L’hôtel des Quatre-Nations (Eugène SCRIBE - Nicolas BRAZIER - Jean-Henri DUPIN)

À-propos en un acte, mêlé de Vaudevilles.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 7 novembre 1818.

 

Personnages

 

LEFRANC, maître de l’hôtel

M. VELOUTÉ, marchand de papiers peints, prétendu de Juliette

SIR JOHNSON, négociant anglais

BLINTHAL, baron allemand

SANS-REGRET, brigadier de l’artillerie légère

JAMES, jockey de Johnson

UN DOMESTIQUE ALLEMAND

UN COSAQUE

JULIETTE, fille de Lefranc

SONIKOFF, courrier russe

 

Dans l’hôtel des Quatre-Nations, à Valenciennes.

 

Une salle de l’hôtel.

 

 

Scène première

 

JULIETTE, répondant de différents côtés

 

C’est bien... Oui... dans l’instant l’on y va... Depuis que M. Lefranc, mon père, tient l’hôtel des Quatre-Nations, à Valenciennes, on ne sait auquel entendre ; c’est charmant ! parce qu’en russe, en allemand et en anglais, c’est toujours quelque chose pour la fille... sans compter les galanteries qu’ils m’adressent... c’est-à-dire que je devine ! car il n’est pas aisé de les comprendre, et je me rappelle encore le jour de leur arrivée :

Air : Le beau Lycas aimait Thémire. (Les Artistes par occasion.)

Ils demandaient dans leur langage
Des mets et des vins délicats,
Champagne, Bordeaux, Ermitage,
Mon père n’ les entendait pas.
Aussitôt changeant de manière, (Bis.)
Ils montrent des écus sonnants; (Bis.)
C’en est assez, leur dit mon père,
Ne parlez pas, je vous entends.
L’ premier jour, avec politesse,
C’était à qui suivrait mes pas ;
Ils voulaient me parler sans cesse,
Moi je ne les comprenais pas.
Mais tous ces messieurs par la suite (Bis.)
Devinrent enfin si pressants, (Bis.)
Que j’ n’eus que l’ temps d’ leur dir’ ben vite :
Ne parlez pas, je vous entends.

Aussi, maintenant, je crois que je pourrais dire Je vous aime dans toutes les langues de l’Europe ! excepté pourtant en français : car depuis que ce pauvre Sans-Regret est parti, j’ai tout à fait oublié comment ça se disait.

On entend chanter en dehors.

Ah ! voilà déjà mon père... il n’est pas amoureux, lui !

 

 

Scène II

 

JULIETTE, LEFRANC

 

JULIETTE.

Vous êtes bien heureux d’être gai si matin.

LEFRANC.

Est-ce que le père Lefranc ne l’est pas toujours ?... Eh ! pourquoi ne le serais-je pas ?

Air du vaudeville de Turenne.

Vivant sans crainte et sans envie,
De chacun je suis respecté ;
J’oppose aux peines de la vie
Et mon courage et ma gaîté.
Du nom d’ Français pour être digne,
On sait comment je me conduis :
Dans l’ bonheur je me réjouis,
Et dans l’ malheur je me résigne.

JULIETTE.

À la bonne heure ! car j’ai vu des jours où ça n’allait pas trop bien et où vous chantiez de même.

LEFRANC.

Toujours, mon enfant, toujours ; quoi qu’il arrive, je commence par chanter, c’est mon caractère.

Air : Ce boudoir est mon Parnasse. (Fanchon.)

Partout ma gaîté s’ déploie,
Faut qu’ chacun fass’ son métier ;
Viv’ le vin, vive la joie !
J’ suis Français et cabar’tier.
Gaiement toujours je m’éveille,
Quand je peux, en bon luron,
Mettre mon vin en bouteille
Et mes chagrins en chanson.

Dis donc, tu vas bientôt chanter aussi... As-tu vu ton prétendu... celui qui loge là ?

JULIETTE.

Comment, ce monsieur qui est arrivé hier au soir et qui a un air de mauvaise humeur ?

LEFRANC.

C’est ça... M. Velouté, un marchand de papiers peints... un pauvre diable qui tout en répétant sans cesse Ça va mal, a fait depuis trois ou quatre ans une fortune superbe !... Dame... il se donne de la peine... Il vend, il achète, il brocante ; enfin, il fait tous les métiers, et l’on dit qu’il n’y a maintenant que celui-là qui réussisse...

