La Comédie sans comédie (Philippe QUINAULT)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en avril 1655.

 

 

ACTE I

 

Personnages

 

JODELET, valet de Hauteroche

HAUTEROCHE, comédien

CHEVALIER, fils de La Fleur

LA ROQUE, comédien

POLIXÈNE, sœur de La Roque

AMINTE, fille de La Fleur

SILVANIRE, sœur aînée d’Aminte

LA FLEUR, marchand

 

La scène est à Paris.

 

 

Scène première

 

JODELET, HAUTEROCHE

 

JODELET joue du Théorbe, et chante après avoir posé une lanterne sourde à terre.

La nuit, qui verse à pleines mains

Ses doux pavots sur les humains,

Fait sommeiller le bruit et ronfler la tristesse ;

Et le Soleil, ce grand falot,

Est allé, plus vite qu’au trot,

Chez Thétis, son hôtesse,

Dormir comme un sabot.

La fugue est raffinée, et l’accord n’est pas sot.

HAUTEROCHE, à part.

C’est mon valet qui chante : ah ! l’insolence étrange. 

JODELET.

Je me sens en humeur de chanter comme un ange.

Il continue à chanter.

Tandis, parmi des loups-garous,

Des chats-huants et des hiboux,

Je fais, malgré mes dents, ici le pied de grue.

Une corde du Théorbe se rompt.

Peste ! au plus bel endroit une corde est rompue :

Dieu ! c’est la chanterelle : hélas ! quelle pitié !

Si mon maître survient, je suis estropié ;

Ce soir à sa coquette il donne sérénade.

HAUTEROCHE, à part.

Le maraud !

JODELET.

Je crains fort sa première boutade.

Sa tête est bien légère, et son bras est fort lourd ;

Il est prompt comme un diable, et frappe comme lui sourd.

HAUTEROCHE.

Assommons ce faquin.

JODELET.

Au voleur ! on me tue !

 

 

Scène II

 

CHEVALIER, HAUTEROCHE, JODELET

 

CHEVALIER, sortant de son logis.

J’entends de Jodelet la voix qui m’est connue :

Quelqu’un lui fait outrage ; il faut le secourir.

Qui que tu sois, demeure, ou t’apprête à mourir.

HAUTEROCHE.

Épargnez vos amis ; calmez votre furie.

CHEVALIER.

C’est toi, cher Hauteroche ? excuse, je te prie ;

Je croyais que quelqu’autre outrageait ton valet.

JODELET.

Ma foi, je m’ennuyais de garder le mulet.

Une corde a sauté, dont j’enrage, ou je meure.

HAUTEROCHE.

Traître !

JODELET.

Tout beau ! je vais en mettre une meilleure.

HAUTEROCHE.

J’ai soupé chez Ariste, et je viens dans l’espoir

D’oser avec un air vous donner le bon soir.

CHEVALIER.

Dis à ma jeune sœur, dont ton âme est touchée.

HAUTEROCHE.

Ma passion pour vous ne fut jamais cachée.

Vous savez que je brûle, et que, sans votre aveu,

J’aurais toujours langui sans découvrir mon feu :

Mais vos bontés, en vain, sondent mon espérance

La fortune, entre nous, met trop de différence.

Votre père est sort riche, et, chérissant le bien,

Il aura du mépris pour un Comédien.

Je crains qu’il soit atteint de l’horreur ordinaire

Que notre nom imprime en l’âme du vulgaire,

Et, comme de notre Art il ignore le prix,

Notre amour n’obtiendra de lui que du mépris.

CHEVALIER.

Vous savez qu’il attend deux vaisseaux en Provence,

Où sont avec nos biens toute notre espérance,

Et que d’un coup de vent, le Destin irrité,

Peut encore entre nous mettre l’égalité :

Je suis même alarmé d’avoir, cet ordinaire,

Manqué de recevoir des lettres de mon père.

Quoi qu’il arrive, enfin, j’espère, à son retour,

Lui faire, par mes soins, approuver ton amour ;

Ma sœur, de son côté, te sera favorable.

HAUTEROCHE.

Vous me voulez flatter d’un mensonge agréable.

CHEVALIER.

Non ; je sais qu’elle t’aime.

HAUTEROCHE.

Ah ! c’est trop de moitié ;

Je suis assez heureux, si je lui sais pitié.

Je sais que, fort souvent, la Roque la visite ;

Je connais mes défauts, et connais son mérite :

Il en reçoit, sans doute, un traitement bien doux.

CHEVALIER.

C’est-à-dire, en un mot, que tu deviens jaloux.

Mais à tort, sur ce point, ton esprit s’inquiète.

La Roque aime l’aînée, et non pas la cadette.

Elle n’est pas d’humeur à faire un second choix :

Elle aimera toujours ce qu’elle aime une fois.

Plût au Ciel que le sort me sût aussi propice !

Hélas !

HAUTEROCHE.

Vous soupirez !

CHEVALIER.

C’est avecque justice.

HAUTEROCHE.

Tout succède à vos vœux ; tout rit à vos désirs ;

J’ignore quel sujet peut causer vos soupirs.

CHEVALIER.

Si tu peux l’ignorer, ton erreur est extrême ;

Alors que l’on soupire, on dit toujours qu’on aime.

Je l’avoue, oui, l’amour a su me surmonter.

HAUTEROCHE.

C’est un mal qu’on peut fuir, mais non pas éviter ;

Et si c’est un défaut dans le siècle où nous sommes,

C’est, au moins, le défaut qu’ont tous les galants hommes.

CHEVALIER.

Une jeune Beauté, hier au soir dans un bal,

Sut à ma liberté porter le coup fatal.

HAUTEROCHE.

Quelle est sa qualité ?

CHEVALIER.

Je n’en sais rien encore.

HAUTEROCHE.

Au moins tu sais son nom ?

CHEVALIER.

Nullement ; je l’ignore.

Et, pour rendre mon sort funeste au dernier point.

Ceux à qui j’en parlai ne la connaissaient point ;

Et, pour toute faveur, ce miracle des Belles

M’assura que bientôt j’aurais de ses nouvelles.

HAUTEROCHE.

Cher ami, je vous plains.

CHEVALIER.

Mais c’est trop t’arrêter ;

Cessons de discourir, et commence à chanter.

HAUTEROCHE.

Je vais chanter des vers d’une Pièce nouvelle,

Dont je crois la pensée être assez naturelle.

 

 

Scène III

 

LA ROQUE, POLIXÈNE, CHEVALIER, HAUTEROCHE, JODELET

 

LA ROQUE.

Pardonne à mon amour mon incivilité,

Ma sœur, et chante ici l’air que j’ai souhaité.

POLIXÈNE chante en voix de dessus.

Sœur du Soleil, éclatante courrière,

Vous n’eûtes jamais de lumière

Égale au bel éclat qu’Olympe a dans les yeux.

HAUTEROCHE.

J’allais chanter ces vers.

CHEVALIER.

Que rien ne te retienne ;

On chante une partie opposée à la tienne.

HAUTEROCHE, chante en voix de haute-contre.

Sœur du Soleil, éclatante courrière,

Vous n’eûtes jamais de lumière

Égale au bel éclat qu’Olympe a dans les yeux.

LA ROQUE.

Si je ne suis trompé, cette voix m’est connue ;

Ne t’en étonne point, ma sœur, et continue.

POLIXÈNE, continue à chanter.

Et cet Astre naissant, d’où j’ai tiré ma flamme,

À plus mis de feux dans mon âme

Que vous n’en mettez dans les Cieux.

HAUTEROCHE, continue aussi à chanter.

Et cet Astre naissant, d’où j’ai tiré ma flamme,

À plus mis de feux dans mon âme

Que vous n’en mettez dans les Cieux.

LA ROQUE, à Polixène.

Ma maîtresse paraît ; achève en diligence.

CHEVALIER, à Hauteroche.

Achève promptement ; Aminte ici s’avance.

 

 

Scène IV

 

SILVANIRE, AMINTE, HAUTEROCHE, CHEVALIER, LA ROQUE, POLIXÈNE, JODELET

 

AMINTE.

Cet air s’adresse à moi.

SILVANIRE.

Dieu ! quelle vanité !

On chante ici pour moi sous un nom emprunté.

Ils chantent ensemble.

Quand vous brillez sur la terre et sur l’onde,

Voyez-vous quelque chose au monde

Égale à ses appas, ou pareille à ma foi ?

Vous n’y pouvez rien voir de plus aimable qu’elle,

Ni rien aussi de plus fidèle

Et de plus amoureux que moi.

POLIXÈNE, à La Roque.

Abordez Silvanire, et lui parlez sans crainte.

CHEVALIER, à Hauteroche.

Tu veux prendre le temps d’entretenir Aminte ?

Avec toute clarté j’irai voir cependant

Qui, pour troubler ta voix, est assez imprudent.

HAUTEROCHE.

Agréez ce devoir, Aminte, ma maîtresse.

AMINTE, à sa sœur.

Jugez si c’est à moi que la chanson s’adresse.

LA ROQUE.

Silvanire, approuvez ces marques de ma foi.

SILVANIRE, à sa sœur.

Jugez si la chanson s’offre à d’autre que moi.

CHEVALIER.

Ami, que vois-je ? Ah, Ciel ! ô merveille étonnante !

HAUTEROCHE.

Quoi donc ! qu’avez-vous vu ?

CHEVALIER.

La Beauté qui m’enchante,

La même que je vis dans un bal hier au soir,

Et qui se fit aimer dès qu’elle se fit voir.

LA ROQUE.

Vous aimez donc ou sœur, comme j’aime la vôtre ?

CHEVALIER.

Ah ! si c’est votre sœur, quel bonheur est le nôtre !

Je l’aime, et, dans l’ardeur dont je suis enflammé,

Je serais l’impossible, afin d’en être aimé :

Vous obtiendrez ma sœur au retour de mon père ;

De la vôtre tandis que faut-il que j’espère ?

Veuillez la consulter.

POLIXÈNE.

Consultez votre feu ;

Qui prend beaucoup d’amour, peut en donner un peu.

 

 

Scène V

 

LA FLEUR, SILVANIRE, AMINTE, CHEVALIER, HAUTEROCHE, LA ROQUE, POLIXÈNE, JODELET

 

LA FLEUR.

Après avoir perdu tout mon bien dessus l’onde,

Je suis, avec raison, la lumière et le monde :

Le bien, sans la vertu, reçoit partout des prix,

Et la vertu, sans bien, n’obtient que des mépris.

Allons voir nos enfants, et pleurer notre perte :

Entrons vite au logis ; la porte en est ouverte.

Il entre dans le logis.

SILVANIRE.

Pour nous entretenir avec plus de repos,

Entrons dans la maison.

CHEVALIER.

Il est sort à propos,

Dans l’excès du plaisir, dont j’ai l’âme accablée,

Je l’oubliais.

SILVANIRE, sortant du logis à la hâte.

Fuyons.

CHEVALIER.

Qui vous rend si troublée ?

SILVANIRE.

Mon père est de retour, et, d’un air inhumain,

Il marche sur nos pas un poignard à la main :

Arrêtez sa fureur.

LA FLEUR, levant le bras pour frapper Chevalier.

Ah ! perfide !

CHEVALIER.

Ah ! mon père !

Épargnez votre fils.

LA FLEUR.

Mon fils ! qu’allais-je faire ?

Tous nos biens sont perdus ; mais sauvons notre honneur.

Mes filles ont chacune un lâche suborneur :

Deux galants inconnus, à mes yeux trop fidèles,

En leur baisant les mains, sont entrés avec elles.

CHEVALIER.

Dans une injuste erreur vos transports vous ont mis :

Ce sont gens de mérite, et, de plus, mes amis.

LA FLEUR.

Mais ils ont de l’amour.

CHEVALIER.

L’amour n’est pas un crime :

L’hymen qu’ils ont pour but rend leur feu légitime ;

Et puisque la fortune a, dans le sein des eaux,

Avec tout notre espoir, abîmé nos vaisseaux,

Veuillez ne trouver pas leur recherche importune ;

Ils aimeront mes sœurs, malgré leur infortune.

LA FLEUR.

Vous ne sauriez, mon fils, parler plus sagement :

Je promets de leur faire un plus doux traitement.

HAUTEROCHE.

Nous osons approcher après cette promesse.

J’aimai toujours Aminte, et je vous le confesse :

Cet amour continue ; et le sort rigoureux,

Qui peut tout sur ses biens, ne peut rien sur mes feux.

LA ROQUE.

Je suis trop amoureux pour pouvoir être avare :

J’adore, en Silvanire, un trésor assez rare :

Elle n’a rien perdu qui me soit précieux,

Puisqu’il lui reste encor l’éclat de ses beaux yeux.

LA FLEUR.

On ne saurait former de désirs plus honnêtes :

Mais pourrais-je, Messieurs, demander qui vous êtes ?

HAUTEROCHE.

Je suis né, grâce au Ciel, d’assez nobles parents :

J’ai reçu, dans la Cour, mille honneurs différents :

La France à m’admirer souvent s’est occupée ;

Le Favori du Roi m’a donné cette épée :

J’ai reçu des saveurs des gens du plus haut rang ;

Ce diamant de prix vient d’un Prince du Sang :

J’ai l’heur d’être connu du plus grand des Monarques :

Et j’ai, de son estime, eu d’éclatantes marques ;

Il m’écoute, par sois, mieux que ses Courtisans,

Et l’habit que je porte est un de ses présents.

LA FLEUR.

J’aurai beaucoup d’honneur de vous avoir pour gendre.

Mais quel est l’autre amant ?

LA ROQUE.

Je m’en vais vous l’apprendre,

Quant à moi, pour parler avec sincérité,

La fortune, en naissant, ne m’a pas bien traité :

Mais, si lors son erreur me sut injurieuse,

Elle a rendu depuis ma vie assez fameuse.

Je me suis vu souvent un sceptre entre les mains,

Dans un rang au-dessus du reste des humains :

J’ai de mille Héros réglé les destinées ;

J’ai vu dessous mes pieds des têtes couronnées,

Et j’ai, par des exploits aussi fameux que grands,

Vengé les justes Rois et détruit les Tyrans :

J’ai conquis des trésors ; j’ai forcé des murailles ;

J’ai donné des combats ; j’ai gagné des batailles,

Et me suis vu vingt fois possesseur glorieux

De tout ce que la terre a de plus précieux.

LA FLEUR.

Ô Ciel ! que je vais voir de gloire dans ma race !

Mais, quel est votre emploi ? dites-le-moi, de grâce ?

LA ROQUE.

Nous jouissons tous deux d’un repos assez doux.

LA FLEUR.

Mais après votre hymen, enfin, que serez-vous ?

Je voudrais le savoir.

HAUTEROCHE.

S’il faut qu’on vous le die,

Nous serons...

LA FLEUR.

Poursuivez.

HAUTEROCHE.

La...

LA FLEUR.

Quoi ?

LA ROQUE.

La Comédie.

LA FLEUR.

La Comédie ! hé, quoi ! ce sont-là vos grands biens ?

Vous n’êtes donc, Messieurs, que des Comédiens ?

