Le Prince travesti (MARIVAUX)

Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens italiens, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 5 février 1724.

 

Personnages

 

LA PRINCESSE DE BARCELONE

HORTENSE

LE PRINCE DE LÉON, sous le nom de Lélio

FRÉDÉRIC, ministre de la Princesse

ARLEQUIN, valet de Lélio

LISETTE, maîtresse d’Arlequin

LE ROI DE CASTILLE, sous le nom d’ambassadeur

UN GARDE DE LA PRINCESSE

FEMMES DE LA PRINCESSE

 

La scène est à Barcelone.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA PRINCESSE et sa SUITE, HORTENSE

 

La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s’arrêtent au milieu du théâtre.

LA PRINCESSE, se retournant vers ses femmes.

Hortense ne vient point, qu’on aille lui dire encore que je l’attends avec impatience.

Hortense entre.

Je vous demandais, Hortense.

HORTENSE.

Vous me paraissez bien agitée, Madame.

LA PRINCESSE, à ses femmes.

Laissez-nous.

 

 

Scène II

 

LA PRINCESSE, HORTENSE

 

LA PRINCESSE.

Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m’est arrivé une grande aventure.

HORTENSE.

Hier au soir en arrivant, quand j’eus l’honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l’étiez avant mon départ.

LA PRINCESSE.

Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n’étais pas ; mais nous avions des témoins, et d’ailleurs vous aviez besoin de repos.

HORTENSE.

Que vous est-il donc arrivé, Madame ? Car je compte que mon absence n’aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi.

LA PRINCESSE.

Non, sans doute. Le sang nous unit ; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère ; mais j’ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses.

HORTENSE.

Moi, Madame, les condamner ! Eh n’est-ce pas un défaut que de n’avoir point de faiblesse ? Que ferions-nous d’une personne parfaite ? À quoi nous serait-elle bonne ? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre cœur, à ses petits besoins ? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements ? Croyez-moi Madame ; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce ; avec cela vous nous ressemblerez un peu ; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie ; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude ?

LA PRINCESSE.

J’aime, voilà ma peine.

HORTENSE.

Que ne dites-vous : J’aime, voilà mon plaisir ? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites.

LA PRINCESSE.

Non, je vous assure ; elle m’embarrasse beaucoup.

HORTENSE.

Mais vous êtes aimée, sans doute ?

LA PRINCESSE.

Je crois voir qu’on n’est pas ingrat.

HORTENSE.

Comment, vous croyez voir ! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme ? Oh ! Madame, il faut que l’amour parle bien clairement et qu’il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez.

LA PRINCESSE.

Je règne ; celui dont il s’agit ne pense pas sans doute qu’il lui soit permis de s’expliquer autrement que par ses respects.

HORTENSE.

Eh bien ! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample ? Car qu’est-ce que c’est que du respect ? L’amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément : Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard ? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l’on veut ?

LA PRINCESSE.

Je n’ose, Hortense, un reste de fierté me retient.

HORTENSE.

Il faudra pourtant bien que ce reste-là s’en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question ?

LA PRINCESSE.

Vous avez entendu parler de Lélio ?

HORTENSE.

Oui, comme d’un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille.

LA PRINCESSE.

Celui qui commandait l’armée l’engagea par mon ordre à venir ici ; depuis qu’il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m’ont pas été moins avantageux que sa valeur ; c’est d’ailleurs l’âme la plus généreuse...

HORTENSE.

Est-il jeune ?

LA PRINCESSE.

Il est dans la fleur de son âge.

HORTENSE.

De bonne mine ?

LA PRINCESSE.

Il me le paraît.

HORTENSE.

Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son cœur ; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c’est cœur pour cœur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons ; dans cet homme-là vous avez d’abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d’armée, ensuite un mari, s’il le faut, et le tout pour vous ; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame ; ce calcul-là mérite attention.

LA PRINCESSE.

Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j’épouse, savez-vous qu’il n’est, à ce qu’il dit, qu’un simple gentilhomme, et qu’il me faut un prince ? Il est vrai que dans nos États le privilège des princesses qui règnent est d’épouser qui elles veulent ; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges.

HORTENSE.

Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l’être, c’est la même chose ; un peu d’attention, s’il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince ; je vous défie d’en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement ; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres ; donnez à vos sujets un souverain vertueux ; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance.

LA PRINCESSE.

Vous avez raison, et vous m’encouragez ; mais, ma chère Hortense, il vient d’arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maître ; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n’épouser qu’un particulier ?

HORTENSE.

Si vous aurez bonne grâce ? Eh ! qui en empêchera ? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce ?

LA PRINCESSE.

Eh bien ! Hortense, je vous en croirai ; mais j’attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio ; souffrez que je vous charge de ce soin-là, et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez.

HORTENSE.

Avec plaisir, Madame ; car j’aime à faire de bonnes actions. À la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément : « Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple ; la Princesse craignait de n’avoir pas bonne grâce en épousant Lélio ; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père. » Voilà ce qu’il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d’heureuse mémoire.

LA PRINCESSE.

Quel fonds de gaieté !... Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants ; vous n’avez été qu’un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d’enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier ; où prendrez-vous votre postérité ?

HORTENSE.

Cela est vrai, je n’y songeais pas, et voilà tout d’un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu’un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être ; car je l’ai tout à fait perdu, et je n’ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m’épousât, il n’y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d’un excellent original, c’était une chose admirable, c’était une passion formée de tout ce qu’on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble ; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d’œil un peu froid ; m’adorant aujourd’hui, m’idolâtrant demain ; plus qu’idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux ; enfin, si l’on avait partagé sa passion entre un million de cœurs, la part de chacun d’eux aurait été fort raisonnable. J’étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n’épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même ; en voilà pour plus que je n’en userai. Je ne craignais qu’une chose, c’est qu’il ne mourût de tant d’amour avant que d’arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j’eus peur qu’il n’expirât de joie. Hélas ! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente ; le second elle devint plus calme, à l’aide d’une de mes femmes qu’il trouva jolie ; le troisième elle baissa à vue d’œil, et le quatrième il n’y en avait plus. Ah ! c’était un triste personnage après cela que le mien.

LA PRINCESSE.

J’avoue que cela est affligeant.

HORTENSE.

Affligeant, Madame, affligeant ! Imaginez-vous ce que c’est que d’être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d’une jeune femme alors. Être aimée d’un homme autant que je l’étais, c’est faire son bonheur et ses délices ; c’est être l’objet de toutes ses complaisances, c’est régner sur lui, disposer de son âme ; c’est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c’est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes ; c’est voir sans cesse qu’on est aimable : ah ! que cela est doux à voir ! le charmant point de vue pour une femme ! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien ! Madame, cet homme dont vous étiez l’idole, concevez qu’il ne vous aime plus ; et mettez-vous vis-à-vis de lui ; la jolie figure que vous y ferez ! Quel opprobre ! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non ; car le dégoût est laconique. L’approchez-vous, il fuit ; vous plaignez-vous, il querelle ; quelle vie ! quelle chute ! quelle fin tragique ! Cela fait frémir l’amour-propre. Voilà pourtant mes aventures ; et si je me rembarquais, j’ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio.

LA PRINCESSE.

Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes.

HORTENSE.

Cela est inutile ; je ne sache qu’un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n’ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j’avais avec moi. L’homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu’il contraignit à prendre la fuite. J’étais presque évanouie ; il vint à moi, s’empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j’aie encore vu. Si je n’avais pas été mariée, je ne sais ce que mon cœur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu’il devint alors ; mais il ne s’agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours ; à la fin je lui marquai que cela m’embarrassait ; j’ajoutai que j’allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre ; mais sans le regarder il s’éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l’homme que j’ai vu m’est toujours resté dans l’esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais ; ainsi mon cœur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous ?

LA PRINCESSE.

C’est un homme à Lélio.

HORTENSE.

Il me vient une idée pour vous ; ne saurait-il pas qui est son maître ?

LA PRINCESSE.

Il n’y a pas d’apparence ; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n’a que de nouveaux domestiques.

HORTENSE.

N’importe, faisons-lui toujours quelque question.

 

 

Scène III

 

LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN

 

Arlequin arrive d’un air désœuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s’en aller.

LA PRINCESSE.

Que cherches-tu, Arlequin ? ton maître est-il dans le palais ?

ARLEQUIN.

Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l’impertinence de mon étourderie ; si j’avais su que votre présence eût été ici, je n’aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne.

LA PRINCESSE.

Tu n’as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maître ?

ARLEQUIN.

Tout juste, vous l’avez deviné, Madame. Depuis qu’il vous a parlé tantôt, je l’ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m’enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir ; il y a ici un si grand tas de chambres, que j’y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi ! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l’argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets ! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n’avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu’on n’ose pas le regarder ; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes ! et moi, qu’est-ce que je suis en comparaison de cela ? Mais n’est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille ?

Hortense rit.

Voilà votre camarade qui rit ; j’aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame ; je salue Votre Grandeur.

LA PRINCESSE.

Arrête, arrête...

HORTENSE.

Tu n’as point dit de sottise ; au contraire, tu me parais de bonne humeur.

ARLEQUIN.

Pardi ! je ris toujours ; que voulez-vous ? je n’ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m’amuse à être gaillard ; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde.

HORTENSE.

Ta condition est-elle bonne ? Es-tu bien avec Lélio ?

ARLEQUIN.

Fort bien : nous vivons ensemble de bonne amitié ; je n’aime pas le bruit, ni lui non plus ; je suis drôle, et cela l’amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m’habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez ; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu’il veut bien que je prenne, et qu’il ne sait pas ; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie.

LA PRINCESSE, à part.

Il est aussi babillard que joyeux.

ARLEQUIN.

Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame ?

HORTENSE.

Non, je n’en sache point de meilleure que celle de ton maître ; car on dit qu’il est grand seigneur.

ARLEQUIN.

Il a l’air d’un garçon de famille.

HORTENSE.

Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est.

ARLEQUIN.

Non, je n’en sais rien, de bonne vérité. Je l’ai rencontré comme il sortait d’une bataille ; je lui fis un petit plaisir ; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué ; je lui répondis : Tant pis. Il me dit : Tu me plais, veux-tu venir avec moi ? Je lui dis : Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait ; il prit encore d’autre monde ; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable ; car parlant par respect, j’ai été près d’un mois sans pouvoir m’asseoir. Ah ! les mauvaises mazettes !

LA PRINCESSE, en riant.

Tu es un historien bien exact.

ARLEQUIN.

Oh ! quand je compte quelque chose, je n’oublie rien ; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l’a trouvé brave homme, elle l’a favorisé de sa faveur ; car on l’appelle favori ; il n’en est pas plus impertinent qu’il l’était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi ; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié ; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu’ils pourront, ils n’en feront pas grand-chose. C’est un drôle de métier que d’avoir un maître ici qui a fait fortune ; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet.

LA PRINCESSE.

Nous n’en apprendrons rien ; allons-nous-en. Adieu, Arlequin.

ARLEQUIN.

Ah ! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d’avoir cet adieu-là...

Quand elles sont parties.

Cette Princesse est une bonne femme ; elle n’a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon ! voilà mon maître.

 

 

Scène IV

 

LÉLIO, ARLEQUIN

 

LÉLIO.

Qu’est-ce que tu fais ici ?

ARLEQUIN.

J’y fais connaissance avec la Princesse, et j’y reçois ses compliments.

LÉLIO.

Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments ? Est-ce que tu l’as vue, la Princesse ? Où est-elle ?

ARLEQUIN.

Nous venons de nous quitter.

LÉLIO.

Explique-toi donc ; que t’a-t-elle dit ?

ARLEQUIN.

Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s’appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s’ils vivaient de leurs rentes ou de celles d’autrui. Moi, je lui ai dit : Que le diable emporte celui qui les connaît ! je ne sais pas quelle mine ils ont, s’ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs : mais que vous aviez l’air d’un enfant d’honnêtes gens. Après cela elle m’a dit : Je vous salue. Et moi je lui ai dit : Vous me faites trop de grâces. Et puis c’est tout.

LÉLIO, à part.

Quel galimatias ! Tout ce que j’en puis comprendre, c’est que la Princesse s’est informée de lui s’il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis ?

ARLEQUIN.

Oui ; cependant je voudrais bien le savoir ; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l’un, pour attraper l’autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi.

LÉLIO, en riant.

Va, va, ne t’embarrasse pas, Arlequin ; tu as bon maître, je t’en assure.

ARLEQUIN.

Vous me payez bien, je n’ai pas besoin d’autre caution ; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi ! au moins vous êtes un bohémien de bon compte.

LÉLIO.

En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois.

ARLEQUIN.

