOROUG, WALPOLE, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER, présentant un papier cacheté.

De la part du roi, milord.

Il salue et sort.

WALPOLE.

Ô ciel !...

NEUBOROUG.

Qu’y a-t-il donc ?...

WALPOLE, essayant de sourire.

Rien !... c’est cette ordonnance dont je te parlais.

NEUBOROUG, lui prenant la main.

Qu’as-tu donc ?... est-ce que tu le trouves mal ?

WALPOLE.

Non, mon ami... ce n’est rien.

NEUBOROUG.

Si vraiment... je te sens là une sueur froide !...

WALPOLE.

Que veux-tu ?... jusqu’à ce moment j’avais cru que nous l’emporterions... que je pourrais servir un ami... et on ne voit pas sans quelque émotion détruire ainsi toutes ses espérances !

NEUBOROUG.

Mon ami... mon cher Robert, ne te fais pas de peine... vrai ! me voilà tout résigné !... ce n’était pas pour moi... c’était pour ma fille... et je suis philosophe !... Mais toi tu sers tes amis trop vivement...

Lui secouant la main.

Allons... allons... du courage !... Je vais retrouver ma fille...

À part, regardant Walpole.

Et moi qui hier encore doutais de son affection... j’étais un ingrat... Ah ! je n’aurais jamais cru qu’il m’aimât à ce point-là !

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène VI

 

WALPOLE, seul, s’asseyant près de la table

 

Oui, c’est bien cela... lord Henri... premier ministre... voilà l’ordonnance qui le nomme...

Prenant la plume.

Et Quand je l’aurai contresignée, je ne serai plus rien !... il aura pris ma place !...

Jetant la plume.

Et si je la redemandais cette place !... si je disais au roi : « C’est mon bien, elle m’appartient ; rendez-la-moi... » car nul au monde ne pouvait me renverser... et c’est moi... moi-même qui me déshérite, qui me ravis le fruit de trente années de travaux et de peines... cela ne doit pas être... cela n’est pas juste !... Le roi le saura...

Il se lève et fait quelques pas.

Je cours le lui dire...

S’arrêtant.

et me couvrir de ridicule, m’exposer à toutes les railleries... et qui plus est, à un refus peut-être... car maintenant, engoué comme il l’est de mon neveu, il le préfère à tout, rien ne pourra l’en détacher... Et puis, les Sunderland ne sont-ils pas là qui poussent à ma ruine et se disputent mes débris !... Et si le roi refuse ! ! ! ce n’est plus une démission !... c’est une disgrâce, un exil... un renvoi !... ah !

Se remettant à la table et reprenant la plume.

Allons... il le faut... il faut se résigner !... il faut subir son sort !... est-il donc si terrible après tout ? Vingt fois dans ma vie n’ai-je pas désiré ce qui m’arrive aujourd’hui ? Ne l’ai-je pas demandé moi-même... et le repos, après tant d’orages, est-il donc sans douceur et sans charmes ? Allons... signons !...

Il approche la plume du papier et s’arrête.

Signer son propre arrêt !... signer la réputation, la gloire d’un rival ! et faire un ministre de ce favori qui m’a déjà enlevé la faveur du maître !... Non... non, je ne peux pas écrire... ma main s’y refuse et se raidit !... mes nerfs se briseraient...

Jetant la plume.

C’est impossible !... j’en mourrais plutôt... je le hais ! je le déteste ! tout autre au monde, pourvu que ce ne soit pas lui !

 

 

Scène VII

 

WALPOLE, près de la table, GEORGE, entrant par le fond, et tenant un mouchoir de femme à la main

 

GEORGE, riant.

L’invention est admirable !...

WALPOLE, cherchant à se remettre.

C’est le roi !...

GEORGE, toujours riant.

C’est vous, mon cher Robert... où donc est votre neveu ?

WALPOLE, à part.

Toujours lui !...

GEORGE.

