La Fausse suivante

Comédie en trois actes et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens italiens, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 8 juillet 1724.

 

Personnages

 

LA COMTESSE

LÉLIO

LE CHEVALIER

TRIVELIN, valet du Chevalier

ARLEQUIN, valet de Lélio.

FRONTIN, autre valet du Chevalier

PAYSANS et PAYSANNES

DANSEURS et DANSEUSES

 

La scène est devant le château de la Comtesse.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FRONTIN, TRIVELIN

 

FRONTIN.

Je pense que voilà le seigneur Trivelin ; c’est lui-même. Eh ! comment te portes-tu, mon cher ami ?

TRIVELIN.

À merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n’ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent ? Je t’ai vu dans un petit négoce qui t’allait bientôt rendre citoyen de Paris ; l’as-tu quitté ?

FRONTIN.

Je suis culbuté, mon enfant ; mais toi-même, comment la fortune t’a-t-elle traité depuis que je ne t’ai vu ?

TRIVELIN.

Comme tu sais qu’elle traite tous les gens de mérite.

FRONTIN.

Cela veut dire très mal ?

TRIVELIN.

Oui. Je lui ai pourtant une obligation : c’est qu’elle m’a mis dans l’habitude de me passer d’elle. Je ne sens plus ses disgrâces, je n’envie point ses faveurs, et cela me suffit ; un homme raisonnable n’en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l’être. Voilà ma façon de penser.

FRONTIN.

Diantre ! je t’ai toujours connu pour un garçon d’esprit et d’une intrigue admirable ; mais je n’aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste ! que tu es avancé ! Tu méprises déjà les biens de ce monde !

TRIVELIN.

Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j’ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n’est peut-être qu’un beau verbiage ; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J’en prendrais, Frontin, je le sens bien ; j’en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le cœur de l’homme est un grand fripon !

FRONTIN.

Hélas ! je ne saurais nier cette vérité-là, sans blesser ma conscience.

TRIVELIN.

Je ne la dirais pas à tout le monde ; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane.

FRONTIN.

Eh ! dis-moi, mon ami : qu’est-ce que c’est que ce paquet-là que tu portes ?

TRIVELIN.

C’est le triste bagage de ton serviteur ; ce paquet enferme toutes mes possessions.

FRONTIN.

On ne peut pas les accuser d’occuper trop de terrain.

TRIVELIN.

Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j’ai fait d’efforts pour arriver à un état fixe. J’avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune ; je fis trêve avec les miens, pour n’avoir rien à me reprocher. Était-il question d’avoir de l’honneur ? j’en avais. Fallait-il être fourbe ? j’en soupirais, mais j’allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise ; mais le moyen d’y rester avec le jeu, le vin et les femmes ? Comment se mettre à l’abri de ces fléaux-là ?

FRONTIN.

Cela est vrai.

TRIVELIN.

Que te dirai-je enfin ? Tantôt maître, tantôt valet ; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût ; traité poliment sous une figure, menacé d’étrivières sous une autre ; changeant à propos de métier, d’habit, de caractère, de mœurs ; risquant beaucoup, réussissant peu ; libertin dans le fond, réglé dans la forme ; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j’ai tâté de tout ; je dois partout ; mes créanciers sont de deux espèces : les uns ne savent pas que je leur dois ; les autres le savent et le sauront longtemps. J’ai logé partout, sur le pavé ; chez l’aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l’homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m’a souvent recueilli dans mes malheurs ; mais ses appartements sont trop tristes, et je n’y faisais que des retraites ; enfin, mon ami, après quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste ; voilà ce que le monde m’a laissé, l’ingrat ! après ce que j’ai fait pour lui ! tous ses présents ne valent pas une pistole !

FRONTIN.

Ne t’afflige point, mon ami. L’article de ton récit qui m’a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice ; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos ; j’ai un parti à te proposer. Cependant qu’as-tu fait depuis deux ans que je ne t’ai vu, et d’où sors-tu à présent ?

TRIVELIN.

Primo, depuis que je ne t’ai vu, je me suis jeté dans le service.

FRONTIN.

Je t’entends, tu t’es fait soldat ; ne serais-tu pas déserteur par hasard ?

TRIVELIN.

Non, mon habit d’ordonnance était une livrée.

FRONTIN.

Fort bien.

TRIVELIN.

Avant que de me réduire tout à fait à cet état humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe.

FRONTIN.

Toi, une garde-robe ?

TRIVELIN.

Oui, c’étaient trois ou quatre habits que j’avais trouvés convenables à ma taille chez les fripiers, et qui m’avaient servi à figurer en honnête homme. Je crus devoir m’en défaire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passée. Quand on renonce à la vanité, il n’en faut pas faire à deux fois ; qu’est-ce que c’est que se ménager des ressources ? Point de quartier, je vendis tout ; ce n’est pas assez, j’allai tout boire.

FRONTIN.

Fort bien.

TRIVELIN.

Oui, mon ami ; j’eus le courage de faire deux ou trois débauches salutaires, qui me vidèrent ma bourse, et me garantirent ma persévérance dans la condition que j’allais embrasser ; de sorte que j’avais le plaisir de penser, en m’enivrant, que c’était la raison qui me versait à boire. Quel nectar ! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j’avais besoin d’un prompt secours, et qu’il n’y avait point de temps à perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnête particulier qui était marié, et qui passait sa vie à étudier des langues mortes ; cela me convenait assez, car j’ai de l’étude : je restai donc chez lui. Là, je n’entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maître était épris de passion pour certains quidams, qu’il appelait des anciens, et qu’il avait une souveraine antipathie pour d’autres, qu’il appelait des modernes ; je me fis expliquer tout cela.

FRONTIN.

Et qu’est-ce que c’est que les anciens et les modernes ?

TRIVELIN.

Des anciens... attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande ; c’est comme qui te dirait un Homère. Connais-tu cela ?

FRONTIN.

Non.

TRIVELIN.

C’est dommage ; car c’était un homme qui parlait bien grec.

FRONTIN.

Il n’était donc pas Français cet homme-là ?

TRIVELIN.

Oh ! que non ; je pense qu’il était de Québec, quelque part dans cette Égypte, et qu’il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui de fort belles satires ; et mon maître l’aimait beaucoup, lui et tous les honnêtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et Diogène.

FRONTIN.

Je n’ai jamais entendu parler de cette race-là, mais voilà de vilains noms.

TRIVELIN.

De vilains noms ! c’est que tu n’y es pas accoutumé. Sais-tu bien qu’il y a plus d’esprit dans ces noms-là que dans le royaume de France ?

FRONTIN.

Je le crois. Et que veulent dire : les modernes ?

TRIVELIN.

Tu m’écartes de mon sujet ; mais n’importe. Les modernes, c’est comme qui dirait... toi, par exemple.

FRONTIN.

Oh ! oh ! je suis un moderne, moi !

TRIVELIN.

Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes ; il n’y a que l’enfant qui vient de naître qui l’est plus que toi, car il ne fait que d’arriver.

FRONTIN.

Et pourquoi ton maître nous haïssait-il ?

TRIVELIN.

Parce qu’il voulait qu’on eût quatre mille ans sur la tête pour valoir quelque chose. Oh ! moi, pour gagner son amitié, je me mis à admirer tout ce qui me paraissait ancien ; j’aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espèces, les médailles, les lunettes ; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux ; je n’avais commerce qu’avec des vieillards : il était charmé de mes inclinations ; j’avais la clef de la cave, où logeait un certain vin vieux qu’il appelait son vin grec ; il m’en donnait quelquefois, et j’en détournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui était vieux. Non que je négligeasse le vin nouveau ; je n’en demandais point d’autre à sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goût, j’en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour.

FRONTIN.

À merveille !

TRIVELIN.

Qui n’aurait pas cru que cette conduite aurait dû me concilier ces deux esprits ? Point du tout ; ils s’aperçurent du ménagement judicieux que j’avais pour chacun d’eux ; ils m’en firent un crime. Le mari crut les anciens insultés par la quantité de vin nouveau que j’avais bu ; il m’en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux ; j’eus beau m’excuser, les gens de partis n’entendent point raison ; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort ?

FRONTIN.

Non ; tu avais observé toutes les règles de la prudence humaine. Mais je ne puis en écouter davantage. Je dois aller coucher ce soir à Paris, où l’on m’envoie, et je cherchais quelqu’un qui tînt ma place auprès de mon maître pendant mon absence ; veux-tu que je te présente ?

TRIVELIN.

Oui-da. Et qu’est-ce que c’est que ton maître ? Fait-il bonne chère ? Car, dans l’état où je suis, j’ai besoin d’une bonne cuisine.

FRONTIN.

Tu seras content ; tu serviras la meilleure fille...

TRIVELIN.

Pourquoi donc l’appelles-tu ton maître ?

FRONTIN.

Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rêve à autre chose.

TRIVELIN.

Tu me trompes, Frontin.

FRONTIN.

Ma foi, oui, Trivelin. C’est une fille habillée en homme dont il s’agit. Je voulais te le cacher ; mais la vérité m’est échappée, et je me suis blousé comme un sot. Sois discret, je te prie.

TRIVELIN.

Je le suis dès le berceau. C’est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-là et toi ?

FRONTIN.

Oui.

À part.

Cachons-lui son rang... Mais la voilà qui vient ; retire-toi à l’écart, afin que je lui parle.

Trivelin se retire et s’éloigne.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, FRONTIN

 

LE CHEVALIER.

Eh bien, m’avez-vous trouvé un domestique ?

FRONTIN.

Oui, Mademoiselle ; j’ai rencontré...

LE CHEVALIER.

Vous m’impatientez avec votre Demoiselle ; ne sauriez-vous m’appeler Monsieur ?

FRONTIN.

Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J’ai trouvé un de mes amis, qui est fort brave garçon ; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est là qui attend que je l’appelle pour offrir ses respects.

LE CHEVALIER.

Vous n’avez peut-être pas eu l’imprudence de lui dire qui j’étais ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, mettez-vous l’esprit en repos : je sais garder un secret,

Bas.

pourvu qu’il ne m’échappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s’approche ?

LE CHEVALIER.

Je le veux bien ; mais partez sur-le-champ pour Paris.

FRONTIN.

Je n’attends que vos dépêches.

LE CHEVALIER.

Je ne trouve point à propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma sœur, à qui je les adresserais pourrait les égarer aussi ; et il n’est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, écoutez-moi : Vous direz à ma sœur qu’elle ne soit point en peine de moi ; qu’à la dernière partie de bal où mes amies m’amenèrent dans le déguisement où me voilà, le hasard me fit connaître le gentilhomme que je n’avais jamais vu, qu’on disait être encore en province, et qui est ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma sœur a presque arrêté mon mariage ; que, surprise de le trouver à Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je résolus sur-le-champ de profiter de mon déguisement pour me mettre au fait de l’état de son cœur et de son caractère ; qu’enfin nous liâmes amitié ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu’il m’engagea à le suivre le lendemain à une partie de campagne chez la dame avec qui il était, et qu’un de ses parents accompagnait ; que nous y sommes actuellement, que j’ai déjà découvert des choses qui méritent que je les suive avant que de me déterminer à épouser Lélio ; que je n’aurai jamais d’intérêt plus sérieux. Partez ; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrêté ; dans un instant j’irai voir si vous êtes parti.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, seul

 

Je regarde le moment où j’ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maîtresse, et que je ne dépends plus de personne. L’aventure où je me suis mise ne surprendra point ma sœur ; elle sait la singularité de mes sentiments. J’ai du bien ; il s’agit de le donner avec ma main et mon cœur ; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, TRIVELIN, FRONTIN

 

FRONTIN, au Chevalier.

Le voilà, Monsieur.

Bas à Trivelin.

Garde-moi le secret.

TRIVELIN.

Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l’as donné, quand tu voudras.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, TRIVELIN

 

LE CHEVALIER.

Approchez ; comment vous appelez-vous ?

TRIVELIN.

Comme vous voudrez, Monsieur ; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m’est indifférent : le nom sous lequel j’aurais l’honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde.

LE CHEVALIER.

Sans compliment, quel est le tien, à toi ?

TRIVELIN.

Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n’ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs ? Il me tarde d’en être chamarré sur toutes les coutures.

LE CHEVALIER, à part.

Qu’est-ce que c’est que ce langage-là ? Il m’inquiète.

TRIVELIN.

Cependant, Monsieur, j’aurai l’honneur de vous dire que je m’appelle Trivelin. C’est un nom que j’ai reçu de père en fils très correctement, et dans la dernière fidélité ; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s’estime le plus heureux de tous.

LE CHEVALIER.

Laissez là vos politesses. Un maître ne demande à son valet que l’attention dans ce à quoi il l’emploie.

TRIVELIN.

Son valet ! le terme est dur ; il frappe mes oreilles d’un son disgracieux ; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux ?

LE CHEVALIER.

La délicatesse est singulière !

TRIVELIN.

De grâce, ajustons-nous ; convenons d’une formule plus douce.

LE CHEVALIER, à part.

Il se moque de moi. Vous riez, je pense ?

TRIVELIN.

C’est la joie que j’ai d’être à vous qui l’emporte sur la petite mortification que je viens d’essuyer.

LE CHEVALIER.

Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m’êtes bon à rien.

TRIVELIN.

Je ne vous suis bon à rien ! Ah ! ce que vous dites là ne peut pas être sérieux.

LE CHEVALIER, à part.

Cet homme-là est un extravagant.

À Trivelin.

Retirez-vous.

TRIVELIN.

Non, vous m’avez piqué ; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à quelque chose.

LE CHEVALIER.

Retirez-vous, vous dis-je.

TRIVELIN.

Où vous attendrai-je ?

LE CHEVALIER.

Nulle part.

TRIVELIN.

Ne badinons point ; le temps se passe, et nous ne décidons rien.

LE CHEVALIER.

Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup ?

TRIVELIN.

Je n’ai pourtant qu’un écu à perdre.

LE CHEVALIER.

Ce coquin-là m’embarrasse.

Il fait comme s’il en allait.

Il faut que je m’en aille.

À Trivelin.

Tu me suis ?

TRIVELIN.

Vraiment oui, je soutiens mon caractère : ne vous ai-je pas dit que j’étais opiniâtre ?

LE CHEVALIER.

Insolent !

TRIVELIN.

Cruel !

LE CHEVALIER.

Comment, cruel !

TRIVELIN.

Oui, cruel ; c’est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n’y êtes pas ; j’en viendrai jusqu’aux soupirs ; vos rigueurs me l’annoncent.

LE CHEVALIER.

Je ne sais plus que penser de tout ce qu’il me dit.

TRIVELIN.

Ah ! ah ! ah ! vous rêvez, mon cavalier, vous délibérez ; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j’ai de vous servir est sans quartier ; premièrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger.

LE CHEVALIER, mettant la main sur la garde de son épée.

Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites.

TRIVELIN.

Fi ! ne gesticulez point de cette manière-là ; ce geste-là n’est point de votre compétence ; laissez là cette arme qui vous est étrangère : votre œil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au côté.

LE CHEVALIER.

Ah ! je suis trahie !

TRIVELIN.

Masque, venons au fait ; je vous connais.

LE CHEVALIER.

Toi ?

TRIVELIN.

Oui ; Frontin vous connaissait pour nous deux.

LE CHEVALIER.

