Amélie (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1633.

 

Personnages

 

AMÉLIE, maîtresse de Dionis

DIONIS, amant d’Amélie

ÉRANTE, sœur d’Amélie

LISIDAN, amant d’Érante

ÉRASTE, rival de Dionis et amant de Cloris

CLORIS, maîtresse d’Éraste

LE PÈRE d’Amélie

DORISE, suivante d’Amélie

ÉMILE, soldat fanfaron

LE VALET d’Émile

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AMÉLIE, DORISE

 

AMÉLIE.

Eh bien, veux-tu savoir l’état de ma fortune ?

J’accorde ce discours à ta plainte importune,

Et je vais t’avouer sur le bord de ces eaux

Ce que je ne voulais révéler qu’aux oiseaux :

Mais quand tu connaîtras une ardeur si secrète,

Sois prudente, Dorise, ou que je sois muette.

Tu gouvernes ma vie, et mon affection

Dépendra désormais de ta discrétion.

Sais-tu de Dionis le mérite et la grâce ?

Crois-tu qu’en l’univers un autre le surpasse ?

DORISE.

C’est lui que vous aimez ?

AMÉLIE.

Je meurs sous ses attraits,

L’Amour m’a décoché le plus beau de ses traits ;

À ses lois ma raison a rendu son usage,

Et me fait adorer cet aimable visage ;

Et jamais un tel coup n’est parti de ses mains

Depuis qu’il a du droit sur le cœur des humains.

DORISE.

C’est un aimable objet.

AMÉLIE.

Que ce mot me contente !

DORISE.

Mais Éraste ?

AMÉLIE.

Il nourrit une inutile attente,

Et je hais sa mémoire alors que Dionis

Présente à mes regards ses charmes infinis.

DORISE.

Il plaît à votre père.

AMÉLIE.

Oui, mais son avarice

Me doit-elle ranger au gré de son caprice ?

DORISE.

Il considérera sa fortune et son bien.

AMÉLIE.

A-t-il droit sur mon cœur, si je n’y peux plus rien ?

DORISE.

Vous savez son humeur.

AMÉLIE.

Dieux ! qu’elle est importune !

Qu’elle m’a fait de fois détester ma fortune !

Il rompt tous mes desseins, et sa sévérité

Tient, oui je le dirai, de l’inhumanité.

Il met toute sa joie à traverser la mienne ;

Il souffre seulement qu’Éraste m’entretienne,

Éraste qui me rend des devoirs superflus,

Et qu’entre les humains je déteste le plus.

Dure nécessité que la crainte des pères !

Que la nature oblige à des règles sévères !

Qu’une fille languit sous de fâcheuses lois,

Et que pour un seul être on nous l’ôte de fois !

Mais que doit observer une fille amoureuse ?

En moi l’amour rencontre une âme généreuse ;

Mon sexe, mon respect et ma condition,

Ne me feront jamais trahir ma passion :

Un vainqueur si puissant a mon âme asservie,

Qu’il faut qu’on me le donne, ou qu’on m’ôte la vie.

DORISE.

Donc il vous aime aussi ?

AMÉLIE.

Si ses vœux ne sont faux,

Et si comme son corps son âme est sans défauts.

Je n’ose toutefois confesser que je l’aime,

Alors qu’il m’entretient de son amour extrême.

La constance est si rare, et l’artifice est tel,

Qu’on ne peut s’assurer en l’esprit d’un mortel :

Souvent la trahison se masque d’apparences

Qui forcent nos froideurs et nos indifférences.

Puis, tel nous tient enfin que nous ne tenons plus ;

Et l’ayant accepté, nous souffrons ses refus.

DORISE.

Croyez-vous Dionis capable de ce vice ?

AMÉLIE.

Peu d’entre les amants sont exempts d’artifice.

DORISE.

Madame, un bon esprit n’a point ces qualités :

Ne fondez point de peur sur ces difficultés ;

Prévoyons seulement à forcer leurs obstacles.

AMÉLIE.

Ne peux-tu rien pour moi ?

DORISE.

Je ferai des miracles,

Et je rendrai vos vœux moindres que vos plaisirs

Si mes inventions égalent mes désirs ?

AMÉLIE.

Tu me promets beaucoup.

DORISE.

Rien que je ne vous tienne.

AMÉLIE.

Quelle bonté, Dorise, est pareille à la tienne ?

DORISE.

Je vous dois tous mes soins : il faut premièrement

Vous déclarer de sorte à cet aimable amant

Qu’il ne puisse endurer jusqu’à la violence,

Et qu’il ne soit pas vain jusques à l’insolence ;

Qu’il ne puisse ignorer votre amoureux souci,

Et qu’il n’ait pas raison de s’en vanter aussi.

J’en sais l’invention. Quand selon sa coutume,

Il viendra vous parler du feu qui le consume...

AMÉLIE.

Je l’attends en ce lieu, si cet objet charmant

Y peut par ton moyen entrer secrètement ;

Car mon père croirait...

DORISE.

C’est assez, et j’espère

De lui faire éviter les yeux de votre père ;

Écoutez seulement : le voyant arriver,

Couchez-vous sur ces fleurs et feignez de rêver ;

Dites que son mérite a votre âme ravie,

Que votre impatience égale son envie,

Et que vous n’aspirez qu’après l’heureux moment

Qui doit joindre vos fers et finir son tourment.

Après, l’ayant flatté sur le point qui le presse,

Comme vous éveillant, blâmez sa hardiesse ;

Et s’il vous redit tout, répondez qu’en rêvant

Tout ce qu’on s’imagine est de l’air et du vent ;

Témoignez par vos yeux un peu d’indifférence,

Si bien qu’il ait sujet de crainte et d’espérance :

Alors vous le verrez en d’étranges accès,

Et là, sa passion prouvera son excès.

AMÉLIE.

Que ton expérience en ce point m’est utile !

Va l’attendre à la porte.

DORISE.

Adieu.

Elle sort.

AMÉLIE, seule.

Qu’elle est subtile !

Que son cœur s’est souvent exercé là-dessus,

Et qu’on sait bien aimer quand on ne le peut plus !

Ces vieilles dont l’humeur est si triste et si noire,

Et qui n’ont plus d’amour qu’en la seule mémoire,

Par leur expérience ont trouvé des ressorts

Dont les effets divers excèdent nos efforts ;

Leur pouvoir absolu régit nos destinées,

Avance nos amours, ou rompt nos hyménées ;

Leur savoir divertit des malheurs apparents ;

Elles nous montrent l’art d’abuser nos parents ;

Elles font incliner leur humeur à la nôtre,

Éloignent un amant, font approcher un autre :

Tout cède à leur esprit ; il invente des traits

Plus forts que ceux d’Amour et que tous nos attraits.

Mais je vois cet objet dont mon âme est atteinte.

Feignons de reposer. Amour, conduis la feinte.

 

 

Scène II

 

DIONIS, AMÉLIE, DORISE

 

DIONIS.

Mais si je l’importune ?

DORISE.

Elle me l’a permis :

Voyez si je sais bien obliger mes amis ;

Voyez ce que je rends à vos rares mérites,

Puisque je la dispose à souffrir vos visites.

Elle m’a discouru de votre affection

Sans découvrir pourtant son inclination ;

Et si son cœur est froid autant que ses paroles,

Votre espérance est vaine et vos peines frivoles.

Je suis fort abusée, ou, souffrant vos discours,

Tout le dessein qu’elle a c’est de charmer les jours ;

Le temps fait toutefois tant de métamorphoses,

Et les filles d’ailleurs réservent tant de choses,

Que peut-être on verra son esprit adouci,

Ou que déjà le temps en a pris le souci.

Nous la trouverons seule au pied de la fontaine ;

Elle me l’a promis avec beaucoup de peine :

Qu’il entre, a-t-elle dit, car tu peux tout sur moi.

DIONIS.

Que je te suis tenu !

DORISE.

Venez, je l’aperçois.

DIONIS.

Ne faisons point de bruit.

DORISE.

Comment ?

DIONIS.

Elle repose ;

Un sommeil gracieux tient sa paupière close ;

Vois comme en tous ces lieux les zéphyrs sont fâchés,

Et murmurent de voir ces deux astres cachés :

Vois-tu comme, privé de leur douce lumière,

Ce jardin l’est aussi de sa beauté première ?

Vois-tu comme ces fleurs ont perdu leurs appas,

Parce que leurs soleils ne les regardent pas ?

Vois l’herbe sans vigueur ! Mais que j’ai d’imprudence !

Je sais mal, au besoin, observer le silence.

Retirons-nous sans bruit.

DORISE.

Retirons.

AMÉLIE, feignant de dormir.

Dionis !

DIONIS.

Ô dieux ! j’ai trop parlé.

AMÉLIE.

Quand serons-nous unis ?

J’ai perdu, mon souci, toute ma défiance,

Et je ne doute plus de ton impatience.

DORISE.

Elle repose encore.

DIONIS.

Ô dieux ! qu’ai-je entendu ?

AMÉLIE.

Le ciel t’accordera le bonheur qui t’est dû ;

Les astres à l’envi nous combleront de joie ;

Leur bonté nous prépare une trame de soie :

Nos vœux s’accompliront, et jamais deux amants

Ne furent plus heureux après moins de tourments.

DIONIS.

Ô discours favorable !

DORISE.

Écoutons.

DIONIS.

Ô Dorise !

Qu’en cet heureux moment le ciel me favorise,

Si ce divin sommeil n’est une illusion,

S’il lui dicte ces mots à mon occasion !

DORISE.

J’en conjure le ciel.

AMÉLIE.

Donne un mot de réponse

Au favorable arrêt que ma voix te prononce.

Quoi ! tu ne réponds rien aux vœux que je te fais ?

Point de remerciements après tant de souhaits ?

Tu montrais tant de crainte, et tu vois l’espérance

Qui lui doit succéder d’un œil d’indifférence ?

Tu ne réputes pas ton destin bienheureux ?

Lève les yeux, au moins, et réponds-moi par eux.

DIONIS.

Ô favorable songe !

DORISE.

Il est à votre gloire :

Vous devez puissamment occuper sa mémoire ;

Autrement le sommeil ne lui fournirait pas

Un portrait si puissant de vos rares appas.

AMÉLIE.

Ô dieux ! quel changement arrive à ma fortune !

Dionis est le sourd, et je suis l’importune.

J’étais sourde jadis quand tu me demandais,

Et tu l’es maintenant pour ce que tu me dois.

Dionis, mon souci, quoi ! rien à ma prière ?

Ta voix n’a-t-elle plus sa douceur coutumière ?

Ton unique dessein fut-il de m’émouvoir,

Et te contentes-tu d’avoir eu ce pouvoir ?

Hélas ! parler à moi c’est parler à toi-même,

Et tu n’en peux douter si tu crois que je t’aime.

La contrainte est honteuse, et c’est un vain tourment

À ceux en qui l’amour préside également :

Ce dieu ne défend rien de toutes les pensées

Où les honnêtes mœurs ne sont point offensées ;

Et je ne défends point tout ce qui t’est permis

Par ce dieu si propice et doux à ses amis.

DIONIS.

Que puis-je après ces mots entendre qui me plaise ?

Tous mes sens sont ravis d’étonnement et d’aise.

Mais, las ! dois-je espérer ?

AMÉLIE, feignant de s’éveiller.

Ô dieux ! qui parle ici ?

Quoi ! c’est vous, Dionis ? On me respecte ainsi ?