Je le cherchais pour lui raconter un tour excellent... Figurez-vous que tantôt j’entre chez la reine qui était entourée de ses dames d’honneur... L’une d’elles, avec qui je causais, tenait à la main ce mouchoir brodé, qui dans un de ses coins artistement noué me parut renfermer un billet... sur lequel je plaisantai... On me répondit que c’était une lettre de femme... de la comtesse de Lindsay, une dame bel esprit... une élève de Pope... Curieux d’admirer son style, je demandais en grâce à en lire quelques lignes... on me refuse... j’insiste... je veux parler en roi !... on se rit de mon autorité ; et toutes ces dames, à commencer par la reine, de prendre parti contre moi en me défiant de réussir ! Moi je parie une agrafe de diamants qu’avant la fin du jour le billet sera dans mes mains ; on accepte... et vraiment je m’étais avancé là sans trop savoir les moyens d’en sortir à mon honneur, lorsqu’un de mes pages, qui avait entendu la discussion... un petit ambitieux qui est du parti du roi plutôt que du parti des dames, s’est emparé de ce mouchoir... Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais à l’instant même... au moment où j’entrais dans ce salon, il me l’a remis d’un air triomphant...

Cherchant toujours à dénouer le mouchoir.

Mais c’est pire que le nœud gordien... et l’on voit qu’une main féminine a passé par là... Il n’y a que les femmes pour de pareils nœuds !

WALPOLE.

On se plaint rarement de leur solidité !...

GEORGE, achevant de dénouer le mouchoir.

Enfin j’ai réussi...

Prenant le billet qu’il ouvre et qu’il montre à Walpole.

et nous pouvons admirer la prose ou les vers de lady Lindsay.

WALPOLE, à part, après avoir jeté les yeux sur le billet.

Ciel ! l’écriture de mon neveu !

GEORGE.

Qu’ai-je vu !...

Lisant à part.

Ma Cécile, ma bien-aimée... point de signature... mais dans les termes les plus tendres... les plus pressants... on réclame l’exécution de ses promesses... Quelle audace !... quelle insolence !... Et ce billet qu’elle a reçu, dont elle m’a fait un mystère... qui a osé l’écrire ?... Je le saurai !... je connaîtrai le téméraire, et malheur à lui !...

 

 

Scène VIII

 

HENRI, GEORGE, WALPOLE

 

GEORGE, apercevant Henri.

Ah ! mon ami, mon cher Henri, vous voilà ! vous arrivez à propos... j’ai à vous parler... à vous consulter... sur une affaire qui m’intéresse...

Se retournant et voyant Walpole.

Une affaire d’État !

HENRI.

Il me semble que mon oncle pourrait mieux que personne... et j’aurais droit, sire, de me récuser... car je ne suis pas encore nommé !

GEORGE.

Peu importe !... c’est tout comme !

À Walpole.

Mon cher Robert, avez-vous contresigné cette ordonnance que je vous ai envoyée ?

WALPOLE.

Pas encore, sire ! je voulais proposer à Votre Majesté une autre forme de rédaction.

GEORGE.

Comme vous voudrez... ce que vous jugerez convenable ! Faites seulement qu’on l’expédie promptement dans vos bureaux.

WALPOLE.

Ô ciel !

GEORGE.

Je reste avec votre neveu... pour conférer avec lui... pour m’entendre sur l’objet dont je parlais tout à l’heure, et qui dans ce moment est de la plus haute importance.

HENRI, vivement.

L’affaire de la guerre d’Espagne !...

GEORGE, de même.

Précisément !...

HENRI.

J’ai fait sur-le-champ le rapport que Votre Majesté avait daigné me demander à ce sujet, et... je l’ai soumis à mon oncle...

WALPOLE, qui a été prendre le rapport qu’il avait laissé sur la table.

Oui, Sire...

Il regarde son neveu, hésite un instant pour remettre le papier au roi, et lui dit d’une voix émue.

le voici ! !... écrit en entier de sa main.

GEORGE, le prenant sans le regarder.

C’est bon !...

HENRI, au roi.

Votre Majesté ne le regarde pas !

GEORGE.

Si vraiment !...

Il y jette les yeux d’un air indifférent.

Ô ciel !... cette écriture !...

Walpole, qui a observé le trouble du roi, jette un dernier regard sur lui et sur son neveu, puis il sort précipitamment pendant que George s’avance au bord du théâtre, en regardant toujours le billet.

C’est cela même !... c’est lui... quelle indignité !... quelle trahison !... et la perfide surtout !...

Il remonte le théâtre et aperçoit Cécile qui entre.

 

 

Scène IX

 

HENRI, GEORGE, CÉCILE

 

GEORGE, à part.

La voilà !...

CÉCILE, s’adressant au roi.

Mon père, le comte de Sunderland, va se rendre à l’audience que vous avez daigné lui accorder.

GEORGE, contenant son émotion.

C’est bien... nous le recevrons !...