Le coquin ! Et t’a-t-il dit qui j’étais ?

TRIVELIN.

Il m’a dit que vous étiez une fille, et voilà tout ; et moi je l’ai cru ; car je ne chicane sur la qualité de personne.

LE CHEVALIER.

Puisqu’il m’a trahie, il vaut autant que je t’instruise du reste.

TRIVELIN.

Voyons ; pourquoi êtes-vous dans cet équipage-là ?

LE CHEVALIER.

Ce n’est point pour faire du mal.

TRIVELIN.

Je le crois bien ; si c’était pour cela, vous ne déguiseriez pas votre sexe ; ce serait perdre vos commodités.

LE CHEVALIER, à part.

Il faut le tromper.

À Trivelin.

Je t’avoue que j’avais envie de te cacher la vérité, parce que mon déguisement regarde une dame de condition, ma maîtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu verras, et qu’elle voudrait détacher d’une inclination qu’il a pour une, comtesse à qui appartient ce château.

TRIVELIN.

Eh ! quelle espèce de commission vous donne-t-elle auprès de ce Lélio ? L’emploi me paraît gaillard, soubrette de mon âme.

LE CHEVALIER.

Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d’attaquer le cœur de la Comtesse ; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j’ai déjà vu les yeux de la Comtesse s’arrêter plus d’une fois sur moi ; si elle vient à m’aimer, je la ferai rompre avec Lélio ; il reviendra à Paris, on lui proposera ma maîtresse qui y est ; elle est aimable, il la connaît, et les noces seront bientôt faites.

TRIVELIN.

Parlons à présent à rez-de-chaussée : as-tu le cœur libre ?

LE CHEVALIER.

Oui.

TRIVELIN.

Et moi aussi. Ainsi, de compte arrêté ; cela fait deux cœurs libres, n’est-ce pas ?

LE CHEVALIER.

Sans doute.

TRIVELIN.

Ergo, je conclus que nos deux cœurs soient désormais camarades.

LE CHEVALIER.

Bon.

TRIVELIN.

Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s’obliger en tout ce qu’ils peuvent, tu m’avances deux mois de récompense sur l’exacte discrétion que je promets d’avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai ; sur cet article, c’est à l’amour à me payer mes gages.

LE CHEVALIER, lui donnant de l’argent.

Tiens, voilà déjà six louis d’or d’avance pour ta discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services.

TRIVELIN, d’un air indifférent.

J’ai assez de cœur pour refuser ces trois derniers louis-là ; mais donne ; la main qui me les présente étourdit ma générosité.

LE CHEVALIER.

Voici Monsieur Lélio ; retire-toi, et va-t’en m’attendre à la porte de ce château où nous logeons.

TRIVELIN.

Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton valet sur la scène, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tête-à-tête.

Il se retire en arrière, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent.

 

 

Scène VI

 

LÉLIO, LE CHEVALIER, ARLEQUIN, TRIVELIN, derrière leurs maîtres

 

Lélio vient d’un air rêveur.

LE CHEVALIER.

Le voilà plongé dans une grande rêverie.

ARLEQUIN, à Trivelin derrière eux.

Vous m’avez l’air d’un bon vivant.

TRIVELIN.

Mon air ne vous ment pas d’un mot, et vous êtes fort bon physionomiste.

LÉLIO, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier.

Arlequin ! ... Ah ! Chevalier, je vous cherchais.

LE CHEVALIER.

Qu’avez-vous, Lélio ? Je vous vois enveloppé dans une distraction qui m’inquiète.

LÉLIO.

Je vous dirai ce que c’est.

À Arlequin.

Arlequin, n’oublie pas d’avertir les musiciens de se rendre ici tantôt.

ARLEQUIN.

Oui, Monsieur.

À Trivelin.

Allons boire, pour faire aller notre amitié plus vite.

TRIVELIN.

Allons, la recette est bonne ; j’aime assez votre manière de hâter le cœur.

 

 

Scène VII

 

LÉLIO, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Eh bien ! mon cher, de quoi s’agit-il ? Qu’avez-vous ? Puis-je vous être utile à quelque chose ?

LÉLIO.

Très utile.

LE CHEVALIER.

Parlez.

LÉLIO.

Êtes-vous mon ami ?

LE CHEVALIER.

Vous méritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-là.

LÉLIO.

Ne te fâche point, Chevalier ; ta vivacité m’oblige ; mais passe-moi cette question-là, j’en ai encore une à te faire.

LE CHEVALIER.

Voyons.

LÉLIO.

Es-tu scrupuleux ?

LE CHEVALIER.

Je le suis raisonnablement.

LÉLIO.

Voilà ce qu’il me faut ; tu n’as pas un honneur mal entendu sur une infinité de bagatelles qui arrêtent les sots ?

LE CHEVALIER, à part.

Fi ! voilà un vilain début.

LÉLIO.

Par exemple, un amant qui dupe sa maîtresse pour se débarrasser d’elle en est-il moins honnête homme à ton gré ?

LE CHEVALIER.

Quoi ! il ne s’agit que de tromper une femme ?

LÉLIO.

Non, vraiment.

LE CHEVALIER.

De lui faire une perfidie ?

LÉLIO.

Rien que cela.

LE CHEVALIER.

Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu à une ville. Eh ! comment donc ! trahir une femme, c’est avoir une action glorieuse par-devers soi !

LÉLIO, gai.

Oh ! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-là, je te dirai que je n’ai rien à me reprocher ; et, sans vanité, tu vois un homme couvert de gloire.

LE CHEVALIER, étonné et comme charmé.

Toi, mon ami ? Ah ! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder à mon aise ; laisse-moi contempler un homme chargé de crimes si honorables. Ah ! petit traître, vous êtes bien heureux d’avoir de si brillantes indignités sur votre compte.

LÉLIO, riant.

Tu me charmes de penser ainsi ; viens que je t’embrasse. Ma foi ; à ton tour, tu m’as tout l’air d’avoir été l’écueil de bien des cœurs. Fripon, combien de réputations as-tu blessé à mort dans ta vie ? Combien as-tu désespéré d’Arianes ? Dis.

LE CHEVALIER.

Hélas ! Tu te trompes ; je ne connais point d’aventures plus communes que les miennes ; j’ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes très sages.

LÉLIO.

Tu n’as trouvé que des femmes très sages ? Où diantre t’es-tu donc fourré ? Tu as fait là des découvertes bien singulières ! Après cela, qu’est-ce que ces femmes-là gagnent à être si sages ? Il n’en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons ; ne le sommes-nous pas, nous mentons ; cela revient au même pour elles. Quant à moi, j’ai toujours dit plus de vérités que de mensonges.

LE CHEVALIER.

Tu traites ces matières-là avec une légèreté qui m’enchante.

LÉLIO.

Revenons à mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiègleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par conséquent, tu n’es pas extrêmement riche.

LE CHEVALIER.

C’est raisonner juste.

LÉLIO.

Tu es beau et bien fait ; devine à quel dessein je t’ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments ? c’est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune.

LE CHEVALIER.

J’exauce ta prière. À présent, dis-moi la fortune que je vais faire.

LÉLIO.

Il s’agit de te faire aimer de la Comtesse, et d’arriver à la conquête de sa main par celle de son cœur.

LE CHEVALIER.

Tu badines : ne sais-je pas que tu l’aimes, la Comtesse ?

LÉLIO.

Non ; je l’aimais ces jours passés, mais j’ai trouvé à propos de ne plus l’aimer.

LE CHEVALIER.

Quoi ! lorsque tu as pris de l’amour, et que tu n’en veux plus, il s’en retourne comme cela sans plus de façon ? Tu lui dis : Va-t’en, et il s’en va ? Mais, mon ami, tu as un cœur impayable.

LÉLIO.

En fait d’amour, j’en fais assez ce que je veux. J’aimais la Comtesse, parce qu’elle est aimable ; je devais l’épouser, parce qu’elle est riche, et que je n’avais rien de mieux à faire ; mais dernièrement, pendant que j’étais à ma terre, on m’a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente ; la Comtesse n’en a que six. J’ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh ! l’amour que j’avais pour elle pouvait-il honnêtement tenir bon contre un calcul si raisonnable ? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze ; n’est-il pas vrai ? Tu ne me réponds rien !

LE CHEVALIER.

Eh ! que diantre veux-tu que je réponde à une règle d’arithmétique ? Il n’y a qu’à savoir compter pour voir que tu as raison.

LÉLIO.

C’est cela même.

LE CHEVALIER.

Mais qu’est-ce qui t’embarrasse là-dedans ? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse ? Il s’agit d’être infidèle, d’aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire : Madame, comptez vous-même, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-être qu’elle pleurera, qu’elle maudira l’arithmétique, qu’elle te traitera d’indigne, de perfide : cela pourrait arrêter un poltron ; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l’honneur, ce bruit-là l’amuse ; il écoute, s’excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence très profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d’ingrat.

LÉLIO.

Oh ! parbleu ! de ces titres-là, j’en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s’il ne tenait plus qu’à cette politesse-là ; mais il y a une petite épine qui m’arrête : c’est que, pour achever l’achat que j’ai fait d’une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m’a prêté dix mille écus, dont elle a mon billet.

LE CHEVALIER.

Ah ! tu as raison, c’est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là ; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu ! celui d’infidèle n’expose qu’à des reproches, l’autre à des assignations ; cela est différent, et je n’ai point de recette pour ton mal.

LÉLIO.

Patience ! Madame la Comtesse croit qu’elle va m’épouser ; elle n’attend plus que l’arrivée de son frère ; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la même somme. Si c’est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l’un ni l’autre ; m’entends-tu ?

LE CHEVALIER, à part.

Ah ! l’honnête homme !

Haut.

Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c’est : si je donne de l’amour à la Comtesse, tu crois qu’elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t’épouser ; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle ; n’est-ce pas cela ?

LÉLIO.

Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées.

LE CHEVALIER.

Elles sont très ingénieuses, très lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiègleries. En effet, l’honneur que tu as fait à la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille écus comme un sou.

LÉLIO.

Elle n’en donnerait pas cela, si je m’en fiais à son estimation.

LE CHEVALIER.

Mais crois-tu que je puisse surprendre le cœur de la Comtesse ?

LÉLIO.

Je n’en doute pas.

LE CHEVALIER, à part.

Je n’ai pas lieu d’en douter non plus.

LÉLIO.

Je me suis aperçu qu’elle aime ta compagnie ; elle te loue souvent, te trouve de l’esprit ; il n’y a qu’à suivre cela.

LE CHEVALIER.

Je n’ai pas une grande vocation pour ce mariage-là.

LÉLIO.

Pourquoi ?

LE CHEVALIER.

Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l’amour pour la Comtesse ; si elle ne voulait que de l’amitié, je serais à son service ; mais n’importe.

LÉLIO.

Eh ! qui est-ce qui te prie d’avoir de l’amour pour elle ? Est-il besoin d’aimer sa femme ? Si tu ne l’aimes pas, tant pis pour elle ; ce sont ses affaires et non pas les tiennes.

LE CHEVALIER.

Bon ! mais je croyais qu’il fallait aimer sa femme, fondé sur ce qu’on vivait mal avec elle quand on ne l’aimait pas.

LÉLIO.

Eh ! tant mieux quand on vit mal avec elle ; cela vous dispense de la voir, c’est autant de gagné.

LE CHEVALIER.

Voilà qui est fait ; me voilà prêt à exécuter ce que tu souhaites. Si j’épouse la Comtesse, j’irai me fortifier avec le brave Lélio dans le dédain qu’on doit à son épouse.

LÉLIO.

Je t’en donnerai un vigoureux exemple, je t’en assure ; crois-tu, par exemple, que j’aimerai la demoiselle de Paris, moi ? Une quinzaine de jours tout au plus ; après quoi, je crois que j’en serai bien las.

LE CHEVALIER.

Eh ! donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente.

LÉLIO.

Tant que le cœur m’en dira.

LE CHEVALIER.

T’a-t-on dit qu’elle fût jolie ?

LÉLIO.

On m’écrit qu’elle est belle ; mais, de l’humeur dont je suis, cela ne l’avance pas de beaucoup. Si elle n’est pas laide, elle le deviendra, puisqu’elle sera ma femme ; cela ne peut pas lui manquer.

LE CHEVALIER.

Mais, dis-moi, une femme se dépite quelquefois.

LÉLIO.

En ce cas-là, j’ai une terre écartée qui est le plus beau désert du monde, où Madame irait calmer son esprit de vengeance.

LE CHEVALIER.

Oh ! dès que tu as un désert, à la bonne heure ; voilà son affaire. Diantre ! l’âme se tranquillise beaucoup dans une solitude : on y jouit d’une certaine mélancolie, d’une douce tristesse, d’un repos de toutes les couleurs ; elle n’aura qu’à choisir.

LÉLIO.

Elle sera la maîtresse.

LE CHEVALIER.

L’heureux tempérament ! Mais j’aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose : feins toujours de l’aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité ; elle courrait après toi, et me laisserait là.

LÉLIO dit.

Je me gouvernerai bien ; je vais au-devant d’elle.

Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraît pas encore, et pendant qu’il y va.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER

 

Si j’avais épousé le seigneur Lélio, je serais tombée en de bonnes mains ! Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d’un désert ! Oh ! vous êtes trop cher, Monsieur Lélio, et j’aurai mieux que cela au même prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-là, et pour en débarrasser la Comtesse.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, LÉLIO, LE CHEVALIER

 

LÉLIO, à la Comtesse, en entrant.

J’attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-même. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter ; son séjour ici l’embarrasse ; je crois qu’il vous craint ; cela est de bon sens, et je ne m’en inquiète point : je vous connais ; mais il est mon ami ; notre amitié doit durer plus d’un jour, et il faut bien qu’il se fasse au danger de vous voir ; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l’instant.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LA COMTESSE.

Quoi ! Chevalier, vous prenez de pareils prétextes pour nous quitter ? Si vous nous disiez les véritables raisons qui pressent votre retour à Paris, on ne vous retiendrait peut-être pas.

LE CHEVALIER.

Mes véritables raisons, Comtesse ? Ma foi, Lélio vous les a dites.

LA COMTESSE.

Comment ! que vous vous défiez de votre cœur auprès de moi ?

LE CHEVALIER.

Moi, m’en défier ! je m’y prendrais un peu tard ; est-ce que vous m’en avez donné le temps ? Non, Madame, le mal est fait ; il ne s’agit plus que d’en arrêter le progrès.

LA COMTESSE, riant.

En vérité, Chevalier, vous êtes bien à plaindre, et je ne savais pas que j’étais si dangereuse.

LE CHEVALIER.

Oh ! que si ; je ne vous dis rien là dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d’être capable ; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l’hospitalité avec moi, si vous m’ameniez ici.

LA COMTESSE.

Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier.

LE CHEVALIER.

Parbleu ! je l’en défie ; il ne vous prêtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c’est elle qui vous a flattée.

LA COMTESSE.

Je ne vois point que ce soit avec tant d’excès.

LE CHEVALIER.

Comtesse, vous m’obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir ; car, avec la mienne, il n’y a pas moyen de vous rendre justice.

LA COMTESSE, riant.

Vous êtes bien galant.

LE CHEVALIER.

Ah ! je suis mieux que cela ; ce ne serait là qu’une bagatelle.

LA COMTESSE.

