Esther (Jean RACINE)

Tragédie, tirée de l’Écriture sainte, en trois actes, en vers et avec chœurs.

Musique de Jean-Baptiste Moreau.

Représentée pour la première fois, à Saint-Cyr, le 26 janvier 1689.

 

Personnages[1]

 

ASSUÉRUS, roi de Perse

ESTHER, reine de Perse

MARDOCHÉE, oncle d’Esther

AMAN, favori d’Assuérus

ZARÈS, femme d’Aman

HYDASPE[2], officier du palais intérieur d’Assuérus

ASAPH, autre officier d’Assuérus

ÉLISE, confidente d’Esther

THAMAR, Israélite de la suite d’Esther

GARDES DU ROI ASSUÉRUS

CHŒUR DE JEUNES FILLES ISRAÉLITES

LA PIÉTÉ fait le prologue.[3]

 

La scène est à Suse[4], dans le palais d’Assuérus.

 

 

PRÉFACE

 

La célèbre maison de Saint-Cyr ayant été principalement  établie pour élever dans la piété un fort grand nombre de jeunes demoiselles rassemblées de tous les endroits du royaume, on n’y a rien oublié de tout ce qui pouvait contribuer à les rendre capables de servir Dieu dans les différents états où il lui plaira de les appeler. Mais en leur montrant les choses essentielles et nécessaires, on ne néglige pas de leur apprendre celles qui peuvent servir à leur polir l’esprit et à leur former le jugement. On a imaginé pour cela plusieurs moyens, qui sans les détourner de leur travail et de leurs exercices ordinaires, les instruisent en les divertissant. On leur met, pour ainsi dire, à profit leurs heures de récréation. On leur fait faire entre elles, sur leurs principaux devoirs, des conversations ingénieuses, qu’on leur a composées exprès, ou qu’elles-mêmes composent sur-le-champ. On les fait parler sur les histoires qu’on leur a lues, ou sur les importantes vérités qu’on leur a enseignées. On leur fait réciter par cœur et déclamer les plus beaux endroits des meilleurs poètes. Et cela leur sert surtout à les défaire de quantité de mauvaises prononciations qu’elles pourraient avoir apportées de leurs provinces. On a soin aussi de faire apprendre à chanter à celles qui ont de la voix, et on ne leur laisse pas perdre un talent qui les peut amuser innocemment, et qu’elles peuvent employer un jour à chanter les louanges de Dieu.

Mais la plupart des plus excellents vers de notre langue ayant été composés sur des matières fort profanes, et nos plus beaux airs étant sur des paroles extrêmement molles et efféminées, capables de faire des impressions dangereuses sur de jeunes esprits, les personnes illustres qui ont bien voulu prendre la principale direction de cette maison ont souhaité qu’il y eût quelque ouvrage qui sans avoir tous ces défauts, pût produire une partie de ces bons effets. Elles me firent l’honneur de me communiquer leur dessein, et même de me demander si je ne pourrais pas faire, sur quelque sujet de piété et de morale, une espèce de poème où le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive et moins capable d’ennuyer.

Je leur proposai le sujet d’Esther, qui les frappa d’abord, cette histoire leur paraissant pleine de grandes leçons d’amour de Dieu, et de détachement du monde au milieu du monde même. Et je crus de mon côté que je trouverais assez de facilité à traiter ce sujet ; d’autant plus qu’il me sembla que sans altérer aucune des circonstances tant soit peu considérables de l’Écriture sainte, ce qui serait, à mon avis, une espèce de sacrilège, je pourrais remplir toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a préparées.

J’entrepris donc la chose, et je m’aperçus qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné, j’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du chœur que les païens employaient à chanter les louanges de leurs fausses divinités.

À dire vrai, je ne pensais guère que la chose dût être aussi publique qu’elle l’a été. Mais les grandes vérités de l’Écriture, et la manière sublime dont elles y sont énoncées, pour peu qu’on les présente, même imparfaitement, aux yeux des hommes, sont si propres à les frapper ; et d’ailleurs ces jeunes demoiselles ont déclamé et chanté cet ouvrage avec tant de grâce, tant de modestie et tant de piété, qu’il n’a pas été possible qu’il demeurât renfermé dans le secret de leur maison. De sorte qu’un divertissement d’enfants est devenu le sujet de l’empressement de toute la cour ; le Roi lui-même, qui en avait été touché, n’ayant pu refuser à tout ce qu’il y a de plus grands seigneurs de les y mener, et ayant eu la satisfaction de voir, par le plaisir qu’ils y ont pris, qu’on se peut aussi bien divertir aux choses de piété qu’à tous les spectacles profanes.

Au reste, quoique j’aie évité soigneusement de mêler le profane avec le sacré, j’ai cru néanmoins que je pouvais emprunter deux ou trois traits d’Hérodote[5], pour mieux peindre Assuérus. Car j’ai suivi le sentiment de plusieurs savants interprètes de l’Écriture, qui tiennent que ce roi est le même que le fameux Darius, fils d’Hystaspe, dont parle cet historien. En effet, ils en rapportent quantité de preuves, dont quelques-unes me paraissent des démonstrations[6]. Mais je n’ai pas jugé à propos de croire ce même Hérodote sur sa parole, lorsqu’il dit que les Perses n’élevaient ni temples, ni autels, ni statues à leurs dieux, et qu’ils ne se servaient point de libations dans leurs sacrifices. Son témoignage est expressément détruit par l’Écriture, aussi bien que par Xénophon, beaucoup mieux instruit que lui des mœurs et des affaires de la Perse, et enfin par Quinte-Curse[7].

On peut dire que l’unité de lieu est observée dans cette pièce, en ce que toute l’action se passe dans le palais d’Assuérus. Cependant, comme on voulait rendre ce divertissement plus agréable à des enfants, en jetant quelque variété dans les décorations, cela a été cause que je n’ai pas gardé cette unité avec la même rigueur que j’ai fait autrefois dans mes tragédies.

Je crois qu’il est bon d’avertir ici que bien qu’il y ait dans Esther des personnages d’hommes, ces personnages n’ont pas laissé d’être représentés par des filles avec toute la bienséance de leur sexe. La chose leur a été d’autant plus aisée, qu’anciennement les habits des Persans et des Juifs étaient de longues robes qui tombaient jusqu’à terre.

Je ne puis me résoudre à finir cette préface sans rendre à celui qui a fait la musique la justice qui lui est due, et sans confesser franchement que ses chants ont fait un des plus grands agréments de la pièce[8]. Tous les connaisseurs demeurent d’accord que depuis longtemps on n’a point entendu d’airs plus touchants ni plus convenables aux paroles. Quelques personnes ont trouvé la musique du dernier chœur un peu longue, quoique très belle. Mais qu’aurait-on dit de ces jeunes Israélites qui avaient tant fait de vœux à Dieu pour être délivrées de l’horrible péril où elles étaient, si ce péril étant passé, elles lui en avaient rendu de médiocres actions de grâces ? Elles auraient directement péché contre la louable coutume de leur nation, où l’on ne recevait de Dieu aucun bienfait signalé, qu’on ne l’en remerciât sur-le-champ par de fort longs cantiques : témoin ceux de Marie sœur de Moyse[9], de Débora[10] et de Judith[11], et tant d’autres dont l’Écriture est pleine. On dit même que les Juifs, encore aujourd’hui, célèbrent par de grandes actions de grâces le jour où leurs ancêtres furent délivrés par Esther de la cruauté d’Aman[12].

 

 

PROLOGUE

 

LA PIÉTÉ.

Du séjour bienheureux de la Divinité

Je descends dans ce lieu, par la Grâce habité[13].

L’Innocence s’y plaît, ma compagne éternelle,

Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle.

Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints

Tout un peuple naissant est formé par mes mains.

Je nourris dans son cœur la semence féconde

Des vertus dont il doit sanctifier le monde.

Un roi qui me protège, un roi victorieux

A commis à mes soins ce dépôt précieux.

C’est lui qui rassembla ces colombes timides,

Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides.

Pour elles, à sa porte[14] élevant ce palais,

Il leur y fit trouver l’abondance et la paix.

Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire.

Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire

Soient gravés de ta main au livre où sont écrits

Les noms prédestinés des rois que tu chéris.

Tu m’écoutes. Ma voix ne t’est point étrangère :

Je suis la Piété, cette fille si chère,

Qui t’offre de ce roi les plus tendres soupirs.

Du feu de ton amour j’allume ses désirs.

Du zèle qui pour toi l’enflamme et le dévore

La chaleur se répand du couchant à l’aurore[15].

Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné,

Humilier ce front de splendeur couronné,

Et confondant l’orgueil par d’augustes exemples,

Baiser avec respect le pavé de tes temples.

De ta gloire animé, lui seul de tant de rois

S’arme pour ta querelle, et combat pour tes droits.

Le perfide intérêt, l’aveugle jalousie

S’unissent contre toi pour l’affreuse hérésie[16] ;

La discorde en fureur frémit de toutes parts ;

Tout semble abandonner tes sacrés étendards ;

Et l’enfer, couvrant tout de ses vapeurs funèbres,

Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres[17].

Lui seul, invariable et fondé sur la foi,

Ne cherche, ne regarde et n’écoute que toi ;

Et bravant du démon l’impuissant artifice,

De la religion soutient tout l’édifice[18].

Grand Dieu, juge ta cause, et déploie aujourd’hui

Ce bras, ce même bras qui combattait pour lui,

Lorsque des nations à sa perte animées

Le Rhin vit tant de fois disperser les armées.

Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil ;

Ils viennent se briser contre le même écueil.

Déjà, rompant partout leurs plus fermes barrières,

Du débris de leurs forts il couvre ses frontières[19].

Tu lui donnes un fils prompt à le seconder,

Qui sait combattre, plaire, obéir, commander ;

Un fils qui, comme lui, suivi de la victoire,

Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire ;

Un fils à tous ses vœux avec amour soumis,

L’éternel désespoir de tous ses ennemis.

Pareil à ces esprits que ta Justice envoie,

Quand son roi lui dit : « Pars, » il s’élance avec joie,

Du tonnerre vengeur s’en va tout embraser,

Et tranquille à ses pieds revient le déposer[20].

Mais tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,

Vous qui goûtez ici des délices si pures,

S’il permet à son cœur un moment de repos,

À vos jeux innocents appelez ce héros.

Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,

Et sur l’impiété la foi victorieuse.

Et vous, qui vous plaisez aux folles passions

Qu’allument dans vos cœurs les vaincs fictions,

Profanes amateurs de spectacles frivoles,

Dont l’oreille s’ennuie au son de uns paroles,

Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité.

Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente l’appartement d’Esther[21].

 

 

Scène première

 

ESTHER, ÉLISE

 

ESTHER.

Est-ce toi, chère Élise ? Ô jour trois fois heureux !

Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux,

Toi qui de Benjamin comme moi descendue[22],

Fus de mes premiers ans la compagne assidue,

Et qui d’un même joug souffrant l’oppression,

M’aidais à soupirer les malheurs de Sion.

Combien ce temps encore est cher à ma mémoire !

Mais toi, de ton Esther ignorais-tu la gloire ?

Depuis plus de six mois que je te fais chercher,

Quel climat, quel désert a donc pu te cacher ?

ÉLISE.

Au bruit de votre mort justement éplorée,

Du reste des humains je vivais séparée,

Et de mes tristes jours n’attendais que la fin,

Quand tout à coup, Madame, un prophète divin :

« C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse,

Lève-toi, m’a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse.

Là tu verras d’Esther la pompe et les honneurs,

Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.

Rassure, ajouta-t-il, tes tribus alarmées,

Sion : le jour approche où le Dieu des armées[23]

Va de son bras puissant faire éclater l’appui ;

Et le cri de son peuple est monté jusqu’à lui[24]. »

Il dit. Et moi, de joie et d’horreur pénétrée,

Je cours. De ce palais j’ai su trouver l’entrée.

Ô spectacle ! Ô triomphe admirable à mes yeux,

Digne en effet du bras qui sauva nos aïeux !

Le fier Assuérus couronne sa captive,

Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive.

Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement

Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

ESTHER.

Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâce

De faîtière Vasthi[25], dont j’occupe la place,

Lorsque le Roi, contre elle enflammé de dépit[26],

La chassa de son trône, ainsi que de son lit.

Mais il ne put sitôt en bannir la pensée.

Vasthi régna longtemps dans son âme offensée[27].

Dans ses nombreux États il fallut donc chercher[28]

Quelque nouvel objet qui l’en put détacher.

De l’Inde à l’Hellespont ses esclaves coururent[29].

Les filles de l’Égypte à Suse comparurent[30].

Celles même du Parthe et du Scythe indompté[31]

Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.

On m’élevait alors, solitaire et cachée,

Sous les yeux vigilants du sage Mardochée.

Tu sais combien je dois à ses heureux secours.

La mort m’avait ravi les auteurs de mes jours.

Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,

Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère[32].

Du triste état des Juifs jour et nuit agité[33],

Il me tira du sein de mon obscurité ;

Et sur mes faibles mains fondant leur délivrance,

Il me fit d’un empire accepter l’espérance.

À ses desseins secrets tremblante j’obéis.

Je vins. Mais je cachai ma race et mon pays[34].

Qui pourrait cependant t’exprimer les cabales

Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,

Qui toutes disputant un si grand intérêt,

Des yeux d’Assuérus attendaient leur arrêt ?

Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages :

L’une d’un sang fameux vantait les avantages ;

L’autre, pour se parer de superbes atours,

Des plus adroites mains empruntait le secours[35].

Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice[36],

De mes larmes au ciel j’offrais le sacrifice.

Enfin on m’annonça l’ordre d’Assuérus.

Devant ce fier monarque, Élise, je parus.

Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes[37] ;

Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,

Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé.

De mes faibles attraits le Roi parut frappé.

Il m’observa longtemps dans un sombre silence ;

Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,

Dans ce temps-là sans doute agissait sur son cœur.

Enfin avec des yeux où régnait la douceur :

« Soyez reine, » dit-il; et dès ce moment même

De sa main sur mon front posa son diadème[38].

Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,

Il combla de présents tous les grands de sa cour ;

Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,

Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes[39].

Hélas ! durant ces jours de joie et de festins,

Quelle était en secret ma honte et mes chagrins !

« Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise,

La moitié de la terre à son sceptre est soumise,

Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !

Sion, repaire affreux de reptiles impurs[40],

Voit de son temple saint les pierres dispersées,

Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées[41] ! »

ÉLISE.

N’avez-vous point au Roi confié vos ennuis ?

ESTHER.

Le Roi, jusqu’à ce jour, ignore qui je suis[42].

Celui par qui le ciel règle ma destinée

Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée[43].

ÉLISE.

Mardochée ? Hé ! peut-il approcher de ces lieux[44] ?

ESTHER.

Son amitié pour moi le rend ingénieux.

Absent, je te consulte ; et ses réponses sages

Pour venir jusqu’à moi trouvent mille passages.

Un père a moins de soin du salut de son fils.

Déjà même, déjà par ses secrets avis

J’ai découvert au Roi les sanglantes pratiques

Que formaient contre lui deux ingrats domestiques[45].

Cependant mon amour pour notre nation

A rempli ce palais de filles de Sion,

Jeunes et tendres fleurs, par le sort agitées,

Sous un ciel étranger comme moi transplantées.

Dans un lieu séparé de profanes témoins,

Je mets à les former mon étude et mes soins[46] ;

Et c’est là que fuyant l’orgueil du diadème,

Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,

Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,

Et goûter le plaisir de me faire oublier.

Mais à tous les Persans je cache leurs familles.

Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,

Compagnes autrefois de ma captivité,

De l’antique Jacob jeune postérité[47].

 

 

Scène II

 

ESTHER, ÉLISE, LE CHŒUR

 

UNE DES ISRAÉLITES chante derrière le théâtre[48].

Ma sœur, quelle voix nous appelle ?

UNE AUTRE.

J’en reconnais les agréables sons.

C’est la Reine.

TOUTES DEUX.

Courons, mes sœurs, obéissons.

La Reine nous appelle :

Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

TOUT LE CHŒUR, entrant sur la scène par plusieurs endroits différents.

La Reine nous appelle :

Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

ÉLISE.

Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés

S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !

Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

Prospérez, cher espoir d’une nation sainte.

Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents

Monter comme l’odeur d’un agréable encens[49] !

Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques.

ESTHER.

Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques

Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs

De la triste Sion célèbrent les malheurs.

UNE ISRAÉLITE seule chante.

Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?

Tout l’univers admirait ta splendeur :

Tu n’es plus que poussière ; et de cette grandeur

Il ne nous reste plus que la triste mémoire.

Sion, jusques au ciel élevée autrefois,

Jusqu’aux enfers maintenant abaissée,

Puissé-je demeurer sans voix,

Si dans mes chants ta douleur retracée

Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée[50] !

TOUT LE CHŒUR.

Ô rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux[51] !

Sacrés monts, fertiles vallées,

Par cent miracles signalées !

Du doux pays[52] de nos aïeux

Serons-nous toujours exilées ?

UNE ISRAÉLITE seule.

Quand verrai-je, ô Sion ! relever tes remparts,

Et de tes tours les magnifiques faîtes ?

Quand verrai-je de toutes parts

Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes ?

TOUT LE CHŒUR.

Ô rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux !

Sacrés monts, fertiles vallées,

Par cent miracles signalées !

Du doux pays de nos aïeux

Serons-nous toujours exilées ?

 

 

Scène III[53]

 

ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE, LE CHŒUR

 

ESTHER.

Quel profane en ce lieu s’ose avancer vers nous ?

Que vois-je ? Mardochée ? Ô mon père, est-ce vous ?

Un ange du Seigneur, sous son aile sacrée,

A donc conduit vos pas et caché votre entrée[54] ?

Mais d’où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,

Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux[55] ?

Que nous annoncez-vous ?

MARDOCHÉE.

Ô Reine infortunée !

Ô d’un peuple innocent barbare destinée !

Lisez, lisez l’arrêt détestable, cruel.

Nous sommes tous perdus, et c’est fait d’Israël.

ESTHER.

Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace[56].

MARDOCHÉE.

On doit de tous les Juifs exterminer la race.

Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés.

Les glaives, les couteaux sont déjà préparés.

Toute la nation à la fois est proscrite.

Aman, l’impie Aman, race d’Amalécite[57],

A pour ce coup funeste armé tout son crédit ;

Et le Roi, trop crédule, a signé cet édit[58].

Prévenu contre nous par cette bouche impure,

Il nous croit en horreur à toute la nature[59].

Ses ordres sont donnés ; et dans tous ses États,

Le jour fatal est pris pour tant d’assassinats.

Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage ?

Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l’âge[60] ;

Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours ;

Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.

ESTHER.

Ô Dieu, qui vois former des desseins si funestes,

As-tu donc de Jacob abandonné les restes ?

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.

Ciel ! qui nous défendra, si tu ne nous défends ?

MARDOCHÉE.

Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.

En vous est tout l’espoir de vos malheureux frères.

Il faut les secourir[61]. Mais les heures sont chères :

Le temps vole, et bientôt amènera le jour

Où le nom des Hébreux doit périr sans retour[62].

Toute pleine du feu de tant de saints prophètes,

Allez, osez au Roi déclarer qui vous êtes[63].

ESTHER.

Hélas ! ignorez-vous quelles sévères lois

Aux timides mortels cachent ici les rois ?

Au fond de leur palais leur majesté terrible

Affecte à leurs sujets de se rendre invisible ;

Et la mort est le prix de tout audacieux

Qui sans être appelé se présente à leurs yeux,

Si le Roi dans l’instant, pour sauver le coupable,

Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.

Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,

Ni le rang, ni le sexe, et le crime est égal.

Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,

Je suis à cette loi comme une autre soumise ;

Et sans le prévenir, il faut, pour lui parler,

Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler[64].

MARDOCHÉE.

Quoi ? lorsque vous voyez périr votre patrie,

Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !

Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux !

Que dis-je ? Votre vie, Esther, est-elle à vous ?

N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ?

N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ?

Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas,

Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas[65] ?

Songez-y bien : ce Dieu ne vous a pas choisie

Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie,

Ni pour charmer les yeux des profanes humains.

Pour un plus noble usage il réserve ses saints.

S’immoler pour son nom et pour son héritage,

D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage :

Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours !

Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ?

Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ?

En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre :

Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ;

Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer[66].

Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble[67] ;

Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ;

Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,

Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas[68].

S’il a permis d’Aman l’audace criminelle,

Sans doute qu’il voulait éprouver votre zèle.

C’est lui qui m’excitant à vous oser chercher,

Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher ;

Et s’il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles,

Nous n’en verrons pas moins éclater ses merveilles.

Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers

Par la plus faible main qui soit dans L’univers.

Et vous, qui n’aurez point accepté cette grâce,

Vous périrez peut-être, et toute votre race[69].

ESTHER.

Allez. Que tous les Juifs dans Suse répandus,

À prier avec vous jour et nuit assidus,

Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire,

Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère[70].

Déjà la sombre nuit a commencé son tour :

Demain, quand le soleil rallumera le jour,

Contente de périr, s’il faut que je périsse,

J’irai pour mon pays m’offrir en sacrifice.

Qu’on s’éloigne un moment.

Le Chœur se retire vers le fond du théâtre.

 

 

Scène IV

 

ESTHER, ÉLISE, LE CHŒUR

 

ESTHER.

Ô mon souverain Roi[71] !

Me voici donc tremblante et seule devant toi.

Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance

Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,

Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,

Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.

Même[72] tu leur promis de ta bouche sacrée

Une postérité d’éternelle durée.

Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi ;

La nation chérie a violé sa foi ;

Elle a répudié son époux et son père,

Pour rendre à d’autres dieux un honneur adultère[73].

Maintenant elle sert sous un maître étranger.

Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger.

Nos superbes vainqueurs, insultant à nos larmes,

Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,

Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel

Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel.

Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,

Pourvoit anéantir la foi de tes oracles,

Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,

Le saint que tu promets et que nous attendons[74] ?

Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,

Ivres de notre sang, ferment les seules bouches

Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits ;

Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais[75].

Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,

Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,

Et que je mets au rang des profanations

Leur table, leurs festins et leurs libations ;

Que même cette pompe où je suis condamnée,

Ce bandeau, dont il faut que je paroisse ornée

Dans ces jours solennels à l’orgueil dédiés,

Seule et dans le secret je le foule à mes pieds ;

Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre,

Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre.

J’attendais le moment marqué dans ton arrêt,

Pour oser de ton peuple embrasser l’intérêt.

Ce moment est venu : ma prompte obéissance

Va d’un roi redoutable affronter la présence.

C’est pour toi que je marche. Accompagne mes pas

Devant ce fier lion[76] qui ne te connaît pas,

Commande en me voyant que son courroux s’apaise,

Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.

Les orages, les vents, les cieux te sont soumis :

Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis[77].

 

 

Scène V

 

LE CHŒUR

 

Toute cette scène est chantée.

UNE ISRAÉLITE seule.

Pleurons et gémissons, mes fidèles compagnes.

À nos sanglots donnons un libre cours.

Levons les yeux vers les saintes montagnes

D’où l’innocence attend tout son secours[78].

Ô mortelles alarmes !

Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux.

Il ne fut jamais sous les cieux

Un si juste sujet de larmes.

TOUT LE CHŒUR.

Ô mortelles alarmes !

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

N’était-ce pas assez qu’un vainqueur odieux

De l’auguste Sion eût détruit tous les charmes,

Et traîné ses enfants captifs en mille lieux ?

TOUT LE CHŒUR.

Ô mortelles alarmes !

LA MÊME ISRAÉLITE.

Faibles agneaux livrés à des loups furieux[79],

Nos soupirs sont nos seules armes.

TOUT LE CHŒUR.

Ô mortelles alarmes !

UNE DES ISRAÉLITES[80].

Arrachons, déchirons tous ces vains ornements

Qui parent notre tête.

UNE AUTRE.

Revêtons-nous d’habillements

Conformes à l’horrible fête

Que l’impie Aman nous apprête[81].

TOUT LE CHŒUR.

Arrachons, déchirons tous ces vains ornements

Qui parent notre tête.

UNE ISRAÉLITE seule.

Quel carnage de toutes parts !

On égorge à la fois les enfants, les vieillards,

Et la sœur et le frère,

Et la fille et la mère,

Le fils dans les bras de son père[82].

Que de corps entassés ! que de membres épars,

Privés de sépulture !

Grand Dieu ! tes saints sont la pâture

Des tigres et des léopards[83].

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.

Hélas ! si jeune encore,

Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?

Ma vie à peine a commencé déclore.

Je tomberai comme une fleur[84]

Qui n’a vu qu’une aurore.

Hélas ! si jeune encore,

Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?

UNE AUTRE.

Des offenses d’autrui malheureuses victimes,

Que nous servent, hélas ! ces regrets superflus ?

Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus,

Et nous portons la peine de leurs crimes.

TOUT LE CHŒUR.

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats :

Non, non, il ne souffrira pas

Qu’on égorge ainsi l’innocence.

UNE ISRAÉLITE seule.

Hé quoi ? dirait l’impiété,

Où donc est-il ce Dieu si redouté

Dont Israël nous vantait la puissance[85] ?

UNE AUTRE.

Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux.

Frémissez, peuples de la terre,

Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux

Est le seul qui commande aux cieux.

Ni les éclairs ni le tonnerre

N’obéissent point à vos dieux.

UNE AUTRE.

Il renverse l’audacieux.

UNE AUTRE.

Il prend l’humble sous sa défense.

TOUT LE CHŒUR.

Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats :

Non, non, il ne souffrira pas

Qu’on égorge ainsi l’innocence.

DEUX ISRAÉLITES.

Ô Dieu, que la gloire couronne.

Dieu, que la lumière environne,

Qui voles sur l’aile des vents,

Et dont le trône est porté par les anges[86] !

DEUX AUTRES DES PLUS JEUNES.

Dieu, qui veux bien que de simples enfants

Avec eux chantent tes louanges[87].

TOUT LE CHŒUR.

Tu vois nos pressants dangers :

Donne à ton nom la victoire ;

Ne souffre point que ta gloire

Passe à des dieux étrangers[88].

UNE ISRAÉLITE seule.

Arme-toi, viens nous défendre :

Descends, tel qu’autrefois la mer te vit descendre[89].

Que les méchants apprennent aujourd’hui

À craindre ta colère.

Qu’ils soient comme la poudre et la paille légère

Que le vent chasse devant lui[90].

TOUT LE CHŒUR.

Tu vois nos pressants dangers :

Donne à ton nom la victoire ;

Ne souffre point que ta gloire

Passe à des dieux étrangers.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la chambre où est le trône d’Assuérus.

 

 

Scène première[91]

 

AMAN, HYDASPE

 

AMAN.

Hé quoi ? lorsque le jour ne commence qu’à luire,

Dans ce lieu redoutable oses-tu m’introduire ?

HYDASPE.

Vous savez qu’on s’en peut reposer sur ma foi,

Que ces portes, Seigneur, n’obéissent qu’à moi.

Venez. Partout ailleurs on pourrait nous entendre.

AMAN.

Quel est donc le secret que tu me veux apprendre ?

HYDASPE.

Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré,

Je me souviens toujours que je vous ai juré

D’exposer à vos yeux par des avis sincères

Tout ce que ce palais renferme de mystères.

Le Roi d’un noir chagrin paraît enveloppé.

Quelque songe effrayant cette nuit l’a frappé.

Pendant que tout gardait un silence paisible,

Sa voix s’est fait entendre avec un cri terrible[92].

J’ai couru. Le désordre était dans ses discours.

Il s’est plaint d’un péril qui menaçait ses jours :

Il parlait d’ennemi, de ravisseur farouche ;

Même le nom d’Esther est sorti de sa bouche.

Il a dans ces horreurs passé toute la nuit.

Enfin, las d’appeler un sommeil qui le fuit,

Pour écarter de lui ces images funèbres,

Il s’est fait apporter ces annales célèbres[93]

Où les faits de son règne, avec soin amassés,

Par de fidèles mains chaque jour sont tracés.

On y conserve écrits le service et l’offense,

Monuments éternels d’amour et de vengeance.

Le Roi, que j’ai laissé plus calme dans son lit,

D’une oreille attentive écoute ce récit.

AMAN.

De quel temps de sa vie a-t-il choisi l’histoire ?

HYDASPE.

Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire,

Depuis le fameux jour qu’au trône de Gyrus

Le choix du sort plaça l’heureux Assuérus[94].

AMAN.

Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée ?

HYDASPE.

Entre tous les devins fameux dans la Chaldée,

Il a fait assembler ceux qui savent le mieux

Lire en un songe obscur les volontés des cieux.

Mais quel trouble vous-même aujourd’hui vous agite ?

Votre âme, en m’écoutant, paraît toute interdite.

L’heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis ?

AMAN.

Peux-tu le demander dans la place où je suis,

Haï, craint, envié, souvent plus misérable

Que tous les malheureux que mon pouvoir accable ?

HYDASPE.

Hé ! qui jamais du ciel eut des regards plus doux ?

Vous voyez l’univers prosterné devant vous.

AMAN.

L’univers ? Tous les jours un homme un vil esclave,

D’un front audacieux me dédaigne et me brave.

HYDASPE.

Quel est cet ennemi de l’État et du Roi ?

AMAN.

Le nom de Mardochée est-il connu de toi ?

HYDASPE.

Qui ? ce chef d’une race abominable, impie[95] ?

AMAN.

Oui, lui-même.

HYDASPE.

Hé, Seigneur ! d’une si belle vie

Un si faible ennemi peut-il troubler la paix ?

AMAN.

L’insolent devant moi ne se courba jamais[96].

En vain de la faveur du plus grand des monarques

Tout révère à genoux les glorieuses marques.

Lorsque d’un saint respect tous les Persans touchés

N’osent lever leurs fronts à la terre attachés[97],

Lui, fièrement assis, et la tête immobile,

Traite tous ces honneurs d’impiété servile,

Présente à mes regards un front séditieux,

Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux.

Du palais cependant il assiège la porte[98] :

À quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte,

Son visage odieux m’afflige et me poursuit ;

Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.

Ce matin j’ai voulu devancer la lumière :

Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,

Revêtu de lambeaux, tout pâle. Mais son œil

Conservait sous la cendre encor le même orgueil.

D’où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?

Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,

Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui ?

Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ?

HYDASPE.

Seigneur, vous le savez, son avis salutaire

Découvrit de Tharès le complot sanguinaire[99].

Le Roi promit alors de le récompenser.

Le Roi, depuis ce temps, paraît n’y plus penser.

AMAN.

Non, il faut à tes yeux dépouiller l’artifice.

J’ai su de mon destin corriger l’injustice.

Dans les mains des Persans jeune enfant apporté,

Je gouverne l’empire où je fus acheté[100].

Mes richesses des rois égalent l’opulence.

Environné d’enfants, soutiens de ma puissance,

Il ne manque à mon front que le bandeau royal.

Cependant, des mortels aveuglement fatal !

De cet amas d’honneurs la douceur passagère

Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère[101] ;

Mais Mardochée, assis aux portes du palais,

Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits ;

Et toute ma grandeur me devient insipide,

Tandis que le soleil éclaire ce perfide.

HYDASPE.

Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :

La nation entière est promise aux vautours.

AMAN.

Ah ! que ce temps est long à mon impatience !

C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance,

C’est lui qui, devant moi refusant de ployer,

Les a livrés au bras qui les va foudroyer.

C’était trop peu pour moi d’une telle victime[102] :

La vengeance trop faible attire un second crime.

Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,

Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.

Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ;

Qu’on tremble en comparant l’offense et le supplice ;

Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.

Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés :

« Il fut des Juifs, il fut une insolente race ;

Répandus sur la terre, ils en couvraient la face ;

Un seul osa d’Aman attirer le courroux,

Aussitôt de la terre ils disparurent tous. »

HYDASPE.

Ce n’est donc pas, Seigneur, le sang amalécite

Dont la voix à les perdre en secret vous excite ?

AMAN.

Je sais que descendu de ce sang malheureux,

Une éternelle haine a dû m’armer contre eux ;

Qu’ils firent d’Amalec un indigne carnage ;

Que jusqu’aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage ;

Qu’un déplorable reste à peine fut sauvé[103].

Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,

Mon âme, à ma grandeur toute entière attachée,

Des intérêts du sang est faiblement touchée.

Mardochée est coupable ; et que faut-il de plus ?

Je prévins donc contre eux l’esprit d’Assuérus :

J’inventai des couleurs ; j’armai la calomnie ;

J’intéressai sa gloire ; il trembla pour sa vie.

Je les peignis puissants, riches, séditieux ;

Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.

« Jusqu’à quand souffre-t-on que ce peuple respire,

Et d’un culte profane infecte votre empire ?

Étrangers dans la Perse, à nos lois opposés[104],

Du reste des humains ils semblent divisés,

N’aspirent qu’à troubler le repos où nous sommes,

Et détestés partout, détestent tous les hommes[105].

Prévenez, punissez leurs insolents efforts ;

De leur dépouille enfin grossissez vos trésors. »

Je dis, et l’on me crut. Le Roi, dès l’heure même,

Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême[106] :

« Assure, me dit-il, le repos de ton roi ;

Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi[107]. »

Toute la nation fut ainsi condamnée.

Du carnage avec lui je réglai la journée.

Mais de ce traître enfin le trépas différé

Fait trop souffrir mon cœur de son sang altéré.

Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.

Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie ?

HYDASPE.

Et ne pouvez-vous pas d’un mot l’exterminer ?

Dites au Roi, Seigneur, de vous l’abandonner.

AMAN.

Je viens pour épier le moment favorable.

Tu connais comme moi ce prince inexorable.

Tu sais combien terrible en ses soudains transports,

De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts.

Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile :

Mardochée à ses yeux est une âme trop vile.

HYDASPE.

Que tardez-vous ? Allez, et faites promptement

Élever de sa mort le honteux instrument[108].

AMAN.

J’entends du bruit ; je sors. Toi, si le Roi m’appelle...

HYDASPE.

Il suffit.

 

 

Scène II

 

ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPH, SUITE D’ASSUÉRUS

 

ASSUÉRUS.

Ainsi donc, sans cet avis fidèle,

Deux traîtres dans son lit assassinaient leur roi ?

Qu’on me laisse, et qu’Asaph seul demeure avec moi.

 

 

Scène III

 

ASSUÉRUS, ASAPH

 

ASSUÉRUS, assis sur son trône.

Je veux bien l’avouer : de ce couple perfide

J’avais presque oublié l’attentat parricide ;

Et j’ai pâli deux fois au terrible récit

Qui vient d’en retracer l’image à mon esprit.

Je vois de quel succès leur fureur fut suivie,

Et que dans les tourments ils laissèrent la vie.

Mais ce sujet zélé qui, d’un œil si subtil,

Sut de leur noir complot développer le fil,

Qui me montra sur moi leur main déjà levée,

Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée,

Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu ?

ASAPH.

On lui promit beaucoup : c’est tout ce que j’ai su[109].

Ô d’un si grand service oubli trop condamnable[110] !

Des embarras du trône effet inévitable !

De soins tumultueux un prince environné

Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné ;

L’avenir l’inquiète, et le présent le frappe ;

Mais plus prompt que l’éclair, le passé nous échappe ;

Et de tant de mortels, à toute heure empressés

À nous faire valoir leurs soins intéressés,

Il ne s’en trouve point qui, touchés d’un vrai zèle,

Prennent à notre gloire un intérêt fidèle,

Du mérite oublié nous fassent souvenir,

Trop prompts à nous parler de ce qu’il faut punir !

Ah ! que plutôt l’injure échappe à ma vengeance,

Qu’un si rare bienfait à ma reconnaissance.

Et qui voudrait jamais s’exposer pour son roi[111] ?

Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi

Vit-il encore ?

ASAPH.

Il voit l’astre qui vous éclaire.

ASSUÉRUS.

Et que n’a-t-il plus tôt demandé son salaire ?

Quel pays reculé le cache à mes bienfaits ?

ASAPH.

Assis le plus souvent aux portes du palais,

Sans se plaindre de vous, ni de sa destinée,

Il y traîne, Seigneur, sa vie infortunée.

ASSUÉRUS.

Et je dois d’autant moins oublier la vertu,

Qu’elle-même s’oublie. Il se nomme, dis-tu ?

ASAPH.

Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

ASSUÉRUS.

Et son pays ?

ASAPH.

Seigneur, puisqu’il faut vous le dire,

C’est un de ces captifs à périr destinés,

Des rives du Jourdain sur l’Euphrate amenés[112].

ASSUÉRUS.

Il est donc Juif ? Ô ciel ! Sur le point que la vie

Par mes propres sujets m’allait être ravie,

Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants ?

Un Juif m’a préservé du glaive des Persans[113] ?

Mais puisqu’il m’a sauvé, quel qu’il soit, il n’importe.

Holà ! quelqu’un.

 

 

Scène IV

 

ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPH

 

HYDASPE.

Seigneur.

ASSUÉRUS.

Regarde à cette porte.

Vois s’il s’offre à tes yeux quelque grand de ma cour.

HYDASPE.

Aman à votre porte a devancé le jour.

ASSUÉRUS.

Qu’il entre[114]. Ses avis m’éclaireront peut-être.

 

 

Scène V

 

ASSUÉRUS, AMAN, HYDASPE, ASAPH

 

ASSUÉRUS.

Approche, heureux appui du trône de ton maître,

Ame de mes conseils, et qui seul tant de fois

Du sceptre dans ma main as soulagé le poids.

Un reproche secret embarrasse mon âme.

Je sais combien est pur le zèle qui t’enflamme :

Le mensonge jamais n’entra dans tes discours,

Et mon intérêt seul est le but ou tu cours.

Dis-moi donc : que doit faire un prince magnanime

Qui veut combler d’honneurs un sujet qu’il estime[115] ?

Par quel gage éclatant et digne d’un grand roi

Puis-je récompenser le mérite et la foi ?

Ne donne point de borne à ma reconnaissance :

Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

AMAN, tout bas.

C’est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer[116] ;

Et quel autre que toi peut-on récompenser ?

ASSUÉRUS.

Que penses-tu ?

AMAN.

Seigneur, je cherche, j’envisage

Des monarques persans la conduite et l’usage.

Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous :

Pour vous régler sur eux que sont-ils près de vous ?

Votre règne aux neveux doit servir de modèle[117].

Vous voulez d’un sujet reconnaître le zèle,

L’honneur seul peut flatter un esprit généreux :

Je voudrais donc, Seigneur, que ce mortel heureux,

De la pourpre aujourd’hui paré comme vous-même,

Et portant sur le front le sacré diadème,

Sur un de vos coursiers pompeusement orné,

Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené ;

Que pour comble de gloire et de magnificence,

Un seigneur éminent en richesse, en puissance,

Enfin de votre empire après vous le premier,

Par la bride guidât son superbe coursier ;

Et lui-même, marchant en habits magnifiques,

Criât à haute voix, dans les places publiques :

« Mortels, prosternez-vous : c’est ainsi que le Roi

Honore le mérite et couronne la foi[118]. »

ASSUÉRUS.

Je vois que la sagesse elle-même t’inspire.

Avec mes volontés ton sentiment conspire.

