Le Mort vivant (Edme BOURSAULT)

Comédie en 3 actes, en vers.

Représentée pour la première fois en 1662.

 

Personnages

 

FERDINAND, cru père de Stéphanie

STÉPHANIE, fille d’Henriquez

LAZARILLE, frère et amant de Stéphanie sans savoir qu’elle est sa sœur

FABRICE, aussi amoureux de Stéphanie

HENRIQUEZ DE GALAS, père de Stéphanie

GUSMAN, valet de Fabrice

UNE SERVANTE de l’Hôte de Lazarille

L’HÔTE de Lazarille

 

La scène est à Séville.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

                                       

FABRICE, GUSMAN

 

 

GUSMAN.

Oui, la peste m’étouffe, il lui fait les doux yeux.

FABRICE.

Railleur ?

GUSMAN.

Je raille donc ?

FABRICE.

Je le crois.

GUSMAN.

Plut aux Dieux ?

Mais de la vérité c’est la voix que j’emprunte,

Quand je dis que pour vous la Donzelle est défunte,

Et que par un destin plus funeste que doux,

Elle vit pour un autre, en trépassant pour vous.

FABRICE.

Quoi, Gusman, Lazarille aimerait Stéphanie ?

Tu feins.

GUSMAN.

De mon discours toute feinte est bannie.

Dès hier, les écoutant, sans qu’aucun m’aperçut,

L’un s’offrit pour époux, et l’autre le reçut ;

Vous, Monsieur, qui poussez la harangue muette,

De l’objet qui vous charme, il faut faire diète ;

Et sans de votre part qu’on entende du bruit,

Souffrez que de vos feux Lazarille ait le fruit.

FABRICE.

Point ; Lazarille m’aime, il me l’a fait paraître ;

Il n’a point de secret qui pour moi le doive être ;

Si quelque amour pour elle il avait ressenti,

Gusman, il est sincère...

GUSMAN.

Et mes yeux ont menti !

Mais si je puis surprendre et Monsieur et Madame ?

Et que tous deux ensemble ils parlent de leur flamme :

Si je puis vous montrer qu’ils s’entraiment tous deux ;

Qu’elle est de lui charmée, et lui d’elle amoureux,

Que direz-vous alors ?

FABRICE.

Je louerai ta conduite.

GUSMAN.

Allons nous-en dîner, et revenons ensuite :

Dans une heure au plus tard dans ce même jardin,

Nous verrons qui des deux doit passer pour badin :

Mais de l’objet aimé le père ici se montre.

FABRICE.

De ce fâcheux Vieillard évitons la rencontre.

 

 

Scène II

 

FERDINAND, STÉPHANIE

 

FERDINAND.

Es-tu là Stéphanie ? Ôte-moi de souci :

Répons. Ah ! te voilà.

STÉPHANIE, à une fenêtre.

Sans doute.

FERDINAND.

Et me voici ;

Mais de là jusqu’ici l’espace étant si grande,

Il faut que dans ce heu ta personne descende,

Pour d’une âme tranquille écouter mon discours.

Descends donc.

STÉPHANIE.

J’obéis.

FERDINAND.

Mais hâte- toi.

STÉPHANIE.

Je cours.

FERDINAND.

En t’appelant, sais-tu quel succès j’en espère ?

STÉPHANIE.

Non, Monsieur.

FERDINAND.

Tu sais bien qu’on me nomme ton père ?

STÉPHANIE.

Oui, Monsieur.

FERDINAND.

Sache encore qu’il n’est rien de cela ;

Que ce n’est que de nom que je suis ton Papa ;

Et malgré ta vertu, dont l’éclat toujours brille,

Que je ne voudrais pas que tu fus ma fille.

Ce n’est pas qu’en effet, durant près de vingt ans,

Je t’aimai comme un père aimerait ses enfants,

Et voyant les beautés dont le Ciel te partage,

Mon cœur depuis un mois t’aime encor davantage.

Aussi quoique sur toi j’eusse assez de pouvoir

Pour te casser la tête en faisant ton devoir,

Bien loin de te causer une douleur amère

Je t’ai toujours traitée en enfant de ta mère.

Mais pour venir au point qui m’a fait t’appeler,

Je crois que tu sais bien que c’est pour te parler ;

Et puisqu’en ce jardin c’est ma voix qui t’attire,

Qu’il faut que j’aie aussi quelque chose à te dire.

C’est donc pour te parler que je t’ai fait venir ;

Et pour te dire aussi qu’il est temps de t’unir

Avec quelque Gaillard dont la mine te plaise,

Et qui soit en état de te mettre à ton aise.

Qu’en dis-tu ?

STÉPHANIE.

J’obéis.

FERDINAND.

Ta prompte humilité

Ne me charme pas moins que ferait ta beauté :

Mais au bonheur offert devenir si sensible,

De ton pressentiment c’est l’effet infaillible ;

Et je ne doute pas que tu vois aisément

Que qui n’est plus ton père, est enfin ton Amant.

STÉPHANIE.

Vous, Monsieur, mon Amant ?

FERDINAND.

Oui, moi-même, à toi-même.

Que veux- tu de plus clair ? Je te dis que je t’aime ;

Et qu’il est nécessaire à l’ardeur de mes feux

Que par un mariage on nous joigne tous deux.

Si dans mes jeunes ans je n’aimai que tes armes,

Et si dans ce moment tu fourmilles de charmes,

Notre premier enfant, étant fille ou garçon,

Sera plus beau qu’un Ange, ou plus fort qu’un Samson.

STÉPHANIE.

Quoi, Monsieur...

FERDINAND.

À ton tour tu veux m’ouvrir ton âme,

Et répondre au plaisir que te cause ma flamme ;

Mais peur toi ma bonté qui te sert de secours,

Veut à ta modestie épargner ce discours.

STÉPHANIE.

Ah ! daignez m’écouter : et souffrez que j’embrasse...

FERDINAND.

Quoi, te mettre à genoux pour mieux me rendre grâce !

Crains-tu que je t’échappe ? Ah ! ne t’alarme pas,

Quoi qu’il puisse arriver, apprends que tu m’auras :

Mais rentre promptement ; car je vois Lazarille :

Il s’avance.

STÉPHANIE.

Ô malheur ! que ne suis-je sa fille !

 

 

Scène III

 

LAZARILLE, FERDINAND

 

LAZARILLE.

De tous vos serviteurs étant le plus fournis,

Un libre accès chez vous me fut toujours permis,

Monsieur ; et vous m’avez à toutes mes visites

Fait des civilités par delà mes mérites.

FERDINAND.

Couvrez-vous.

LAZARILLLE.

Mais enfin, après tant de bontés,

Mes yeux de Stéphanie ayant vu les beautés,

D’adorer ses attraits je ne puis me défendre :

Si bien que dans l’espoir de me voir votre gendre,

Je viens d’un zélé ardent embrasser vos genoux,

Pour que vous souffriez que je sois son époux.

FERDINAND.

Fort bien.

LAZARILLE.

Je ne dis rien d’une ardeur infinie ;

Suffit que chaque jour vous voyiez Stéphanie ;

Peut-on ne pas l’aimer sans manquer de raison ?

FERDINAND.

Vous ne pouviez venir en meilleure saison.

LAZARILLE.

Donc à ma passion vous êtes favorable ?

Donc je puis espérer cet objet adorable ?

De votre affection je suis trop éclairci ;

Quoi ! Vous me préparez...

FERDINAND.

Un refus, Dieu merci.

LAZARILLE.

Un refus !

FERDINAND.

Un refus.

LAZARILLE.

Ah ! du moins que je sache

Si parmi mon ardeur vous trouvez quelque tache.

FERDINAND.

Oh ! non : Mais par un sort qui pour vous est fatal,

Vous avez le malheur de m’avoir pour rival.

LAZARILLE.

Vous, aimer votre fille ? Ah ! si par quelque ruse...

FERDINAND.

Tout chacun m’en croit père, et tout chacun s’abuse ;

Je vous crus de tout temps un ami si discret,

Que je puis à vos yeux exposer un secret :

Mais il faut toutefois m’assurer de le taire.

LAZARILLE.

De ce triste secret quel que soit le mystère,

Parlez, de vos amis je suis l’un de plus grands.

FERDINAND.