Cependant ne vous gênez point, Chevalier : quelque inclination, sans doute, vous rappelle à Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous.

LE CHEVALIER.

Non, je n’ai point d’inclination à Paris, si vous n’y venez pas.

Il lui prend la main.

À l’égard de l’ennui ; si vous saviez l’art de m’en donner auprès de vous, ne me l’épargnez pas, Comtesse ; c’est un vrai présent que vous me ferez ; ce sera même une bonté ; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l’amour ; voilà tout ce que vous savez faire.

LA COMTESSE.

Je le fais assez mal.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, LÉLIO, PAYSANS et PAYSANNES, DANSEURS et DANSEUSES

 

LÉLIO.

Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantôt, Madame ; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir.

Au Chevalier.

Ton valet et le mien sont à la tête, et mènent le branle.

Divertissement.

LE CHANTEUR.

Chantons tous l’agriable emplette

Que Lucas a fait de Colette.

Qu’il est heureux, ce garçon-là !

J’aimerais bien le mariage...

Sans un petit défaut qu’il a :

Par lui la fille la plus sage,

Zeste, vous vient entre les bras.

Et boute, et gare, allons courage :

Rien n’est si biau que le tracas

Des fins premiers jours du ménage.

Mais, morgué ! ça ne dure pas ;

Le cœur vous faille, et c’est dommage.

UN PAYSAN.

Que dis-tu, gente Mathurine,

De cette noce que tu vois ?

T’agace-t-elle un peu pour moi ?

Il me semble voir à ta mine

Que tu sens un je ne sais quoi.

L’ami Lucas et la cousine

Riront tant qu’ils pourront tous deux,

En se gaussant des médiseux ;

Dis la vérité, Mathurine,

Ne ferais-tu pas bien comme eux ?

MATHURINE.

Voyez le biau discours à faire,

De demander en pareil cas :

Que fais-tu ? que ne fais-tu pas ?

Eh ! Colin sans tant de mystère,

Marions-nous ; tu le sauras.

À présent si j’étais sincère,

Je vais souvent dans le vallon,

Tu m’y suivrais, malin garçon :

On n’y trouve point de notaire,

Mais on y trouve du gazon.

On danse.

Branle.

Qu’on se dise tout ce qu’on voudra,

Tout ci, tout ça,

Je veux tâter du mariage.

En arrive ce qui pourra,

Tout ci, tout ça ;

Par la sangué ! j’ons bon courage.

Ce courage, dit-on, s’en va,

Tout ci, tout ça ;

Morguenne ! il nous faut voir cela.

Ma Claudine un jour me conta

Tout ci, tout ça,

Que sa mère en courroux contre elle

Lui défendait qu’elle m’aimât,

Tout ci, tout ça ;

Mais aussitôt, me dit la belle :

Entrons dans ce bocage-là,

Tout ci, tout ça ;

Nous verrons ce qu’il en sera.

Quand elle y fut, elle chanta

Tout ci, tout ça :

Berger, dis-moi que ton cœur m’aime ;

Et le mien aussi te dira

Tout ci, tout ça,

Combien son amour est extrême.

Après, elle me regarda,

Tout ci, tout ça,

D’un doux regard qui m’acheva.

Mon cœur, à son tour, lui chanta,

Tout ci, tout ça,

Une chanson qui fut si tendre,

Que cent fois elle soupira,

Tout ci, tout ça,

Du plaisir qu’elle eut de m’entendre ;

Ma chanson tant recommença,

Tout ci, tout ça,

Tant qu’enfin la voix me manqua.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TRIVELIN, seul

 

Me voici comme de moitié dans une intrigue assez douce et d’un assez bon rapport, car il m’en revient déjà de l’argent et une maîtresse ; ce beau commencement-là promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisés ? ne ferai-je rien qui hâte le succès du projet de ma chère suivante ? Si je disais au seigneur Lélio que le cœur de la Comtesse commence à capituler pour le Chevalier, il se dépiterait plus vite, et partirait pour Paris où on l’attend. Je lui ai déjà témoigné que je souhaiterais avoir l’honneur de lui parler ; mais le voilà qui s’entretient avec la Comtesse ; attendons qu’il ait fait avec elle.

 

 

Scène II

 

LÉLIO, LA COMTESSE

 

Ils entrent tous deux comme continuant de se parler.

LA COMTESSE.

Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez amitié avec le Chevalier, vous me l’amenez ; et vous voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine ! Qu’est-ce que c’est que cette idée-là ? Vous m’avez dit vous-même que c’était un homme aimable, amusant et effectivement j’ai jugé que vous aviez raison.

LÉLIO, répétant un mot.

Effectivement ! Cela est donc bien effectif ? eh bien ! je ne sais que vous dire ; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver là, par exemple.

LA COMTESSE.

Par malheur, il s’y trouve.

LÉLIO.

Vous me raillez, Madame.

LA COMTESSE.

Voulez-vous que je respecte votre antipathie pour effectivement ? Est-ce qu’il n’est pas bon français ? L’a-t-on proscrit de la langue ?

LÉLIO.

Non, Madame ; mais il marque que vous êtes un peu trop persuadée du mérite du Chevalier.

LA COMTESSE.

Il marque cela ? Oh il a tort, et le procès que vous lui faites est raisonnable, mais vous m’avouerez qu’il n’y a pas de mal à sentir suffisamment le mérite d’un homme, quand le mérite est réel ; et c’est comme j’en use avec le Chevalier.

LÉLIO.

Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux ; sentir est trop ; c’est connaître qu’il faudrait dire.

LA COMTESSE.

Je suis d’avis de ne dire plus mot, et d’attendre que vous m’ayez donné la liste des termes sans reproches que je dois employer, je crois que c’est le plus court ; il n’y a que ce moyen-là qui puisse me mettre en état de m’entretenir avec vous.

LÉLIO.

Eh ! Madame, faites grâce à mon amour.

LA COMTESSE.

Supportez donc mon ignorance ; je ne savais pas la différence qu’il y avait entre connaître et sentir.

LÉLIO.

Sentir, Madame, c’est le style du cœur, et ce n’est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier.

LA COMTESSE.

Écoutez ; le vôtre ne m’amuse point ; il est froid, il me glace ; et, si vous voulez même, il me rebute.

LÉLIO, à part.

Bon ! je retirerai mon billet.

LA COMTESSE.

Quittons-nous, croyez-moi ; je parle mal, vous ne me répondez pas mieux ; cela ne fait pas une conversation amusante.

LÉLIO.

Allez-vous, rejoindre le Chevalier ?

LA COMTESSE.

Lélio, pour prix des leçons que vous venez de me donner, je vous avertis, moi, qu’il y a des moments où vous feriez bien de ne pas vous montrer ; entendez-vous ?

LÉLIO.

Vous me trouvez donc bien insupportable ?

LA COMTESSE.

Épargnez-vous ma réponse ; vous auriez à vous plaindre de la valeur de mes termes, je le sens bien.

LÉLIO.

Et moi, je sens que vous vous retenez ; vous me diriez de bon cœur que vous me haïssez.

LA COMTESSE.

Non ; mais je vous le dirai bientôt, si cela continue, et cela continuera sans doute.

LÉLIO.

Il semble que vous le souhaitez.

LA COMTESSE.

Hum ! vous ne feriez pas languir mes souhaits.

LÉLIO, d’un air fâché et vif.

Vous me désolez, Madame.

LA COMTESSE.

Je me retiens, Monsieur ; je me retiens.

Elle veut s’en aller.

LÉLIO.

Arrêtez, Comtesse ; vous m’avez fait l’honneur d’accorder quelque retour à ma tendresse.

LA COMTESSE.

Ah ! le beau détail où vous entrez là !

LÉLIO.

Le dédit même qui est entre nous...

LA COMTESSE, fâchée.

Eh bien ! ce dédit vous chagrine ? il n’y a qu’à le rompre. Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ ? Il y a une heure que vous biaisez pour arriver là.

LÉLIO.

Le rompre ! J’aimerais mieux mourir ; ne m’assure-t-il pas votre main ?

LA COMTESSE.

Et qu’est-ce que c’est que ma main sans mon cœur ?

LÉLIO.

J’espère avoir l’un et l’autre.

LA COMTESSE.

Pourquoi me déplaisez-vous donc ?

LÉLIO.

En quoi ai-je pu vous déplaire ? Vous auriez de la peine à le dire vous-même.

LA COMTESSE.

Vous êtes jaloux, premièrement.

LÉLIO.

Eh ! morbleu ! Madame, quand on aime...

LA COMTESSE.

Ah ! quel emportement !

LÉLIO.

Peut-on s’empêcher d’être jaloux ? Autrefois vous me reprochiez que je ne l’étais pas assez ; vous me trouviez trop tranquille ; me voici inquiet, et je vous déplais.

LA COMTESSE.

Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse ; voilà ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le compliment que vous me faites est digne de l’entretien dont vous me régalez depuis une heure ; et après cela vous me demanderez en quoi vous me déplaisez ! Ah ! l’étrange caractère !

LÉLIO.

Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame ; je dis seulement que vous vouliez que je fusse jaloux ; aujourd’hui je le suis ; pourquoi le trouvez-vous mauvais ?

LA COMTESSE.

Eh bien ! vous direz encore que vous ne m’appelez pas fantasque !

LÉLIO.

De grâce, répondez.

LA COMTESSE.

Non, Monsieur, on n’a jamais dit à une femme ce que vous me dites là ; et je n’ai vu que vous dans la vie qui m’ayez trouvé si ridicule.

LÉLIO, regardant autour de lui.

Je chercherais volontiers à qui vous parlez, Madame ; car ce discours-là ne peut pas s’adresser à moi.

LA COMTESSE.

Fort bien ! me voilà devenue visionnaire à présent ; continuez, Monsieur, continuez ; vous ne voulez pas rompre le dédit ; cependant c’est moi qui ne veux plus ; n’est-il pas vrai ?

LÉLIO.

Que d’industrie pour vous, sauver d’une question fort simple, à laquelle vous ne pouvez répondre !

LA COMTESSE.

Oh ! je n’y saurais tenir ; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi ! le portrait est flatteur ! Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous connaissais pas ; vous m’avez trompée. Je vous passerais de la jalousie ; je ne parle pas de la vôtre, elle n’est pas supportable ; c’est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n’est pas délicatesse chez vous ; c’est mauvaise humeur naturelle, c’est précisément caractère. Oh ! ce n’est pas là la jalousie que je vous demandais ; je voulais une inquiétude douce, qui a sa source dans un cœur timide et bien touché, et qui n’est qu’une louable méfiance de soi-même ; avec cette jalousie-là, Monsieur, on ne dit point d’invectives aux personnes que l’on aime ; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques ; on craint seulement de n’être pas toujours aimé, parce qu’on ne croit pas être digne de l’être. Mais cela vous passe ; ces sentiments-là ne sont pas du ressort d’une âme comme la vôtre. Chez vous, c’est des emportements, des fureurs, ou pur artifice ; vous soupçonnez injurieusement ; vous manquez d’estime ; de respect, de soumission ; vous vous appuyez sur un dédit ; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio ! Des soupçons ! Et vous appelez cela de l’amour ! C’est un amour à faire peur. Adieu.

LÉLIO.

Encore un mot. Vous êtes en colère, mais vous reviendrez, car vous m’estimez dans le fond.

LA COMTESSE.

Soit ; j’en estime tant d’autres ! Je ne regarde pas cela comme un grand mérite d’être estimable ; on n’est que ce qu’on doit être.

LÉLIO.

Pour nous accommoder, accordez-moi une grâce. Vous m’êtes chère ; le Chevalier vous aime ; ayez pour lui un peu plus de froideur ; insinuez-lui qu’il nous laisse, qu’il s’en retourne à Paris.

LA COMTESSE.

Lui insinuer qu’il nous laisse, c’est-à-dire lui glisser tout doucement une impertinence qui me fera tout doucement passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas vivre ! Non, Monsieur ; vous m’en dispenserez, s’il vous plaît. Toute la subtilité possible n’empêchera pas un compliment d’être ridicule, quand il l’est, vous me le prouvez par le vôtre ; c’est un avis que je vous insinue tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce que vous appelez manière insinuante.

Elle se retire.

 

 

Scène III

 

LÉLIO, TRIVELIN

 

LÉLIO, un moment seul et en riant.

Allons, allons, cela va très rondement ; j’épouserai les douze mille livres de rente. Mais voilà le valet du Chevalier.

À Trivelin.

Il m’a paru tantôt que tu avais quelque chose à me dire ?

TRIVELIN.

Oui, Monsieur ; pardonnez à la liberté que je prends. L’équipage où je suis ne prévient pas en ma faveur ; cependant, tel que vous me voyez, il y a là dedans le cœur d’un honnête homme, avec une extrême inclination pour les honnêtes gens.

LÉLIO.

Je le crois.

TRIVELIN.

Moi-même, et je le dis avec un souvenir modeste, moi-même autrefois, j’ai été du nombre de ces honnêtes gens ; mais vous savez, Monsieur, à combien d’accidents nous sommes sujets dans la vie. Le sort m’a joué ; il en a joué bien d’autres ; l’histoire est remplie du récit de ses mauvais tours : princes, héros, il a tout malmené, et je me console de mes malheurs avec de tels confrères.

LÉLIO.

Tu m’obligerais de retrancher tes réflexions et de venir au fait.

TRIVELIN.

Les infortunés sont un peu babillards, Monsieur ; ils s’attendrissent aisément sur leurs aventures. Mais je coupe court ; ce petit préambule me servira, s’il vous plaît, à m’attirer un peu d’estime, et donnera du poids à ce que je vais vous dire.

LÉLIO.

Soit.

TRIVELIN.

Vous savez que je fais la fonction de domestique auprès de Monsieur le Chevalier.

LÉLIO.

Oui.

TRIVELIN.

Je ne demeurerai pas longtemps avec lui, Monsieur ; son caractère donne trop de scandale au mien.

LÉLIO.

Eh, que lui trouves-tu de mauvais ?

TRIVELIN.

Que vous êtes différent de lui ! À peine vous ai-je vu, vous ai-je entendu parler, que j’ai dit en moi-même : Ah quelle âme franche ! que de netteté dans ce cœur-là !

LÉLIO.

Tu vas encore t’amuser à mon éloge, et tu ne finiras point.

TRIVELIN.

Monsieur, la vertu vaut bien une petite parenthèse en sa faveur.

LÉLIO.

Venons donc au reste à présent.

TRIVELIN.

De grâce, souffrez qu’auparavant nous convenions d’un petit article.

LÉLIO.

Parle.

TRIVELIN.

Je suis fier, mais je suis pauvre, qualités, comme vous jugez bien, très difficiles à accorder. l’une avec l’autre, et qui pourtant ont la rage de se trouver presque toujours ensemble ; voilà ce qui me passe.

LÉLIO.

Poursuis ; à quoi nous mènent ta fierté et ta pauvreté ?

TRIVELIN.

Elles nous mènent à un combat qui se passe entre elles ; la fierté se défend d’abord à merveille, mais son ennemie est bien pressante ; bientôt la fierté plie, recule, fuit, et laisse le champ de bataille à la pauvreté, qui ne rougit de rien, et qui sollicite en ce moment votre libéralité.

LÉLIO.

Je t’entends ; tu me demandes quelque argent pour récompense de l’avis que tu vas me donner.

TRIVELIN.