Tenez, d’un autre côté, je m’imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur ; car j’ai entendu dire qu’il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s’ébaudir, et peut-être que c’est un vertigo qui vous a pris aussi.

LÉLIO, à part.

Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par où juges-tu que je pourrais être un prince ? Voilà une plaisante idée ! Est-ce par le nombre des équipages que j’avais quand je t’ai pris ? par ma magnificence ?

ARLEQUIN.

Bon ! belles bagatelles ! tout le monde a de cela ; mais, par la mardi ! personne n’a si bon cœur que vous, et il m’est avis que c’est là la marque d’un prince.

LÉLIO.

On peut avoir le cœur bon sans être prince, et pour l’avoir tel, un prince a plus à travailler qu’un autre ; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu’ils sont dans tous les États. Je suis jeune, c’est une étude qui me sera nécessaire un jour ; voilà mon secret, mon enfant.

ARLEQUIN.

Ma foi ! cette étude-là ne vous apprendra que misère ; ce n’était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu’est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes ? Vous n’apprendrez rien que des pauvretés.

LÉLIO.

C’est qu’ils ne me tromperont plus.

ARLEQUIN.

Cela vous gâtera.

LÉLIO.

D’où vient ?

ARLEQUIN.

Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là. En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez.

LÉLIO, à part les premiers mots.

Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret ; je vais retrouver la Princesse.

ARLEQUIN.

De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine ?

LÉLIO.

Ne sais-tu pas ton chemin ? Tu n’as qu’à traverser cette galerie-là.

 

 

Scène V

 

LÉLIO, seul

 

La Princesse cherche à me connaître, et me confirme dans mes soupçons ; les services que je lui ai rendu ont disposé son cœur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l’ont persuadée que je l’aimais sans oser le dire. Depuis que j’ai quitté les États de mon père, et que je voyage sous ce déguisement pour hâter l’expérience dont j’aurai besoin si je règne un jour, je n’ai fait nulle part un séjour si long qu’ici ; à quoi donc aboutira-t-il ? Mon père souhaite que je me marie, et me laisse le choix d’une épouse. Ne dois-je pas m’en tenir à cette Princesse ? Elle est aimable ; et si je lui plais, rien n’est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaît pas. N’en cherchons donc point d’autre qu’elle ; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m’est pas indifférente ; mais que je l’aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs !

 

 

Scène VI

 

LÉLIO, HORTENSE, UN GARDE

 

LE GARDE, en montrant Lélio.

Le voilà, Madame.

LÉLIO, surpris.

Je connais cette dame-là.

HORTENSE, étonnée.

Que vois-je ?

LÉLIO, s’approchant.

Me reconnaissez-vous, Madame ?

HORTENSE.

Je crois que oui, Monsieur.

LÉLIO.

Me fuirez-vous encore ?

HORTENSE.

Il le faudra peut-être bien.

LÉLIO.

Eh pourquoi donc le faudra-t-il ? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue ?

HORTENSE.

Monsieur, la conversation commence d’une manière qui m’embarrasse ; je ne sais que vous répondre ; je ne saurais vous dire que vous me plaisez.

LÉLIO.

Non, Madame ; je ne l’exige point non plus ; ce bonheur-là n’est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence.

HORTENSE.

Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l’êtes trop, mais de quoi s’agit-il ? Je vous estime, je vous ai une grande obligation ; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons ; vous n’avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse ; que pourriez-vous me vouloir encore ?

LÉLIO.

Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon cœur.

HORTENSE.

Oh ! je vous consolerais mal ; je n’ai point de talents pour être confidente.

LÉLIO.

Vous, confidente, Madame ! Ah ! vous ne voulez pas m’entendre.

HORTENSE.

Non, je suis naturelle ; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence.

LÉLIO.

Eh quoi ! Madame, le chagrin que j’eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments ?

HORTENSE.

Le chagrin que vous eûtes en me quittant ? et à propos de quoi ? Qu’est-ce que c’était que votre tristesse ? Rappelez-m’en le sujet, voyons, car je ne m’en souviens plus.

LÉLIO.

Que ne m’en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j’aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare ?

HORTENSE.

Quoi ! c’est là ce que vous entendiez ? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j’étais dans la meilleure foi du monde.

LÉLIO.

Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage.

HORTENSE, le regardant de côté.

Vous ne m’avez donc point oubliée ?

LÉLIO.

Non, Madame, je ne l’ai jamais pu ; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai ! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra ; mais je vois bien que je me suis trompé.

HORTENSE.

Je me souviens de ce regard-là, par exemple.

LÉLIO.

Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi ?

HORTENSE.

Je pensais apparemment que je vous devais la vie.

LÉLIO.

c’était donc une pure reconnaissance ?

HORTENSE.

J’aurais de la peine à vous rendre compte de cela ; j’étais pénétrée du service que vous m’aviez rendu, de votre générosité ; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l’étais peut-être moi-même ; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner ; il y a des moments où des regards signifient ce qu’ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu’on y met ; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c’est que je me serais bien passée de savoir votre secret.

LÉLIO.

Eh que vous importe de le savoir, puisque j’en souffrirai tout seul ?

HORTENSE.

Tout seul ! ôtez-moi donc mon cœur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même... Que vous dirai-je ? je me méfie de tout.

LÉLIO.

Il est vrai que votre pitié m’est bien due ; j’ai plus d’un chagrin ; vous ne m’aimerez jamais, et vous m’avez dit que vous étiez mariée.

HORTENSE.

Hé bien, je suis veuve ; perdez du moins la moitié de vos chagrins ; à l’égard de celui de n’être point aimé...

LÉLIO.

Achevez, Madame : à l’égard de celui-là ?...

HORTENSE.

Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée... Mais supposons que je vous aime, n’y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l’aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi ? À quoi donc mon amour aboutirait-il ?

LÉLIO.

Il n’aboutira à rien, dès lors qu’il n’est qu’une supposition.

HORTENSE.

J’avais oublié que je le supposais.

LÉLIO.

Ne deviendra-t-il jamais réel ?

HORTENSE, s’en allant.

Je ne vous dirai plus rien ; vous m’avez demandé la consolation de m’ouvrir votre cœur, et vous me trompez ; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez ; laissez-moi garder le mien, si je l’ai encore.

Elle part.

 

 

Scène VII

 

LÉLIO, un moment seul

 

Voici un coup de hasard qui change mes desseins ; il ne s’agit plus maintenant d’épouser la Princesse ; tâchons de m’assurer parfaitement du cœur de la personne que j’aime, et s’il est vrai qu’il soit sensible pour moi.

 

 

Scène VIII

 

LÉLIO, HORTENSE

 

HORTENSE, revient.

J’oubliais à vous informer d’une chose : la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout ; je vous l’apprends de sa part, il en arrivera ce qu’il pourra. Adieu.

LÉLIO, l’arrêtant avec un air et un ton de surprise.

Eh ! de grâce, Madame, arrêtez-vous un instant. Quoi ! la Princesse elle-même vous aurait chargée de me dire...

HORTENSE.

Voilà de grands transports ; mais je n’ai pas charge de les rapporter ; j’ai dit ce que j’avais à vous dire, vous m’avez entendue ; je n’ai pas le temps de le répéter, et je n’ai rien à savoir de vous.

Elle s’en va ; Lélio, piqué, l’arrête.

LÉLIO.

Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse.

HORTENSE, l’arrêtant.

Y songez-vous ? Si elle sait que vous m’aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis.

LÉLIO.

Cette réflexion m’arrête ; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n’a que du trouble.

HORTENSE, d’un air de dépit.

Oh fort cruel ! Vous avez raison de vous fâcher ! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort ! Il doit vous rester de violents chagrins !

LÉLIO, lui baisant la main.

Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu’avec ma vie.

HORTENSE.

Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là ?

LÉLIO.

Que vous les honoriez d’un peu de retour.

HORTENSE.

Je ne veux point, car je n’oserais.

LÉLIO.

Je réponds de tout ; nous prendrons nos mesures, et je suis d’un rang...

HORTENSE.

Votre rang est d’être un homme aimable et vertueux, et c’est là le plus beau rang du monde ; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu ; je ne vous aimerai point, je n’en conviendrai jamais. Qui ? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis ! mon cœur vous ferait là de beaux présents ! Non, Lélio, n’en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne ; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l’obtenir, je ne veux point vous l’accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu’un vient.

LÉLIO l’arrête.

J’obéirai, je me conduirai comme vous voudrez ; je ne vous demande plus qu’une grâce ; c’est de vouloir bien, quand l’occasion s’en présentera, que j’aie encore une conversation avec vous.

HORTENSE.

Prenez-y garde ; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien.

LÉLIO.

Ne me refusez pas.

HORTENSE.

N’abusez point de l’envie que j’ai d’y consentir.

LÉLIO.

Je vous en conjure.

HORTENSE, en s’en allant.

Soit ; perdez-vous donc, puisque vous le voulez.

 

 

Scène IX

 

LÉLIO, seul

 

Je suis au comble de la joie ; j’ai retrouvé ce que j’aimais, j’ai touché le seul cœur qui pouvait rendre le mien heureux ; il ne s’agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la manière dont je m’y prendrai pour m’assurer sa main.

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIC, LÉLIO

 

FRÉDÉRIC.

Puis-je avoir l’honneur de vous dire un mot ?

LÉLIO.

Volontiers, Monsieur.

FRÉDÉRIC.

Je me flatte d’être de vos amis.

LÉLIO.

Vous me faites honneur.

FRÉDÉRIC.

Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d’une chose. Vous savez que le premier secrétaire d’État de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j’aspire à sa place ; dans le rang où je suis ; je n’ai plus qu’un pas à faire pour la remplir ; naturellement elle me paraît due ; il y a vingt-cinq ans que je sers l’État en qualité de conseiller de la Princesse ; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu’elle pense à moi ; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous.

LÉLIO, le regardant d’un air aisé.

Vous y dites donc beaucoup de bien de moi ?

FRÉDÉRIC.

Assurément.

LÉLIO.

Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela.

FRÉDÉRIC.

Je vous le répète encore. D’où vient que vous me tenez ce discours ?

LÉLIO, après l’avoir examiné.

Oui, vous soutenez cela à merveille ; l’admirable homme de cour que vous êtes !

FRÉDÉRIC.

Je ne vous comprends pas.

LÉLIO.

Je vais m’expliquer mieux. C’est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu’un honnête homme, pour l’obtenir, s’abaisse jusqu’à trahir ses sentiments.

FRÉDÉRIC.

Jusqu’à trahir mes sentiments ! Et par où jugez-vous que l’amitié dont je vous parle ne soit pas vraie ?

LÉLIO.

Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal ; il n’y a que l’artifice dont vous vous servez que je condamne.

FRÉDÉRIC.

Je vois bien que quelqu’un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi.

LÉLIO.

C’est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis ; et quoiqu’elle ne m’en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J’ignore si vous avez craint la confiance dont elle m’honore ; mais depuis que je suis ici, vous n’avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s’enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d’en prendre. Oh ! si vous appelez cela de l’amitié, vous en avez beaucoup pour moi ; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition.

FRÉDÉRIC, d’un ton sérieux.

Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l’État m’a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu’on ne se repentît de vous avancer trop ; je vous ai cru suspect et dangereux ; voilà la vérité.

LÉLIO.

Parbleu ! vous me charmez de me parler ainsi ! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d’être dangereux pour l’État ? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense ; il me servira d’exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l’imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu’on ne m’avançât, parce que vous me croyez un espion ; et moi je craindrais qu’on ne vous fît ministre, parce que je ne crois pas que l’État y gagnât ; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m’en louez-vous pas aussi ?

FRÉDÉRIC.

Vous êtes fâché.

LÉLIO.

Non, en homme d’honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous.

FRÉDÉRIC.

Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j’ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre.

LÉLIO.

Vous n’y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l’État, il faudrait travailler à vous faire ministre.

FRÉDÉRIC.

Vous refusez l’offre que je vous fais !

LÉLIO.

Un espion devenir votre gendre ! Votre fille devenir la femme d’un aventurier ! Ah ! je vous demande grâce pour elle ; j’ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition ; c’est trop aimer la fortune.

FRÉDÉRIC.

Je crois offrir ma fille à un homme d’honneur ; et d’ailleurs vous m’accusez d’un plaisant crime, d’aimer la fortune ! Qui est-ce qui n’aimerait pas à gouverner ?

LÉLIO.

Celui qui en serait digne.

FRÉDÉRIC.

Celui qui en serait digne ?

LÉLIO.

Oui, et c’est l’homme qui aurait plus de vertu que d’ambition et d’avarice. Oh cet homme-là n’y verrait que de la peine.

FRÉDÉRIC.