Il y peut bien avoir près de cinq fois quatre ans,

Qu’une Dame à cheval, qu’avait un homme en croupe,

Passa par cette ville, allant à Gadeloupe ;

Et pour ne vous pas faire un trop long entretien,

Du logis que j’occupe en vint faire le sien.

Après que de cheval elle fut descendue,

Je vis qu’elle était pâle et toute morfondue ;

De son maigre visage on eût compté les os ;

Ses bras étaient petits, mais son ventre était gros ?

Et s’il faut devant vous que sans fard je m’explique,

Durant une heure ou deux je la crus hidropique ;

Mais peu de temps après mon esprit fut certain,

Que ce n’était pas d’eau que son ventre était plein.

Quoi que dans mon logis elle n’eut rien à craindre,

J’entendis sur le soir cette Dame se plaindre ;

D’abord prêtant l’oreille à sa voix, j’en ouïs :

Voi de quels tristes biens à présent tu jouis !

Puis que tu t’es fiée à des promesses vaines,

Qu’un moment de plaisir te coûtera de peines !

Que le Ciel en courroux te prépare de maux !

Voit-on quelques malheurs à tes malheurs égaux ?

Ton fruit qui voit le jour rend-il ta douleur moindre ?

Là, j’ouïs une voix à la sienne se joindre,

Dont l’extrême faiblesse, et le ton délicat,

Avait bien du rapport aux cris d’un petit Chat.

Lors pour voir ce mystère ayant ouvert la porte,

Je trouvai cette femme en langueur, demi-morte ;

Un enfant à ses pieds qui venait d’être fait,

Et qui, quoique petit, était beau tout-à-fait.

En un rude courroux j’eus dessein de me mettre ;

Mais la mère à l’enfant ne put me le permettre ;

Et d’un gros Diamant le brillant gracieux,

Sut me fermer la bouche et m’éblouir les yeux.

Si bien que l’Accouchée ayant par son adresse

Apaisé ma colère et surpris ma tendresse,

Sans rien appréhender des médisants propos,

À son enfant tout nu je donnai des drapeaux,

Qui la même nuitée ayant eu la migraine,

Fit chercher au plus vite et Parrain et Marraine :

Car dans sa maladie en craignait qu’il mourût ;

Et Dona Stéphanie est le nom qu’il reçut.

LAZARILLE.

Ô Ciel ! Après ce coup que faut-il que j’espère ?

Hélas !

FERDINAND.

Vous voyez bien si jamais j’en fus père.

LAZARILLE.

Je ne le vois que trop.

FERDINAND.

Pour vous donc abréger,

Stéphanie en huit jours ne fut plus en danger ;

Et sa mère pour lors pleinement satisfaite,

La commit à ma charge, et sonna la retraite ;

Et m’ayant ses joyaux déposés dans les mains,

Avant que de partir m’expliqua ses desseins.

« Moniteur, dit-elle alors, connaissant votre zèle,

« Je vous laisse ma fille, et : vous laisse avec elle

« De quoi l’entretenir et payer ses dépens,

« Tant que pourra durer la longueur de sept ans,

« Environ ce temps-là j’enverrai la reprendre ;

« Surtout je vous enjoins de jamais ne la rendre

« Qu’à celui qui pour elle ayant de l’amitié,

« À cet anneau rompu joindra l’autre moitié.

Cela dit, elle part, et sa fille demeure,

Qui durant son enfance amendait d’heure en heure ;

Et qui vécut si bien, qu’encor même elle vit ;

Qui des charmes qu’elle a tout le monde ravit.

Comme elle est à présent dans un âge à produire,

Ma violente ardeur, je lui viens de déduire ;

Et trouvant dans ma flamme un plaisir assez doux,

Pour mieux m’en rendre grâce elle était à genoux ;

Mais comme à mon esprit sa pudeur est connue,

Je l’ai fait retirer voyant votre venue ;

Et pour conclusion je vous fais à savoir,

Qu’elle borne sa gloire au bonheur de m’avoir.

Adieu.

 

 

Scène IV

 

LAZARILLE, seul

 

Peut-on souffrir une douleur plus dure ?

Voir de mes propres yeux son indigne posture ;

Et lors que par son ordre on peut tout espérer,

Embrasser les genoux, de qui doit l’adorer !

L’ingrate ! Elle paraît.

 

 

Scène V

 

STÉPHANIE, LAZARILLE, FABRICE et GUSMAN sont au même jardin

 

STÉPHANIE.

Quelque espoir qui vous flatte,

Empêchez, que pour moi votre flamme n’éclate ;

Et quoique votre amour ait pour vous des appas,

Faites que pour me plaire il ne paraisse pas.

Car enfin...

LAZARILLE.

C’est assez, de la Loi qu’on m’impose

Mon esprit tout confus vient d’apprendre la cause ;

Ferdinand...

STÉPHANIE.

Ferdinand vous a donc tout appris ?

LAZARILLE.

N’en doutez pas.

GUSMAN, à Fabrice.

Hé bien, les avez-vous surpris ?

S’aiment-ils ?

FABRICE.

Stéphanie être avec Lazarille !

Écoutons.

LAZARILLE.

Du vieillard, vous n’êtes plus la fille.

FABRICE.

Ô Dieux !

STÉPHANIE.

C’est ce qui doit vous causer du tourment ;

Cessant d’être mon père il devient mon Amant.

FABRICE.

Ferdinand l’aime aussi, Gusman !

GUSMAN.

Belle demande !

Manque-t-on d’appétit près de si belle viande.

LAZARILLE.

Ferdinand doit donc faire un obstacle à mes vœux ?

STÉPHANIE.

Pouvez-vous en douter, et connaître ses feux.

FABRICE.

Elle ne l’aime pas.

GUSMAN.

Mon Dieu ! quoi qu’elle die,

Elle a l’esprit madré, croyez-moi, fou s’y fie.

LAZARILLE.

Lors qu’il a déclaré l’amour qu’il a pour vous,

Pour y répondre mieux vous étiez à genoux ;

Ainsi...

STÉPHANIE.

Cette posture où j’ai su me contraindre,

Montre ce que de lui vous avez lieu de craindre.

FABRICE.

Entends-tu ?

GUSMAN.

Qui pis est, suivant ce que je vois,

Mon esprit indupable est dupé par sa voix.

LAZARILLE.

Cependant, animé d’une ardeur allez grande,

De vous à mon Rival j’ai tenté la demande ;

Et suivant les conseils que de vous j’ai reçus,

Je me suis attiré la rigueur d’un refus.

FABRICE.

J’en suis ravi, Gusman.

GUSMAN.

Vous voyez, l’aime-t-elle ?

FABRICE.

Je n’en puis que juger.

STÉPHANIE

Ô fortune cruelle !

Vous m’avez demandée ?

LAZARILLE.

Et suivi vos avis.

STÉPHANIE.

Trop tôt à mon malheur vous les avez suivis :

Quand je crus vous donner un conseil nécessaire,

Ferdinand de ma part était va comme père ;

Mais n’étant pas sa fille, et sachant son amour,

Je n’apprends qu’à regret que le votre est au jour.

FABRICE.

L’aime-t-elle ? tu vois.

GUSMAN.

Comment Diable la croire ?

Ses discours sont pour moi des feuillets du grimoire.

STÉPHANIE.

J’entends du bruit, fuyez ; et de peur que de vous

Le Rival qui vous nuit ne devienne jaloux,

Le plus que vous pourrez, évitez ma présence.

LAZARILLE.

Adieu ; je laisse au Ciel à punir cette offense.

STÉPHANIE.

Moi, je suis votre exemple, et j’invoque les Dieux,

Pour me voir délivrer d’un Amant odieux.

Lazarille sort.

 

 

Scène VI

 

FABRICE, STÉPHANIE, GUSMAN

 

GUSMAN.

Tout va bien.

FABRICE.

Profitons ! il fort tout en colère.

GUSMAN.

Poussez donc.

FABRICE.

Lazarille aura pu vous déplaire,

Je l’ai vu qui d’ici fort assez brusquement ;

Mais vous pouvez en moi recouvrer un Amant,

Puis que depuis longtemps mon cœur pour vous soupire,

Sans que dans mes respects j’aie osé vous le dire.

STÉPHANIE.