DIONIS.

Ne me souffrez jamais, si vous croyez, madame,

Que ma discrétion" soit moindre que ma flamme.

Je tremble, je pâlis, à votre seul aspect,

Et je perdrai le jour plutôt que le respect.

J’allais parmi ces fleurs égarer mes pensées,

Voyant sur vos beaux yeux leurs paupières baissées.

Mais...

AMÉLIE.

Quoi mais ?

DIONIS.

Je me tais, car je n’ose espérer

Que le bien de vous voir et de vous adorer.

AMÉLIE.

Achevez, je le veux.

DIONIS.

Dorise...

AMÉLIE.

Non, vous-même.

DIONIS.

Mais vous m’accuserez d’une impudence extrême.

Vous parliez en rêvant, vous flattiez mon souci,

Et je n’espère plus que vous parliez ainsi.

AMÉLIE.

Qu’ai-je dit ? achevez.

DIONIS.

Ce mot est sans défense ;

Mais vous me blâmerez de mon obéissance.

J’obéis toutefois : je m’éloignais de vous,

Chassé par un sommeil si profond et si doux,

Quand mon nom, proféré par votre belle bouche,

M’a fait plus immobile et plus froid qu’une souche.

Malheureux, ai-je dit, j’ai rompu son repos.

Lors vous avez, madame, ajouté ces propos :

Quand seront notre attente et nos peines finies ?

Quant seront, Dionis, nos deux âmes unies ?

Tu plais seul à mes yeux, mon cœur est adouci,

Je connais ton amour, et je la sens aussi.

Réponds à mes discours ; tant de respect m’offense ;

Prouve-moi ton ardeur par ta réjouissance :

Je souffrirai, mon cœur, ces innocents plaisirs

Que je ne peux défendre à tes chastes désirs :

Mais qu’étaient ces propos, que d’aimables mensonges ?

AMÉLIE.

Je revois, Dionis, et tous songes sont songes.

 

 

Scène III

 

DIONIS, AMÉLIE, DORISE, ÉRASTE

 

ÉRASTE.

Je vous nuis en ce lieu.

AMÉLIE.

Non pas fort.

ÉRASTE.

Toutefois

Mon abord vous sépare et vous ôte la voix.

AMÉLIE.

C’est que nous vous craignons.

ÉRASTE.

Oui, comme un misérable

À qui vous déniez un regard favorable,

Qui blesse à son abord, qu’on ne veut point guérir,

Qui naquit pour déplaire, et qui vit pour mourir.

AMÉLIE.

L’agréable entretien !

ÉRASTE.

Pareil à ma fortune :

Il ne part rien de moi qui ne vous importune ;

Vous fuyez tous les lieux où je dresse mes pas,

Et si je charmais tout je ne vous plairais pas.

AMÉLIE.

On m’attend au logis.

Elle sort avec Dorise.

 

 

Scène IV

 

ÉRASTE, DIONIS

 

ÉRASTE.

Il faut qu’on vous admire.

Si quelqu’un est puissant en l’amoureux empire ;

Seul vous savez charmer les objets les plus doux ;

Ils vous estiment seul, tous leurs vœux sont pour vous ;

Les plus rares beautés vous rendent leur franchise ;

Vous auriez captivé la maîtresse d’Anchise,

Et vous blessez des cœurs si doux et si divers,

Que vous aurez bientôt dépeuplé l’univers.

DIONIS.

Ce n’est pas mon dessein.

ÉRASTE.

Non, mais de la nature

Qui vous fît préférable à toute créature ;

Elle a mis dans vos yeux de superbes vainqueurs,

Qui sans intention traversent tous les cœurs.

DIONIS.

Je lui suis obligé.

ÉRASTE.

Vous aimez Amélie ?

DIONIS.

Je l’avoue.

ÉRASTE.

Et l’amour l’un à l’autre vous lie ?

DIONIS.

Je ne l’estime pas.

ÉRASTE.

Se peut-elle exempter

D’aimer ce qui plaît tant et qui peut tout dompter ?

DIONIS.

Est-ce tout ?

ÉRASTE.

Je dis peu ; la voix même des anges

Ne pourrait dignement célébrer vos louanges.

DIONIS.

Je ne m’informe point de vos intentions ;

Et le temps résoudra toutes ces questions.

Il sort.

ÉRASTE, seul.

Traître, c’est à ce bras qu’appartient cet office

Je les résoudrai seul si le ciel m’est propice,

Et si ta lâcheté n’arrête le dessein

Que j’ai de t’arracher l’âme et l’amour du sein.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ÉMILE, LE VALET

 

ÉMILE.

Eh bien ! cher confident, que t’a dit mon Aurore ?

LE VALET.

Oh ! qu’elle vous chérit et qu’elle vous honore.

Comment, a-t-elle dit, l’honneur de l’univers,

La gloire et la terreur de ce siècle pervers,

Ce Mars de qui la grâce et la valeur est telle,

Choisit pour sa Vénus une beauté mortelle ?

Ô dieux ! le dois-je croire, et sans présomption

Puis-je avouer l’honneur de son affection ?

ÉMILE.

Mais surtout as-tu bien figuré mon courage ?

Comme il sait réprimer l’injustice et l’outrage ?

Et t’est-il souvenu du nombre des guerriers

Dont le sang tous les jours arrose mes lauriers ?

LE VALET.

Votre épée, à m’ouïr, n’avait point de pareilles ;

Je n’ai craché que sang, j’ai raconté merveilles ;

Je vous ai mis au rang des premiers combattants

Dont le ciel se servit pour vaincre les Titans ;

J’ai peint tout ce qu’a fait cette dextre meurtrière,

Alexandre et César gisant sur la poussière ;

J’immolais tout le monde à l’honneur de vos faits ;

Enfin j’en ai plus dit que je n’en crus jamais.

ÉMILE.

Ignorant, dois-tu vivre après cette insolence ?

Est-il quelque dessein plus grand que ma vaillance ?

Me peux-tu reprocher que dans l’occasion

J’aie employé ce bras à ma confusion ?

Si des Titans jadis je n’ai vaincu la rage,

Peux-tu de ce malheur accuser mon courage ?

Privé du bien du jour comme j’étais encor,

Pouvais-je à l’univers rendre le siècle d’or ;

Et les dieux n’ont-ils pas différé ma naissance

Pour en donner la gloire à leur seule puissance ?

Depuis que ma grandeur tient l’être de leurs mains,

Se sont-ils employés à punir les humains ?

As-tu depuis ce temps vu tomber leur tonnerre,

Et rien que mon épée a-t-il purgé la terre ?

Crois que tout l’univers parle de mes exploits,

Que cent fois ma valeur a fait trembler des rois.

Mais je discours en l’air, et jamais l’ignorance

N’a traité la vertu qu’avec irrévérence.

LE VALET.

Ne m’entretenez point de tant d’exploits passés ?

Dites que je vous sers, et vous direz assez.

Aurais-je offert mes soins et mon courage extrême

Qu’à la même vertu, qu’à la vaillance même ?

Mais parlons de l’objet de votre affection ;

Il reste encore un point de ma commission.

ÉMILE.

Quel ?

LE VALET.

La rare beauté dont votre âme est charmée

Veut voir en vos écrits votre amour exprimée ;

Les lettres en amour parlent plus librement,

Et ne rougissent pas comme un honteux amant.

Par le même moyen vous verrez figurée

L’extrême affection qu’elle vous a jurée.

ÉMILE.

Ai-je appris l’art d’écrire, et, né pour les combats,

Commettrais-je à ma main un office si bas ?

Dois-je perdre du temps, et vois-tu qu’il s’observe

Un commerce si vil entre Mars et Minerve ?

Mon épée est ma plume, et je signe de sang

La mort de qui s’attaque aux hommes de mon rang.

LE VALET.

Vous devez toutefois, si votre amour est telle,

Accorder toute chose aux vœux de cette belle :

Il faut faire un miracle ; et que ne peut l’Amour,

S’il veut favoriser les premiers de sa cour ?

ÉMILE.

Va choisir une plume en l’une de ses ailes,

Et j’en exprimerai mes passions nouvelles.

LE VALET.

Où le rencontrerai-je ?

ÉMILE.

En mille et mille cœurs

Qu’il rend passionnés de mes charmes vainqueurs,

En toutes les beautés à qui j’ôte la vie,

En l’esprit de Philis, en celui de Sylvie.

Quoi ! depuis que sous moi tu respires le jour

Tu ne sais pas encore où j’ai logé l’amour ?

LE VALET.

Et ce dieu se voit-il ?

ÉMILE.

Oh ! l’ignorance extrême !

Des plaintes, des soupirs, un œil mort, un teint blême,

Des flammes, des respects, un sensible tourment,

Sont l’amour, ce me semble, assez visiblement.

LE VALET.

Dieux ! le plaisant visage ! et comment sont ses ailes ?

ÉMILE.

Ses ailes, ignorant, sont les soupirs des belles.

Mais ne m’enquête plus, j’aperçois Dionis

Qui doit à ma valeur des plaisirs infinis ;

Il peut fidèlement ma passion décrire.

Et tracer en mon nom tout ce que je désire.

 

 

Scène II

 

ÉMILE, LE VALET, LISIDAN et DIONIS, au fond du théâtre

 

DIONIS.

Que dis-tu, cher ami, de cette invention ?

LISIDAN.

Que tu peux espérer, et sans présomption.

DIONIS.

Encor, qu’en juges-tu ?

LISIDAN.

Que par-là cette belle

Nous apprend en amour une ruse nouvelle.

De tout moyen possible on n’avait autrefois

Pour découvrir son cœur que la plume et la voix :

L’un était difficile ; on a peine à commettre

En une sûre main la charge d’une lettre ;

Il faut perdre du temps, pratiquer des valets,

Et sur leur soin avare hasarder ses poulets :

On ne les peut gagner sans peine et sans dépenses ;

Toute leur sûreté dépend des récompenses.

Les autres par la voix découvrent leurs tourments.

Dieux ! la fâcheuse voie à de honteux amants !

Quelqu’ardeur qu’on ressente, et quoi qu’on se propose,

Le respect bien souvent nous tient la bouche close.

C’est aimer froidement qu’exprimer son souci ;

D’un amour excessif le respect l’est aussi.

On le veut figurer, mais plus on le désire,

Et plus on sent aussi de contrainte à le dire.

Aujourd’hui nous avons un moyen plus aisé,

Et dont personne encor ne s’était avisé :

On déclare en dormant les secrets de son âme ;

Il faut fermer les yeux pour découvrir sa flamme ;

On n’a point de contrainte, on ne perd point de pas,

On ne dépense rien, et l’on n’en rougit pas.

ÉMILE, les abordant.

Il les faut aborder. J’interromps vos pensées.

DIONIS.

Votre unique sujet les avait commencées :

Nous parlions de vos faits, nous comptions vos combats,

Et combien d’ennemis vous avez mis à bas.

ÉMILE.

Il serait plus aisé de compter les étoiles

Dont la nuit a brodé ses ombrageuses toiles,

Le sable de la mer, les feuilles des forêts,

Et les grains des épis qui dorent nos guérets :

Mais je rencontre enfin d’inévitables charmes ;

Le vainqueur est vaincu, mon cœur met bas les armes ;

La valeur est défaite, et deux astres d’amour

Obligent mon courage à leur faire la cour.

LISIDAN.

Quelle est cette beauté ?

ÉMILE.

Dieux ! l’objet adorable !