Vous avez bien de la fierté.

LÉLIO.

Point du tout, ce n’est que du zèle.

FRÉDÉRIC.

Ne vous flattez pas tant ; on peut tomber de plus haut que vous n’êtes, et la Princesse verra clair un jour.

LÉLIO.

Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent ; il n’est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l’heure.

 

 

Scène XI

 

LÉLIO, FRÉDÉRIC, LA PRINCESSE

 

LA PRINCESSE.

Je vous cherchais, Lélio. Vous êtes de ces personnes que les souverains doivent s’attacher ; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j’espère que vous accepterez l’emploi de mon premier secrétaire d’État, que je vous offre.

LÉLIO.

Vos bontés sont infinies, Madame ; mais mon métier est la guerre.

LA PRINCESSE.

Vous faites mieux qu’un autre tout ce que vous voulez faire ; et quand votre présence sera nécessaire à l’armée, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables : ce que vous ferez n’est pas sans exemple dans cet État.

LÉLIO.

Madame, vous avez d’habiles gens ici, d’anciens serviteurs, à qui cet emploi convient mieux qu’à moi.

LA PRINCESSE.

La supériorité de mérite doit l’emporter en pareil cas sur l’ancienneté de services ; et d’ailleurs Frédéric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n’y étiez pas ; mais il m’est affectionné, et je suis sûre qu’il se soumet de bon cœur au choix qui m’a paru le meilleur. Frédéric, soyez ami de Lélio ; je vous le recommande. Frédéric fait une profonde révérence ; la Princesse continue. C’est aujourd’hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l’usage me donne aujourd’hui une fête que je vais voir. Lélio, donnez-moi la main pour m’y conduire ; vous y verra-t-on, Frédéric ?

FRÉDÉRIC.

Madame, les fêtes ne me conviennent plus.

 

 

Scène XII

 

FRÉDÉRIC, seul

 

Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là, ma chute est sûre... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d’où il vient, m’arrache le ministère, le fruit de trente années de travail !... Quel coup de malheur ! je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n’en saurais douter, c’est l’amour qui a nommé ce ministre-là : oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l’histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l’ambassadeur du roi de Castille, dont j’ai la confiance ? Voici le valet de cet aventurier ; tâchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérêts, il pourra m’être utile.

 

 

Scène XIII

 

FRÉDÉRIC, ARLEQUIN

 

Il entre en comptant de l’argent dans son chapeau.

FRÉDÉRIC.

Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche ?

ARLEQUIN.

Chut ! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J’en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller ; n’est-ce pas trois sols que je perds ?

FRÉDÉRIC.

Cela est juste.

ARLEQUIN

Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec !

FRÉDÉRIC.

Quoi ! tu jures pour trois sols de perte ! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole.

ARLEQUIN.

Le brave conseiller que vous êtes !

Il saute.

Hi ! hi ! Vous méritez bien une cabriole.

FRÉDÉRIC.

Te voilà de meilleure humeur.

ARLEQUIN.

Quand j’ai dit que le diable emporte les fripons ; je ne vous comptais pas, au moins.

FRÉDÉRIC.

J’en suis persuadé.

ARLEQUIN, recomptant son argent.

Mais il me manque toujours trois sols.

FRÉDÉRIC.

Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole.

ARLEQUIN.

Il y a bien des trois sols dans une pistole ! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau.

FRÉDÉRIC.

Je vois bien qu’il t’en faut encore une autre.

ARLEQUIN.

Ho ! ho ! deux cabrioles.

FRÉDÉRIC.

Aimes-tu l’argent ?

ARLEQUIN.

Beaucoup.

FRÉDÉRIC.

Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune ?

ARLEQUIN.

Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience.

FRÉDÉRIC.

Écoute ; j’ai bien peur que la faveur de ton maître ne soit pas longue ; elle est un grand coup de hasard.

ARLEQUIN.

C’est comme s’il avait gagné aux cartes.

FRÉDÉRIC.

Le connais-tu ?

ARLEQUIN.

Non, je crois que c’est quelque enfant trouvé.

FRÉDÉRIC.

Je te conseillerais de t’attacher à quelqu’un de stable ; à moi, par exemple.

ARLEQUIN.

Ah ! vous avez l’air d’un bon homme ; mais vous êtes trop vieux.

FRÉDÉRIC.

Comment, trop vieux !

ARLEQUIN.

Oui, vous mourrez bientôt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié.

FRÉDÉRIC.

J’espère que tu ne seras pas bon prophète ; mais je puis te faire beaucoup de bien en très peu de temps.

ARLEQUIN.

Tenez, vous avez raison ; mais on sait bien ce qu’on quitte, et l’on ne sait pas ce que l’on prend. Je n’ai point d’esprit ; mais de la prudence, j’en ai que c’est une merveille ; et voilà comme je dis : Un homme qui se trouve bien assis, qu’a-t-il besoin de se mettre debout ? J’ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout ; cela n’est-il pas magnifique ?

FRÉDÉRIC.

Tu me cites là de beaux avantages ! Je ne prétends pas que tu t’attaches à moi pour être mon domestique ; je veux te donner des emplois qui t’enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien.

ARLEQUIN.

Oh ! dame ! ma prudence dit que vous avez raison ; je suis debout, et vous me faites asseoir ; cela vaut mieux.

FRÉDÉRIC.

Il n’y a point de comparaison.

ARLEQUIN.

Pardi ! vous me traitez comme votre enfant ; il n’y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille ! voilà une pleine boutique de vivres, d’argent et de friandises ; par la sanguenne, vous m’aimez beaucoup, pourtant !

FRÉDÉRIC.

Oui, ta physionomie me plaît, je te trouve un bon garçon.

ARLEQUIN.

Oh ! pour cela, je suis drôle comme un coffre ; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble ; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j’ai hâte d’être riche et bien aise.

FRÉDÉRIC.

Ils te sont assurés, te dis-je ; mais il faut que tu me rendes un petit service ; puisque tu te donnes à moi, tu n’en dois pas faire de difficulté.

ARLEQUIN.

Je vous regarde comme mon père.

FRÉDÉRIC.

Je ne veux de toi qu’une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio ; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d’autres qui le décèlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement ; et en attendant que je te récompense entièrement voilà par avance de l’argent que je te donne encore.

ARLEQUIN.

Avancez-moi encore la fille ; nous la rabattrons sur le reste.

FRÉDÉRIC.

On ne paie un service qu’après qu’il est rendu, mon enfant ; c’est la coutume.

ARLEQUIN.

Coutume de vilain que cela !

FRÉDÉRIC.

Tu n’attendras que trois semaines.

ARLEQUIN.

J’aime mieux vous faire mon billet comme quoi j’aurai reçu cette fille à compte ; je ne plaiderai pas contre mon écrit.

FRÉDÉRIC.

Tu me serviras de meilleur courage en l’attendant. Acquitte-toi d’abord de ce que je te dis ; pourquoi hésites-tu ?

ARLEQUIN.

Tout franc, c’est que la commission me chiffonne.

FRÉDÉRIC.

Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir !

ARLEQUIN.

Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n’ai rien à lui dire ; mais, tenez, j’ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon ; car qu’est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maître, là ?

FRÉDÉRIC.

C’est une simple curiosité qui me prend.

ARLEQUIN.

Hom... il y a de la malice là-dessous ; vous avez l’air d’un sournois ; je m’en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien.

FRÉDÉRIC.

Que te mets-tu donc dans l’esprit ? Tu n’y songes pas, Arlequin.

ARLEQUIN, d’un ton triste.

Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n’a pas plus d’honneur qu’il lui en faut, et qui aime les filles. J’ai bien de la peine à m’empêcher d’être un coquin ; faut-il que l’honneur me ruine, qu’il m’ôte mon bien, mes emplois et une jolie fille ? Par la mardi, vous êtes bien méchant, d’avoir été trouver l’invention de cette fille.

FRÉDÉRIC, à part.

Ce butor-là m’inquiète avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d’être si longtemps à prendre ton parti ? D’où vient ton scrupule ? De quoi s’agit-il ? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d’un homme inconnu, qui demain tombera peut-être, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t’offre la fortune, et que tu la perds ?

ARLEQUIN.

Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur ; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n’est qu’une guenon ; vos emplois, de la marchandise de chien ; voilà mon dernier mot, et je m’en vais tout droit trouver la Princesse et mon maître ; peut-être récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l’amour de ma bonne conscience.

FRÉDÉRIC.

Comment ! tu vas trouver la Princesse et ton maître ! Et d’où vient ?

ARLEQUIN.

Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise.

FRÉDÉRIC.

Misérable ! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer ?

ARLEQUIN.

Bon, quand on n’a point d’honneur, est-ce qu’il faut avoir de la réputation ?

FRÉDÉRIC.

Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras ; m’entends-tu bien ?

ARLEQUIN, se moquant.

Brrrr ! ma vie n’a jamais servi de caution ; je boirai encore bouteille trente ans après votre trépassement. Vous êtes vieux comme le père à trétous, et moi je m’appelle le cadet Arlequin. Adieu.

FRÉDÉRIC, outré.

Arrête, Arlequin ; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler ; c’est toi-même que je te conjure d’épargner, en te priant de sauver mon honneur ; encore une fois ; arrête, la situation d’esprit où tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence.

ARLEQUIN, comme transporté.

Comment ! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l’encontre de moi pour m’offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols : est-ce que cela se fait ? Moi, je prends cela, parce que je suis honnête, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d’autres pistoles que j’ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné le cœur d’un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bâton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maître, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu’on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse ; cela se peut-il souffrir ?

FRÉDÉRIC.

Doucement, Arlequin ; quelqu’un peut venir ; j’ai tort mais finissons ; j’achèterai ton silence de tout ce que tu voudras ; parle, que me demandes-tu ?

ARLEQUIN.

Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde.

FRÉDÉRIC.

Dis ce que tu veux ; tes longueurs me tuent.

ARLEQUIN, réfléchissant.

Pourtant, ce que c’est que d’être honnête homme ! Je n’ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous ! Allons, présentez-moi votre requête, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait ; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous êtes Arlequin.

FRÉDÉRIC, à part.

Je ne sais où j’en suis. Quand je nierais le fait, c’est un homme simple qu’on n’en croira que trop sur une infinité d’autres présomptions, et la quantité d’argent que je lui ai donné prouve encore contre moi.

À Arlequin.

Finissons, mon enfant, que te faut-il ?

ARLEQUIN.

Oh tout bellement ; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j’étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi ; à cette heure que c’est vous qui l’êtes, je veux prendre ma revanche.

FRÉDÉRIC soupire.

Ah je suis perdu !

ARLEQUIN, à part.

Il me fait pitié. Allons, consolez-vous ; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot ; il n’y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous.

FRÉDÉRIC.

Tu n’as qu’à dire.

ARLEQUIN.

Avez-vous encore de cet argent jaune ?J’aime cette couleur-là ; elle dure plus longtemps qu’une autre.

FRÉDÉRIC.

Voilà tout ce qui m’en reste.

ARLEQUIN.

Bon ; ces pistoles-là, c’est pour votre pénitence de m’avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois.

FRÉDÉRIC.

Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu’en quittant ton maître.

ARLEQUIN.

J’aurai un commis ; et pour l’argent qu’il m’en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an.

FRÉDÉRIC.

Soit, tu seras content ; mais me promets-tu de te taire ?

ARLEQUIN.

Touchez là ; c’est marché fait.

FRÉDÉRIC.

Tu ne te repentiras pas de m’avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m’en vais tranquille.

ARLEQUIN, le rappelant.

St st st st st...

FRÉDÉRIC, revenant.

Que me veux-tu ?

ARLEQUIN.

Et à propos, nous oublions cette jolie fille.

FRÉDÉRIC.

Tu dis que c’est une guenon.

ARLEQUIN.

Oh j’aime assez les guenons.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! je tâcherai de te la faire avoir.

ARLEQUIN.

Et moi, je tâcherai de me taire.

FRÉDÉRIC.

Puisqu’il te la faut absolument, reviens me trouver tantôt ; tu la verras.

À part.

Peut-être me le débauchera-t-elle mieux que je n’ai su faire.

ARLEQUIN.

Je veux avoir son cœur sans tricherie.

FRÉDÉRIC.

Sans doute ; sortons d’ici.

ARLEQUIN.

Dans un quart d’heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prête.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISETTE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Mon bijou, j’ai fait une offense envers vos grâces, et je suis d’avis de vous en demander pardon, pendant que j’en ai la repentance.

LISETTE.

Quoi ! un si joli garçon que vous est-il capable d’offenser quelqu’un ?

ARLEQUIN.

Un aussi joli garçon que moi ! Oh ! cela me confond ; je ne mérite pas le pain que je mange.