Après un instant de silence, jette un coup d’œil sur Henri et sur Cécile qui ont échangé un regard et baissent soudain les yeux.

Lord Henri, je voulais vous parler, et je puis le faire devant milady, car je me rappelle maintenant que plusieurs fois elle a plaidé près de moi en voire faveur, et qu’elle est toute dévouée à vos intérêts...

HENRI.

C’est trop de bontés à lady Cécile, et surtout à Votre Majesté...

GEORGE.

J’en aurai plus encore, et pour commencer je vous donnerai un conseil... celui d’être plus circonspect... Ce matin, vous ne m’avez confié que la moitié de votre secret... j’ignorais encore quelle était celle que vous aimiez... un hasard vient de me l’apprendre...

Mouvement de Cécile.

Oui, madame... et voyez à quoi son imprudence l’exposait, si cette lettre, par exemple, était tombée en d’autres mains que les miennes...

HENRI.

Ô ciel !... Eh bien ! puisque mon amour vous est connu, pourquoi n’avouerais-je pas à Votre Majesté et mes projets, et mes vœux, et l’espoir de ma vie entière... Oui, sire, c’est elle que j’aime !...

CÉCILE.

Que dites-vous ?

HENRI.

Ne craignez rien... ce n’est pas au prince... ce n’est pas à mon souverain que je confie un tel secret.

CÉCILE.

Henri...

GEORGE.

Et pourquoi l’arrêter, milady ?... il aime... il est aimé... il me l’a avoué ce matin !...

CÉCILE.

Est-il possible ?...

HENRI.

Punissez-moi, madame, je l’ai mérité ! Mais quand je parlais ainsi, je croyais que jamais votre nom ne serait connu... qu’un éternel silence ensevelirait et mon secret et l’amour que vous m’avez juré...

CÉCILE, qui a passé près de lui.

Taisez-vous ! taisez-vous !

HENRI.

Et pourquoi donc ?... pourquoi cet effroi, grand Dieu !

GEORGE.

Vous ne le devinez pas ?... C’est qu’elle ne peut entendre ni supporter l’arrêt qui l’accable... c’est que cet amour qu’elle vous a juré... il m’appartenait... elle me l’avait donné.

CÉCILE.

Sire, au nom du ciel...

HENRI, avec fureur.

Quoi ! celle que vous aimiez ?...

GEORGE.

C’est elle !...

CÉCILE, au roi, et avec dignité.

Assez !... assez !... Vous m’avez frappée à mort, et maintenant je n’ai plus rien à redouter... J’ai subi de tous les supplices le plus horrible... Vous m’avez flétrie à ses yeux... J’ai perdu l’estime de celui que j’aime.

GEORGE.

Que vous aimez !...

CÉCILE.

Oui, sire, ces nœuds que vous osez rappeler et que dès longtemps cependant j’avais brisés de moi-même, ces nœuds que l’ambition seule avait formés... je m’en accuse et j’en rougis : mais l’amour que j’avais pour lui, j’en suis fière et je m’en glorifie, car il était noble et pur... Oui, c’est par amour que j’ai repoussé ses vœux, c’est par amour que je refusais sa main, moi qui aurais donné ma vie pour en être digne ; et je ne dis pas cela pour m’excuser à ses yeux, pour surprendre sa pitié, ni pour regagner une tendresse que je ne mérite pas et que j’ai perdue sans retour... mais je le dis pour moi-même que vous avez voulu abaisser, je le dis devant vous qui tenez le sceptre et la couronne... celui que j’aimais, sire... c’est lui !...

GEORGE.

Et ce mot a décidé sa perte... et vous deux qui m’avez trompé...

 

 

Scène X

 

HENRI, CÉCILE, GEORGE, L’HUISSIER

 

L’HUISSIER annonçant.

Le comte de Sunderland !...

GEORGE.

Qu’il vienne à l’instant, qu’il vienne !

CÉCILE, s’élançant vers la porte du fond.

Ah ! mon père !...

Elle sort comme pour l’empêcher d’entrer.

GEORGE.

Oui... c’est à ses yeux... c’est aux yeux de tous que je veux la punir, et je vais à l’instant...

HENRI, se plaçant devant la porte du fond.

Non, sire, Votre Majesté n’ira pas !

GEORGE.

Oser me retenir !

HENRI.

Elle n’ira pas flétrir une fille aux yeux de son père... ce n’est pas là la vengeance d’un galant homme et surtout d’un roi.