Vous y êtes ; les âmes généreuses ont cela de bon, qu’elles devinent ce qu’il vous faut et vous épargnent la honte d’expliquer vos besoins ; que cela est beau !

LÉLIO.

Je consens à ce que tu demandes, à une condition à mon tour : c’est que le secret que tu m’apprendras vaudra la peine d’être payé ; et je serai de bonne foi là-dessus. Dis à présent.

TRIVELIN.

Pourquoi faut-il que la rareté de l’argent ait ruiné la générosité de vos pareils ? Quelle misère ! mais n’importe ; votre équité me rendra ce que votre économie me retranche, et je commence : Vous croyez le Chevalier votre intime et fidèle ami, n’est-ce pas ?

LÉLIO.

Oui, sans doute.

TRIVELIN.

Erreur.

LÉLIO.

En quoi donc ?

TRIVELIN.

Vous croyez que la Comtesse vous aime toujours ?

LÉLIO.

J’en suis persuadé.

TRIVELIN.

Erreur, trois fois erreur !

LÉLIO.

Comment ?

TRIVELIN.

Oui, Monsieur ; vous n’avez ni ami ni maîtresse. Quel brigandage dans ce monde ! la Comtesse ne vous aime plus, le Chevalier vous a escamoté son cœur : il l’aime, il en est aimé, c’est un fait ; je le sais, je l’ai vu, je vous en avertis ; faites-en votre profit et le mien.

LÉLIO.

Eh ! dis-moi, as-tu remarqué quelque chose qui te rende sûr de cela ?

TRIVELIN.

Monsieur, on peut se fier à mes observations. Tenez, je n’ai qu’à regarder une femme entre deux yeux, je vous dirai ce qu’elle sent et ce qu’elle sentira, le tout à une virgule près. Tout ce qui se passe dans son cœur s’écrit sur son visage, et j’ai tant étudié cette écriture-là, que je la lis tout aussi couramment que la mienne. Par exemple, tantôt, pendant que vous vous amusiez dans le jardin à cueillir des fleurs pour la Comtesse, je raccommodais près d’elle une palissade, et je voyais le Chevalier, sautillant, rire et folâtrer avec elle. Que vous êtes badin ! lui disait-elle, en souriant négligemment à ses enjouements. Tout autre que moi n’aurait rien remarqué dans ce sourire-là ; c’était un chiffre. Savez-vous ce qu’il signifiait ? Que vous m’amusez agréablement, Chevalier ! Que vous êtes aimable dans vos façons ! Ne sentez-vous pas que vous me plaisez ?

LÉLIO.

Cela est bon ; mais rapporte-moi quelque chose que je puisse expliquer, moi, qui ne suis pas si savant que toi.

TRIVELIN.

En voici qui ne demande nulle condition. Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers, dont on se fâchait, et qu’on n’esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d’affaires, qui avait la paresse de rester exposé à l’injure ; mais, en vérité, vous n’y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j’expliquais ce vous n’y songez pas, et ce laissez-moi donc ; et je voyais que cela voulait dire : Courage, Chevalier, encore un baiser sur le même ton ; surprenez-moi toujours, afin de sauver les bienséances ; je ne dois consentir à rien ; mais si vous êtes adroit, je n’y saurais que faire ; ce ne sera pas ma faute.

LÉLIO.

Oui-da ; c’est quelque chose que des baisers.

TRIVELIN.

Voici le plus touchant. Ah ! la belle main ! s’écria-t-il ensuite ; souffrez que je l’admire. Il n’est pas nécessaire. De grâce. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirée, caressée ; cela va tout de suite... Arrêtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d’éventail par là-dessus, coup galant qui signifie : Ne lâchez point ; l’éventail est saisi ; nouvelles pirateries sur la main qu’on tient ; l’autre vient à son secours ; autant de pris encore par l’ennemi : Mais je ne vous comprends point ; finissez donc. Vous en parlez bien à votre aise, Madame. Alors la Comtesse de s’embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement ; elle de rougir ; lui de s’animer ; elle de se fâcher sans colère ; lui de se jeter à ses genoux sans repentance ; elle de pousser honteusement un demi-soupir ; lui de riposter effrontément par un tout entier ; et puis vient du silence ; et puis des regards qui sont bien tendres ; et puis d’autres qui n’osent pas l’être ; et puis... Qu’est-ce que cela signifie, Monsieur ? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous ? Ah je ne sais. Le procès en était là quand vous êtes venu, mais je crois maintenant les parties d’accord : Qu’en dites-vous ?

LÉLIO.

Je dis que ta découverte commence à prendre forme.

TRIVELIN.

Commence à prendre forme ! Et jusqu’où prétendez-vous donc que je la conduise pour vous persuader ? Je désespère de la pousser jamais plus loin ; j’ai vu l’amour naissant ; quand il sera grand garçon, j’aurai beau l’attendre auprès de la palissade, au diable s’il y vient badiner ; or, il grandira, au moins, s’il n’est déjà grandi ; car il m’a paru aller bon train, le gaillard.

LÉLIO.

Fort bon train, ma foi.

TRIVELIN.

Que dites-vous de la Comtesse ? Ne l’auriez-vous pas épousé sans moi ? Si vous aviez vu de quel air elle abandonnait sa main blanche au Chevalier ! ...

LÉLIO.

En vérité, te paraissait-il qu’elle y prit goût ?

TRIVELIN.

Oui, Monsieur.

À part.

On dirait qu’il y en prend aussi, lui.

À Lélio.

Eh bien, trouvez-vous que mon avis mérite salaire ?

LÉLIO.

Sans difficulté. Tu es un coquin.

TRIVELIN.

Sans difficulté, tu es un coquin : voilà un prélude de reconnaissance bien bizarre.

LÉLIO.

Le Chevalier te donnerait cent coups de bâton, si je lui disais que tu le trahis. Oh ces coups de bâton que tu mérites, ma bonté te les épargne ; je ne dirai mot. Adieu ; tu dois être content ; te voilà payé.

Il s’en va.

 

 

Scène IV

 

TRIVELIN

 

Je n’avais jamais vu de monnaie frappée à ce coin-là. Adieu, Monsieur, je suis votre serviteur ; que le ciel veuille vous combler des faveurs que je mérite ! De toutes les grimaces que m’a fait la fortune, voilà certes la plus comique ; me payer en exemption de coups de bâton ! c’est ce qu’on appelle faire argent de tout. Je n’y comprends rien : je lui dis que sa maîtresse le plante là ; il me demande si elle y prend goût. Est-ce que notre faux Chevalier m’en ferait accroire ? Et seraient-ils tous deux meilleurs amis que je ne pense ?

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, TRIVELIN

 

TRIVELIN, à part.

Interrogeons un peu Arlequin là-dessus.

Haut.

Ah ! te voilà ! où vas-tu ?

ARLEQUIN.

Voir s’il y a des lettres pour mon maître.

TRIVELIN.

Tu me parais occupé ; à quoi est-ce que tu rêves ?

ARLEQUIN.

À des louis d’or.

TRIVELIN.

Diantre ! tes réflexions sont de riche étoffe.

ARLEQUIN.

Et je te cherchais aussi pour te parler.

TRIVELIN.

Et que veux-tu de moi ?

ARLEQUIN.

T’entretenir de louis d’or.

TRIVELIN.

Encore des louis d’or ! Mais tu as une mine d’or dans ta tête.

ARLEQUIN.

Dis-moi, mon ami, où as-tu pris toutes ces pistoles que je t’ai vu tantôt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que nous avons bu au cabaret du bourg ? Je voudrais bien savoir le secret que tu as pour en faire.

TRIVELIN.

Mon ami, je ne pourrais guère te donner le secret d’en faire ; je n’ai jamais possédé que le secret de le dépenser.

ARLEQUIN.

Oh ! j’ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi ; je l’ai appris au cabaret en perfection.

TRIVELIN.

Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement ; mais en y joignant une pincée d’inclination pour le beau sexe, on réussit bien autrement.

ARLEQUIN.

Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrédient-là ici.

TRIVELIN.

Tu n’y demeureras pas toujours. Mais de grâce, instruis-moi d’une chose à ton tour : ton maître et Monsieur le Chevalier s’aiment-ils beaucoup ?

ARLEQUIN.

Oui.

TRIVELIN.

Fi ! Se témoignent-ils de grands empressements ? Se font-ils beaucoup d’amitiés ?

ARLEQUIN.

Ils se disent : Comment te portes-tu ? À ton service. Et moi aussi. J’en suis bien aise... Après cela ils dînent et soupent ensemble ; et puis : Bonsoir ; je te souhaite une bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu’ils se disent des injures ?

TRIVELIN.

Non, mon ami ; c’est que j’avais quelque petite raison de te demander cela, par rapport à quelque aventure qui m’est arrivée ici.

ARLEQUIN.

Toi ?

TRIVELIN.

Oui, j’ai touché le cœur d’une aimable personne, et l’amitié de nos maîtres prolongera notre séjour ici.

ARLEQUIN.

Et où est-ce que cette rare personne-là habite avec son cœur ?

TRIVELIN.

Ici, te dis-je. Malpeste, c’est une affaire qui m’est de conséquence.

ARLEQUIN.

Quel plaisir ! Elle est jeune ?

TRIVELIN.

Je lui crois dix-neuf à vingt ans.

ARLEQUIN.

Ah ! le tendron ! Elle est jolie ?

TRIVELIN.

Jolie ! quelle maigre épithète ! Vous lui manquez de respect ; sachez qu’elle est charmante, adorable, digne de moi.

ARLEQUIN, touché.

Ah ! m’amour ! friandise de mon âme !

TRIVELIN.

Et c’est de sa main mignonne que je tiens ces louis d’or dont tu parles, et que le don qu’elle m’en a fait me rend si précieux.

ARLEQUIN, à ce mot, laisse aller ses bras.

Je n’en puis plus.

TRIVELIN, à part.

Il me divertit ; je veux le pousser jusqu’à l’évanouissement. Ce n’est pas le tout, mon ami : ses discours ont charmé mon cœur ; de la manière dont elle m’a peint, j’avais honte de me trouver si aimable. M’aimerez-vous ? me disait-elle ; puis-je compter sur votre cœur ?

ARLEQUIN, transporté.

Oui, ma reine.

TRIVELIN.

À qui parles-tu ?

ARLEQUIN.

À elle ; j’ai cru qu’elle m’interrogeait.

TRIVELIN, riant.

Ah ! ah ! ah ! Pendant qu’elle me parlait, ingénieuse à me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour en tirer cet or qui fait mes délices. Prenez, m’a-t-elle dit en me le glissant dans la main ; et comme poliment j’ouvrais ma main avec lenteur : prenez donc, s’est-elle écriée, ce n’est là qu’un échantillon du coffre-fort que je vous destine ; alors je me suis rendu ; car un échantillon ne se refuse point.

ARLEQUIN jette sa batte et sa ceinture à terre, et se jetant à genoux, il dit.

Ah ! mon ami, je tombe à tes pieds pour te supplier, en toute humilité, de me montrer seulement la face royale de cette incomparable fille, qui donne un cœur et des louis d’or du Pérou avec ; peut-être me fera-t-elle aussi présent de quelque échantillon ; je ne veux que la voir, l’admirer, et puis mourir content.

TRIVELIN.

Cela ne se peut pas, mon enfant ; il ne faut pas régler tes espérances sur mes aventures ; vois-tu bien, entre le baudet et le cheval d’Espagne, il y a quelque différence.

ARLEQUIN.

Hélas ! je te regarde comme le premier cheval du monde.

TRIVELIN.

Tu abuses de mes comparaisons ; je te permets de m’estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais.

ARLEQUIN.

Montre-moi donc cette fille...

TRIVELIN.

Cela ne se peut pas ; mais je t’aime, et tu te sentiras de ma bonne fortune : dès aujourd’hui je te fonde une bouteille de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici.

ARLEQUIN, demi-pleurant.

Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois ; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent la fondation du premier mois.

TRIVELIN.

Mon fils, je suis bien aise d’assister à chaque paiement.

ARLEQUIN, en s’en allant et pleurant.

Je ne verrai donc point ma reine ? Où êtes-vous donc, petit louis d’or de mon âme ? Hélas ! je m’en vais vous chercher partout : Hi ! hi ! hi ! hi !...

Et puis d’un ton net.

Veux-tu aller boire le premier mois de fondation ?

TRIVELIN.

Voilà mon maître, je ne saurais ; mais va m’attendre.

Arlequin s’en va en recommençant : Hi ! hi ! hi ! hi !

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, TRIVELIN

 

TRIVELIN, un moment seul.

Je lui ai renversé l’esprit ; ah ! ah ! ah ! ah ! le pauvre garçon ! Il n’est pas digne d’être associé à notre intrigue.

Le Chevalier vient, et Trivelin dit :

Ah ! vous voilà, Chevalier sans pareil. Eh bien ! notre affaire va-t-elle bien ?

LE CHEVALIER, comme en colère.

Fort bien, Mons Trivelin ; mais je vous cherchais pour vous dire que vous ne valez rien.

TRIVELIN.

C’est bien peu de chose que rien : et vous me cherchiez tout exprès pour me dire cela ?

LE CHEVALIER.

En un mot, tu es un coquin.

TRIVELIN.

Vous voilà dans l’erreur de tout le monde.

LE CHEVALIER.

Un fourbe, de qui je me vengerai.

TRIVELIN.

Mes vertus ont cela de malheureux, qu’elles n’ont jamais été connues de personne.

LE CHEVALIER.

Je voudrais bien savoir de quoi vous vous mêlez, d’aller dire à Monsieur Lélio que j’aime la Comtesse ?

TRIVELIN.

Comment ! il vous a rapporté ce que je lui ai dit ?

LE CHEVALIER.

Sans doute.

TRIVELIN.

Vous me faites plaisir de m’en avertir ; pour payer mon avis, il avait promis de se taire ; il a parlé, la dette subsiste.

LE CHEVALIER.

Fort bien ! c’était donc pour tirer de l’argent de lui, Monsieur le faquin ?

TRIVELIN.

Monsieur le faquin ! retranchez ces petits agréments-là de votre discours ; ce sont des fleurs de rhétorique qui m’entêtent ; je voulais avoir de l’argent, cela est vrai.

LE CHEVALIER.

Eh ! ne t’en avais-je pas donné ?

TRIVELIN.

Ne l’avais-je pas pris de bonne grâce ? De quoi vous plaignez-vous ? Votre argent est-il insociable ? Ne pouvait-il pas s’accommoder avec celui de Monsieur Lélio ?

LE CHEVALIER.

Prends-y garde ; si tu retombes encore dans la moindre impertinence, j’ai une maîtresse qui aura soin de toi, je t’en assure.

TRIVELIN.

Arrêtez ; ma discrétion s’affaiblit, je l’avoue ; je la sens infirme ; il sera bon de la rétablir par un baiser ou deux.

LE CHEVALIER.

Non.

TRIVELIN.

Convertissons donc cela en autre chose.

LE CHEVALIER.

Je ne saurais.

TRIVELIN.

Vous ne m’entendez point ; je ne puis me résoudre à vous dire le mot de l’énigme.

Le Chevalier tire sa montre.

Ah ! ah ! tu la devineras ; tu n’y es plus ; le mot n’est pas une montre ; la montre en approche pourtant, à cause du métal.