Va, ne perds point de temps. Ce que tu m’as dicté,

Je veux de point en point qu’il soit exécuté[119].

La vertu dans l’oubli ne sera plus cachée.

Aux portes du palais prends le Juif Mardochée :

C’est lui que je prétends honorer aujourd’hui.

Ordonne son triomphe, et marche devant lui.

Que Suse par ta voix de son nom retentisse,

Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.

Sortez tous.

AMAN.

Dieux[120] !

 

 

Scène VI

 

ASSUÉRUS, seul

 

Le prix est sans doute inouï :

Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui.

Mais plus la récompense est grande et glorieuse,

Plus même de ce Juif la race est odieuse,

Plus j’assure ma vie, et montre avec éclat

Combien Assuérus redoute d’être ingrat.

On verra l’innocent discerné du coupable.

Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable.

Leurs crimes...

 

 

Scène VII

 

ASSUÉRUS, ESTHER, ÉLISE, THAMAR, PARTIE DU CHŒUR

 

Esther entre, s’appuyant sur Élise ; quatre Israélites soutiennent sa robe[121].

ASSUÉRUS.

Sans mon ordre on porte ici ses pas ?

Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

Gardes... C’est vous, Esther ? Quoi ? sans être attendue ?

ESTHER.

Mes filles, soutenez votre reine éperdue.

Je me meurs[122].

Elle tombe évanouie.

ASSUÉRUS.

Dieux puissants ! quelle étrange pâleur

De son teint tout à coup efface la couleur ?

Esther, que craignez-vous ? Suis-je pas votre frère ?

Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ?

Vivez, le sceptre d’or, que vous tend cette main,

Pour vous de ma clémence est un gage certain[123].

ESTHER.

Quelle voix salutaire ordonne que je vive,

Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?

ASSUÉRUS.

Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux ?

Encore un coup, vivez, et revenez à vous.

ESTHER.

Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainte

L’auguste majesté sur votre front empreinte[124] :

Jugez combien ce front irrité contre moi

Dans mon âme troublée a dû jeter d’effroi.

Sur ce trône sacré, qu’environne la foudre,

J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre,

Hélas ! sans frissonner, quel cœur audacieux

Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux[125] ?

Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle[126]...

ASSUÉRUS.

Ô soleil ! ô flambeaux de lumière immortelle[127] !

Je me trouble moi-même, et sans frémissement

Je ne puis voir sa peine et son saisissement.

Calmez, Reine, calmez la frayeur qui vous presse.

Du cœur d’Assuérus souveraine maîtresse,

Eprouvez seulement son ardente amitié.

Faut-il de mes États vous donner la moitié[128] ?

ESTHER.

Hé ! se peut-il qu’un roi craint de la terre entière,

Devant qui tout fléchit et baise la poussière,

Jette sur son esclave un regard si serein,

Et m’offre sur son cœur un pouvoir souverain ?

ASSUÉRUS.

Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,

Et ces profonds respects que la terreur inspire,

À leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,

Et fatiguent souvent leur triste possesseur.

Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce

Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.

De l’aimable vertu doux et puissants attraits !

Tout respire en Esther l’innocence et la paix.

Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,

Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.

Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous,

Des astres ennemis j’en crains moins le courroux,

Et crois que votre front prête à mon diadème

Un éclat qui le rend respectable aux Dieux même[129].

Osez donc me répondre, et ne me cachez pas

Quel sujet important conduit ici vos pas.

Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ?

Je vois qu’en m’écoutant vos yeux au ciel s’adressent.

Parlez : de vos désirs le succès est certain,

Si ce succès dépend d’une mortelle main.

ESTHER.

Ô bonté qui m’assure autant qu’elle m’honore !

Un intérêt pressant veut que je vous implore.

J’attends ou mon malheur ou ma félicité ;

Et tout dépend, Seigneur, de votre volonté.

Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,

Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.

ASSUÉRUS.

Ah ! que vous enflammez mon désir curieux !

ESTHER.

Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux[130].

Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable,

Permettez, avant tout, qu’Esther puisse à sa table

Recevoir aujourd’hui son souverain seigneur,

Et qu’Aman soit admis à cet excès d’honneur.

J’oserai devant lui rompre ce grand silence,

Et j’ai, pour m’expliquer, besoin de sa présence[131].

ASSUÉRUS.

Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez !

Toutefois qu’il soit fait comme vous souhaitez.

À ceux de sa suite.

Vous, que l’on cherche Aman ; et qu’on lui fasse entendre

Qu’invité chez la Reine, il ait soin de s’y rendre[132].

HYDASPE.

Les savants Chaldéens, par votre ordre appelés,

Dans cet appartement, Seigneur, sont assemblés.

ASSUÉRUS.

Princesse, un songe étrange occupe ma pensée.

Vous-même en leur réponse êtes intéressée.

Venez, derrière un voile écoutant leurs discours,

De vos propres clartés me prêter le secours.

Je crains pour vous, pour moi, quelque ennemi perfide.

ESTHER.

Suis-moi, Thamar. Et vous, troupe jeune et timide,

Sans craindre ici les yeux d’une profane cour,

À l’abri de ce trône attendez mon retour.

 

 

Scène VIII

 

ÉLISE, PARTIE DU CHŒUR

 

Cette scène est partie déclamée sans chant, et partie chantée.

ÉLISE.

Que vous semble, mes sœurs, de l’état où nous sommes ?

D’Esther, d’Aman, qui le doit emporter ?

Est-ce Dieu, sont-ce les hommes

Dont les œuvres vont éclater ?

Vous avez vu quelle ardente colère

Allumait de ce roi le visage sévère.

UNE DES ISRAÉLITES.

Des éclairs de ses yeux l’œil était ébloui.

UNE AUTRE.

Et sa voix m’a paru comme un tonnerre horrible.

ÉLISE.

Comment ce courroux si terrible

En un moment s’est-il évanoui ?

UNE DES ISRAÉLITES chante.

Un moment a changé ce courage inflexible.

Le lion rugissant est un agneau paisible.

Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son cœur ?

Cet esprit de douceur[133].

LE CHŒUR chante.

Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son cœur

Cet esprit de douceur.

LA MÊME ISRAÉLITE chante.

Tel qu’un ruisseau docile

Obéit à la main qui détourne son cours,

Et laissant de ses eaux partager le secours,

Va rendre tout un champ fertile,

Dieu, de nos volontés arbitre souverain,

Le cœur des rois est ainsi dans ta main[134].

ÉLISE.

Ah ! que je crains, mes sœurs, les funestes nuages

Qui de ce prince obscurcissent les yeux !

Comme il est aveuglé du culte de ses dieux !

UNE DES ISRAÉLITES.

Il n’atteste jamais que leurs noms odieux.

UNE AUTRE.

Aux feux inanimés dont se parent les cieux

Il rend de profanes hommages.

UNE AUTRE.

Tout son palais est plein de leurs images.

LE CHŒUR chante.

Malheureux ! vous quittez le maître des humains

Pour adorer l’ouvrage de vos mains[135] !

UNE ISRAÉLITE chante.

Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre.

Des larmes de tes saints quand seras-tu touché ?

Quand sera le voile arraché[136]

Qui sur tout l’univers jette une nuit si sombre ?

Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre :

Jusqu’à quand seras-tu caché ?

UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.

Parlons plus bas, mes sœurs. Ciel ! si quelque infidèle,

Écoutant nos discours, nous allait déceler[137] !

ÉLISE.

Quoi ? fille d’Abraham, une crainte mortelle

Semble déjà vous faire chanceler ?

Hé ! si l’impie Aman, dans sa main homicide

Faisant luire à vos yeux un glaive menaçant,

À blasphémer le nom du Tout-Puissant

Voulait forcer votre bouche timide ?

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

Peut-être Assuérus, frémissant de courroux,

Si nous ne courbons les genoux

Devant une muette idole,

Commandera qu’on nous immole.

Chère sœur, que choisirez-vous ?

LA JEUNE ISRAÉLITE.

Moi ! je pourrais trahir le Dieu que j’aime ?

J’adorerais un dieu sans force et sans vertu,

Reste d’un tronc par les vents abattu,

Qui ne peut se sauver lui-même ?

LE CHŒUR chante.

Dieux impuissants, dieux sourds[138], tous ceux qui vous implorent

Ne seront jamais entendus.

Que les démons, et ceux qui les adorent,

Soient à jamais détruits et confondus.

UNE ISRAÉLITE chante.

Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,

Rendent honneur au Dieu qui m’a donné la vie.

Dans les craintes, dans les ennuis,

En ses bontés mon âme se confie.

Veut-il par mon trépas que je le glorifie ?

Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,

Rendent honneur au Dieu qui m’a donné la vie.

ÉLISE.

Je n’admirai jamais la gloire de l’impie.

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

Au bonheur du méchant qu’une autre[139] porte envie.

ÉLISE.

Tous ses jours paraissent charmants ;

L’or éclate en ses vêtements ;

Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse ;

Jamais l’air n’est troublé de ses gémissements ;

Il s’endort, il s’éveille au son des instruments ;

Son cœur nage dans la mollesse.

UNE AUTRE ISRAÉLITE.

Pour comble de prospérité,

Il espère revivre en sa postérité ;

Et d’enfants à sa table une riante troupe

Semble boire avec lui la joie à pleine coupe[140].

Tout ce reste[141] est chanté.

LE CHŒUR.

Heureux, dit-on, le peuple florissant

Sur qui ces biens coulent en abondance !

Plus heureux le peuple innocent

Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance[142] !

UNE ISRAÉLITE seule.

Pour contenter ses frivoles désirs,

L’homme insensé vainement se consume :

Il trouve l’amertume

Au milieu des plaisirs.

UNE AUTRE seule.

Le bonheur de l’impie est toujours agité ;

Il erre à la merci de sa propre inconstance[143].

Ne cherchons la félicité

Que dans la paix de l’innocence.

LA MÊME avec une autre.

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

Beauté toujours nouvelle !

Heureux le cœur épris de tes attraits !

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

Heureux le cœur qui ne te perd jamais !

LE CHŒUR.

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

Beauté toujours nouvelle !

Ô douce paix !

Heureux le cœur qui ne te perd jamais !

LA MÊME seule.

Nulle paix pour l’impie[144]. Il la cherche, elle fuit,

Et le calme en son cœur ne trouve point de place.

Le glaive au dehors le poursuit ;

Le remords au dedans le glace[145].

UNE AUTRE.

La gloire des méchants en un moment s’éteint.

L’affreux tombeau pour jamais les[146] dévore.

Il n’en est pas ainsi de celui qui te craint :

Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l’aurore.

LE CHŒUR.

Ô douce paix !

Heureux le cœur qui ne te perd jamais !

ÉLISE, sans chanter.

Mes sœurs, j’entends du bruit dans la chambre prochaine.

On nous appelle : allons rejoindre notre reine.

 

 

ACTE III[147]

 

Le théâtre représente les jardins d’Esther, et un des côtés du salon où se fait le festin.

 

 

Scène première

 

AMAN, ZARÈS

 

ZARÈS.

C’est donc ici d’Esther le superbe jardin ;

Et ce salon pompeux est le lieu du festin[148].

Mais tandis que la porte en est encor fermée,

Écoutez les conseils d’une épouse alarmée.

Au nom du sacré nœud qui me lie avec vous,

Dissimulez, Seigneur, cet aveugle courroux ;

Éclaircissez ce front où la tristesse est peinte :

Les rois craignent surtout le reproche et la plainte.

Seul entre tous les grands par la Reine invité,

Ressentez donc aussi cette félicité.

Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche.

Je l’ai cent fois appris de votre propre bouche :

Quiconque ne sait pas dévorer un affront,

Ni de fausses couleurs se déguiser le front,

Loin de l’aspect des rois qu’il s’écarte, qu’il fuie.

Il est des contretemps qu’il faut qu’un sage essuie.

Souvent avec prudence un outrage enduré...

AMAN.

Ô douleur ! ô supplice affreux à la pensée !

Ô honte, qui jamais ne peut être effacée !

Un exécrable Juif, l’opprobre des humains,

S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains ?

C’est peu qu’il ait sur moi remporté la victoire ;

Malheureux, j’ai servi de héraut à sa gloire.

Le traître ! Il insultait à ma confusion ;

Et tout le peuple même avec dérision,

Observant la rougeur qui couvrait mon visage,

De ma chute certaine en tirait le présage.

Roi cruel ! ce sont là les jeux où tu te plais.

Tu ne m’as prodigué tes perfides bienfaits

Que pour me faire mieux sentir ta tyrannie,

Et m’accabler enfin de plus d’ignominie.

ZARÈS.

Pourquoi juger si mal de son intention ?

Il croit récompenser une bonne action.

Ne faut-il pas, Seigneur, s’étonner au contraire

Qu’il en ait si longtemps différé le salaire ?

Du reste, il n’a rien fait que par votre conseil.

Vous-même avez dicté tout ce triste appareil.

Vous êtes après lui[149] le premier de l’Empire.

Sait-il toute l’horreur que ce Juif vous inspire ?

AMAN.

Il sait qu’il me doit tout[150], et que pour sa grandeur

J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur ;

Qu’avec un cœur d’airain exerçant sa puissance,

J’ai fait taire les lois et gémir l’innocence ;

Que pour lui, des Persans bravant l’aversion,

J’ai chéri, j’ai cherché la malédiction ;

Et pour prix de ma vie à leur haine exposée[151],

Le barbare aujourd’hui m’expose à leur risée !

ZARÈS.

Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter ?

Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,

Ce soin d’immoler tout à son pouvoir suprême,

Entre nous, avaient-ils d’autre objet que vous-même ?

Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés,

N’est-ce pas à vous seul que vous les immolez ?

Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste

Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.

Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,

Ce Juif, comblé d’honneurs, me cause quelque effroi[152].

Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre,

Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.

De ce léger affront songez à profiter.

Peut-être la fortune est prête à vous quitter ;

Aux plus affreux excès son inconstance passe.

Prévenez son caprice avant qu’elle se lasse.

Où tendez-vous plus haut ? Je frémis quand je voi

Les abîmes profonds qui s’offrent devant moi :

La chute désormais ne peut être qu’horrible.

Osez chercher ailleurs un destin plus paisible.

Regagnez l’Hellespont, et ces bords écartés

Où vos aïeux errants jadis furent jetés[153],

Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée

Chassa tout Amalec[154] de la triste Idumée[155].

Aux malices du sort enfin dérobez-vous.

Nos plus riches trésors marcheront devant nous.

Vous pouvez du départ me laisser la conduite ;

Surtout de vos enfants j’assurerai la fuite.

N’ayez soin cependant que de dissimuler.

Contente, sur vos pas vous me verrez voler :

La mer la plus terrible et la plus orageuse

Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.

Mais à grands pas vers vous je vois quelqu’un marcher.

C’est Hydaspe.

 

 

Scène II

 

AMAN, ZARÈS, HYDASPE

 

HYDASPE.

Seigneur, je courais vous chercher[156].

Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ;

Et pour vous y conduire Assuérus m’envoie.

AMAN.

Et Mardochée est-il aussi de ce festin ?

HYDASPE.

À la table d’Esther portez-vous ce chagrin ?

Quoi ? toujours de ce Juif l’image vous désole ?

Laissez-le s’applaudir d’un triomphe frivole.

Croit-il d’Assuérus éviter la rigueur ?

Ne possédez-vous pas son oreille et son cœur ?

On a payé le zèle, on punira le crime ;

Et l’on vous a, Seigneur, orné votre victime.

Je me trompe, ou vos vœux par Esther secondés

Obtiendront plus encor que vous ne demandez.

AMAN.

Croirai-je le bonheur que ta bouche m’annonce ?

HYDASPE.

J’ai des savants devins entendu la réponse :

Ils disent que la main d’un perfide étranger

Dans le sang de la Reine est prête à se plonger[157] ;

Et le Roi, qui ne sait où trouver le coupable,

N’impute qu’aux seuls Juifs ce projet détestable.

AMAN.

Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux ;

Il faut craindre surtout leur chef audacieux.

La terre avec horreur dès longtemps les endure ;

Et l’on n’en peut trop tôt délivrer la nature.

Ah ! je respire enfin. Chère Zarès, adieu.

HYDASPE.

Les compagnes d’Esther s’avancent vers ce lieu.

Sans doute leur concert va commencer la fête.

Entrez, et recevez l’honneur qu’on vous apprête.

 

 

Scène III

 

ÉLISE, LE CHŒUR

 

Ceci se récite sans chant.

UNE DES ISRAÉLITES.

C’est Aman.

UNE AUTRE.

C’est lui-même, et j’en frémis, ma sœur

LA PREMIÈRE.

Mon cœur de crainte et d’horreur se resserre.

L’AUTRE.

C’est d’Israël le superbe oppresseur.

LA PREMIÈRE.

C’est celui qui trouble la terre.

ÉLISE.

Peut-on, en le voyant, ne le connaître pas ?

L’orgueil et le dédain sont peints sur son visage.

UNE ISRAÉLITE.

On lit dans ses regards sa fureur et sa rage.

UNE AUTRE.

Je croyais voir marcher la Mort devant ses pas.

UNE DES PLUS JEUNES.

Je ne sais si ce tigre a reconnu sa proie ;

Mais en nous regardant, mes sœurs, il m’a semblé

Qu’il avait dans les yeux une barbare joie,

Dont tout mon sang est encore troublé.

ÉLISE.

Que ce nouvel honneur va croître son audace !

Je le vois, mes sœurs, je le voi :

À la table d’Esther l’insolent près du Roi

A déjà pris sa place.

UNE DES ISRAÉLITES.

Ministres du festin, de grâce dites-nous,

Quels mets à ce cruel, quel vin préparez-vous ?

UNE AUTRE.

Le sang de l’orphelin,

UNE TROISIÈME.

les pleurs des misérables,

LA SECONDE.

Sont ses mets les plus agréables[158].

LA TROISIÈME.

C’est son breuvage le plus doux.

ÉLISE.

Chères sœurs, suspendez la douleur qui vous presse[159].

Chantons, on nous l’ordonne; et que puissent nos chants

Du cœur d’Assuérus adoucir la rudesse,

Comme autrefois David par ses accords touchants

Calmait d’un roi jaloux la sauvage tristesse[160] !

Tout le reste de cette scène est chanté.

UNE ISRAÉLITE.

Que le peuple est heureux,

Lorsqu’un roi généreux,

Craint dans tout l’univers, veut encore qu’on l’aime !

Heureux le peuple ! heureux le roi lui-même !

TOUT LE CHŒUR.

Ô repos ! ô tranquillité !

Ô d’un parfait bonheur assurance éternelle,

Quand la suprême autorité

Dans ses conseils a toujours auprès d’elle

La justice et la vérité[161] !

Ces quatre stances sont chantées alternativement par une voix seule et par tout le Chœur.

UNE ISRAÉLITE.

Rois, chassez la calomnie[162].

Ses criminels attentats

Des plus paisibles États

Troublent l’heureuse harmonie.

 

Sa fureur, de sang avide,

Poursuit partout l’innocent.

Rois, prenez soin de l’absent

Contre sa langue homicide.

 

De ce monstre si farouche

Craignez la feinte douceur.

La vengeance est dans son cœur,

Et la pitié dans sa bouche.

La fraude adroite et subtile

Sème de fleurs son chemin ;

Mais sur ses pas vient enfin

Le repentir inutile.

UNE ISRAÉLITE seule.

D’un souffle l’aquilon écarte les nuages,

Et chasse au loin la foudre et les orages.

Un roi sage, ennemi du langage menteur,

Ecarte d’un regard le perfide imposteur.

UNE AUTRE.