Vous pouvez autre part aller chercher des femmes :

Mes filles ne sont pas des objets pour vos flammes ;

Quoiqu’elles soient sans bien, tournez ailleurs vos pas ;

Elles ont de l’honneur, et vous n’en avez pas ;

Vous, dont l’Art dangereux n’a pour but que de plaire

Aux désirs déréglés de l’ignorant vulgaire ;

Vous, qui ne faites voir pour belles actions

Que meurtres, ou larcins, ou prostitutions,

Et qui n’apprenez rien, par tous vos artifices,

Qu’à quitter les vertus pour pratiquer les vices ;

Vous, qu’un gain lâche anime, et qui ne profitez

Que du prix des forfaits que vous représentez.

JODELET.

Enfin, si l’on en croit ce vieillard vénérable,

Tous les Comédiens ne valent pas le diable.

HAUTEROCHE.

Touchant la Comédie, on peut dire, avec vous,

Qu’elle sut autrefois l’Art le plus vil de tous,

Et qu’en vos jeunes ans elle était encor pleine

De mille impuretés dignes de votre haine.

Mais depuis qu’en nos jours de merveilleux esprits

Ont épuré cet Art par leurs doctes écrits,

Ses défauts sont changés en grâces immortelles,

Dont le charme est sensible aux âmes les plus belles.

La Scène est une école ou l’on n’enseigne plus

Que l’horreur des forfaits et l’amour des vertus :

Elle émeut, à la sois, le stupide et le sage ;

Montrant des passions, elle en montre l’usage.

La Comédie, au vis, nous fait représenter

Tout ce que l’on doit suivre ou qu’on doit éviter :

Quand le crime y paraît, il paraît effroyable ;

Quand la vertu s’y montre, elle se montre aimable.

Le coupable y reçoit la peine qu’il lui faut ;

S’il s’élève par sois, c’est pour choir de plus haut.

L’innocent y triomphe, et si le sort l’outrage,

Il l’abat pour après l’élever davantage :

Et c’est un Art, enfin, qui sait en même temps

Instruire la raison et divertir les sens.

LA ROQUE.

À tant de vérités j’ose ajouter encore

Que cet Art anoblit, bien loin qu’il déshonore :

De ce qu’il sut jadis, il est bien différent ;

Son but n’est point de plaire au vulgaire ignorant ;

Il ne destine plus ses beautés sans égales,

Qu’aux esprits élevés et qu’aux âmes royales.

Est-il honneur plus grand que d’avoir quelquefois

Le bien d’être agréable au plus fameux des Rois ;

De mêler quelque joie aux importantes peines

De la plus vertueuse et plus grande des Reines,

Et de donner relâche aux soins laborieux

Du plus brillant esprit qui soit venu des cieux,

D’un Ministre animé d’une âme peu commune,

Et grand par sa vertu, plus que par sa fortune ?

LA FLEUR.

Enfin, si l’on vous croit, rien n’est égal à vous.

Mais, Messieurs, si votre Art est si noble et si doux,

Il faut, à qui prétend l’exercer avec gloire,

Beaucoup de jugement, d’adresse et de mémoire ;

Il faut que rien ne manque à qui s’en veut mêler :

C’est trop peu d’y bien faire ; il y faut exceller.

HAUTEROCHE.

Votre âme, sur ce point, doit être satisfaite :

Nous pouvons composer une Troupe parfaite.

La nôtre, depuis peu, s’est rompue à Paris ;

On en peut aisément recueillir les débris :

J’ai deux sœurs, et la Roque une encor fort charmantes

Que votre fils chérit d’une ardeur véhémente

Nous avons des valets, des amis, des parents,

À qui l’on peut donner des rôles différents ;

Et, si nous y joignons vos filles et leur frère,

Nous serons une Troupe assez sorte pour plaire ;

Et, pour voir si l’on peut se contenter de nous,

Nous ne chercherons point d’autre juge que vous.

LA FLEUR.

Mais, pour en bien juger, il faudrait, ce me semble,

Vous voir représenter la Comédie ensemble.

LA ROQUE.

Il le faut bien ainsi ; votre sils et ses sœurs

Ont toujours du Théâtre estimé les douceurs :

Chacun d’eux sait assez de vers de Comédie,

Pour n’avoir pas besoin qu’aucun en étudie ;

Et, pour vous divertir par de différents vers,

Nous représenterons quatre sujets divers.

D’abord la Pastorale, où vous pourrez connaître,

Qu’Amour se plaît souvent sous un habit champêtre :

Qu’aux champs, comme à la Cour, il fût donner des lois,

Et qu’il frappe aussi bien les Bergers que les Rois.

Nous donnerons ensuite une Pièce burlesque,

Où nous serons paraître une image grotesque

Des défauts qu’on remarque aux vulgaires esprits,

Et tels qu’il faut qu’ils soient pour donner du mépris.

Ensuite vous verrez une Pièce tragique,

Où nous vous marquerons, d’un style magnifique,

Les maux que peut causer un désir mal réglé

Dans le plus grand des cœurs, quand il est aveuglé.

Enfin, sur ces essais notre Troupe enhardie

Fera voir un sujet de Tragi-Comédie,

Où nous pourrons encor mêler, pour ornements,

Des machines en l’air et des concerts charmants :

Nous y serons connaître à votre âme interdite,

Que toute force cède à celle du mérite,

Et que, de quelqu’effort que l’on soit combattu,

Les charmes les plus grands sont ceux de la vertu.

LA FLEUR.

L’on ne peut proposer rien de plus équitable :

Ce que vous promettez m’est beaucoup agréable ;

Et je ne serai point contraire à vos souhaits,

Pourvu que vos discours soient suivis des effets.

Mais quand, pour satisfaire au désir qui me presse,

Prétendez-vous pouvoir tenir votre promesse ?

HAUTEROCHE.

Notre amour nous en presse encore plus que vous :

Vous aurez, dès demain, un passe-temps si doux.

Nos décorations, en nos mains demeurées,

Seront, en peu de temps, sans peine, préparées,

Et demain, à vos yeux, nous paraîtront tous prêts

À faire cet essai dans l’hôtel du Marais.

Il suffira, ce soir, de choisir quatre ouvrages,

Et de faire, entre nous, le choix des personnages.

LA FLEUR.

Ce choix est important, et vous avez raison :

Mais pour y mieux songer, entrons dans ma maison.

 

 

ACTE II

 

CLOMIRE, Pastorale

 

Personnages

 

LA FLEUR, comédien

HAUTEROCHE, comédien

CLOMIRE, bergère

SELVAGE, satyre

FORESTAN, satyre

DORISE, sœur de Clomire, déguisée en berger

MONTAN, nourricier de Dorise

PHILÈNE, berger, amant de Clomire

DAPHNIS, autre berger, amant de Clomire

 

La scène de la Pastorale est dans l’Île de...

 

 

Scène première

 

LA FLEUR, HAUTEROCHE

 

LA FLEUR.

Le Soleil a quitté son humide demeure :

Serez-vous bientôt prêts ?

HAUTEROCHE.

Oui, Monsieur, tout à l’heure.

De ce siège pour vous qu’en ces lieux on a mis,

Vous verrez les essais que nous avons promis.

LA FLEUR.

Faites donc qu’à l’instant vos Compagnons commencent ;

Je brûle de les voir.

HAUTEROCHE.

Je les vois qui s’avancent ;

Placez-vous, et surtout, en cette occasion,

Veuillez les écouter avec attention.

La Fleur se place sur un siège au coin du Théâtre.

 

 

Scène II

 

LA FLEUR, CLOMIRE, SELVAGE, FORESTAN

 

CLOMIRE.

Je suis perdue ! ô Ciel !

SELVAGE.

Je vous tiens, inhumaine ;

Votre légèreté, pour ce coup, sera vaine.

CLOMIRE.

De grâce, laissez-moi.

FORESTAN.

Je serais un grand fat

De laisser, dans ma faim, un mets si délicat.

CLOMIRE.

Je suis morte !

SELVAGE.

Non, non ; que rien ne vous étonne ;

Le mal qu’on vous sera n’a sait mourir personne.

CLOMIRE.

Quoi ! vous cessez pour moi d’être respectueux ?

FORESTAN.

La Fortune et l’Amour se moquent des honteux.

SELVAGE.

Je sais que, pour mari, l’on vous donne Philène,

Qui va de tous mes soins cueillir les fruits sans peine.

FORESTAN.

L’autre jour même encor je le vis couronné

Du chapeau de Jasmin que je vous ai donné.

SELVAGE.

Plus ardent qu’un lion qui donne sur sa proie,

Je prétends bien tantôt m’en donner à cœur joie.

FORESTAN.

Vous passerez le pas, et c’est à cette fois

Que je vais mettre, enfin, votre honneur aux abois.

SELVAGE.

Laisse-moi la mener dans ma grotte ancienne.

FORESTAN.

Dans ta grotte ! ah ! j’entends la mener dans la mienne.

SELVAGE.

Vois-tu ! tous tes discours sont ici superflus ;

Tu l’auras seulement, quand je n’en voudrai plus.

FORESTAN.

Tu compteras deux sois ; tu comptes sans ton hôte :

Je prétends bien me battre avant que l’on me l’ôte.

SELVAGE.

Tu l’aurais le premier !

FORESTAN.

Quoi ! je ne l’aurais pas !

Je l’aurai.

SELVAGE.

Toi ?

FORESTAN.

Oui, moi.

SELVAGE.

Ma foi, tu mentiras.

FORESTAN.

C’est toi qui mentiras.

SELVAGE.

Crains que je ne me fâche.

FORESTAN.

Moi, te craindre ! qui ? toi des bouquins le plus lâche !

SELVAGE.

Bon pour toi : t’ai-je pas, cent fois, fait files doux ?

FORESTAN.

Sus ; il en faut venir des injures aux coups :

Que le plus fort l’emporte.

CLOMIRE, à part.

Où me vois-je réduire ?

Mais durant leur combat il faut prendre la fuite.

Elle fuit.

SELVAGE.

Le grand coup que voici !

FORESTAN.

Le grand coup que voilà !

SELVAGE.

Plût au Ciel que quelqu’un vînt mettre le holà !

FORESTAN.

Demandons-lui quartier ; s’il redouble, il m’achève.

SELVAGE.

Attends pour un moment, compagnons ; faisons trêve.

FORESTAN.

J’y consens de bon cœur ; car j’en ai grand besoin.

Mais Clomire ?

SELVAGE.

Ah ! ma foi, je crois qu’elle est bien loin ;

Nous perdrions nos pas la suivant davantage :

Qu’en dis-tu ?

FORESTAN.

Qu’ai-je à dire au moment que j’enrage ?

SELVAGE.

Tout mon dos est en sang.

FORESTAN.

Il l’est moins que le mien ;

Je suis meurtri de coups, et tout cela pour rien.

SELVAGE.

N’est-ce être pas bien fat que lâcher ainsi prise ?

FORESTAN.

C’est par ton peu d’esprit.

SELVAGE.

Plutôt par ta sottise ?

Il fallait craindre tout de sa sotte vertu ;

Devais-tu la quitter ?

FORESTAN.

Pourquoi la quittais-tu ?

SELVAGE.

Ne prenons plus querelle ; il y va trop du nôtre :

Avouons-nous tous deux aussi sots l’un que l’autre ;

Si nous la retrouvons, il faut s’accorder mieux,

Et ne se battre plus ainsi pour ses beaux yeux.

FORESTAN.

Ses parents pour mari lui destinent Philène ;

Faisons que ce rival ait part à notre peine ;

Tâchons de l’attraper, et, le rouant de coups ;

Mettons-le hors d’état de se voir son époux.

SELVAGE.

Il le faudra surtout prendre à notre avantage.

FORESTAN.

Fort bien : mais on nous suit ; passons dans ce bocage.

 

 

Scène III

 

LA FLEUR, DORISE, MONTAN

 

DORISE, en habit de berger.

N’approchons pas ; je vois des Satyres passer.

MONTAN.

Ils entrent dans le bois ; vous pouvez avancer ;

Et quand, fous cet habit, ils vous verraient paraître,

Il serait malaisé qu’ils vous pussent connaître :

Moi qui vous élevai jadis si chèrement,

Je vous ai méconnue en ce déguisement.

Nous sommes seuls ; enfin, contentez mon envie ;

Apprenez-moi quel Dieu vous a sauvé la vie,

Et me faites savoir pour quel sujet aussi

Vous cachiez votre sexe en arrivant ici.

DORISE.

En faveur de vos soins pris pour moi dès l’enfance ;

Ces secrets, pour vous seul, seront en évidence ;

Ce n’est pas sans sujet qu’on croit dans ce hameau,

Que les flots soulevés m’ont servi de tombeau.

Vous savez que ma mère, au gré de notre flamme,

Me promit autrefois à Philène pour femme,

Et m’emmena devant qu’il me donnât la foi,

Pour accomplir un vœu sait à Délos pour moi.

MONTAN.

Oui, je ne sais que trop qu’en ce fatal voyage

Notre vaisseau périt par un subit orage :

Ses débris, sur nos bords par les vents apportés,

Nous apprirent trop tôt ces tristes vérités.

DORISE.

On mit l’esquif en mer au point de notre perte ;

Je pris heureusement l’occasion offerte :

J’y passai sans ma mère, et le vent furieux

Fit briser le vaisseau, tôt après, à nos yeux ;

Et l’orage cessant, un vent plus favorable

Dans l’Île de Délos nous poussa sur le sable.

Là, pour ne laisser pas mon honneur en danger,

Je changeai mon habit à celui d’un Berger ;

Et, quelques mois après, un vaisseau de Sicile,

Sur qui je m’embarquai, me porta dans cette Île ;

Où j’ai su que l’ingrat qui me fut embraser,

Aime ma sœur Clomire, et prétend l’épouser.

Avant qu’on reconnaisse en ce lieu mon visage,

Je veux entretenir en secret ce volage.

Vous m’avez dit que seul il vient souvent ici ;

J’y viens pour lui parler.

MONTAN.

Je crois que le voici.

DORISE.

C’est lui-même, en effet.

MONTAN.

Mais votre teint se trouble !

DORISE.

Hélas ! à son abord ma faiblesse redouble.

MONTAN.

Comment ! vous le fuyez !

DORISE.

Quoi ! ne voyez-vous pas

Daphnis, qui, d’assez près, marche dessus ses pas ?

MONTAN.

Je le vois ; cachez-vous.

DORISE.

C’est ce que je désire.

MONTAN.

J’attendrai qu’il sort seul pour aller vous le dire.

 

 

Scène IV

 

LA FLEUR, PHILÈNE, DAPHNIS

 

PHILÈNE.

Qu’il est doux de se voir du tumulte éloigné !

Quiconque a de l’amour est bien accompagné :

Avançons vers ce bois ; le silence, à toute heure,

Y fait, avec le frais, sa demeure.

DAPHNIS, faisant l’écho derrière le Théâtre.

Demeure.

PHILÈNE.

Ces rochers sont atteints de mon mal inouï :

Poursuis, poursuis, écho ; m’as-tu bien ouï ?...