Que vous allez juger ma défaite honorable !

Amélie...

DIOINIS.

Amélie ?

ÉMILE.

A causé mon souci :

Je meurs pour ses beaux yeux.

DIOINIS.

Elle vous aime aussi ?

ÉMILE.

S’en peut-elle défendre, et serais-je moi-même,

Si je n’étais aimé par un objet que j’aime,

Moi pour qui la fortune a d’extrêmes bontés,

Et de qui les moyens ne sont point limités ;

Moi qui me rends heureux l’astre le plus sévère,

Sous qui la terre tremble, et que le ciel révère ;

Qui n’ai point d’ennemis que le vice et la peur,

Qui ne lui fais point voir un visage trompeur,

Et qui veux l’élever à la gloire suprême

Dont on doit honorer les personnes que j’aime ?

DIONIS.

Elle vous doit beaucoup.

ÉMILE.

Mon sentiment est tel :

Mais que puis-je adorer que cet ange mortel ?

Est-elle indifférente aux cœurs les plus barbares ?

Puis-je porter les yeux sur des beautés plus rares ?

Et la nécessité d’aimer plus bas que moi

N’excuse-t-elle pas si je vis sous sa loi ?

DIONIS.

Elle a bien des appas.

ÉMILE.

Cette belle m’oblige

À me mêler d’un art qu’en effet je néglige :

Une plume jamais n’a ces doigts exercés,

Et vous me servirez si vous m’aimez assez.

Cet adorable objet dont mon âme est atteinte

Veut voir en beaux discours ma passion dépeinte :

Couchez en un poulet, mais bien élégamment,

Tout ce qui peut partir de l’esprit d’un amant ;

Rendez à mon amour cet agréable office,

Et dispensez ma main de ce vil exercice.

Si quelque occasion s’offre de vous servir,

J’en ai fait un dessein qu’on ne me peut ravir.

DIONIS.

Que puis-je dénier à la gloire du monde ?

Ce m’est une faveur qui n’a point de seconde.

Ce poulet achevé, je l’apporte en ce lieu.

ÉMILE.

Et quand sera-t-il prêt ?

DIONIS.

Dans un moment.

ÉMILE.

Adieu.

Il sort.

 

 

Scène III

 

DIONIS, LISIDAN

 

DIOINIS.

Peut-on priser assez une humeur de la sorte ?

Jamais une manie a-t-elle été si forte ?

Qui n’aurait de l’amour pour un semblable amant,

Et qui ne chérirait ce divertissement ?

Mais que je rentre tôt en ma mélancolie !

Ce rival importun sort de chez Amélie,

Son père le conduit : écoutons leur discours.

 

 

Scène IV

 

DIONIS, LISIDAN, LE PÈRE D’AMÉLIE, AMÉLIE, ÉRASTE

 

ÉRASTE.

Puisque vous m’ordonnez d’espérer du secours,

Je souffrirai, monsieur, et ma persévérance

Forcera mon malheur et son indifférence ;

Cet agréable objet a moins de cruauté

Que de n’accorder rien à ma fidélité.

LE PÈRE.

Le temps peut tout changer ; son enfance indiscrète

Ne sait ce qu’elle craint ni ce qu’elle souhaite :

La force en obtiendra le bonheur que je veux,

Ou mon autorité gouvernera ses vœux.

Adieu, ne craignez rien, et dessus ma promesse

Espérez du remède à l’ardeur qui tous presse.

Le Père, Éraste et Amélie sortent.

DIONIS.

Ô rigoureux arrêt qui me comble d’ennuis !

Que faut-il que j’espère en l’état où je suis ?

Tous mes soins sont trahis, et son humeur avare

Dispose aveuglément d’une beauté si rare :

Le vain éclat de l’or a ses yeux éblouis,

Et lui dictait les mots que nous avons ouïs.

LISIDAN.

Éprouvez la fortune ou propice ou cruelle,

C’est tout si vous plaisez aux yeux de cette belle :

Étant bien en son cœur votre sort est heureux,

Et l’or n’éblouit point un esprit amoureux.

Le ciel avec dessein a vos âmes unies ;

J’ai souffert pour sa sœur des peines infinies,

Et j’ai désespéré de fléchir ses parents,

Lorsqu’elle m’a fait voir des yeux indifférents ;

Mais depuis l’heureux jour que son âme touchée

M’a découvert l’ardeur qu’elle tenait cachée,

J’étouffe mes soupirs, j’ai toujours espéré,

Et sa possession m’est un bien assuré.

DIONIS.

Que ne m’est-il permis de parler de la sorte ?

Que je serais content ! Mais on ouvre la porte.

C’est elle, abordons-la.

 

 

Scène V

 

DIONIS, LISIDAN, LE PÈRE D’AMÉLIE, AMÉLIE, ÉRASTE, AMÉLIE

 

DIONIS, à Amélie.

Si proche du trépas,

Qu’il ne me reste plus qu’un moment et qu’un pas,

Je viens offrir encor cet instant de ma vie,

À l’aimable beauté qui la tient asservie ;

Je viens pour souhaiter, en ce dernier moment,

À vos chastes amours leur accomplissement.

Acceptez mon rival, donnez à sa fortune

L’honneur de respirer sous une loi commune ;

Riez avecque lui des maux que j’ai soufferts,

Dédaignez mon hommage et méprisez mes fers ;

Rendez le premier teint à son visage blême,

Accordez toute chose à son amour extrême :

Je meurs avec plaisir ; et mon sort rigoureux

Ne m’est point importun si le votre est heureux.

Par de si beaux ennuis mon âme est combattue,

Que même en la rendant je bénis qui me tue ;

Je ne déteste point mon malheur apparent,

Et je ne pousse point de soupirs en mourant.

AMÉLIE.

D’où viendra, Dionis, une mort si soudaine ?

Votre teint est si bon et votre voix si saine !

J’ignore de vos maux la naissance et le cours,

Et je peux toutefois répondre de vos jours.

DIONIS.

Il est encore aisé de conserver ma vie,

Le bien de ma santé dépend de votre envie ;

Mais je n’espère pas cette félicité

De mon malheur extrême et de votre bonté ;

Je n’attends que la mort, et votre obéissance

Va, quand je vous plairais, trahir votre puissance.

Quoique vous promissiez à mon affection

Un père forcera votre inclination.

AMÉLIE.

On ne me force point.

 

 

Scène VI

 

DIONIS, LISIDAN, LE PÈRE D’AMÉLIE, AMÉLIE, ÉRASTE, ÉRANTE

 

ÉRANTE.

Courez vite à mon père.

DIONIS.

Ainsi j’aurai toujours la fortune contraire.

Elle n’accorde pas à mon cruel tourment

La satisfaction de parler seulement.

ÉRANTE, donnant une lettre à Dionis.

Lis, sois secret. Adieu, j’ai deux mots à vous dire.

Elle sort.

LISIDAN, la suivant.

Je reviens de ce pas.

DIONIS, seul.

Que me peut-elle écrire ?

Elle aime Lisidan, et je n’estime pas

Quelle puisse autre part engager ses appas

Il lit la lettre.

« À Dionis.

« Tu perds temps, Dionis, d’adorer une ingrate

« Qui se rit d’amour et de toi.

« Il faut qu’un autre esprit te flatte ;

« Porte ailleurs tes vœux et ta foi.

 

« Il n’est pas malaisé de trouver une amante

« Qui te montre plus de douceur :

« Ne va pas loin, et crois qu’Érante

« Est plus facile que sa sœur.

 

« Oublie une insensible et superbe rivale ;

« Cesse de lui faire la cour,

« Et te vante que rien n’égale

» Tes mérites et mon amour. »

Surpris, saisi, confus après cette merveille,

Que j’ai d’occasion de douter si je veille.

Qu’Érante, un des objets les plus doux de ces lieux.

Sur un sujet si bas daigne jeter les yeux !

Au moindre des mortels présente sa franchise,

Et mette à si haut prix ce que sa sœur méprise !

Trahisse Lisidan ! Puis-je sans vanité,

Imaginer ce mal de sa facilité ?

Mais que je trouve ici son ardeur manifeste,

Et pour n’être pas vain qu’il faut être modeste !

Pouvait-elle exprimer en termes plus exprès

L’effet inespéré de quelques faux attraits,

Ou de quelque vertu que l’avare nature

A mise en mon esprit seulement en peinture ?

Dieux ! m’a-t-elle estimé capable d’aimer tant

La qualité de traître et celle d’inconstant ?

 

 

Scène VII

 

AMÉLIE, DIONIS

 

AMÉLIE.

Quoi ! vous vivez encore ?

DIONIS.

Il est vrai que la vie,

Quand vous m’avez quitté, devait m’être ravie :

Mais j’ai l’âme arrêtée en des liens si forts,

Que malgré mon dessein elle anime ce corps.

AMÉLIE.

Dieux ! que j’avais de crainte, et que ma sœur m’en donne !

Mon père est au jardin qui n’a mandé personne :

Que vous a-t-elle dit ?

DIONIS.

Rien.

AMÉLIE.

Je veux tout savoir,

Si mon respect sur vous obtient quelque pouvoir.

DIONIS.

Je n’ai rien entendu.

AMÉLIE.

Me taisant quelque chose.

Vous ruinez un bien où mon cœur se dispose.

J’ai déjà trop prié.

DIONIS.

J’en reçois cet écrit ;

Voyez combien vos vœux peuvent sur mon esprit.

AMÉLIE, après avoir lu.

C’est là bien clairement vous ouvrir sa pensée :

Vous la devez guérir si vous l’avez blessée ;

Elle a des qualités dignes de vos désirs,

Et je n’ai point dessein d’empêcher ses plaisirs.

DIONIS.

Il vous est bien aisé de parler de la sorte ;

Mais pour moi qui vous voue une amitié si forte,

Qui sais ce que je dois à des charmes si doux,

Qui ne suis ici-bas qu’à dessein d’être à vous,

On ne me verra point, sans un effort étrange,

Porter mes volontés à la honte du change ;

Le ciel m’aurait ôté mon premier sentiment,

Je n’aurais plus de moi que le nom seulement,

Et vous auriez perdu ces adorables charmes

Et ces rares vertus à qui tout rend les armes.

Si vous sentiez les coups de ces astres vainqueurs,

Ou si comme les dieux vous lisiez dans les cœurs,

Vous verriez clairement la véritable peine

Qui peut-être à vos yeux est encore incertaine ;

Ils donneraient des pleurs à mon cruel tourment ;

Vous n’y pourriez songer qu’avec étonnement.

Je sais la qualité de l’objet où j’aspire,

Et cette connaissance augmente mon martyre ;

Je ne possède rien que l’on puisse estimer,

Le ciel m’a dénié tout ce qui fait aimer,

Il ne m’a jamais vu que d’un œil de colère,

L’Amour est nu chez moi comme au sein de sa mère,

Et je n’ose parler de mon affection

Quand je porte les yeux sur ma condition :

Je relève pourtant d’une puissance telle,

Qu’elle a mis en mon cœur une flamme immortelle ;

Rien ne peut m’empêcher d’aimer votre beauté,

Et je ne puis forcer cette nécessité.

AMÉLIE, à part.

Enfin c’est trop cacher une ardeur si pressante ;

Et je dois de l’espoir à sa flamme innocente.

Haut.

Espère, mon souci, ta peine aura son prix,

Et mes yeux, les auteurs de ta prise, sont pris.