GEORGE.

Téméraire !

HENRI.

Vous êtes maître de mes jours... mais non de son honneur ; et si vous pouviez l’oublier...

GEORGE.

Je n’oublie pas de tels outrages... je vais les châtier.

HENRI, traversant le théâtre.

Et moi je vais demander justice...

GEORGE.

À qui ?...

HENRI.

À la reine !...

GEORGE, courant à lui et le retenant.

Monsieur !... restez !

 

 

Scène XI

 

WALPOLE, GEORGE, HENRI, puis NEUBOROUG et MARGUERITE, qui entrent un instant après, LORDS, SEIGNEURS DE LA COUR, OFFICIERS SUPÉRIEURS

 

WALPOLE, entrant un instant avant tout le monde, et tenant un papier à la main.

Je viens remettre à Votre Majesté cette ordonnance...

GEORGE, la prenant et la déchirant.

Qui est nulle et que j’anéantis ! J’ai fait un autre choix... vous le connaîtrez...

Aux officiers qui sont derrière lui et leur montrant Henri.

Milords, assurez-vous d’un téméraire qui a outragé son roi... qui l’a menacé...

MARGUERITE, qui vient d’entrer avec son père.

Ô ciel !...

WALPOLE.

Ce n’est pas possible !

NEUBOROUG.

De quel crime ose-t-on l’accuser ?

GEORGE, avec colère et cherchant à se modérer.

Son crime !...

HENRI, froidement.

S’il est connu... ce ne sera que par vous, sire, car au prix de mes jours, je jure de garder le silence.

GEORGE.

Et moi !...

S’arrêtant et s’adressant aux officiers.

Assurez-vous de lui... plus tard je déciderai de son sort...

Regardant autour de lui.

Walpole, Neuboroug... vous êtes de bons et fidèles serviteurs, et dans ce moment, entouré comme je le suis de traîtres et de perfides, j’ai besoin d’amis véritables ; venez, venez, suivez-moi !

Il les emmène par la porte du fond et toute la cour sort après eux.

 

 

Scène XII

 

HENRI, au coin du théâtre à droite, MARGUERITE, auprès de lui, QUELQUES SOLDATS au fond du théâtre, UN OFFICIER à qui Henri vient de remettre son épée

 

MARGUERITE, toute tremblante et joignant les mains d’effroi.

Vous ! mon Dieu !... disgracié !... prisonnier !...

HENRI, prêt à partir.

Ah ! ce n’est pas là le coup le plus cruel !... trahi, abusé par celle que j’aimais...

MARGUERITE, vivement.

Que dites-vous ?

HENRI.

Indigne de moi, elle appartenait à un autre, et tout est fini entre nous !...

MARGUERITE,
avec une expression de joie et portant la main à son cœur.

Ah !

L’officier fait un signe à Henri qui tend la main à Marguerite et sort par le fond entouré par les soldats, tandis que Marguerite, immobile à la droite du théâtre, le suit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu, et sort par la porte à droite.

 

 

ACTE V

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

HENRI, NEUBOROUG

 

NEUBOROUG.

Oui, mon cher ami, cela va mal pour vous... je vous en préviens, parce que j’étais là, j’ai été témoin de la colère du roi...

HENRI.

Et cependant, à l’instant même, mes arrêts viennent d’être levés... je n’ai plus pour prison que l’enceinte de ce palais, et l’on n’a exigé de moi d’autre caution que ma parole de n’en point sortir.

NEUBOROUG.

Cela m’étonne... car il y a deux heures le roi était furieux. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait... mais voilà ce qui est arrivé. À peine étions-nous sortis de cette galerie, qu’il congédie tout le monde, en disant d’un ton brusque : « Pardon, milords, il faut que je parle à M. Neuboroug, à lui seul. » Me voici donc dans le cabinet du roi, en tête à tête avec lui. Il me dit : « Asseyez-vous, asseyez-vous ; » puis il se promène d’un air agité, il s’assied... il écrit... il sonne. – « Tenez, pour le lord chancelier qui tout à l’heure était dans le salon. » Puis il se retourne vers moi. « Je suis à vous dans l’instant ; nous avons à causer du nouveau ministre. – Je croyais que Votre Majesté avait fait un choix. – Est-ce que vous le connaissiez ? – Non, sire, je sais seulement que vous aviez signé l’ordonnance. – Je l’ai déchirée. » Et il recommence à se promener ! J’étais toujours là, et j’attendais... On annonce Walpole. « Je ne veux pas le recevoir, » dit le roi ; et à peine achevait-il ces mots, que votre oncle paraît sur le seuil de la porte. « Je viens, dit-il, rendre un service à Votre Majesté... Il est impossible qu’elle ait écrit l’ordre que je viens de voir entre les mains du lord chancelier. – Je l’ai écrit, je le ferai exécuter. Lord Henri a manqué de respect à ma personne, il m’a menacé... il y a crime de lèse-majesté : qui ose le justifier est coupable. – Mettez-moi donc aussi en accusation, car je viens le défendre !... »

HENRI.