DAPHNIS.

Oui.  

PHILÈNE.

Clomire me témoigne une froideur extrême :

Que faut-il que je fasse, afin qu’elle m’aime ?

DAPHNIS.

Aime.

PHILÈNE.

Mais quoi ! si mon amour attire son mépris,

Que faire, si l’ingrate est sourde à mes cris ?

DAPHNIS.

Ris.

PHILÈNE.

Rire au point de mourir ! ta réponse est étrange !

Comment punir cette âme encline au change ?

DAPHNIS.

Change.

PHILÈNE.

Si je pouvais changer, ton conseil serait bon :

De son époux, enfin, aurai-je le nom ?

DAPHNIS.

Non.

PHILÈNE.

Non ! ah ! cette réponse est tout-à-fait cruelle !

Crois-tu que sa froideur soit immortelle ?

DAPHNIS.

Telle.

PHILÈNE.

Telle ! mais quel Berger peut prétendre à sa foi,

Qui soit de l’obtenir plus digne que moi ?

DAPHNIS, se découvrant.

Moi.

PHILÈNE.

Toi ! quoi ! c’est mon rival qui vient de me répondre !

DAPHNIS.

Oui ; c’est moi qui, partout, aspire à te confondre,

Clomire est au-dessus des mérites d’un Roi :

Mais je suis d’elle, au moins, bien plus digne que toi.

PHILÈNE.

Ne nous emportons point ; si j’en crois l’apparence ;

Elle met entre nous assez de différence :

Je lui plais.

DAPHNIS.

Ton orgueil se l’est imaginé.

PHILÈNE.

Ce différend peut être aisément terminé.

Récitons ses faveurs, et puis, sans plus attendre,

Le moins favorisé cessera d’y prétendre.

DAPHNIS.

Commence ; je t’entends.

PHILÈNE.

Quand, près de ce hameau,

Quelqu’un de mes moutons se mêle à son troupeau,

La Bergère le flatte, et puis me le demande.

DAPHNIS.

Une faveur semblable, à mon sens, n’est pas grande :

Je veux, fort volontiers, te céder en ce point ;

On peut aimer le bien d’un que l’on n’aime point.

PHILÈNE.

Sitôt qu’elle me voit, par un heureux présage,

Une couleur de feu paraît fur son visage :

La blancheur de son teint, qui ferait honte aux lys,

Se change en la rougeur des œillets frais cueillis.

DAPHNIS.

Ce changement fait voir que ton attente est vaine ;

Un visage enflammé ne témoigne que haine.

PHILÈNE.

Si, durant son repas, je viens, sans y songer,

La Belle, à mon abord, perd le soin de manger.

DAPHNIS.

De même la brebis qui voit le loup paraître,

À son funeste abord quitte le soin de paître.

PHILÈNE.

Lorsque je la rencontre au bord d’un clair ruisseau,

La Bergère se joue à me jeter de l’eau :

Ces privautés font voir que j’ai l’heur de lui plaire ;

Tu le dois avouer.

DAPHNIS.

Je soutiens le contraire,

Tu ne dois présager rien de bon de ce jeu :

Elle jette cette eau pour éteindre ton feu ;

Et pour tâcher de mettre, en imitant Diane,

Le timbre d’Actéon dessus ton front profane.

PHILÈNE.

Ton esprit mal tourné conçoit tout à rebours ;

Mais tu n’es pas, du moins, st bien dans tes amours.

Dis-moi, quelle faveur t’a fait cette Bergère ?

DAPHNIS.

Un causeur, comme toi, dirait ce qu’il faut taire ;

Je cacherai bien mieux nos amoureux secrets :

Les vrais amants surtout doivent être discrets.

PHILÈNE.

Quoi ! tu ne diras rien ?

DAPHNIS.

Je ne dois rien t’apprendre.

PHILÈNE.

Mais tu me l’as promis ?

DAPHNIS.

J’ai promis de t’entendre.

PHILÈNE.

Quoi ! j’aurais cet affront !

DAPHNIS.

Sans s’emporter si fort,

Réservons à Clomire à nous mettre d’accord ;

Consultons, sur son choix, cette Beauté si chère,

Et cédons à celui qu’à l’autre elle préfère.

PHILÈNE.

Suivras-tu son arrêt ?

DAPHNIS.

Oui ; fût-il contre moi.

PHILÈNE.

Tu dois t’en assurer : avançons ; je la voi.

 

 

Scène V

 

LA FLEUR, DAPHNIS, PHILÈNE, CLOMIRE

 

DAPHNIS.

Où courez-vous, Beauté qui causez nos martyres ?

Craignez-vous quelque chose ?

CLOMIRE.

Oui ; je crains deux Satyres :

Ils m’ont longtemps suivie, et c’est ce que je suis.

PHILÈNE.

Vous n’avez rien à craindre aux endroits où je suis.

Jugez d’un différend dont, à fort juste titre,

Tous deux, conjointement, nous vous rendons arbitre :

De vos divins appas l’un et l’autre est charmé ;

Jugez qui de nous deux mérite d’être aimé.

CLOMIRE

Ce que vous demandez me met beaucoup en peine ;

Je n’ai pour nul de vous ni passion, ni haine :

Dites-moi vos raisons, et, tout considéré,

Je verrai qui de vous doit être préféré.

PHILÈNE.

Mon bonheur...

DAPHNIS.

Mon espoir...

PHILÈNE.

Est certain...

DAPHNIS.

Diminue...

CLOMIRE, à Daphnis.

Philène a commencé ; souffrez qu’il continue.

PHILÈNE.

Mon bonheur est certain, puisque vous m’écoutez.

Comme vos yeux, votre âme a beaucoup de clartés,

Je vais, puisque votre ordre ici m’en sollicite,

Pour gagner votre choix, parler de mon mérite ;

Et, pour mille raisons, je luis fort assuré

Qu’à ce faible rival je serai préféré.

DAPHNIS.

Mon esprit diminue, et tout me désespère,

S’il faut, par le mérite, aspirer à vous plaire :

Rien n’est digne de vous ; et, pour plaire en ce jour,

Je n’ai point de raisons, je n’ai que de l’amour.

PHILÈNE.

Jugez combien sur moi votre puissance est forte,

De m’avoir fait aimer après Dorise morte !

J’avais juré cent fois de n’être plus amant ;

Mais vos beaux yeux m’ont fait violer mon serment.

DAPHNIS.

Je n’ai jamais brûlé que de la feule flamme

Que vos regards charmants ont portée en mon âme :

Qui deux fois peut aimer fait douter de sa foi ;

Mon amour doit durer et finir avec moi.

Et, comme votre sœur, si vous faisiez naufrage,

Ma mort m’empêcherait d’être jamais volage.

PHILÈNE.

La bienséance encor vous porte à me choisir ;

Vos plus proches parents approuvent mon désir.

DAPHNIS.

Si j’obtiens votre choix par un bonheur extrême,

Je ne veux de ce bien rien devoir qu’à vous-même.

PHILÈNE.

Vous aurez de la gloire à m’avoir pour époux ;

La race dont je fors est célèbre entre nous.

DAPHNIS.

La race dont je sors n’a jamais eu de lustre ;

Mais si vous y passez, vous la rendrez illustre.

La gloire qu’il promet doit peu vous émouvoir ;

C’est à vous d’en donner, et non d’en recevoir.

PHILÈNE.

Je n’ai point de défauts dignes de votre haine :

Je me vis l’autre jour encor dans la fontaine,

J’eus lieu, sans vanité, d’être assez satisfait,

Et ne m’y trouvai point trop laid, ni trop mal fait.

DAPHNIS.

Ma laideur, à mes yeux, n’est pas ce qui s’oppose ;

Si je suis sans beauté, vous en êtes la cause.

Nous sommes d’un même âge, et je crois justement

Que nous fûmes formés dans le même moment.

La nature, voulant faire un chef-d’œuvre rare,

De ses plus riches dons ne vous fut point avare ;

Et l’ingrate de moi ne se souvint qu’alors

Qu’elle eut, pour votre gloire, épuisé ses trésors :

Pour vous être propice, elle me fut cruelle,

Et je serais mieux fait, si vous étiez moins belle.

PHILÈNE.

Il en ferait bien croire à des esprits mal faits.

Il n’a que des discours, et moi j’ai des effets.

Si vous aimez le bien, le sort m’a fait la grâce

Qu’en richesse, en ces lieux, aucun ne me surpasse.

J’ai des maisons au bourg ; j’ai des troupeaux aux champs ;

Je sais fendre la terre à vingt coutres tranchants ;

J’ai tant de biens qu’enfin le compte en importune :

Soyez-moi favorable, ainsi que la fortune.

DAPHNIS.

La fortune jamais ne fait rien justement ;

Sa haine ou sa faveur est sans discernement.

Votre sens est trop bon, pour avoir la pensée

De suivre, en votre choix, celui d’une insensée.

Elle hait les vertus, et vous en faites cas ;

Enfin, elle est aveugle, et vous ne l’êtes pas.

PHILÈNE.

Si votre choix me donne ici la préférence,

Vous verrez des effets de ma reconnaissance :

Je vous promets un Daim par mes soins élevé,

Que j’ai, pour vous offrir, jusqu’ici conservé.

DAPHNIS.

D’aucune offre pour moi je ne fais mon refuge ;

C’est à qui se sent faible à corrompre son juge :

Je ne vous promets rien, jugeant en ma faveur ;

Je n’ai rien à donner, ayant donné mon cœur.

CLOMIRE.

Il faut que, s’il se peut, tous deux je vous contente.

Vous, Philène, pour prix de votre amour constante,

De mon chapeau de fleurs couronnez votre front.

PHILÈNE.

Ô saveur trop charmante !

DAPHNIS, à part.

Ô trop sensible affront !

CLOMIRE.

Vous, faites-moi, Daphnis, don de votre guirlande ;

Je prétends la porter.

DAPHNIS.

Ciel ! que ma gloire est grande !

CLOMIRE.

Adieu.

DAPHNIS.

Je vous suis.

CLOMIRE.

Non ; je crains peu de dangers :

À cette heure partout on trouve des Bergers.

 

 

Scène VI 

 

LA FLEUR, DAPHNIS, PHILÈNE

 

PHILÈNE.

Sais-tu bien maintenant qui plaît à la Bergère ?

DAPHNIS.

Je le dois bien savoir ; sa réponse est fort claire.

PHILÈNE.
Puisque de son vouloir chacun est éclairci,

Suivons donc notre accord.

DAPHNIS.

Je l’entends bien ainsi.

PHILÈNE.

Laisse-moi l’aimer seul, comme elle le désire.

DAPHNIS.

Crois-moi, ne raille point ; tu n’as pas lieu de rire ;

Change, et cherche autre part des traitements meilleurs.

PHILÈNE.

Comment ! c’est toi qui dois chercher fortune ailleurs.

DAPHNIS.

C’est moi seul que Clomire a témoigné qu’elle aime.

PHILÈNE.

Ne fais point l’ignorant.

DAPHNIS.

Ne le sais pas toi-même.

PHILÈNE.

Suivant le sens commun, qui m’offre de son bien,

Doit m’aimer beaucoup plus, que s’il m’ôtait du mien.

DAPHNIS.
Sur celui qui reçoit, qui donne a l’avantage :

Qui donne ne doit rien, et qui reçoit s’engage.

PHILÈNE.

Quand le Dieu Pan nous aime, on connaît pourtant bien

Qu’il nous sait des saveurs et ne nous ôte rien.

DAPHNIS.

Quand le Dieu Pan nous aime, il reçoit notre offrande

Du même air dont Clomire a reçu ma guirlande.

PHILÈNE.

L’avantage sur toi clairement m’est donné ;

Comme vainqueur, enfin, suis-je pas couronné ?

DAPHNIS.

C’est à tort sur ce point que ton orgueil me brave :

J’ai les marques de maître, et toi celles d’esclave ;

Nos guirlandes de fleurs ne sont que des liens ;

Les miens serrent Clomire, et tu portes les siens.

PHILÈNE.

Ta guirlande était verte, et, selon l’apparence,

Elle veut, te l’ôtant, te priver d’espérance.

DAPHNIS.

Par-là de mon bonheur elle veut m’assurer ;

Ayant gagné son cœur, que pourrais-je espérer ?

Le succès fait cesser l’espoir qui le précède,

Et l’on n’espère plus un bien que l’on possède.

Mais adieu ; si tu vois Clomire une autre fois,

Tu pourras, à ta honte, apprendre mieux son choix.

 

 

Scène VII

 

LA FLEUR, PHILÈNE

 

PHILÈNE.

Nous nous trompons tous deux ; un faux bien nous amuse ;

Loin de nous éclaircir, Clomire nous abusé :

Et, ne se trouvant pas d’un mérite commun,

Pour garder deux amants, veut n’en choisir pas un.

Dorise, dont mon cœur révère encor les cendres,

Avouées sentiments plus justes et plus tendres :

Je la devais aimer même après son trépas,

Ou plutôt je devais ne lui survivre pas.

Mais quoi ! je crois sentir le sommeil qui me presse ;

Son charme, avec mes sens, assoupit ma tristesse :

Ô Ciel ! n’aurai-je point d’autre bien dans mon sort,

Que celui qui me vient du frère de la mort ?

Il s’endort.

 

 

Scène VIII

 

LA FLEUR, SELVAGE, FORESTAN, MONTAN, DORISE, PHILÈNE

 

SELVAGE.

Je vois notre rival qui dort sous ces feuillages ;

Donnons dessus.

FORESTAN lui tient les mains.

Tout beau ! prenons nos avantages,

Et, pour à son réveil rendre ses efforts vains,

Occupons-nous d’abord à lui lier les mains.

SELVAGE.

Fort bien.

MONTAN.

Philène est seul ; approchez sans rien craindre ;

Je vais me retirer pour ne vous pas contraindre.

Il se retire.

DORISE.

Courons à la vengeance ; il faut, à cet instant,

Porter le coup mortel à ce cœur inconstant.

Avançons : mais que vois-je ? on attente à sa vie !

Lâches ! retirez-vous, ou craignez ma furie.

PHILÈNE.

Ciel ! où suis-je, et qu’entends-je ?

SELVAGE.

Évitons son courroux ;

Nous ne pouvons ici rien gagner que des coups.

DORISE.

Ils sont bien loin ; souffrez que ma main vous délie :

Berger, vous êtes libre.

PHILÈNE.

Oui, je vous dois la vie,

Et je borne à présent mes souhaits les plus doux

À trouver les moyens de la perdre pour vous.

DORISE.

Traître ! il en faut trouver les moyens tout à l’heure ;

Défends-toi, si tu peux.

PHILÈNE.

Non ; il faut que je meure :

Si vous voulez ma vie, il faut vous contenter ;

La main dont je la tiens a droit de me l’ôter.

DORISE.

Je veux te l’arracher plutôt que te la prendre,

Et tu m’obligeras, si tu ! oses défendre.

PHILÈNE.

Non ; je m’offre à vos coups : mais quel prodige, et Cieux !

Vois-je pas de Dorise et les traits et les yeux ?

DORISE.