J’admire un roi victorieux,

Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux ;

Mais un roi sage et qui hait l’injustice,

Qui sous la loi du riche impérieux,

Ne souffre point que le pauvre gémisse[163],

Est le plus beau présent des cieux.

UNE AUTRE.

La veuve en sa défense espère.

UNE AUTRE.

De l’orphelin il est le père ;

TOUTES ENSEMBLE.

Et les larmes du juste implorant son appui

Sont précieuses devant lui[164].

UNE ISRAÉLITE seule.

Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles

De tout conseil barbare et mensonger.

Il est temps que tu t’éveilles :

Dans le sang innocent ta main va se plonger,

Pendant que tu sommeilles.

Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles

De tout conseil barbare et mensonger.

UNE AUTRE.

Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière !

Ainsi puisse à jamais contre tes ennemis

Le bruit de ta valeur te servir de barrière !

S’ils t’attaquent, qu’ils soient en un moment soumis ;

 

Que de ton bras la force les renverse ;

Que de ton nom la terreur les disperse ;

Que tout leur camp nombreux soit devant tes soldats

Comme d’enfants une troupe inutile ;

Et si par un chemin il entre en tes États,

Qu’il en sorte par plus de mille.

 

 

Scène IV[165]

 

ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, LE CHŒUR

 

ASSUÉRUS, à Esther.

Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes :

Une noble pudeur à tout ce que vous faites

Donne un prix que n’ont point ni la pourpre ni l’or.

Quel climat renfermait un si rare trésor ?

Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance ?

Et quelle main si sage éleva votre enfance ?

Mais dites promptement ce que vous demandez :

Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés,

Dussiez-vous, je l’ai dit, et veux bien le redire,

Demander la moitié de ce puissant empire[166].

ESTHER.

Je ne m’égare point dans ces vastes désirs.

Mais puisqu’il faut enfin expliquer mes soupirs,

Puisque mon roi lui-même à parler me convie,

Elle se jette aux pieds du Roi.

J’ose vous implorer, et pour ma propre vie,

Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné,

Qu’à périr avec moi vous avez condamné[167].

ASSUÉRUS, la relevant.

À périr ? Vous ? Quel peuple ? Et quel est ce mystère[168] ?

AMAN tout bas[169].

Je tremble.

ESTHER.

Esther, Seigneur, eut un Juif pour son père.

De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.

AMAN.

Ah, Dieux !

ASSUÉRUS.

Ah ! de quel coup me percez-vous le cœur ?

Vous la fille d’un Juif ? Hé quoi ? tout ce que j’aime,

Cette Esther, l’innocence et la sagesse même,

Que je croyais du ciel les plus chères amours,

Dans cette source impure aurait puisé ses jours ?

Malheureux[170] !

ESTHER.

Vous pourrez rejeter ma prière.

Mais je demande au moins que pour grâce dernière

Jusqu’à la fin, Seigneur, vous m’entendiez parler,

Et que surtout Aman n’ose point me troubler.

ASSUÉRUS.

Parlez.

ESTHER.

Ô Dieu, confonds l’audace et l’imposture[171].

Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,

Que vous croyez, Seigneur, le rebut des humains,

D’une riche contrée autrefois souverains,

Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères

Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.

Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,

N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux.

L’Éternel est son nom. Le monde est son ouvrage ;

Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,

Juge tous les mortels avec d’égales lois,

Et du haut de son trône interroge les rois.

Des plus fermes États la chute épouvantable,

Quand il veut, n’est qu’un jeu de sa main redoutable.

Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser :

Roi, peuples, en un jour tout se vit disperser.

Sous les Assyriens leur triste servitude

Devint le juste prix de leur ingratitude.

Mais pour punir enfin nos maîtres à leur tour,

Dieu fit choix de Cyrus, avant qu’il vît le jour,

L’appela par son nom, le promit à la terre,

Le fit naître, et soudain l’arma de son tonnerre,

Brisa les fiers remparts et les portes d’airain,

Mit des superbes rois la dépouille en sa main[172],

De son temple détruit vengea sur eux l’injure.

Babylone paya nos pleurs avec usure.

Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits,

Regarda notre peuple avec des yeux de paix,

Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines ;

Et le temple déjà sortait de ses ruines.

Mais de ce roi si sage héritier insensé,

Son fils interrompit l’ouvrage commencé[173],

Fut sourd à nos douleurs. Dieu rejeta sa race,

Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.

Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux ?

« Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,

Disions-nous : un roi règne, ami de l’innocence. »

Partout du nouveau prince on vantait la clémence :

Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.

Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits

Des princes les plus doux l’oreille environnée,

Et du bonheur public la source empoisonnée ?

Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté

Est venu dans ces lieux souffler la cruauté.

Un ministre ennemi de votre propre gloire[174]...

AMAN.

De votre gloire ? Moi ? Ciel ! Le pourriez-vous croire ?

Moi, qui n’ai d’autre objet ni d’autre Dieu...

ASSUÉRUS.

Tais-toi.

Oses-tu donc parler sans l’ordre de ton roi ?

ESTHER.

Notre ennemi cruel devant vous se déclare :

C’est lui[175]. C’est ce ministre infidèle et barbare,

Qui d’un zèle trompeur à vos yeux revêtu,

Contre notre innocence arma votre vertu.

Et quel autre, grand Dieu ! qu’un Scythe impitoyable

Aurait de tant d’horreurs dicté l’ordre effroyable ?

Partout l’affreux signal en même temps donné

De meurtres remplira l’univers étonné.

On verra, sous le nom du plus juste des princes,

Un perfide étranger désoler vos provinces,

Et dans ce palais même, en proie à son courroux,

Le sang de vos sujets regorger jusqu’à vous.

Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?

Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?

Les a-t-on vus[176] marcher parmi vos ennemis ?

Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?

Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,

Pendant que votre main sur eux appesantie

À leurs persécuteurs les livrait sans secours,

Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,

De rompre des méchants les trames criminelles,

De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes[177].

N’en doutez point, Seigneur, il fut votre soutien.

Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l’Indien,

Dissipa devant vous les innombrables Scythes[178],

Et renferma les mers dans vos vastes limites.

Lui seul aux yeux d’un Juif découvrit le dessein

De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.

Hélas ! ce Juif jadis m’adopta pour sa fille.

ASSUÉRUS.

Mardochée ?

ESTHER.

Il restait seul de notre famille.

Mon père était son frère. Il descend comme moi

Du sang infortuné de notre premier roi[179].

Plein d’une juste horreur pour un Amalécite,

Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,

Il n’a devant Aman pu fléchir les genoux,

Ni lui rendre un honneur qu’il ne croit dû qu’à vous[180].

De là contre les Juifs et contre Mardochée

Cette haine, Seigneur, sous d’autres noms cachée.

En vain de vos bienfaits Mardochée est paré.

À la porte d’Aman est déjà préparé

D’un infâme trépas l’instrument exécrable.

Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,

Des portes du palais par son ordre arraché,

Couvert de votre pourpre, y doit être attaché.

ASSUÉRUS.

Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme ?

Tout mon sang de colère et de honte s’enflamme.

J’étais donc le jouet... Ciel, daigne m’éclairer.

Un moment sans témoins cherchons à respirer[181].

Appelez Mardochée : il faut aussi l’entendre.

Le Roi s’éloigne.

UNE ISRAÉLITE.

Vérité, que j’implore, achève de descendre.

 

 

Scène V

 

ESTHER, AMAN, LE CHŒUR[182]

 

AMAN, à Esther.

D’un juste étonnement je demeure frappé.

Les ennemis des Juifs m’ont trahi, m’ont trompé.

J’en atteste du ciel la puissance suprême,

En les perdant j’ai cru vous assurer vous-même.

Princesse, en leur faveur, employez mon crédit :

Le Roi, vous le voyez, flotte encore interdit.

Je sais par quels ressorts on le pousse, on l’arrête ;

Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.

Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés.

Parlez : vos ennemis aussitôt massacrés,

Victimes de la foi que ma bouche vous jure,

De ma fatale erreur répareront l’injure.

Quel sang demandez-vous ?

ESTHER.

Va, traître, laisse-moi.

Les Juifs n’attendent rien d’un méchant tel que toi.

Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence,

Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance.

Bientôt son juste arrêt te sera prononcé.

Tremble. Son jour approche, et ton règne est passé.

AMAN.

Oui, ce Dieu, je l’avoue, est un Dieu redoutable.

Mais veut-i] que l’on garde une haine implacable ?

C’en est fait : mon orgueil est forcé de plier ;

L’inexorable Aman est réduit à prier.

Il se jette à ses pieds.

Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse,

Par ce sage vieillard, l’Honneur de votre race,

Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux.

Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux[183].

 

 

Scène VI

 

ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, GARDES, LE CHŒUR

 

ASSUÉRUS.

Quoi ? le traître sur vous porte ses mains hardies[184] ?

Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies ;

Et son trouble, appuyant la foi de vos discours,

De tous ses attentats me rappelle le cours.

Qu’à ce monstre à l’instant lame soit arrachée :

Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée.

Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,

De mes peuples vengés il repaisse les veux[185].

Aman est emmené par les Gardes.

 

 

Scène VII

 

ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE, LE CHŒUR

 

ASSUÉRUS continue en s’adressant à Mardochée.

Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie,

Aux conseils des méchants ton roi n’est plus en proie.

Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu.

Viens briller près de moi dans le rang qui t’est dû.

Je te donne d’Aman les biens et la puissance[186] :

Possède justement son injuste opulence.

Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis ;

Je leur livre le sang de tous leurs ennemis ;

À l’égal des Persans je veux qu’on les honore,

Et que tout tremble au nom du Dieu qu’Esther adore.

Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités[187].

Que vos heureux enfants dans leurs solennités

Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire[188],

Et qu’à jamais mon nom vive dans leur mémoire.

 

 

Scène VIII

 

ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ASAPH, ÉLISE, LE CHŒUR

 

ASSUÉRUS.

Que veut Asaph ?

ASAPH.

Seigneur, le traître est expiré,

Par le peuple en fureur à moitié déchiré.

On traîne, on va donner en spectacle funeste

De son corps tout sanglant le misérable reste.

MARDOCHÉE.

Roi, qu’à jamais le ciel prenne soin de vos jours.

Le péril des Juifs presse, et-veut un prompt secours[189].

ASSUÉRUS.

Oui, je t’entends. Allons, par des ordres contraires,

Révoquer d’un méchant les ordres sanguinaires[190].

ESTHER.

Ô Dieu, par quelle route inconnue aux mortels

Ta sagesse conduit ses desseins éternels[191] !

 

 

Scène IX

 

LE CHŒUR

 

TOUT LE CHŒUR.

Dieu fait triompher l’innocence :

Chantons, célébrons sa puissance.

UNE ISRAÉLITE.

Il a vu contre nous les méchants s’assembler,

Et notre sang prêt à couler.

Comme l’eau sur la terre ils allaient le répandre[192] :

Du haut du ciel sa voix s’est fait entendre ;

L’homme superbe est renversé.

Ses propres flèches l’ont percé[193].

UNE AUTRE.

J’ai vu l’impie adoré sur la terre.

Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux

Son front audacieux.

Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,

Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.

Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus[194].

UNE AUTRE.

On peut des plus grands rois surprendre la justice.

Incapables de tromper,

Ils ont peine à s’échapper

Des pièges de l’artifice.

Un cœur noble ne peut soupçonner en autrui

La bassesse et la malice

Qu’il ne sent point en lui[195].

UNE AUTRE.

Comment s’est calmé l’orage ?

UNE AUTRE.

Quelle main salutaire a chassé le nuage ?

TOUT LE CHŒUR.

L’aimable Esther a fait ce grand ouvrage.

UNE ISRAÉLITE seule.

De l’amour de son Dieu son cœur s’est embrasé ;

Au péril dune mort funeste

Son zèle ardent s’est exposé.

Elle a parlé. Le ciel a fait le reste.

DEUX ISRAÉLITES.

Esther a triomphé des filles des Persans.

La nature et le ciel à l’envi l’ont ornée.

L’UNE DES DEUX.

Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.

Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ?

L’AUTRE.

Les charmes de son cœur sont encor plus puissants.

Jamais tant de vertu fut-elle couronnée[196] ?

TOUTES DEUX ensemble.

Esther a triomphé des filles des Persans.

La nature et le ciel à l’envi l’ont ornée.

UNE ISRAÉLITE seule.

Ton Dieu n’est plus irrité.

Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière.

Quitte les vêtements de ta captivité,

Et reprends ta splendeur première[197].

 

Les chemins de Sion à la fin sont ouverts.

Rompez vos fers

Tribus captives.

Troupes fugitives,

Repassez les monts et les mers.

Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

TOUT LE CHŒUR.

Rompez vos fers,

Tribus captives.

Troupes fugitives,

Repassez les monts et les mers.

Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

UNE ISRAÉLITE seule.

Je reverrai ces campagnes si chères.

UNE AUTRE.

J’irai pleurer au tombeau de mes pères[198].

TOUT LE CHŒUR.

Repassez les monts et les mers.

Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

UNE ISRAÉLITE seule.

Relevez, relevez les superbes portiques

Du temple où notre Dieu se plaît d’être adoré.

Que de l’or le plus pur son autel soit paré,

Et que du sein des monts le marbre soit tiré.

Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques.

Prêtres sacrés, préparez vos cantiques.

UNE AUTRE.

Dieu descend et revient habiter parmi nous.

Terre, frémis d’allégresse et de crainte[199] ;

Et vous, sous sa majesté sainte,

Cieux, abaissez-vous[200] !

UNE AUTRE.

Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable[201] !

Heureux qui dès l’enfance en connaît la douceur !

Jeune peuple, courez à ce maître adorable.

Les biens les plus charmants n’ont rien de comparable

Aux torrents de plaisirs qu’il répand dans un cœur.

Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !

Heureux qui dès l’enfance en connaît la douceur[202] !

UNE AUTRE.

Il s’apaise[203], il pardonne.

Du cœur ingrat qui l’abandonne

Il attend le retour.

Il excuse notre faiblesse.

À nous chercher même il s’empresse.

Pour l’enfant qu’elle a mis au jour

Une mère a moins de tendresse.

Ah ! qui peut avec lui partager notre amour ?

TROIS ISRAÉLITES.

Il nous fait remporter une illustre victoire.

L’UNE DES TROIS.

Il nous a révélé sa gloire.

TOUTES TROIS ensemble.

Ah ! qui peut avec lui partager notre amour ?

TOUT LE CHŒUR.

Que son nom soit béni ; que son nom soit chanté.

Que l’on célèbre ses ouvrages

Au delà des temps et des âges,

Au delà de l’éternité[204] !


[1] Telle est dans les anciennes éditions le titre de la liste qui suit. Dans les tragédies profanes de Racine c’est le mot Acteurs qui est en tête de la liste des personnages.

[2] Les cinq premiers personnages de cette liste sont tirés du Livre d’Esther. Les quatre suivants sont de l’invention de Racine ; mais il a pris dans l’Écriture trois de leurs noms, ceux d’Asaph, d’Élise et de Thamar ; seulement Élise (Élisa) désigne dans la Bible un homme, et non une femme.

[3] L’expression « fait le prologue » est empruntée à la langue latine : agit prologum. Mais dans ce sens on eût plutôt dit : « Tel acteur (Mme de Caylus) fait le prologue. »

[4] C’est dans cette ville, située sur le Choaspe, affluent du Tigre, que le Livre d’Esther place également la scène de cette histoire. Il y est dit au chapitre I, verset 2, que lorsqu’Assuérus monta sur le trône, Suse était la capitale de son empire. Les rois de Perse séjournaient alternativement à Suse, à Babylone et à Ecbatane.

[5] Voyez ci-après les notes des vers 404 et 1114.

[6] La version des Septante et Josèphe (Antiquités judaïques, livre XI, chapitre VI) donnent, au lieu du nom d’Assuérus, celui d’Artaxerxès. Parmi « les savants interprètes de l’Écriture » qui, suivant Racine, ont pensé qu’Assuérus était Darius, il peut avoir eu particulièrement en vue l’abbé de Saci (Isaac le Maistre). Le tome de la traduction de la Sainte Bible par de Saci qui renferme le Livre d’Esther avait paru en 1688 ; l’Achevé d’imprimer est du 31 août. Dans l’avertissement qui est en tête du Livre d’Esther, le traducteur cherche a établir qu’Assuérus ne peut être que Darius, fils d’Hystaspe. Les preuves qu’il propose n’ont point paru à tout le monde des démonstrations. Plusieurs savants aujourd’hui sont d’avis que l’Assuérus du Livre d’Esther n’est ni Darius, ni, comme beaucoup de critiques modernes l’avaient pensé, Artaxerxès Longue-Main, mais Xerxès. Voyez à ce sujet le commentaire historique et philologique du Livre d’Esther, d’après la lecture des inscriptions perses, par M. Jules Oppert, p. 7-11. L’opinion de M. Oppert est celle aussi qu’admet M. A. Coquerel, dans son Commentaire biblique sur Esther et Athalie (p. 225-239), et qui, suivant lui, n’est plus aujourd’hui révoquée en doute.

[7] Xénophon dans la Cyropédie, livre VIII, chapitre III, parle des temples, ou du moins des enceintes réservées aux Dieux chez les Perses. Quinte-Curce, livre III, chapitre III, fait mention de simulacres d’or et d’argent des dieux de la Perse « deoruin simulacra ex auro argentoque expressa, » et d’autels d’argent sur lesquels brûlait le feu sacré. Quant aux libations pratiquées par les Perses, on peut voir aussi la Cyropédie, livre VII, chapitre I, et Quinte-Curce, livre V, chapitre II. Mais l’autorité de la Cyropédie et celle de Quinte-Curce, en ce qui concerne la religion des anciens Perses, ont peu de poids. Racine aurait pu se contenter de celle de l’Écriture. – Nous avons conservé ici, l’orthographe Quinte-Curse, qui est celle des anciennes éditions de Racine.

[8] Il a déjà été dit que la musique d’Esther avait été composée par Jean-Baptiste Moreau, maître de musique de la chambre du Roi, et musicien de la maison de Saint-Louis, et que ce fut lui aussi qui composa celle des chœurs d’Athalie et des Cantiques spirituels. D’Olivet, dans ses Remarques de grammaire, p. 112, dit : « Des connaisseurs m’ont assuré que la musique des chœurs d’Esther et d’Athalie est parfaitement belle. » Elle ne passe pas aujourd’hui pour avoir autant de mérite que lui en attribuent Racine et d’Olivet. Comme nous la publierons dans cette édition, on pourra la juger.

[9] Exode, chapitre XV, versets 20 et 21.

[10] Juges, chapitre V, versets 1 et suivants.

[11] Judith, chapitre XVI, versets 1-21.

[12] C’est la fête de Phurim, ou fête des Sorts, ainsi nommée au chapitre IX du Livre d’Esther, verset 31. Elle avait été fixée aux quatorzième et quinzième jours du mois d’Adar, comme il est dit au chapitre X du même livre. Ce que Racine avait entendu dire de l’usage qui s’est perpétué chez les Juifs de célébrer cette fête, est exact. La date qu’ils ont fixée, comme correspondante à celle qu’indiquent les livres saints, est le 28 février. Ils se préparent à la fête par un jour d’abstinence, qui porte le nom de jeûne d’Esther. Voici ce que l’abbé Rohrbacher, dans son Histoire universelle de l’Église catholique (tome III, p. 128), rapporte sur la solennité du 28 février : « Ils lisent alors dans leurs synagogues le Livre d’Esther, ainsi que l’histoire de la première défaite des Amalécites... parce qu’Aman était du peuple des Amalécites... En lisant le Livre d’Esther, le lecteur de la synagogue, en cinq endroits marqués, pousse des cris terribles pour effrayer les femmes et les enfants. Chaque fois qu’on prononce le nom d’Aman, tous les auditeurs, grands et petits, frappent des pieds ou avec des marteaux sur des images d’Aman pendu à la potence, ou sur son nom, et même sur tout ce qui se présente. »

[13] La maison de Saint-Cyr. (Note de Racine.)