Quoi ! vous m’aimez, Fabrice !

GUSMAN, la tirant à l’écart.

Oui, foi d’homme d’honneur.

Il dit que c’est de vous que dépend son bonheur ;

Et vous pouvez penser que sa flamme est bien forte ;

Puisque j’ose vous faire un serment de la sorte.

STÉPHANIE.

Vous m’aimez !

FABRICE.

Le moyen de ne vous aimer pas,

Et de pouvoir sans cesse admirer vos appas !

STÉPHANIE.

S’il est vrai que pour moi votre ardeur soit sincère,

Pourquoi vous obstiner si longtemps à la taire ?

Loin que par votre aveu vous pussiez m’alarmer,

Qui se fut vue aimée aurait pu vous aimer.

Au reste Lazarille eut toujours tant d’adresse,

Qu’au lieu de me déplaire il obtint ma tendresse ;

C’est à lui seulement que l’Hymen doit m’unir ;

J’en ai fait la promesse, et je la veux tenir.

Adieu ; ce sentiment est félon qu’il doit être.

 

 

Scène VII

 

FABRICE, GUSMAN

 

FABRICE.

Ah, Gusman, mon Valet !

GUSMAN.

Ah, Fabrice, mon Maître !

FABRICE.

Que je suis malheureux !

GUSMAN.

Point, point ; rayez ce mot :

Vous seriez plus heureux, si vous étiez moins sot.

FABRICE.

Maraud insupportable...

GUSMAN.

Et vous ; tête étourdie,

Dont le cœur est de flamme et la langue engourdie ;

Ce qui vient d’arriver ne vous sied que trop bien,

Avoir chaud comme un Diable, et ne parler de rien ;

Brûler dans sa chemise, à l’exemple d’Hercule,

Et puis après cela devenir ridicule,

Jusqu’au point de souscrire au plaisir d’un rival ;

Si ce n’est être sot, c’est paraître Cheval.

FABRICE.

Au plaisir d’un Rival que jamais je souscrive !

Qu’il possède un objet que mon âme captive !

Et que sans écouter un amour violent...

GUSMAN.

Et que prétendez-vous, ô Maître un peu trop lent ?

FABRICE.

Puisque si mon Rival n’eut usurpé ma place,

Mon aimable Maîtresse approuvait mon audace ;

Apprends que je m’apprête à le priver du jour,

Pour la contraindre encor à souffrir mon amour.

Je ne lui déplais pas, je le viens de connaître ;

Elle saura m’aimer, quand il cessera d’être ;

Je puis donc, supposant que je venge un affront,

Le forcer à se battre, et t’avoir pour second.

GUSMAN.

Moi, Second !

FABRICE.

Quoi ! Gusman, tu veux être pagnote ?

GUSMAN.

Quoi ! tueur de Rivaux, vous voulez qu’on me frotte ?

Et moi qui de la Parque appréhende la faux

J’ose vous soutenir que cela sera faux.

FABRICE.

Ah ! Gusman, souviens- toi que j aime Stéphanie ;

Qu’elle doit à mon fort par l’Hymen être unie,

Et que dans le malheur qui talonne mes pas,

N’en pas être l’époux, c’est souffrir le trépas.

GUSMAN.

Trépassez.

FABRICE.

Mais mourir, après tant de souffrance,

C’est donner à ma peine une faible allégeance.

GUSMAN.

Ne trépassez donc pas.

FABRICE.

Donne-m’en le moyen ;

Crois-tu qu’on puisse vivre, et ne prétendre rien ?

Et que quand la Fortune est pour nous rigoureuse,

Un trépas soit moins doux qu’une vie odieuse ?

GUSMAN.

Trépassez donc.

FABRICE.

Gusman, c’est mal me secourir.

Un Amant véritable a trop peur de mourir ;

Penses-tu qu’au moment qu’on adore une belle,

Il soit aisé de faire une absence éternelle ?

Et qu’un cœur que l’amour asservit sous ses lois

Puisse expirer sans peine après un noble choix ?

GUSMAN.

Vivez donc, si la mort est pour vous effroyable.

FABRICE.

La mort aux malheureux est toujours agréable.

GUSMAN.

Mourez donc.

FABRICE.

Quelque sort qui nous puisse arriver,

Il n’est rien de si doux que de vivre, et d’aimer.

GUSMAN.

À votre cher Valet apprenez votre envie ;

Avoir peur de la mort, et puis craindre la vie,

C’est, sans qu’il soit besoin de toujours discourir,

Vouloir vivre sans vivre, et mourir sans mourir.

Mais à quoi rêvez-vous ?

FABRICE.

Au malheur qui m’afflige :

De moments en moments Lazarille m’oblige ;

Il m’aime, et toutefois je ne puis l’épargner ;

Et je dois, ou le perdre, ou du moins l’éloigner.

GUSMAN.

Un si grand préambule était-il nécessaire ?

Vous savez, grâce à Dieu, que je suis bon faussaire,

Et que sans vanité je pourrais me vanter

Qu’au métier de matois nul ne peut m’imiter.

Si bien qu’à mon talent il n’est pas difficile

De forcer Lazarille à sortir de Séville.

Laissez votre fortune à ma discrétion.

FABRICE.

Il me souvient encor d’une autre invention,

L’Ambassadeur d’Afrique est ici.

GUSMAN.

Qu’il s’y tienne.

FABRICE.

Sa personne à peu près est égale à la tienne.

GUSMAN.

Pour cela ?

FABRICE.

Vous avez chacun les mêmes traits.

GUSMAN.

Qu’en est-il ?

FABRICE.

Les plus fins confondraient vos portraits.

GUSMAN.

Que m’importe ?

FABRICE.

Pour peu que ton zèle s’applique

À vouloir me servir aux dépens de l’Afrique,

Tu peux en fécondant les desseins que je fais,

Contenter mon ardeur, et remplir mes souhaits.

GUSMAN.

Moi, que je vous oblige aux dépens de l’Afrique ?

FABRICE.

Tu le peux.

GUSMAN.

Justement ; c’est bien là ma pratique !

Quoi, Monsieur, dans l’Afrique ai-je quelque pouvoir ?

FABRICE.

Point du tout.

GUSMAN.

A-t-elle eu le bonheur de me voir ?

FABRICE.

Nullement.

GUSMAN.

De l’Afrique ai-je la dépendance ?

FABRICE.

Encor moins.

GUSMAN.

Fléchit-elle à ma moindre Ordonnance ?

FABRICE.

Elle ? non.

GUSMAN.

Comment donc avez-vous prétendu

Qu’un service à ses frais pût vous être rendu ?

Car enfin quoi que j’aye un rapport fort sincère

Avec un qui peut-être est bâtard de mon père,

D’ici jusqu’en Afrique un chemin raccourci,

Me peut être plus long que de là jusqu’ici ;

Et puis qu’à vous convaincre il faut que l’on s’exerce,

Gusman avec l’Afrique ayant peu de commerce,

Pour raison concluante il conclut de bon cœur,

Que toujours de l’Afrique il sera serviteur.

FABRICE.

Tu n’entends pas mon sens ?

GUSMAN.

Comment Diable l’entendre ?

FABRICE.

Je veux dans mon logis te le faire comprendre ;

Puis donc que nous avons des sujets à choisir,

Entrons, et sur chacun consultons à loisir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LAZARILLE, FABRICE

 

LAZARILLE.

Incomparable ami, dont toujours la tendresse

Dans tout ce qui me touche aisément s’intéresse :

Approche, et si jamais tu me crûs malheureux,

Si jamais mon destin te sembla rigoureux ;

Juges par ce billet qui fait naître ma plainte,

Si d’un tourment plus rude on peut sentir l’atteinte.

FABRICE lit.

Mon neveu, je me plains de mon triste devoir,

Qui malgré-moi m’oblige à vous faire savoir

Une fort mauvaise nouvelle :

Mon Frère, votre Père ayant fini son sort,

Pour de votre Maison devenir le support,

Votre Mère affligée en ce lieu vous appelle.

Dom Raymon de Galas.

LAZARILLE.

Hé bien ! parfait ami,

Dont la noble chaleur n’agit point à demi ;

Tu vois.

FABRICE.

Ce coup fatal me surprend, et m’étonne.

Il est mort ?

LAZARILLE.