J’en ai les mêmes traits, mais non pas la même âme ;

C’est au lieu de l’amour le dépit qui m’enflamme :

Je suis Dorise, enfin ; mais Dorise en fureur,

Qui veut, non te gagner, mais t’arracher le cœur.

PHILÈNE.

Hé bien ! contentez-vous, ma perte est légitime ;

Mon repentir est grand, mais bien moins que mon crime ;

Mon cœur, perdant l’espoir d’oser vivre pour vous,

Met son dernier bonheurs mourir de vos coups.

Frappez donc.

DORISE.

C’est en vain que le dépit m’en presse ;

Je n’en ai pas la force, ingrat ! je le confesse.

PHILÈNE.

Je ne dois pas mourir d’une si belle main ;

Mon bras doit me punir.

DORISE.

Non ; arrête, inhumain !

Je hais Philène ingrat : mais, malgré ma colère,

Philène repentant ne me saurait déplaire.

PHILÈNE.

C’est traiter un perfide avec trop de douceur.

Mais, qui fait à la hâte avancer votre sœur ?

 

 

Scène IX

 

LA FLEUR, PHILÈNE, DORISE, CLOMIRE, DAPHNIS

 

CLOMIRE.

A-t-on jamais parlé d’une telle insolence ?

Deux Satyres affreux, avecque violence,

Ici près, à l’instant, auraient su m’enlever,

Sans Daphnis que les Dieux ont fait lors arriver.

DAPHNIS.

Bergère, assurez-vous ; ces lâches sont en suite.

CLOMIRE.

À quel malheur, sans vous, aurais-je été réduite ?

Ma vie et mon honneur ne sont dus qu’à vos soins ;

Et, me donnant à vous, je ne vous dois pas moins.

DAPHNIS.

Vous ne me devez rien, Bergère incomparable :

À qui fait son devoir on n’est point redevable ;

Et je reçois de vous.cet excès de bonté

Comme on reçoit un bien qu’on n’a pas mérité :

Mais de dépit Philène en va perdre la vie.

PHILÈNE.

Je ne sais qui de nous est plus digne d’envie,

Cet adorable objet, qui me promet sa foi,

Me rend autant heureux et plus content que toi.

CLOMIRE.

Mais, comment d’un Berger votre âme est-elle éprise ?

DORISE.

Sous l’habit de Berger reconnaissez Dorise.

CLOMIRE.

Ma sœur Dorise ! ô Ciel ! quel miracle nouveau

A pu défendre aux flots d’être votre tombeau ?

DAPHNIS.

En ces lieux, à présent, le Soleil importune ;

Allons, dans le logis, apprendre sa fortune,

Et nous préparer tous pour le bienheureux jour

Où l’Hymen doit enfin couronner notre amour.

 

 

ACTE III

 

LE DOCTEUR DE VERRE, Comédie

 

Personnages

 

ISABELLE, fille de Pamphile

MARINE, servante d’Isabelle

PAMPHILE, père d’Isabelle

TERSANDRE, amant d’Isabelle, déguisé en Cuistre

RAGOTIN, domestique de Tersandre, aussi déguisé en Cuistre

LE DOCTEUR, amoureux d’Isabelle

 

La scène est à Tolède.

 

 

Scène première

 

ISABELLE, MARINE

 

ISABELLE.

Ma lettre est achevée, et c’est à toi de prendre

Le soin de la donner en main propre à Tersandre :

Tu fais que cet écrit l’invite à s’opposer

Aux desseins du Docteur qui me doit épouser.

Si mon père, en sortant, venait à te surprendre,

Souviens-toi du secret que je viens de t’apprendre.

MARINE.

Il suffit ; j’ai su l’art, dès mes plus jeunes ans,

D’en donner à garder aux vieillards défiants.

ISABELLE.

Écoute encor deux mots ; songe bien à lui dire,

Qu’hier il eut grand tort de manquer de m’écrire,

Que de mon triste hymen l’empressement s’accroît,

Et qu’en son peu de soin son peu d’amour paroît.

MARINE.

Rentrez ; il ne faut pas m’en dire davantage.

ISABELLE.

Surtout, fonde-le bien touchant mon mariage.

Isabelle rentre.

MARINE.

Allez, pour réussir dans ces commissions,

Je n’ai pas grand besoin de vos instruirions.

Sortons vite : ah ! j’entends notre vieillard qui crache ;

Je porte ce billet, et crains qu’il ne le sache ;

S’il l’attrape en mon sein, il sera bien subtil.

 

 

Scène II

 

PAMPHILE, MARINE

 

PAMPHILE.

Marine, écoute un mot.

MARINE.

Monsieur, que vous plaît-il ?

PAMPHILE.

Tu sais sort bien qu’en toi j’ai confiance entière ;

Dis-moi, que sait ma fille ?

MARINE.

Elle fait sa prière.

PAMPHILE.

Vraiment j’en suis sort aise ; on ne peut faire mieux.

Sitôt qu’on voit le jour, d’en rendre grâce aux Dieux ;

Je m’en vais assister, au temple, au sacrifice,

Pour ne pas l’interrompre en ce saint exercice.

MARINE.

C’est bien sait.

PAMPHILE.

Mais, avant que de me voir sortir,

De ses désirs secrets voudrois-tu m’avertir ?

Tu sais que pour mari je lui destine un homme,

Qui n’eut jamais d’égal dans Athènes et dans Rome !

Un savant, mais savant, qui ne ressemble pas

À ceux qui, d’ordinaire, sont gueux comme des rats,

Et qui sait, pour charmer l’âme la plus farouche,

Parler d’or de la main, ainsi que de la bouche.

D’où provient que ma fille, en cette occasion,

Témoigne pour l’hymen si grande aversion ?

Et n’aurait-elle point, par une ardeur fatale,

De même que la sœur, sait vœu d’être vestale ?

MARINE.

Pour moi, je ne crois pas, à dire vérité,

Qu’elle ait, jusques ici, sait vœu de chasteté ;

Et cette aversion, où votre choix l’engage,

Est plus pour le mari que pour le mariage.

L’époux qu’on lui destine est un barbon hideux,

Plus propre à ressentir des glaçons que des feux :

Cet objet ne doit pas toucher une jeune âme.

Lorsqu’on-sait demander une fille pour femme,

Une telle demande a toujours des appas ;

Mois c’est le demandeur qui souvent ne plaît pas.

Si vous ne l’eussiez point refusée à Tersandre

Sans peine au mariage on l’eût sait condescendre.

PAMPHILE.

Le Docteur est plus riche.

MARINE.

Oui ; mais c’est son vieux corps

Qu’elle doit épouser, et non pas ses trésors.

PAMPHILE.

Mais pour ce jeune amant, ce conteur de fleurettes,

N’a-t-elle point aussi des passions secrètes ?

MARINE.

Vous lui faites grand tort d’avoir de tels soupçons :

Votre fille est fort sage ; elle suit mes leçons.

PAMPHILE.

Je t’estime fidele ; il faut que je te croie.

Mais quel est ce papier ?

Il voit la lettre.

MARINE.

Ce n’est rien.

PAMPHILE.

Que je voie.

MARINE.

À d’autres ! je connais quel est votre dessein ;

Vous voulez m’approcher pour me toucher le sein.

Qui ne vous connaîtrait ?...

PAMPHILE.

C’est...

MARINE.

Vous avez beau dire ;

Vous n’y toucherez point.

PAMPHILE.

Mais...

MARINE.

Mais vous voulez rire !

PAMPHILE.

Ce papier que j’ai vu doit être un billet doux.

MARINE.

C’est de mon serviteur ; en êtes-vous jaloux ?

PAMPHILE.

Va, tu n’es qu’une folle : adieu ; je vais au temple.

Bas.

Son procédé me donne un soupçon sans exemple :

Sortons pour la surprendre.

MARINE, bas.

Il s’en va fort content ;

Mais serrons autre part ce billet important.

PAMPHILE, bas.

Retournons doucement ; j’espère, de la sorte,

Arracher de ses mains le papier qu’elle porte.

MARINE, bas.

La lettre est chiffonnée ; il faut la plier mieux.

Ma toi, le vieux pénard n’est point malicieux.

PAMPHILE, lui ôtant le billet.

Voyons ton innocence, ou bien ton artifice.

MARINE.

Quoi ! vous ouvrez ma lettre !

PAMPHILE.

Oui ; mais c’est sans malice ;

Cet écrit, tel qu’il est, sans adresse et sans seing,

De ma fille, pourtant, me découvre la main.

Parle ; à qui portes-tu cette lettre fatale

De la part d’Isabelle.

MARINE.

À sa sœur la vestale.

PAMPHILE.

C’est plutôt à Tersandre.

MARINE.

Ah ! ne le croyez point.

PAMPHILE.

La lecture pourra m’éclaircir sur ce point.

Il lit.

Le peu de soin que tu prends de m’écrire ne m’empêche pas d’être encore sensible à l’amour des vertus : l’obéissance est celle qui, sur toutes, me plaît la moins. Heureuse entre les filles est celle qui n’a point de parents qui aiment le bien ! On me presse d’épouser un vieux Docteur : en vain j’ai promis de n’y consentir jamais ; sans plus songer à ma promesse, il faut que je satisfasse. Mon père tâche, par des remontrances, de me faire accepter ce vieil amant que je ne hais point sans raison : ceux qui m’aiment se feront connaître, s’ils s’opposent à ce mariage.

Hé bien ! oseras-tu maintenant, déloyale,

Dire que cet écrit soit pour une vestale ?

Ma fille, par tes mains, l’envoie à son amant.

MARINE.

Vous lui faites grand tort, Monsieur ; assurément

Vous ne lisez pas bien, et j’y mettrais ma vie.

PAMPHILE.

Ô Ciel ! vit-on jamais plus grande effronterie !

MARINE.

Pour qui me prenez-vous ? de grâce, parlez mieux,

Monsieur ; j’ai de l’honneur.

PAMPHILE.

Et moi j’ai de bons yeux.

MARINE.

N’en déplaise pourtant à vos grandes lunettes,

Je crois que vous avez les visières mal nettes.

Regardez de plus près ; le sens pourra changer.

PAMPHILE.

La traitresse a dessein de me faire enrager.

MARINE.

Vous nous faites, Monsieur, une injustice extrême

Je connais ma maîtresse.

PAMPHILE.

Hé bien ! lis donc toi-même.

MARINE.

Si je ne vous fais voir que ces mots seulement

S’adressent à sa sœur, et non à son amant,

Et que c’est sans raison que vous m’avez criée,

Que puissé-je mourir sans être mariée !

Vous me pouvez bien croire après un tel serment.

PAMPHILE.

J’en doute : hâte-toi de lire promptement.

MARINE lit.

Le peu de soin que tu prends de m’écrire ne m’empêche pas d’être encore sensible à l’amour des vertus : l’obéissance est celle qui, sur toutes, me plaît. La moins heureuse entre les filles est celle qui n’a point de parents qui aiment le bien. On me presse d’épouser un vieux Docteur : en vain j’ai promis de n’y consentir jamais ; sans plus songer à ma promesse, il faut que je satisfasse mon père. Tâche, par des remontrances, de me faire accepter ce vieil amant que je ne hais point : sans raison ceux qui m’aiment se seront connaître, s’ils s’opposent à ce mariage.

PAMPHILE.

Dieux ! sans changer un mot, comment se peut-il faire

Que ce sens se rencontre au premier si contraire ?

MARINE.

Hé bien ! n’aviez-vous pas l’esprit préoccupé ?

PAMPHILE.

Les points qui sont omis doivent m’avoir trompé ;

Les filles de ce temps estiment ridicules

Celles dont les écrits sont remplis de virgules.

MARINE.

Votre humeur, sort sujette aux paniques terreurs,

Est le défaut qui seul a causé vos erreurs.

Je vous l’avais bien dit ; votre fille est bien née ;

Vous m’avez fait injure, et l’avez soupçonnée :

J’en crève de dépit.

PAMPHILE.

Marine, excuse-moi :

Je jure de jamais ne douter de ta foi.

MARINE.

Vous avez eu grand tort.

PAMPHILE.

Oui ; je te le confesse.

MARINE.

Rendez-moi mon billet, Monsieur ; le temps me presse.

PAMPHILE.

Je le serai tenir.

MARINE.

Il n’en est pas besoin.

PAMPHILE.

Va, quelqu’un de mes gens t’épargnera ce soin ;

Et pour mieux employer ton temps et ton adresse,

À l’hymen du Docteur dispose la maîtresse.

MARINE.

Mais la presserez-vous ?

PAMPHILE.

Oui ; dis-lui, de ma part,

Qu’il le faut épouser dès demain, au plus tard.

MARINE.

Je crains sort d’aborder ma maîtresse Isabelle ;

Je serai mal reçue avec cette nouvelle.

 

 

Scène III

 

ISABELLE, MARINE

 

ISABELLE.

Si mon père est levé, donnons-lui le bon jour :

Sortons. Mais, quoi ! Marine est déjà de retour ?

MARINE.

Loin d’être de retour, je ne suis pas sortie :

Notre vieux radoteur a rompu la partie.

ISABELLE.

Qu’as-tu fait du billet ?

MARINE.

Par force il me l’a pris :

Mais grâces au secret que vous m’avez appris,

J’en ai changé le sens, quand il me l’a fait lire.

ISABELLE.

Ce succès me ravit.

MARINE.

Il n’est pas temps de rire.

Pour l’hymen du Docteur soyez prête à demain ;

C’est l’ordre du vieillard.

ISABELLE.

C’est un ordre inhumain :

Encor si je pouvais en avertir Tersandre !

MARINE.

Et quand il le saurait, qu’en pourriez-vous attendre ?

Par le soin d’un amant on juge de son feu ;

Et puisqu’il vous néglige, il doit vous aimer peu.

ISABELLE.

Marine, à dire vrai, j’ai sujet d’être en doute.

MARINE.

Parlons bas : certain Cuistre approche et nous écoute.

 

 

Scène IV

 

TERSANDRE, ISABELLE, MARINE

 

ISABELLE.

Que cherchez-vous ?

TERSANDRE, en habit de Cuistre.

Beauté, qui pouvez tout toucher,

Ayant l’heur de vous voir, je n’ai rien à chercher.

Le Docteur qui pour vous sent des peines mortelles,

M’envoie, avecque soin, savoir de vos nouvelles,

Et vous souhaite un jour plus heureux et plus doux

Que celui que l’amour lui prépare pour vous.

MARINE.

Pour un Cuistre, à mon gré, ce n’est pas mal l’entendre.

ISABELLE.

Ou mes yeux sont déçus, ou je crois voir Tersandre.

TERSANDRE.

Vos beaux yeux sont toujours des témoins assurés ;

Et, pour être déçus, ils sont trop éclairés.

ISABELLE.

Vous deviez m’avertir, Tersandre ; et, sans rien feindre,

De votre peu de soin j’ai sujet de me plaindre.

Je vous ai soupçonné de quelque changement.

TERSANDRE.

Si j’ai changé pour vous, c’est d’habit seulement ;

Et l’Amour n’eût jamais, ô Beauté qui m’enflamme,

Causé ce changement, s’il eût changé mon âme.