[14] Saint-Cyr est dans le voisinage de Versailles.

[15] Geoffroy explique bien ce passage. « Il s’agit ici, dit-il, des missions étrangères et des travaux apostoliques dans l’Orient et dans le Nouveau-Monde, que Louis XIV encourageait par ses bienfaits. »

[16] Allusion à la ligue d’Augsbourg (conclue en 1687), qui devait tourner au profit du prince d’Orange, défenseur de la religion protestante.

[17] Quoi qu’en dise Geoffroy, si le roi et la reine d’Angleterre, lorsqu’Esther fut représentée devant eux, reconnurent ici le pape Innocent XI, nous croyons qu’ils ne se trompaient pas. On sait que quelques mois avant la première représentation d’Esther le Roi dans une lettre qu’il écrivait au cardinal d’Estrées, pour être mise sous les yeux du Saint-Père, accusait celui-ci de tenir une conduite qui aidait aux desseins formés par le prince d’Orange pour « le maintien de la religion protestante, ou plutôt l’extirpation de la catholique. » C’est évidemment le même reproche d’aveuglement que Racine adresse à Innocent XI dans ces deux vers. Cependant Luneau de Boisjermain et Louis Racine avaient, avant Geoffroy, révoqué en doute le sens qui n’avait échappé à personne. « La cour de France, dit Louis Racine dans ses Remarques sur Esther, étant alors brouillée avec la cour de Rome, on fit une application de ces deux vers, contraire aux intentions de l’auteur, qui n’était point capable de penser que l’enfer eût jeté ses ténèbres sur les yeux d’un pape aussi respectable qu’Innocent XI. » Le fils de Racine croyait sans doute servir par cette dénégation la mémoire de son père.

[18] Louis XIV, ainsi que le montrent les allusions précédentes, est représente dans ce prologue comme le seul soutien de la religion en Europe ; mais il n’y a pas là un mot d’éloge pour la répression de l’hérésie en France par la révocation de l’édit de Nantes (22 octobre 1685). Ceux qui l’ont dit ont eu une distraction, par exemple, au tome II, p. 323 de ses Essais d’histoire littéraire, M. Eugène Gerusez, écrivain de tant d’esprit et de solide instruction qu’une telle erreur, appuyée de son autorité, risquerait de s’accréditer au détriment de Racine.

[19] Luneau de Boisjermain, et, à son exemple, la Harpe, Geoffroy, M. Aimé-Martin ont ainsi changé ce vers :

Du débris de leurs forts ils couvrent ses frontières.

Il se rapporte au Roi comparé à un écueil. L’image est beaucoup plus juste et plus belle. – Racine fait allusion aux places qui furent emportées dans la campagne de 1688, et qui sont nommées dans la note suivante.

[20] Le grand Dauphin avait été envoyé par Louis XIV au siège de Philisbourg, où il était arrivé le 6 octobre 1688. Après la prise de Philisbourg, il avait attaqué et pris Manheim, puis Frankenthal. Il était de retour auprès du Roi le dimanche 28 novembre 1688. La campagne qu’il venait de faire avec Vauban lui donna pour quelque temps une grande popularité.

[21] Cette indication est donnée par les éditions imprimées du vivant de Racine. Elle s’y trouve, comme en général les autres indications scéniques dans la suite de la pièce, placée à la marge ou près de la marge.

[22] Dans les Additions au Livre d’Esther (chapitre XI, verset 2.) et dans Josèphe (livre XI, chapitre VI), il est dit que Mardochée était de la tribu de Benjamin. Esther, fille de son frère, était nécessairement de la même tribu.

[23] Le nom de Dieu des armées (Dominus exercituum, Dominus Deus exercituum) est fréquent dans les livres saints. Voyez Isaïe, XI, 3 ; Jérémie, XXXII, 18, XLII, 15, XLVI, 18, L, 18 et 31, etc. ; et les Psaumes, XXIII, 10, et LVIII, 5, où la Vulgate traduit le Dieu des armées du texte hébreu par les mots : Dominus virtutum, Deus virtutum.

[24] Cette expression se trouve dans l’Exode, II, 23 : « Ingemiscentes filii Israel, propter opera vociferati sunt ; ascenditque clamor eorum ab operibus ; » et dans la Prophétie de Jérémie, XIV, 2 : « Luxit Judæa... et clamor Jerusalem ascendit. »

[25] L’épithète d’altière donnée à Vasthi a généralement paru un trait dirigé contre Mme de Montespan. Le récit du Livre d’Esther nous apprend que Vasthi fut disgraciée pour avoir refusé de venir devant le Roi faire voir, au milieu d’un festin, sa beauté a tous les peuples et aux grands de la cour ; et plusieurs interprètes de la Bible, comme Saci le remarque, ont approuvé son refus. Racine a-t-il donc, dans le seul intérêt d’une allusion qui devait plaire, donné à la conduite de Vasthi une interprétation qu’on ne saurait admettre ? Mais il faut remarquer que cette interprétation n’a pas été inventée par lui. Dans l’Esther de du Ryer (acte I, scène II), Mardochée dit à Esther, en lui rappelant la disgrâce de Vasthi :

Si l’orgueil la fit choir d’une place adorée,

Que la soumission vous la rende assurée.

L’Esther, poème héroïque de Desmarets, a des vers tels que ceux-ci :

De la fière Vasthi l’image éblouissante...

Mais l’orgueil de Vasthi ne peut plaire à mes dieux.

Cependant du Ryer ni Desmarets ne songeaient à Mme de Montespan. Le texte même de l’Écriture autorisait ce jugement sur le caractère de Vasthi : Venire contempsit, « elle dédaigna de venir, » dit le Livre d’Esther (I, 12). Saci conclut de ces paroles « qu’il se peut bien faire que Vasthi ait parlé avec fierté et avec mépris. »

[26] Dans le poème héroïque d’Esther (chant II) on trouve cette même expression : enflammé de dépit, appliquée à Assuérus, lorsqu’il répudie Vasthi :

Aussitôt par le Roi, de dépit enflammé...

rencontre sans doute fortuite.

[27] « Postquam regis Assueri indignatio deferbuerat, recordatus est Vasthi, et quæ fecisset, vel quæ passa esset. » (Esther, II, 1.)

[28] « Dixeruntque pueri regis ac ministri ejus : Quærantur regi puellæ virgines ac speciosæ, et mittantur qui considerent per universas provincias puellas speciosas et virgines ; et adducant eas ad civitatem Susan, et tradant eas in domum feminarum ; ...et quæcumque inter omnes oculis regis placuerit, ipsa regnet pro Vasthi. Placuit sermo regi, et ita, ut suggesserant, jussit fieri. » (Esther, II, 2-4.)

[29] L’empire des Perses s’étendait du côté de l’Europe jusqu’à l’Hellespont. L’Inde en était la limite orientale. Il est dit au chapitre I, verset 1 d’Esther : « In diebus Assueri, qui regnavit ab India usque Æthiopiam. »

[30] On voit par le passage du Livre d’Esther, cité dans la note précédente, que l’Égypte était au nombre des provinces d’Assuérus.

[31] On a dit que Racine était sorti des limites de la domination des Perses, en nommant les Scythes et les Parthes, et avait fait un anachronisme, parce qu’il n’était pas encore dans ces temps-là question des Parthes. Mais l’épithète d’indompté donnée aux Scythes montre bien que le poète n’a pas entendu borner la recherche ordonnée par Assuérus aux provinces qui étaient sous son empire. Si les Parthes, nation scythique, n’ont fondé un royaume que plus tard, ils pouvaient cependant exister dès lors. La poésie d’ailleurs a toujours eu des privilèges que l’érudition, même lorsqu’elle est moins incertaine, ne peut pas lui contester.

[32] « Erat vir Judæus in Susan civitate, vocabulo Mardœchæus, ...qui fuit nutritius filiæ fratris suæ Edissæ, quæ altero nomine vocabalur Esther, et utrumque parentem amiserat... Mortuisque patre ejus ac matre, Mardochæus sibi eam adoptavit in filiam. » (Esther, II, 5 et 7.) – Racine a suivi ce témoignage de la Vulgate. Josèphe (livre XI, chapitre VI) dit aussi que Mardochée était oncle d’Esther ; mais d’après la version des Septante il était son cousin germain, et l’avait élevée pour être sa femme (Chapitre II, verset 7.)

[33] On a reproché à Racine une erreur historique, lorsqu’il a, comme ici, représenté les Juifs en un triste état, et même ailleurs, par exemple aux vers 567 et 568, 1339 et suivants, en un état de servitude et de captivité. Quel que soit, a-t-on dit, celui des successeurs de Cyrus que l’on reconnaisse dans l’Assuérus du Livre d’Esther, les Juifs n’étaient plus captifs ; ils avaient cessé de l’être la première année du règne de Cyrus. Il ne faut pas oublier toutefois que jusqu’au temps de la lettre d’Artaxerxès Longue-Main, obtenue par Esdras, il y eut comme un reste de captivité. Louis Racine fait remarquer, dans l’Examen d’Esther, que la reconstruction du temple ayant été interrompue (elle ne le fut, il est vrai, que jusqu’à la seconde année du règne de Darius), et les rois de Perse, successeurs de Cyrus, n’ayant pas toujours été favorables aux Juifs, ceux-ci « se regardèrent encore comme dans l’oppression. » S’il reste la quelque chose d’obscur et d’incertain, le poète avait le droit de choisir sur l’état des Juifs demeurés en Perse la supposition qui lui permettait de mettre dans un plus beau jour le sujet de sa tragédie, c’est-à-dire la délivrance du peuple de Dieu par Esther.

[34] « Quæ noluit indicare ei populum et patriam suam : Mardochæus enim præceperat ei ut de hac re omnino reticeret. » (Esther, II, 10.) – Dans la tragédie d’Esther de du Ryer (acte I, scène II), Esther dit à Mardochée :

J’ai suivi vos conseils, et je leur obéis.

Ainsi je cache au Roi mon sang et mon pays :

Il pense que le ciel me donna la naissance

Dans les vastes pays de son obéissance.

[35] Plusieurs commentateurs ont pensé que Racine avait eu présent à la mémoire ce passage de Tacite, où le tableau de brigues féminines offre en effet des traits semblables : « Nec minore ambitu feminæ exarserant : suam quæque nobilitatem, formam, opes contendere, ac digna tanto matrimonio ostentare. » (Annales, livre XII, chapitre I.)

[36] « Quæ non quæsivit muliebrem cultum. » (Esther, II, 15.)

[37] « Sicut divisioues aquarum, ita cor regis in manu Domini : quocumque voluerit inclinabit illud. » (Proverbes, XXI, 1.) – Dans un des chœurs d’Esther (acte I, scène IX, vers 729-734), ce verset des Proverbes a été plus complètement rendu. – Montchrestien, dans un passage de sa tragédie d’Aman, que nous aurons à citer plus loin, a dit aussi :

Toi qui tiens dans ta main des princes le courage.

[38] « Et adamavit eam rex plus quam oranes mulieres... et posuit diadema regni in capite ejus, fecitque eam regnare in loco Vasthi. » (Esther, II, 17.)

[39] « Et jussit convivium præparari permagnificum cunctis principibus et servis suis, pro conjunctione et nuptiis Esther. Et dedit requiem nniversis provinciis, ac dona largitus est juxta magnificentiam principalem. » (Ibidem, II, 18.)

[40] « Et dabo Jerusalem in acervos arenæ et cubilia draconum. » (Jérémie, IX, 11.) – « Ut ponat civitates Juda solitudinem et habitaculum draconum. » (Ibidem, X, 22.)

[41] Voyez ci-dessus la note sur le vers 49. Esdras (livre I, chapitre VI, 15-22) nous montre le culte rétabli dans le nouveau temple sous le règne de Darius, mais seulement dans la sixième année de ce règne.

[42] Suivant quelques-uns, le surnom d’Esther donné à Édissa (voyez ci-dessus, la note du vers 48) signifie cachée, et lui convenait parce que le Roi ignorait qui elle était. D’autres (voyez le Commentaire du livre d’Esther par M. J. Oppert, p. 4) disent que dans la langue persane Esther avait le sens d’étoile.

[43] « Necdum prodiderat Esther patriam et populum suum, juxta mandatum ejus. Quidquid enim ille præcipiebat, observabat Esther ; et ita cuncta facicbat, ut eo tempore solita erat quo eam parvulam nutriebat. » (Esther, II, 20.)

[44] C’est ainsi que, pour aller au-devant d’une objection qu’on pouvait lui faire, Racine, au commencement de Bajazet (vers 3 et 4), fait dire par Osmin :

Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,

Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?

Mais il lui était plus facile de fonder la vraisemblance des communications établies entre Mardochée et Esther que celle de l’entrée d’Acomat dans le Harem. Toutes les difficultés qu’on peut élever, d’après l’idée que nous avons des mœurs de l’antique Orient, tombent devant le récit de l’Écriture : « Qui (Mardochæus) deambulabat quotidie ante vestibulum domus, in qua electæ virgines servabantur, curam agens salutis Esther, et scire volens quid ei accideret. » (Esther, II, 11.) Cela se passait avant qu’Esther fût reine ; mais elle l’était déjà à l’époque où le Livre d’Esther raconte les messages que s’envoient Esther et Mardochée, et dont ils chargent l’eunuque Athach. Voyez, le Livre d’Esther, IV, 5-16.

[45] « Eo igitur tempore quo Mardochæus ad regis januam morabatur, irati sunt Bagathan et Thares, duo eunuchi Regis... volueruntque insurgere in Regem, et occidere eum. Quod Mardochæum non latuit, statimque nuntiavit Reginæ Esther ; et illa Regi, ex nomine Mardochæi, qui ad se rem detulerat. » (Esther, II, 21 et 22.)

[46] L’intention de donner à Esther quelques-uns des traits de Mme de Maintenon faciles à reconnaître n’est nulle part aussi évidente que dans ce passage. Louis Racine (Remarques sur Esther) a dit, en parlant des quatre vers qui suivent : « Ces quatre vers sont conformes à ce que l’Écriture sainte rapporte d’Esther. On croyait cependant que le poète y avait voulu peindre Mme de Maintenon. » Il est très vrai qu’Esther fuyant l’orgueil du diadème et venant s’humilier aux pieds de l’Éternel est bien l’Esther de l’Écriture sainte : voyez particulièrement le chapitre XIV du Livre d’Esther, versets 15-18. Mais lorsque Racine transforme un coin du palais d’Assuérus en une sorte de Saint-Cyr, on la Reine se plaît à former elle-même des jeunes filles, il n’est pas besoin d’avertir le lecteur qu’il n’y a rien de semblable à chercher dans l’Écriture. On n’oserait pas toutefois se plaindre d’une fiction poétique si gracieuse et si délicate, d’une si aimable flatterie, que suffirait à excuser l’à-propos, dans une pièce représentée par les jeunes élèves de Mme de Maintenon. Le Livre d’Esther (II, 9) parle de jeunes filles attachées au service de la Reine. Elles étaient au nombre de sept, et choisies dans la maison du Roi : « Septem puellas speciosissimas de domo Regis. » Étaient-elles de la nation d’Esther ? On pourrait le supposer, puisque Esther jeune avec elles : « Ego cum ancillis meis... jejunabo. » (Esther, IV, 16.)

[47] Ce vers est une heureuse traduction du premier vers de d’Œdipe-Roi de Sophocle, avec le seul changement du nom de Cadmus en celui de Jacob.

[48] Var. (édit. de 1689, in-4° et in-8°) : « UNE DES ISRAÉLITES, chantant derrière le théâtre. »

[49] Racine a pris cette comparaison dans la Bible. On lit dans le Psaume CXL, verset 2 : « Dirigatur oratio mea sicut incensum in conspectu tuo, » verset que L. Racine a signalé ; et dans l’Apocalypse, VIII, 4 : « Et ascendit fumus incensorum de orationibus sanctorum, de manu angeli, coram Deo. »

[50] Racine imite ici un passage du Psaume CXXXVI, Super flumina Babylonis (verset 6) : « Adhæreat lingua mea faucibus meis, si non meminero tui, si non proposuero Jerusalem in principio lætitia meæ. »

[51] M. A. Coquerel dans son Commentaire biblique sur Esther blâme ô champs aimés des cieux ! Il voit dans cette phrase « une association d’idées contraire à tout l’ensemble des principes de la foi juive, et dont la Bible n’offre pas un exemple. » Il est très possible que les divers passages des deux tragédies saintes dans lesquels le même commentateur a critiqué les actions de grâce rendues au ciel, ou les invocations qui lui sont adressées comme à Dieu même (voyez Athalie, vers 69, et Esther, vers 1194), s’éloignent des habitudes du langage de l’Ancien Testament. Toutefois Racine qui lisait dans la prière enseignée par le Christ lui-même : « Notre Père, qui êtes aux cieux, » et qui ne pouvait admettre entre les deux Testaments une différence essentielle de principes de foi, ne devait-il pas regarder le ciel comme le séjour de Dieu, et penser qu’un poète avait bien le droit de nommer ce royaume du ciel pour le maître qui l’habite, sans encourir pour cela le reproche d’avoir oublié que « les Juifs évitaient soigneusement de matérialiser l’idée de Dieu ? » Mais quand même l’observation très rigoureuse de M. Coquerel devrait être acceptée dans un certain nombre de passages d’Esther et d’Athalie, nous comprenons peu qu’elle lui ait paru surtout applicable au vers qui fait l’objet de cette note. Des champs aimés des cieux peut signifier simplement « des champs qu’un heureux climat rend fertiles. » Dans cette expression poétique ainsi conquise, le ciel serait à peine personnifié, et ne représenterait pas Dieu lui-même.

[52] Dans l’impression à part des Chœurs d’Esther, il y a séjour, au lieu de pays.

[53] Dans les éditions de 1702, 1713, 1722, 1723 (Cologne), et dans celle de Luneau de Boisjermain (1768), l’acte II commence à cette scène.

[54] Le poète devait nécessairement mettre en présence Mardochée et Esther. Mais on aurait trouvé tout à fait invraisemblable que Mardochée eût pu s’introduire dans l’appartement de la Reine, si Esther ne s’en était étonnée elle-même, et si elle n’avait expliqué par une faveur divine une apparition si inattendue. Pour échapper à une grande difficulté, on ne pouvait faire choix d’un moyen qui parût mieux dans le véritable esprit de cette histoire sacrée : dignus vindice nodus. Un auteur de nos anciens mystères qui, dans le même sujet, aurait eu ici la même idée, n’aurait pas manqué de nous montrer l’ange du Seigneur conduisant Mardochée par la main. Racine a indiqué discrètement l’intervention miraculeuse par une simple interrogation d’Esther, qui laisse au spectateur l’impression de la possibilité de cette intervention, mais ne le contraint pas à l’imaginer sous une forme définie. – Voyez ci-après, vers 232.

[55] « Quæ cura audisset Mardochaæus, scidit vestimenta sua, et indutus est sacco, spargens cinerem capiti. » (Esther, IV, 1.) – Le sac, qu’il a sans doute paru à Racine trop difficile de faire entrer dans notre langue poétique, a été remplacé dans ses vers par le cilice ; on a critiqué cette expression connue trop moderne. Voyez cependant Jérémie, chapitre VI, verset 26, dans la Vulgate. Avant Racine, Montchrestien avait dit dans son Aman (acte III) :

Nous avons vu, Madame, objet vraiment piteux,

Mardochée en état triste et calamiteux

Ayant le chef grison de poussière couvert

Son dos était chargé d’une poignante haire.