J’ai sondé ton esprit ; j’aime ce que j’y treuve,

Et cette affection t’est une heureuse preuve ;

Je te préfère à tout ; viens demain en ce lieu

En savoir davantage, et sois discret. Adieu.

Elle sort.

DIONIS, seul.

Honorez-moi d’un mot et d’un moment encore ;

Que je baise vos pas, et que je vous adore.

Ô discours favorable ! ô trop heureux amant !

Est-il rien de pareil à ton contentement ?

 

 

Scène VIII

 

LISIDAN, DIONIS

 

LISIDAN, prenant congé d’Érante.

Adieu ; demain sans faute.

À Dionis.

Ô dieux ! que ta maîtresse

N’a-t-elle autant de part en l’ardeur qui te presse ?

Qu’on porterait d’envie à ta prospérité !

Et qu’Érante a pour moi d’amour et de bonté !

DIONIS.

Parlez-vous de bon sens ?

LISIDAN.

Oui, si j’en suis capable,

Et si l’on peut trouver un amant raisonnable.

DIONIS.

Elle vous aime encor ?

LISIDAN.

Je n’en saurais douter ;

Elle m’en assurait au point de la quitter :

Elle estimait la loi sous qui l’amour nous range,

Et je tiens son esprit incapable du change.

Mais quel sujet vous porte à m’enquêter ainsi,

Et tenir pour suspect son amoureux, souci ?

DIONIS, lui remettant une lettre.

Voyez bien le sujet.

LISIDAN, après avoir lu.

Ai-je des yeux fidèles,

Et dois-je soupçonner ce miracle des belles ?

Quoi ! l’arrêt de ma mort est signé de sa main !

Ô disgrâce ! ô rigueur de mon sort inhumain !

Eh bien ! possède-la cette belle inconstante,

Arrache-moi mon bien, réponds à son attente ;

Tu ne souhaitais pas cette inclination,

Ton mérite est contraire à ton intention :

Je ne lui donne point le titre d’inhumaine,

Je ne murmure point, mes défauts ont leur peine :

Et le ciel m’eût pourvu de belles qualités

S’il eût formé pour moi de si rares beautés.

DIONIS.

Ne cherchez point d’excuse à cet esprit volage ;

Blâmez de votre mal son humeur et son âge,

Et ne redoutez point qu’un ami sans égal

Puisse changer ce titre en celui d’un rival :

Je sais trop mon devoir, et vous savez ma flamme.

Je crois n’être pas mal en l’esprit de ma dame ;

Sa sœur espère en vain de toucher mes esprits ;

Si Vénus renaissait, je l’aurais à mépris.

Aimez-la constamment, n’imitez point son change,

Et la mettez au point qu’elle-même vous venge.

LISIDAN.

Ô dieux ! quelle infortune égale mes ennuis ?

Je demeure muet en l’état où je suis.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE VALET, seul, tenant une lettre pour Amélie, ensuite AMÉLIE

 

LE VALET.

Effets prodigieux d’un généreux courage,

Tout respecte mon maître et tout lui rend hommage :

Les plus ambitieux réputent à malheur

De n’avoir des sujets de servir sa valeur.

Dans cet heureux papier Dionis a tracées

De cet aimable amant la flamme et les pensées.

On hait bien l’éloquence, ou bien ce mot d’écrit

Va faire à sa maîtresse admirer son esprit.

À Amélie.

Qu’elle sort à propos ! Belle reine des âmes,

Amour de l’univers, cher sujet de nos flammes,

L’esprit le plus divin et la plus digne main

Qui jamais ait versé des mers de sang humain,

Dédie à vos beautés ce torrent d’éloquence,

Où sa peine est décrite en termes d’importance.

Si vous ne dédaignez ce glorieux amant,

Répondez à ses vœux par un mot seulement.

AMÉLIE.

Si je ne le dédaigne ? Ô dieux ! quelle déesse

Ne tiendrait à faveur le nom de sa maîtresse ?

Se peut-on dégager de ses charmants appas ?

Quelqu’un l’a-t-il connu, qui ne l’adore pas ?

LE VALET.

Il est vrai que tout cède à son mérite extrême ;

Il est fort valeureux, il me l’a dit lui-même,

Et surtout son esprit a des charmes puissants.

AMÉLIE lit.

« À l’aimable beauté qui captive mes sens.

 

« La prière extravagante

« D’un amant insensé

« M’est une occasion favorable et plaisante

« De faire voir ma peine aux yeux qui m’ont blessé.

 

« Je ne pense, je n’aspire

« Qu’à voir ces doux vainqueurs ;

« Et mon cœur, loin de vous, sent un plus doux martyre

« Que n’en peuvent sentir ensemble tous les cœurs.

 

« La nuit, songeant à vos charmes,

« J’accuse mon destin,

« Et répands en mon lit un océan de larmes

« Que l’ardeur de ma flamme a séché le matin.

 

« Le soleil sortant de l’onde

« Me laisse en même point,

« Et, lorsqu’il est grand jour aux yeux de tout le monde,

« Il n’est que nuit aux miens quand je ne vous vois point.

 

« Hâtez-vous, belle Amélie,

« D’alléger mes ennuis,

« Bannissez de mes jours toute mélancolie,

« Et tarissez les pleurs que je verse les nuits.

 « DIONIS. »

LE VALET.

Lisez-vous tout de bon ?

AMÉLIE.

Lis toi-même.

LE VALET.

Ah ! le traître !

Il nous a fait ce tour ! il a trahi mon maître !

Il m’a commis moi-même à porter ses poulets !

On lui fera, madame, employer ses valets.

AMÉLIE.

Qu’est-ce ? conte-moi tout.

LE VALET.

Je vengerai l’injure

De cette propre main, si mon maître l’endure.

Jamais traître que lui n’a fait rougir ce front ;

Il tache mon honneur, et j’ai part en l’affront.

AMÉLIE.

Ô dieux ! qu’il est plaisant !

LE VALET.

Et vous riez, madame ?

Si mon maître me croit, il éteindra sa flamme ;

Vous mourrez de dépit, et la fin de ce jour

Sera, s’il est prudent, la fin de son amour.

AMÉLIE.

Conseiller inhumain, ennemi de mon aise,

Qu’il cesse de m’aimer, et que je lui déplaise ?

Que je sois odieuse à la même valeur ?

Procure-moi plutôt la mort que ce malheur.

LE VALET.

Vous riez toutefois.

AMÉLIE.

Oui, d’aise et d’espérance

Que le ciel bénira notre persévérance.

Hélas ! conserve-moi ce bonheur infini,

Ou que d’un seul trépas mon crime soit puni.

LE VALET.

Ce repentir m’oblige à forcer ma colère.

Conservez seulement le souci de lui plaire.

Pour cette trahison, j’en mourrai satisfait,

Et je vais l’avertir de l’affront qu’on lui fait.

Amélie sort.

 

 

Scène II

 

LISIDAN, LE VALET

 

LISIDAN.

Avant que de finir et ma vie et ma peine,

Voyons encor un coup cette belle inhumaine ;

À ses yeux, inconstants faisons voir mon trépas ;

Ce dessein leur plaira, si je ne leur plais pas.

LE VALET.

On va de ton ami payer la courtoisie.

LISIDAN.

Adieu, d’autres pensers troublent ma fantaisie.

LE VALET.

Voyez que d’arrogance est jointe à ses discours.

Tu dois bien, insolent, lui prêter du secours :

Je seconde mon maître, et jamais mon courage

Ne s’est mieux employé qu’à punir cet outrage.

LISIDAN.

Cherche d’autres objets à tes sots entretiens.

LE VALET.

Et toi, compte ce jour pour le dernier des tiens.

Il sort.

LISIDAN, seul.

Hélas ! dans la rigueur de mon cruel martyre,

Je crains moins ce malheur que je ne le désire :

La mort pourrait d’un coup finir mes déplaisirs ;

Mais l’ingrate qu’elle est se rit de mes désirs ;

Elle est sourde à mes vœux, cette aveugle déesse,

Et tire vanité d’imiter ma maîtresse.

 

 

Scène III

 

LISIDAN, ÉRANTE

 

ÉRANTE, à part.

Combien je veux de mal à cet amant transi !

À Lisidan.

Dissimulons pourtant. Je t’attendais ici.

LISIDAN.

Que je vous suis tenu !

ÉRANTE.

Loin de toi tout m’offense,

Et rien ne m’est sensible au prix de ton absence.

LISIDAN.

Cette peine est conjointe aux fidèles amours.

ÉRANTE.

Je sens ma passion s’accroître tous les jours.

LISIDAN.

Que je suis glorieux !

ÉRANTE.

Oui, si tu tiens à gloire

D’être le seul objet qui plaise à ma mémoire.

LISIDAN.

Car de changer jamais...

ÉRANTE.

Ô dieux ! que me dis-tu ?

LISIDAN.

Vous avez trop d’amour.

ÉRANTE.

Et toi trop de vertu.

LISIDAN.

D’écrire à Dionis...

ÉRANTE.

Ô dieux ! je suis perdue.

LISIDAN.

Et d’offrir à ses vœux l’amitié qui m’est due ;

Vous savez, pour le faire, aimer trop constamment,

Et c’est vous offenser qu’y songer seulement.

ÉRANTE.

C’est beaucoup de tourment qu’un peu de jalousie :

Ne donne point d’entrée à cette frénésie,

Car de la perdre après il est bien malaisé.

Je plains déjà ton mal.

LISIDAN.

Et vous l’avez causé.

Confessez tout, madame, et, sans tant d’artifice,

À ce cœur malheureux ordonnez son supplice.

A-t-il reçu de vous quelque commandement

Dont il ait murmuré du penser seulement ?

Restreignez mon espoir en d’étroites limites,

Ne me permettez plus l’honneur de vos visites,

Comblez de vos faveurs l’auteur de mon tourment,

Caressez à mes yeux ce glorieux amant,

Et, si vous l’agréez, imputez-moi des crimes,

Qui rendent votre haine et mon mal légitimes :

Vous verrez mon respect forcer mes sentiments ;

Je croirai mériter les plus durs châtiments.

Il ne sortira point de plainte de ma bouche ;

Je n’aurai point dessein que ma douleur vous touche ;

Et celui de vous plaire et de vous obéir

Me fera détester moi-même et me haïr.

ÉRANTE.

Vous imitez, monsieur, ces âmes insensées

Qu’on ne trouve jamais en d’égales pensées,

Qui blâment sans sujet ou prisent leur destin,

Et ne sont plus le soir en l’état du matin.

Ce vice, à mon avis, est un défaut extrême :

Moi, je vis autrement, et je suis toujours même :

Je médite longtemps sur le choix que je fais ;

Mais depuis qu’il est fait, je ne change jamais.

LISIDAN.

J’ai donc été l’objet d’une éternelle haine,

Une amour de deux ans m’est donc ingrate et vaine,

Et Dionis plaît seul à vos chastes beautés

Depuis que je vous sers et que vous m’écoutez ?

Lui montrant la lettre.

ÉRANTE, voyant sa lettre.

Et c’est là, Lisidan, le sujet de vos plaintes ?

LISIDAN.

Il est assez puissant.

ÉRANTE.

Ô dieux ! les vaines craintes !