LE CHEVALIER.

Eh ! je vous entends à merveille ; qu’à cela ne tienne.

TRIVELIN.

J’aime pourtant mieux un baiser.

LE CHEVALIER.

Tiens ; mais observe ta conduite.

TRIVELIN.

Ah ! friponne, tu triches ma flamme ; tu t’esquives, mais avec tant de grâce, qu’il faut me rendre.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, TRIVELIN, ARLEQUIN

 

Arlequin, qui vient, a écouté la fin de la scène par derrière. Dans le temps que le Chevalier donne de l’argent à Trivelin, d’une main il prend l’argent, et de l’autre il embrasse le Chevalier.

ARLEQUIN.

Ah ! je la tiens ! ah ! m’amour, je me meurs ! cher petit lingot d’or, je n’en puis plus. Ah ! Trivelin ! je suis heureux !

TRIVELIN.

Et moi volé.

LE CHEVALIER.

Je suis au désespoir ; mon secret est découvert.

ARLEQUIN.

Laissez-moi vous contempler, cassette de mon âme : qu’elle est jolie ! Mignarde, mon cœur s’en va, je me trouve mal. Vite un échantillon pour me remettre ; ah ! ah ! ah ! ah !

LE CHEVALIER, à Trivelin.

Débarrasse-moi de lui ; que veut-il dire avec son échantillon ?

TRIVELIN.

Bon ! bon ! c’est de l’argent qu’il demande.

LE CHEVALIER.

S’il ne tient qu’à cela pour venir à bout du dessein que je poursuis, emmène-le, et engage-le au secret, voilà de quoi le faire taire.

À Arlequin.

Mon cher Arlequin, ne me découvre point ; je te promets des échantillons tant que tu voudras. Trivelin va t’en donner ; suis-le, et ne dis mot ; tu n’aurais rien si tu parlais.

ARLEQUIN.

Malepeste ! je serai sage. M’aimerez-vous, petit homme ?

LE CHEVALIER.

Sans doute.

TRIVELIN.

Allons, mon fils, tu te souviens bien de la bouteille de fondation ; allons la boire.

ARLEQUIN, sans bouger.

Allons.

TRIVELIN.

Viens donc.

Au Chevalier.

Allez votre chemin, et ne vous embarrassez de rien.

ARLEQUIN, en s’en allant.

Ah ! La belle trouvaille ! la belle trouvaille !

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, seul un moment.

À tout hasard, continuons ce que j’ai commencé. Je prends trop de plaisir à mon projet pour l’abandonner ; dût-il m’en coûter encore vingt pistoles, le veux tâcher d’en venir à bout. Voici La Comtesse ; je la crois dans de bonnes dispositions pour moi ; achevons de la déterminer. Vous me paraissez bien triste, Madame ; qu’avez-vous ?

LA COMTESSE, à part.

Éprouvons ce qu’il pense.

Au Chevalier.

Je viens vous faire un compliment qui me déplaît ; mais je ne saurais m’en dispenser.

LE CHEVALIER.

Ahi, notre conversation débute mal, Madame.

LA COMTESSE.

Vous avez pu remarquer que je vous voyais ici avec plaisir ; et s’il ne tenait qu’à moi, j’en aurais encore beaucoup à vous y voir.

LE CHEVALIER.

J’entends ; je vous épargne le reste, et je vais coucher à Paris.

LA COMTESSE.

Ne vous en prenez pas à moi, je vous le demande en grâce.

LE CHEVALIER.

Je n’examine rien ; vous ordonnez, j’obéis.

LA COMTESSE.

Ne dites point que j’ordonne.

LE CHEVALIER.

Eh ! Madame, je ne vaux pas la peine que vous vous excusiez, et vous êtes trop bonne.

LA COMTESSE.

Non, vous dis-je ; et si vous voulez rester, en vérité vous êtes le maître.

LE CHEVALIER.

Vous ne risquez rien à me donner carte blanche ; je sais le respect que je dois à vos véritables intentions.

LA COMTESSE.

Mais, Chevalier, il ne faut pas respecter des chimères.

LE CHEVALIER.

Il n’y a rien de plus poli que ce discours-là.

LA COMTESSE.

Il n’y a rien de plus désagréable que votre obstination à me croire polie ; car il faudra, malgré moi, que je la sois. Je suis d’un sexe un peu fier. Je vous dis de rester, je ne saurais aller plus loin ; aidez-vous.

LE CHEVALIER, à part.

Sa fierté se meurt, je veux l’achever.

Haut.

Adieu, Madame ; je craindrais de prendre le change, je suis tenté de demeurer, et je fuis le danger de mal interpréter vos honnêtetés. Adieu ; vous renvoyez mon cœur dans un terrible état.

LA COMTESSE.

Vit-on jamais un pareil esprit, avec son cœur qui n’a pas le sens commun ?

LE CHEVALIER, se retournant.

Du moins, Madame, attendez que je sois parti, pour marquer un dégoût à mon égard.

LA COMTESSE.

Allez, Monsieur ; je ne saurais attendre ; allez à Paris chercher des femmes qui s’expliquent plus précisément que moi, qui vous prient de rester en termes formels, qui ne rougissent de rien. Pour moi, je me ménage, je sais ce que je me dois ; et vous partirez, puisque vous avez la fureur de prendre tout de travers.

LE CHEVALIER.

Vous ferai-je plaisir de rester ?

LA COMTESSE.

Peut-on mettre une femme entre le oui et le non ? Quelle brusque alternative ! Y a-t-il rien de plus haïssable qu’un homme qui ne saurait deviner ? Mais allez-vous-en, je suis lasse de tout faire.

LE CHEVALIER, faisant semblant de s’en aller.

Je devine donc ; je me sauve.

LA COMTESSE.

Il devine, dit-il ; il devine, et s’en va ; la belle pénétration ! Je ne sais pourquoi cet homme m’a plu. Lélio n’a qu’à le suivre, je le congédie ; je ne veux plus de ces importuns-là chez moi. Ah ! que je hais les hommes à présent ! Qu’ils sont insupportables ! J’y renonce de bon cœur.

LE CHEVALIER, comme revenant sur ses pas.

Je ne songeais pas, Madame, que je vais dans un pays où je puis vous rendre quelque service ; n’avez-vous rien à m’y commander ?

LA COMTESSE.

Oui-da ; oubliez que je souhaitais que vous restassiez ici ; voilà tout.

LE CHEVALIER.

Voilà une commission qui m’en donne une autre, c’est celle de rester, et je m’en tiens à la dernière.

LA COMTESSE.

Comment ! vous comprenez cela ? Quel prodige ! En vérité, il n’y a pas moyen de s’étourdir sur les bontés qu’on a pour vous ; il faut se résoudre à les sentir, ou vous laisser là.

LE CHEVALIER.

Je vous aime, et ne présume rien en ma faveur.

LA COMTESSE.

Je n’entends pas que vous présumiez rien non plus.

LE CHEVALIER.

Il est donc inutile de me retenir, Madame.

LA COMTESSE.

Inutile ! Comme il prend tout ! mais il faut bien observer ce qu’on vous dit.

LE CHEVALIER.

Mais aussi, que ne vous expliquez-vous franchement ? Je pars, vous me retenez ; je crois que c’est pour quelque chose qui en vaudra la peine, point du tout ; c’est pour me dire : Je n’entends pas que vous présumiez rien non plus. N’est-ce pas là quelque chose de bien tentant ? Et moi, Madame, je n’entends point vivre comme cela ; je ne saurais, je vous aime trop.

LA COMTESSE.

Vous avez là un amour bien mutin, il est bien pressé.

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas ma faute, il est comme vous me l’avez donné.

LA COMTESSE.

Voyons donc ; que voulez-vous ?

LE CHEVALIER.

Vous plaire.

LA COMTESSE.

Hé bien, il faut espérer que cela viendra.

LE CHEVALIER.

Moi ! me jeter dans l’espérance ! Oh ! que non ; je ne donne point dans un pays perdu, je ne saurais où je marche.

LA COMTESSE.

Marchez, marchez ; on ne vous égarera pas.

LE CHEVALIER.

Donnez-moi votre cœur pour compagnon de voyage, et je m’embarque.

LA COMTESSE.

Hum ! nous n’irons peut-être pas loin ensemble.

LE CHEVALIER.

Hé par où devinez-vous cela ?

LA COMTESSE.

C’est que le vous crois volage.

LE CHEVALIER.

Vous m’avez fait peur ; j’ai cru votre soupçon plus grave ; mais pour volage, s’il n’y a que cela qui vous retienne, partons ; quand vous me connaîtrez mieux, vous ne me reprocherez pas ce défaut-là.

LA COMTESSE.

Parlons raisonnablement : vous pourrez me plaire, je n’en disconviens pas ; mais est-il naturel que vous plaisiez tout d’un coup ?

LE CHEVALIER.

Non ; mais si vous vous réglez avec moi sur ce qui est naturel, je ne tiens rien ; je ne saurais obtenir votre cœur que gratis. Si j’attends que je l’aie gagné, nous n’aurons jamais fait ; je connais ce que vous valez et ce que je vaux.

LA COMTESSE.

Fiez-vous à moi ; je suis généreuse, je vous ferai peut-être grâce.

LE CHEVALIER.

Rayez-le peut-être ; ce que vous dites en sera plus doux.

LA COMTESSE.

Laissons-le ; il ne peut être là que par bienséance.

LE CHEVALIER.

Le voilà un peu mieux placé, par exemple.

LA COMTESSE.

C’est que j’ai voulu vous raccommoder avec lui.

LE CHEVALIER.

Venons au fait ; m’aimerez-vous ?

LA COMTESSE.

Mais, au bout du compte, m’aimez-vous, vous-même ?

LE CHEVALIER.

Oui, Madame ; j’ai fait ce grand effort-là.

LA COMTESSE.

Il y a si peu de temps que vous me connaissez, que je ne laisse pas que d’en être surprise.

LE CHEVALIER.

Vous, surprise ! Il fait jour, le soleil nous luit ; cela ne vous surprend-il pas aussi ? Car je ne sais que répondre à de pareils discours, moi. Eh ! Madame, faut-il vous voir plus d’un moment pour apprendre à vous adorer ?

LA COMTESSE.

Je vous crois, ne vous fâchez point ; ne me chicanez pas davantage.

LE CHEVALIER.

Oui, Comtesse, je vous aime ; et de tous les hommes qui peuvent aimer, il n’y en a pas un dont l’amour soit si pur, si raisonnable, je vous en fais serment sur cette belle main, qui veut bien se livrer à mes caresses ; regardez-moi, Madame ; tournez vos beaux yeux sur moi, ne me volez point le doux embarras que j’y fais naître. Ha quels regards ! Qu’ils sont charmants ! Qui est-ce qui aurait jamais dit qu’ils, tomberaient sur moi ?

LA COMTESSE.

En voilà assez ; rendez-moi ma main ; elle n’a que faire là ; vous parlerez bien sans elle.

LE CHEVALIER.

Vous me l’avez laissé prendre, laissez-moi la garder.

LA COMTESSE.

Courage ; j’attends que vous ayez fini.

LE CHEVALIER.

Je ne finirai jamais.

LA COMTESSE.

Vous me faites oublier ce que j’avais à vous dire : je suis venue tout exprès, et vous m’amusez toujours. Revenons ; vous m’aimez, voilà qui va fort bien, mais comment ferons-nous ? Lélio est jaloux de vous.

LE CHEVALIER.

Moi, je le suis de lui ; nous voilà quittes.

LA COMTESSE.

Il a peur que vous ne m’aimiez.

LE CHEVALIER.

C’est un nigaud d’en avoir peur ; il devrait en être sûr.

LA COMTESSE.

Il craint que je ne vous aime.

LE CHEVALIER.

Hé pourquoi ne m’aimeriez-vous pas ? Je le trouve plaisant. Il fallait lui dire que vous m’aimiez, pour le guérir de sa crainte.

LA COMTESSE.

Mais, Chevalier, il faut le penser pour le dire.

LE CHEVALIER.

Comment ! ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous me ferez grâce ?

LA COMTESSE.

Je vous ai dit : Peut-être.

LE CHEVALIER.

Ne savais-je pas bien que le maudit peut-être me jouerait un mauvais tour ? Hé que faites-vous donc de mieux, si vous ne m’aimez pas ? Est-ce encore Lélio qui triomphe ?

LA COMTESSE.

Lélio commence bien à me déplaire.

LE CHEVALIER.

Qu’il achève donc, et nous laisse en repos.

LA COMTESSE.

C’est le caractère le plus singulier.

LE CHEVALIER.

L’homme le plus ennuyant.

LA COMTESSE.

Et brusque avec cela, toujours inquiet. Je ne sais quel parti prendre avec lui.

LE CHEVALIER.

Le parti de la raison.

LA COMTESSE.

La raison ne plaide plus pour lui, non plus que mon cœur.

LE CHEVALIER.

Il faut qu’il perde son procès.

LA COMTESSE.

Me le conseillez-vous ? Je crois qu’effectivement il en faut venir là.

LE CHEVALIER.

Oui ; mais de votre cœur, qu’en ferez-vous après ?

LA COMTESSE.

De quoi vous mêlez-vous ?

LE CHEVALIER.

Parbleu ! de mes affaires.

LA COMTESSE.

Vous le saurez trop tôt.

LE CHEVALIER.

Morbleu !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous ?

LE CHEVALIER.

C’est que vous avez des longueurs qui me désespèrent.

LA COMTESSE.

Mais vous êtes bien impatient, Chevalier ! Personne n’est comme vous.

LE CHEVALIER.

Ma foi ! Madame, on est ce que l’on peut quand on vous aime.

LA COMTESSE.

Attendez ; je veux vous connaître mieux.

LE CHEVALIER.

Je suis vif, et je vous adore, me voilà tout entier ; mais trouvons un expédient qui vous mette à votre aise : si je vous déplais, dites-moi de partir, et je pars, il n’en sera plus parlé ; si je puis espérer quelque chose, ne me dites rien, je vous dispense de me répondre ; votre silence fera ma joie, et il ne vous en coûtera pas une syllabe. Vous ne sauriez prononcer à moins de frais.

LA COMTESSE.

Ah !

LE CHEVALIER.

Je suis content.

LA COMTESSE.

J’étais pourtant venue pour vous dire de nous quitter ; Lélio m’en avait prié.

LE CHEVALIER.

Laissons là Lélio ; sa cause ne vaut rien.

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, LA COMTESSE, LÉLIO

 

Lélio arrive en faisant au Chevalier des signes de joie.

LÉLIO.

Tout beau, Monsieur Le Chevalier, tout beau ; laissons là Lélio, dites-vous ! Vous le méprisez bien ! Ah ! grâces au ciel et à la bonté de Madame, il n’en sera rien, s’il vous plaît. Lélio, qui vaut mieux que vous, restera, et vous vous en irez. Comment, morbleu ! que dites-vous de lui, Madame ? Ne suis-je pas entre les mains d’un ami bien scrupuleux ? Son procédé n’est-il pas édifiant ?

LE CHEVALIER.