Juges-en par l’avis qu’on m’en donne.

FABRICE.

De tout autre qu’un Oncle, à qui l’on doit respect,

Un billet si fâcheux pourrait m’être suspect :

Mais voi le caractère , est-ce point imposture ?

Examine.

LAZARILLE.

Non, non ; c’est sa même écriture.

FABRICE.

Pourtant, ou je me trompe, ou tu dis hier au soir,

Que ton père en ce lieu te pourrait bientôt voir ;

Et pour à son enfant n’être pas inutile,

Qu’il partait de Tolède, et venait à Séville.

LAZARILLE.

Il me l’avait mandé, cet espoir m’était doux ;

Mais de tous mes plaisirs mon destin est jaloux,

il s’oppose sans cesse au cours de ma fortune :

Et comme à tous moments sa rigueur m’importune,

Et que de son caprice il me fait le jouet,

J’ai des biens en idée, et des maux en effet.

FABRICE.

Ton sort est déplorable.

LAZARILLE.

Ajoute encor, Fabrice,

Que tout m’est rigoureux, que rien ne m’est propice :

Et pour connaître mieux jusqu’où va mon tourment,

Au tendre nom de Fils, joins le titre d’Amant.

J’adore une beauté, je dois être auprès d’elle,

Et la mort de mon père à Tolède m’appelle.

FABRICE.

Si j’avais vu l’Objet qui te tient sous ses lois,

Je l’irais de ta part visiter quelquefois.

Comme pour te servir j’ai le cœur tout de flamme,

À répondre à tes feux j’exciterais son âme ;

Et ta vertu sans cesse étalée à ses yeux

Te rendrait favorable un séjour ennuyeux.

LAZARILLE.

Si tantôt j’eusse appris cette triste nouvelle,

J’aurais crû m’éloigner d’une fille infidèle ;

Mais ce coup à mon âme est d’autant plus cruel,

Qu’elle honore mes feux par un feu mutuel.

FABRICE.

Hélas !

LAZARILLE.

À mon ardeur daigne donc être utile,

Puisqu’il faut qu’à regret j’abandonne Séville ;

Et qu’au moins Stéphanie une fois chaque jour,

Apprenne par ta voix l’excès de mon amour.

FABRICE.

Stéphanie !

LAZARILLE.

Elle-même.

FABRICE.

Ô destin implacable !

LAZARILLE.

Tu te plains ?

FABRICE.

Je me plains du malheur qui t’accable,

L’Ambassadeur d’Afrique est ton rival.

LAZARILLE.

Ô Dieux !

Il aime Stéphanie ?

FABRICE.

Il en est amoureux :

Comme il est courageux, comme il est magnanime,

Que chacun le respecte, et que chacun l’estime,

Que son crédit est rare, et que dans cet état

Il tient et sait garder le rang d’un Potentat,

En vain à ce qu’il veut tu ferais résistance.

LAZARILLE.

Il l’aime !

FABRICE.

De sa flamme il m’a fait confidence :

Et si je ne m’abuse, il vient lui-même exprès

Pour parler de ses feux.

 

 

Scène II

 

GUSMAN, FABRICE, LAZARILLE, SUITE

 

GUSMAN, en habit d’Ambassadeur.

Suivez-moi, mes Valets,

Ou d’abord faites gile. Hé bien l’avez-vous vue.

Celle dont les attraits m’ont donné dans la vue ?

FABRICE.

Non, Seigneur.

GUSMAN.

Et pourquoi, Maître fat ?

FABRICE.

Je n’ai pu ;

Seigneur.

GUSMAN.

Que plut à Dieu que vous fussiez rompu !

Cependant de l’amour je sens la tyrannie.

Traître.

LAZARILLE.

Quoi donc, Seigneur, vous aimez Stéphanie ?

Elle vous charme ?

GUSMAN.

Un peu, si vous le trouvez bon.

Mais je vous trouve encore un fort joli mignon,

Pour mettre votre nez jusques dans mon affaire.

LAZARILLE.

Je n’ai pas cru. Seigneur, que ce fût vous déplaire.

GUSMAN.

Vous deviez l’avoir cru ; car un Ambassadeur,

En parlant avec vous abaisse sa grandeur ;

Tirez vos chausses ; ou bientôt par la tête...

LAZARILLE.

Je sais que votre force égale une tempête,

Et que le rang suprême ou le Ciel vous a mis,

Donne de la terreur à tous vos ennemis :

Je ne le fus jamais, et n’ai garde de l’être,

Vous vous abaisseriez si vous étiez mon Maître :

Mais la postérité publierait vos hauts faits,

Si de votre vertu j’éprouvais les effets ;

Et il votre Excellence à ma perte animée

Vouloir rendre le calme à mon âme alarmée ;

Et soutenant toujours la grandeur de son sang,

Me céder un Objet qui n’est pas de son rang.

GUSMAN.

Vous êtes trop obscur, je ne puis vous entendre.

LAZARILLE.

Vous servir, est-ce un bien que je puisse prétendre ?

Il n’est rien que pour vous je n’osasse embrasser.

GUSMAN.

Pour être votre Maître il me faut abaisser.

Plaît-il ?

LAZARILLE.

Je vous l’avoue.

GUSMAN.

Il est donc nécessaire

Que chacun se maintienne en sa forme ordinaire ;

Aussi bien tous vos soins me sont indifférents :

Fabrice !

FABRICE.

Monseigneur.

GUSMAN.

Est-il bon près des Grands ?

Le dois-je retenir ?

FABRICE.

Il en est beaucoup digne.

GUSMAN.

N’êtes-vous point sujet au sirop de la vigne ?

LAZARILLE.

Quoi que je fois, Seigneur, vous le connaissez bien ;

Votre esprit pénétrant n’ignora jamais rien.

GUSMAN.

Il est vrai, mais enfin quelquefois on oublie.

LAZARILLE.

Eh ! de votre Grandeur l’âme est trop accomplie.

Et quoi que sa vertu cherche à s’humilier,

Un esprit si fameux ne peut rien oublier.

Vous avez la science en un degré suprême.

GUSMAN.

Vous me connaissez mieux que je ne fais moi-même.

Et les vertus qu’en moi vous trouvez à tous pas,

Sont de hautes vertus que je ne voyais pas.

Fabrice.

FABRICE.

Monseigneur.

GUSMAN.

Cette fille vient-elle ?

FABRICE.

Non, Seigneur.

GUSMAN.

Quelle est sotte ! allons donc qu’on l’appelle.

Débiteur de Phébus, c’est vous dont je fais choix,

Pour haranguer l’Objet qui me met aux abois ;

Et pour faire un portrait qui chatouille son âme

Où vous représentiez la grandeur de ma flamme ;

Mais parlant de mes feux il se faut animer,

Et par votre discours la contraindre à m’aimer.

LAZARILLE.

Moi, Seigneur ? Ah ! sachez...

GUSMAN.

Je sais que je m’abaisse ;

Mais l’esprit le plus ferme est sujet à faiblesse ;

Forcer mon Excellence à me servir de vous,

Si c’est une folie, il en est de plus fous.

Surtout, à Stéphanie étalez l’Ambassade ;

Poussez lui des soupirs, affectez la boutade,

Et faites-lui savoir par un terme attractif,

Que l’honneur de ma Couche est un bien sensitif.

LAZARILLE.

Je m’acquitterai mal...

GUSMAN.

Point, point.

LAZARILLE.

Ciel ! on l’amène !

GUSMAN.

Disposez-vous ?

LAZARILLE.

Hélas !

GUSMAN.

Bon, bon.

LAZARILLE.

Quelle est ma peine ?

 

 

Scène III

 

FERDINAND, GUSMAN, LAZARILLE, STÉPHANIE, FABRICE, SUITE

 

FERDINAND.

Monseigneur, les respects...

GUSMAN.

Monsieur le langoureux,

Paix ; ce n’est pas de vous que je suis amoureux.

FERDINAND.

Mais, Monseigneur, l’espoir...

GUSMAN.

Mais, Monsieur, pas plus outre,

Je suis grand personnage, et malheur à qui m’outre.

FERDINAND.

Ce n’est pas vous outrer...

GUSMAN.