Mon pauvre oncle !

NEUBOROUG.

« Oui, sire, a-t-il ajouté, on n’enlève pas à un brave officier son titre et son grade pour un crime tel que le sien. – Son crime ! s’est écrié le roi, le connaissez-vous ? – Oui, sire, et je m’en vais vous le dire... – Silence, milord ! » a dit le roi avec un regard furieux. Puis, s’adressant à moi : « Mon ami, mon cher Neuboroug... j’avais à vous parler... mais plus tard, dans quelques instants, je vous ferai savoir mes intentions. » Alors, comme vous vous en doutez bien, je me suis incliné, je suis sorti ; et au moment où la porte du cabinet se refermait, l’orage recommençait déjà... tous deux parlaient à la fois, et je distinguais la voix de Walpole. « Oui, je le défendrai, quand on devrait, comme autrefois, m’envoyer à la Tour... » et puis je n’ai plus rien entendu !...

HENRI.

Ah ! mon oncle est trop généreux !... il va se perdre ! il va attirer sur lui la colère du roi... pour une cause qui ne peut être défendue... ni justifiée...

NEUBOROUG.

C’est lui !... le voilà !

 

 

Scène II

 

NEUBOROUG, HENRI, WALPOLE, venant du fond

 

HENRI.

Mon cher onde !

WALPOLE.

Rassure-loi, cela va mieux ! Tu es libre, du moins !

HENRI.

Que dites-vous ?...

WALPOLE.

J’ai eu d’abord avec le roi une discussion assez vive...

HENRI.

Je le sais.

WALPOLE.

Qui a fini assez mal, car Sa Majesté ne voulait rien entendre, et moi je soutenais toujours, dussé-je le répéter à la tribune, qu’en Angleterre on était libre...

À demi-voix, et sans que Neuboroug l’entende.

libre, si on le voulait, d’enlever au roi ses maîtresses...

HENRI.

Mon oncle !

WALPOLE.

Sur ce mot-là... il m’a congédié de son cabinet, et j’ai cru que tout était fini, que tout était perdu... mais avec un roi homme d’honneur, il y a toujours de la ressource. Il paraît que depuis deux heures, une fois le premier mouvement passé, il s’est calmé... il a réfléchi... il a senti que mes conseils n’étaient pas si déraisonnables, et il vient de me prévenir, par un billet très froid et très laconique, qu’il avait fait lever tes arrêts et qu’il te gardait seulement prisonnier ici sur parole jusqu’à ce soir.

NEUBOROUG.

À la bonne heure !

WALPOLE.

À cette lettre... en était jointe une autre dont j’ignore le contenu et qui était pour toi, Neuboroug ; la voici.

NEUBOROUG.

Donne donc...

Il la décachette en tremblant et la lit avec émotion.

WALPOLE, avec inquiétude.

Eh bien ?...

NEUBOROUG.

Ah ! mon ami !...

WALPOLE.

Qu’est-ce donc ?

NEUBOROUG.

Laisse-moi finir... ce bon roi...

Lisant.

« D’après ce que j’ai vu et surtout d’après ce que m’a dit Walpole, je peux mettre en vous toute ma confiance... J’ai un important service à vous demander !... venez, je vous attends ! »

WALPOLE.

Qu’est-ce que ce peut être ?

NEUBOROUG.

Tu t’en doutes bien !... et rien n’égale ma joie ! non pas tant pour la place qui est honorable, j’en conviens ; mais pour autre chose encore... car enfin, ton neveu est en disgrâce, moi je suis en faveur ; je vais être ministre, et il m’est permis alors d’avoir pour l’avenir des idées d’alliance... auxquelles sans cela je n’aurais jamais osé m’arrêter !

HENRI.

Ah ! je ne suis pas assez heureux pour cela...