Sachant que le Docteur, qui brûle de vos feux,

À ses anciens valets en voulait joindre deux,

Avec un de mes gens, par d’heureuses pratiques,

J’ai su rencontrer place entre ses domestiques.

ISABELLE.

Un tel succès plutôt me devait être appris.

TERSANDRE.

J’ai craint qu’en écrivant l’avis ne fût surpris.

Le Docteur m’a d’abord mis dans sa confidence ;

Et le trouvant d’humeur propre à la défiance,

J’ai troublé son esprit par un puissant soupçon.

Mais voici votre père ; il faut changer de ton.

 

 

Scène V

 

PAMPHILE, RAGOTIN, ISABELLE, TERSANDRE, MARINE

 

PAMPHILE.

Pleurer, pleurez, ma fille ; en revenant du Temple,

On m’a dit un malheur qui n’eut jamais d’exemple.

Le Docteur perd pour vous l’honneur de ses vieux ans ;

Il a pris tant d’amour qu’il a perdu le sens :

Il est en frénésie, et, dans cette disgrâce,

Soutient qu’il est de verre, et craint qu’on ne le casse.

Mais quel est ce valet qui ne m’est pas connu ?

ISABELLE.

De la part du Docteur il est ici venu.

TERSANDRE.

Si je suis moniteur du morbe qui l’attaque,

Votre gêner futur est hypocondriaque ;

Son esprit, qu’olympique on pouvait nommer,

N’a plus la faculté de ratiociner.

MARINE.

Quel diantre de jargon !

PAMPHILE.

Sotte ! te veux-tu taire ?

C’est ainsi qu’au Collège on parle d’ordinaire ;

Je plains fort votre maître, et l’irai visiter.

TERSANDRE.

Plutôt dans votre dôme il le faut expecter,

Avant que de Phœbus le globe vivifique

Soit près de persicer son cours hémisphérique ;

Malgré de son esprit la perturbation,

On fera de son corps ici translation.

PAMPHILE, regardant Ragotin.

Mais quel est ce garçon ?

TERSANDRE.

C’est mon collègue intime,

Dedans le famulat du Docteur clarissime.

PAMPHILE.

Hé bien ? le Docteur...

RAGOTIN.

Vient.

PAMPHILE.

Extravague-t-il ?

RAGOTIN.

Fort.

PAMPHILE.

Mais quel est son mal ?

RAGOTIN.

Grand.

PAMPHILE.

Qu’en doit-on craindre ?

RAGOTIN.

Mort.

PAMPHILE.

Quel discours !

TERSANDRE.

La formule en est fort ancienne ;

Jadis on la voquait Lacédémonienne.

MARINE, à part.

De tous deux le bonhomme est dupé comme il faut,

PAMPHILE.

Où ton maître est-il ?

RAGOTIN.

Près.

PAMPHILE.

Quand le verrons-nous ?

RAGOTIN.

Tôt.

PAMPHILE.

Qu’entends-je monter ?

RAGOTIN.

Lui.

MARINE.

Je pense qu’il se raille ;

Il vient dans un panier enveloppé de paille.

 

 

Scène VI

 

LE DOCTEUR, PAMPHILE, ISABELLE, MARINE, TERSANDRE, RAGOTIN

 

LE DOCTEUR, dans un habit de paille.

Future épouse, et vous, beau-père proposé,

Sachez que tout mon corps est métamorphosé ;

Que je suis, à présent, de l’ultime matière

Où se peut transmuer chaque corps sublunaire

Et qu’Amour, dont toujours je me suis défié,

M’a mis à si grand feu qu’il m’a vitrifié.

PAMPHILE.

Vous n’êtes point de verre : en vain vous nous le dites ;

Il n’en est rien.

LE DOCTEUR.

Vos yeux sont donc hétéroclites ?

PAMPHILE.

Mais vous parlez encor ?

LE DOCTEUR.

Mes accents sont formés

Par des esprits mouvants dans ce verre enfermés :

Mon corps est résonnant ; mais comme il est fort frêle,

Mes esprits s’enfuiront pour peu que l’on me fêle.

PAMPHILE.

Pour vous tirer d’erreur je veux vous embrasser.

LE DOCTEUR.

Ah ! gardez-vous-en bien ; ce serait me casser.

PAMPHILE.

Souffrez qu’on vous détrompe.

LE DOCTEUR.

Il n’est pas nécessaire,

De ma fragilité durissime adversaire.

PAMPHILE, en l’embrassant.

Voyez...

LE DOCTEUR.

Ah ! par le flanc il vient de me fêler ;

L’humide radical par-là va s’écouler.

PAMPHILE.

Mais vous n’êtes pas bien.

LE DOCTEUR.

Je suis le mieux du monde.

PAMPHILE.

Sortez.

LE DOCTEUR.

Ah ! que plutôt Jupiter vous confonde.

PAMPHILE.

Laissez-moi faire.

LE DOCTEUR.

Hé, quoi ! barbon pernicieux,

Si j’étais en morceaux, en seriez-vous bien mieux ?

PAMPHILE.

Mais, Monsieur le Docteur...

LE DOCTEUR.

Mais, Monsieur mon beau-père,

N’approchez point de moi, vous ne sauriez mieux faire ;

Je suis déjà fêlé ; que voulez-vous de plus ?

PAMPHILE, lui ôtant son habit de paille.

Je veux guérir l’erreur dont vos sens sont déçus.

LE DOCTEUR.

Peste ! comme il me serre ! ah, le traître me brise !

Bourreau, gendrifracteur, apprends que j’agonise !

Il s’évanouit.

TERSANDRE, au Docteur.

Dominé, Dominé, procrastinez vos ans.

PAMPHILE.

Qu’on apporte de l’eau pour rappeler ses sens ;

Son pouls qui meut encor sait voir qu’il reste en vie,

Et que sa pâmoison sera bientôt finie :

Il reprend ses esprits de faiblesse accablés ;

Ses pas sont chancelants et ses regards troublés.

LE DOCTEUR.

Mon esprit spolié de son fourreau de verre,

Se voit donc translaté dans l’infernale terre !

J’ai trajeté déja le Cocyte bourbeux,

Et voici de Pluton le palais ténébreux.

TERSANDRE.

Il croit être appulsé dans le règne des Ombres.

LE DOCTEUR.

Bons Dieux ! que cette plage étale d’objets sombres !

Je n’offende partout que Larves, Diablotins,

Folets, Ténébrions, Farfadets et Lutins.

Il s’adresse à Ragotin.

Bon ! je cerne déjà Tantale infanticide.

La peste comme il bâille, et comme il mâche à vide !

Que j’aime à l’aspicer, voulant gober souvent

Des fruits près de son nez, ne gober que du vent !

Mâcheur infortuné, qui n’as ni bien ni joie,

Du séjour de Pluton enseigne-moi la voie ?

Quel est le chemin ?

RAGOTIN.

Long.

LE DOCTEUR.

Que me diras-tu ?

RAGOTIN.

Rien.

LE DOCTEUR.

Me veux-tu du mal ?

RAGOTIN.

Nul.

LE DOCTEUR.

Mais me connais-tu ?

RAGOTIN.

Bien.

LE DOCTEUR.

Que m’estimes-tu ?

RAGOTIN.

Fou.

LE DOCTEUR.

Comment, âme damnée,

Ma sagesse par toi sera contaminée,

Et tu me répondras monosyllabement !

Je te vais bien docer à jaser autrement.

RAGOTIN.

Ah ! Monsieur le Docteur, excusez, je vous prie ;

Contre un de vos valets n’entrez point en furie :

Je vivrai, désormais, respectueusement,

Et répondrai toujours polysyllabement.

TERSANDRE.

Dominé, n’ayez point une anime inclémente.

LE DOCTEUR, à Tersandre.

Je suivrai vos décrets, incultes Rhadamante ;

Mon fort dépend de vous, magistrat infernal,

Je salue, en tremblant, votre noir tribunal.

PAMPHILE, au Docteur.

Faut-il jusqu’à ce point que votre esprit s’abuse ?

LE DOCTEUR.

Ah ! Monseigneur Pluton, je vous demande excuse ;

Mon procédé, sans doute, a dû vous étonner ;

C’est devant vous d’abord qu’il se faut prosterner.

ISABELLE.

Reconnaissez, Monsieur, l’erreur qui vous domine.

LE DOCTEUR, à Isabelle.

Veuillez parler pour moi, Madame Proserpine.

ISABELLE.

Vous me connaissez mal.

LE DOCTEUR.

Ne croyez pas cela :

Jupiter n’est-il pas Monsieur votre papa ?

Vous êtes de la nuit la Déesse muante ;

Les charmes ont de vous leur force omnipotente :

On vous offre des vœux fous les titres divers

De fille de la Terre et Reine des Enfers ;

Et Pluton, fasciné de vos traits adorables,

Vous emmena jadis, par force, à tous les diables.

MARINE.

Plutôt que de l’entendre, il le faudrait chasser.

LE DOCTEUR, à Marine.

Quoi ! tu viens donc encore ici me traverser,

Déesse de discorde au crin serpentifère,

Boute-feu, rabat-joie, exécrable Mégère,

Maudit tison d’enfer !

MARINE.

Comme il roule les yeux !

Madame, sauvez-moi de ce fou furieux.

ISABELLE.

Ne vous emportez pas.

LE DOCTEUR.

Soyez-moi donc propice,

Et je promets d’offrir ensuite en sacrifice,

Sur un autel qu’exprès je dresserai pour vous,

Une vache bréhaigne avecque deux hiboux.

PAMPHILE.

Combattre son erreur, c’est l’aigrir davantage :

Tâchons, en le flattant, de le rendre plus sage.

LE DOCTEUR.

Hé bien ? après l’avoir longuement consulté,

Mes juges infernaux, qu’avez-vous décrété ?

PAMPHILE.

Qu’il faut dans votre corps retourner sur la terre.

LE DOCTEUR.

Dans mon corps ! mais faut-il qu’il soit encor de verre ?

PAMPHILE.

Non ; il n’en fera plus.

LE DOCTEUR.

Oserai-je, en partant,

Vous consulter encor sur un point important ?

PAMPHILE.

Oui ; parlez.

LE DOCTEUR.

Un vieillard d’humeur cacochymique

Me défère en hymen là géniture unique,

Fille qui peut donner dei passe-temps bien doux,

Et qui me tente fort.

PAMPHILE.

Hé bien ! mariez-vous.

LE DOCTEUR.

Mais si je me marie, il faut quitter l’étude :

En prenant femme, on prend beaucoup d’inquiétude ;

On est toujours troublé de nouveaux embarras :

Cela m’effraye.

PAMPHILE.

Hé bien ! ne vous mariez pas.

LE DOCTEUR.

N’étant point marié, si quelque mal m’accable,

Je serai spolié du soin considérable

Qu’une femme se donne alors pour un époux ;

C’est ce que j’appréhende.

PAMPHILE.

Hé bien ! mariez-vous.

LE DOCTEUR.

Mais, si durant mon mal, ma femme avec Tersandre,

Certain godelureau, qui ne vaut pas le pendre,

Loin d’avoir soin de moi, souhaitait mon trépas,

J’enragerais.

PAMPHILE.

Hé bien ! ne vous mariez pas.

LE DOCTEUR.

Mais, vivant ainsi seul, je mourrai sans lignée,

À qui pouvoir laisser ma richesse épargnée :

Prenant femme, il naîtra quelqu’héritier de nous,

Et j’en serai bien aise.

PAMPHILE.

Hé bien ! mariez-vous.

LE DOCTEUR.

Mais, étant marié, si, comme il se peut faire,

Des fils qui me viendront quelqu’autre était le père,

Et s’il fallait pourtant les avoir sur les bras,

J’en tiendrais.

PAMPHILE.

Hé bien donc ! ne vous mariez pas.

LE DOCTEUR.

Cet ultime conseil est celui qu’il faut suivre.

J’ai, pour faire un bon choix, trop peu de temps à vivre :

Je fuirai donc l’hymen, Dieu du sombre manoir.

Je m’en retourne au monde : adieu ; jusqu’au revoir.

PAMPHILE.

Que l’on approche un siège ; il retombe en faiblesse.

Ma fille, il ne faut plus croire que son mal cesse :

J’aurai peine à trouver quelque parti : pour vous.

Que n’avez-vous Tersandre, à présent, pour époux.

Fallait-il, pour ce fou, rebuter sa demande ?

L’intérêt me fit faire une saute si grande :

Mais le Docteur revient ; écoutons ses propos.

LE DOCTEUR.

Pluton en soit loué ! je suis de chair et d’os.

Beau-père prétendu, que Jupiter console,

Cherchez un gendre ailleurs ; je reprends ma parole

Le grand Dieu des Enfers, d’où je suis de retour,

M’a donné ce conseil, en me rendant le jour.

PAMPHILE.

Ah ! changez de discours.

LE DOCTEUR.

Je comprends vos pensées :

Vous désirez savoir ce qu’aux champs Élysées,

Où je viens de passer, j’ai récemment appris.

PAMPHILE.

Ce n’est pas...

LE DOCTEUR.

Par ma foi ! vous en serez surpris.

Plusieurs qui, dans ce monde, ont possédé l’Empire,

Sont là dans un état qui vous serait trop rire.

Ninus, l’usurpateur, y racoûtre des bas ;

Cambise, le cruel, vend de la mort aux rats ;

Xerxès, le gras, y vend des couennes de lard jaune ;

Crésus, qui fut si riche, y demande l’aumône.

PAMPHILE.

C’est...

LE DOCTEUR.

Ah ! ce n’est pas tout. Philippe, le hâbleur,

Tire les corps des pieds, sans mal et sans douleur ;

Alexandre-le-Grand déniche des sauvettes ;

César, le vigilant, est vendeur d’allumettes.

PAMPHILE.

Ce n’est rien de cela que je voudrais savoir.

LE DOCTEUR.

Quoi donc ! si les savants ont là bien du pouvoir ?

Vous êtes curieux ; il faut vous tout apprendre :

Sachez donc qu’à présent le morne Anaximandre,

Diogène le chien, Ésope le velu,

Aristote le bègue, et Platon le rablu,

Hérille l’affamé, le châtré Xénocrate,

Épictète le gueux, et le cornard Socrate,

Qui n’eurent point ici grands biens ni grands honneurs

Au pays d’où je viens sont de sort grands Seigneurs

Êtes-vous satisfait ?

PAMPHILE.

Vous me le pouvez rendre,

En épousant ma fille et devenant mon gendre.

LE DOCTEUR.

Ne vous ai-je pas dit que je n’en ferais rien ?

C’est l’avis de Pluton, et c’est aussi le mien.

PAMPHILE.

Mais...

LE DOCTEUR.

Mais Pluton l’a dit ; cela vous doit suffire.

PAMPHILE.

Vous êtes fou, Monsieur.

LE DOCTEUR.

Il faut vous laisser dire ;

Vous avez beau vous plaindre, et beau m’injurier,

Je ne suis pas si fou que de me marier.

Il sort.