Ah ! vieux barbon têtu,

Qui fais en me parlant enrager ma vertu,

Porte plus loin l’odeur de ton nez qui refrogne :

Et vous, le beau parleur, faites votre besogne ;

Dégoisez.

LAZARILLE.

Stéphanie, hélas !

GUSMAN.

Ah ! l’autre sot,

Qui tout d’abord soupire, et n’a dit qu’un seul mot.

LAZARILLE.

Ce digne Ambassadeur qui n’a rien que d’illustre,

Veut de sa passion augmenter votre lustre :

Il n’a pu résister à tant d’appas flatteurs,

Qui des cœurs les plus durs sont vos adorateurs ;

Il n’a pu résister aux sensibles amorces

Qui maîtrisent notre âme, et surmontent ses forces :

Il n’a pu résister au pouvoir de vos yeux :

Il vous adore, hélas !

GUSMAN.

Ce soupir-là va mieux.

Mais c’est trop la flatter ; vantez-lui mon adresse ;

Pour plaire à ma Grandeur surprenez sa tendresse ;

Louez mon Excellence.

LAZARILLE.

Il vous doit être doux,

De voir qu’un si grand homme ait de l’amour pour vous.

Jugez par ses vertus, par son rang, par sa mine,

De la gloire éclatante où le Ciel vous destine ;

Moi, dont son Excellence a daigné faire choix,

Peur vous représenter qu’il révère vos lois,

Je devrais ressentir de la joie en mon âme,

D’avoir pu le premier vous parler de sa flamme ;

Et mon cœur devrait être et tranquille, et content,

À L’aspect du bonheur qui déjà vous attend ;

Mais, hélas !

GUSMAN.

Mais, hélas ! soupirant incommode,

Des hélas éternels ne sont plus à la mode.

LAZARILLE.

Peut-on parler d’amour sans qu’on soupire ?

GUSMAN.

Non,

Mais il faut soupirer de plus d’une façon.

Pour bien complimenter contemplez-moi, Novice.

Holà, quasi ma femme, et presqu’Ambassadrice,

Venez, car je vous aime, et je suis cependant

Ambassadeur d’Afrique, et bien Ambassadant ;

Mais contre vos attraits n’ayant point de parade,

Pour vous faire l’amour je me des-Ambassade :

Car des Ambassadeurs étant fort au-dessous,

L’Ambassade est à cû quand on parle avec vous,

Ai ! De ce soupir-là, Patron, que vous en semble ?

LAZARILLE.

Il est doux.

GUSMAN.

Il est vrai ; Répondez donc.

STÉPHANIE.

Je tremble.

Pour connaître aisément votre rang glorieux,

Il ne faut qu’un moment regarder dans vos yeux ;

On y remarque un air qui de votre Excellence

Découvre les vertus, et fait voir la naissance ;

Aussi d’un rang si haut je sais trop le pouvoir,

Pour vouloir abuser du bonheur de vous voir ;

Et j’en fais trop d’état pour oser jamais croire

Que d’un honteux amour vous souilliez votre gloire.

Songez, Seigneur, songez que mon rang est trop bas ;

Il vous faut...

GUSMAN.

Mon enfant, je ne l’ignore pas ;

Je sais ce qu’il me faut, mais quoique je le sache,

Pour vous faire m’aimer je me fais une tache.

Mais, beauté printanière, apprenez qu’il m’est doux

D’être noir comme un Diable, et d’être aimé de vous.

STÉPHANIE.

Mais un Ambassadeur vouloir...

GUSMAN.

Point de scrupules.

Souvent les Grands Seigneurs sont les plus ridicules ;

Ainsi donc votre esprit ne doit pas s’alarmer,

De voir mon Excellence avoir pu vous aimer.

STÉPHANIE.

M’aimer ?

GUSMAN.

Oui vous aimer ? votre beauté m’enivre :

Vous me verriez mourir, si je cessais de vivre.

Car, par exemple un homme, oui, je tiens pour certain

Qu’un homme qui se meurt est si près de sa fin,

Qu’il s’en faut peu souvent que la mort ne l’attrape.

Et quand la mort nous tient rarement on échappe.

Partant si vous étiez, insensible pour moi,

Vous me verriez mourir, et sans savoir pourquoi ;

Mais si pour m’obliger vous vouliez vous résoudre,

À m’aimer tant soit peu, nous pourrions en découdre.

Et dès ce même jour l’un et l’autre conjoints

À grossir notre race appliquer tous nos soins.

LAZARILLE, bas.

Quel brutal !

FERDINAND.

Sur ce point...

GUSMAN.

Hibou, dont le cœur gronde,

Taisez-vous.

FERDINAND.

Sur ce point il faut que je réponde.

GUSMAN.

Paix, vous dis-je.

FERDINAND.

Seigneur...

GUSMAN.

C’est trop Seigneurier,

Je suis Ambassadeur, et me veux marier.

LAZARILLE.

Mais, Seigneur, comme père il faut...

GUSMAN.

Monsieur son Plége,

Loin de vous accorder un plus grand privilège,

Je suis votre ennemi si pour lui vous parlez ;

Pour vous, la belle Alix, parlez si vous voulez.

STÉPHANIE.

Un Hymen entre nous a si peu d’apparence,

Que je n’ose, Seigneur, en former l’espérance ;

Vous pouvez, donc prétendre, en me faisant la Cour,

D’attirer des respects, et non pas de l’amour.

Vous m’aimer ? vous, Seigneur, moi qui suis...

GUSMAN.

Esprit cruche,

Nourrisson d’un vieillard qui semble une guenuche,

Après que noblement j’ai dépeint mon ardeur,

N’a-t’elle encore pu pénétrer votre cœur ?

Je vous aime, vous dis-je ; et mon âme abattue

Cède au cruel effort de l’amour qui me tue ;

Et je suis à présent tel que des matelots

Que le destin expose à la merci des flots,

Et qui sur le dos vert du compère Neptune

Pensent journellement établir leur fortune,

Quand par malheur pour eux un vent rude et fatal

Enfle... rompt... calme... brise... enfin je suis fort mal.

Douterez-vous encor que je cherche à vous plaire,

Puis que je vous étale une preuve si claire ?

Et m’alléguerez-vous de vos sottes raisons,

Puis que je vous confonds par des comparaisons ?

STÉPHANIE.

Il suffit, un grand cœur n’est jamais hypocrite ;

Mais, Seigneur, quand je songe à mon faible mérite,

Je crois peu, quelques feux dont vous s’être épris ?

Qu’un esprit si sublime ait pu s’être mépris.

Donc si votre Excellence a pour moi quelque zèle,

Souffrez qu’elle m’en donne une marque plus belle ;

Et cachant ce qu’en vous je dois voir de suspect,

Faites naître un amour qui succède au respect.

Elle sort.

FERDINAND.

Monseigneur, excusez si pour m’être fidèle...

GUSMAN.

Tu peux suivre sa piste, et courir après elle.

FERDINAND.

Mais...

GUSMAN.

Mais...

LAZARILLE.

Et quoi, Seigneur, faut-il ?...

GUSMAN.

Est-ce à ton tout

À me rompre la tête, interprète d’amour ?

FERDINAND.

Comme ami...

GUSMAN.

Comme ami... Sais-tu bien que j’abonde ?...

Sors, te dis-je : Et pour toi, Belzébut te confonde !

Bonjour.

 

 

Scène IV

 

LAZARILLE, FABRICE

 

LAZARILLE.

Quoi donc, cet homme à qui rien n’est égal,

A si peu de vertus et paraît si brutal ?

C’est là ce rare esprit, à qui l’on rend hommage,

Qui d’un grand potentat représente l’Image ?

Et tu m’oses parler d’étouffer mon amour ?

Et tu peux te résoudre à lui faire la Cour ?

Toi, qui m’as dit cent fois que tu hais la bassesse,

Tu peux par complaisance applaudir la faiblesse ?

Sa grandeur t’éblouit, et tu n’aperçois pas,

Qu’avec toute sa pompe il n’a rien que de bas :

Si d’abord j’ai souscrit aux souhaits de ce Rustre,

J’ai cru qu’un rang suprême occupait un illustre ;

Mais je prends de l’audace en quittant mon erreur,

Puis que tout son mérite est d’avoir du bonheur.

Ce cœur farouche...

FABRICE.