À demi-voix, à Neuboroug.

ce n’est pas moi qu’on aime !...

NEUBOROUG, vivement et à voix basse.

C’est vous !

HENRI.

Est-il possible !

NEUBOROUG.

Elle me l’a avoué à moi, à son père !

HENRI, avec émotion.

Marguerite !... Mais en effet... son trouble...

Il fait quelques pas vers Neuboroug qui vient de remonter le théâtre.

NEUBOROUG.

Plus tard... plus tard... je suis attendu... et j’ai à peine le temps de remercier cet excellent ami à qui je dois tout.

À Henri, montrant Walpole.

Vous ne savez pas ce qu’il a fait pour moi ; c’est le triomphe de l’amitié ! et si, comme je le crois maintenant, j’arrive au pouvoir, ce sera grâce à lui !

HENRI.

Comment cela ?

NEUBOROUG.

Imaginez-vous que ce matin nous avions un rival, un concurrent redoutable que les Sunderland portaient un ministère...

WALPOLE, avec un geste d’effroi.

Neuboroug ! je t’en supplie !

NEUBOROUG.

Non... non, je parlerai... je ne suis pas un ingrat... je ne cache pas les services qu’on me rend... je les proclame tout haut...

À Henri.

C’était un membre de la Chambre-Haute... un lord... un jeune homme sans crédit, sans expérience... c’était du moins l’avis de Walpole qui me l’a dit... car moi je ne lui en veux pas, je ne le connais pas... mais il paraît que le roi l’aimait, le protégeait, l’avait pris en affection...

HENRI.

Ô ciel !...

WALPOLE, voulant l’interrompre.

Eh ! de grâce !...

NEUBOROUG, à Walpole.

Enfin l’ordonnance était signée, je l’ai vue entre tes mains et j’ai cru que tout était fini !

À Henri.

Eh bien ! pas du tout, loin de se laisser abattre, mon ami Walpole a redoublé d’efforts ; je ne sais pas comment il s’y est pris... mais il a si bien fait, si bien manœuvré, qu’en quelques heures le favori a été renversé...

HENRI.

Vous, mon oncle !

WALPOLE.

Moi !... par exemple !

NEUBOROUG, riant.

Oh ! tu me l’avais bien dit : « Je le renverserai. » Voilà du dévouement, de la chaleur, voilà ce qui s’appelle servir ses amis, et si jamais je suis au pouvoir, je te prendrai pour modèle... je vous le jure à tous les deux, et si j’y manque jamais !...

 

 

Scène III

 

NEUBOROUG, HENRI, WALPOLE, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER.

Sa Majesté attend sir Neuboroug, dans sou cabinet...

NEUBOROUG.

Le roi m’attend !... Adieu... adieu... je reviens vous apprendre ce qui aura été décidé !

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

HENRI, WALPOLE

 

HENRI, après un instant de silence, et voyant Walpole qui détourne les yeux.

Je ne puis ajouter foi à ce qu’il vient de nous dire !... j’ai mal compris, ou il est dans l’erreur ! Vous, mon oncle... vous m’auriez desservi !... ce n’est pas possible !... dites-le-moi !... et c’est vous seul que je veux croire !

WALPOLE.

Non... il t’a dit la vérité !

HENRI.

Grand Dieu !

WALPOLE.

À quoi bon feindre avec toi ? je t’aimais ce matin, tu m’étais cher ! tu te tenais à l’écart du pouvoir et de la fortune, j’ai été te chercher, je t’ai pris par la main pour t’y amener. Ce poste si brillant et si dangereux que j’abandonnais, cette place objet de tous les vœux, c’est moi qui te l’ai fait obtenir, c’est moi qui te l’ai donnée !...

HENRI.

C’est vrai !...

WALPOLE.

Eh bien ! dès que je l’ai vue entre tes mains, je ne peux dire ce que j’ai éprouvé... mon amitié s’est retirée de toi à mesure que le pouvoir t’arrivait... c’est un sentiment que je ne pouvais ni maîtriser ni vaincre... j’étais jaloux !... Vois-tu, Henri, la faveur du prince est un de ces biens qu’on ne peut partager !... C’est comme ces objets de notre amour qu’on ne veut pas voir à d’autres, même quand on les dédaigne ou qu’on les abandonne ! Céderais-tu ta maîtresse à ton meilleur ami, à ton frère ?... non !... tu le haïrais !... c’est ce que j’ai fait... tu m’étais devenu odieux...