JULIETTE.

C’est égal, mon papa, vous sentez que je voudrais l’épouser que je ne pourrais pas... Et ce pauvre Sans-Regret !

LEFRANC.

Tu l’oublieras.

JULIETTE.

Non, mon papa, ça ne s’oublie pas.

Air : C’est le meilleur homme du monde. (Monsieur Guillaume.)

D’puis trois ans qu’ les soldats de France
Se sont éloignés de chez nous,
En vain pour tenter ma constance
Plus d’un amant m’ fit les yeux doux ;
C’est Sans-Regret seul que j’adore,
Il fut de moi toujours chéri,
Et d’puis qu’ j’en vois d’autres ici,
Je crois que j’ l’aime plus encore.

LEFRANC.

Oh ! celui-là, c’est un joli garçon, c’est un brave soldat, j’en conviens, mais il est loin d’ici... il est à son régiment, et vois-tu... si jamais je prends un gendre...

Air : Mon galoubet.

Premier couplet.

J’ veux qu’il soit là (Bis.)
Et qu’il partag’ sur cette terre
Le bien ou l’ mal qui m’arriv’ra.
Pour embrasser sa ménagère,
Ou pour trinquer avec l’ beau-père.
J’ veux qu’il soit là. (Bis.)

JULIETTE.

Je sais bien, mon papa, qu’il vaudrait mieux avoir un mari à résidence.

LEFRANC.

Corbleu ! je le crois bien.

Deuxième couplet.

Faut être là ! (Bis.)
Sitôt qu’ dans l’hymen on s’engage ;
Malheur à l’époux qui s’en va !
Je connais ta vertu sauvage,
T’es comm’ ta mère, elle était sage,
Mais j’étais là. (Bis.)

Eh ! le voilà, ce cher M. Velouté !... Ah ! mon Dieu ! Il a là un habit qu’il a pris dans sa manufacture.

 

 

Scène III

 

JULIETTE, LEFRANC, M. VELOUTÉ

 

LEFRANC.

Eh bien ! mon cher, comment avez-vous passé la nuit ?

VELOUTÉ.

Hum !... hum !... Je n’ai fait qu’un somme, mais ça va mal, père Lefranc, ça va bien mal !... Si je prends l’habitude de dormir ainsi...

LEFRANC.

Pardi, le grand malheur !

VELOUTÉ.

Ne suis-je pas un peu pâle ? Il me semble que j’ai une figure de papier mâché... où diable ai-je été prendre ce visage-là ?

LEFRANC.

Parbleu ! dans votre magasin. Dites donc, c’est ma fille !... Hein ! comment la trouvez-vous ?

VELOUTÉ, d’un air de mauvaise humeur.

Mais, dame ! fraîche et couleur de rose.

LEFRANC.

Eh bien ! ça doit vous faire plaisir, vous qui d’ordinaire voyez tout en noir... Elle est jolie, n’est-ce pas ?...

VELOUTÉ.

Hélas ! oui... mais je n’en suis pas plus content, parce que quand une femme est si jolie !... voyez-vous, ça va mal... père Lefranc, ça va bien mal !

LEFRANC.

Que le diable vous emporte !

VELOUTÉ.

Air : Pégase est un cheval qui porte. (Les Chevilles de maître Adam.)

Ça va mal, quand j’ vois l’abondance
Sur nos coteaux, dans nos guérets ;
Ça va mal, lorsque sur la France
Le ciel répand tous ses bienfaits ;
Ça va mal, quand rien n’est à craindre
Pour not’ pays, pour notre bien.

LEFRANC.

Mon Dieu, que nous serions à plaindre
Si vous disiez que tout va bien !

VELOUTÉ.

Pour moi, je vous préviens que je suis au bout de mon rouleau et que je compte me retirer du commerce dès que j’aurai mis un peu d’ordre dans mes papiers.

LEFRANC.

Ah ! vous vous retirez ?...

VELOUTÉ.

Hélas ! oui... avec une soixantaine de mille francs.

LEFRANC.

En papier ?

VELOUTÉ.