Ami, fois un peu moins crédule,

C’est à force d’aimer qu’il paraît ridicule,

Et je vois aisément par un tel procédé,

La violente ardeur dont il est obsédé.

Si tu pouvais l’entendre au moment qu’il s’explique,

Et qu’il parle au profit de la chose publique,

Ton oreille charmée, et tes sens interdits

Deviendraient les garants de ce que je te dis.

 

 

Scène V

 

GUSMAN, LAZARILLE, FABRICE

 

GUSMAN, en habit de Valet.

Monsieur, je viens...

FABRICE.

Tantôt tu me diras le reste.

LAZARILLE.

Quel qu’il soit, à son sort je veux être funeste ;

De cet Ambassadeur je méprise le rang,

Je prétends lui plonger un poignard dans le flanc.

GUSMAN, bas.

Fi !

LAZARILLE.

Qu’il soit généreux, qu’il ait l’esprit sublime ;

Que chacun le respecte, et que chacun l’estime ;

Pour souffrir que ce bras lui devienne fatal,

Il suffit qu’il m’outrage, et qu’il soit mon rival ;

Il verra ce que c’est qu’attaquer Lazarille.

GUSMAN, bas.

Diable, que j’ai bien fait de quitter la Roupille.

FABRICE.

Mais considère, Ami...

LAZARILLE.

Tout est considéré,

Mon voyage à Tolède est déjà différé :

Dans l’état ou je suis je n’ai plus d’autre envie

Que d’assouvir ma rage aux dépens de sa vie ;

Que s’il était ici dans ce même moment,

Je saurais l’immoler à mon ressentiment !

GUSMAN.

Monsieur, ah !

FABRICE.

Ne crains rien.

GUSMAN.

S’il me jette une œillade,

Et qu’il remarque en moi quelques traita d’Ambassade.

FABRICE.

Cède, cède à celui qui combat ton ardeur ;

Souviens-toi que d’Afrique il est Ambassadeur.

Songe...

LAZARILLE.

Pour m’apaiser vainement tu t’efforces,

Loin d’éteindre mon feu tu redoubles ses forces ;

Et si tu n’avais pas la bonté de m’aimer,

C’est toi qui contre lui me devrais animer.

Puis-je en un même jour, sans mourir de tristesse,

Savoir la mort d’un père et perdre une Maîtresse ?

Non, non ; quelques effets qu’il en puisse avenir,

L’Ambassadeur me choque, et je veux l’en punir.

Toi, qui de ce Rival a vu naître la flamme,

Ôte si tu le peux ce dessein de son âme ;

Sinon sa mort est sure, et je te le promets.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

FABRICE, GUSMAN

 

GUSMAN.

Va-t’en au Diable, et n’en reviens jamais.

Peste ! quel avaleur de pois gris ! dans sa bouche

Je ne ferais non plus que ferait une mouche.

FABRICE.

D’un autre stratagème il nous faut essayer :

Car, suivant ma pensée, il vient de t’effrayer,

Et tu ne veux plus être Ambassadeur d’Afrique ?

GUSMAN.

Si fait ?

FABRICE.

À m’obliger, ton soin si fort s’applique ?

GUSMAN.

Et quoi donc !

FABRICE.

Dès ce soir, tu peux donc, cher Valet...

GUSMAN.

Vous souhaiter au Diable, avec l’autre Argoulet.

Que votre esprit est preste aux desseins qu’il se forge !

Qu’au couteau d’un meurtrier j’aille tendre la gorge,

Et que dans un amour qui me touche fort peu,

Quand le cœur vous en dit, je sois mis sur le jeu ;

Nescio vos, Seigneur ; car Gusman n’est pas homme

Qui peur votre plaisir soit content qu’on l’assomme.

Et puis qu’en votre amour vous n’êtes pas plus Grec,

Pour des Ambassadeurs, torchez-en votre bec.

FABRICE.

L’intrigue être si belle, et ne pas la poursuivre !

GUSMAN.

Vouloir obstinément que je cesse de vivre !

FABRICE.

Mais, Gusman...

GUSMAN.

Mais, Monsieur, je ne suis point d’avis

De me faire étriller dessous de beaux habits.

FABRICE.

Quel plaisir peux-tu prendre à commettre ces fautes ?

GUSMAN.

Un plus grand que de voir qu’on me brise les côtes,

Car qui d’un coup mortel me ferait un présent ;

Me ferait ; ce me semble ; un plaisir peu plaisant.

FABRICE.

Au moins sois-moi propice au dessein que j’invente,

De l’Hôte à mon Rival tu connais la servante ?

GUSMAN.

À peu près.

FABRICE.

Tu sais bien si par quelques Louis

On peut charmer ses yeux et les rendre éblouis ;

Et si dans mon dessein je me puis servir d’elle.

GUSMAN.

Préparer de l’argent, c’est une bagatelle ;

On la baise gratis.

FABRICE.

Réponds mieux à mon sens,

Et sois plus favorable à l’ardeur que je sens.

Ma plus pressante envie est de voir Lazarille

Quitter l’Andalousie, et marcher en Castille ;

Tandis que Stéphanie écoutant mes soupirs,

Deviendra plus sensible à mes justes désirs ;

Pour donc précipiter son voyage à Tolède,

Voyons cette servante, et demandons son aide.

Mais avant que Gusman fasse rien de nouveau,

Je veux le faire boire à regorge museau.

GUSMAN.

De quel vin ?

FABRICE.

Du meilleur.

GUSMAN.

Vous avez bien la mine

De me faire avaler de ce casse poitrine,

De ce vin baptisé, que l’on donne aux Laquais,

Qui fait du mal au ventre, et n’enivre jamais.

FABRICE.

Point ; je veux que ce soir tu manges à ma table.

GUSMAN.

Moi !

FABRICE.

Toi.

GUSMAN.

Pour vous servir j’affronterais le Diable.

Allons jeter les yeux sur des mets délicats ;

Et caressons ensemble et les pots et les plats.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HENRIQUEZ, LA SERVANTE

 

LA SERVANTE.

Monsieur, vous voyez bien qu’étant l’heure qu’il est,

On se loge où l’on peut, et non où l’on se plaît :

Dans cette Hôtellerie aucun bouge ne chôme ;

Et je ne pense pas que dans tout le Royaume

On rencontre un Hôtel qui soit plus fréquenté.

Dans un logis si grand un lit seul est resté ;

Des deux que vous voyez, le lit vert est le vôtre.

Un jeune homme habillé repose dessus l’autre.

Il est plein de tristesse, allez au petit pas ;

Et faites s’il se peut qu’il ne s’éveille pas.

HENRIQUEZ.

Puisque dans le lit vert il faut que je repose,

De vos soins cette nuit je ne veux autre chose ;

Emportez la chandelle, et me laissez ici.

LA SERVANTE.

Et vous déshabiller ?

HENRIQUEZ.

N’ayez point ce souci.

LA SERVANTE.

Mais vous ne verrez goutte, et je crains...

HENRIQUEZ.

Il n’importe ;

Laissez-moi seul, vous dis-je, et fermez cette porte.

Surtout, n’oubliez pas d’aller chez Ferdinand.

LA SERVANTE.

Il suffit ; son logis est du nôtre attenant.

Je ne vous promets rien qu’aisément je ne tienne.

HENRIQUEZ.

Il faut du grand matin faire en sorte qu’il vienne ;

Et que de Stéphanie il soit accompagné.

LA SERVANTE.

C’est assez que ce soir vous m’ayez enseigné

Ce qu’il faut faire.

HENRIQUEZ.

Allez.

LA SERVANTE.

J’obéis.

 

 

Scène II

 

HENRIQUEZ, seul

 

La Courrière,

Qui du flambeau des Cieux doit ouvrir la carrière,

Ne se presse pas trop de hâter son retour.

Il faut donc en ce lieu que j’attende le jour ;

Et que dessus ce lit je fasse un petit somme ;

Mais de peur qu’en marchant je n’éveille cet homme,

À ne pas le troubler appliquons notre effort ;

Et cédons au pouvoir du frère de la mort.

 

 

Scène III

 

LAZARILLE, HENRIQUEZ endormis, GUSMAN

 

GUSMAN, faisant l’Esprit.

Peste ! tout tourne, où suis-je ? ô Cambrouse endiablée !