HENRI.

Est-il possible !

WALPOLE, avec exaltation.

Oui, tant que je serai vivant, nul ne portera la main sur mon bien, sur cette autorité acquise par trente ans de travaux et de tourments... Elle m’a coûté trop cher pour ne pas la défendre, et quiconque se présenterait comme obstacle sur ma route, quiconque, ami ou ennemi, voudrait arrêter le char de ma fortune, sera brisé par lui !...

HENRI.

Grand Dieu !

WALPOLE, revenant à lui.

Ah !... je t’effraye, tu doutes de ce que tu entends, tu ne peux concevoir la violence d’une passion qui, loin de s’amortir avec l’âge, prend chaque jour de nouvelles forces. Mais cette passion est la seule que j’aie éprouvée... je n’en ai jamais eu d’autres, laisse-la-moi, ne me l’envie pas ! elle rend si malheureux !... Jamais je n’ai connu comme toi les illusions de la tendresse... jamais l’amour d’une femme n’a fait battre mon cœur... on ne m’a jamais aimé... je n’ai aimé personne !...

HENRI.

Mon pauvre oncle !...

WALPOLE.

Ah ! tu me hais !

HENRI.

Non, je vous plains !

WALPOLE.

Et tu as raison... car dès que j’ai abattu à mes pieds l’ennemi qui me résistait... semblable au soldat dont la colère s’éteint quand le combat est fini, mon ressentiment tombe avec celui qui l’avait fait naître. J’ai honte de moi, je rougis de ma frénésie, je m’en veux de mon triomphe que je cherche à expier !... Toi, par exemple, à peine renversé, je l’ai tendu la main ; je t’ai rendu mon amitié ; j’ai couru te défendre auprès du prince... j’aurais bravé pour toi sa vengeance, sa colère, sa disgrâce peut-être ! car je t’aime maintenant, tu es redevenu mon fils, mon neveu bien-aimé !... Demande-moi ma fortune, mon sang, je te les donne ; mais le pouvoir ! !... je l’essayerai en vain ! c’est au-dessus de mes forces !... Et tiens, ce Neuboroug, ce vieil ami, si honnête homme, si peu redoutable, eh bien ! dans ce moment, j’ai beau me raisonner et me combattre... je ne l’aime plus... Que dis-je ? tout à l’heure, pendant qu’il me parlait, j’éprouvais contre lui des mouvements de jalousie et de haine ; cette intimité, cette confiance dont le roi l’honore, tout cela le rend mon ennemi mortel !... et malgré moi, je cherche déjà en mon esprit les moyens de le renverser !

Voyant Henri qui fait un geste d’étonnement.

Tais-toi, le voici !

 

 

Scène V

 

HENRI, MARGUERITE, NEUBOROUG, WALPOLE

 

NEUBOROUG, tenant Marguerite sous le bras.

Mens, ma fille... viens, quittons ces lieux !

HENRI.

Qu’y a-t-il donc ?

WALPOLE.

Est-ce que tu n’es pas ministre ?

NEUBOROUG.

Moi !... c’est fini !

WALPOLE, avec un mouvement de joie.

Ô ciel !

Puis se retournant du côté de Neuboroug à qui il serre la main avec affection.

Mon ami, mon pauvre ami !

HENRI.

Qu’est-il donc arrivé ?

WALPOLE.

Ce service que te demandait le roi ?...

NEUBOROUG.

Tu ne l’en serais pas douté ! il voulait savoir de moi si réellement tes forces et ta santé étaient aussi altérées que je le lui avais dit, et il me demandait, sous le sceau du secret, et sans que cela eût l’air de venir de lui, si je ne pouvais pas l’engager à revenir sur ta démission !

WALPOLE, vivement.

Il serait possible !

NEUBOROUG, de même.

Rassure-toi, j’ai refusé... Moi l’exposer... moi compromettre les jours d’un ami !... Je lui ai dit que le choix seul d’un successeur t’avait rendu malade...

À Henri.

C’est la vérité !

À Walpole.