PAMPHILE.

Que ferons-nous ?

TERSANDRE.

Spondez votre fille à Tersandre.

PAMPHILE.

Je l’ai traité trop mal ; il n’y faut plus prétendre.

ISABELLE.

Mais s’il avait pour moi le même sentiment,

Lui ferais-je accordée ?

PAMPHILE.

Avec ravissement.

TERSANDRE, se découvrant.

Tersandre à vos genoux vous la demande encore.

PAMPHILE.

Elle est à vous, Tersandre, et votre amour l’honore :

Mais je suis sort surpris d’un si grand changement ;

Venez m’en éclaircir dans mon appartement.

 

 

ACTE IV

 

CLORINDE, Tragédie

 

Personnages

 

CLORINDE, amazone

TANCRÈDE, prince Chrétien

ARSACE, écuyer de Clorinde

HERMINE, princesse d’Antioche

ARIMON, ami de Tancrède

SOLDATS

 

La scène est devant Jérusalem.

 

 

Scène première

 

CLORINDE, TANCRÈDE

 

CLORINDE, sortant, l’épée à la main.

Oui, oui, je suis Clorinde ; et qui m’osera suivre

Sera bientôt content, s’il est lassé de vivre.

TANCRÈDE, la suivant.

Je veux la suivre seul ; que l’on n’avance pas.

CLORINDE.

Qui que tu fois, apprends que tu cours au trépas.

TANCRÈDE.

Oui, ma perte est certaine, Amazone adorable ;

Je fais que votre bras fut toujours indomptable :

Mais quand j’échapperais à ses coups furieux,

Je n’échapperais pas aux traits de vos beaux yeux.

CLORINDE.

Mais qui donc peut oser m’aborder de la sorte ?

TANCRÈDE.

Je suis Chrétien ; Tancrède est le nom que je porte,

Et suis ici venu, conduit par Godefroi,

Affranchir ces lieux saints d’un infidèle Roi.

Deux mois peuvent encore être écoulés à peine,

Depuis que dans un bois, au bord d’une fontaine,

Je vous trouvai sans casque et devins votre amant,

Et vous vis éloigner, presqu’au même moment.

Cette nuit, dans ce camp, en vous voyant paraître,

À vos armes d’abord j’ai cru vous reconnaître ;

Et dans cette croyance à présent affermi,

Je vous suis comme amant et non comme ennemi.

CLORINDE.

Soit comme un ennemi, soit comme amant, n’importe ;

Pour ces deux noms ma haine est également forte.

Je n’aime que la guerre, et ce noble métier

Demande, à qui l’exerce, un grand cœur tout entier.

L’amour est son contraire, et ses molles tendresses,

Au cœur qui les ressent, n’inspirent que faiblesses.

Je hais l’amour, enfin ; et, détestant sa loi,

Un amant est toujours un ennemi pour moi.

TANCRÈDE.

L’amour n’est qu’une ardeur simple de sa nature ;

Son objet seulement la souille, ou la rend pure.

L’objet de mon amour est noble autant que doux ;

J’aime enfin le mérite et la valeur en vous :

Et si pour qui vous aime, ô Beauté trop cruelle,

Vous ne pouvez avoir qu’une haine mortelle,

Je crains, quoique mon cœur de terreur ait frémi,

De ne pouvoir cesser d’être votre ennemi.

CLORINDE.

Cet amour doit de moi n’attendre aucune estime ;

Entre deux ennemis tout commerce est un crime ;

Tu ne me peux aimer sans trahir Godefroi ;

Et le cœur d’un perfide est indigne de moi.

TANCRÈDE.

Ah ! c’est ce que de moi vous ne devez pas croirez.

Je vous aime, il est vrai ; mais j’aime aussi la gloire,

Mourant pour mon parti, mon trépas serait doux,

Autant qu’il le serait, si je mourais pour vous.

CLORINDE.

Si je m’arrête au sens que ce discours expose, 

Je puis beaucoup sur toi.

TANCRÈDE.

Vous pouvez toute chose ;

Vos désirs sont pour moi des ordres absolus ;

Quelle preuve en faut-il ?

CLORINDE.

Il faut ne m’aimer plus.

TANCRÈDE.

C’est ce que me défend l’état où je me treuve ;

Ce qui détruit l’amour n’en peut être une preuve 

Commandez-moi plutôt d’affronter le trépas ;

Tout m’est possible, hormis de ne vous aimer pas.

CLORINDE.

Mais quel est ton espoir ? sais-tu bien que mon âme

Veut toujours être libre ?

TANCRÈDE.

Oui ; mais je sais, Madame,

Que l’effet ne suit pas toujours notre souhait,

Et que souvent on aime en dépit qu’on en ait.

Mon espoir est sondé sur votre résistance :

L’Amour aime à forcer qui se met en défense ;

Plus un cœur lui résiste, et plutôt il l’abat.

CLORINDE.

Hé bien ! pour vaincre mieux, je fuirai le combat ;

Et, pour ôter tout lieu de me pouvoir surprendre,

Je ne prétends jamais ni te voir, ni t’entendre.

Adieu.

TANCRÈDE.

Veuillez souffrir encor... Mais elle fuit,

Et j’ai déjà perdu sa trace dans la nuit.

Qui me vient aborder ?

 

 

Scène II

 

ARSACE, TANCRÈDE

 

ARSACE.

Ô Ciel !

TANCRÈDE.

Quel soin te presse ?

Parle ; que cherches-tu ?

ARSACE.

Clorinde, ma maîtresse,

Le camp a pris l’alarme, et j’appréhende fort

Qu’elle n’ait rencontré la prison pu la mort ;

Et, d’un péril égal sans avoir l’âme émue,

Je viens apprendre ici ce qu’elle est devenue.

TANCRÈDE.

Quiconque a le bonheur d’être à cette Beauté,

Doit savoir qu’où je suis il est en sûreté.

Clorinde a fait retraite avec un soin extrême ;

Suis ses pas, et dis-lui seulement que je l’aime.

ARSACE.

Que lui dirai-je encor ?

TANCRÈDE.

Je te l’ai déjà dit :

Va, dis-lui que je l’aime ; et cela me suffit.

ARSACE.

Il passe vers le camp ; retournons à la ville ;

La nuit rend maintenant ma retraite facile.

Mes soins doivent cesser : mais n’aperçois-je pas

Quelque Guerrier arme qui tourne ici ses pas ?

Mais ou mon âme encor prend de fausses alarmes,

Ou je connais Clorinde à l’éclat de ses armes.

 

 

Scène III

 

CLORINDE, ARSACE

 

CLORINDE.

C’est Arsace !

ARSACE.

Ah, Madame ! où courez-vous ainsi ?

CLORINDE.

Achever un dessein qui n’a pas réussi.

Je dois porter la flamme à ces hautes machines,

Sur qui tous les Chrétiens ont sondé nos ruines.

Ismène l’enchanteur, propice à mes desseins,

A fait cette grenade, et l’a mise en mes mains,

Mais j’ai mal pris mon temps ; et, sans rien entreprendre,

Les Chrétiens m’ont d’abord réduite à me défendre ;

Et leur nombre eut, sans doute, accablé ma valeur,

Sans les soins que Tancrède a pris en ma faveur :

Puisqu’enfin je me trouve et libre et sans blessure,

Je veux tenter encor cette haute aventure.

ARSACE.

Quoi ! rentrer au péril, lorsque vous en sortez !

Madame, le malheur suit les témérités.

CLORINDE.

Tous tes conseils ici me sont peu nécessaires :

La Fortune est toujours propice aux téméraires.

ARSACE.

Consultez...

CLORINDE.

Tes raisons ne peuvent m’arrêter ;

Il est heure d’agir, et non de consulter.

ARSACE.

Dans un trop grand péril ce dessein vous engage.

CLORINDE.

Oui, le péril est grand ; mais moins que mon courage.

ARSACE.

Mais vous pouvez périr ; on peut vous accabler.

CLORINDE.

Oui, oui, je puis périe ; mais je ne puis trembler.

J’ouïs du bruit ; qui va-là ?

 

 

Scène IV

 

HERMINE, CLORINDE, ARSACE

 

HERMINE, à part.

Je m’estime perdue ;

Je suis...

CLORINDE.

Qui que tu sois, réponds, ou je te tue.

HERMINE, à part.

C’est la voix de Clorinde et ses armes aussi.

CLORINDE.

Parle.

HERMINE.

Je suis Hermine.

CLORINDE.

Ô Ciel ! Hermine ici !

Qui l’a sait déguiser ?

HERMINE.

Une étrange disgrâce :

Mais soyons sans témoins.

CLORINDE.

Éloignez-vous, Arsace.

HERMINE.

Souffre qu’il aille dire à Tancrède, à l’instant,

Que seul en cet endroit un étranger l’attend.

CLORINDE.

Arsace, entendez-vous l’ordre qu’elle vous donne ?

ARSACE.

Oui, Madame.

CLORINDE.

Allez donc faire ce quelle ordonne.

Arsace sort.

HERMINE.

Ta rencontre en ces lieux, jointe à notre amitié,

M’oblige à ne me pas découvrir à moitié.

Tu sais bien que mon père était Roi de Syrie ;

Qu’il perdit à la fois la couronne et la vie ;

Et que Tancrède, alors portant partout l’effroi,

Força notre palais et se saisit de moi.

Mais apprends qu’à ma vue il fit en vain le brave ;

Si je fus sa captive, il devint mon esclave ;

Et, cessant d’être libre, en se trouvant vainqueurs

Il prépara des fers seulement pour son cœur.

De son amour, enfin, j’eus des preuves certaines :

Pour marquer ses liens, sa main brisa mes chaînes ;

Et, sachant mes désirs, bien loin d’y résister,

Jusques en cette Ville il me vint escorter.

Ce fut lors qu’à mon âme Amour se fit connaître ;

Mon cœur devint captif, quand je cessai de l’être ;

Et Tancrède, voulant m’ôter des fers si beaux,

Bien loin de les briser, m’en donna de nouveaux.

CLORINDE.

Quoi ! tu l’aimes ?

HERMINE.

Je l’aime, et me suis résolue

De lui parler ici, sans en être connue ;

De sonder ses désirs, et, s’il n’aime que moi,

De lui rendre justice, en lui donnant ma foi.

CLORINDE.

Quoi ! sa religion n’a donc rien qui t’étonne ?

HERMINE.

J’abhorre ce qu’il croit ; mais j’aime sa personne.

CLORINDE.

Hermine, considère...

HERMINE.

Alors qu’on aime bien ;

Clorinde, un jeune cœur ne considère rien.

CLORINDE.

Puisqu’en vain je m’oppose à ce dessein étrange,

De nos armes, au moins, nous devons faire échange :

Celles que dessus moi Tancrède vient de voir,

Si tu veux t’en charger, pourront le décevoir ;

Et, parlant sous mon nom, en baissant ta visière,

Tu sauras s’il persiste en son amour première.

HERMINE.

Ce conseil me ravit.

CLORINDE.

Si l’effet suit mes vœux,

Il peut être, à la sois, utile à toutes deux :

Tes armes, sans éclat, me rendront inconnue

Dedans une entreprise où je crains d’être vue.

HERMINE.

J’entends quelqu’un qui marche.

CLORINDE.

Arsace sait ce bruit.

 

 

Scène V

 

CLORINDE, HERMINE, ARSACE

 

CLORINDE.

Avez-vous vu Tancrède ?

ARSACE.

Oui, Madame ; il me suit.

CLORINDE.

Croit-il que ce soit moi qui doive ici l’attendre ?

ARSACE.

Il vous croit en danger, et vient pour vous défendre ;

Et tout armé qu’il est, il s’avance à grands pas.

CLORINDE.

Arrêtez-le, et, surtout, ne le détrompez pas.

 

 

Scène VI

 

ARSACE, TANCRÈDE

 

ARSACE.

De s’avancer ici je l’entends qui se presse.

Seigneur, en cet endroit, vous verrez ma maîtresse.

TANCRÈDE.

Pour la trouver plutôt marchons diligemment.

ARSACE.

Elle viendra se rendre ici dans un moment.

N’allez pas plus avant ; Clorinde le désire :

Se reste, par son ordre, ici pour vous le dire.

TANCRÈDE.

C’est assez ; j’obéis, et n’irai pas plus loin :

Mais de quelque secours n’a-t-elle pas besoin.

ARSACE.

Seigneurs de son salut ne soyez point en peine ;

Elle est hors de péril, et votre crainte est vaine.

TANCRÈDE.

Obligez-moi, du moins, de ne me point celer

Quel sentiment l’oblige à me vouloir parler.

Veut-elle encore accroître ou flatter mon martyre ?

Ne m’en direz-vous rien ?

ARSACE.

Je n’ai rien à vous dire ;

C’est un secret que seule elle peut déclarer.

La voici ; par respect je vais me retirer.

 

 

Scène VII

 

TANCRÈDE, HERMINE, couverte des armes de Clorinde

 

TANCRÈDE.

C’est Clorinde ; avançons.

HERMINE, à part.

Ma crainte ici redouble,

Et sa vue en mon âme excite un nouveau trouble.

TANCRÈDE.

Votre retour m’est doux, objet rempli d’appas,

Soit qu’il me soit propice ou ne me le soit pas.

Je n’eus jamais l’orgueil de prétendre à vous plaire :

Vous aimer et vous voir est tout ce que j’espère ;

Et, malgré vos rigueurs, vous comblez mon espoir,

Puisque je puis ici vous aimer et vous voir.

HERMINE, à part.

Il me parle d’amour ! il m’a donc reconnue !

TANCRÈDE.

Mes ennuis les plus grands cessent à votre vue.

HERMINE.

Mais me connaissez-vous ?

TANCRÈDE.

Oui, pour une Beauté

Qui sait voir des appas jusques dans sa fierté.

Je sais que parmi nous le Ciel vous fit descendre,

Pour donner de l’amour et pour n’en jamais prendre ;

Et que de la nature, aussi-bien que des Cieux,

Vous n’eûtes en naissant rien de doux que les yeux.

HERMINE.

On se laisse souvent tromper par l’apparence,

Et l’on est quelquefois aimé sans qu’on y pense.

Espérez.

TANCRÈDE.

Que j’espère ! ô Ciel ! qu’ai-je entendu ?

Un bonheur est plus grand, moins il est attendu ;

Et mon cœur, interdit de cette grâce insigne,

Vous est plus obligé, moins il s’en trouve digne.

HERMINE.

Un amant bien fidèle est digne d’être aimé.

TANCRÈDE.

Quel soupçon de ma foi pourrait être formé ?

Quiconque est votre amant ne peut être infidèle ;

Dès qu’on a vu Clorinde, on ne peut aimer qu’elle.

HERMINE.

Vous aimez donc Clorinde ?

TANCRÈDE.

En pouvez-vous douter ?

Je l’aime d’une ardeur qui ne peut s’augmenter.

Comme il n’est point d’éclat que sa beauté n’efface,

On ne peut voir d’amour que mon feu ne surpasse.

Clorinde est sans égale, et Tancrède enchanté

Est enfin en amour ce qu’elle est en beauté.