Et dans le poème héroïque d’Esther (chant I) on lit ce vers sur les Hébreux :

Ils se couvrent de cendre, ils vêtent le cilice.

Ce n’était pas, suivant M. Coquerel, un cilice, une haire que les Juifs revêtaient dans leur deuil ; « c’était, dit-il, une sorte de sac en étoffe grossière de poil de chèvre, qui recouvrait le haut du corps, descendait jusqu’aux genoux et ne s’ouvrait qu’aux épaules pour admettre les bras. L’usage était de déchirer ce vêtement du cou à la poitrine, et quelquefois même jusqu’à la ceinture. »

[56] Le même vers est dans la tragédie de Phèdre, acte I, scène III, vers 270.

[57] On lit dans le Livre d’Esther (III, 1 et 10) qu’Aman était fils d’Amadath de la race d’Agag : « filium Amadathi, qui erat de stirpe Agag. » Le roi des Amalécites qui tomba vivant entre les mains de Saül, et fut épargné par lui contre l’ordre de Dieu, se nommait Agag. Aussi l’historien Josèphe (livre XI des Antiquités judaïques, chapitre VI, 5) dit-il qu’Aman était de race amalécite. Cependant au chapitre XVI, 10, du Livre d’Esther, on parle d’Aman comme d’un Macédonien de cœur et de race : animo et gente Macedo. Saci, dans son explication du chapitre III du Livre d’Esther, croit que l’on peut résoudre la difficulté en supposant « qu’Aman était descendu d’Agag du côté de son père ou de sa mère, et était Macédonien de l’autre côté. » Mais M. J. Oppert (Commentaire du livre d’Esther, p. 11) est d’avis que le nom de Haman trahit une origine médo-perse, et que les Septante traduisent à tort l’hébreu Agagi par Mαxεδώx, le Macédonien. » Il ajoute : « Nous savons maintenant par les inscriptions de Khorsabad que le pays d’Agag composait réellement une partie de la Médie. » Ne peut-on répondre qu’au chapitre XVI, verset 10, du Livre d’Esther, il n’est pas dit seulement qu’Aman était Macédonien, mais qu’il était « étranger au sang des Perses, alienusque a Persarum sanguine ? » Au surplus, l’autorité de Josèphe et des plus anciens interprètes du Livre d’Esther suffit pour justifier Racine, qui appelle ici Aman race d’Amalécite, et ailleurs (vers 1086 et 1096) un Thrace, un Scythe. Voyez plus bas la note du vers 895.

[58] On peut comparer ces vers de du Ryer (Esther, acte IV, scène 1) !

Mard. Il faut mourir, Esther, si le ciel favorable

N’achève par vos mains une œuvre mémorable.

Déjà le fer est prêt qui doit trancher vos jours.

...Des Juifs la perte est arrêtée.

Thamar.                     ...Pour ce grand dessein

Le Roi donne sa voix, son pouvoir et sa main.

[59] Dans la lettre du Roi envoyée par Aman aux gouverneurs des provinces, la nation juive est accusée d’être en révolte contre tout le genre humain : « unam gentem rebellem adversus omne hominum genus. » (Esther, XIII, 5.)

[60] « Jussimus ut quoscumque Aman... monstraverit, cum conjugibus ac liberis deleantur. » (Esther, XIII, 6.) « Missæ sunt (litteræ) per cursores Regis ad univeisas provincias, ut oceiderent atque delerent omnes Judæos, a puero usque ad senem, parvulos et mulieres, uno die. » (Ibidem, III,  13.)

On doit ensevelir dans le même naufrage

Les vieillards, les enfants, et tout sexe et tout âge,

Et sans considérer le mérite et le rang,

En étouffer la race et l’éteindre en leur sang.

(Du Ryer, Esther, acte IV, scène 1.)

[61] Dans l’Esther de du Ryer (acte IV, scène 1), Mardochée dit à Esther :

L’infortune des Juifs, leurs douleurs et leurs craintes

Ont besoin de secours, et non pas de vos plaintes.

Ce n’est pas les aider que de craindre pour eux,

Et c’est agir pour vous d’aider ces malheureux.

[62] « Le nom qui périt » est une expression fréquente dans les livres saints : « Il fera périr leurs noms sous le ciel, » disperdet nomina corum sub cœlo, dit le Deutéronome, VII, 24. – Dans les Psaumes, on lit : Quando morietur, et peribit nomen ejus ? « Quand mourra-t-il, et quand son nom périra-t-il ? » (XL, 6.) Voyez aussi le Psaume CVIII, 13.

[63] Mardochée, dans le Livre d’Esther, IV, 8, fait avertir Esther qu’elle doit aller trouver le Roi et intercéder pour son peuple : « Ut intraret ad Regem et deprecaretur eum pro populo suo. »

[64] « Quæ respondit ei, et jussit ut diceret Mardochæo : Omnes servi regis, et cunetæ, quæ sub ditione ejus sunt, norunt provinciæ, quod sive vir, sive mulier, non vocatus, interius atrium Regis intraverit, absque ulla cunctatione statim interficiatur, nisi forte Rex auream virgam ad cum tetenderit pro signo elementiæ, atque ita possit vivere. Ego igitur quomodo ad Regem intrare potero, quæ triginta jam diebus non sum vocata ad eum ? » (Esther, IV, 10 et 11.)

[65] « Et quis novit utrum idcirco ad regnum veneris, ut in tali tempore parareris ? » (Esther, IV, 14.)

[66] « Avertente autem te faciem, turbabuntur... et in pulverem suum revertentur. » (Psaume CIII, 29.) – J. B. Rousseau, dans le Cantique tiré du Psaume XLVII, a faiblement imité Racine :

Il parle, et nous voyons leurs trônes mis en poudre.

[67] « Dedit vocem suam, mota est terra. » (Psaume XLV, 7.) – « Mare vidit, et fugit. » (Psaume CXIII, 3.)

[68] « Omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo, et quasi nihilum et inane reputatæ sunt ei. » (Isaïe, XL, 17.)

[69] « Ne putes quod animam tuam tantum liberes, quia in domo Regis es præ cunctis Judæis. Si enim nunc silueris, per aliam occasionem liberabuntur Judæi ; et tu, et domus patris tui, peribitis. » (Esther, IV, 13 et 14.) – On aimera à comparer aux vers de Racine les paroles que du Ryer met dans la bouche de Mardochée. Les deux poètes avaient le Livre d’Esther sous les yeux ; ils ont pu se rencontrer ; mais il n’est pas invraisemblable que quelques développements aient été suggérés à Racine par son devancier :

...Puisqu’en ce haut rang le ciel vous fait asseoir,

C’est à vous d’opposer le pouvoir au pouvoir

Si pour sauver les Juifs votre bras ne s’emploie,

Le ciel pour les sauver peut faire une autre voie ;

Il peut fendre la terre en des chemins nouveaux,

De même que pour eux il sut fendre les eaux.

Croyez-vous que le ciel vous rende souveraine

Et vous donne l’éclat et le titre de reine

Pour briller seulement de l’illustre splendeur

Que répandent sur vous la pourpre et la grandeur ?

Croyez-vous aujourd’hui posséder la couronne

Pour jouir seulement des plaisirs qu’elle donne ?...

Dans le même moment que des cœurs inhumains

Arment contre les Juifs de sanguinaires mains,

Un roi qui vous chérit vous donne une puissance

Capable d’étouffer cette injuste licence ;

Pensez-vous que ce Dieu, qui fait tout sagement,

Nous fasse voir en vain ce grand événement ?

(Esther, acte IV, scène 1.)

On trouverait aussi quelques rapprochements à faire avec ces vers de Montchrestien (Aman, acte III). Mardochée parle ainsi :

Et que sait-on, Seigneur, s’il te plaît derechef

Te servir de la main d’une débile femme

Pour retirer ta gent de mort et de diffame ?...

C’est afin voirement qu’en la faiblesse humaine

Apparaisse tant mieux ta force souveraine.

Tu fais du fort le faible, et du faible le fort ;

Tu fais mourir le vif, tu fais vivre le mort

Et peut-être qu’elle est à ce degré promue

Pour calmer seulement cette tempête émue,

Pour retirer les siens de l’extrême danger

Où les jette l’orgueil d’un tyran étranger.

[70] « Vade et congrega omnes Judæos quos in Susan repereris, et orate pro me. Non comedatis et non bibatis tribus diebus et tribus noctibus ; et ego cum ancillis meis similiter jejunabo, et tunc ingrediar ad Regem contra legem faciens, non vocata, tradensque me morti et periculo. » (Esther, IV, 16.)

[71] Dans les Additions au Livre d’Esther (XIV, 3-19) on trouve la plupart des idées que Racine a exprimées avec tant d’éloquence dans cette prière d’Esther : « Domine mi, qui rex noster es solus, adjuva me solitariam, et cujus præter te nullus est auxiliator alius. Periculum meum in manibus meis est. Audivi a patre meo quod tu, Domine, tulisses Israël de cunctis gentibus, et patres nostros ex omnibus retro majoribus suis, ut possideres hereditatem sempiternam, fecistique eis sicut locutus es. Peccavimus in conspectu tuo, et idcirco tradidisti nos in manus inimicorum nostrorum : coluimus enim Deos eorum. Justus es, Domine. Et nunc non cis sufficit quod durissima nos opprimunt servitute, sed robur manuum suarum idolorum potentiæ deputantes, volunt tua mutare promissa, et delere hereditatem tuam, et claudere ora laudantium te, atque exstinguere gloriam templi et altaris tui, ut aperiant ora gentium, et laudent idolorum fortitudinem, et prædicent carnalem regem in sempiternum. Ne bradas, Domine, sceptrum tuum his qui non sunt, ne rideant ad ruinam nostram ; sed converte consilium eorum super eos, et eum qui in nos cæpit sævire, disperde. Memento, Domine, et ostende te nobis in tempore tribulationis nostræ, et da mihi fiduciam, Domine, rex Deorum et universæ potestatis : tribue sermonem compositum in ore meo in conspectu leonis, et transfer cor illius in odium hostis nostri, ut et ipse pereat, et ceteri qui ei consentiunt. Nos autem libera manu tua, et adjuva me, nullum aliud auxilium habentem, nisi te, Domine, qui habes omnium scientiam, et nosti quia oderim gloriam iniquorum, et détester cubile incircumcisorum, et omnis alienigenæ. Tu seis necessitatem meam, quod abominer signum superbiæ et gloriæ meæ, quod est super caput meum in diebus ostentationis meæ, et detester illud... et non portem in diebus silentii mei, et quod non comederim in mensa Aman, nec mihi placuerit convivium Regis, et non biberim vinum libaminum ; et nunquam lætata sit ancilla tua, ex quo huc translata sum usque in præsentem diem, nisi in te, Domine, Deus Abraham. Deus fortis super omnes, exaudi vocem eorum qui nullam aliam spem habent, et libera nos de manu iniquorum, et erue me a timore meo. »

[72] Il y a mêmes (mesmes), avec une s à la fin, dans les diverses éditions publiées du vivant de Racine.

[73] Les mots qui expriment le crime d’adultère sont souvent dans les livres saints appliqués à l’idolâtrie. Dans la Prophétie de Jérémie, III, 9, il est dit de Juda : « Mœchata est cum lapide et ligno. » Voyez aussi ibidem, XIII, 27. Dans plusieurs chapitres de la Prophétie d’Osée, les exemples abondent.

[74] On a objecté que « les Juifs proscrits par Aman pouvaient disparaître sans que l’espérance d’un rédempteur fût perdue. » (A. Coquerel, Commentaire biblique sur Esther.) Cependant il semble que Racine n’ait fait que donner un développement légitime aux paroles de la prière d’Esther, que nous avons citée tout à l’heure : « Volunt tua mutare promissa et delere hereditatem tuam. » Dans l’explication du chapitre XIV, qui contient cette prière, Saci commente ainsi le verset 9 : « Car si l’édit publié à la sollicitation d’Aman contre tous les Juifs eût été exécuté, sa fureur ne se serait pas arrêtée dans la seule Perse, mais aurait passé jusques à Jérusalem. »

[75] C’est le « his qui non sunt » de cette même prière d’Esther (XIV, 11).

[76] « In conspectu leonis. » (Esther, XIV, 13.)

[77] Il y a dans l’Aman de Montchrestien plusieurs passages, imités, comme cette belle prière de l’Esther de Racine, du chapitre XIV du Livre d’Esther. Mais cette imitation s’éloigne plus du texte sacré, et est dispersée entre différentes scènes. Comme elle est loin d’être sans mérite, il est intéressant d’en citer les principaux vers. Nous ne pouvons les donner ici, a cause de l’étendue de la citation ; on les trouvera dans un appendice à la fin de la pièce.

[78] « Levavi oculos meos in montes, unde veniet auxiliummihi. » (Psaume CXX, 1.)

[79] Cette image des loups dévorants, qui représentent les méchants, les persécuteurs, se trouve souvent dans les livres saints. Voyez Jérémie, V, 6 ; Ezéchiel, XXII, 27. Voyez aussi la tragédie d’Athalie, vers 642.

[80] Tel est le texte des anciennes éditions. Dans celle de 1736 et dans la plupart des suivantes, on lit ici : « UNE ISRAÉLITE. »

[81] « Cumque deposuisset (Esther) vestes regias, fletibus et luctui apta indumenta suscepit. » (Esther, XIV, 2.) – Dans l’impression à part des Chœurs d’Esther, les vers 309,313 sont prononcés par la même Israélite.

[82] Nous avons ici suivi le texte de 1689. L’édition de 1697 porte : « dans le bras de son père. »

[83] On a donné les corps de ton peuple en pâture

Aux oiseaux carnassiers qui volent par les cieux ;

Les lions et les loups de farouche nature

Ont fait de leurs boyaux leurs mets délicieux.

(Montchrestien, Aman, acte III.)

[84] « Tanquam flos agri sic efflorebit. » (Psaume CII, 15.)

[85] Pourquoi diront les Gents d’une profane bouche :

« Qu’est devenu le Dieu qu’ils soulaient invoquer ? »

Ainsi que le souci de tes servants te touche,

Ne permets point aussi qu’on puisse te moquer.

(Montchrestien, Aman, acte III.)

C’est une imitation de ces passages de l’Écriture : « Ne forte dicant in gentibus : Ubi est Deus corum ? » (Psaume LXXVIII, 10.) – « Dicitur mihi quotidie : Ubi est Deus tuus ? » (Psaume XLI, 4.)

[86] « Amietus lumine, sicut vestimento... Qui ambulas super pennas ventorum. Qui facis angelos tuos spiritus. » (Psaume CIII, 2, 3 et 4.) – « Et ascendit super Cherubim, et volavit : volavit super pennas ventorum. » (Psaume XVII, 11.) Ce dernier verset se retrouve avec une légère différence dans le livre II des Rois, XXII, 11 : « Et ascendit super Cherubim, et volavit ; et lapsus est super pennas venti. »

[87] « Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem. » (Psaume VIII, 3.)

[88] Les idoles sont souvent appelés les étrangers (alieni) dans les livres saints. On interprète ainsi ce mot dans Jérémie, II, 25, et III, 13.

[89] « ...Descendi ut liberem eum de manibus Egyptiorum. » (Exode, III, 8.)

[90] « Et disseminabo eos quasi stipulant, que vento raptatur in deserto. » (Jérémie, XIII, 24.) – « Dabit quasi pulverem gladio ejus, sient stipulam vento raptam arcui ejus. » (Isaïe, XLI, 2.) – « Et comminuam eos, ut pulverem ante faciem venti. » (Psaume XVII, 43.) – Voyez encore les Psaumes, 1, 4 ; XXXIV, 5 ; LXXXII, 14. – Montchrestien a aussi, dans sa tragédie d’Aman (acte III), emprunté à la Bible cette image :

...Comme le tourbillon

Qui pousse le fétu de sillon en sillon.

[91] Ici commence l’acte III dans les éditions de 1702, 1713, 1722, 1723 (Cologne), et dans celle de Luneau de Boisjermain (1768).

[92] Dans les Choéphores d’Eschyle (vers 31 et 32), on raconte de même que Clytemnestre, effrayée par un songe, a fait retentir le palais d’un cri terrible.

[93] « Noctem illam duxit Rex insomnem, jussitque sibi afferri historias et annales priorum temporum. » (Esther, VI, 1.) Il est aussi parlé de ces annales au chapitre II, verset 23 du même Livre d’Esther.

[94] Il n’est pas besoin de rappeler que Racine a adopté l’opinion de ceux qui dans Assuérus veulent reconnaître Darius. On sait comment, suivant Hérodote, livre III, chapitres LXXXV-LXXXVIII, le sort plaça Darius sur le trône. C’est là un de ces traits que Racine, dans sa Préface, dit avoir empruntés de cet historien.

[95] Josèphe (Antiquités judaïques, livre XI, chapitre VI, 2) dit que Mardochée était un des premiers parmi les Juifs. Dans le Livre d’Esther, X, 3, on le qualifie de « grand parmi les Juifs, » magnus apud Judæos ; mais il semble que ce soit après qu’Assuérus eût fait de lui la seconde personne dans l’Empire. Qu’il ait été, comme Hydaspe le dit ici, le chef de son peuple dans la Perse, c’est ce qui ne s’expliquerait pas facilement.

[96] « Cunctique servi Regis, qui in foribus palatii versabantur, flectehant genua et adorabant Aman... Solus Mardochæus non flectebat genu, neque adorabat eum. » (Esther, III, 2.)

[97] Voltaire fait dire à Mahomet :

Et je verrais leurs fronts attachés à la terre.

(Mahomet, acte II, scène V.)

[98] Racine dit aussi plus bas, aux vers 560-562, en parlant de Mardochée :

Assis le plus souvent aux portes du palais...

Il y traîne, Seigneur, sa vie infortunée.

On lit dans le Livre d’Esther, II, 19 : « Mardochæus manebat ad januam Regis ; » et II, 21 : « Mardochæus ad Regis januam morabatur ; » et enfin V, 9 : « Cumque vidisset Mardochæum sedentem ante fores palatii, et non solum non assurrexisse sibi, sed nec motum quidein de loco sessionis suæ, indignatus est valde. » Mais faut-il comprendre, ainsi que Racine paraît l’avoir fait, que Mardochée venait s’asseoir devant cette porte, comme eût pu le faire tout passant ? Il y a là sans nul doute une erreur, que M. A. Coquerel a signalée dans sa note sur le vers 562. Il fait remarquer avec raison que Mardochée avait un office à la cour de Suse, et que c’est la le sens de cette expression « être assis à la porte du Roi, » comme on en voit un exemple dans la Prophétie de Daniel, II, 49 : « Ipse autem Daniel erat in foribus Regis. » – « La porte, ajoute-t-il, désignait le palais des monarques de l’Asie, et, par extension, l’ensemble de leur entourage domestique et de l’administration de l’État. » On retrouve de notre temps ce sens dans ces mots : « la Porte Ottomane. » Il faut noter qu’au verset 19 du chapitre II d’Esther, où la Vulgate dit : « Mardochæus manebat ad januam regis. » Ajoutons cette citation de la Vulgate (Esther, XI, 3) : « (Mardochæus) inter primos aulæ regiæ. »

[99] Le Livre d’Esther, II, 21 et 22, nomme deux auteurs de ce complot, Bagathan et Tharès, eunuques du Roi, et raconte qu’ils furent dénoncés par Mardochée. Voyez les vers 100, 527 et 529.