Eh ! Que trouvez-vous de si étrange à mon procédé, Monsieur ? Quand je suis devenu votre ami, ai-je fait vœu de rompre avec la beauté, les grâces et tout ce qu’il y a de plus aimable dans le monde ? Non, parbleu ! Votre amitié est belle et bonne, mais je m’en passerai mieux que d’amour pour Madame. Vous trouvez un rival ; eh bien ! prenez patience. En êtes-vous étonné, si Madame n’a pas la complaisance de s’enfermer pour vous ; vos étonnements ont tout l’air d’être fréquents, et il faudra bien que vous vous y accoutumiez.

LÉLIO.

Je n’ai rien à vous répondre ; Madame aura soin de me venger de vos louables entreprises.

À La Comtesse.

Voulez-vous bien que je vous donne la main, Madame ? car je ne vous crois pas extrêmement amusée des discours de Monsieur.

LA COMTESSE, sérieuse et se retirant.

Où voulez-vous que j’aille ? Nous pouvons nous promener ensemble ; je ne me plains pas du Chevalier : s’il m’aime, je ne saurais me fâcher de la manière dont il le dit, et je n’aurais tout au plus à lui reprocher que la médiocrité de son goût.

LE CHEVALIER.

Ah ! j’aurai plus de partisans de mon goût que vous n’en aurez de vos reproches, Madame.

LÉLIO, en colère.

Cela va le mieux du monde, et je joue ici un fort aimable personnage ! Je ne sais quelles sont vos vues, Madame ; mais...

LA COMTESSE.

Ah ! je n’aime pas les emportés ; je vous reverrai quand vous serez plus calme.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, LÉLIO

 

LÉLIO regarde aller La Comtesse. Quand elle ne paraît plus, il se met à éclater de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah ! voilà une femme bien dupe ! Qu’en dis-tu ? ai-je bonne grâce à faire le jaloux ?

La Comtesse reparaît seulement pour voir ce qui se passe. Lélio dit bas :

Elle revient pour nous observer.

Haut.

Nous verrons ce qu’il en sera, Chevalier ; nous verrons.

LE CHEVALIER, bas.

Ah ! l’excellent fourbe !

Haut.

Adieu, Lélio ! Vous le prendrez sur le ton qu’il vous plaira ; je vous en donne ma parole. Adieu.

Ils s’en vont chacun de leur coté.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LÉLIO, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN entre pleurant.

Hi ! hi ! hi ! hi !

LÉLIO.

Dis-moi donc pourquoi tu pleures ; je veux le savoir absolument.

ARLEQUIN, plus fort.

Hi ! hi ! hi ! hi !

LÉLIO.

Mais quel est le sujet de ton affliction ?

ARLEQUIN.

Ah ! Monsieur, voilà qui est fini ; je ne serai plus gaillard.

LÉLIO.

Pourquoi ?

ARLEQUIN.

Faute d’avoir envie de rire.

LÉLIO.

Et d’où vient que tu n’as plus envie de rire, imbécile ?

ARLEQUIN.

À cause de ma tristesse.

LÉLIO.

Je te demande ce qui te rend triste.

ARLEQUIN.

C’est un grand chagrin, Monsieur.

LÉLIO.

Il ne rira plus parce qu’il est triste, et il est triste à cause d’un grand chagrin. Te plaira-t-il de t’expliquer mieux ? Sais-tu bien que je me fâcherai à la fin ?

ARLEQUIN.

Hélas ! je vous dis la vérité.

Il soupire.

LÉLIO.

Tu me la dis si sottement, que je n’y comprends rien ; t’a-t-on fait du mal ?

ARLEQUIN.

Beaucoup de mal.

LÉLIO.

Est-ce qu’on t’a battu ?

ARLEQUIN.

Pû ! bien pis que tout, cela, ma foi.

LÉLIO.

Bien pis que tout cela ?

ARLEQUIN.

Oui ; quand un pauvre homme perd de l’or, il faut qu’il meure ; et je mourrai aussi, je n’y manquerai pas.

LÉLIO.

Que veut dire : de l’or ?

ARLEQUIN.

De l’or du Pérou ; voilà comme on dit qu’il s’appelle.

LÉLIO.

Est-ce que tu en avais ?

ARLEQUIN.

Eh ! vraiment oui ; voilà mon affaire. Je n’en ai plus, je pleure ; quand j’en avais, j’étais bien aise.

LÉLIO.

Qui est-ce qui te l’avait donné, cet or ?

ARLEQUIN.

C’est Monsieur le Chevalier qui m’avait fait présent de cet échantillon-là.

LÉLIO.

De quel échantillon ?

ARLEQUIN.

Eh ! je vous le dis.

LÉLIO.

Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là ! Sachons pourtant ce que c’est. Arlequin, fais trêve à tes larmes. Si tu te plains de quelqu’un, j’y mettrai ordre ; mais éclaircis-moi la chose. Tu me parles d’un or du Pérou, après cela d’un échantillon : je ne t’entends point ; réponds-moi précisément ; le Chevalier t’a-t-il donné de l’or ?

ARLEQUIN.

Pas à moi ; mais il l’avait donné devant moi à Trivelin pour me le rendre en main propre ; mais cette main propre n’en a point tâté ; le fripon a tout gardé dans la sienne, qui n’était pas plus propre que la mienne.

LÉLIO.

Cet or était-il en quantité ? Combien de louis y avait-il ?

ARLEQUIN.

Peut-être quarante ou cinquante ; je ne les ai pas comptés.

LÉLIO.

Quarante ou cinquante ! Et pourquoi le Chevalier te faisait-il ce présent-là ?

ARLEQUIN.

Parce que je lui avais demandé un échantillon.

LÉLIO.

Encore ton échantillon !

ARLEQUIN.

Eh ! vraiment oui ; Monsieur le Chevalier en avait aussi donné à Trivelin.

LÉLIO.

Je ne saurais débrouiller ce qu’il veut dire ; il y a cependant quelque chose là-dedans qui peut me regarder. Réponds-moi : avais-tu rendu au Chevalier quelque service qui l’engageât à te récompenser.

ARLEQUIN.

Non ; mais j’étais jaloux de ce qu’il aimait Trivelin, de ce qu’il avait charmé son cœur et mis de l’or dans sa bourse ; et moi, je voulais aussi avoir le cœur charmé et la bourse pleine.

LÉLIO.

Quel étrange galimatias me fais-tu là ?

ARLEQUIN.

Il n’y a pourtant rien de plus vrai que tout cela.

LÉLIO.

Quel rapport y a-t-il entre le cœur de Trivelin et le Chevalier ? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes ? Tu parles de lui comme d’une femme.

ARLEQUIN.

Tant y a qu’il est ravissant, et qu’il fera aussi rafle de votre cœur, quand vous le connaîtrez. Allez, pour voir, lui dire : Je vous connais et je garderai le secret. Vous verrez si ce n’est pas un échantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou.

LÉLIO.

Je n’y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier ?

ARLEQUIN.

Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand on le garde.

LÉLIO.

Je prétends que tu me le dises, moi.

ARLEQUIN.

Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d’homme, et je l’aime trop pour le fâcher.

LÉLIO.

Ce petit semblant d’homme ! Que veut-il dire ? et que signifie son transport ? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu’un autre ?

ARLEQUIN.

Ah ! Monsieur, on ne voit point d’hommes comme lui ; il n’y en a point dans le monde ; c’est folie que d’en chercher ; mais sa mascarade empêche de voir cela.

LÉLIO.

Sa mascarade ! Ce qu’il me dit là me fait naître une pensée que toutes mes réflexions fortifient ; le Chevalier a de certains traits, un certain minois... Mais voici Trivelin ; je veux le forcer à me dire la vérité, s’il la sait ; j’en tirerai meilleure raison que de ce butor-là.

À Arlequin.

Va-t’en ; je tâcherai de te faire ravoir ton argent.

Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant.

 

 

Scène II

 

LÉLIO, TRIVELIN

 

TRIVELIN entre en rêvant, et, voyant Lélio, il dit.

Voici ma mauvaise paye ; la physionomie de cet homme-là m’est devenue fâcheuse ; promenons-nous d’un autre côté.

LÉLIO l’appelle.

Trivelin, je voudrais bien te parler.

TRIVELIN.

À moi, Monsieur ? Ne pourriez-vous pas remettre cela ? J’ai actuellement un mal de tête qui ne me permet de conversation avec personne.

LÉLIO.

Bon, bon ! c’est bien à toi à prendre garde à un petit mal de tête, approche.

TRIVELIN.

Je n’ai, ma foi, rien de nouveau à vous apprendre, au moins.

LÉLIO va à lui, et le prenant par le bras.

Viens donc.

TRIVELIN.

Eh bien, de quoi s’agit-il ? Vous reprocheriez-vous la récompense que vous m’avez donnée tantôt ? Je n’ai jamais vu de bienfait dans ce goût-là ; voulez-vous rayer ce petit trait-là de votre vie ? tenez, ce n’est qu’une vétille, mais les vétilles gâtent tout.

LÉLIO.

Écoute, ton verbiage me déplaît.

TRIVELIN.

Je vous disais bien que je n’étais pas en état de paraître en compagnie.

LÉLIO.

Et je veux que tu répondes positivement à ce que je te demanderai ; je réglerai mon procédé sur le tien.

TRIVELIN.

Le vôtre sera donc court ; car le mien sera bref. Je n’ai vaillant qu’une réplique, qui est que je ne sais rien ; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations.

LÉLIO.

Si tu me dis la vérité, tu n’en seras pas fâché.

TRIVELIN.

Sauriez-vous encore quelques coups de bâton à m’épargner ?

LÉLIO, fièrement.

Finissons.

TRIVELIN, s’en allant.

J’obéis.

LÉLIO.

Où vas-tu ?

TRIVELIN.

Pour finir une conversation, il n’y a rien de mieux que de la laisser là ; c’est le plus court, ce me semble.

LÉLIO.

Tu m’impatientes, et je commence à me fâcher ; tiens-toi là ; écoute, et me réponds.

TRIVELIN, à part.

À qui en a ce diable d’homme-là ?

LÉLIO.

Je crois que tu jures entre tes dents ?

TRIVELIN.

Cela m’arrive quelquefois par distraction.

LÉLIO.

Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t’en prie.

TRIVELIN.

Oui-da, comme il convient à d’honnêtes gens.

LÉLIO.

Y a-t-il longtemps que tu connais le Chevalier ?

TRIVELIN.

Non, c’est une nouvelle connaissance ; la vôtre et la mienne sont de la même date.

LÉLIO.

Sais-tu qui il est ?

TRIVELIN.

Il se dit cadet d’un aîné gentilhomme ; mais les titres, de cet aîné, je ne les ai point vus ; si je les vois jamais, je vous en promets copie.

LÉLIO.

Parle-moi à cœur ouvert.

TRIVELIN.

Je vous la promets, vous dis-je, je vous en donne ma parole ; il n’y a point de sûreté de cette force-là nulle part.

LÉLIO.

Tu me caches la vérité ; le nom de Chevalier qu’il porte n’est qu’un faux nom.

TRIVELIN.

Serait-il l’aîné de sa famille ? Je l’ai cru réduit à une légitime ; voyez ce que c’est !

LÉLIO.

Tu bats la campagne ; ce Chevalier mal nommé, avoue-moi que tu l’aimes.

TRIVELIN.

Eh ! je l’aime par la règle générale qu’il faut aimer tout le monde ; voilà ce qui le tire d’affaire auprès de moi.

LÉLIO.

Tu t’y ranges avec plaisir, à cette règle-là.

TRIVELIN.

Ma foi, Monsieur, vous vous trompez, rien ne me coûte tant que mes devoirs ; plein de courage pour les vertus inutiles, je suis d’une tiédeur pour les nécessaires qui passe l’imagination ; qu’est-ce que c’est que nous ! N’êtes-vous pas comme moi, Monsieur ?

LÉLIO, avec dépit.

Fourbe ! tu as de l’amour pour ce faux Chevalier.

TRIVELIN.

Doucement, Monsieur ; diantre ! ceci est sérieux.

LÉLIO.

Tu sais quel est son sexe.

TRIVELIN.

Expliquons-nous. De sexes, je n’en connais que deux : l’un qui se dit raisonnable, l’autre qui nous prouve que cela n’est pas vrai ; duquel des deux le Chevalier est-il ?

LÉLIO, le prenant par le bouton.

Puisque tu m’y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai périr sous le bâton si tu me joues davantage ; m’entends-tu ?

TRIVELIN.

Vous êtes clair.

LÉLIO.

Ne m’irrite point ; j’ai dans cette affaire-ci un intérêt de la dernière conséquence ; il y va de ma fortune ; et tu parleras, ou je te tue.

TRIVELIN.

Vous me tuerez si je ne parle ? Hélas ! Monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais éternel, ou personne ne le serait.

LÉLIO.

Parle donc.

TRIVELIN.

Donnez-moi un sujet ; quelque petit qu’il soit, je m’en contente, et j’entre en matière.

LÉLIO, tirant son épée.

Ah ! tu ne veux pas ! Voici qui te rendra plus docile.

TRIVELIN, faisant l’effrayé.

Fi donc ! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d’honnête homme ?

LÉLIO, le regardant.

Coquin que tu es !

TRIVELIN.

C’est mon habit qui est un coquin ; pour moi, je suis un brave homme, mais avec cet équipage-là, on a de la probité en pure perte ; cela ne fait ni honneur ni profit.

LÉLIO, remettant son épée.

Va, je tâcherai de me passer de l’aveu que je te demandais ; mais je te retrouverai, et tu me répondras de ce qui m’arrivera de fâcheux.

TRIVELIN.

En quelque endroit que nous nous rencontrions, Monsieur, je sais ôter mon chapeau de bonne grâce, je vous en garantis la preuve, et vous serez content de moi.

LÉLIO, en colère.

Retire-toi.

TRIVELIN, s’en allant.

Il y a une heure que je vous l’ai proposé.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, LÉLIO, rêveur

 

LE CHEVALIER.

Eh bien ! mon ami, la Comtesse écrit actuellement des lettres pour Paris ; elle descendra bientôt, et veut se promener avec moi, m’a-t-elle dit. Sur cela, je viens t’avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d’aller bouder d’un autre côté, comme il appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la dernière main à notre grand œuvre, et achever de la résoudre. Mais je voudrais que toutes tes espérances fussent remplies, et j’ai songé à une chose : le dédit que tu as d’elle est-il bon ? Il y a des dédits mal conçus et qui ne servent de rien ; montre-moi le tien, je m’y connais, en cas qu’il y manquât quelque chose, on pourrait prendre des mesures.

LÉLIO, à part.

Tâchons de le démasquer si mes soupçons sont justes.

LE CHEVALIER.

Réponds-moi donc ; à qui en as-tu ?

LÉLIO.

Je n’ai point le dédit sur moi ; mais parlons d’autre chose.

LE CHEVALIER.

Qu’y a-t-il de nouveau ? Songes-tu encore à me faire épouser quelque autre femme avec la Comtesse ?

LÉLIO.

Non ; je pense à quelque chose de plus sérieux ; je veux me couper la gorge.

LE CHEVALIER.

Diantre ! quand tu te mêles du sérieux, tu le traites à fond ; et que t’a fait ta gorge pour la couper ?

LÉLIO.

Point de plaisanterie.

LE CHEVALIER, à part.

Arlequin aurait-il parlé !

À Lélio.

Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-être ?

LÉLIO.

Vous serez de la partie dont je parle.

LE CHEVALIER.

Moi ! je n’ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je suis content d’elle.

LÉLIO.

Et moi, je ne suis point content de vous, et c’est avec vous que je veux m’égorger.

