L’Homme économe (Geoeges FEYDEAU)

Monologue comique dit par Coquelin Cadet.

 

À Pierre Gallinard.

 

 

Oui, adieu mon garçon ! Bien des choses à ta mère. Quand je dis bien des choses... pas trop ! L’exagération, ça ne sert à rien... un peu de choses à ta mère... voilà tout. Oh ! les neveux ! Quels frais inutiles... En voilà un qui voudrait me soutirer de l’argent... pour des dettes, je vous demande un peu ! Dame, qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? On est oncle, n’est-ce pas ! On a certaines obligations... je l’ai emmené à ma caisse, j’ai étalé beaucoup d’argent devant lui, je lui ai dit : « si tu es économe, tu pourras en avoir un jour autant que ça ! » J’ai tout resserré et je lui ai donné de bons conseils ! Il faut bien faire quelque chose pour ses neveux ! Eh bien ! Il n’a pas été content. Alors je lui ai dit : « Ecoute, si je te refuse de l’argent, tu te fâches et nous nous brouillons ; si je t’en prête... ? Tu ne me le rendras pas et nous nous brouillerons également. Eh bien ! J’aime mieux avant qu’après ! » Ça l’a cloué !

Non, mais c’est si simple ! Vous voulez être riche ? Soyez économe ! Je l’ai été toute ma vie, moi ! Aussi, aujourd’hui, j’ai une grosse fortune, je suis très heureux : je me refuse tout. Et quand je mourrai, eh bien ! j’aurai beaucoup d’argent... Enfin, voyons ! ça n’est pas l’idéal, ça ?

Par exemple, il n’y a pas de petites économies. Ainsi, lorsque j’ai une course à faire... je vais toujours à pied, moi ! Et quand je suis pressé, le premier omnibus qui passe, je ne le prends pas !... Seulement je cours après. J’arrive aussi vite et ça ne me coûte pas un radis ! Voilà la fortune !

Tenez ! Quand je me suis marié, ça s’est fait au moyen d’un journal que mon concierge m’avait prêté, je lis qu’une femme riche cherche un époux ; je dis : « voilà mon affaire ! » Je vais voir la femme : elle était borgne. J’ai été enchanté ! Je me suis dit : « Si elle n’a qu’un œil, c’est qu’elle doit être économe ! » Eh bien ! Pas du tout ! Elle m’a déjà donné dix enfants ! C’est comme cela qu’elle comprend l’économie !

D’ailleurs ils sont tous borgnes comme elle ! Aussi, moi qui suis économe, comme ils n’y voient que d’un œil... je leur ai fait mettre un bandeau dessus, comme ça, je suis certain qu’ils ne l’abîmeront pas ! Ils n’y voient plus ; mais, au moins, ils ne seront jamais aveugles. Non, voyez-vous, pour être vraiment père, il faut avoir des enfants !

Enfin, ce qu’il y a de clair, c’est que je ne suis pas un gaspilleur, moi ! Tenez ! L’an dernier, on m’envoie une terrine de foie gras... elle a duré deux mois ! tous les soirs, à table, on se mettait autour, et l’on respirait le parfum ! C’était exquis. Au bout de quinze jours, elle commençait à moisir... nous l’avons grattée avec un couteau. Enfin au bout de deux mois, il n’y avait plus moyen ! Elle était si mauvaise que nous l’avons mangée ! Que voulez-vous ? Nous ne savions plus qu’en faire !

Eh bien ! oui ! C’est plus fort que moi ! Je ne comprend pas qu’on gâche ! Ainsi, j’ai un parent ! Il me met au désespoir, il dépense pour dépenser. Tenez ! Il avait un chien qu’il adorait ! Qu’est-il arrivé ? Il l’a tant bourré qu’il est mort, le chien !... et lui aussi, d’ailleurs ; ils sont morts tous les deux ! Eh bien ! moi, mon chien... il se portait à merveille... il est mort au bout de huit jours... et il n’a pas eu une seule indigestion.

Mon Dieu ! Je comprends très bien que l’on mange beaucoup, mais pas chez soi... Tenez, un bon moyen si vous avez bon appétit, prenez pension à table d’hôte. Là, par exemple, mangez trop ! c’est le même prix : plus vous mangerez, mieux ça vaudra. Au bout de huit jours, l’hôtelier vous fera appeler, vous rendra votre argent et vous offrira une prime si vous voulez aller prendre votre repas chez un confrère ; il vous donnera même des adresses ; je la connais : je l’ai fait cent fois...

Eh bien ! Encore une économie !... Quand vos souliers sont crottés vous payez six sous un commissionnaire, n’est-ce pas ? Naïfs ! Moi, j’attends... et dès que je vois un gogo comme vous qui fait cirer, je fourre mon pied à côté du sien ; le commissionnaire croit que c’est l’autre pied du monsieur et me cire mon soulier ; le monsieur, ahuri, n’ose rien dire, et je les laisse se débrouiller ensemble pour le troisième pied, pendant que je vais rechercher un second gogo pour avoir la paire.

C’est comme au jeu, tenez ! Parce que, avec mes principes d’économie il ne faudrait pas croire que je ne suis pas joueur ! Mais voilà, j’ai ma façon... Quand je vois des gens qui jouent, n’est-ce pas... je ne parie pas sur eux... à moins que ce ne soient des grecs... seulement je me mets derrière eux et je me dis : « tiens, voilà un coup que j’aurais bien joué » et je parie en moi-même... des sommes énormes !... Alors quand je perds, je gagne... je gagne l’argent que je ne perds pas, et j’ai les mêmes émotions que les joueurs... seulement à l’envers, voilà.

Je vous dis, je suis plein de ressources ! Par exemple, encore une chose qui coûte très cher : ce sont les appartements. Eh bien ! moi, j’ai trouvé un remède ! Aux prochaines élections, je me fais nommer député, je donne congé à mon propriétaire et je m’installe en chemin de fer... parcours gratuit sur toutes les lignes ! Vous voyez ici l’économie ! seulement le hic, c’est ma femme et mes gamins. Ah ! Si je pouvais les faire nommer députés ! sans compter que ça vaudrait mieux, les petits sont tous mineurs. On pourrait les empêcher de faire des bêtises. Si toute la Chambre était comme ça, ce serait la sauvegarde de la France.

Ah ! Si je m’écoutais, voyez-vous, je fonderais un cours d’économie sociale et politique et bientôt, dans le monde, il n’y aurait plus que des riches, pas un seul pauvre. J’apprendrais à tirer de l’argent de tout, à épargner tout... On n’épouserait plus que des femmes très riches et l’on n’aurait jamais d’enfants... ce serait la fortune assurée pour les générations à venir.

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