[100] « Racine, dit M. A. Coquerel dans une note sur ce vers, pouvait emprunter ce trait à l’histoire ordinaire de l’Orient ; mais le Livre d’Esther ne dit point qu’Aman eût commencé par l’esclavage. »

[101] « Et exposuit illis magnitudinem divitiarum suarum, filiorumque turbam, et quanta eum gloria super omnes principes et servos suos Rex elevasset. Et post hæc ait : ...Cum hæc omnia habeam, nihil me habere puto, quamdiu videro Mardochæeum Judæum sedentem ante fores regias. » (Esther, V, 11-13.) – Voici comment du Ryer, dans son Esther (acte I, scène III), a rendu ce passage :

Triste loi des grandeurs ! vains charmes des esprits,

Qui ne contentent point comme blesse un mépris !

La fortune me rit, un roi me favorise,

Tout le monde m’adore, un seul Juif me méprise ;

Et ce mépris tout seul occupant tous mes sens,

Du monde universel m’empoisonne l’encens.

[102] « Et pro nihilo duxit in unum Mardochæum mittere manus suas : audierat enim quod esset gentis Judææ, magisque voluit omnem Judæorum, qui erant in regno Assueri, perdere nationem. » (Esther, III, 6.) – Haman parle ainsi dans l’Esther de du Ryer (acte I, scène III) :

Il faut qu’avecque lui sa nation périsse...

Je veux par mes raisons persuader au Roi

De purger son État de ce peuple sans foi,

De le faire passer par le fer et la flamme,

De ne rien épargner de cette engeance infâme...

...À mon cœur, à mes yeux

Un seul Juif a rendu tous les Juifs odieux.

[103] Voyez le livre I des Rois, XV, 7-9.

[104] « Dixitque Aman regi Assuero : Est populus per omnes provincias regni tui dispersus, et a se mutuo separatus, novis utens legibus et ceremoniis, insuper et Regis scita contemnens. Et optime nosti quod non expediat regno tuo ut insolescat per licentiam. » (Esther, III, 8.)

[105] Tu sais bien que les Juifs sont des objets de haine

De qui chacun souhaite ou la perte ou la peine.

(Du Ryer, Esther, acte I, scène III.)

Tacite (Histoires, livre V, chapitre V) a fait un portrait des Juifs dont Racine a pu se souvenir. Il les a aussi représentés comme une race qui déteste tous les hommes : « Apud ipsos fides obstinata, misericordia in promptu, sed adversus omnes alios hostile odium. » Il a parlé de même des chrétiens, qu’on ne distinguait guère alors des Juifs : « Haud perinde in crimine incendii, quam odio generis humain, convicti sunt. » (Annales, livre XV, chapitre XXIV.)

[106] « Tulit ergo Rex annalum quo utebatur de manu sua, et dedit eum Aman... hosti Judæorum. » (Esther, III, 10.)

[107] Aman, dans le Livre d’Esther, III, 9, tente aussi la cupidité du Roi, en lui promettant dix mille talents, qu’il payera lui-même au trésor royal : « Si tibi placet, decerne ut pereat, et decem millia talentorum appendam arcariis gazæ tuæ. » Dans l’explication de ce verset, Saci pense que, pour payer cette somme énorme, Aman comptait sur les dépouilles des Juifs, dont le pillage fut enfin ordonné, comme le dit le verset 13 du même chapitre. Assuérus répondit à Aman de garder l’argent pour lui, et de faire de ce peuple tout ce qu’il lui plairait : « Argentum quod tu polliceris, tuum sit ; de populo age quod tibi placet. » (Ibidem, III, 11.)

[108] « Responderuntque ei Zares uxor ejus et cæteri amici : Jube parari excelsam trabem habentem altitudinis quinquaginta cubitos, et dic maue Regi ut appendatur super eam Mardochæus. » (Esther, V, 14.)

[109] « ...Rex ait : Quid pro hac fide honoris ac præmii Mardochæus consecutus est ? Dixerunt ei servi illius ac ministri : Nihil omnino mercedis accepit. » (Esther, VI, 3.)

[110] Le Roi dans l’Esther de du Ryer (acte V, scène I) se reproche aussi un trop long oubli du service de Mardochée :

Certes, quand mon esprit revoit cet attentat,

Qui menaçait mes jours, ma gloire et mon État,

Et que je songe enfin que le rare service

Qui me fit triompher dessus mon précipice,

Demeure enseveli comme dans le mépris,

Sans qu’une récompense en témoigne le prix,

Je crois contribuer à ces sourdes pratiques

D’où naissent tous les jours tant d’accidents tragiques,

Ayant toujours jugé que les princes ingrats

Sont complices contre eux des plus noirs attentats...

Non, non, ayant dessein d’apprendre à m’obéir,

Ne pas récompenser, c’est apprendre à trahir.

Je veux que Mardochée ait une récompense

Qui montre en même temps sa gloire et ma puissance ;

Je veux que Mardochée ait un prix de sa foi

Digne d’un bon sujet et digne d’un grand roi.

[111] Un service rendu mérite récompense ;

Et qui pour sa grandeur diminuer le pense,

Veut arracher du cœur de tous ses bienveillants

Le soin qui pour son bien les rendait vigilants.

(Montchrestien, Aman, acte V.)

[112] « Qui translatus fuerat de Jerusalem en tempore quo Jechoniam regem Juda Nabuehodonosor, rex Babylonis, transtulerat. » (Esther, II, 6.) – Il y a là une difficulté chronologique, dont Racine n’avait pas à s’embarrasser, puisqu’il suivait l’Écriture. Cette difficulté d’ailleurs est surtout grande pour ceux qui placent l’histoire d’Esther sous un règne moins ancien que celui de Darius. Il est vrai qu’où a quelquefois rapporté le qui du verset que nous venons de citer, non pas à Mardochée, mais a son bisaïeul Cis, nommé aussi dans le verset précédent. Voyez l’Introduction au commentaire d’Esther par M. A. Coquerel, p. 224.

[113] On a critiqué ce passage, parce que les Juifs, a-t-on dit, n’étaient pas en Perse à cette époque une race proscrite, mais « les propres sujets » d’Assaérus, aussi bien que les Persans eux-mêmes. Cependant il ne faut pas oublier qu’Assuérus parle ainsi après qu’Aman a obtenu de lui la proscription des Juifs, et les lui a représentés comme une race ennemie.

[114] « Statimque Rex : Quis est, inquit, in atrio ?... Responderunt pueri : Aman stat in atrio. Dixitque Rex : Ingrediatur. » (Esther, VI, 4 et 5.)

[115] « Cumque esset ingressus, ait illi : Quid debet fieri viro quem Rex honorare desiderat ? » (Esther, VI, 6.)

[116] « Cogitans autem in corde suo Aman, et reputans quod nullum alium Rex, nisi se, vellet honorare, respondit. » (Ibidem.)

Quelque honneur tout nouveau m’est encore apprête,

Et si veut-on qu’il soit de moi-même inventé.

(Montchrestien, Aman, acte V.)

[117] « L’expression aux neveux, dit M. A. Coquerel, n’a rien d’hébraïque ; elle est latine. »

[118] « Debet indui vestibus regiis, et impuni super equum qui de sella Regis est, et accipere regium diadema super capat suum, et primas de regiis principibus ac tyrannis teneat equum ejus, et per plateam civitatis incedens clamet, et dicat : Sic honorabitur quemcumque voluerit Rex honorare. » (Esther, VI, 8 et 9.)

Que d’un habit royal son corps soit attourné ;

Que de ton bandeau même il ait le chef orné ;

Que dessus ton cheval pompeusement il monte ;

Et que le prince encor dont tu fais plus de compte,

Cheminant à côté, conduise de la main

Ce cheval écumant à l’entour de son frein.

Qu’en ce brave équipage il aille par la ville,

Et qu’un héraut publie à la tourbe civile

Qu’ainsi soit fait a ceux qu’il te plaît honorer.

(Montchrestien, Aman, acte V.)

[119] « Dixitque ei Rex : Festina, et sumpta stola et equo, fac ut locutus es Mardochæo Judæo, qui sedet ante fores palatii. Cave ne quidquam de bis quæ locutus es prætermittas. » (Esther, VI, 10.)

[120] Nous venons de citer dans les notes de cette scène quelques vers de Montchrestien ; mais c’est dans l’Esther de du Ryer surtout qu’on peut trouver un intéressant sujet de comparaison. Dans la scène correspondante à celle-ci, du Ryer est bien loin de l’élégance de Racine ; mais sa langue, qui rappelle, nous l’avons dit, le temps de Corneille, ne manque pas de force en quelques endroits. Nous renvoyons la citation, qui serait trop longue, à l’Appendice que nous donnons à la fin de la pièce.

[121] Cette mise en scène est empruntée au Livre d’Esther (XB, 5-7) ; le poète a seulement augmenté le nombre des suivantes : « Assumpsit duas famulas et super unam quidem innitebatur ; ...altera autem famularum sequebatur dominant, defluentia in humum indumenta sustentans. »

[122] « Regina corruit, et in pallorem colore mutato, lassum super auciliulam rechnavit caput. » (Esther, XV, 10.)

[123] « Quid habes, Esther ? Ego sum frater tuus, noli metuere. Non morieris ; non enim pro te, sed pro omnibus hæc lex constituta est. Accede igitur, et tange sceptrum. » (Esther, XV, 12-14.)

[124] « Quæ respondit : Vidi te, Domine, quasi angelum Dei, et conturbatum est cor meum pæ timore gloriæ tuæ. Valde enim mirabilis es, Domine, et facies tua plena est gratiarum. » (Ibidem, 16 et 17.)

[125] « Cumque... ardentibus oculis furorem pectoris indicasset. » (Ibidem, 10.)

[126] « Exardescet sicut ignis ira tua ? » (Psaume LXXXVIII, 47.) – On a aussi remarqué que Virgile avait dit : « Ignescunt iræ. » (Énéide, livre IX, vers 66.) – On trouve dans la Judith de Boyer (acte III, scène VI) un ridicule plagiat de tout le commencement de cette scène. Judith, paraissant devant Holoferne, feint d’être saisie de terreur :

(À part.) Pour flatter son orgueil, affectons tant d’effroi.

Un respect si profond... Je tremble, soutiens-moi.

Ah ! que de majesté ! Tant de grandeur m’accable.

holof. Quel objet est ici pour vous si redoutable ?

Reprenez vos esprits, et commencez à voir

Que vos veux sont ici plus craints que mon pouvoir.

Vous êtes en ces lieux souveraine maîtresse.

Jud. Quelle flatteuse voix rassure ma faiblesse,

Et me rend tout à coup l’usage de mes sens ?

Mais en ouvrant les yeux, que de troubles puissants

Reviennent quand j’approche un trône si terrible,

Qui du troue éternel est l’image sensible !

[127] Louis Racine, rapprochant de cet endroit le vers 676 (voyez aussi les vers 739 et 740), rappelle que « les Perses... adoraient le soleil et les astres » et « ne doutaient point de leur influence. » Dans sa note, il a remplacé le pluriel flambeaux par le singulier flambeau, et c’est la leçon qu’ont introduite dans le texte Luneau de Boisjermain, la Harpe. M. Aimé-Martin.

[128] « Dixitque ad eam Rex : Quid vis, Esther regina ? Qnæ est petitio tua ? Etiam si dimidiam partem regni petieris, dabitur tibi. » (Esther, V, 3.)

[129] Bouhours, dans la Suite des nouvelles remarques sur la langue française, imprimée en 1692, cite ce vers comme digne de remarque, à cause de l’emploi du mot respectable. « Ce mot, dit-il (p. 175-177), est nouveau... Il est né à la cour... Nous le voyons aujourd’hui dans les livres. »

[130] Cette expression traduite du verset que nous allons citer dans la note suivante, est fréquente dans l’Écriture. On la trouve au même Livre d’Esther, II, 9, et aussi dans l’Exode, XXXIII, 13 et 17, et dans le livre I des Rois, I, 18. Elle a été employée par l’auteur de la Tragédie nouvelle de la Perfidie d’Aman (acte III, scène II) :

Sire, celui lequel a trouvé quelque grâce

Devant le doux aspect de votre auguste face.

[131] « Si inveni in conspectu Regis gratiam, et si Regi placet ut det mihi quod postulo, et meam impleat petitionem, veniat Rex et Aman ad convivium quod paravi eis, et eras aperiam Regi voluntatem meam. » (Esther, V, 8.)

[132] « Statimque Rex : Vocate, inquit, cito Aman, ut Esther obediat voluntati. » (Esther, V, 5.) – Montchrestien (Aman, acte IV) a traduit à sa manière cette scène du Livre d’Esther :

Esth. Ha, Rachel, soutiens-moi ! soutiens-moi ! Je me pâme.

Ass. Ha, ma fille, qu’as-tu ? qu’as-tu, ma petite âme ?

Je suis ton cher époux ; ma belle, ne crains pas ;

Tu ne dois pour ta faute encourir le trépas.

Pour le commun sans plus est faire l’ordonnance.

Esther, approche donc, change de contenance.

J’étends sur toi mon sceptre : apaise, apaise-toi.

Reine de mes désirs, baise un petit ton roi.

Esth. Ta majesté sévère a tant donné de crainte

À mon âme, de honte et de respect atteinte,

Que j’ai senti ma force écouler peu à peu

Au regard de tes yeux, comme la cire au feu.

Je te pensais un ange environné de gloire ;

La clarté de ton front m’incitait à le croire,

Et puis ce feu sortant du sommet de ton chef.

Mais soutiens-moi, Rachel, je tombe derechef...

Ass. Esther, parle sans peur, Assuère s’apprête,

Quoi qu’il puisse arriver, d’accorder ta requête.

Esth. Je requiers seulement, puisqu’il te plaît, grand Roi.

D’abaisser aujourd’hui ton regard jusqu’à moi...

Qu’il plaise à ta grandeur au banquet assister

Que j’ai fait ce matin en ma chambre apprêter,

Et que ce brave Aman soit aussi de la bande.

– Après le vers 702, Luneau de Boisjermain et les éditeurs venus après lui commencent une nouvelle scène, la scène VIII, dont les personnages sont indiqués par le premier, Luneau de Boisjermain, dans cet ordre : Esther, Assuérus, Hydaspe, Élise, Thamar, une partie du Chœur. La scène suivante devient la scène IX.

[133] « Convertitque Deus spiritum Regis in mansuetudinem. » (Esther, XV, 11.)

[134] Toute cette stance est une imitation d’un passage des Proverbes, XXI, 1. Voyez ci-dessus la note sur le vers 67.

[135] « Et miserum deos eorum in ignem : non enim erant dii, sed opera manuum hominum. » (Livre IV des Rois, XIX, 13.) – « Opus manuum suarum adoraverunt, quod fecerunt digiti eorum. » (Isaïe, II, 8.) – Voyez aussi Jérémie, I, 16 ; et Osée, XIV. 4.

[136] « Cum autem conversus fuerit ad Dominum, auferetur velamen. » (Épître II aux Corinthiens, III, 16.)

[137] Dans les Choéphores d’Eschyle, dont Racine s’est peut-être souvenu ici, le Chœur dit de même (vers 259-261).

[138] « Aures habent (simulacra gentiun) et non audient. » (Psaume CXIII, Non nobis Domine, 6.) – « Omnia idola nationum, ...quibus neque oculorum usus est ad videndum... neque aures ad audiendum... » (Sagesse, XV, 15.)

[139] Les éditions de 1702, 17I3, 1723 (Cologne), 1736, Luneau de Boisjermain, etc., ont remplacé « une autre » par « un autre. »

[140] J. B. Rousseau a imité ce vers dans sa cantate de Bacchus :

La céleste troupe

Dans ce jus vanté

Boit à pleine coupe

L’immortalité.

Avec une hardiesse d’expression dont Racine a pu se souvenir, Virgile a dit (Énéide, livre I, vers 749) :

...Longumque bibebat amorem.

[141] L’impression d’Amsterdam 1706, l’édition de 1736, et la plupart des éditeurs suivants ont substitué « le reste » à « ce reste. »

[142] Le Psaume CXLIII, 15 se termine par une opposition semblable : « Beatum dixerunt populum cui hæc sunt : beatus populus cujus Dominus Deus ejus. » L’imitation de ce verset et de la description qui le précède est évidente. M. Coquerel peut avoir raison de prendre le psaume dans un autre sens ; Racine a suivi l’interprétation ordinaire, très naturelle pour qui s’en tient, comme il faisait, à la Vulgate, et fort belle en tout cas.

[143] « Impii autem quasi mare fervens, quod quiescere non potest... » (Isaïe, LVII, 20.)

[144] « Non est pax impiis, dicit Doininus Deus. » (Isaïe, LVII, 21, et XLVIII, 22.)

[145] « Foris vastabit eos gladius, et intus pavor. » (Deutéronome, XXXII, 25.)

[146] L’édition de 1697 à les substitue le, qui paraît être une faute, bien qu’il puisse à la rigueur se rapporter à l’impie de la strophe précédente.

[147] Dans les éditions de 1702, 1713, 1722, 1723, 1768, c’est l’acte IV.

[148] Nous n’avons point mis, après ce vers, le point d’interrogation qui se trouve dans la plupart des impressions modernes. Il n’y en a ni dans l’une ni dans l’autre des éditions de 1689, ni dans l’édition de 1697.

[149] Dans les éditions de 1702, 1713, 1723 (Cologne), au lieu d’« après lui, » on lit : « près de lui. »

[150] Louis Ratine, dans ses Remarques sur Esther, dit ici : « On assure qu’un ministre, qui était encore en place alors, mais qui n’était plus en faveur, avait donné lieu à ce vers, parce que, dans un mouvement de colère, il avait dit quelque chose de semblable. » Le ministre dont parle Louis Racine est Louvois. Voyez la Notice.

[151] Dans l’édition de 1768 on lit opposée, au lieu d’exposée ; et en note, comme si cette leçon était tirée de quelque autre édition : « Nous croyons qu’il y a ici une faute d’impression, et qu’il s’est glissé opposée pour exposés. Ce mot exposée se trouverait, en ce cas, deux fois dans deux vers. » La Harpe approuve opposée, en dépit de toutes les anciennes éditions. « Opposée, dit-il, s’entend très bien ; il est plus fort qu’exposée, et sauve le petit inconvénient d’une répétition de mots qui serait faible ou affectée. » Il nous semble au contraire qu’opposée serait un latinisme d’un sens très équivoque, et que la véritable négligence serait d’avoir employé ...posée et ...pose à si peu de distance ; tandis que dans la leçon authentique il y a une antithèse, non pas affectée, mais très naturelle.

[152] « Cui responderunt sapientes quos habebat in consilio, et uxor ejns : Si de semine Judæorum est Mardochæus, ante quem cadere cœpisti, non poteris ei resistere, sed cades in conspectu ejus. » (Esther, VI, 13.)

[153] Dans son explication du chapitre III (verset 1) du Livre d’Esther, Saci dit « qu’il peut être arrivé fort aisément que les restes des Amalécites, après cette défaite générale et ce grand carnage qui en fut fait sous le règne de Saül, s’étant enfuis et dispersés de toutes parts dans les provinces, ceux qui étaient les ancêtres d’Aman soient venus s’établir dans la Macédoine. » Racine admettait sans doute cette conjecture qu’avaient suggérée à Saci les versets 10 et 14 du chapitre XVI du Livre d’Esther. Si l’on écartait cette interprétation des deux versets, regardée par plusieurs comme douteuse, on ne verrait pas sur quelle autorité historique se serait appuyé notre poète, lorsqu’il a voulu que les aïeux d’Aman aient été jetés sur ces bords voisins de l’Hellespont.