Qui pour quatre Louis rend ma tête troublée ;

Que Lucifer t’emporte, avec ton chien de trou

Qui n’est qu’un engin propre à me rompre le cou !

Je ne puis manier cette lanterne sourde ;

Fallait-il faire Esprit une tête si lourde ?

Loin d’être courageux, je crains une vapeur ;

Et je tremble de peur, de donner de la peur.

Pourtant quoique je fasse, il faut tout entreprendre,

Sinon pour en donner, en tout cas pour en prendre.

Voyons. « Mon fils, ton Père Henriquez de Galas

« Mourut le même jour qu’arriva son trépas :

« Or comme il ne vit plus, et qu’il est sous la tombe,

« De peur que chez : le Diable en peu d’heures il ne tombe,

« Il faut sans balancer que tu partes demain,

« Pour rendre mille écus dérobés de ma main :

« Mais réponds à ma voix : c’est ton Père...

LAZARILLE.

Ah ! mon Père,

Dont le trépas funeste a causé ma misère ;

Demeurez.

GUSMAN, bas.

Quelque sot !

LAZARILLE.

Vous fuyez ?

GUSMAN, bas.

Je fais bien ;

Aussi bien avec toi je ne gagnerais rien.

LAZARILLE.

Pourquoi me fuir ?

GUSMAN, bas.

À tort ton esprit s’embarrasse,

Je fais le même bien que je veux qu’on me fasse ;

Ne m’approche non plus que je veux t’approcher.

LAZARILLE.

Peut-être ici quelqu’un est venu se cacher,

Cherchons.

GUSMAN, bas.

Où faudra-t-il qu’à présent je me niche ?

Si tantôt chaque coup vaut écu, je suis riche ;

Je vais être assommé s’il me peut entrevoir.

LAZARILLE.

Rien ne s’offre à mes yeux que pour me décevoir :

Et dans l’abime affreux où mon malheur me plonge,

Je ne vois rien de vrai que l’image d’un songe ;

Afin que ma douleur puisse un peu s’apaiser,

Encor quelques moments tâchons à reposer ;

Et gardons de causer du trouble aux autres chambres.

Il se rendort.

GUSMAN, à part.

Je ne prétendais pas remporter tous mes membres ;

Et pour m’empêcher d’être Henriquez de Galas,

J’aurais volontiers mis les oreilles à bas.

Qu’un poltron a de peine à donner de la crainte !

Emploi de faire peur, je te prends par contrainte ;

Pourtant tu n’as pas lieu de te plaindre de moi,

Tu veux épouvanter, épouvantable emploi,

Et pour mieux faire voir que ta force est extrême,

Qui te doit exercer s’épouvante lui-même ;

À parler franchement, l’avantage est petit,

D’avoir peu de cervelle et défaire l’Esprit :

Ou plutôt jusqu’ici l’aventure est nouvelle,

De trouver un Esprit qui n’a peint de cervelle.

Cœur poltron, sois cœur brave, et t’arme jusqu’au point

De donner de la peur, et de n’en prendre point.

En faveur de Fabrice, ô cœur, prends cette peine ;

Sois moins cœur de Gusman, que cœur de Capitaine.

Ou bien à ce dormeur fais connaître à son dam

Un cœur de Capitaine en un corps de Gusman :

Me le promets-tu, cœur ? Oui, J’entends ta réponse ;

Déjà le nez m’enfle, et le sourcil m’en fronce ;

Et ta haute assurance assure assurément

Un trembleur qui tremblait d’avoir du tremblement.

Pour la seconde fois faisons peur, « Lazarille,

« Quiconque fait un fils ne fait pas une fille.

« Si bien que je conclus qu’alors que je te fis,

« Ne faisant point de fille, il fallut faire un fils.

« Pour donc à mon repos être utile et prospère,

« Il faut restituer les larcins de ton père ;

« Et partir de Séville à la pointe du jour,

« Pour aller à Tolède établir ton séjour.

« Ton père...

LAZARILLE.

Quoi, mon père ? ah ! si mon fort vous touche.

Pour dire encore un mot, daignez ouvrir la bouche ;

Adoucissez l’ennui dont je suis travaillé ;

Parlez.

GUSMAN, bas.

Adieu le cœur, puisqu’il est éveille.

LAZARILLE.

En quel trouble mon âme est-elle ensevelie ?

Ô bizarre destin ! fort fatal !

GUSMAN, bas.

C’est folie ;

Pour animer mon cœur j’ai beau faire un effort,

Je ne suis point vaillant, si ce n’est quand il dort.

LAZARILLE.

Au moins permettez donc que mon œil se désille :

Et cessez s’il se peut, d’affliger Lazarille.

HENRIQUEZ.

Lazarille, bons Dieux ! ou je suis insensé,

Ou ce nom dans ce lieu vient d’être prononcé.

LAZARILLE.

Voyons-le... Je souhaite une chose impossible.

Qui n’est plus qu’un Esprit ne peut être visible :

Mais à mon triste sort soyez moins endurci,

Et dites pour le moins si vous êtes ici.

HENRIQUEZ.

Oui, j’y suis, Lazarille.

GUSMAN, bas.

Ô surprise effroyable !

Les Enfers pour me perdre ont vomi quelque Diable,

Qui pour venger ma fourbe employant ses efforts,

Châtiera mon esprit aux dépens de mon corps,

Adieu, Gusman.

LAZARILLE.

Suffit : mais soulagez ma peine.

Dites si dans ce lieu c’est moi qui vous amène.

HENRIQUEZ.

Nullement.

GUSMAN, bas.

En effet ; Belzebut, je le croi,

Tu ne viens pas pour lui, tu ne viens que pour moi.

LAZARILLE, trouvant Gusman sous sa main.

Enfin donc ma douleur à votre âme soumise,

De pouvoir vous toucher la faveur m’est permise ;

Je vous tiens.

GUSMAN.

Pauvre Esprit ! où te fourreras-tu ?

LAZARILLE.

Vous voyez Lazarille à vos pieds abattu :

Je veux vous obéir ; rien ne m’est difficile ;

Je sais que vous voulez que je quitte Séville,

J’y consens pour vous plaire, et j’immole en ce jour

L’amour à la nature, et moi-même à l’amour.

HENRIQUEZ.

Quel discours ambigu ?

GUSMAN, bas.

Que le Diable te gratte :

Grâce au bon Jupiter je suis hors de ta patte.

Attrapons quelque coin.

HENRIQUEZ, tenant Gusman.

Je te tiens, mon cher fils.

GUSMAN, bas.

Le plus infortuné de la troupe d’Esprits,

Où t’es-tu là rangé ?

HENRIQUEZ.

Quel ennui te possède ?

Il est vrai que je veux te revoir à Tolède :

Mais loin qu’en tes projets je te veuille trahir,

Obéir à l’amour c’est assez m’obéir.

GUSMAN, bas.

Enfilons la venelle.

LAZARILLE.

Ô fortune prospère !

Obéir à l’amour, c’est vous plaire, mon père ?

HENRIQUEZ.

Sans doute.

GUSMAN, bas.

En quel endroit pourrait être mon trou ?

Si j’ouvre ma lanterne ils me rompront le cou.

Il faut donc se résoudre, ô trop sourde lanterne,

À ne te pas ouvrir, de peur qu’on me discerne.

HENRIQUEZ.

Parle-moi.

LAZARILLE.

Pour répondre à l’amour paternel,

Je dois vous souhaiter un repos éternel ;

Et qu’à mes vœux ardents le Ciel étant propice,

Vous sentiez sa clémence, et non pas sa justice.

HENRIQUEZ.

C’est mal prendre son temps pour ce triste propos.

GUSMAN, bas.

Quelle grêle de coups va tomber sur mon dos !

C’est bien fait, aussi bien je suis trop téméraire :

Et j’eus trop peu d’esprit, quand je le voulus faire.

LAZARILLE.

Touchant les mille écus autrefois mal acquis,

Que de restituer je suis par vous requis ;

Puisque pour être heureux il faut être sans tache,

Et qu’à vous contenter fortement je m’attache,

Votre ombre vagabonde aura droit désormais

De goûter des douceurs qui ne cessent jamais.

HENRIQUEZ.

Il a perdu le sens ; quelle angoisse mortelle !