Vivez, vivez heureux, et ne m’accusez plus

S’il vous faut seulement contenter là-dessus,

Dionis est charmé des beautés d’Amélie ;

Vous avez vu sa peine et sa mélancolie ;

Il n’est inquiétude égale à son souci,

Et je me trompe fort, ou ma sœur l’aime aussi ;

Mais son sort et le nôtre a tant de différence,

Qu’il devrait étouffer cette vaine espérance :

Il a d’un vain désir ses attraits honorés ;

Il faut entrer chez nous par des chemins dorés.

Vous savez quelle humeur aux vieillards est commune ;

Ils prisent la vertu, mais prennent la fortune :

Mon père est de ce nombre, et son consentement

Dépend du vain éclat des trésors seulement.

Il sait que Dionis n’est riche qu’en mérites,

Et que ma sœur pourtant en souffre les visites ;

Si bien qu’imaginant quelque inclination,

Il la veut ruiner par cette invention ;

Il m’oblige de feindre une amitié naissante

Pour ce fidèle amant, que lui-même ressente ;

Il veut que mes regards, ma voix et mes écrits,

Soient sans cesse employés à toucher ses esprits :

Si j’obtiens cet effet, Amélie est plus vaine

Que de daigner après considérer sa peine ;

Il n’en peut espérer un seul trait de pitié,

Si je puis une fois rompre leur amitié.

Croyez ce qui vous plaît : la feinte consommée,

Vous saurez si sa grâce a mon âme charmée,

Si mon amour est tel qu’on le puisse amortir,

Et si tout l’univers m’en saurait divertir.

LISIDAN.

Dieux ! que cette nouvelle allège mon martyre !

Vous arrêtez mon âme à l’heure que j’expire :

Mais craignez, pour mon bien, que cette invention

N’ait un effet contraire à votre intention ;

Songez que tous les cœurs cèdent à la surprise.

Et qu’insensiblement nous prisons qui nous prise.

ÉRANTE.

N’en soyez point en peine, aimez-moi seulement.

Mais il vient... Voyez-moi feindre subtilement.

 

 

Scène IV

 

LISIDAN, ÉRANTE, DIONIS

 

ÉRANTE, à Dionis.

Que vous traitez l’amour d’une façon discrète.

Monsieur ; et qu’au besoin votre langue est muette !

Vous conservez si bien un secret défendu,

Que les sourds jusqu’ici n’en ont rien entendu.

DIONIS.

Je suis fort imparfait ; mais, pour peu qu’on me loue,

On sait que je crois l’être, et vois quand on me joue.

J’ai pris votre faveur pour preuve à mes défauts ;

Voyez si quelquefois mon sentiment est faux ;

Traitez plus doucement un rebut de fortune,

Dont l’entretien déplaît, dont l’abord importune,

Sans mérite, sans bruit, sans estime et sans bien,

Qui n’a qu’un point de bon, c’est qu’il sait qu’il n’a rien.

ÉRANTE.

La belle couverture à son ingratitude !

Qu’il me tient ces discours après un long étude !

Quel moyen plus exquis, quels signes plus parfaits,

Te pouvaient assurer des vœux que je te fais ?

N’ai-je assez clairement ma passion décrite ?

Faut-il perdre du temps à louer ton mérite ?

Te dois-je par la voix ce que mon cœur t’a fait,

Et n’est-ce pas assez que d’en sentir l’effet ?

Mais ris de mes discours, et poursuis cette ingrate

Qui te joue elle-même alors qu’elle te flatte,

Dont tu ne peux qu’en vain espérer la pitié,

Qui n’a pas un esprit capable d’amitié ;

Entretiens constamment cette ardeur insensée,

Et ne veuille jamais divertir ta pensée ;

Révère ingratement sa tyrannique loi,

Par ton propre malheur toi-même venge-moi.

LISIDAN.

Enfin je suis saisi de ma première crainte :

Ces discours ont passé les bornes de la feinte.

DIONIS.

Je ne cause à vos cœurs ni soupirs ni douleurs,

Le feu que j’y fais naître a bien peu de chaleur.

Mais, las ! quand cette ardeur en effet serait vraie,

Et que je guérirais de ma première plaie,

Pourrais-je encor ravir à ce parfait ami

Un bien si précieux, qu’il possède à demi ?

Après tant de serments d’une amour infinie,

Auriez-vous tellement sa mémoire bannie ?

Et devrais-je espérer un meilleur traitement,

Sachant son infortune et votre changement ?

ÉRANTE.

Il s’est entretenu d’un espoir inutile ;

Je n’eus jamais pour lui qu’une amitié civile ;

Sa vanité, monsieur, est sans comparaison,

S’il croit avoir jamais asservi ma raison.

J’ai souffert ses discours tant que la courtoisie

M’a permis de flatter sa vaine fantaisie ;

Mais d’avoir rien promis à sa fidélité,

J’ai plus d’ambition et moins de charité.

LISIDAN, à part.

Cette orgueilleuse enfin force ma patience,

Et je ne puis sans honte observer le silence ;

Érante le regarde en riant.

Mais ce ris de sa bouche et ce trait de ses yeux

Contient dans le respect mon esprit furieux.

Que de subtilité ! que sa bouche a d’adresse !

Parlant elle m’offense, et riant me caresse.

ÉRANTE.

Est-ce assez consulter ?

DIONIS.

Je suis tout résolu...

ÉRANTE.

D’accepter sur mes jours un pouvoir absolu ?

D’oublier Amélie ?

DIONIS.

Oui, quand les destinées

Ne voudront plus ourdir le fil de mes années ;

Mais, possédant encor le bien de la clarté,

Je promettrais en vain d’oublier sa beauté.

ÉRANTE.

Va, tyran des esprits, barbare, âme de souche,

Que mes soupirs soient vains, et que rien ne te touche :

Ferme à mes passions et l’oreille et le cœur,

Lâche présomptueux, et superbe vainqueur ;

Adore cet objet qui t’a l’âme ravie ;

Mais ne te promets point d’empire sur sa vie

J’emploierai mes efforts à ruiner les tiens,

À publier vos feux, rompre vos entretiens,

Découvrir ton adresse aussitôt que conçue,

Enfin à divertir une prospère issue.

Tiens pour illusion ce qu’elle t’a promis,

Et saches en moi seule avoir mille ennemis.

 

 

Scène V

 

LISIDAN, ÉRANTE, DIONIS, AMÉLIE

 

AMÉLIE, retenant sa sœur.

Quel trouble si soudain rend ce visage blême ?

ÉRANTE.

Ne me retenez point, ayez soin de vous-même.

Elle sort.

LISIDAN.

Cette humeur lui provient...

AMÉLIE.

D’où ?

LISIDAN.

D’un juste mépris.

AMÉLIE.

Quoi ! de plus doux appas ont touché vos esprits,

De nouvelles ardeurs ont votre âme embrasée,

Et vous n’estimez pas une conquête aisée ?

LISIDAN.

Qu’une autre soit jamais l’objet de mon souci !

Me pouvez-vous connaître et me parler ainsi ?

Perdez ce sentiment.

AMÉLIE.

De qui donc se plaint-elle ?

LISIDAN.

De ce parfait ami qui plaît à cette belle.

AMÉLIE.

Je sais tout, c’est assez. Eh quoi ! tant d’amitié

Ne peut, cher Dionis, attirer ta pitié,

Ton cœur ne se rend pas à la bonté d’Érante,

Et je t’ai vu souffrir mon humeur arrogante ?

Tu refuses des vœux à son humilité,

Et jadis mes dédains ne t’ont point rebuté ?

Ne dois-tu rien, cruel, à sa mélancolie ?

DIONIS.

Non, puisque je dois tout aux beautés d’Amélie.

AMÉLIE.

Si tu dois aux attraits, tu lui dois plus qu’à moi.

Crois-tu qu’elle en ait moins ?

DIONIS.

Oui, si je m’y connois.

AMÉLIE.

Jugez-nous, Lisidan.

DIONIS.

Que l’amant soit l’arbitre :

Désirer accorder et l’un et l’autre titre,

C’est vouloir l’impossible.

LISIDAN.

En l’état où je suis,

Faites-moi seulement juge de mes ennuis :

Tous les amants qui sont et ne sont plus au monde,

Ixion sur la roue, et Tantale dans l’onde,

Si vous considérez l’excès de mon tourment,

Ont, en comparaison, souffert légèrement.

Déchu par mon malheur d’une gloire suprême,

Je ne vois rien d’égal à ma misère extrême,

Et vous devez le prix à ses charmes vainqueurs,

Si leurs coups sont égaux à ceux de ses rigueurs.

Quelle borne, destins, à mes maux est prescrite !

DIONIS.

Espérez-la du temps, et de votre mérite.

Mais j’implore le même, adorable beauté :

Quand sera par l’hymen notre amour limité ?

Et quand, vous dégageant des contraintes d’un père,

Voulez-vous accomplir le bonheur que j’espère ?

AMÉLIE.

Hélas ! que j’ai de peine à t’ouvrir mon secret !

Que ce cœur est atteint d’un sensible regret !

Et qu’un mot proféré me rendra misérable,

Si nous n’imaginons un moyen favorable

Qui conserve à tes vœux mon amour et ma foi,

Qui m’ôte à ton rival, et qui me rende à toi !

Demain...

DIONIS.

Quoi ! ce rival trahit mon espérance ?

AMÉLIE.

Mon père m’abandonne à sa persévérance ;

Il considère peu si ce dessein me plaît ;

Il veut que mon amour cède à mon intérêt ;

Et depuis un moment sa rigueur indiscrète

A tiré de ma voix le oui que je regrette.

DIONIS.

Donc votre volonté, beau soleil de mes jours,

Relève d’un pouvoir plus fort que nos amours ?

On contraint vos désirs ? l’Amour est né sans père,

Et vous en avez un que le vôtre révère.

Hélas ! si vous aviez tant de facilité,

Et si vous prévoyiez cette nécessité,

Vous deviez étouffer ma passion naissante,

Plutôt que la réduire à vivre languissante ;

Car après tant d’espoir ne vous posséder pas,

C’est souffrir, sans mourir, pire que le trépas.

Érante est à la fenêtre et les écoute.

AMÉLIE.

Tu condamnes bientôt l’amitié la plus rare

Qui doive être prisée en ce siècle barbare.

Combattons, enflammés de désirs si parfaits,

À qui les prouvera par de plus beaux effets :

Que ferais-tu pour moi ?

DIONIS.

Je prendrais plus de peine

Que deux rois ennemis n’en ont pris pour Hélène ;

J’effacerais le nom des plus parfaits amants ;

Et je m’immolerais à vos commandements.

AMÉLIE.

Moi je ferais pour toi plus que le penser même

Ne peut imaginer et d’étrange et d’extrême ;

J’effacerais l’éclat de ton affection ;

Et sois vain si tu veux de ma confession.

DIONIS.

Forcez donc avec moi, ma lumière, ma vie,

Tout ce qui fait languir notre amoureuse envie,

Et, par mi prompt départ, dégageant votre foi

D’une sévère, injuste et tyrannique loi,

Délivrons ce vainqueur à qui tout rend hommage

De la nécessité d’un inique servage.

Tirons pour notre bien notre maître des fers,

Il finira les maux, que nous avons soufferts ;

En l’état d’obéir, où vous êtes réduite,

La gloire du combat dépend de votre fuite.

AMÉLIE.

Oui, mon affection consent à ce départ ;

J’attendais, cher amant, ce conseil de ta part.