HERMINE, à part.

Ces mots passionnés m’outragent jusqu’à l’âme.

Haut.

Mais n’avez-vous jamais ressenti d’autre flamme ?

TANCRÈDE.

Mon cœur, que jusqu’ici l’on n’a pu surmonter,

N’avait rien que Clorinde au monde à redouter :

Ses fers ont tant d’éclat, que j’ai l’âme trop vaine

Si je crois mériter une si belle chaîne ;

Mais croyez que Clorinde est seule en l’Univers

Qui puisse mériter de me donner des fers.

HERMINE, bas.

À me désespérer ce perfide s’obstine !

Haut.

Mais n’avez-vous jamais soupiré pour Hermine ?

J’ai su que vous l’aimiez.

TANCRÈDE.

Qui vous l’a sait savoir

Est, ou déçu lui-même, ou veut vous décevoir.

Je ne l’aimai jamais ; le peu qu’elle a de charmes

Était, quand je la vis, tout noyé de ses larmes ;

Et, croyant ne devoir l’affliger qu’à moitié,

Je lui rendis des soins seulement par pitié.

HERMINE, à part.

Peut-on jamais souffrir de plus cruels outrages ?

Haut.

Hermine eut de vos feux d’assez grands témoignages ;

Votre amour fut la fin de sa captivité ;

En saveur de vos sers, elle eut la liberté.

TANCRÈDE.

Pour elle ma froideur fut par-là confirmée :

M’en serais-je éloigné, si je l’avais aimée ?

Je l’aurais conjurée, en la méprisant moins,

De souffrir mon amour, mon respect et mes soins ;

Mais trouvant son humeur importune et sévère,

Je pris un beau prétexte, afin de m’en défaire.

HERMINE, bas.

Quel aveu, juste Ciel ! et quelle indignité !

TANCRÈDE.

Que m’apprend ce murmure, adorable Beauté ?

Ah ! sans doute il m’apprend que ma gloire est extrême ;

Lorsqu’on paraît jaloux, on témoigne qu’on aime :

Qu’en dois-je croire enfin ?

HERMINE.

Que tu t’abuses fort ;

Que je t’abhorre plus que l’on ne hait la mort ;

Que tu n’es qu’un ingrat ; que ma haine implacable,

Comme ta lâcheté, n’eut jamais de semblable ;

Que mon courroux pour toi ne doit jamais finir,

Et te méprise trop pour te vouloir punir.

Adieu.

TANCRÈDE.

Souffrez qu’au moins je puisse vous répondre.

Mais l’ingrate m’accuse et suit pour me confondre.

Ô Ciel ! fut-il jamais revers plus imprévu !

De tout raisonnement je me sens dépourvu.

Un changement si prompt doit seulement m’instruire

Qu’il n’est rien d’assuré dans l’amoureux empire ;

Qu’Amour aime à mêler le bien avec le mal,

Et, comme il est entant, qu’il n’est jamais égal ;

Ses plus rares saveurs sont toujours inconstantes.

Mais, quoi ! ne vois-je pas nos machines brûlantes ?

 

 

Scène VIII

 

ARIMON, CLORINDE, TANCRÈDE

 

ARIMON.

Oui, traître ! de ta main j’ai vu partir le feu ;

Ta suite et tes détours te serviront de peu ;

Mon bras, en ce moment, punira ton audace.

CLORINDE, le blessant.

C’est ainsi que je fais répondre à qui menace.

ARIMON.

Je suis mort.

TANCRÈDE, à part.

Arimon est tombé sans chaleur ;

Il faut que je partage ou venge son malheur ;

Après son meurtrier marchons en diligence.

CLORINDE, à part.

Je vois, pour m’arrêter, Tancrède qui s’avance ;

Si je me fais connaître, il ne me nuira pas :

Mais je ne veux devoir mon salut qu’à mon bras ;

Il faut que je l’attende, et que je l’embarrasse.

Haut.

Parle ; qui donc es-tu qui me suis à la trace !

TANCRÈDE.

Je suis un homme armé qui, par un juste effort,

T’apporte, en même temps, et la guerre et la mort.

CLORINDE.

Je ne suis point la guerre, et l’accepte sur l’heure :

Mais sois certain qu’il faut que la mort te demeure.

TANCRÈDE.

Je vais te faire voir, par de sanglants effets,

Que je sais bien donner tout ce que je promets.

Ils se battent.

CLORINDE, à part.

Quel amant eut jamais un dessein plus étrange !

Haut.

Mais je me sens blessée ; il faut que je me venge...

TANCRÈDE.

Ce n’est rien, ce n’est rien ; je n’ai que commencé.

CLORINDE.

C’est à moi d’achever.

TANCRÈDE.

Ah ! Ciel ! je suis blessé.

CLORINDE.

Ce n’est rien, ce n’est rien ; ma blessure funeste

Te doit coûter encor tout le sang qui te reste.

TANCRÈDE.

Ô toi, qui que tu sois, contre qui je me bats,

Diffère d’un moment ta perte ou mon trépas ;

Et, si dans un combat où l’honneur nous engage

Les prières encor peuvent être en usage,

Pour accroître ma gloire ou flatter mon malheur,

Instruis-moi de ton nom comme de ta valeur.

Je ne connais que trop que de notre querelle

Aux jours de l’un de nous la fin sera mortelle ;

Fais-moi connaître avant ou l’un ou l’autre sort,

Quel bras doit honorer ma victoire ou ma mort.

CLORINDE.

Cette grâce pour toi serait peu favorable ;

Sois certain que je porte un nom si redoutable

Qu’en te le prononçant, malgré tous tes desseins,

Les armes, à l’instant, te tomberaient des mains.

Mais je crains ta faiblesse, et j’ai trop de courage,

Pour te vouloir combattre avec quelqu’avantage :

Mon cœur peut sur lui seul son espoir établir,

Et, pour te vaincre mieux, ne veut pas t’affaiblir.

Ne prends point d’autres foins que ceux de te défendre ;

Défends-toi de mon bras, et sois content d’apprendre

Que de ces hautes tours l’embrasement soudain

Est un coup fortuné de cette même main.

TANCRÈDE.

Sache qu’à te punir cet aveu me convie,

Et qu’il ne doit pas moins te coûter que la vie.

CLORINDE.

Ah ! ce coup est mortel, et ma vigueur s’abat.

TANCRÈDE.

Il chancelle ; hâtons la fin de ce combat :

Je suis vainqueur ; il tombe.

CLORINDE.

Ah ! c’est ce que j’ignore :

Tu n’es pas mon vainqueur, puisque je vis encore ;

Achève, et tu sauras si mon cœur est vaincu,

Qu’il n’a pu l’être, au moins, tandis qu’il a vécu.

TANCRÈDE.

Que la victoire, ami, me soit plutôt ravie,

Que de l’avoir au prix d’une si belle vie !

Ton courage me charme, et mon inimitié

Se laisse vaincre aux traits d’une juste pitié ;

C’est moi qui suis vaincu.

CLORINDE.

Cette pitié nuisible

Me sait, mieux que tes coups, cesser d’être invincible.

La victoire est à toi ; ta générosité

Triomphe, malgré toi, de toute ma fierté ;

Et le sort qui m’outrage, au moins me sait connaître

Qu’il me donne un vainqueur qui mérite de l’être.

TANCRÈDE.

L’espoir de ton salut nous peut encor rester :

Ce casque t’embarrasse, et je vais te l’ôter.

CLORINDE.

Ma blessure est mortelle, et ta peine impuissante.

Tancrède ôte son casque.

TANCRÈDE.

Juste Ciel ! c’est Clorinde !

CLORINDE.

Oui, Clorinde mourantes

Tu restes interdit, Tancrède, et je connoi

Que le coup dont je meurs te blesse autant que moi :

Mais perds cette douleur qui m’est injurieuse ;

Pour regretter ma perte, elle est trop glorieuse.

Je meurs ; mais je connais que ce coup inhumain

Ne me pouvait venir d’une plus belle main.

Oui, j’estime Tancrède, et mon âme déçue

Ne l’eût point estimé, s’il ne m’eût point vaincue.

Mon cœur, qui ne se plaint ni de toi ni du sort,

Te pardonne aisément ma défaite et ma mort :

Le reste de mon sang s’écoule avec ma vie :

Je meurs ; mais je ne puis mourir ton ennemie.

Adieu.

TANCRÈDE.

Clorinde meurt par le fer que je tiens,

Et mes jours ne sont pas finis avec les siens !

La clarté, par mes coups, à Clorinde est ravie,

Et sa perte n’est pas de la mienne suivie !

Enfin Clorinde expire, et mon perfide cœur

N’a pas assez d’amour pour mourir de douleur !

Quoi ! cette main si prompte aux actions barbares,

Cette main si cruelle à des beautés si rares,

Après de ma maîtresse avoir hâté la fin,

N’a pas encore osé punir son assassin,

N’a pas osé commettre un acte de justice !

Ah ! c’en est trop : il faut que ce coup me punisse...

Mais l’horreur des amants et l’effroi des humains,

Qui dans un fang si pur vient de tremper ses mains,

Après avoir porté sa rage sans seconde

Jusqu’au sein le plus chaste et le plus beau du monde,

Et mis une Beauté, qu’il adore, aux abois,

Pour sa punition ne mourra qu’une fois !

Non, non, n’achève pas ce sanglant sacrifice ;

Tancrède ingrat, ta vie est ton plus grand supplice.

Contemple cet objet de ton cœur adoré,

Qu’au fort de ton amour ton bras a massacré.

Vois ces beaux yeux, auteurs de tes flammes premières,

Dont tes efforts sanglants ont éteint les lumières.

Regarde le débris d’un chef-d’œuvre si beau,

Et, dans chaque regard, trouve un trépas nouveau.

Et vous, ô derniers coups d’une main adorable,

Blessures, retenez le fang de ce coupable.

C’est finir ion tourment que terminer son fort,

Et vous lui feriez grâce, en lui donnant la mort.

Mais, quoi ! vous vous ouvrez ; en vain je vous convie,

Pour prolonger mes maux, de prolonger ma vie.

Pour venger le beau sang du corps dont vous partez,

Vous vomissez le mien à flots précipités :

Déjà ma voix s’abat, mes faiblesses redoublent,

Mes pas sont chancelants, mes yeux mourants se troublent ;

Et, cédant à l’effort des dernières douleurs,

Mon cœur, par un soupir, m’avertit que je meurs.

Vous, de tant de beautés chers et tragiques restes,

Beau corps, à qui mes jours ont été si funestes,

Permettez, en perdant mon crime avec le jour,

Que la mort nous unisse au défaut de l’amour.

Il tombe auprès du corps de Clorinde.

 

 

ACTE V

 

ARMIDE ET RENAUD,
Tragi-comédie en machines

 

Personnages

 

ARMIDE, magicienne, ennemie de Renaud

L’OMBRE D’HIDRAOT, oncle d’Armide

RENAUD, chevalier Chrétien, amoureux d’Armide

AGIS, écuyer de Renaud

UNE SIRÈNE

UN TRITON

L’AMOUR

QUATRE PETITS AMOURS

 

La scène est proche de Jérusalem, dans une Île enchantée.

 

 

Scène première

 

ARMIDE, suspendue en l’air

 

Ministres dont les soins sont mes plus sortes armes ;

Démons à me servir engagés par mes charmes,

Changez ces lieux couverts et de sang et de pleurs,

En une Île agréable et couverte de fleurs.

Le Théâtre se change en une Île délicieuse, où l’on peut passer par un pont magnifique, et Armide, descend en même temps et continue à parler.

Et vous, à qui je dois les hantes connaissances

De la plus assurée et noble des sciences,

D’un Art qui, quand je veux, trouble ou calme les mers,

Et sait pâlir les cieux, ou trembler les enfers,

Noble Esprit d’Hidraot, qui, sous des myrthes sombres,

Jouissez d’un repos dont jouissent les Ombres,

Quittez, pour me venger, ces noirs et tristes bords,

Et, pour nuire aux vivants, abandonnez les morts.

Quarante Chevaliers, que j’avais, avec peine,

Pris entre les Chrétiens, et puis mis à la chaîne,

Par le jeune Renaud, le plus fier des humains,

M’ont été hautement ravis d’entre les mains.

J’aspire à la vengeance, et j’en flatte mon âme,

Rien n’est plus agréable à l’esprit d’une femme ;

Et plus son impuissance invite à fourrager,

Plus pour elle il est doux de se pouvoir venger.

Je vous conjure donc, Ombre qui m’êtes chère,

Par les Ondes du Styx, que tout l’enfer révère,

Par le Cercle d’Hécate et ses trois divers noms,

Et par le noir Trident du Prince des Démons,

Pour aux jours de Renaud faire ensemble la guerre,

De sortir, à l’instant, du centre de la terre.

La terre s’ouvre, et l’Ombre d’Hidraot en sort.

 

 

Scène II

 

L’OMBRE D’HIDRAOT, ARMIDE

 

L’OMBRE.

Tu me vois prêt, Armide, à suivre tes désirs :

L’enfer prend avec moi part à tes déplaisirs ;

Il craint que de Renaud la valeur sans égale,

À tous tes partisans ne se rende fatale ;

Et ce jeune Chrétien peut dire, sans erreur,

Qu’il a jusqu’aux enfers porté de la terreur :

Mais les Démons, enfin, sont tous d’intelligence

Pour hâter avec toi sa perte et sa vengeance.

ARMIDE.

L’offense est pour moi seule, et me doit engager

À prendre seule aussi le soin de me venger.

Renaud sera puni ; mais puni par mes armes :

Sa rencontre est le bien que j’attends de mes charmes ;

Mais l’ayant rencontré, ma main seule, en effet,

Doit réparer le tort que la sienne m’a fait.

L’OMBRE.

Ce sentiment est juste, et je te viens apprendre

Qu’à l’instant en ces lieux Renaud se viendra rendre ;

Et, loin que ton courroux lui donne de l’effroi,

Qu’il a de t’aborder même désir que toi.

ARMIDE.

Même désir que moi, qu’il a tant offensée !

L’OMBRE.

Il a même désir, et non même pensée.

Tu cherches à le perdre ; il cherche à t’acquérir :

Tu veux percer son cœur, et le sien vient s’offrir ;

Il est atteint pour toi d’une ardeur sans mesure.

J’ai fait entre ses mains rencontrer ta peinture ;

Son cœur, jeune et bouillant, s’est enflammé d’abord,

Mais d’un feu qui ne doit éclairer que sa mort.

ARMIDE.

Sa passion me nuit ; le trépas lui doit plaire,

S’il lui vient d’une main que l’amour lui rend chère :

Ma haine, dans sa mort, n’aura rien d’éclatant ;

Il mourra de ma main ; mais il mourra content.

Je souhaite sa mort ; mais sa mort inhumaine :

Il meurt sans châtiment, s’il expire sans peine.

La mort ne punit point, quand elle a des appas ;

Et s’il meurt impuni, je ne me venge pas.

L’OMBRE.