Non, en écus !... Ça ne va pas assez bien pour moi, voyez-vous ; mais je sais que vous avez chez vous des étrangers et j’espère leur repasser mon fonds de magasin... mes papiers nids d’amour... mes papiers cachemire, mes papiers chinois ; enfin, je leur en ferai voir de toutes les couleurs.

LEFRANC.

À la bonne heure... Je vous leur ferai parler... et à ce soir le contrat.

VELOUTÉ.

Sans contredit... Mais vous m’assurez toujours que votre auberge est en plein rapport, bien fréquentée, bien achalandée ? Sans cela, point de noce !

LEFRANC.

Soyez tranquille... Je ne manque pas de monde, j’en ai plus que je n’en veux... J’ai ici des échantillons de toute l’Europe... Et tenez, vous pouvez en juger.

 

 

Scène IV

 

JULIETTE, LEFRANC, M. VELOUTÉ, JAMES, paraissant à droite

 

JAMES.

Le déjeuner de mylord ?

UN DOMESTIQUE ALLEMAND, paraissant à gauche.

Le técheuner de la baronne ?

UN COSAQUE, avec une serviette à la main.

Le décheunement à nous?

VELOUTÉ, à part.

Ah ! ils déjeunent tous, ça commence bien.

LEFRANC.

Vous le voyez, je ne vous ai pas trompé... Qu’on serve le roastbeef de mylord, la choucroute de M. le baron et le chocolat de M. Sonikoff.

 

 

Scène V

 

JULIETTE, LEFRANC, M. VELOUTÉ, BLINTHAL, SONIKOFF

 

On apporte une table servie.

BLINTHAL et SONIKOFF.

Air du vaudeville de Bedlam.

Le déjeuner nous attend ;
Amis, mettons-nous à table ;
De ce repas agréable
Ne retardons pas l’instant.

SONIKOFF.

Mais la France, en vérité,
Est un pays de Cocagne ;
Les grâces et la beauté
Vous y versent le Champagne.

BLINTHAL et SONIKOFF.

Le déjeuner nous attend, etc.

JULIETTE.

Eh bien ! où est donc sir Johnson ? il n’est point ici !

BLINTHAL.

Moi ché savoir bien... Il hafre pas foulu tuer lui hier au soir, barce qu’il était trop tard, et hafre sans doute remis à cet matin.

JULIETTE.

Ah ! mon Dieu ! serait-ce pour cela qu’il serait sorti ?

SONIKOFF, se levant.

Je cours prévenir, s’il est possible...

BLINTHAL.

Va... ça être pien vu.

 

 

Scène VI

 

JULIETTE, LEFRANC, M. VELOUTÉ,  BLINTHAL, SONIKOFF, JOHNSON, entrant froidement, les mains derrière le dos

 

JULIETTE.

Ah ! le voici !... le voici lui-même ! Fi, monsieur, que c’est mal à vous de nous faire ainsi des frayeurs mortelles ! nous étions bien inquiets de vous, je vous assure.

JOHNSON.

Vraiment !... le petite, il était inquiet ; allons, je avé bien fait de pas tuer moi ce matin, je ferai mieux tantôt... James... approchez le déjeuner.

VELOUTÉ.

Ne pourrait-on vous parler ?

JOHNSON.

Pas dans ce moment.

VELOUTÉ.

C’est pour un mot.

JOHNSON.

Pas pour une syllèbe.

VELOUTÉ.

Mais encore...

JOHNSON.

Eh ! laissez-moi.

LEFRANC.

Laissez-les tranquilles ; et puisqu’ils déjeunent, je vous conseille d’en faire autant.

VELOUTÉ.

Mais je voulais lui montrer mes papiers chinois auparavant.

Velouté et Lefranc sortent.

 

 

Scène VII

 

JULIETTE, BLINTHAL, SONIKOFF, JOHNSON

 

SONIKOFF, retenant Juliette.

Eh ! quoi, mademoiselle Juliette, vous nous quittez !... Restez, nous vous en prions tous, n’est-il pas vrai ?

JOHNSON.

Moi, je mange et je priai point.

SONIKOFF.

Est-ce qu’un joli minois n’égayé point un repas ?

JOHNSON.

Chamais !

Air : On dit que je suis sans malice. (Le Bouffe et le Tailleur.)