Demain, sans différer, aussitôt que l’aurore

Fera voir ses rayons sur le rivage maure,

Forçons notre malheur, partons secrètement,

Et souffrons avec nous Lisidan seulement ;

Qu’il serve de témoin à nos pudiques flammes,

Qu’il assiste où l’hymen conjoindra nos deux âmes,

Et qu’il témoigne un jour que nos chastes désirs

Se seront dispensés à d’honnêtes plaisirs.

La maison d’un paysan, frère de ma nourrice,

Est offerte à propos à notre doux caprice ;

Nous y vivrons sans crainte, attendant l’heureux jour

Qu’un avis de sa part nous parle du retour.

N’es-tu pas résolu ?

DIONIS.

Plus que n’est à sa grâce

L’esprit d’un criminel dont on bande la face,

Qui reçoit un pardon qu’il n’imaginait pas,

Et qui voyait déjà la porte du trépas.

AMÉLIE.

L’effet de ce dessein me plaira davantage ;

Allons nous disposer à cet heureux voyage.

Adieu, mais sois discret si tu veux m’obliger,

Et surtout que ma sœur n’en puisse rien juger.

 

 

Scène VI

 

LISIDAN, DIONIS, AMÉLIE, ÉRANTE

 

ÉRANTE, les surprenant.

Non, je n’en saurai rien, et ce dessein le touche

Trop favorablement pour en ouvrir la bouche :

Vous ne m’attendiez pas...

AMÉLIE.

Ô malheur sans pareil !

ÉRANTE.

Et n’aviez pas dessein d’implorer mon conseil.

Enfin je puis venger une amour méprisée,

Et ravir Ariane à l’espoir de Thésée.

Quoi ! vous suivez, ma sœur, le plus vil des mortels,

Et votre passion lui dresse des autels !

Méditez là-dessus et consultez mon père ;

Je lui vais de ce pas découvrir votre affaire.

AMÉLIE, la retenant.

Cruelle, ton bonheur dépend-il de ma mort ?

Parle, un mot seulement, et j’achève mon sort.

De quelle injure, hélas ! me trouves-tu coupable ?

Fais-moi, si tu le peux, une plainte équitable ;

Ai-je autrefois rompu tes résolutions,

Et me suis-je opposée à tes intentions ?

Ne vois-tu pas en moi l’amitié la plus pure

Que jamais à des sœurs enseigna la nature ?

M’as-tu vue autrefois révéler tes secrets,

Et n’ai-je pas eu part en tous tes intérêts ?

ÉRANTE.

Laissez-moi, l’on m’appelle.

AMÉLIE.

Ingrate, inexorable,

Que profiteras-tu si je suis misérable ?

N’as-tu pour mon sujet ni pitié ni douceur ?

Ne donneras-tu rien au sacré nom de sœur ?

Tu me vouais jadis une amitié si nue,

Et que j’ai si souvent au besoin reconnue !

Las ! si tu n’as plus rien de ces rares bontés,

Quel destin a sitôt changé tes qualités ?

Si tu les as encor, comment la bonté même

Peut-elle méconnaître et trahir ce qu’elle aime ?

Ressentant seulement l’ombre de mes douleurs,

Que la compassion t’arracherait de pleurs !

ÉRANTE.

Je m’emploierais pour vous avec un soin extrême,

Et je voudrais cacher vos secrets à moi-même ;

Mais ce présomptueux a ce cœur irrité,

Et je dois, le pouvant, punir sa vanité.

DIONIS.

Divine et sage Érante !

ÉRANTE.

Avecque la menace

On abat ton orgueil, on a part en ta grâce :

Je suis sage et divine, et tu m’estimes fort

Alors que mon pouvoir dispose de ton sort ;

Tantôt, enflé du vent d’une fausse victoire,

Tu ne me traitais pas avecque tant de gloire ;

Ce m’était des faveurs que de te regarder.

Dieux ! il est bien aisé de te persuader !

Quoi ! quand je te nommais beau, charmant, adorable,

Tu croyais seulement m’être considérable ?

Et lorsque je feignais ces transports furieux,

Tu les attribuais au pouvoir de tes yeux ?

J’aurais perdu l’esprit, et ta seule arrogance

Eût été comparable à mon extravagance ;

Lors j’avais mérité de souffrir tes dédains.

Mais j’ai dessein de rire et c’est dont je me plains.

Je voulais par l’appât d’une espérance vaine,

Me donner le plaisir de t’avoir mis en peine,

Te voir à mes genoux, te voir baiser mes pas,

T’ouïr plaindre sans cesse et ne répondre pas.

C’était là mon dessein, et ton âme orgueilleuse

Devait ce passe-temps à mon humeur joyeuse :

Je voulais que mes jours touchassent tes esprits,

Et tu ne devais pas les payer de mépris.

DIONIS.

Je n’ai rien mérité, mais souffrez que je die

Que vous deviez ailleurs chercher la perfidie,

Et que, quelque dessein que vous pussiez avoir,

Vous tâchiez vainement d’ébranler mon devoir.

Je crois qu’on ne peut rien ajouter à vos charmes ;

Les cœurs contre vos yeux ont d’inutiles armes,

Et le mien seulement a pouvoir d’éviter

Ces glorieux vainqueurs que tout doit redouter.

D’un si libre discours accusez cette belle ;

Comme vos deux beautés ma flamme est immortelle ;

Vous me verriez pour vous brûler de feux égaux,

Si vos yeux les premiers avaient causé mes maux :

Mais la nécessité d’adorer Amélie

Avait mis en ses mains le beau nœud qui me lie.

Charmante et chère sœur, obligez deux amants

Dont vous tenez en main l’espoir et les tourments.

AMÉLIE.

Ainsi jamais amour ne te soit importune,

Et le ciel à tes vœux égale ta fortune.

ÉRANTE, à Dionis.

Dieux ! que je suis sensible aux traits de la pitié,

Et que je vous chéris d’une aveugle amitié !

Partez, vivez contents, je force ma colère,

Et mon ressentiment cède à votre prière ;

Mais vous aurez, monsieur, moins de présomption

Que de vanter jamais mon inclination.

Lisidan m’a vu feindre avec fort peu de crainte ;

Il sait quelle raison m’ordonnait cette feinte.

LISIDAN.

Je n’en suis pas trop sûr, et vous feignez si bien

Qu’il m’était malaisé de n’appréhender rien,

Je crois qu’à mon sujet vous souffrez peu de chose ;

Vous ne mourrez jamais du mal que je vous cause.

ÉRANTE.

Tu te pourrais passer d’irriter mon amour ;

Tu sais que ton objet m’est plus cher que le jour

Mais, pour t’en faire voir un dernier témoignage,

Je veux suivre tes pas j’entreprends le voyage ;

M’y souffrirez-vous pas ?

AMÉLIE.

Avec plus de plaisir

Que l’amour n’en prépare à ton chaste désir.

DIONIS.

Dieux ! l’heureux changement !

 

 

Scène VII

 

LISIDAN, DIONIS, AMÉLIE, ÉRANTE, ÉMILE, LE VALET

 

ÉMILE.

Il suffit de mon ombre

Pour lui faire des morts grossir le triste nombre :

Quand il signait son nom, il signait son trépas :

Il est mort.

LE VALET.

Le voilà.

ÉMILE.

Ne m’abandonne pas.

LE VALET.

Ce n’est pas ma coutume.

DIONIS.

Oyons ce que veut dire

Ce pauvre extravagant, si vous aimez à rire.

ÉMILE.

Tu sais bien m’obliger et servir mon amour !

Perfide, prends congé de madame et du jour.

DIONIS.

N’accorderez-vous point mon pardon à mes larmes ?

Je sais que j’ai failli, puissant démon des armes ;

Je confesse mon crime ; il est grand en effet,

Mais l’Amour est auteur de ce mal que j’ai fait :

J’avais ce seul moyen d’expliquer ma pensée

À cet aimable objet dont mon âme est blessée.

LE VALET.

Non, ne pardonnez point.

ÉMILE, à Dionis.

Dieux ! que de lâcheté !

Tu consultes, perfide, en cette extrémité ?

Tu n’es pas un objet digne de mon courage,

Et mon valet suffit pour punir cet outrage.

Fais périr ce voleur.

LE VALET.

Qu’il meure de vos coups ;

Je ne me trouve pas maintenant en courroux.

ÉRANTE.

L’agréable combat !

ÉMILE, au valet.

Quoi ! tu souffres ce traître,

Et ne prends point de part aux affronts de ton maître ?

Lâche, crains d’en avoir en sa punition.

Mais je fais trop longtemps languir ma passion :

Il faut priver du jour cet objet de ma haine,

Et moi-même je dois me donner cette peine.

DIONIS.

Comment ! point de pardon ? et la vaillance même

Ne considère pas un repentir extrême ?

Ajoutez cette gloire à vos rares vertus.

ÉMILE.

Je n’ai point de pitié pour des cœurs abattus ;

Je pardonne ton crime, et je punis la crainte

Dont si honteusement je vois ton âme atteinte.

Tu ne te défends pas ?

DIONIS, mettant l’épée à la main.

En cette extrémité

Il faut donc obéir à la nécessité ?

ÉMILE.

Admire maintenant mon humeur débonnaire ;

Cet effet de courroux alentit ma colère ;

J’ai pitié des vaillants, et ta résolution

Dispose ma justice à ta rémission.

DIONIS.

Non, non, brave guerrier, cet effet de clémence

À ta rare valeur fait trop de violence ;

Tu dois à mon offense un juste châtiment ;

Pour moi, jamais ce fer n’est tiré vainement.

ÉMILE.

Révérons, indiscret, cette rare merveille.

DIONIS.

Plutôt prouve à ses yeux ta valeur sans pareille.

Donnons ; c’est trop longtemps différer mon trépas.

ÉMILE.

Non, je suis satisfait.

DIONIS.

Et je ne le suis pas.

C’est trop délibérer.

ÉMILE.

Ma haine est apaisée ;

Je dédaigne à présent une vengeance aisée :

J’ai perdu le courroux dont j’étais enflammé,

Et je ne me bats point n’étant point animé.

AMÉLIE.

L’aimable passe-temps !

DIONIS.

Évite, lâche, évite

La force de ce bras par une prompte fuite ;

Autrement...

LE VALET.

Répondez.

DIONIS.

Est-ce assez consulter ?

ÉMILE.

En l’humeur où je suis, rien ne peut m’irriter.

Ô dieux ! que promptement ma fureur est calmée,

Et qu’une bonté grande a ma main désarmée !

LE VALET.

Qu’on va donner de gloire à nos gestes guerriers !

Nous allons succomber sous le faix des lauriers.

Émile et le valet sortent.

DIONIS, en riant.

Peut-on priser assez ma valeur sans seconde ?

J’ai fait trembler la gloire et la terreur du monde :

Par deux mots de menace et deux mauvais regards

J’ai rempli de frayeur le sein même de Mars.

Dieux ! quelle extravagance a son âme saisie,

Et qui peut rire assez de cette frénésie ?

Il repaît son esprit d’imaginations

Qui lui font estimer toutes ses actions ;

Il va nommer partout sa force incomparable,

Et se glorifier d’un exploit mémorable.

AMÉLIE.

Ce passe-temps est doux : mais il est tard, adieu ;

Et demain, du matin, soyons tous en ce lieu :

Nous exécuterons l’entreprise amoureuse

Qui finit vos tourments et qui me rend heureuse.

LISIDAN.

Un mot, divine Érante.

ÉRANTE.

Adieu, je suis à toi,

Et la mort seulement peut violer ma foi.

Lisidan, Dionis et Amélie sortent.