LISETTE.

Pourquoi donc ? Qu’avez-vous fait ?

ARLEQUIN.

J’ai fait une insolence ; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m’en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes ? dites-moi sans façon ; faites-moi bien de la honte, ne m’épargnez pas.

LISETTE.

Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux ; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit.

ARLEQUIN, s’agenouillant.

M’amie, vous n’êtes point assez rude, mais je sais mon devoir.

LISETTE.

Levez-vous donc, mon cher ; je vous ai déjà pardonné.

ARLEQUIN.

Écoutez-moi ; j’ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j’ai dit... le reste est si gros qu’il m’étrangle.

LISETTE.

Vous avez dit ?...

ARLEQUIN.

J’ai dit que vous n’étiez qu’une guenon.

LISETTE, fâchée.

Pourquoi donc m’aimez-vous, si vous me trouvez telle ?

ARLEQUIN, pleurant.

Je confesse que j’en ai menti.

LISETTE.

Je me croyais plus supportable ; voilà la vérité.

ARLEQUIN.

Ne vous ai-je pas dit que j’étais un misérable ? Mais, m’amour, je n’avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois...

LISETTE.

Comment ! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là ? Vous ne m’aviez jamais vue ?

ARLEQUIN.

Pas seulement le bout de votre nez.

LISETTE.

Eh ! mon cher Arlequin, je ne suis plus fâchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent ?

ARLEQUIN.

Vous êtes délicieuse.

LISETTE.

Eh bien ! vous ne m’avez pas insultée ; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l’amour que vous avez pour moi ? Allez, mon ami, ne songez plus à cela.

ARLEQUIN.

Quand je vous regarde, je me trouve si sot !

LISETTE.

Tant mieux, je suis bien aise que vous m’aimiez ; car vous me plaisez beaucoup, vous.

ARLEQUIN, charmé.

Oh ! oh ! oh ! vous me faites mourir d’aise.

LISETTE.

Mais, est-il bien vrai que vous m’aimiez ?

ARLEQUIN.

Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime ?... Cela est si gros, que je n’en sais pas le compte.

LISETTE.

Vous voulez m’épouser ?

ARLEQUIN.

Oh ! je ne badine point ; je vous recherche honnêtement, par-devant notaire.

LISETTE.

Vous êtes tout à moi ?

ARLEQUIN.

Comme un quarteron d’épingles que vous auriez acheté chez le marchand.

LISETTE.

Vous avez envie que je sois heureuse ?

ARLEQUIN.

Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie : manger, boire et dormir, voilà l’ouvrage que je vous souhaite.

LISETTE.

Eh bien ! mon ami, il faut que je vous avoue une chose ; j’ai fait tirer mon horoscope il n’y a pas plus de huit jours.

ARLEQUIN.

Oh ! oh !

LISETTE.

Vous passâtes dans ce moment-là, et on me dit : Voyez-vous ce joli brunet qui passe ? il s’appelle Arlequin.

ARLEQUIN.

Tout juste.

LISETTE.

Il vous aimera.

ARLEQUIN.

Ah ! l’habile homme !

LISETTE.

Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu ; il refusera d’abord de le faire, parce qu’il s’imaginera que cela ne serait pas bien ; mais vous obtiendrez de lui ce qu’il aura refusé au seigneur Frédéric ; et de là, s’ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu’on m’a prédit. Vous m’aimez déjà, vous voulez m’épouser ; la prédiction est bien avancée ; à l’égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c’est ; mais vous savez bien ce qu’il vous a dit ; quant à moi, il m’a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez.

ARLEQUIN, étonné.

Cela est admirable ! je vous aime, cela est vrai ; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m’a proposé d’être un fripon ; je n’ai pas voulu l’être, et pourtant vous verrez qu’il faudra que j’en passe par là ; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d’arriver.

LISETTE.

Prenez garde : on ne m’a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie ; on m’a seulement prédit que vous croiriez que c’en serait une.

ARLEQUIN.

Je l’ai cru, et apparemment je me suis trompé.

LISETTE.

Cela va tout seul.

ARLEQUIN.

Je suis un grand nigaud ; mais, au bout du compte, cela avait la mine d’une friponnerie, comme j’ai la mine d’Arlequin ; je suis fâché d’avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric ; je lui ai fait donner tout son argent ; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution ; je ne devinais pas qu’il y avait une prédiction qui me donnait le tort.

LISETTE.

Sans doute.

ARLEQUIN.

Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse.

LISETTE.

Oh ! gardez ce que vous avez reçu.

ARLEQUIN.

Cet argent-là m’était dû comme une lettre de change ; si j’allais le rendre, cela gâterait l’horoscope, et il ne faut pas aller à l’encontre d’un astrologue.

LISETTE.

Vous avez raison. Il ne s’agit plus à présent que d’obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise.

ARLEQUIN.

Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m’embrasse plus de lui, la prédiction m’a transporté à vous, elle sait bien ce qu’elle fait, il ne m’appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m’en gausse, le vent me pousse, il faut que j’aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise.

LISETTE, riant.

L’astrologue n’a pas parlé de cet article-là.

ARLEQUIN.

Il l’aura peut-être oublié.

LISETTE.

Apparemment ; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui.

ARLEQUIN.

Voilà mon maître ; je dois être encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu’il fera, et je vais voir s’il n’a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m’attendre chez le seigneur Frédéric.

LISETTE.

Ne tardez pas.

 

 

Scène II

 

LÉLIO, ARLEQUIN

 

Lélio arrive rêveur, sans voir Arlequin qui se retire à quartier. Lélio s’arrête sur le bord du théâtre en rêvant.

ARLEQUIN, à part.

Il ne me voit pas. Voyons sa pensée.

LÉLIO.

Me voilà dans un embarras dont je ne sais comment me tirer.

ARLEQUIN, à part.

Il est embarrassé.

LÉLIO.

Je tremble que la Princesse, pendant la fête, n’ait surpris mes regards sur la personne que j’aime.

ARLEQUIN, à part.

Il tremble à cause de la Princesse... tubleu !... ce frisson-là est une affaire d’État... vertuchoux !

LÉLIO.

Si la Princesse vient à soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dérobera, et peut-être fera-t-elle pis.

ARLEQUIN, à part.

Oh ! oh !... la dérobera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille ! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue.

LÉLIO.

J’aurais besoin d’une entrevue.

ARLEQUIN, à part.

Qu’est-ce que c’est qu’une entrevue ? Je crois qu’il parle latin... Le pauvre homme ! il me fait pitié pourtant ; car peut-être qu’il en mourra ; mais l’horoscope le veut. Cependant si j’avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler.

Il retourne dans le fond du théâtre et de là il accourt comme s’il arrivait, et dit :

Ah ! mon cher maître !

LÉLIO.

Que me veux-tu ?

ARLEQUIN.

Je viens vous demander ma petite fortune.

LÉLIO.

Qu’est-ce que c’est que cette fortune ?

ARLEQUIN.

C’est que le seigneur Frédéric m’a promis tout plein mes poches d’argent, si je lui contais un peu ce que vous êtes, et tout ce que je sais de vous ; il m’a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience ; ce que j’en dis, ce n’est que par manière de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu’il demande ? Vous savez que je suis pauvre ; l’argent qui m’en viendra, je le mettrai en rente ou je le prêterai à usure.

LÉLIO.

Que Frédéric est lâche ! Mon enfant, je pardonne à ta simplicité le compliment que tu me fais. Tu as de l’honneur à ta manière, et je ne vois nul inconvénient pour moi à te laisser profiter de la bassesse de Frédéric. Oui, reçois son argent ; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t’ai dit que j’étais, et ce que tu sais.

ARLEQUIN.

Votre foi ?

LÉLIO.

Fais ; j’y consens.

ARLEQUIN.

Ne vous gênez point, parlez-moi sans façon ; je vous laisse la liberté ; rien de force.

LÉLIO.

Va ton chemin, et n’oublie pas surtout de lui marquer le souverain mépris que j’ai pour lui.

ARLEQUIN.

Je ferai votre commission.

LÉLIO.

J’aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, seul

 

Quand on a un peu d’esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maître sans lui en demander honnêtement le privilège. À cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins... Mais voilà cette Princesse avec sa camarade.

 

 

Scène IV

 

LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN

 

LA PRINCESSE, à Arlequin.

Il me semble avoir vu de loin ton maître avec toi.

ARLEQUIN.

Il vous a semblé la vérité, Madame ; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire.

LA PRINCESSE.

Va le chercher, et dis-lui que j’ai à lui parler.

ARLEQUIN.

J’y cours, Madame.

Il va et revient.

Si je ne le trouve pas, qu’est-ce que je lui dirai ?

LA PRINCESSE.

Il ne peut pas encore être loin, tu le trouveras sans doute.

ARLEQUIN, à part.

Bon, je vais tout d’un coup chercher le seigneur Frédéric.

 

 

Scène V

 

LA PRINCESSE, HORTENSE

 

LA PRINCESSE.

Ma chère Hortense, apparemment que ma rêverie est contagieuse ; car vous devenez rêveuse aussi bien que moi.

HORTENSE.

Que voulez-vous, Madame ? Je vous vois rêver, et cela me donne un air pensif ; je vous copie de figure.

LA PRINCESSE.

Vous copiez si bien, qu’on s’y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille ; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l’aime, un homme à qui j’ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect ; cela est bien froid.

HORTENSE.

Mais, Madame, ordinairement le respect n’est ni chaud ni froid ; je ne lui ai pas dit crûment : La Princesse vous aime ; il ne m’a pas répondu crûment : J’en suis charmé ; il ne lui a pas pris des transports ; mais il m’a paru pénétré d’un profond respect. J’en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place.

LA PRINCESSE.

Vous êtes femme d’esprit ; lui avez vous senti quelque surprise agréable ?

HORTENSE.

De la surprise ? Oui, il en a montré ; à l’égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu’il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu’on le devinât ; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui.

LA PRINCESSE, souriant d’un air forcé.

Vous êtes fort contente de lui, Hortense ; N’y aurait-il rien d’équivoque là-dessous ? Qu’est-ce que cela signifie ?

HORTENSE.

Ce que signifie je suis contente de lui ? Cela veut dire... En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui ; on ne saurait expliquer cela qu’en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement ? Je suis satisfaite de ce qu’il m’a répondu sur votre chapitre ; l’aimez-vous mieux de cette façon-là ?

LA PRINCESSE.

Cela est plus clair.

HORTENSE.

C’est pourtant la même chose.

LA PRINCESSE.

Ne vous fâchez point ; je suis dans une situation d’esprit qui mérite un peu d’indulgence. Il me vient des idées fâcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout ; je crois que j’ai été jalouse de vous, oui de vous-même, qui êtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l’avez. Vous êtes aimable, Lélio l’est aussi ; vous vous êtes vu tous deux ; vous m’avez fait un rapport de lui qui n’a pas rempli mes espérances ; je me suis égarée là-dessus ; j’ai vu mille chimères ; vous étiez déjà ma rivale. Qu’est-ce que c’est que l’amour, ma chère Hortense ! Où est l’estime que j’ai pour vous, la justice que je dois vous rendre ? Me reconnaissez-vous ? Ne sont-ce pas là les faiblesses d’un enfant que je rapporte ?

HORTENSE.

Oui ; mais les faiblesses d’un enfant de votre âge sont dangereuses, et je voudrais bien n’avoir rien à démêler avec elles.

LA PRINCESSE.

Écoutez ; je n’ai pas tant de tort ; tantôt pendant que nous étions à cette fête, Lélio n’a presque regardé que vous, vous le savez bien.

HORTENSE.

Moi, Madame ?

LA PRINCESSE.

Hé bien, vous n’en convenez pas ; cela est mal entendu, par exemple ; il semblerait qu’il y a du mystère ; n’ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n’osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute ?... Vous ne me répondez pas ?

HORTENSE.

C’est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j’ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse ; cependant je n’y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire ; si je me tais, c’est du mystère ; si je parle, autre mystère ; enfin je suis mystère depuis les pieds jusqu’à la tête. En vérité, je n’ose pas me remuer ; j’ai peur que vous n’y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vôtre, Madame ! Je n’en ai jamais vu de cette humeur-là.

LA PRINCESSE.

Encore une fois, je me condamne ; mais vous n’êtes pas mon amie pour rien ; vous êtes obligée de me supporter ; j’ai de l’amour, en un mot, voilà mon excuse.

HORTENSE.

Mais, Madame, c’est plus mon amour que le vôtre ; de la manière dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous ; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence ? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m’appartient pas ; peut-on de fardeau plus ingrat ?

LA PRINCESSE, d’un air sérieux.