LE CHEVALIER.

Avec moi ?

LÉLIO.

Vous même.

LE CHEVALIER, riant et le poussant de la main.

Ah ! ah ! ah ! ah ! Va te mettre au lit et te faire saigner, tu es malade.

LÉLIO.

Suivez-moi.

LE CHEVALIER, lui tâtant le pouls.

Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau ; il faut que tu aies reçu un coup de soleil.

LÉLIO.

Point tant de raisons ; suivez-moi, vous dis-je.

LE CHEVALIER.

Encore un coup, va te coucher, mon ami.

LÉLIO.

Je vous regarde comme un lâche si vous ne marchez.

LE CHEVALIER, avec pitié.

Pauvre homme ! après ce que tu me dis là, tu es du moins heureux de n’avoir plus le bon sens.

LÉLIO.

Oui, vous êtes aussi poltron qu’une femme.

LE CHEVALIER, à part.

Tenons ferme.

À Lélio.

Lélio, je vous crois malade ; tant pis pour vous si vous ne l’êtes pas.

LÉLIO, avec dédain.

Je vous dis que vous manquez de cœur, et qu’une quenouille siérait mieux à votre côté qu’une épée.

LE CHEVALIER.

Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore.

LÉLIO.

Oui, dans une ruelle.

LE CHEVALIER.

Partout. Mais ma tête s’échauffe ; vérifions un peu votre état. Regardez-moi entre deux yeux ; je crains encore que ce ne soit un accès de fièvre, voyons. Lélio le regarde. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et j’ai pu m’y tromper. Allons, allons ; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage.

LÉLIO.

Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai là.

LE CHEVALIER.

Hâtons-nous donc. À part. S’il me voit résolue, il sera peut-être poltron.

Ils marchent tous deux, quand ils sont tout près de sortir du théâtre.

LÉLIO se retourne, regarde le Chevalier, et dit.

Vous me suivez donc ?

LE CHEVALIER.

Qu’appelez-vous, je vous suis ? qu’est-ce que cette réflexion-là. Est-ce qu’il vous plairait à présent de prendre le transport au cerveau pour excuse ? Oh ! il n’est plus temps ; raisonnable ou fou ; malade ou sain, marchez ; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d’entre les mains des médecins, voyez-vous ! Poursuivons.

LÉLIO le regarde avec attention.

C’est donc tout de bon ?

LE CHEVALIER.

Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez être expédié.

LÉLIO, revenant au théâtre.

Doucement, mon ami ; expliquons-nous à présent.

LE CHEVALIER, lui serrant la main.

Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez davantage.

LÉLIO, à part.

Je me suis, ma foi, trompé ; c’est un cavalier, et des plus résolus.

LE CHEVALIER, mutin.

Vous êtes plus poltron qu’une femme.

LÉLIO.

Parbleu ! Chevalier, je t’en ai cru une ; voilà la vérité. De quoi t’avises-tu aussi d’avoir un visage à toilette ? Il n’y a point de femme à qui ce visage-là n’allât comme un charme ; tu es masqué en coquette.

LE CHEVALIER.

Masque vous-même ; vite au bois !

LÉLIO.

Non ; je ne voulais faire qu’une épreuve. Tu as chargé Trivelin de donner de l’argent à Arlequin, je ne sais pourquoi.

LE CHEVALIER, sérieusement.

Parce qu’étant seul il m’avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu’il pouvait rapporter à la Comtesse ; voilà pourquoi, Monsieur.

LÉLIO.

Je ne devinais pas. Arlequin m’a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu étais fille ; ta beauté me l’a fait d’abord soupçonner ; mais je me rends. Tu es beau, et encore plus brave ; embrassons-nous et reprenons notre intrigue.

LE CHEVALIER.

Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine à s’arrêter.

LÉLIO.

Tu as encore cela de commun avec la femme.

LE CHEVALIER.

Quoi qu’il en soit, je ne suis curieux de tuer personne ; je vous passe votre méprise ; mais elle vaut bien une excuse.

LÉLIO.

Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d’oublier mon incartade.

LE CHEVALIER.

Je l’oublie, et suis ravi que notre réconciliation m’épargne une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre duel était positif ; et si j’en fais jamais un, il n’aura rien à démêler avec les ordonnances.

LÉLIO.

Ce ne sera pas avec moi, je t’en assure.

LE CHEVALIER.

Non, je te le promets.

LÉLIO, lui donnant la main.

Touche là ; je t’en garantis autant.

Arlequin arrive et se trouve là.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LÉLIO, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Je vous demande pardon si je vous suis importun, Monsieur le Chevalier ; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l’argent que vous lui avez donné pour moi. J’ai pourtant été bien discret. Vous m’avez ordonné de ne pas dire que vous étiez fille ; demandez à Monsieur Lélio si je lui en ai dit un mot ; il n’en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais.

LE CHEVALIER, étonné.

Peste soit du faquin ! je n’y saurais plus tenir.

ARLEQUIN, tristement.

Comment, faquin ! C’est donc comme cela que vous m’aimez ?

À Lélio.

Tenez, Monsieur, écoutez mes raisons ; je suis venu tantôt, que Trivelin lui disait : Que tu es charmante, ma poule ! Baise-moi. Non. Donne-moi donc de l’argent. Ensuite il a avancé la main pour prendre cet argent ; mais la mienne était là, et il est tombé dedans. Quand le Chevalier a vu que j’étais là : Mon fils, m’a-t-il dit, n’apprends pas au monde que je suis une fillette. Non, mamour ; mais donnez-moi votre cœur. Prends, a-t-elle repris. Ensuite elle a dit à Trivelin de me donner de l’or. Nous avons été boire ensemble, le cabaret en est témoin et je reviens exprès pour avoir l’or et le cœur ; et voilà qu’on m’appelle un faquin ! Le Chevalier rêve.

LÉLIO.

Va-t’en, laisse-nous, et ne dis mot à personne.

ARLEQUIN sort.

Ayez donc soin de mon bien. Hé, hé, hé !

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, LÉLIO

 

LÉLIO.

Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois, mais qu’avez-vous à répondre ?

LE CHEVALIER.

Rien ; il ne ment pas d’un mot.

LÉLIO.

Vous voilà bien déconcertée, ma mie.

LE CHEVALIER.

Moi, déconcertée ! pas un petit brin, grâces au ciel ; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractère.

LÉLIO.

Ah, ha ! il s’agit de savoir à qui vous en voulez ici.

LE CHEVALIER.

Avouez que j’ai du guignon. J’avais bien conduit tout cela ; rendez-moi justice ; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette ; c’est le plus plaisant.

LÉLIO.

Venons au fait ; j’ai eu l’imprudence de vous ouvrir mon cœur.

LE CHEVALIER.

Qu’importe ? je n’ai rien vu dedans qui me fasse envie.

LÉLIO.

Vous savez mes projets.

LE CHEVALIER.

Qui n’avaient pas besoin d’un confident comme moi ; n’est-il pas vrai ?

LÉLIO.

Je l’avoue.

LE CHEVALIER.

Ils sont pourtant beaux ! J’aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre épouse quinze jours après votre mariage ; il n’y a rien de tel.

LÉLIO.

Votre mémoire est fidèle ; mais passons. Qui êtes-vous ?

LE CHEVALIER.

Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari qui me sauve le désert et le terme des quinze jours ; voilà ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi méchante que vous.

LÉLIO.

Oh ! pour celui-là, je vous le cède.

LE CHEVALIER.

Vous avez tort ; vous méconnaissez vos forces.

LÉLIO.

Qu’êtes-vous venue faire ici ?

LE CHEVALIER.

Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui l’attend pour savoir ce qu’elle fera de l’original.

LÉLIO.

Belle mission !

LE CHEVALIER.

Pas trop laide. Par cette mission-là, c’est une tendre brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvées, qui prendront parti ailleurs ; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d’un déguisement.

LÉLIO, intrigué.

Qu’est-ce que c’est que tout cela signifie ?

LE CHEVALIER.

Je m’explique : la brebis, c’est ma maîtresse ; les douze mille livres de rente, c’est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantôt ; et le loup qui eût dévoré tout cela, c’est vous, Monsieur.

LÉLIO.

Ah ! je suis perdu.

LE CHEVALIER.

Non ; vous manquez votre proie ; voilà tout ; il est vrai qu’elle était assez bonne ; mais aussi pourquoi êtes-vous loup ? Ce n’est pas ma faute. On a su que vous étiez à Paris incognito ; on s’est défié de votre conduite. Là-dessus on vous suit, on sait que vous êtes au bal ; j’ai de l’esprit et de la malice, on m’y envoie ; on m’équipe comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous connaître ; j’arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien ; j’en rendrai compte ; il n’y a pas un mot à redire.

LÉLIO.

Vous êtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question ?

LE CHEVALIER.

Et votre très humble servante.

LÉLIO.

Il faut avouer que je suis bien malheureux !

LE CHEVALIER.

Et moi bien adroite ! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n’avez pas fait ?

LÉLIO.

Laissons cela. Pourquoi votre malice m’a-t-elle encore ôté le cœur de la Comtesse ? Pourquoi consentir à jouer auprès d’elle le personnage que vous y faites ?

LE CHEVALIER.

Pour d’excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix mille écus avec elle, n’est-ce pas ? Pour cet effet, vous réclamiez mon industrie ; et quand j’aurais conduit l’affaire près de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d’avoir ma part au pillage ; ou bien de tirer finement le dédit d’entre vos mains, sous prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payées comptant, ou en billets payables au porteur, sans quoi j’aurais menacé de vous perdre auprès des douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul à zéro. Oh mon projet était fort bien entendu ; moi payée, crac, je décampais avec mon petit gain, et le portrait qui m’aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprès de ma maîtresse ; tout cela joint à mes petites économies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agréments, un petit parti d’assez bonne défaite sauf le loup. J’ai manqué mon coup, j’en suis bien fâchée ; cependant vous me faites pitié, vous.

LÉLIO.

Ah ! si tu voulais...

LE CHEVALIER.

Vous vient-il quelque idée ? Cherchez.

LÉLIO.

Tu gagnerais encore plus que tu n’espérais.

LE CHEVALIER.

Tenez, je ne fais point l’hypocrite ici ; je ne suis pas, non plus que vous, à un tour de fourberie près. Je vous ouvre aussi mon cœur ; je ne crains pas de scandaliser le vôtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer ; ce n’est pas la peine entre gens de notre caractère ; pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous êtes un honnête homme ; mais convenons de prix pour l’honneur que je vous fournirai ; il vous en faut beaucoup.

LÉLIO.

Eh ! demande-moi ce qu’il te plaira, je te l’accorde.

LE CHEVALIER.

Motus au moins ! gardez-moi un secret éternel. Je veux deux mille écus, je n’en rabattrai pas un sou ; moyennant quoi, je vous laisse ma maîtresse, et j’achève avec la Comtesse. Si nous nous accommodons, dès ce soir j’écris une lettre à Paris, que vous dicterez vous-même ; vous vous y ferez tout aussi beau qu’il vous plaira, je vous mettrai à même. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi ; les autres prendront patience.

LÉLIO.

Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié.

LE CHEVALIER.

Oh ! pour cette nippe-là, je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez.

LÉLIO.

Contre cent, ma chère fille.

LE CHEVALIER.

C’est encore mieux ; j’avoue même qu’elle ne les vaut pas.

LÉLIO.

Allons, ce soir nous écrirons.

LE CHEVALIER.

Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous ?

LÉLIO, tirant une bague.

Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d’abord.

LE CHEVALIER.

Bon ! Venons aux deux mille écus.

LÉLIO.

Je te ferai mon billet tantôt.

LE CHEVALIER.

Oui, tantôt ! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n’aie toutes mes sûretés. Mettez-moi le dédit en main ; je vous le rendrai tantôt pour votre billet.

LÉLIO, le tirant.

Tiens, le voilà.

LE CHEVALIER.

Ne me trahissez jamais.

LÉLIO.

Tu es folle.

LE CHEVALIER.

Voici la Comtesse. Quand j’aurai été quelque temps avec elle, revenez en colère la presser de décider hautement entre vous et moi ; et allez-vous-en, de peur qu’elle ne nous voie ensemble.

Lélio sort.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

J’allais vous trouver, Comtesse.

LA COMTESSE.

Vous m’avez inquiétée, Chevalier. J’ai vu de loin, Lélio vous parler ; c’est un homme emporté ; n’ayez point d’affaire avec lui, je vous prie.

LE CHEVALIER.

Ma foi, c’est un original. Savez-vous qu’il se vante de vous obliger à me donner mon congé ?

LA COMTESSE.

Lui ? S’il se vantait d’avoir le sien, cela serait plus raisonnable.

LE CHEVALIER.

Je lui ai promis qu’il l’aurait, et vous dégagerez ma parole. Il est encore de bonne heure ; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant ; expédions-le, ma chère âme.

LA COMTESSE.

Vous n’êtes qu’un étourdi, Chevalier ; vous n’avez pas de raison.

LE CHEVALIER.

De la raison ! que voulez-vous que j’en fasse avec de l’amour ? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu’il vous en reste encore de la raison, Comtesse ? Me feriez-vous ce chagrin-là ? Vous ne m’aimeriez guère.

LA COMTESSE.

Vous voilà dans vos petites folies ; Vous savez qu’elles sont aimables, et c’est ce qui vous rassure ; il est vrai que vous m’amusez. Quelle différence de vous à Lélio, dans le fond !

LE CHEVALIER.

Oh ! vous ne voyez rien. Mais revenons à Lélio ; je vous disais de le renvoyer aujourd’hui ; l’amour vous y condamne ; il parle, il faut obéir.

LA COMTESSE.

Eh bien je me révolte ; qu’en arrivera-t-il ?

LE CHEVALIER.

Non ; vous n’oseriez.

LA COMTESSE.

Je n’oserais ! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela !

LE CHEVALIER.

Non, vous dis-je ; je suis sûr de mon fait ; car vous m’aimez votre cœur est à moi. J’en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu’il vous plaira ; c’est la règle, et vous l’observerez, c’est moi qui vous le dis.

LA COMTESSE.

Il faut avouer que voilà un fripon bien sûr de ce qu’il vaut. Je l’aime ! mon cœur est à lui ! il nous dit cela avec une aisance admirable ; on ne peut pas être plus persuadé qu’il est.

LE CHEVALIER.

Je n’ai pas le moindre petit doute ; c’est une confiance que vous m’avez donnée ; et j’en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que Lélio partira.

LA COMTESSE.

Et vous n’y. songez pas. Dire à un homme qu’il s’en aille !

LE CHEVALIER.

Me refuser son congé à moi qui le demande, comme s’il ne m’était pas dû !

LA COMTESSE.

Badin !

LE CHEVALIER.

Tiède amante !

LA COMTESSE.

Petit tyran !

LE CHEVALIER.

Cœur révolté, vous rendrez-vous ?

LA COMTESSE.

Je ne saurais, mon cher Chevalier ; j’ai quelques raisons pour en agir plus honnêtement avec lui.

LE CHEVALIER.

Des raisons, Madame, des raisons ! et qu’est-ce que c’est que cela ?

LA COMTESSE.

Ne vous alarmez point ; c’est que je lui ai prêté de l’argent.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu’on n’ose produire en justice ?

LA COMTESSE.