Que de troubles divers mon âme est agitée !

Dieux ! tant de violence est bientôt arrêtée.

Mais je ne puis . Amour, résister à tes lois ;

Seule je dois souffrir pour le repos de trois.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLORIS, seule, en habit d’homme et assise dans un bois, chante en s’accompagnant de la guitare

 

Vous dois-je révéler mon amoureux souci ?

M’est-il permis de soupirer ici ?

Arbres, rochers, aimable solitude,

Puis-je parler de mon inquiétude ?

 

S’il est ainsi, déserts, écoutez mon tourment :

Je plains la mort d’un malheureux amant ;

Devant mes veux 1 inconstance de l’onde

A fait périr le plus constant du monde.

 

Par sa mort, ce tyran qui blessait nos esprits

Perdit le jour où sa mère l’a pris :

L’Amour cessa de régner sur la terre.

Et maintenant tout son peuple est en guerre.

Laissant sa guitare.

Laisse, laisse à tes veux l’office de ta voix :

À ce ressouvenir pleure encore une fois,

Pleure ce beau vainqueur, à qui ces faibles charmes

Alors qu’il t’adorait ont tant coûté de larmes.

Hélas ! je vois le jour et ses jours sont ravis

Je suis quand il n’est plus, il est mort et je vis.

Quel destin m’a sauvée, et quelle ingratitude

A prolongé ma vie et mon inquiétude ?

Que ne fut son malheur suivi de mon dessein ?

Quand l’onde me l’offrait elle m’offrait son sein ;

Et, si j’eusse voulu, cette aveugle meurtrière,

En me le ravissant m’eût ravi la lumière.

Ah ! que depuis ce jour j’ai détesté mon sort !

Que j’ai senti de morts pour la peur d’une mort !

 

 

Scène II

 

DIONIS, AMÉLIE, LISIDAN, ÉRANTE, CLORIS

 

AMÉLIE.

J’ais quelqu’un qui se plaint.

DIONIS.

C’est sous ce beau feuillage.

Approchons-nous sans bruit.

CLORIS, à part.

Le calme suit l’orage.

Il n’est si malheureux sous l’empire d’amour,

Qui ne vive en l’espoir de l’être moins un jour :

Mille ont été sauvés quand leur mort était prête,

Et tel qui tient l’épée espère qu’on l’arrête :

Ma seule affliction ne se peut comparer ;

Seule je suis au point de ne rien espérer ;

Si la mort n’était sourde, et que les destinées

Pussent une autre fois refiler ses années,

L’enfer ne le pourrait refuser à mes cris ;

Mais il ne rend jamais les tributs qu’il a pris :

Pluton rit de nos vœux ; ce dieu n’a point de temple,

Et dans la fable même on n’en voit qu’un exemple.

AMÉLIE.

Il le faut aborder.

CLORIS.

Passez, heureux amants ;

Souffrez qu’un malheureux plaigne ici ses tourments,

Ou faites-les cesser si la pitié vous touche,

Et répandez mon sang sur cette humide couche.

AMÉLIE.

Nous vous refuserons un semblable secours,

Et tâcherons plutôt de conserver vos jours.

D’où naissent vos ennuis, et quel malheur extrême

Mouille de tant de pleurs ce teint mourant et blême ?

Vous devez excuser ma curiosité,

La pitié me dispense à cette liberté.

CLORIS, se levant et pleurant.

Ô ciel ! est-ce trop peu de ma dure infortune,

Sans qu’on l’accroisse encore et sans qu’on m’importune ?

Adieu, je m’aime seul, et mon affliction

Ne reçoit ni secours ni consolation.

Elle s’enfuit.

AMÉLIE.

Ô dieux ! qu’il est saisi d’une douleur amère !

Courons, suivons ses pas, et sachons sa misère.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LE PÈRE D’AMÉLIE, LA NOURRICE

 

LE PÈRE.

Ô sort injurieux ! des ennuis si cuisants

M’étaient donc réservés pour la fin de mes ans !

Il n’était rien d’égal au repos de ma vie ;

Mes biens étaient plus grands que n’était mon envie ;

Les plus chéris du sort parlaient de mes plaisirs,

Et je ne trouvais plus d’ennuis à mes désirs :

Faut-il qu’en ce bonheur une fille indiscrète

S’oppose aveuglément au bien que je souhaite ?

Cet esprit libertin, tout respect étouffant,

Rit des avis d’un père, et suit ceux d’un enfant,

N’as-tu rien découvert d’une telle entreprise ?

Toi qui tenais sa vie en ta garde commise,

Qui ressens en effet ou feins trop de douleur,

N’as-tu pu divertir sa perte et mon malheur ?

Connaissant son esprit, ta longue expérience

Te devait conseiller un peu de défiance ;

Tu voyais les ardeurs qu’elle a pour Dionis,

Et tu pouvais prévoir mes tourments infinis.

LA NOURRICE.

J’expliquais ses regards, je lisais dans son âme,

Je croyais découvrir sa plus secrète flamme ;

Mais, las ! c’est bien l’esprit le plus dissimulé

Qui des flammes d’amour ait encore brûlé :

Elle ne me parlait que de l’obéissance

Dont elle honorerait l’auteur de sa naissance ;

Je la voyais trembler à votre seul aspect,

Et je croyais que rien n’égalait son respect :

Lors, comme j’estimais voir son humeur si nue,

Je la blâmais parfois de trop de retenue,

Et ma simplicité lui donnait des avis

Dont elle abuse, hélas ! et qu’elle a trop suivis.

Elle a subtilement gagné l’esprit d’Érante

À qui cette entreprise était indifférente ;

Qui, bonne comme elle est, n’ayant pu l’arrêter,

Suit ses pas sans dessein que de la contenter.

LE PÈRE.

Qu’un simple citoyen, sans honneur, sans fortune,

D’un sort si différent, d’une race commune,

Pour qui je n’eus jamais aucune intention,

Fasse un jour vanité de sa possession,

Ait chez moi, malgré moi, cette place occupée !

Ma fortune plutôt se verra dissipée ;

Je perdrai pour les perdre et fonds et revenu,

Et, comme on le dépeint, leur amour sera nu.

Il sort.

LA NOURRICE, seule.

C’est là les menacer de beaucoup de misère ;

Mais il est bien aisé d’apaiser sa colère ;

L’amour que porte un père a de puissants appas,

Et, s’il ne perd ce nom, il ne les perdra pas.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

CLORIS, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Ce bon paysan, monsieur, mettra toutes ses peines

À terminer chez soi vos erreurs incertaines.

Attendez en ce lieu le secours que le temps,

Ce doux charmeur des maux, donne aux plus mécontents ;

Nous y veillerons tous au soin de vous distraire,

Et nos plus doux plaisirs seront de vous en faire :

Que je sache le cours de votre affection ;

Fiez-en le récit à ma discrétion.

CLORIS.

Que vous renouvelez de sensibles atteintes,

Et que la courtoisie ordonne de contraintes !

Quelquefois ces beaux yeux ont-ils versé des pleurs ?

AMÉLIE.

Hélas ! combien de fois !

CLORIS.

Mouillez-en donc ces fleurs ;

L’âme la plus barbare et la plus inhumaine

Est sensible, madame, au récit de ma peine.

Mon sexe est déguisé par ce faux vêtement.

AMÉLIE.

Comment, vous êtes...

CLORIS.

Fille.

AMÉLIE.

Ô doux contentement !

J’en suis plus obligée à chérir vos mérites,

Et ce titre rendra nos libertés licites.

CLORIS.

J’ai pris le jour à Douvres ; et là, chez mes parents,

Je passais en repos des jours indifférents.

Vous savez à quels jeux l’enfance nous convie ;

Ces jeunes passe-temps limitaient mon envie,

Et j’ai durant quinze ans vu le flambeau du jour

Sans avoir ni senti ni vu celui d’Amour :

Mais, las ! que le tyran de nos belles années

À bien depuis ce temps changé mes destinées !

J’honorai de mes vœux ses profanes autels,

Et je donnai mon cœur au plus beau des mortels.

Toutes les qualités et toutes les caresses

Qui peuvent aux amants procurer leurs maîtresses,

Tout ce qu’un honnête homme a de plus ravissant,

Je l’admirais, madame, en ce soleil naissant :

Mes parents me faisaient des menaces frivoles ;

J’avais perdu mon cœur, ils perdaient leurs paroles ;

Et je révérais peu l’aveugle aversion

Qu’ils avaient pour l’objet de mon affection :

Ils m’épiaient en vain ; une entière licence

Eût pu sur mon esprit bien plus que leur défense ;

Mes désirs s’animaient par leurs soins imprudents :

Les brasiers qu’on restreint deviennent plus ardents.

Enfin quand j’eus seize ans, et que leur tyrannie

M’eut ravi tout moyen d’être en sa compagnie,

Je force tout respect, je m’échappe, et je fais

La résolution de n’en sortir jamais ;

Je fie à ce vainqueur mon honneur et ma vie :

Hélas ! sa passion égalait mon envie :

Je sais qu’il partageait ma flamme et mon ennui,

Et qu’on n’aima jamais plus ardemment que lui ;

Nous fuyons déguisés nos parents et nos peines,

Nous cherchons un séjour sur les humides plaines,

Et, forcés d’obéir à la nécessité,

Commettons la constance à l’infidélité.

La mer fut longtemps calme, et les vents et leurs grottes

Reposaient sans dessein d’exercer nos pilotes ;

Nous nous jurions sans cesse une immuable foi,

Et nous mourions d’amour, ce bel amant et moi.

Neptune en fut jaloux, et cet effroi des âmes

Fit dessein d’engloutir et nos corps et nos flammes :

On n’a jamais parlé d’un orage si prompt ;

Il s’enfle de colère, il se ride le front,

Fait tenir à nos gens des routes inconnues,

Et jette à bonds divers notre nef dans les nues ;

Tant d’épaisses vapeurs s’amassent dans les airs

Que nous ne voyons rien qu’en faveur des éclairs ;

Le pilote est troublé, son adresse est frivole,

Le vent nous enveloppe, et le navire vole.

Jugez de nos frayeurs : cet agréable amant,

Ses bras entre les miens serrés étroitement :

Ne crains rien, me dit-il, le ciel est moins barbare

Que d’empêcher l’effet d’une amitié si rare ;

Nous vivrons, ma déesse (il m’appelait ainsi),

Et son juste pouvoir doit nous tirer d’ici.

À ces mots il me laisse, et par tant de prières

Implore de là-haut la fin de nos misères,

Que les dieux n’auraient pu refuser du secours

À des vœux si pressants, s’ils n’eussent été sourds.

Le vent en un instant accroît sa violence.

Hélas ! ce qui suivit m’ordonne le silence...

Madame, épargnez-moi des discours superflus,

Et par ce que j’ai dit, jugez qu’il ne vit plus.

Depuis, sous cet habit, sans suite et vagabonde,

Je pleure et pleurerai ce miracle du monde.

AMÉLIE.

Après tous ces regrets, la résolution

Doit servir de remède à votre affliction ;

Le temps fera pour vous : vous révériez ses charmes,

...

Mais, comme elle est aveugle, alors qu’elle nous prend,

Nous tenant, elle est sourde, et jamais ne nous rend.

Les morts sont toujours morts, nos prières sont vaines,

Nos soupirs superflus et nos pertes certaines.