Hortense, je vous croyais plus d’attachement pour moi ; et je ne sais que penser, après tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l’aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaît trop ; je n’y comprends rien ; on dirait presque que vous en avez peur.

HORTENSE.

Ah la désagréable situation ! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté ! Que faudra-t-il donc que je devienne ? Les remarques me suivent, je n’y saurais tenir ; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fâcherai en parlant, toujours je vous fâcherai en ne disant mot : je ne saurais donc me corriger ; voilà une querelle fondée pour l’éternité ; le moyen de vivre ensemble, j’aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rêveuse ; après cela il faut que je m’explique. Lélio m’a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m’estimez, vous me croyez fourbe ; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l’orage, vous mettez tout ensemble, je m’y perds, la tête me tourne, je ne sais où je suis ; je quitte la partie, je me sauve, je m’en retourne ; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse.

LA PRINCESSE, la caressant.

Non, ma chère Hortense, vous ne me quitterez point ; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m’aimiez ; j’abjure toutes mes faiblesses ; vous êtes mon amie, je suis la vôtre, et cela durera toujours.

HORTENSE.

Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez ; laissez-moi partir ; comptez que je le fais pour le mieux.

LA PRINCESSE.

Non, ma chère ; je vais faire arrêter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens ; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu’avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble ; voilà tous les voyages que vous ferez ; point de mutinerie ; je n’en rabattrai rien. À l’égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera.

HORTENSE.

Moi, voir Lélio, Madame ! Et si Lélio me regarde ? il a des yeux. Et si je le regarde ? j’en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas ? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d’un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite ? les fermerai-je ? les détournerai-je ? Voilà tout ce qu’on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D’ailleurs, s’il a toujours ce profond respect qui n’est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore : Cela est bien froid ; comme si je n’avais qu’à lui dire : Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d’être aveugle, sourde et muette ; je ne serais peut-être pas encore à l’abri de votre chicane.

LA PRINCESSE.

Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur ; je vous connais : vous êtes bonne, mais impatiente ; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd’hui.

HORTENSE.

Souffrez que je m’éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence ; n’est-ce pas la même chose ?

LA PRINCESSE.

Ne m’en parlez plus, vous m’affligez. Voici Lélio, qu’apparemment Arlequin aura averti de ma part ; prenez de grâce, un air moins triste ; je n’ai qu’un mot à lui dire ; après l’instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientôt de ses sentiments, par la manière dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang ; mais il peut avoir le cœur pris.

 

 

Scène VI

 

LÉLIO, HORTENSE, LA PRINCESSE

 

LÉLIO.

Je me rends à vos ordres, Madame. Arlequin m’a dit que vous souhaitiez me parler.

LA PRINCESSE.

Je vous attendais, Lélio ; vous savez quelle est la commission de l’ambassadeur du roi de Castille, qu’on est convenu d’en délibérer aujourd’hui. Frédéric s’y trouvera ; mais c’est à vous seul à décider. Il s’agit de ma main que le roi de Castille demande ; vous pouvez l’accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions là-dessus ; je m’en tiens à souhaiter que vous les deviniez. J’ai quelques ordres à donner ; je vous laisse un moment avec Hortense, à peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l’estime que j’ai pour vous ait son aveu.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LÉLIO, HORTENSE

 

LÉLIO.

Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n’y a point de moments à perdre. Vous venez d’entendre la Princesse ; elle veut que je prononce sur le mariage qu’on lui propose. Si je refuse de le conclure, c’est entrer dans ses vues, et lui dire que je l’aime ; si je le conclus, c’est lui donner des preuves d’une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante ; que résolvez-vous en ma faveur ? Il faut que je me dérobe d’ici incessamment ; mais vous, Madame, y resterez-vous ? Je puis vous offrir un asile où vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires ?...

HORTENSE.

Non, Monsieur, n’espérez rien, je vous prie ; ne parlons plus de votre cœur, et laissez le mien en repos ; vous le troublez, je ne sais ce qu’il est devenu ; je n’entends parler que d’amour à droite et à gauche, il m’environne ; il m’obsède, et le vôtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus.

LÉLIO.

Quoi ! Madame, c’en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez ?

HORTENSE.

Si vous cherchez à m’attendrir, je vous avertis que je vous quitte ; je n’aime point qu’on exerce mon courage.

LÉLIO.

Ah ! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur.

HORTENSE.

Eh ! Monsieur, je ne sais point ce qu’il m’en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent ; brisons là-dessus.

LÉLIO.

Il n’est que trop vrai que vous pouvez m’écouter sans aucun risque.

HORTENSE.

Il n’est que trop vrai ! Oh ! je suis plus difficile en vérités que vous ; et ce qui est trop vrai pour vous ne l’est pas assez pour moi. Je crois que j’irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous ! En vérité, Monsieur, vous n’y songez pas : il n’est que trop vrai ! Si cela était si vrai, j’en saurais quelque chose ; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas.

LÉLIO.

Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu’ai-je fait depuis tantôt qui puisse mériter que vous la combattiez ?

HORTENSE.

Ce que vous avez fait ? Pourquoi me rencontrez-vous ici ? Qu’y venez-vous chercher ? Vous êtes arrivé à la cour ; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime ; vous dépendez d’elle, j’en dépends de même ; elle est jalouse de moi : voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n’y a point de remède à cela, puisque je n’en trouve point.

LÉLIO, étonné.

La Princesse est jalouse de vous ?

HORTENSE.

Oui, très jalouse : peut-être actuellement sommes-nous observés l’un et l’autre ; et après cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime ; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver : car enfin on se lasse. J’ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon cœur vous serait inutile ; vous ne m’écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh ! Lélio, qu’est-ce que c’est que votre amour ? Vous ne me ménagez point ; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nôtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage ? Je refuse de vous aimer : qu’est-ce que j’y gagne ? Vous imaginez-vous que j’y prends plaisir ? Non, Lélio, non ; le plaisir n’est pas grand. Vous êtes un ingrat ; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu’est-ce qui m’empêche de vous aimer ? cela est-il si difficile ? n’ai-je pas le cœur libre ? n’êtes-vous pas aimable ? ne m’aimez-vous pas assez ? que vous manque-t-il ? vous n’êtes pas raisonnable. Je vous refuse mon cœur avec le péril qu’il y a de l’avoir ; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l’aurez point ; voilà d’où me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous ? Que vous faut-il ? Qu’appelez-vous aimer ? Je n’y comprends rien.

LÉLIO, vivement.

C’est votre main qui manque à mon bonheur.

HORTENSE, tendrement.

Ma main !... Ah ! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux ; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu’il durât longtemps.

LÉLIO, animé.

Mon cœur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prêtez-moi, de grâce, un moment d’attention, je vais vous instruire.

HORTENSE.

Arrêtez, Lélio ; j’envisage un malheur qui me fait frémir ; je ne sache rien de si cruel que votre obstination ; il me semble que tout ce que vous me dites m’entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon cœur en repos, vous n’en faites rien ; voilà qui est fini ; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d’abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté ; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours : c’est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique ; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une manière de m’expliquer plus dure, je m’en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu’à présent vous ayez envie de parler de votre amour ; ainsi changeons de sujet.

LÉLIO.

Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d’être uni pour jamais avec vous m’arrêtait encore ici ; je m’étais flatté, je l’avoue ; mais c’est bien peu de chose que l’intérêt que l’on prend à un homme à qui l’on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien ; vos refus n’en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame ; il n’y a plus de séjour ici pour moi ; je pars dans l’instant, et je ne vous oublierai jamais.

Il s’éloigne.

HORTENSE, pendant qu’il s’en va.

Oh ! je ne sais plus où j’en suis ; je n’avais pas prévu ce coup-là.

Elle l’appelle.

Lélio !

LÉLIO, revenant.

Que me voulez-vous, Madame ?

HORTENSE.

Je n’en sais rien ; vous êtes au désespoir, vous m’y mettez, je ne sais encore que cela.

LÉLIO.

Vous me haïrez si je ne vous quitte.

HORTENSE.

Je ne vous hais plus quand vous me quittez.

LÉLIO.

Daignez donc consulter votre cœur.

HORTENSE.

Vous voyez bien les conseils qu’il me donne ; vous partez, je vous rappelle ; je vous rappellerai, si je vous renvoie ; mon cœur ne finira rien.

LÉLIO.

Eh ! Madame, ne me renvoyez plus ; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez ; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance...

HORTENSE, vivement.

Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Échapper à nos malheurs ! Ne s’agit-il pas de sortir d’ici ? le pourrons-nous ? n’a-t-on pas les yeux sur nous ? ne serez-vous pas arrêté ? Adieu ; je vous dois la vie ; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vôtre. Vous dites que vous m’aimez ; non, je n’en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel ; partez, ma tendresse vous l’ordonne ; ou restez ici l’homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse.

Elle s’en va comme en colère.

LÉLIO, d’un ton de dépit.

Je partirai donc, puisque vous le voulez ; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n’y réussirez pas.

HORTENSE, se retournant de loin.

Vous me rappelez donc à votre tour ?

LÉLIO.

J’aime autant mourir que de ne vous plus voir.

HORTENSE.

Ah ! voyons donc les mesures que vous voulez prendre.

LÉLIO, transporté de joie.

Quel bonheur ! je ne saurais retenir mes transports.

HORTENSE, nonchalamment.

Vous m’aimez beaucoup, je le sais bien ; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures...

LÉLIO.

Que n’ai-je, au lieu d’une couronne qui m’attend, l’empire de la terre à vous offrir ?

HORTENSE, avec une surprise modeste.

Vous êtes né prince ? Mais vous n’avez qu’à me garder votre cœur, vous ne me donnerez rien qui le vaille ; achevons.

LÉLIO.

J’attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon père.

HORTENSE.

Arrêtez, Prince ; Frédéric vient, l’Ambassadeur le suit sans doute. Vous m’informerez tantôt de vos résolutions.

LÉLIO.

Je crains encore vos inquiétudes.

HORTENSE.

Et moi, je ne crains plus rien ; je me sens l’imprudence la plus tranquille du monde ; vous me l’avez donnée, je m’en trouve bien ; c’est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez.

LÉLIO.

Tout ira bien, Madame ; je ne conclurai rien avec l’Ambassadeur pour gagner du temps ; je vous reverrai tantôt.

 

 

Scène VIII

 

L’AMBASSADEUR, LÉLIO, FRÉDÉRIC

 

FRÉDÉRIC, à part à l’Ambassadeur.

Vous sentirez, j’en suis sûr, jusqu’où va l’audace de ses espérances.

L’AMBASSADEUR, à Lélio.

Vous savez, Monsieur, ce qui m’amène ici, et votre habileté me répond du succès de ma commission. Il s’agit d’un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maître. Tout invite à le conclure ; jamais union ne fut peut-être plus nécessaire. Vous n’ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet État, par les alliances...

LÉLIO.

Laissons là ces droits historiques, Monsieur ; je sais ce que c’est ; et quand on voudra, la Princesse en produira de même valeur sur les États du roi votre maître. Nous n’avons qu’à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu’il y aura quelqu’une de vos provinces qui nous appartiendra.

FRÉDÉRIC.

Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n’est pas besoin d’en appuyer le mariage dont il s’agit.

L’AMBASSADEUR.

Laissons-les donc pour le présent, j’y consens ; mais la trop grande proximité des deux États entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientôt entre deux nations voisines, et dont les intérêts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués ; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nôtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n’avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face.

LÉLIO.

Point du tout ; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siècles que cet État se défend contre le vôtre, où sont vos progrès ? Je n’en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez.

L’AMBASSADEUR.

Vous ne vous êtes soutenus que par des secours étrangers.

LÉLIO.

Ces mêmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services ; et voilà comment subsistent les États : la politique de l’un arrête l’ambition de l’autre.

FRÉDÉRIC.

Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu’un, et qui n’auraient plus qu’un même maître.

LÉLIO.

Fort bien ; mais nos peuples n’ont-ils pas leurs lois particulières ? Êtes-vous sûr, Monsieur, qu’ils voudront bien passer sous une domination étrangère, et peut-être se soumettre aux coutumes d’une nation qui leur est antipathique ?

L’AMBASSADEUR.

Désobéiront-ils à leur souveraine ?

LÉLIO.

Ils lui désobéiront par amour pour elle.

FRÉDÉRIC.

En ce cas-là, il ne sera pas difficile de les réduire.

LÉLIO.

Y pensez-vous, Monsieur ? S’il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l’entendez, ce n’est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos ; il n’appartient qu’à la fureur d’un ennemi de leur faire un présent si funeste.

FRÉDÉRIC, à part, à l’Ambassadeur.

Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit.

L’AMBASSADEUR, à Lélio.

Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose ?

LÉLIO.

Je ne le rejette point ; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses ; après quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples ; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes.

FRÉDÉRIC.

On décidera sur les vôtres.

L’AMBASSADEUR, à Lélio.

Me permettez-vous de vous parler à cœur ouvert ?

LÉLIO.

Vous êtes le maître.

L’AMBASSADEUR.

Vous êtes ici dans une belle situation, et vous craignez d’en sortir, si la Princesse se marie ; mais le Roi mon maître est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j’en réponds pour lui.

LÉLIO, froidement.

Ah ! de grâce, ne citez point ici le Roi votre maître ; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l’associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d’une manière noble et digne d’eux ; c’est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille.

L’AMBASSADEUR.

Arrêtons là. Une discussion là-dessus nous mènerait trop loin ; il ne me reste qu’un mot à vous dire ; et ce n’est plus le roi de Castille, c’est moi qui vous parle à présent. On m’a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s’agit, tout convenable, tout nécessaire qu’il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l’on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n’ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore.

LÉLIO.

Vous m’allez encore parler à cœur ouvert, Monsieur, et si vous m’en croyez, vous n’en ferez rien ; la franchise ne vous réussit pas ; le Roi votre maître s’en est mal trouvé tout à l’heure, et vous m’inquiétez pour la Princesse.

L’AMBASSADEUR.

Ne craignez rien ; loin de manquer moi-même à ce que je lui dois, je ne veux que l’apprendre à ceux qui l’oublient.

LÉLIO.

Voyons ; j’en sais tant là-dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mêmes. Que dit-on de moi ?

L’AMBASSADEUR.

Des choses hors de toute vraisemblance.

FRÉDÉRIC.

Ne les expliquez point ; je crois savoir ce que c’est ; on me les a dites aussi, et j’en ai ri comme d’une chimère.

LÉLIO, regardant Frédéric.

N’importe ; je serai bien aise de voir jusqu’où va la lâche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j’aurais fait bien du mal si j’avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu’un honnête homme se venge. Revenons.

L’AMBASSADEUR.

Non, le seigneur Frédéric a raison ; n’expliquons rien ; ce sont des illusions. Un homme d’esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu’on vous attribue. La Princesse n’est sans doute que l’objet de vos respects ; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l’État.

LÉLIO.

Je vous suis très obligé de vos conseils, Monsieur ; mais j’ai regret à la peine que vous prenez de m’en donner. Jusqu’ici les Ambassadeurs n’ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n’ose renverser l’ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre.

L’AMBASSADEUR.

Je n’ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l’inclination pour la Princesse sur un portrait qu’il en a vu ; c’est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l’égalité d’âge et la politique doivent presser de part et d’autre. S’il ne s’achève pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu’elle ne sait pas, faites du moins qu’à son tour ce prince ignore les secrètes raisons qui s’opposent en vous à ce qu’il souhaite ; la vengeance des princes peut porter loin ; souvenez-vous-en.

LÉLIO.

Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l’examinerons plus à loisir ; mais si les raisons secrètes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d’embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez.

L’AMBASSADEUR, outré.

De vous ?

LÉLIO, froidement.

Oui, de moi.

L’AMBASSADEUR.

Doucement ; vous ne savez pas à qui vous parlez.

LÉLIO.

Je sais qui je suis, en voilà assez.

L’AMBASSADEUR.

Laissez là ce que vous êtes, et soyez sûr que vous me devez respect.

LÉLIO.

Soit ; et moi je n’ai, si vous le voulez, que mon cœur pour tout avantage ; mais les égards que l’on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l’on doit aux princes ; et fussiez-vous le roi de Castille même, si vous êtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive ; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d’attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu’il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s’agit est vraiment convenable.

Il sort fièrement.

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIC, L’AMBASSADEUR

 

FRÉDÉRIC.

La manière dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses ; peut-être sous le titre d’Ambassadeur nous cachez-vous...

L’AMBASSADEUR.

Non, Monsieur, il n’y a rien à présumer ; c’est un ton que j’ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a élevé.

FRÉDÉRIC.

Eh bien ! que dites-vous de cet homme-là ?

L’AMBASSADEUR.

Je dis que je l’estime.

FRÉDÉRIC.

Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir ; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nôtres ?

L’AMBASSADEUR.

J’y consens, à condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous ; je veux le combattre généreusement, comme il le mérite.

FRÉDÉRIC.

Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général.

L’AMBASSADEUR.

Ne vous en fiez pas à vous : vous haïssez Lélio, et la haine entend mal à faire des maximes d’honneur. Je tâcherai de voir aujourd’hui la Princesse. Je vous quitte, j’ai quelques dépêches à faire, nous nous reverrons tantôt.

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIC, ARLEQUIN, arrivant tout essoufflé

 

FRÉDÉRIC, à part.

Monsieur l’Ambassadeur me paraît bien scrupuleux ! Mais voici Arlequin qui accourt à moi.

ARLEQUIN.

Par la mardi ! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope après vous ; vous êtes plus difficile à trouver qu’une botte de foin dans une aiguille.

FRÉDÉRIC.

Je ne me suis pourtant pas écarté ; as-tu quelque chose à me dire ?

ARLEQUIN.

Attendez, je crois que j’ai laissé ma respiration par les chemins ; ouf...

FRÉDÉRIC.

Reprends haleine.

ARLEQUIN.

Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi ! ohi ! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines ; je trottais par-ci, je trottais par-là, je trottais partout ; et y allons vite, et boute et gare. N’avez-vous pas vu le seigneur Frédéric ? Hé non, mon ami ! Où diable est-il donc ? que la peste l’étouffe ! Et puis je cours encore, patati, patata ; je jure, je rencontre un porteur d’eau, je renverse son eau : N’avez-vous pas vu le seigneur Frédéric ? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m’enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret ? J’y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m’apaise, et puis je reviens ; et puis vous voilà.

FRÉDÉRIC.

Achève ; sais-tu quelque chose ? Tu me donnes bien de l’impatience.

ARLEQUIN.

Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine ; pourtant j’en rabattrai beaucoup.

FRÉDÉRIC.

Je n’ai point d’argent sur moi, mais je t’en promets au sortir d’ici.

ARLEQUIN.

Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison ? Si j’avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé ; car, pendant que j’y suis, il faut que je vous tienne.

FRÉDÉRIC.

Tu n’y perdras rien ; parle, que sais-tu ?

ARLEQUIN.

De bonnes choses, c’est du nanan.

FRÉDÉRIC.

Voyons.

ARLEQUIN.

Cet argent promis m’envoie des scrupules ; si vous pouviez me donner des gages ; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple ? quand cela promet de l’argent, cela tient parole.

FRÉDÉRIC.

Prends ; le voilà pour garant de la mienne ; ne me fais plus languir.

ARLEQUIN.

Vous êtes honnête homme, et votre bague aussi. Or donc, tantôt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c’est une bénédiction, il parlait à lui tout seul...

FRÉDÉRIC.

Bon !

ARLEQUIN.

Oui, bon !... Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle ?

FRÉDÉRIC, après avoir rêvé.

Tu m’en fais venir l’idée. Oui ; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier ; conforme-toi à ce que tu m’entendras dire.

 

 

Scène XI

 

LA PRINCESSE, HORTENSE, FRÉDÉRIC, ARLEQUIN

 

LA PRINCESSE.

Eh bien ! Frédéric, qu’a-t-on conclu avec l’Ambassadeur ?

FRÉDÉRIC.

Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable.

LA PRINCESSE.

Lui, son sentiment est que j’épouse le roi de Castille ?

FRÉDÉRIC.

Il n’a demandé que le temps d’examiner un peu la chose.

LA PRINCESSE.

Je n’aurais pas cru qu’il dût penser comme vous le dites.

ARLEQUIN, derrière elle.

Il en pense, ma foi, bien d’autres !

LA PRINCESSE.

Ah ! te voilà ?

À Frédéric.

Que faites-vous de son valet ici ?

FRÉDÉRIC.

Quand vous êtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zèle qu’il a pour vous l’oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mêlé ; mais je n’ai pas eu encore le temps de savoir ce que c’est.

LA PRINCESSE.

Sachons-le ; de quoi s’agit-il ?

ARLEQUIN.

C’est que, voyez-vous, Madame, il n’y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté.

HORTENSE.

Eh quoi Madame, pouvez-vous prêter l’oreille aux discours de pareilles gens ?

LA PRINCESSE.

On s’amuse de tout. Continue.

ARLEQUIN.

Je n’entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient.

LA PRINCESSE.

À merveille. Mais viens au fait sans compliment.

ARLEQUIN.

Oh ! dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n’est pas le tout que d’ôter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. À cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantôt j’écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derrière. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j’étais là ; il se virait, je me virais ; c’était une farce. Tout d’un coup il ne s’est plus viré, et puis s’est mis à dire comme cela : Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j’ai deviné qu’il avait de l’embarras. Quand il a eu dit cela, il n’a rien dit davantage, il s’est promené ; ensuite il y a pris un grand frisson.

HORTENSE.

En vérité, Madame, vous m’étonnez.

LA PRINCESSE.

Que veux-tu dire : un frisson ?

ARLEQUIN.

Oui, il a dit : Je tremble. Et ce n’était pas pour des prunes, le gaillard ! Car, a-t-il repris, j’ai lorgné ma gentille maîtresse pendant cette belle fête ; et si cette Princesse, qui est plus fine qu’un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j’en dis du mirlirot. Là-dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu ! a-t-il dit, j’ai du guignon : je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon ; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu ! ai-je dit en moi-même, friponner, c’est le fait des larrons, et non pas d’une Princesse qui est fidèle comme l’or. Vertuchoux ! qu’est-ce que c’est que tout ce tripotage-là ? toutes ces paroles-là ont mauvaise mine ; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnête garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses : peut-être que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaît.

HORTENSE, à part.

Quelle aventure !

FRÉDÉRIC, à la Princesse.

Madame, vous m’avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio ; voyez l’abus qu’il fait de votre estime.

LA PRINCESSE.

Taisez-vous ; je n’ai que faire de vos réflexions.

À Arlequin.

Pour toi, je vais t’apprendre à trahir ton maître, à te mêler de choses que tu ne devais pas entendre et à me compromettre dans l’impertinente répétition que tu en fais ; une étroite prison me répondra de ton silence.

ARLEQUIN, se mettant à genoux.

Ah ! ma bonne dame, ayez pitié de moi ; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine ! je ne suis qu’un butor, et c’est ce misérable conseiller de malheur qui m’a brouillé avec votre charitable personne.

LA PRINCESSE.

Comment cela ?

FRÉDÉRIC.

Madame, c’est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver ; je ne sais ce qu’il veut dire.

HORTENSE.

Laissez, laissez-le parler, Monsieur.

ARLEQUIN, à Frédéric.

Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m’avez pas voulu croire. Je ne suis qu’un chétif valet, et si pourtant, je voulais être homme de bien ; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n’a jamais eu le cœur d’être honnête homme.

FRÉDÉRIC.

Il va vous en imposer, Madame.

LA PRINCESSE.

Taisez-vous, vous dis-je ; je veux qu’il parle.

ARLEQUIN.

Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m’a trouvé comme j’allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir ? m’a-t-il dit. – Hélas ! de toute mon âme, car je suis bon et serviable de mon naturel. – Tiens, voilà une pistole. – Grand merci. – En voilà encore une autre. – Donnez, mon brave homme. – Prends encore cette poignée de pistoles. – Et oui-da, mon bon Monsieur. – Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maître ? – Et pourquoi cela ? – Pour rien, par curiosité. – Oh ! non, mon compère, non. – Mais je te donnerai tant de bonnes drogues ; je te ferai ci, je te ferai cela ; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles ; je la tiens dans ma manche ; je te la garde. – Oh ! oh ! montrez-la pour voir. – Je l’ai laissée au logis ; mais, suis-moi, tu l’auras.   – Non, non, brocanteur, non. – Quoi ! tu ne veux pas d’une jolie fille ?... À la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l’âme ; il me semblait que je la voyais, qu’elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction ! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César ; vous m’auriez mangé de plaisir en voyant mon courage ; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j’ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu’elle n’est pas là ; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu’ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie.

LA PRINCESSE.

Comment s’appelle-t-elle, cette fille ?

ARLEQUIN.

Lisette. Ah ! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie ; avec cette créature-là, il faut que l’honneur d’un homme plie bagage, il n’y a pas moyen.

FRÉDÉRIC.

Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d’impostures ?

ARLEQUIN.

Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu’il m’a mise en gage pour de l’argent qu’il me doit donner tantôt. Regardez mon innocence. Vous qui êtes une princesse, si on vous donnait tant d’argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir ? Mettez la main sur la conscience. Je n’ai rien inventé ; j’ai dit ce que Monsieur Lélio a dit.

HORTENSE, à part.

Juste ciel !

LA PRINCESSE, à Frédéric en s’en allant.

Je verrai ce que je dois faire de vous, Frédéric ; mais vous êtes le plus indigne et le plus lâche de tous les hommes.

ARLEQUIN.

Hélas ! délivre-moi de la prison.

LA PRINCESSE.

Laisse-moi.

HORTENSE, déconcertée.

Voulez-vous que je vous suive, Madame ?

LA PRINCESSE.

Non, Madame, restez, je suis bien aise d’être seule ; mais ne vous écartez point.

 

 

Scène XII

 

FRÉDÉRIC, HORTENSE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Me voilà bien accommodé ! je suis un bel oiseau ! j’aurai bon air en cage ! Et puis après cela fiez-vous aux prophéties ! prenez des pensions, et aimez les filles ! Pauvre Arlequin ! adieu la joie ; je n’userai plus de souliers, on va m’enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là.

En montrant Frédéric.

FRÉDÉRIC.

Que je suis malheureux, Madame ! Vous n’avez jamais paru me vouloir du mal ; dans la situation où m’a mis un zèle imprudent pour les intérêts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grâce ?

HORTENSE, outrée.

Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu’on vous ôte la vie, pour vous délivrer du malheur d’être détesté de tous les hommes ? Voilà, je pense, tout le service qu’on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi.

 

 

Scène XIII

 

LÉLIO, arrive, HORTENSE, FRÉDÉRIC, ARLEQUIN

 

FRÉDÉRIC.

Que vous ai-je fait, Madame

ARLEQUIN, voyant Lélio.

Ah ! mon maître bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilège que vous m’avez donné tantôt ; eh bien ce privilège est ma perdition : pour deux ou trois petites miettes de paroles que j’ai lâchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre ; et j’allais faire mes fiançailles.

LÉLIO.

Que signifient les paroles qu’il a dites, Madame ? Je m’aperçois qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire dans le palais ; les gardes m’ont reçu avec une froideur qui m’a surpris ; qu’est-il arrivé ?

HORTENSE.

Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu’il vous a entendu dire dans un moment où vous vous croyiez seul.

LÉLIO.

Eh qu’a-t-il rapporté ?

HORTENSE.

Que vous aimiez certaine dame ; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l’eût vu regarder pendant la fête, et ne vous l’ôtât, si elle savait que vous l’aimiez.

LÉLIO.

Et cette dame, l’a-t-on nommée ?

HORTENSE.

Non ; mais apparemment on la connaît bien ; et voilà l’obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet.

ARLEQUIN.

Oui, c’est fort bien dit ; il m’a corrompu ; j’avais le cœur plus net qu’une perle ; j’étais tout à fait gentil ; mais depuis que je l’ai fréquenté, je vaux moins d’écus que je ne valais de mailles.

FRÉDÉRIC, se retirant de son abstraction.

Oui, Monsieur, je vous l’avouerai encore une fois, j’ai cru bien servir l’État et la Princesse en tâchant d’arrêter votre fortune ; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai ; mais quel pouvait être mon dessein ? Suis-je dans un âge à souhaiter un emploi si fatigant ? Non, Monsieur ; trente années d’exercice m’ont rassasié d’emplois et d’honneurs, il ne me faut que du repos ; mais je voulais m’assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-même au rang que je feignais de souhaiter. J’allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j’aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille ; vous l’avez refusée ; je l’avais prévu, et j’ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succès que pouvait avoir ce projet même. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous êtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son cœur de quoi lui faire oublier ses véritables intérêts et les nôtres, qui étaient qu’elle épousât le roi de Castille. Voilà ce que j’appréhendais, et la raison de tous les efforts que j’ai fait contre vous. Vous m’avez cru jaloux de vous, quand je n’étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas : les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils ; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaître un zèle assez rare, et qui d’ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu’il en soit, tout louable qu’il est, ce zèle, je me vois près d’en être la victime. J’ai combattu vos desseins, parce qu’ils m’ont paru dangereux. Peut-être êtes-vous digne qu’ils réussissent, et la manière dont vous en userez avec moi dans l’état où je suis, l’usage que vous ferez de votre crédit auprès de la Princesse, enfin la destinée que j’éprouverai, décidera de l’opinion que je dois avoir de vous. Si je péris après d’aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte ; je périrai du moins avec la consolation d’avoir été l’ennemi d’un homme qui, en effet, n’était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent.

ARLEQUIN.

Il n’y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue.

LÉLIO, à Frédéric.

Je vous sauverai si je puis, Frédéric ; vous me faites du tort ; mais l’honnête homme n’est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractère.

FRÉDÉRIC.

Votre pitié !... Adieu, Lélio ; peut-être à votre tour aurez-vous besoin de la mienne.

Il s’en va.

LÉLIO, à Arlequin.

Va m’attendre.

Arlequin sort en pleurant.

 

 

Scène XIV

 

LÉLIO, HORTENSE

 

LÉLIO.

Vous l’avez prévu, Madame, mon amour vous met dans le péril, et je n’ose presque vous regarder.

HORTENSE.

Quoi ! l’on va peut-être me séparer d’avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime ! Montrez-moi du moins combien vous m’aimez, je veux vous voir.

LÉLIO, lui baisant la main.

Je vous adore.

HORTENSE.

J’en dirai autant que vous, si vous le voulez ; cela ne tient à rien ; je ne vous verrai plus, je ne me gêne point, je dis tout.

LÉLIO.

Quel bonheur ! mais qu’il est traversé ; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais déclarer qui je suis à la Princesse, et lui avouer...

HORTENSE.

Lui dire qui vous êtes !... Je vous le défends ; c’est une âme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l’aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui êtes ; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous êtes dans son palais sans secours, vous m’avez donné votre cœur, tout cela serait affreux pour elle ; vous péririez, j’en suis sûre ; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l’esprit ; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela ; mon amour le dit ; fiez-vous à lui, il vous connaît bien. Se voir enlever un homme comme vous ! vous ne savez pas ce que c’est ; j’en frémis, n’en parlons plus. Laissez-vous gouverner ; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-être allez-vous être arrêté ; ne restons point ici, retirons-nous ; je suis mourante de frayeur pour vous ; mon cher Prince, que vous m’avez donné d’amour ! N’importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu ; ne restons point à présent ensemble, peut-être nous verrons-nous libres.

LÉLIO.

Je vous obéis ; mais si l’on s’en prend à vous, vous devez me laisser faire.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

HORTENSE, seule

 

La Princesse m’envoie chercher : que je crains la conversation que nous aurons ensemble ! Que me veut-elle ? aurait-elle encore découvert quelque chose ? Il a fallu me servir d’Arlequin, qui m’a paru fidèle. On n’a permis qu’à lui de voir Lélio. M’aurait-il trahi ? l’aurait-on surpris ? Voici quelqu’un, retirons-nous, c’est peut-être la Princesse, et je ne veux pas qu’elle me voie dans ce moment-ci.

 

 

Scène II

 

ARLEQUIN, LISETTE

 

LISETTE.

Il semble que vous vous défiez de moi, Arlequin ; vous ne m’apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantôt envoyé chercher ; est-elle encore fâchée contre nous ? Qu’a-t-elle dit ?

ARLEQUIN.

D’abord, elle ne m’a rien dit, elle m’a regardé d’un air suffisant ; moi, la peur m’a pris ; je me tenais comme cela tout dans un tas ; ensuite elle m’a dit : approche. J’ai donc avancé un pied, et puis un autre pied, et puis un troisième pied, et de pied en pied je me suis trouvé vers elle, mon chapeau sur mes deux mains.

LISETTE.

Après ?...

ARLEQUIN.

Après, nous sommes entrés en conversation ; elle m’a dit : veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait ? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n’ai rien à vous commander, ma bonne dame. Elle a répondu : Va-t’en dire à Hortense que ton maître, à qui on t’a permis de parler, t’a donné en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa réponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde ; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi ; car je mens à faire plaisir, foi de garçon d’honneur.

LISETTE.

Vous avez pris le billet ?

ARLEQUIN.

Oui, bien proprement.

LISETTE.

Et vous l’avez porté à Hortense ?

ARLEQUIN.

Oui, mais la prudence m’a pris, et j’ai fait une réflexion ; j’ai dit : Par la mardi, c’est que cette Princesse avec Hortense veut éprouver si je serai encore un coquin.

LISETTE.

Hé bien, à quoi vous a conduit cette réflexion-là ? Avez-vous dit à Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur Lélio ?

ARLEQUIN.

Vous l’avez deviné, ma mie.

LISETTE.

Et vous croyez qu’Hortense est de concert avec la Princesse, et qu’elle lui rendra compte de votre sincérité ?

ARLEQUIN.

Eh quoi donc ? elle ne l’a pas dit ; mais plus fin que moi n’est pas bête.

LISETTE.

Qu’a-t-elle répondu à votre message ?

ARLEQUIN.

Oh, elle a voulu m’enjôler, en me disant que j’étais un honnête garçon ; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur Lélio.

LISETTE.

Qu’elle vous a recommandé de lui rendre ?

ARLEQUIN.

Oui ; mais il n’aura pas besoin de lunettes pour le lire ; c’est encore une attrape qu’on me fait.

LISETTE.

Et qu’en ferez-vous donc ?

ARLEQUIN.

Je n’en sais rien ; mon honneur est dans l’embarras là-dessus.

LISETTE.

Il faut absolument le remettre à la Princesse, Arlequin, n’y manquez pas ; son intention n’était pas que vous avouassiez que ce billet venait d’elle ; par bonheur que votre aveu n’a servi qu’à persuader à Hortense qu’elle pouvait se fier à vous ; peut-être même ne vous aurait-elle pas donné un billet pour Lélio sans cela ; votre imprudence a réussi ; mais encore une fois, remettez la réponse à la Princesse, elle ne vous pardonnera qu’à ce prix.

ARLEQUIN.

Votre foi ?

LISETTE.

J’entends du bruit, c’est peut-être elle qui vient pour vous le demander. Adieu ; vous me direz ce qui en sera arrivé.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, LA PRINCESSE

 

ARLEQUIN, seul un moment.

Tantôt on voulait m’emprisonner pour une fourberie ; et à cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l’honneur de ce pays-ci !

LA PRINCESSE.

As-tu vu Hortense ?

ARLEQUIN.

Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance.

LA PRINCESSE.

A-t-elle fait réponse ?

ARLEQUIN.

Notre tromperie va à merveille ; j’ai un billet doux pour Monsieur Lélio.

LA PRINCESSE.

Juste ciel ! donne vite et retire-toi.

ARLEQUIN, après avoir fouillé dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions.

Ah ! le maudit tailleur, qui m’a fait des poches percées ! Vous verrez que la lettre aura passé par ce trou-là. Attendez, attendez, j’oubliais une poche ; la voilà. Non ; peut-être que je l’aurai oubliée à l’office, où j’ai été pour me rafraîchir.

LA PRINCESSE.

Va la chercher, et me l’apporte sur-le-champ...

Arlequin s’en va... Elle continue.

 

 

Scène IV

 

LA PRINCESSE

 

Indigne amie, tu lui fais réponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l’aurais jamais avoué sans ce malheureux stratagème, qui ne m’instruit que trop ; allons, poursuivons mon projet, privons l’ingrat de ses honneurs, qu’il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons après les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici ; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre.

 

 

Scène V

 

LA PRINCESSE, HORTENSE

 

HORTENSE.

Je me rends à vos ordres, Madame, on m’a dit que vous vouliez me parler.

LA PRINCESSE.

Vous jugez bien que, dans l’état où je suis, j’ai besoin de consolation, Hortense ; et ce n’est qu’à vous seule à qui je puis ouvrir mon cœur.

HORTENSE.

Hélas ! Madame, j’ose vous assurer que vos chagrins sont les miens.

LA PRINCESSE, à part.

Je le sais bien, perfide... Je vous ai confié mon secret comme à la seule amie que j’aie au monde ; Lélio ne m’aime point, vous le savez.

HORTENSE.

On aurait de la peine à se l’imaginer ; et à votre place, je voudrais encore m’éclaircir. Il entre peut-être dans son cœur plus de timidité que d’indifférence.

LA PRINCESSE.

De la timidité, Madame ! Votre amitié pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous êtes bien distraite !

HORTENSE.

On ne peut être plus attentive que je le suis, Madame.

LA PRINCESSE.

Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai ; lui, n’oser me dire qu’il m’aime ! eh ! ne l’avez-vous pas informé de ma part des sentiments que j’avais pour lui ?