Point du tout ; j’en ai son billet.

LE CHEVALIER.

Joignez-y un sergent ; vous voilà payée.

LA COMTESSE.

Il est vrai ; mais...

LE CHEVALIER.

Hé, hé, voilà un mais qui a l’air honteux.

LA COMTESSE.

Que voulez-vous donc que je vous dise ? Pour m’assurer cet argent-là, j’ai consenti que nous fissions lui et moi un dédit de la somme.

LE CHEVALIER.

Un dédit, Madame ! Ha c’est un vrai transport d’amour que ce dédit-là, c’est une faveur. Il me pénètre, il me trouble, je ne suis pas le maître.

LA COMTESSE.

Ce misérable dédit ! pourquoi faut-il que je l’aie fait ? Voilà ce que c’est que ma facilité pour un homme haïssable, que j’ai toujours deviné que je haïrais ; j’ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n’ai jamais eu l’esprit d’y prendre garde.

LE CHEVALIER.

Ah ! Madame, il s’est bien accommodé de cette antipathie-là ; il en a fait un amour bien tendre ! Tenez, Madame, il me semble que je le vois à vos genoux, que vous l’écoutez avec un plaisir, qu’il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du même serment, que sa bouche cherche la vôtre, et que la vôtre se laisse trouver ; car voilà ce qui arrive ; enfin je vous vois soupirer ; je vois vos yeux s’arrêter sur lui, tantôt vifs, tantôt languissants, toujours pénétrés d’amour, et d’un amour qui croît toujours. Et moi je me meurs ; ces objets-là me tuent ; comment ferai-je pour le perdre de vue ? Cruel dédit, te verrai-je toujours ? Qu’il va me coûter de chagrins ! Et qu’il me fait dire de folies !

LA COMTESSE.

Courage, Monsieur ; rendez-nous tous deux la victime de vos chimères ; que je suis malheureuse d’avoir parlé de ce maudit dédit ! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable ? Pourquoi vous ai-je vu ? Est-ce que je mérite tout ce que vous me dites ? Pouvez-vous vous plaindre de moi ? Ne vous aimé-je pas assez ? Lélio doit-il vous chagriner ? L’ai-je aimé autant que je vous aime ? Où est l’homme plus chéri que vous l’êtes ? plus sûr, plus digne de l’être toujours ? Et rien ne vous persuade ; et vous vous chagrinez ; vous n’entendez rien ; vous me désolez. Que voulez-vous que nous devenions ? Comment vivre avec cela, dites-moi donc ?

LE CHEVALIER.

Le succès de mes impertinences me surprend. C’en est fait, Comtesse ; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire ! Cela est inconcevable ; je suis charmé. Reprenons notre humeur gaie ; allons, oublions tout ce qui s’est passé.

LA COMTESSE.

Mais pourquoi est-ce que je vous aime tant ? Qu’avez-vous fait pour cela ?

LE CHEVALIER.

Hélas ! moins que rien ; tout vient de votre bonté.

LA COMTESSE.

C’est que vous êtes plus aimable qu’un autre, apparemment.

LE CHEVALIER.

Pour tout ce qui n’est pas comme vous, je le serais peut être assez ; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour ; en vérité, je n’en suis pas digne.

LA COMTESSE.

Comment donc faut-il être fait pour le mériter ?

LE CHEVALIER.

Oh ! voilà ce que je ne vous dirai pas.

LA COMTESSE.

Aimez-moi toujours, et je suis contente.

LE CHEVALIER.

Pourrez-vous soutenir un goût si sobre ?

LA COMTESSE.

Ne m’affligez plus et tout ira bien.

LE CHEVALIER.

Je vous le promets ; mais, que Lélio s’en aille.

LA COMTESSE.

J’aurais. souhaité qu’il prît son parti de lui-même, à cause du dédit ; ce serait dix mille écus que je vous sauverais, Chevalier ; car enfin, c’est votre bien que je ménage.

LE CHEVALIER.

Périssent tous les biens du monde, et qu’il parte ; rompez avec lui la première, voilà mon bien.

LA COMTESSE.

Faites-y réflexion.

LE CHEVALIER.

Vous hésitez encore, vous avez peine à me le sacrifier ! Est-ce là comme on aime ? Oh ! qu’il vous manque encore de choses pour ne laisser rien à souhaiter à un homme comme moi.

LA COMTESSE.

Eh bien ! il ne me manquera plus rien, consolez-vous.

LE CHEVALIER.

Il vous manquera toujours pour moi.

LA COMTESSE.

Non ; je me rends ; je renverrai Lélio, et vous dicterez son congé.

LE CHEVALIER.

Lui direz-vous qu’il se retire sans cérémonie ?

LA COMTESSE.

Oui.

LE CHEVALIER.

Non, ma chère Comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez ; votre amour est à toute épreuve, et je dispense votre politesse d’aller plus loin ; c’en serait trop ; c’est à moi à avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi.

LA COMTESSE.

Je vous aime ; cela veut tout dire.

LE CHEVALIER.

M’aimer, cela n’est pas assez, Comtesse ; distinguez-moi un peu de Lélio ; à qui vous l’avez dit peut-être aussi.

LA COMTESSE.

Que voulez-vous donc que je vous dise ?

LE CHEVALIER.

Un je vous adore ; aussi bien il vous échappera demain ; avancez-le-moi d’un jour ; contentez ma petite fantaisie, dites.

LA COMTESSE.

Je veux mourir, s’il ne me donne envie de le dire. Vous devriez être honteux d’exiger cela, au moins.

LE CHEVALIER.

Quand vous me l’aurez dit, je vous en demanderai pardon.

LA COMTESSE.

Je crois qu’il me persuadera.

LE CHEVALIER.

Allons, mon cher amour, régalez ma tendresse de ce petit trait-là ; vous ne risquez rien avec moi ; laissez sortir ce mot-là de votre belle bouche ; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l’encourager ?

LA COMTESSE.

Ah çà ! laissez-moi ; ne serez-vous jamais content ? Je ne vous plaindrai rien quand il en sera temps.

LE CHEVALIER.

Vous êtes attendrie, profitez de l’instant ; je ne veux qu’un mot ; voulez-vous que je vous aide ? dites comme moi : Chevalier, je vous adore.

LA COMTESSE.

Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu’il veut.

LE CHEVALIER à part.

Mon sexe n’est pas mal faible.

Haut.

Ah ! que j’ai de plaisir, mon cher, amour ! Encore une fois.

LA COMTESSE.

Soit ; mais ne me demandez plus rien après.

LE CHEVALIER.

Hé que craignez-vous que je vous demande ?

LA COMTESSE.

Que sais-je, moi ? Vous ne finissez point. Taisez-vous :

LE CHEVALIER.

J’obéis ; je suis de bonne composition, et j’ai pour vous un respect que je ne saurais violer.

LA COMTESSE.

Je vous épouse ; en est-ce assez ?

LE CHEVALIER.

Bien plus qu’il ne me faut, si vous me rendez justice.

LA COMTESSE.

Je suis prête à vous jurer une fidélité éternelle, et je perds les dix mille écus de bon cœur.

LE CHEVALIER.

Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. Lélio viendra certainement vous presser d’opter entre lui et moi ; ne manquez pas de lui dire que vous consentez à l’épouser. Je veux que vous le connaissiez à fond ; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dédit ; vous verrez ce que c’est que cet homme-là. Le voici, je n’ai pas le temps de m’expliquer davantage.

LA COMTESSE.

J’agirai comme vous le souhaitez.

 

 

Scène VII

 

LÉLIO, LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LÉLIO.

Permettez, Madame, que j’interrompe pour un moment votre entretien avec Monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l’indifférence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que Monsieur, qui ne me vaut pas...

LE CHEVALIER.

Il a raison.

LÉLIO.

Finissons. Mes reproches sont raisonnables ; mais je vous déplais ; je me suis promis de me taire ; et je me tais, quoi qu’il m’en coûte. Que ne pourrais-je pas vous dire ? Pourquoi me trouvez-vous haïssable ? Pourquoi me fuyez-vous ? Que vous ai-je fait ? Je suis au désespoir.

LE CHEVALIER.

Ah, ah, ah, ah, ah.

LÉLIO.

Vous riez, Monsieur le Chevalier ; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous répondre.

LE CHEVALIER.

Ne te fâche point, Lélio. Tu n’avais qu’un mot à dire, qu’un petit mot ; et en voilà plus de cent de bon compte et rien ne s’avance ; cela me réjouit.

LA COMTESSE.

Remettez-vous, Lélio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez.

LÉLIO.

Vous prier de m’apprendre qui de nous deux il vous plaît de conserver, de Monsieur ou de moi. Prononcez, Madame ; mon cœur ne peut plus souffrir d’incertitude.

LA COMTESSE.

Vous êtes vif, Lélio ; mais la cause de votre vivacité est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu’ici plaisanté ensemble, il est temps que cela finisse ; vous m’avez parlé de votre amour, je serais fâchée qu’il fut sérieux ; je dois ma main à Lélio, et je suis prête, à recevoir la sienne. Vous plaindrez-vous encore ?

LÉLIO.

Non, Madame, vos réflexions sont à mon avantage ; et si j’osais...

LA COMTESSE.

Je vous dispense de me remercier, Lélio ; je suis sûre de la joie que je vous donne.

À part.

Sa contenance est plaisante.

UN VALET.

Voilà une lettre qu’on vient d’apporter de la poste, Madame.

LA COMTESSE.

Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire ? C’est de mon frère.

 

 

Scène VIII

 

LÉLIO, LE CHEVALIER

 

LÉLIO.

Que diantre signifie cela ? elle me prend au mot ; que dites-vous de ce qui se passe là ?

LE CHEVALIER.

Ce que j’en dis ? rien ; je crois que je rêve, et je tâche de me réveiller.

LÉLIO.

Me voilà en belle posture, avec sa main qu’elle m’offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point. Mais ne me trompez-vous point ?

LE CHEVALIER.

Ah, que dites-vous là ! je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons là peut venir d’une chose : pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d’avoir quelque inclination à Paris ; je me suis contenté de lui répondre galamment là-dessus ; elle a tout d’un coup pris son sérieux ; vous êtes entré sur le champ ; et ce qu’elle en fait n’est sans doute qu’un reste de dépit, qui va se passer ; car elle m’aime.

LÉLIO.

Me voilà fort embarrassé.

LE CHEVALIER.

Si elle continue à vous offrir sa main, tout le remède que j’y trouve, c’est de lui dire que vous l’épouserez, quoique vous ne l’aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-là d’une manière polie ; ajoutez que, si elle ne veut pas le dédit sera son affaire.

LÉLIO.

Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes là.

LE CHEVALIER.

Du bizarre ! Depuis quand êtes-vous si délicat ? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procédé de plus qui vous sauve dix mille écus ? Je ne vous aime plus, Madame, cependant je veux vous épouser ; ne le voulez-vous pas ? payer le dédit ; donnez-moi votre main ou de l’argent. Voilà tout.

 

 

Scène IX

 

LÉLIO, LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LA COMTESSE.

Lélio, mon frère ne viendra pas si tôt. Ainsi, il n’est plus question de l’attendre, et nous finirons quand vous voudrez.

LE CHEVALIER, bas à Lélio.

Courage ; encore une impertinence, et puis c’est tout.

LÉLIO.

Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement ? Je ne trouve plus mon cœur dans sa situation ordinaire.

LA COMTESSE.

Comment donc ! expliquez-vous ; ne m’aimez-vous plus ?

LÉLIO.

Je ne dis pas cela tout à fait ; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon cœur.

LA COMTESSE.

Et que signifie donc ce grand étalage de transports que vous venez de me faire ? Qu’est devenu votre désespoir ? N’était-ce qu’une passion de théâtre ? Il semblait que vous alliez mourir, si je n’y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame ; je n’en puis plus, je souffre...

LÉLIO.

Ma foi, Madame, c’est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez.

LA COMTESSE.

Vous êtes un excellent comédien ; et le dédit, qu’en ferons-nous, Monsieur ?

LÉLIO.

Nous le tiendrons, Madame ; j’aurai l’honneur de vous épouser.

LA COMTESSE.

Quoi donc ! vous m’épouserez, et vous ne m’aimez plus !

LÉLIO.

Cela n’y fait de rien, Madame ; cela ne doit pas vous arrêter.

LA COMTESSE.

Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous.

LÉLIO.

Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l’acquitter ?

LA COMTESSE.

Qu’entends-je, Lélio ? Où est la probité ?

LE CHEVALIER.

Monsieur ne pourra guère vous en dire des nouvelles ; je ne crois pas qu’elle soit de sa connaissance. Mais il n’est pas juste qu’un misérable dédit vous brouille ensemble ; tenez, ne vous gênez plus ni l’un ni l’autre ; le voilà rompu. Ha, ha, ha.

LÉLIO.

Ah, fourbe !

LE CHEVALIER.

Ha, ha, ha, consolez-vous, Lélio ; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente ; ha, ha ! On vous a écrit qu’elle était belle ; on vous a trompé, car la voilà ; mon visage est l’original du sien.

LA COMTESSE.

Ah juste ciel !

LE CHEVALIER.

Ma métamorphose n’est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chère Comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j’avais pu vous tenir compagnie ; voilà bien de l’amour de perdu ; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée ; je vous conterai le joli petit tour qu’on voulait vous jouer.

LA COMTESSE.

Je n’en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-même.

LE CHEVALIER.

Consolez-vous : vous perdez d’aimables espérances, je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance ; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légèreté, et cela mérite un peu de correction. À votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l’avez donnée de bon cœur, et j’en dispose en faveur de Trivelin et d’Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l’argent.

TRIVELIN et ARLEQUIN.

Grand merci !

TRIVELIN.

Voici les musiciens qui viennent vous donner la fête qu’ils ont promise.

LE CHEVALIER.

Voyez-la, puisque vous êtes ici. Vous partirez après ; ce sera toujours autant de pris.

 

 

Divertissement

 

Cet amour dont nos cœurs se laissent enflammer,

Ce charme si touchant, ce doux plaisir d’aimer

Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense.

Livrons-nous donc sans résistance

À l’objet qui vient nous charmer.

Au milieu des transports dont il remplit notre âme,

Jurons-lui mille fois une éternelle flamme.

Mais n’inspire-t-il plus ces aimables transports ?

Trahissons aussitôt nos serments sans remords.

Ce n’est plus à l’objet qui cesse de nous plaire

Que doivent s’adresser les serments qu’on a faits,

C’est à l’Amour qu’on les fit faire,

C’est lui qu’on a juré de ne quitter jamais.

Premier couplet.

Jurer d’aimer toute sa vie,

N’est pas un rigoureux tourment.

Savez-vous ce qu’il signifie ?

Ce n’est ni Philis, ni Silvie,

Que l’on doit aimer constamment ;

C’est l’objet qui nous fait envie.

Deuxième couplet.

Amants, si votre caractère,

Tel qu’il est, se montrait à nous,

Quel parti prendre, et comment faire ?

Le célibat est bien austère ;

Faudrait-il se passer d’époux ?

Mais il nous est trop nécessaire.

Troisième couplet.

Mesdames, vous allez conclure

Que tous les hommes sont maudits ;

Mais doucement et point d’injure ;

Quand nous ferons votre peinture,

Elle est, je vous en avertis,

Cent fois plus drôle, je vous jure.

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