Lorsque la gaîté nous inspire,
Que nous voulons chanter et rire.
Nous, nous disons à la beauté
D’aller dans le chambre à côté.

SONIKOFF.

Ah ! c’est prêter aux épigrammes...
Comment, vous renvoyez les dames !
Et pour mieux chercher le plaisir,
Vous commencez par le bannir !

JOHNSON.

Quand j’y pensions, c’été bien heureuse pour moi de être encore dans l’existence ; car je aurais pas vu miss le Taverne.

BLINTHAL.

Qui était tiaplement gentille, plis que toutes les tames de le Allemagne.

SONIKOFF.

Moi, d’abord, je n’ai jamais tant aimé la France que depuis que j’y vois mademoiselle Juliette.

JOHNSON.

Tenez, il faudrait aimer nous.

BLINTHAL.

Ya, et pour commencer, il fallait un betit baiser.

Ils poursuivent Juliette.

SONIKOFF, se mettant devant eux.

Un instant, messieurs.

Air : Fille à qui l’on dit un secret. (La Dansomanie.)

De la défendre il m’est permis,
Je veux ici m’en montrer digne ;
En demeurant dans ce pays,
J’en ai retenu la consigne ;
En France il faut être galant,
L’Amour diffère de Bellone.
Car avec lui ce que l’on prend
Ne vaut pas ce que l’on nous donne.

D’abord je sais que Juliette a un amoureux, je m’en suis déjà informé.

JOHNSON.

Goddam ! dans ce pays quand je présente moi, je trouve toujours un amoureux, et bien souvent deux... Eh bien ! dites, le petite... que faudrait-il à moi pour faire oublier le amoureux à vous ?

JULIETTE.

Ce qu’il faut, monsieur, il faut lui ressembler.

JOHNSON.

Oh ! si ce n’était que cela ! moi, je étais fort pour le amabilité.

BLINTHAL.

Et moi pour la légèreté française, et ça être à s’y méprendre et nous allons foir...

Air : Mon père n’est plus le concierge.

Moi, je offre à vous ma noblesse.

JULIETTE.

Ça n’est pas ça.

JOHNSON.

Moi, je offre à vous ma richesse.

JULIETTE.

Ça n’est pas ça.

SONIKOFF.

Ah ! si j’étais l’amant, ma belle.
Qui vous plaira,
Je vous serais toujours fidèle.

JULIETTE.

C’est presque ça.

BLINTHAL.

Du Français n’ai-je pas le grâce ?

JULIETTE.

Ça n’est pas ça.

JOHNSON, prenant la main de Juliette.

Moi, je avais de son audace.

JULIETTE, la retirant.

Ça n’est pas ça.

SONIKOFF.

Hélas ! cette faveur si grande,
Qui l’obtiendra ?
Sans l’espérer, je la demande.

JULIETTE.

C’est presque ça.

Sonikoff se met aux genoux de Juliette et lui baise la main... Juliette la retire de suite.

 

 

Scène VIII

 

JULIETTE, BLINTHAL, SONIKOFF, JOHNSON, VELOUTÉ

 

VELOUTÉ, les surprenant.

Comment ! c’est presque ça... C’est bien ça, tout à fait...

Air du vaudeville de Nicaise.

Parbleu, le tour est bon,
Espère-t-on m’en faire accroire ?
Parbleu, le tour est bon,
Dans ces lieux pour qui me prend-on ?
J’ai cru qu’elle serait la gloire
Du corps des manufacturiers ;
Il faut, je commence à le croire,
Rayer cela de mes papiers.

TOUS.

Bon, bon, le tour est bon ;
D’être aimé si je n’ai la gloire,
Bon, bon,
J’ai toujours pris une leçon.

Juliette, Sonikoff et Blinthal sortent.

 

 

Scène IX

 

JOHNSON, VELOUTÉ, puis JAMES

 

JOHNSON, à part.

Allons, je voyais bien que c’était la petite officière qui avait le plus de dispositions.

VELOUTÉ.

Ça va mal pour moi, je le vois.

JOHNSON.

Hein ? Qu’est-ce que vous dites, vous ? répétez ce que vous avez dit.

VELOUTÉ.

Parbleu ! je dis que ça ne va pas bien, je ne me gène pas pour le dire.

JOHNSON.

C’est-à-dire que vous êtes mécontente.