Depuis quel temps, mon fils, n’as-tu plus de cervelle ?

Hélas !

LAZARILLE.

Si mon esprit vous paraît altéré,

C’est depuis votre mort qu’il est donc égaré ?

HENRIQUEZ.

Ma mort ?

GUSMAN, bas.

D’être rossé je sens approcher l’heure.

HENRIQUEZ.

Je sais que dans mon âge il est temps que je meure.

Nous naissons pour mourir ; mais malgré cette loi

Mon jour n’est pas venu, je vis.

LAZARILLE.

Pardonnez-moi ;

Vous êtes mort, mon père, et la chose est certaine.

GUSMAN, bas.

Pour si peu qu’il est mort ce n’en est pas la peine.

HENRIQUEZ.

Si je suis mort, c’est donc sans m’en apercevoir :

Mais de quelle personne as-tu pu le savoir ?

LAZARILLE.

Je tiens de Dom Raymond cette triste nouvelle.

HENRIQUEZ.

Il faut te détromper : holà de la chandelle.

GUSMAN, bas.

De la chandelle ? hélas ! la feinte va finir

J’ai si bien fait le mort, qu’il le faut devenir.

HENRIQUEZ.

De la clarté, sus donc ! holà ! vite, mon Maître !

Dès que tu me verras, tu sauras me connaître.

LAZARILLE.

Cependant ma frayeur est sans comparaison.

GUSMAN, bas.

S’il faut faire l’Esprit, faisons-le par raison,

Et tâchons d’éviter les coups qu’on nous prépare.

 

 

Scène IV

 

L’HÔTE, LAZARILLE, HENRIQUEZ, GUSMAN

 

L’HÔTE, avec une chandelle.

Pourquoi faire, Messieurs, un si grand tintamarre ?

D’où vient que du sommeil...

GUSMAN, haut.

Mon fils.

L’HÔTE se laisse tomber, et la chandelle s’éteint.

Hélas, mon Dieu !

Quel horrible fantôme est gîté dans ce lieu ?

À moi vite, garçon, de la clarté !

HENRIQUEZ.

Je pâme.

LAZARILLE.

Une peur effroyable a coulé dans mon âme.

L’HÔTE.

Je vois d’autre chandelle.

 

 

Scène V

 

DES GARÇONS, L’HÔTE, HENRIQUEZ, LAZARILLE, GUSMAN

 

L’HÔTE, montrant Gusman.

Ah ! Messieurs, qu’est ceci !

Parlez.

HENRIQUEZ.

Je n’en sais rien.

LAZARILLE.

Je n’en sais rien aussi.

Tout me devient fatal, Ciel quelle est ma misère !

Est-ce en vous que je vois l’ombre de feu mon père.

HENRIQUEZ.

Tu vois ton père en vie.

LAZARILLE.

Hé bien, j’en suis d’accord :

Vous, qui donc êtes-vous ?

GUSMAN.

Je suis ton père mort.

Oui, je suis, ô garçon ! qui de moi voulus naître,

Aussi bien trépassé qu’aucun autre puisse être.

LAZARILLE.

Tout me confond : mon trouble est plus fort que devant ;

Enfin mon père mort, ou mon père vivant,

Si de vous, ou de vous je reçus la naissance,

Donnez-m’en l’un ou l’autre une claire apparence.

HENRIQUEZ.

Dans les traits de ton père envisage les tiens.

GUSMAN.

La mort que j’ai soufferte a changé tous les miens ;

C’est un monstre infernal revêtu de ma forme.

LAZARILLE.

Est-il vrai que je veille, ou si c’est que je dorme ?

HENRIQUEZ.

Tu te laisses surprendre, et ne m’écoutes pas.

LAZARILLE.

Que direz-vous ? mon père a souffert le trépas ;

J’en suis certain.

GUSMAN.

D’accord.

HENRIQUEZ.

En vain donc je te prêche.

GUSMAN, bas.

De rentrer dans mon trou l’un et l’autre m’empêche :

J’en enrage.

LAZARILLE.

Il est temps de finir ma douleur ;

L’un des deux est sans doute, ou Sorcier, ou Voleur.

L’HÔTE.

C’est ma pensée, et l’ombre en a bien l’encolure.

GUSMAN.

Ah ! gros ventre de son, qui me fais une injure,

Malheur sur la maison de qui choque les morts !

LAZARILLE.

Qui des deux soit mon père, excusez mes efforts.

GUSMAN.

À mon secours, mon Maître, on me veut mener pendre.

 

 

Scène VI

 

FABRICE, GUSMAN, LAZARILLE, HENRIQUEZ, L’HÔTE, SES GARÇONS

 

FABRICE.

Ne crains rien, je parais, et je viens te défendre.

LAZARILLE.

Fabrice ! ô juste Ciel !

FABRICE.

C’est Fabrice en effet.

Qui fut de tes amis toujours le plus parfait,

Mais qui cesse de l’être en son malheur extrême,

Puisqu’il trouve un Rival dans un autre soi-même,

Celui qui cette nuit t’a causé de la peur,

Dès hier était d’Afrique un faux Ambassadeur :

C’est Gusman, mon Valet, dont tu vois la figure ;

Qui de ton oncle même imita l’écriture ;

Et qui, pour t’éloigner d’un objet plein d’appas,

De ton père vivant t’annonça le trépas.

LAZARILLE.

Déloyal confident d’une ardeur infinie,

Quoi ! ton cœur en secret brûle pour Stéphanie ?

Tu l’aimes !

HENRIQUEZ.

Stéphanie !

FABRICE.

Oui ; j’en suis amoureux ;

Cette beauté charmante est l’objet de mes vœux.

LAZARILLE.

Je l’aime aussi Fabrice, et je sais qu’elle m’aime ;

Et j’atteste des Dieux la puissance suprême...

HENRIQUEZ.

Point de serments, mon fils ; vous, Fabrice, espérez.

LAZARILLE.

Quoi ! vous voulez ma perte, et vous l’en assurez !

Un père m’opprimer, consentir à ma perte !

Mais, ô Dieux ! j’aperçois Ferdinand qui l’amène.

Qu’est ceci ?

FABRICE.

Juste Ciel !

 

 

Scène VII

 

FERDINAND, STÉPHANIE, LAZARILLE, HENRIQUEZ, GUSMAN, FABRICE

 

HENRIQUEZ.

Approchez, bon Vieillard.

FERDINAND.

Vous ai-je pas, Monsieur, déjà vu quelque part ?

HENRIQUEZ.

Cela se peut.

FERDINAND.

J’ignore en quel lieu ce peut être.

HENRIQUEZ.

Cette moitié d’anneau vous le fera connaître.

FERDINAND.

Il est vrai. C’est donc vous ? J’y dois ajouter foi.

HENRIQUEZ, à Stéphanie.

Ne cherchez désormais votre Père qu’en moi ;

Je le suis, Stéphanie.

FABRICE.

Ô bonheur !

LAZARILLE.

Ô disgrâce !

STÉPHANIE.

Vous, mon Père ?

FERDINAND.

Lui-même.

HENRIQUEZ.

Ah ! que je vous embrasse,

Ma fille ; Lazarille, amortis ton ardeur ;

Au lieu d’une Maîtresse, embrasse aussi ta sœur.

FERDINAND.

Sa sœur ? ah ! je la tiens...

STÉPHANIE.

Quoi ! vous êtes son père ?

LAZARILLE.

Il l’est ; de votre amant je deviens votre frère.

Quel besoin aviez-vous de cacher si longtemps...

HENRIQUEZ.

Ailleurs je t’en dirai les secrets importants.

Ce bon homme sait tout. Cependant de Fabrice,

Ma chère Stéphanie, acceptez le service.

FERDINAND.

Mais ; Monsieur, j’espérais...

HENRIQUEZ.

Il est juste ; espérez...

FERDINAND.

Mon ardeur...

HENRIQUEZ.

M’est connue...

FERDINAND.

Et de plus vous saurez...

HENRIQUEZ.

Il suffit ; Vous verrez que je suis raisonnable.

FERDINAND.

Que plutôt ne te vois-je emporter par le Diable !

Ah ! je suis mort.

GUSMAN.

Fort bien ; notre espoir décevant

Te fait le Vivant Mort, et moi le Mort Vivant. 

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