HORTENSE.

J’y pensais tout à l’heure, Madame ; mais je crains de l’en avoir mal informé. Je parlais pour une princesse ; la matière était délicate, je vous aurai peut-être un peu trop ménagée, je me serai expliquée d’une manière obscure, Lélio ne m’aura pas entendue et ce sera ma faute.

LA PRINCESSE.

Je crains, à mon tour, que votre ménagement pour moi n’ait été plus loin que vous ne dites ; peut-être ne l’avez-vous pas entretenu de mes sentiments ; peut-être l’avez-vous trouvé prévenu pour une autre ; et vous, qui prenez à mon cœur un intérêt si tendre, si généreux, vous m’avez fait un mystère de tout ce qui s’est passé ; c’est une discrétion prudente, dont je vous crois très capable.

HORTENSE.

Je lui ai dit que vous l’aimiez, Madame, soyez-en persuadée.

LA PRINCESSE.

Vous lui avez dit que je l’aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous ? Ce n’est pourtant pas s’expliquer d’une manière énigmatique ; je suis outrée, je suis trahie, méprisée, et par qui, Hortense ?

HORTENSE.

Madame, je puis vous être importune en ce moment-ci ; je me retirerai, si vous voulez.

LA PRINCESSE.

C’est moi qui vous suis à charge ; notre conversation vous fatigue, je le sens bien ; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance.

HORTENSE.

Hélas ! Madame, si vous lisiez dans mon cœur, vous verriez combien vous m’inquiétez.

LA PRINCESSE, à part.

Ah ! je n’en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiétudes sur mon compte ; ma situation est triste, à la vérité ; j’ai été le jouet de l’ingratitude et de la perfidie ; mais j’ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu’à découvrir ma rivale, et cela va être fait ; vous auriez pu me la faire connaître, sans doute ; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison.

HORTENSE.

Votre rivale ! mais en avez-vous une, ma chère Princesse ? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore ? parlez-moi franchement, c’est moi, vos soupçons continuent. Lélio, disiez-vous tantôt, m’a regardée pendant la fête, Arlequin en dit autant, vous me condamnez là-dessus, vous n’envisagez que moi : voilà comment l’amour juge. Mais mettez-vous l’esprit en repos ; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prête à partir tout à l’heure, indiquez-moi l’endroit où vous voulez que j’aille, ôtez-moi la liberté, s’il est nécessaire, rendez-la ensuite à Lélio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa détention sur quelques faux avis ; montrez-lui dès aujourd’hui plus d’estime, plus d’amitié que jamais, et de cette amitié qui le frappe, qui l’avertisse de vous étudier ; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-être saurez-vous à quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m’y prends avec vous ; voilà, de mon côté, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dépend de moi pour vous calmer, bien mortifiée de n’en pouvoir faire davantage.

LA PRINCESSE.

Non, Madame, la vérité même ne peut s’expliquer d’une manière plus naïve. Et que serait-ce donc que votre cœur, si vous étiez coupable après cela ? Calmez-vous, j’attends des preuves incontestables de votre innocence. À l’égard de Lélio, je donne la place à Frédéric, qui n’a péché, j’en suis sûre, que par excès de zèle. Je l’ai envoyé chercher, et je veux le charger du soin de mettre Lélio en lieu où il ne pourra me nuire ; il m’échapperait s’il était libre, et me rendrait la fable de toute la terre.

HORTENSE.

Ah ! voilà d’étranges résolutions, Madame.

LA PRINCESSE.

Elles sont judicieuses.

 

 

Scène VI

 

LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Madame, c’est là le billet que Madame Hortense m’a donné... la voilà pour le dire elle-même.

HORTENSE.

Oh ciel !

LA PRINCESSE.

Va-t’en.

Il s’en va.

HORTENSE.

Souvenez-vous que vous êtes généreuse.

LA PRINCESSE lit.

Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j’ai à vous dire, tout dangereux qu’il est peut-être de s’y fier ; il vient de me donner une preuve de fidélité, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le péril où vous êtes. Demandez à parler à la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son cœur, et n’oubliez rien de ce qui pourra lui faire espérer qu’elle touchera le vôtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive ; fuyez après, et laissez à mon amour le soin d’assurer mon bonheur et le vôtre.

LA PRINCESSE.

Je ne sais où j’en suis.

HORTENSE.

C’est lui qui m’a sauvé la vie.

LA PRINCESSE.

Et c’est vous qui m’arrachez la mienne. Adieu ; je vais me résoudre à ce que je dois faire.

HORTENSE.

Arrêtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m’écoute point ; cher Prince, qu’allez-vous devenir... je me meurs, c’est moi, c’est mon amour qui vous perd ! Mon amour ! ah ! juste ciel ! mon sort sera-t-il de vous faire périr ? Cherchons-lui partout du secours. Voici Frédéric ; essayons de le gagner lui-même.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIC, HORTENSE

 

HORTENSE.

Seigneur, je vous demande un moment d’entretien.

FRÉDÉRIC.

J’ai ordre d’aller trouver la Princesse, Madame.

HORTENSE.

Je le sais, et je n’ai qu’un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio.

FRÉDÉRIC.

Je l’ignorais ; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir.

HORTENSE.

Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd’hui.

FRÉDÉRIC.

J’en suis fâché, mais son malheur ne me surprend point ; il devait même lui arriver plus tôt : sa conduite était si hardie...

HORTENSE.

Moins que vous ne croyez, Seigneur ; c’est un homme estimable, plein d’honneur.

FRÉDÉRIC.

À l’égard de l’honneur, je n’y touche pas ; j’attends toujours à la dernière extrémité pour décider contre les gens là-dessus.

HORTENSE.

Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu’il n’avait nulle intention de vous nuire.

FRÉDÉRIC.

J’aurais besoin pour cet article-là d’un peu plus de crédulité que je n’en ai, Madame.

HORTENSE.

Laissons donc cela, Seigneur ; mais me croyez-vous sincère ?

FRÉDÉRIC.

Oui, Madame, très sincère, c’est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice ; tantôt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m’avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique.

HORTENSE.

Je vous regardais alors comme l’auteur d’une intrigue qui m’était fâcheuse ; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger ; détournez-la de ces desseins ; obtenez d’elle que Lélio sorte dès à présent de ses États ; vous n’obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-même, le fruit n’en sera pas borné pour vous au seul plaisir d’avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n’ose vous le dire.

FRÉDÉRIC.

Des récompenses, Madame ! Quand j’aurais l’âme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio ? Mais, grâces au ciel, je n’envie ni ses biens ni ses emplois ; ses emplois, j’en accepterai l’embarras, s’il le faut, par dévouement aux intérêts de la Princesse. À l’égard de ses biens, l’acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire ; je n’en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu’à moi de m’en saisir ; je rougirais de les mêler avec les miens ; c’est à l’État à qui ils appartiennent, et c’est à l’État à les reprendre.

HORTENSE.

Ha Seigneur ! Que l’État s’en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve.

FRÉDÉRIC.

Si on les lui trouve ? C’est fort bien dit, Madame ; car les aventuriers prennent leurs mesures ; il est vrai que, lorsqu’on les tient, on peut les engager à révéler leur secret.

HORTENSE.

Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage ; je n’ose en dire plus, je jetterais peut-être Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu’il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n’ont point de rapport à sa fortune présente ; ceux dont je vous entretiens sont d’une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répète : vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole ; croyez-moi, vous m’en remercierez.

FRÉDÉRIC.

Madame, modérez l’intérêt que vous prenez à lui ; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l’excès, et qui se décréditent d’elles-mêmes. La Princesse a fait arrêter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d’en venir là, elle m’avait demandé mon avis, ce qu’elle a fait, j’aurais cru, je vous jure, être obligé en conscience de lui conseiller de le faire ; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer.

HORTENSE.

Très aisée, seigneur Frédéric ; vous avez raison ; dès que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit ; je sais quelle espèce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter.

FRÉDÉRIC.

Sur ce pied-là, Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu’il y a de m’en laisser disposer d’une manière qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout.

HORTENSE.

Qui remédiera à tout !...

À part.

Le scélérat ! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect ; voyons, de grâce, jusqu’où l’industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l’êtes du bien ; car voilà son portrait et le vôtre.

FRÉDÉRIC.

Vous vous emportez sans sujet, Madame ; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu ; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous êtes du sang de nos souverains ; Lélio travaillait à se rendre maître de l’État ; son malheur vous consterne : tout cela amènerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser.

HORTENSE.

Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien ; vous êtes trop méchant pour être à craindre ; votre méchanceté vous met hors d’état de nuire à d’autres qu’à vous-même ; à l’égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relèvera jamais de la lâcheté de vos pareils.

FRÉDÉRIC.

Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d’en écouter davantage ; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l’Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre.

 

 

Scène VIII

 

L’AMBASSADEUR, HORTENSE, FRÉDÉRIC

 

HORTENSE.

Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m’accorder une grâce ; je vous la demande avec la confiance que l’Ambassadeur d’un roi si vanté me paraît mériter. La Princesse est irritée contre Lélio ; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu’il ait ici, c’est Frédéric. Je réponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur ? Lélio m’est cher, c’est aveu que je donne au péril où il est ; le temps vous prouvera que j’ai pu le faire. Sauvez Lélio, Seigneur, engagez la Princesse à vous le confier ; vous serez charmé de l’avoir servi, quand vous le connaîtrez, et le roi de Castille même vous saura gré du service que vous lui rendrez.

FRÉDÉRIC.

Dès que Lélio est désagréable à la Princesse, et qu’elle l’a jugé coupable, Monsieur l’Ambassadeur n’ira point lui faire une prière qui lui déplairait.

L’AMBASSADEUR.

J’ai meilleure opinion de la Princesse ; elle ne désapprouvera pas une action qui d’elle-même est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse.

HORTENSE.

Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sûre de vos bontés.

 

 

Scène IX

 

LA PRINCESSE, FRÉDÉRIC, L’AMBASSADEUR

 

LA PRINCESSE.

Qu’on dise à Hortense de venir, et qu’on amène Lélio.

L’AMBASSADEUR.

Madame, puis-je espérer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille ? Ce prince, en me chargeant des intérêts de son cœur auprès de vous, m’a recommandé encore d’être secourable à tout le monde ; c’est donc en son nom que je vous prie de pardonner à Lélio les sujets de colère que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu’il ait mis quelque obstacle aux désirs de mon maître, il faut que je lui rende justice ; il m’a paru très estimable, et je saisis avec plaisir l’occasion qui s’offre de lui être utile.

FRÉDÉRIC.

Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l’Ambassadeur pour Lélio, Madame ; mais je m’expose encore à vous dire qu’il y a du risque à le rendre libre.

L’AMBASSADEUR.

Je le crois incapable de rien de criminel.

LA PRINCESSE.

Laissez-nous, Frédéric.

FRÉDÉRIC.

Souhaitez-vous que je revienne, Madame ?

LA PRINCESSE.

Il n’est pas nécessaire.

 

 

Scène X

 

L’AMBASSADEUR, LA PRINCESSE

 

LA PRINCESSE.

La prière que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m’engager à rendre la liberté à Lélio, quand même je n’y aurais pas été déterminée ; mais votre recommandation doit hâter mes résolutions, et je ne l’envoie chercher que pour vous satisfaire.

 

 

Scène XI

 

L’AMBASSADEUR, LA PRINCESSE, LÉLIO et HORTENSE entrent

 

LA PRINCESSE.

Lélio, je croyais avoir à me plaindre de vous ; mais je suis détrompée. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donné, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m’avez prié si généreusement de pardonner à Lélio, vous pouvez informer le Roi votre maître que je suis prête à recevoir sa main et à lui donner la mienne. J’ai grande idée d’un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l’êtes, et son cœur...

L’AMBASSADEUR.

Madame, il ne me siérait pas d’en entendre davantage ; c’est le roi de Castille lui-même qui reçoit le bonheur dont vous le comblez.

LA PRINCESSE.

Vous, Seigneur ! Ma main est bien due à un prince qui la demande d’une manière si galante et si peu attendue.

LÉLIO.

Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu’à vous jurer une reconnaissance éternelle. Vous trouverez dans le prince de Léon tout le zèle qu’il eut pour vous en qualité de ministre ; je me flatte qu’à son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements.

LE ROI DE CASTILLE.

Prince, votre rang ne me surprend point : il répond aux sentiments que vous m’avez montrés.

LA PRINCESSE, à Hortense.

Allons, Madame, de si grands événements méritent bien qu’on se hâte de les terminer.

ARLEQUIN.

Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage.

LÉLIO.

Suis-moi, j’aurai soin de toi.

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