Et que dans ton intérêt il ne fallait même plus le charger des soucis de ce nouveau ministère. J’ai vu alors un homme fâché, dépité, qui m’a dit sèchement : « N’en parlons plus... on se passera de Walpole, mon choix est fait ! » Alors je me suis avancé, et, en balbutiant quelques mots, j’ai remercié. « Vous, docteur, est-ce que j’y ai jamais pensé ! » s’est-il écrié en me tournant le dos. Et comme je restais là... stupéfait, interdit, indigné... il a ajouté brusquement : « C’est bien, c’est bien, je ne vous retiens plus ; » ce qui voulait dire : « Sortez !... » Et l’on croit que je resterais ici un instant de plus, que je m’exposerais, comme cette foule de courtisans et d’ambitieux, aux dédains et aux caprices d’un prince, moi, homme libre et indépendant !... Non, morbleu !...

À Walpole.

Tu avais bien raison, ce matin, de vouloir quitter la cour ; nous la quitterons ensemble !... Oui, je pars à l’instant avec ma fille,

Passant près d’elle.

avec ma pauvre enfant !...

À Henri.

car maintenant, vous sentez, bien, lord Henri, que tout ce que je vous ai dit...

MARGUERITE.

Quoi donc ? mon père !

NEUBOROUG, à Marguerite.

Rien... rien !

À Henri.

Oubliez-le !

HENRI, vivement.

Jamais !...

Regardant Marguerite.

Mais laissez-moi du moins le temps de mériter un tel bonheur.

WALPOLE, qui a remonté le théâtre.

Le roi !

Il redescend à droite.

 

 

Scène VI

 

MARGUERITE, NEUBOROUG, GEORGE, HENRI, WALPOLE

 

GEORGE, qui est entré en rêvant, descend lentement le théâtre ; il aperçoit Neuboroug qu’il salue affectueusement.

Pardon, mon cher Neuboroug, de vous avoir quitté tout à l’heure aussi brusquement. Croyez qu’en tout temps notre loyale protection saura reconnaître votre zèle, vos conseils, et malgré nos inutiles tentatives auprès de votre ami !...

WALPOLE, s’avançant.

Mais, sire...

GEORGE.

Il suffit, Walpole ! je n’insiste plus, et mon choix est décidément arrêté.

Après un instant de silence et se tournant vers Henri.

Lord Henri ! j’ai eu des torts envers vous !

HENRI, s’inclinant.

Ah ! sire !...

GEORGE, avec intention.

Envers d’autres encore !... je veux tâcher de les réparer. Le comte de Sunderland quitte aujourd’hui l’Angleterre, il part avec toute sa famille pour nos États de Hanovre dont je l’ai nommé gouverneur général...

HENRI.

Je reconnais là mon roi !

GEORGE.

Quant à vous, milord, nous avons lu le rapport que vous nous avez fait sur la situation actuelle du royaume et sur la guerre avec l’Espagne. Convaincu désormais de vos talents, comme nous l’étions déjà de votre loyauté et de votre franchise, nous voulons récompenser en votre personne les longs et glorieux services de votre oncle, et puisqu’il persiste à quitter le pouvoir, puisqu’à notre grand et légitime regret, rien ne peut le retenir à la cour, c’est vous qu’à sa place nous nommons premier ministre.

Walpole fait un geste de colère qu’il réprima aussitôt.

NEUBOROUG.

Ô ciel !...

HENRI, jetant un coup d’œil sur son oncle et s’adressant au roi.

Je supplie Votre Majesté de ne pas m’en vouloir... bien décidément, sire, je refuse.

WALPOLE, vivement.

Est-il possible !...

HENRI, lui prenant la main, et à voix basse.

Oui, mon oncle, pour que vous m’aimiez toujours.

S’adressant au roi.

Je refuse, sire, dans votre intérêt, car, grâce au ciel, pour remplir cette place je puis vous offrir mieux que moi !

GEORGE.

Que dites-vous ?...

HENRI.

J’ai depuis ce matin tant prié, tant supplié mon oncle, qu’il veut bien encore s’immoler au salut de l’État ; il renonce au repos qu’il désirait, il retire sa démission, et consent à rester aux affaires.

GEORGE.

Il serait vrai !... et c’est à vos instances que je dois un pareil sacrifice !!...

Passant près de Walpole.

Mon cher Walpole, je n’oublierai jamais une telle preuve d’amitié et de dévouement !

WALPOLE.

Votre Majesté l’exige !... il faut donc reprendre cette chaîne que j’espérais et que je ne peux briser.

NEUBOROUG, qui a passé près de lui.

Mais, mon cher ami, tu n’y penses pas... je te jure qu’avant un an tu en mourras !

WALPOLE.

C’est possible !...

À part.

Mais je mourrai ministre !!!...

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