Pourvu qu’il meure, enfin, cela te doit suffire :

La mort est de tous maux le dernier et le pire ;

Et de quelque façon qu’on se sente outrager,

Perdre son ennemi, c’est toujours se venger.

ARMIDE.

Renaud paraît : allez, par quelqu’adresse utile,

L’engager à passer, sans suite, dans cette Île ;

Ce lieu, pour ma vengeance, est propre au dernier point.

L’OMBRE.

Je te vais contenter ; mais ne te montre point.

Armide se cache derrière quelques arbres, et l’Ombre passe sur le pont et se rend sur le devant du Théâtre, où Renaud paraît avec son Écuyer.

 

 

Scène III

 

RENAUD, AGIS, L’OMBRE

 

RENAUD, tenant une boîte de portrait.

Cesse, Agis, de combattre une flamme invincible :

Je voudrais l’étouffer ; mais il m’est impossible ;

Tous les raisonnements ne sont pas de saison ;

Mes sens dans leur désordre engagent ma raison.

Armide est idolâtre, Armide est criminelle ;

Elle est mon ennemie, enfin : mais elle est belle ;

Ses défauts sont cachés par ses charmes puissants,

Et ma raison ne voit que ce qu’ont vu mes sens.

Cesse, par tes discours en cette solitude,

De troubler de mon cœur la douce inquiétude.

Mes pensers amoureux ici m’ont fait venir,

Et fourniront assez de quoi m’entretenir.

Dieu ! que cette Île est belle et ce pont magnifique !

Sachons-en les secrets de cet homme rustique.

Quelle est cette Île, ami ?

L’OMBRE.

Ces mots me font juger ;

Seigneur, qu’assurément vous êtes étranger :

Il n’est point dans l’Asie Île plus renommée ;

L’entrée aux étrangers n’en est jamais fermée ;

Et pour peu que votre âme aime les nouveautés,

Vous ne passerez point sans en voir les beautés.

RENAUD, passe sur le pont.

Suis donc mes pas, Agis.

L’OMBRE, arrêtant Agis.

Si tu n’es las de vivre ;

Qui que tu sois, demeure, et garde de le suivre ;

Cette Île est enchantée, et, par de dures lois,

L’on n’y peut, sans danger, passer deux à la fois.

Agis veut passer, et le pont se brise dans le moment qu’il veut mettre le pied dessus.

AGIS.

N’importe. Ah ! Ciel ! le pont tout-à-coup vient de fondre ;

Ce succès, de tout point, commence à me confondre ;

Ce doit être l’effet d’un magique pouvoir.

Plût au Ciel que l’auteur à mes yeux se fît voir !

L’OMBRE.

C’est mol ; que prétends-tu ?

AGIS.

Ce que je prétends, traître !

Te perdre, ou te forcer de me joindre à mon maître.

L’OMBRE.

Quoi ! mortel impuissant, tu m’oses menacer,

Toi, que d’un souffle seul je pourrais terrasser !

Oui, de ce pont brisé la chute est mon ouvrage,

Et, si de Renaud seul j’ai souffert le passage,

Sache que ce sera, malgré tout son effort,

Un passage pour lui de la vie à la mort.

AGIS.

La crainte de ton Art n’a rien qui me retienne,

Et ta perte, du moins, précédera la sienne.

Il met l’épée à la main, et lorsqu’il en veut frapper l’Ombre, elle rentre dans la terre, et Agis ne frappe que l’air.

Ciel ! d’un pareil prodige a-t-on ouï parler ?

Je frappe, et tous mes coups ne rencontrent que l’air :

Le charme est surprenant qui l’a sait disparaître ;

Mais cherchons quelqu’endroit pour rejoindre mon maître.

 

 

Scène IV

 

RENAUD dans l’Île enchantée

 

Ce gazon, que cette eau vient baiser doucement,

Semble ici m’inviter à rêver un moment.

Il se couche sur un gazon.

Île délicieuse, où l’aimable Zéphire

Dedans le sein de Flore avec langueur soupire ;

Séjour de mille appas, que ce fleuve charmant

Ceint d’un continuel et mol embrassement,

Pour rendre ici ma joie et parfaite et solide,

Rien ne vous manquerait, si vous aviez Armide.

Mais par l’effet d’un charme amoureux et nouveau,

Quand je ne la vois pas, je ne vois rien de beau.

Il regarde le portrait d’Armide.

Chef-d’œuvre où l’art fait voir, par sa douce imposture,

Les plus aimables traits qu’ait formé la Nature ;

Belle cause des maux qui me font préparés,

Vous avez des appas dignes d’être adorés ;

Ce qu’Armide a de beau, vous l’avez en partage.

Mais, quoi ! d’Armide, enfin, vous n’êtes que l’image ;

Et je ne trouve en vous, malgré mes justes vœux,

Que l’image du bien qui me peut rendre heureux.

Pour Armide à mes yeux vos traits vous font paraître ;

Mais Armide est sensible, et vous ne pouvez l’être.

Et vous ne pouvez l’être ! oui, portrait précieux :

Mais c’est, possible, en quoi vous lui ressemblez mieux.

Je conçois peu d’espoir, et j’ai de justes craintes

Qu’Armide comme vous fera sourde à mes plaintes,

Et que cette Beauté, dont je crains le courroux

Ne sera pas pour moi plus sensible que vous,

Mais qui cause dans l’Onde une rumeur soudaine ?

Un Triton sort du fleuve avecque une Sirène ;

Ils paraissent tous deux disposés à chanter :

Leur dessein me surprend ; mais il faut écouter.

 

 

Scène V

 

UN TRITON, UNE SIRÈNE, RENAUD

 

UN TRITON et UNE SIRÈNE chantent.

Il faut aimer,

C’est un destin inévitable ;

Il n’est point de cœur indomptable

Que l’Amour ne puisse charmer :

Mais surtout quand on est aimable

Il faut aimer.

RENAUD.

Tous mes sens, enchantés de cet air agréable,

Sont contraints de céder au sommeil qui m’accable.

Renaud s’endort, et le Triton et la Sirène continuent à chanter.

Que de plaisirs

Amour fait trouver dans ses chaînes !

Ses rigueurs les plus inhumaines

Font pousser de charmants soupirs,

Et ses maux causent moins de peines

Que de plaisirs.

 

 

Scène VI

 

ARMIDE, RENAUD

 

ARMIDE.

Allez, retirez-vous ; Renaud est endormi,

Et je veux, sans secours, perdre cet ennemi.

Le Triton et la Sirène se plongent dans le fleuve, et Armide continue.

C’est maintenant qu’il faut que cette âme indomptée

Succombe fous les coups d’une femme irritée.

L’heure fatale arrive où Renaud doit périr ;

S’il ouvre encor les yeux, c’est pour se voir mourir :

Et son sommeil est moins, dans ce péril extrême,

Le frère de la mort, que la mort elle-même.

Assouvissons nos sens du plaisir précieux

Que la vengeance inspire aux esprits furieux.

Je vais perdre un amant ; mais en vain à ma rage

Son cœur, trop criminel, oppose mon image :

Loin d’épargner son cœur, je percerais le mien,

S’il empêchait mes coups d’aller jusques au sien.

Je sens bien qu’il n’est point de peine plus funeste

Que de se voir aimer d’un objet qu’on déteste :

L’Amour à la pitié veut toujours engager ;

Et comme tout mon bien consiste à me venger,

Son amour n’est pour moi qu’une nouvelle offense,

Puisqu’il ose vouloir m’arracher ma vengeance.

Mais je puis me venger doublement à mon tour :

Ôtons-lui d’un seul coup la vie et son amour.

Laissons, laissons agir la fureur qui me guide ;

Frappons sans balancer.

 

 

Scène VII

 

L’AMOUR, ARMIDE

 

L’AMOUR.

Arrête, arrête, Armide.

ARMIDE.

Et qui donc es-tu, toi qui troubles mes désirs ?

L’AMOUR.

Je suis fils du désordre et père des plaisirs ;

C’est moi dont la puissance, infinie et féconde,

Soutient ce qui subsiste aux cieux et dans le monde.

J’anime la Nature, ou, pour mieux m’exprimer,

Je t’apprends que je suis le Dieu qui fait aimer.

ARMIDE.

Par quel droit prétends-tu traverser ma vengeance,

Toi de qui j’ai toujours méprisé la puissance ?

Le Dieu qui sait aimer, en dépit de ses traits,

N’a rien à commander à qui n’aima jamais.

L’AMOUR.

Si tu n’aimas jamais, tu peux aimer encore ;

Ma flamme dans ton cœur malgré toi peut éclore.

La source de la vie est l’effet de mes feux ;

Sur tous les corps vivants je puis ce que je veux :

Et quand je laisse un cœur dedans l’indifférence,

C’est mon désir qui manque et non pas ma puissance.

Mais enfin il est temps que tu suives ma loi ;

Tu t’es voulu venger de Renaud et de moi,

Et je viens, animé fortement à te nuire,

Défendre, contre toi, Renaud et mon Empire.

ARMIDE.

Quoi ! tu me veux défendre ici de me venger !

L’AMOUR.

Oui ; mais de tes tourments c’est là le plus léger :

Je veux, pour te punir par un supplice extrême,

Te donner de l’amour pour ton ennemi même.

ARMIDE.

Moi, de l’amour pour lui ! perds cette vanité ;

Tout ton pouvoir dépend de notre volonté.

Pour te vaincre, il ne faut que se vouloir défendre ;

L’on n’a jamais d’amour qu’autant qu’on en veut prendre.

Enfin, quoi qu’en effet tes ordres rigoureux

Puissent dessus mon cœur, j’y puis encor plus qu’eux ;

Et loin que pour Renaud mon âme soit émue,

Il faut que je me venge, et qu’il meure à ta vue.

L’AMOUR.

Ce trait te va punir, et, lui sauvant le jour,

T’apprendra qu’il n’est rien d’impossible à l’Amour.

Il s’envole en lui tirant une flèche.

 

 

Scène VIII

 

ARMIDE, RENAUD

 

ARMIDE, arrachant la flèche qui lui est demeurée dans le sein.

Ô Ciel ! mais de ce coup l’atteinte est trop légère,

Pour garantir Renaud des traits de ma colère ;

Et dussé-je en périr, je me plains peu du fort,

Puisque j’ai de la vie assez pour voir sa mort.

RENAUD, rêvant.

Je ne suis point vos coups ; non...

ARMIDE.

Il rêve.

RENAUD.

Inhumaine !

Je ne puis jamais vivre avecque votre haine ;

Et, contraint d’expirer, j’aime mieux recevoir

La mort de votre main que de mon désespoir.

ARMIDE.

Si ma main, par ta mort, peut remplir ton attente,

Tu mourras satisfait, et je vivrai contente ;

Reçois le coup... Mais, Dieux ! quel tremblement soudain

Me saisit à la fois et le cœur et la main !

Quel mouvement s’oppose, en mon âme alarmée,

Au cours de la fureur dont je suis animée ?

Et quel charme plus fort que mes enchantements

Soulève, contre moi, mes propres mouvements ?

Quoi ! de mon ennemi je souffre ici la vue,

Et, loin de redoubler, ma haine diminue !

L’objet qui l’augmentait ne sert qu’à l’amoindrir,

Et ce qui m’irritait commence à m’attendrir.

D’où vient que de mes sens la révolte inhumaine,

En faveur de Renaud, ose trahir ma haine,

Et que mes yeux, malgré mon furieux désir,

L’observent avec foin, et même avec plaisir ?

Avec plaisir ! mes yeux vous font donc cet outrage,

Transports impétueux de vengeance et de rage,

Et vous n’empêchez pas ces guides de mon cœur

De voir notre ennemi sans peine et sans horreur !

Mais, quoi ! j’adresse en vain cette plainte pressante

Aux restes impuissants de ma fureur mourante.

Tout mon courroux s’éteint, et, dans mon lâche cœur,

Je ne sens que faiblesse et ne sens plus d’ardeur.

Plus d’ardeur ! ah ! que dis-je ? en vain je dissimule ;

D’une ardeur forte encor je sens bien que je brûle ;

Mais, hélas ! cette ardeur qui me brûle à son tour,

Ne vient plus de la haine, elle vient de l’amour.

Renaud, dont le mérite est plus fort que mes charmes,

Tu triomphes d’Armide ; elle te rend les armes :

Et nul péril ne doit te donner de terreur,

Ayant pu triompher d’une femme en fureur.

Je sens bien que ta gloire, à ma honte, s’augmente,

Et que ton ennemie, enfin, est ton amante.

L’Amour, qui me punit, cesse ici d’être doux :

J’ai toute sa tendresse, et lui tout mon courroux ;

Et, par le prompt effet d’un changement étrange,

Au lieu de me venger, j’aime, et l’Amour se venge.

Sa vengeance est pourtant imparfaite en ce point,

Qu’il me punit d’un trait qui ne me déplaît point :

Je hais ma liberté, quand je reçois sa chaîne,

Et je fais mes plaisirs de ce qu’il fait ma peine.

Tous ses maux ont toujours des charmes pour nos cœurs ;

Et, si ses maux sont doux, quelles sont ses douceurs !

Si ta justice, Amour, égale ta puissance,

Fais cesser ta colère avecque mon offense :

Mon crime est maintenant expié par tes feux ;

Après m’avoir punie, exauce, au moins, mes vœux,

Je te veux consacrer les restes de ma vie ;

Mon cœur d’autres plaisirs ne conçoit plus d’envie :

Transporte-nous tous deux, pour vivre sous ta loi,

Dans des lieux interdits à tout autre qu’à toi.

L’Amour paraît en l’air, suivi de quatre petits Amours.

 

 

Scène IX

 

L’AMOUR, ARMIDE, RENAUD, QUATRE PETITS AMOURS

 

L’AMOUR.

Tes vœux sont exaucés ; et je suis prêt, Armide,

Dans un monde inconnu, de te servir de guide.

Vous qui m’obéissez, Dieux des contentements,

Amours, sous ma conduite, enlevez ces Amants.

Les quatre petits Amours descendent sur le Théâtres et deux ayant pris Renaud, et les deux autres Armide, ils les enlèvent finis la conduite de l’Amour.

 

 

Scène X

 

LA FLEUR, LA ROQUE

 

LA FLEUR, sortant de la place en désordre, où il a été assis depuis le second Acte.

Ma fille est morte, ô Ciel !

LA ROQUE, l’abordant.

Vous l’allez voir descendre,

Et son enlèvement vous devait moins surprendre.

LA FLEUR.

On peut être surpris par un semblable effet.

LA ROQUE.

De nos essais, enfin, êtes-vous satisfait ?

LA FLEUR.

Oui ; chacun a bien fait dans tous ses personnages ;

Je consens, avec joie, à vos trois mariages :

Votre Art, dans ces essais, m’a paru noble et doux :

Et votre sort, enfin, doit faire des jaloux,

Si votre Troupe un jour a la gloire de plaire

Au plus auguste Roi que le Soleil éclaire ;

Au Prince sans égal, qui possède, à la fois,

Ce que séparément ont eu les plus grands Rois,

Et qui, portant partout sa valeur sans seconde,

Ne doit la voir borner que des bornes du monde. 

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