VELOUTÉ.

Sans doute.

JOHNSON.

Ce était bien, ce était très bien !

À part.

Je vois que cette petite Française va faire ma partie.

Haut.

Touchez là... Si vous voulez, pour passer le temps, nous tuerons nous ensemble, tous les deux l’un et l’autre, par partie de plaisir.

VELOUTÉ.

Hein ? qu’est-ce qu’il dit donc ?

JOHNSON.

Je disais que j’étais comme vous mécontente de tout et que je ennuyais moi.

VELOUTÉ.

Je le crois bien, avec des parties de plaisir comme celle-là.

JOHNSON.

Air : Dorilas, contre moi des femmes. (Pour et Contre.)

C’ennuit pas vous d’être toujours à table ?

VELOUTÉ.

Mais ça n’est pas ainsi chez nous.

JOHNSON.

C’ennuit pas vous de boxer comme un diable ?

VELOUTÉ.

On n’agit pas ainsi chez nous.

JOHNSON.

C’ennuit pas vous d’avoir une passion extrême ?

VELOUTÉ.

On n’en voit pas beaucoup chez nous.

JOHNSON.

Et d’entendr’ dire aux femmes : Je vous aime.

VELOUTÉ.

Vous n’entendrez pas ça chez nous.

JOHNSON.

Ça ennuit pas vous de lire tous les matins le seize colonnes du Morning Chronicle ? de voir les orateurs en plein air et les boxements pour les élections ?

VELOUTÉ.

Dieu merci ! nous n’avons rien de tout cela : nos journaux n’ont que huit colonnes, nos élections se font sans coups de poings, les terres sont cultivées, le roi se porte bien et la France aussi.

JOHNSON.

Vous disiez, vous, que tout il allait mal.

VELOUTÉ.

Je le disais... je le disais comme je dirais autre chose.

JOHNSON.

Allons, je voyais tout de suite que je trouverai personne dans ce pays pour partir avec moi.

JAMES, entrant.

Mylord, une lettre pour vous.

JOHNSON, lisant.

Le honorable sir Johnson... Goddam ! un ordre de départ ! Holà, James ! faites mes malles, mes paquets et celui de mes gens ; nous partons dans une heure.

Il sort avec James.

 

 

Scène X

 

VELOUTÉ, seul, puis LEFRANC

 

VELOUTÉ.

Diable ! une des meilleures pratiques de moins... Cela va mal pour mon mariage... Ah ! c’est vous, père Lefranc... Vous ne savez pas... cet Anglais qui loge chez vous ?...

LEFRANC.

Eh bien ?...

VELOUTÉ.

Il s’en va.

LEFRANC, d’un air riant.

Ah ! ah ! vrai, mon garçon ?

VELOUTÉ.

Eh bien ! vous voilà un air tranquille...

LEFRANC.

Que veux-tu ?... La volonté de Dieu soit faite. Il faut bien se résigner et prendre son parti.

VELOUTÉ.

Mais ça vous fait un locataire de moins.

LEFRANC.

Eh bien ! il en viendra d’autres... Tenez, voilà ma fille qui, j’en suis sûr, nous annonce de bonnes nouvelles.

 

 

Scène XI

 

VELOUTÉ, LEFRANC, JULIETTE

 

JULIETTE, accourant.

Ah ! mon papa !... papa ! papa !

LEFRANC.

Eh bien ! qu’est-ce ?...

JULIETTE.

La cour est pleine de bagages ; notre baron allemand, M. de Blinthal, vient de donner l’ordre à ses gens de tout disposer pour leur départ.

LEFRANC.

Oui-da.

VELOUTÉ.

Encore un !...

JULIETTE.

Et ce que vous ne croiriez jamais, jusqu’à M. Sonikoff qui se dispose aussi à nous quitter !

LEFRANC, tranquillement.

Serait-il bien possible ?...

VELOUTÉ.

Mais ce que j’admire c’est votre sang-froid quand vous perdez tous vos locataires.

LEFRANC.

Que diable !... Moi, je ne peux pas les retenir malgré eux.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Contr’ les décrets d’ la Providence
Je n’ai jamais su murmurer :
J’ prends toujours tout on patience ;
Et puisqu’il faut nous séparer,
Nobles et francs dans nos manières,
Avec eux j’ nous somm’s bien conduits,
Et s’ils n’ sont plus nos locataires,
J’espère au moins qu’ils seront mes amis.