[154] Louis Racine dit dans ses Notes sur la Lingue d’Esther : « On ne dirait point tout Hercule pour les Héraclides, tout Pallante pour les Pallantides ; mais comme dans le style de l’Écriture sainte on dit tout Israël pour le peuple sorti d’Israël, on peut dire tout Amalec pour les Amalécites, dont il fut le père. » Louis Racine paraît avoir oublié que le peuple des Amalécites est constamment appelé Amalec dans l’Écriture.

[155] L’Idumée était située entre la Judée et l’Arabie. Les Amalécites étaient considérés comme habitant cette contrée, dont ils étaient au moins voisins.

[156] « Adhue illis loquentibus, venerunt eunuchi Regis, et cito eum ad convivium quod Regina paraverat pergere compulerunt. » (Esther, VI, 14.)

[157] Le Livre d’Esther ne parle pas de cet avis donne par les devins ; il est de l’invention du poète.

[158] On trouve dans les livres saints des images analogues, par exemple dans le Psaume XLI, 4 : « Fuerunt mihi lacrymæ meæ panes die ac nocte. »

[159] Dans l’édition de 1697, et dans celles de 1702, 1713, 1723 (Cologne), 1728, ce vers et les quatre suivants sont dans la bouche de la troisième Israélite.

[160] Voyez le livre I des Rois, XVI, 23.

[161] On trouve dans Isaïe (LX, 17) la justice et la paix personnifiées presque de la même manière que le sont ici la justice et la vérité. Dieu lui-même dit à Jérusalem : « Ponam visitationem tuam pacem, et præpositos tuos justitiam. »

[162] « L’auteur se félicitait de ces quatre stances, qui contiennent des vérités si utiles aux rois. » (Note de Louis Racine, dans ses Remarques sur Esther.) – Dans la lettre que Racine en disgrâce écrivit à Mme de Maintenon, il rappelle le premier vers de ces stances. – Dans l’impression à part des Chœurs d’Esther, la première des quatre stances est dite par Une Israélite, la seconde par Deux Israélites, la troisième par Une seule, la quatrième par Toutes ensemble.

[163] « Rex qui judicat in veritate puuperes, thronus ejus in æternum firmabitur. » (Proverbes, XXIX, 14.)

[164] J. B. Rousseau s’est approprié ce dernier vers :

Et les larmes de l’innocence

Sont précieuses devant lui.

(Livre I, ode VI.)

[165] Dans les éditions de 1702, 1713, 1722, 1723, 1768 : « ACTE V. Scène I. » Dans la dernière, on lit en outre cette indication du lieu de la scène : « Le théâtre représente le salon du festin. » – L’édition de 1728, quia suivi jusque-là l’ancienne division des actes d’Esther, finit l’acte III après la scène III, en indiquant cette fin par ces mots : Fin du quatrième acte ; et commence ici un acte V.

[166] Voyez ci-dessus, la note du vers 660. Assuérus, dans le Livre d’Esther, répète trois fois cette promesse (V, 3 et 6 ; VII, 2).

[167] « ...Si tibi placet, dona mihi animam, pro qua rogo, et populum meum, pro quo obsecro. Traditi enim sumus ego et populus meus, ut conteramur, jugulemur et pereamus. » (Esther, VII, 3 et 4.)

[168] Assuérus, dans le Livre d’Esther (VII, 5), marque le même étonnement, mais par des questions différentes. Il demande quel est cet ennemi dont a parlé la Reine : « Quis est iste, et eujus potentiæ, ut hæ audeat facere ? » S’il fut surpris d’apprendre qu’Esther était Juive, il n’en est rien dit dans ce chapitre. Tout le développement qui suit dans la scène de Racine appartient donc au poète. Mais a-t-on eu raison de lui reprocher une invraisemblance, par la raison que le Roi n’aurait pu tarder si longtemps à s’éclaircir sur l’origine d’Esther ? On se souvient qu’au chapitre II, 20, il a été dit qu’Esther, d’après le conseil de Mardochée, n’avait pas encore fait connaître sa patrie et son peuple ; c’était au temps où le Roi avait commandé un festin pour ses noces. Assuérus put sans doute plus tard apprendre ce qu’on lui avait caché. Cependant, lorsque le verset 1 du chapitre VIII d’Esther nous fait connaître que la Reine avait avoué être la nièce de Mardochée, Assuérus avait déjà ordonné le supplice d’Aman. Cela donne à penser qu’Assuérus ne savait rien jusque-là du secret d’Esther, et que Racine a sans doute bien interprété l’Écriture en supposant ce qui n’y est pas dit explicitement Montchrestien et du Ryer, dans une scène qui correspond à celle de Racine, ont placé an même moment l’aveu que fait Esther de son origine. La Reine parle ainsi dans l’Aman de Montchrestien (acte V) :

Mais voici cet Aman, ce tyran sanguinaire,

Qui voulant démentir ta douceur ordinaire

A contre tous les Juifs allumé sa colère,

Sans qu’un seul toutefois pensât de lui mal faire,

Enveloppant encor dans ce danger ici

Ta pauvre femme Esther et Mardochée aussi ;

Car cette nation serviable et bénine

À tous deux nous donna le nom et l’origine.

Dans l’Esther de du Ryer (acte V, scène V), le Roi, comme dans l’Esther de Racine, est d’abord atterré par l’aveu de la Reine, qu’il interrompt deux fois en s’écriant : « Quoi ? vous sortez des Juifs ? » C’est ainsi que Racine fait dire à Assuérus : « Vous la fille d’un Juif ? » Voici quelques-uns des vers de du Ryer :

Esth. Il ne faut plus cacher Esther à votre vue ;

Il faut rompre le voile, et qu’elle soit connue :

Ce n’est pas un défaut de sortir comme moi

D’un peuple malheureux, mais fidèle à son roi.

Le Roi. Quoi ? vous sortez des Juifs ? Leurs rois sont vos ancêtres ?

Esth. Oui, je sors des grands rois qu’ils connurent pour maîtres ;

Et lorsqu’à mon amour votre cœur s’est rendu,

Toujours grand, toujours haut, il n’a point descendu.

Le Roi. Quoi ? vous sortez des Juifs ? Esth. Oui, Sire ; et Mardochée

Qu’attaque injustement une haine cachée,

Lui qui vous conserva, lui qui veille pour vous,

Fut frère de mon père, et prince parmi nous...

Sire, après ce discours qui vous a dû surprendre,

Je remets à vos pieds ma grandeur et mon sort,

Pour attendre de vous ou ma vie ou ma mort.

[169] L’édition de 1736, Luneau de Boisjermain et la Harpe remplacent « tout bas » par « bas, à part ; » et mettent avant le vers 1035 : « AMAN, à part. »

[170] L’édition de 1768 prétend qu’ici une erreur des premières impressions est vraisemblable, et met l’exclamation : Malheureux ! dans la bouche d’AMAN (bas, à part). Il n’y a aucune raison d’adopter ce changement, qui avait été, paraît-il, approuvé par la Harpe : voyez la note de l’édition de 1807.

[171] M. Coquerel dit que ce vœu d’Esther est un aparté. Nous penchons a le comprendre ainsi.

[172] « Hæc dicit Dominus christo meo Cyro, enjus apprehendi dexteram, ut subjiciam ante faciem ejus gentes... Ego ante te ibo ; et gloriosos terræ humiliabo ; portas æreas conteram, et vectes ferreos confringam... Et vocavi te nomine tuo... » (Isaïe, XLV, 1-4.) – Bossuet, dans l’Oraison funèbre du prince de Condé, a ainsi imité ce passage d’Isaïe : « Tu n’es pas encore... mais je te vois, et je t’ai nommé par ton nom ; tu t’appelleras Cyrus. Je marcherai devant toi dans les combats ; à ton approche, je mettrai les rois en fuite ; je briserai les portes d’airain. »

[173] Ce fils de Cyrus est Cambyse. Esdras, qui lui donne le nom d’Assuérus (livre I, chapitre IV, 6), dit qu’au commencement de son règne les ennemis des Juifs lui remirent une accusation écrite contre les habitants de Juda et de Jérusalem.

[174] ...Le coupable auteur d’un si sanglant orage

Sur un peuple innocent veut étendre sa rage :

Il veut de votre État faire un funeste étang

Qui ne soit composé que de pleurs et de sang ;

Et pour combler l’horreur d’une trame si noire,

Il va jusques à vous attaquer votre gloire !

(Du Ryer, Esther, acte V, scène V.)

[175] « Dixitque Esther : Hostis et inimicus noster pessimus iste est Aman. » (Esther, VII, 6.)

[176] Il y a vu, sans accord, dans les deux impressions de 1689 et dans celle de 1697.

[177] Image qui se trouve souvent dans les livres saints : « Sub umbra alarum tuarum protege me. » (Psaume XVI, 8.) « In tegmine alarum tuarum sperabunt. » (Psaume XXXV, 8.) « In ambra alarum tuarum sperabo. » (Psaume LVI, 2.) « In velamento alarum tuarum exultabo. » (Psaume LXII, 8.)

[178] Pour les Indiens, voyez Hérodote, livre IV, chapitre XLIV ; et pour l’expédition contre les Scythes, même livre, chapitres LXXXIII et suivants.

[179] Saül, de la tribu de Benjamin, était fils de Cis (livre I des Rois, IX

1 et 2). Parmi les aïeux de Mardochée il y en avait un du nom de Cis (Esther, II, 5). De là cette conjecture, très hasardée, de quelques interprètes du Livre d’Esther, que Mardochée et Esther descendaient de Saül. Saci, dont Racine devait avoir la Bible sous  les yeux, dit dans son explication du chapitre II : « Il se peut bien faire que Mardochée fût descendu de la race de Saül, dont le père se nommait Cis, et qu’il en fût descendu par Jonathas et Miphiboset. » Du Ryer (Esther, acte V, scène V) fait dire à Esther :

...Sans nos longues misères...

Je régnerais au trône où régnaient mes aïeux.

[180] Mardochée dit lui-même dans sa prière : « Cuneta nosti, et seis quia non pro superbia et contumelia et aliqua gloriæ cupiditate fecerim hoc, ut non adorarem Aman superbissimum... Sed timui ne honorem Dei mei transferrem ad hominem, et ne quemquam adorarem, excepto Deo meo. » (Esther, XIII, 12 et 14.) Ce passage a été ainsi rendu dans l’Aman de Montchrestien (acte III) :

...Si je n’ai point adoré ce superbe,

Qui nous foule à ses pieds comme une puante herbe.

Et si pour éviter son dépiteux courroux

Je n’ai voulu fléchir devant lui mes genoux,

Tu sais que ce n’est pas par mon outrecuidance :

Tu veux qu’aux magistrats on porte révérence...

Mais, ô luisant soleil, plus a mes yeux n’éclaire,

Quand pour plaire aux humains on me verra déplaire

À cil qui des humains est le père et l’auteur,

Mettant la créature au lieu du Créateur.

[181] Racine d’ordinaire amène avec un art plus habile la sortie de ses personnages, qui ne s’éloignent pas pour « respirer un moment. » On s’est demandé s’il est vraisemblable, non-seulement qu’Assuérus se retire sous un tel prétexte, mais aussi qu’Aman suit laissé par lui en présence d’Esther. La réponse à ces critiques n’est point du tout celle qu’on a faite, qu’une tragédie, composée pour Saint-Cyr, n’était pas rigoureusement assujettie aux règles du théâtre : elle est dans la citation suivante du Livre d’Esther, auquel Racine s’est conformé : « Rex autem iratus surrexit, et de loco convivii intravit in hortum arboribus consitum. Aman quoque suriexit, ut rogaret Esther reginam pro anima sua.. Qui cura reversus esset de horto nemoribns consito, et intrasset convivii locum, reperit Aman super lectulum cormisse in quo jacebat Esther. » (Esther. VII. 7 et 8.) – « On a présenté, dit M. Coquerel (Introduction au Commentaire sur Esther, § 3, p. 283), cette disparition du souverain comme une forme annonçant la sentence de l’accusé, qui reste sans pouvoir même plaider sa cause et solliciter sa grâce. »

[182] M. Aimé-Martin ajoute le nom d’Élise dans l’indication des personnages de cette scène.

[183] Merci, belle princesse ! Hélas ! faites merci

Au misérable Aman...

Redonnez-lui la vie, afin qu’à l’advenir

Votre humble serviteur il puisse devenir...

Madame, permettez que vos genoux j’embrasse.

(Montchrestien, Aman, acte V.)

[184] « ...Et ait : Etiam Reginam vult opprimere, me præsente, in domo mea. » (Esther, VII, 8.)

[185] « Dixitque Harbona, unus de eunuchis... : En lignum, quod paraverat Mardochæo qui locutus est pro Rege, stat in domo Aman, habens altitudinis quinquaginta cubitos. Cui dixit Rex : Appendite cum in eco. » (Esther, VII, 9.)

[186] « Tulitque Rex annulum, quem ab Aman recipi jusserat, et tradidit Mardochæo. Esther autem constituit Mardochæum super domum suam. » (Esther, VIII, 2.)

[187] La reconstruction du temple, qui avait été longtemps interrompue, fut reprise, d’après le livre I d’Esdras, IV, 24, la seconde année du règne de Darius, qui est l’Assuérus de Racine, et, d’après le même livre d’Esdras, VI, 15, achevée la sixième année de ce règne.

[188] « Scripsit itaque Mardochæus omnia hæc, et litteris comprehensa misit ad Judæos... ut quartamdecimam et quintamdecimam diem mensis Adar pro festis susciperent, et revertente semper anno solemni celebrarent honore... Atque ex illo tempore dies isti appellati sunt Phurim, id est sortium. » (Esther, IX, 20, 21 et 26.) – Les Israélites, comme nous l’avons dit, célèbrent encore aujourd’hui cette fête.

[189] Dans le Livre d’Esther, VIII, 5, c’est la Reine qui demande la révocation des ordres de proscription : « Obsecro ut novis epistolis veterea Aman litteræ, insidiatoris et hostis Judæorum, quibus eos in cunetis Regis provinciis perire præceperat, corrigantur. »

[190] « Responditque rex Assuerus Esther reginæ et Mardochæo Judæo... : Scribite ergo Judæis, sicut vobis placet, Regis nomine. » (Esther, VIII, 7 et 8.)

[191] Du Ryer finit de même sa tragédie par deux vers qui en sont comme la moralité. Il les a mis dans la bouche de Mardochée, au moment où le Roi vient d’annoncer le triomphe de l’innocence :

Ô ciel, c’est de toi seul que ce bien va descendre.

Et ce n’est qu’a toi seul que nous devons le rendre.

Comparez aussi les quatre derniers vers d’Athalie.

[192] « Effuderunt sanguinem corum tanquam aquam in circnitu Jerusalem. » (Psaume LXXVIII, 3.) – Montchrestien a aussi imité ce passage dans des vers lyriques qu’il a mis dans la bouche de Mardochée :

On a versé leur sang comme de l’eau coulante ;

Tous les champs d’alentour en semblaient regorger.

(Aman, acte III.)

[193] « Gladium evaginaverunt peccatores ; intenderuut arcum sunm, ut dejiciant pauperem et inopem, ut trucident rectos corde. Gladius eorum intret in corda ipsorum, et arcus eorum confringatur. » (Psaume XXXVI, 14 et 15.)

[194] « Vidi impium superexaltatum, et elevatum sicut cedros Libani. Et transivi, et ecce non erat ; et quæsivi eum, et non inventus est locus ejus. » (Psaume XXXVI, 35 et 36.) Luneau de Boisjermain rapporte que Boileau admirait avec quel bonheur Racine, que la simplicité majestueuse des psaumes avait souvent désespéré, a rendu cet endroit du Psalmiste. – Dans le chœur de l’acte I de son Aman, Montchrestien a orné d’images différentes, et d’une poésie bien pâle à côté de celle-là, cette pensée, si convenable au sujet de sa tragédie, que la prospérité de l’orgueilleux, de l’impie est de courte durée :

Pour autant qu’il va se haussant

Sur le mont d’un honneur glissant,

Il s’estime fils de fortune,

Et que jamais disgrâce aucune

En bas ne l’ira renversant.

 

Mais il se trompe fort souvent,

L’espoir qui le va décevant

Avec lui volant eu fumée,

Et sa gloire tant estimée

Fuyant plus vite que le vent.

 

Son crédit n’est jamais constant :

Ainsi qu’il vint en un instant,

Il s’en retourne en peu d’espace.

Bref, ainsi qu’un nuage, passe

Ce que le monde admire tant.

[195] Voyez les vers 539 et 340 de Britannicus, et la note sur ces vers.

[196] Dans l’impression à part des Chœurs d’Esther, les six vers 1228-1231 sont dans la bouche des deux Israélites ensemble ; et la répétition, qui suit, des deux vers 1228 et 1229 n’est pas indiquée.

[197] « Consurge, consurge, induere fortitudine tua, Sion, induere vestimentis gloriæ tuaæ Jerusalem... Excutere de pulvere, consurge ; sede, Jerusalem : solve vincula colli tui, captiva filia Sion. » (Isaïe, LII, 1 et 2.)

[198] Après ce vers, on lit dans l’impression à part des Chœurs d’Esther :

TOUT LE CHŒUR.

Rompez vos fers, etc.

[199] « Dominus regnavit : exsultet terra. » (Psaume XCVI, 1.)

[200] « Inclinavit cœlos et descendit ; et caligo sub pedibus ejus. » (Livre II des Rois, XXII, 10 ; et Psaume XVII, 10.) – Voltaire a dit dans la Henriade, chant V :

Viens, des cieux enflammés abaisse la hauteur ;

et J. B. Rousseau, dans sa XIIIe ode sacrée :

Lève ton bras, lance ta flamme,

Abaisse la hauteur des cieux.

[201] Voici comment Boyer savait imiter Racine :

Rendez, tous

Grâce au Dieu qui combattait pour vous.

Que ses décrets sont admirables !

Que ses lois sont aimables !

Que son joug est doux !

(Jephté, acte I, scène V.)

– Racine traduit par cette expression : « le joug aimable du Seigneur, » les paroles mêmes de Jésus-Christ (Saint Matthieu, XI, 30) : « Jugum enim meum suave est, et onus meum leve. » Saint Jean a dit aussi (Épître I, chapitre V, verset 3) : « Mandata ejus gravia non sunt. » C’est particulièrement le Nouveau Testament qui a inspiré cette strophe et la suivante ; voyez cependant pour ces paroles : « Que le Seigneur est bon ! » le Psaume CV, verset 1 : « Confitemini Domino, quoniam bonus. »

[202] La répétition de ces deux derniers vers ne se trouve pas dans l’impression à part des Chœurs d’Esther.

[203] Dans l’édition de 1697 : « il apaise, » faute évidente.

[204] « Dominus regnabit in æternum et ultra. » (Exode, XV, 18.) – M. Coquerel, dans une note sur ce dernier vers d’Esther, dit que le texte hébreu porte simplement : « Dieu régnera éternellement, à jamais ; » et qu’il a été mal rendu par la traduction de la Vulgate, a laquelle d’ailleurs celle des Septante est conforme en cet endroit. Cela se peut ; mais l’hyperbole, poussée dans ce verset jusqu’à l’impossible, jusqu’au contradictoire, n’a dû paraître à Racine ni sans beauté, ni en désaccord avec le génie des langues de l’Orient. Aussi le goût de M. Coquerel semble-t-il admettre volontiers ce que son érudition rejette : « Comme poésie, dit-il, l’expression de Racine est, en un sens, plus imposante que celle qu’il imitait, et termine dignement son poème. »

PDF