VELOUTÉ.

Mais votre auberge qui était si achalandée, la voilà déserte.

LEFRANC.

Déserte !... elle ne le sera jamais... Et moi, et mes enfants... Il n’y aura plus que nous dans la maison... Eh bien ! qu’est-ce que ça fait ?

Air du Premier pas.

On est chez soi ;
Vois-tu, ma chère fille,
Et ce plaisir est quelqu’ chos’ selon moi.
En petit cercl’ la franche gaîté brille,
On n’est pas tant, mais on est en famille,
On est chez soi.

VELOUTÉ.

D’accord... Mais il y aura moins de monde à table.

LEFRANC.

Eh bien ! est-ce que ça empêche de manger ?... Au contraire... Est-il bête !

VELOUTÉ.

Je suis comme ça.

LEFRANC.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Mon garçon, n’ faut pas qu’ ça te trouble
S’il le faut, je me dévouerai ;
Et puisque la récolte est double.
Comme deux je m’en donnerai,
Et poliment je leur dirai :
En nous laissant au milieu d’ l’abondance,
Ça doit vous fair’ partir avec gaîté,
Car tout le vin que nous avons en France,
Nous le boirons, messieurs, à votr’ santé.

JULIETTE.

Oh ! si ce n’est que des convives, vous n’en manquerez pas.

On entend une musique de régiment qui exécute en dehors l’air de Vive Henri IV.

VELOUTÉ.

Air : Lise épouse l’ beau Gernance. (Fanchon la vielleuse.)

Mais écoutez donc, beau-père...
C’est une musiqu’ guerrière ;
Point d’ doute que des soldats
Dans ces lieux n’ portent leurs pas.

LEFRANC.

Oui, mon oreille attentive
À r’connu c’t air enchanteur.
Je n’ sais pas c’ qui nous arrive,
Mais ça doit êtr’ du bonheur.

JULIETTE.

Vous avez bien raison, c’est du bonheur.

LEFRANC.

Comment, tu sais ce que c’est ?

JULIETTE.

Oui, je sais... c’est-à-dire, je me doute bien que c’est Sans-Regret.

Air du vaudeville de Gusman d’Alfarache.

Son régiment dans notre ville
À l’instant doit entrer, dit-on,
Et j’ devin’, sans êtr’ bien habile,
Qu’ils y viennent en garnison.
Oui, vous l’aurez pour locataire,
Car vous savez, en arrivant,
Que c’est toujours chez vous, mon père,
Qu’il prend son billet d’ logement.

LEFRANC, à Velouté.

Je vous conseille de prendre votre feuille de route.

VELOUTÉ.

Et mes papiers que j’emporte ; bonsoir !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LEFRANC, JULIETTE, SANS-REGRET

 

JULIETTE.

C’est lui ! c’est Sans-Regret !

SANS-REGRET.

Ma chère Juliette ! mon cher Lefranc, combien je suis  heureux !

Air du Verre.

Ah ! que mon cœur est enchanté
De cet accueil franc et sincère !
En rentrant dans cette cité
C’est à qui nous reçoit en frère ;
Chacun, sur nous l’œil attaché,
Se réjouit, s’empress’, s’informe...
J’ m’aperçois qu’on n’est pas fâché
De r’voir ici notre uniforme.

 

 

Scène XIII

 

LEFRANC, JULIETTE, SANS-REGRET, JOHNSON, puis SONIKOFF et BLINTHAL

 

JOHNSON.

Père Lefranc, je venais faire à vous mes adieux. Mais qu’est-ce que je voyais là ?

Regardant Sans-Regret.

Ce était bien lui.

SANS-REGRET.

C’est lui-même.

JULIETTE.

Comment ? vous vous connaissez !

JOHNSON.

Si je le connais !... C’était lui qui avait donné en Espagne ces bonnes coups de sabre... Goddam ! je pouvais jamais oublier vous.

Air : Le magistrat irréprochable. (Monsieur Guillaume.)

Yes, j’allais succomber peut-être,
Vous m’offrez un bras protecteur.

SANS-REGRET.

Un soldat ne peut méconnaître
Les devoirs sacrés du malheur :
Maint ennemi que notr’ bras dut abattre
Fut par nos soins au trépas dérobé ;
Est-il debout ? on aime à le combattre ;
On le respecte alors qu’il est tombé.

JOHNSON.

Yes, ça était vrai... Monsieur, voulez-vous être mon ami ?

SANS-REGRET.

Touchez là.

Ils se donnent la main.

Avec vous, monsieur, il y a toujours du plaisir à se voir de près.

SONIKOFF.

Adieu, mademoiselle Juliette, il faut donc vous quitter !

JULIETTE.

Adieu, monsieur Sonikoff, faites bon voyage.

SONIKOFF.

Ah ! je partirais avec moins de regret si j’avais le baiser d’adieu.

SANS-REGRET.

Comment donc ! c’est trop juste.

LEFRANC.

Non pas, non pas : un instant !

SANS-REGRET.

Laissez donc, c’est ma femme.

Air du vaudeville des Dehors trompeurs.

Premier couplet.

Morbleu ! point de cérémonie !
Il ne demande qu’un baiser,
Je n’eus jamais de jalousie ;
Entr’ amis ça n’ peut se r’fuser.
Allons, camarade, de grâce,
Je n’ le permettrai pas toujours ;
C’est bien le moins que l’on s’embrasse,
On ne s’en va pas tous les jours.

Sonikoff embrasse Juliette, et Sans-Regret donne une poignée de main à Johnson et à Sonikoff.

Deuxième couplet.

LEFRANC.

Le temps est beau, la route est sûre.
Votre voyage sera bon ;
Les chevaux sont à la voiture,
J’entends le fouet du postillon ;
Mais nous n’ pouvons pas, il me semble,
Nous quitter ainsi pour toujours ;
C’est bien le moins qu’on trinque ensemble,
On ne s’en va pas tous les jours.

SANS-REGRET.

Allons, père Lefranc, le coup de l’étrier, et du meilleur.

Lefranc remplit les verres, et les quatre nations trinquent ensemble.

TOUS.

Air du vaudeville de La Visite à Saint-Cyr.

Que c’ dernier jour qui nous rassemble
Soit par nous tous bien employé ;
En frères buvons tous ensemble,
Buvons, amis, buvons ensemble
À la paix comme à l’amitié.

Vaudeville.

Air de La Petite Nanette.

JULIETTE.

Chagrins, peine cruelle,
Dont nous fûm’s tourmentés,
La circonstance est telle,
Éloignez-vous, partez ;
De l’occasion profitez. (Bis.)
Vous qui de la souffrance
Adoucissez les coups,
Gaîté, douce espérance,
Restez toujours chez nous.

LEFRANC.

Cidre de toute sorte,
Bière, triste régal,
D’ici qu’on vous exporte ;
Partez, ça m’est égal ;
Je n’en bois pas, ça m’est égal.
Honneur de notre cave,
Vins dont on est jaloux,
Volnay, Champagne, Grave,
Restez toujours chez nous.

JOHNSON.

Adoptant nos méthodes.
Qu’on prenne nos jockeys,
Nos habits et nos modes
Et nos romans anglais ;
Qu’ils partent, je n’en lis jamais !
Mais vous que je révère,
Compatriot’s si doux,
Beefsteaks aux pomm’s de terre,
Restez toujours chez nous.

SOKIKOFF.

De retour en Russie,
Je dis à mes amis :
Esprit, grâce accomplie
Se trouvent à Paris ;
Eh ! vite courez à Paris !
Les femmes sont si belles !
Partez ; mais voulez-vous
Être aux vôtres fidèles ?
Restez toujours chez nous.

SANS-REGRET.

Discordes, ignorance,
Erreurs, vieux préjugés,
De notre belle France
Morbleu ! déménagez ;
Partez, vous avez vos congés.
Espoir de la patrie,
Qui nous consolez tous,
Valeur, gloire, industrie,
Restez toujours chez nous.

JULIETTE, au public.

Quand d’humeur pacifique
Bien des gens quitt’nt ces lieux.
Mon Dieu, si la critique
S’en allait avec eux,
Pouvait s’en aller avec eux !
Qu’eux seuls quittent la France,
Et nous chanterons tous,
Pourvu que l’indulgence
Reste toujours chez nous !

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