 

 

Scène V

 

CLORIS, AMÉLIE, ÉRASTE, avec deux valets, ensuite LISIDAN

 

ÉRASTE, voyant Amélie.

Enfin la proie est nôtre.

AMÉLIE.

Ô malheur de mes jours !

Dionis, on m’enlève. Au voleur ! au secours !

CLORIS, tirant son épée.

Ce bras divertira leur criminelle envie :

Votre perte dépend de celle de ma vie.

Traîtres, adressez-moi vos injustes efforts,

Ou ce fer se fait voie au travers de vos corps.

ÉRASTE, mettant Amélie entre les mains de ses valets.

Il te faut contenter. Ô dieux ! en ce visage

Je vois de ma Cloris une brillante image.

Il laisse tomber son épée.

CLORIS.

Hélas ! qu’ai-je aperçu ?

ÉRASTE.

Je meurs d’étonnement.

Il s’évanouit.

CLORIS.

Je perds la voix et l’âme en ce ravissement.

Elle s’évanouit.

AMÉLIE, au milieu d’eux.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? Cet amant infidèle,

Sans doute est le sujet des pleurs de cette belle.

Rendez l’éclat, madame, à ces charmants appas ;

Qu’Éraste vous entende, et qu’il ne meure pas.

CLORIS.

Hélas ! Éraste est mort, et cette image vaine

S’offre à moi seulement pour accroître ma peine :

Je baiserai pourtant ce portrait de mon bien.

Ô dieux ! Je vois beaucoup, et si je ne vois rien :

Si je croyais mes yeux, voilà sa même bouche,

Je vois son même poil, c’est sa main que je touche,

Je connais cet anneau qui fut mien autrefois,

Et quand il a parlé j’ai reconnu sa voix.

Ô divine douceur dont mon âme est ravie !

Ai-je songé sa mort, ou louerai-je sa vie ?

Réponds un mot, Éraste.

ÉRASTE.

Ah ! madame, est-ce vous ?

Que je bénis le ciel, et que mon sort est doux !

Beau sujet de mes pleurs, ma Cloris, ma lumière,

Quoi ! ce corps est pourvu de sa grâce première !

Quel sort en ma faveur l’a fait ressusciter !

CLORIS.

Éraste vit encor, il n’en faut plus douter ;

Cet objet de mes vœux charme encore le monde,

Et les dieux l’ont sauvé de la rage de l’onde.

Mais la voix me défaut. Divin objet d’amour,

Parlons par des baisers qui durent tout le jour.

Ils se tiennent embrassés.

AMÉLIE.

Dieux ! son affection l’obligeait à me suivre,

Et ce soin qu’il a pris est ce qui m’en délivre ;

Il retrouve Cloris, ses vœux sont satisfaits,

Il ne s’oppose plus au dessein que je fais.

Mais il faut contenir leur ardeur amoureuse ;

En ces premiers transports la joie est dangereuse.

À Cloris.

N’avez-vous feint, madame, un si cruel tourment

Que pour me disposer à perdre mon amant ?

ÉRASTE.

Vous voyez d’un bon œil notre chaste licence,

Et vous chérissez fort une si douce offense ;

Vous cédez sans regret un si faible intérêt,

Et perdez de bon cœur le bien qui vous déplaît.

J’admire de l’Amour la suprême puissance.

Ô dieux ! que cet effet dément bien son enfance !

Il tire notre bien d’un malheur apparent,

...

Et Cloris me captive avecque tant d’empire,

Que ses seules faveurs sont le bien où j’aspire.

Adorable beauté, cher but de mon espoir,

Quel dieu m’a procuré le bien de te revoir,

Et quel heureux démon te retira de l’onde

Où le vent renversa notre nef vagabonde ?

CLORIS.

La rencontre des flots la repoussa sur l’eau,

Que je croyais depuis te servir de tombeau :

La grandeur du péril nous conserva la vie,

Et du beau temps enfin ta chute fut suivie.

Depuis, sous ces habits, j’ai pleuré ton trépas

En mille endroits divers où j’ai porté mes pas ;

En deux ans, sans dessein, j’ai vu toute l’Espagne,

Et la seule douleur m’a servi de compagne.

Mais ne m’oblige point à de plus longs discours.

Quel insigne bonheur a conservé tes jours ?

ÉRASTE.

Un navire espagnol sur cette humide plaine

Tenait comme le notre une route incertaine,

Et je crois que le ciel l’envoyait à dessein

Que la force des flots me jetât dans son sein ;

Car je m’y rencontrai dans ce péril extrême :

L’orage me servit contre l’orage même ;

On me crut mort longtemps, et quand j’ouvris les yeux

Rien ne me cachait plus la lumière des cieux :

Des cœurs des matelots la peur était bannie,

Le timon travaillait, et l’onde était unie :

Là, tous ces étrangers me comblèrent d’honneur

Comme si j’eusse été l’auteur de leur bonheur,

Et me contèrent tous qu’à ma première vue

Un rayon du soleil avait percé la nue,

Que je calmais du ciel la forte aversion,

Enfin qu’ils me dévoient leur conservation :

Surtout un homme riche et chéri dans Valence,

M’offrit dessus ses biens une entière puissance,

N’attribua qu’à moi sa vie et ses profits,

Et depuis me conserve en qualité de fils :

J’ai témoigné mon deuil par des preuves parfaites,

Et les dieux sont témoins des plaintes que j’ai faites ;

Car je me croyais seul échappé du danger,

D’où m’avait retiré ce navire étranger :

Enfin le temps, madame, et les yeux d’Amélie,

Divisèrent ma peine et ma mélancolie ;

Je partageais mes pleurs ; l’amour et votre mort

Sur ce cœur malheureux faisaient un même effort ;

J’accusais le destin de vous avoir ravie,

Et d’avoir sous une autre assujetti ma vie :

L’effet vous répondra de ma fidélité ;

J’aimais votre mémoire autant que sa beauté ;

Et puisque vous vivez, les baisers de l’Aurore

Ne me seraient pas doux si je vous plais encore.

AMÉLIE, en riant.

Donc ce cœur inconstant a rompu ses liens ?

Lisidan entre, et les écoute cache derrière un arbre.

CLORIS.

Madame, vos dédains autorisent les siens.

ÉRASTE.

Cessez de me gausser, et pardonnez, madame,

Les effets criminels d’une importune flamme :

Je connais que le ciel vous doit à votre amant,

Et j’ai trop traversé votre contentement.

AMÉLIE.

Mais pardonnez plutôt à l’humeur indiscrète

Dont je traitais, monsieur, une amour si parfaite :

Vous devez excuser un cœur préoccupé,

Et sur qui Dionis a beaucoup usurpé.

ÉRASTE.

Nous vivrons tous contents, nos peines sont finies,

Nos soupirs étouffés et nos craintes bannies ;

De tous nos déplaisirs l’Amour est triomphant,

Louons tous à l’envi ce glorieux enfant.

Et vous qui me traitiez avec tant d’injustice,

Je veux pour tant de mal vous rendre un bon office ;

Je vais à vos pares conter ce changement,

Et je m’ose vanter de leur consentement.

Je viens ce soir sans faute ; adieu, vivez contente.

Il sort.

AMÉLIE.

Mais je cause à madame une fâcheuse attente,

Mon bonheur, toutefois, l’y fera consentir,

Et je viens de songer de quoi nous divertir.

À Cloris.

Feignez pour mon sujet une ardeur violente,

Et daignez m’honorer du nom de votre amante :

Ce divertissement ne vous déplaira pas ;

Vous entendrez souvent invoquer le trépas ;

Nous ferons un jaloux, et son cruel martyre

Nous fournira ce soir un beau sujet de rire.

Ce dessein vous plaît-il ?

CLORIS.

Ô dieux ! qu’il est charmant,

Et que nous en rirons !

AMÉLIE.

Feignez bien seulement.

Elles sortent.

LISIDAN, seul.

Je puis rendre aisément leur entreprise vaine ;

Il est en mon pouvoir de divertir sa peine.

Ô dieux ! comme à propos le ciel m’envoie ici !

Que je vais l’exempter d’un extrême souci !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DIONIS, seul

 

Pardonne, aveugle enfant, à l’aveugle caprice

Qui m’a fait si souvent t’accuser d’injustice.

Aveugle ! ah ! tu ne l’es qu’en portrait seulement ;

On te figure mal, et mon bien me dément.

Enfant ! tu ne l’es pas, et tant de prévoyance

Dont je te suis tenu, m’ôte cette croyance :

Non, tu n’obliges point à de sévères lois,

Tu mérites le nom du plus juste des rois,

Et sais si prudemment gouverner ton empire,

Qu’on y murmure à tort alors qu’on y soupire ;

Le plaisir est plus doux après un long tourment ;

Et qui n’a point pleuré ne rit que froidement.

Mais je vois ma déesse...

 

 

Scène II

 

AMÉLIE, CLORIS, DIONIS

 

AMÉLIE, à Cloris.

Il faut que cette feinte

Vous fasse mesurer son désir par la crainte ;

Elle vous prouvera l’ardeur de nos amours.

Commençons, il nous voit.

DIONIS, à part.

J’entendrai leur discours.

Ils ne m’avisent pas en un endroit si sombre,

Et je puis tout ouïr en faveur de cette ombre.

CLORIS, à Amélie.

Puisque l’occasion m’offre ici les cheveux,

Je ne me tairai plus, cher espoir de mes vœux ;

Votre possession est l’objet de mes larmes,

J’ajoute une victoire à celles de vos charmes ;

Je n’adore que vous, et vos seules beautés

Ont mon âme ravie et mes sens enchantés.

Amélie est un nom qu’on sait par tout le monde,

On s’entretient de vous sur la terre et sur l’onde,

Vos yeux font mépriser les autels de Vénus,

Et chacun sacrifie à ces dieux inconnus.

Attiré par l’éclat d’une beauté si rare,

Qu’elle peut enflammer le cœur le plus barbare,

J’ai quitté mon pays, sans dessein toutefois

De m’oser asservir sous de si dignes lois.

Mais qui peut s’exempter d’un si noble servage ?

Pour vous quelle raison ne perdrait son usage ?

D’abord que j’aperçus ces aimables soleils,

Je sentis des effets qui n’ont point de pareils ;

Mes yeux furent charmés, mon âme fut troublée,

Et d’ennuis infinis ma fortune comblée :

Je trouvai tant de grâce en ces divins appas,

Et je vis au-dessous mon mérite si bas

Qu’un juste désespoir me conseilla la fuite ;

Vous avez vu l’état où mon âme est réduite :

Je plaignais mes défauts et ma condition,

Qui défend que j’aspire à votre affection.

DIONIS, à part.

Ô dieux ! qu’ai-je entendu ? Tu me dois ôter l’âme,

Traître, avant le bonheur de me ravir ma dame.

Mais ce pauvre abusé ne heurte qu’un rocher

Que mon sujet unique a l’honneur de toucher.

AMÉLIE.

Je demeure confuse en cet honneur extrême,

Car un sujet puissant défend que je vous aime ;

Ma foi s’est engagée, et, vous seul excepté,

Le plus beau des mortels a pris ma liberté.

Vous plaisez à mes yeux, il faut que je le die ;

Mais je sais ce qu’au ciel déplaît la perfidie ;

Ce crime est le plus noir qui souille ses autels,

Et qui lui fit jamais détester les mortels.

Dieux, quel malheur m’engage à l’amitié d’un autre ?

Que ne puis-je, monsieur, être constante et votre ?

CLORIS.

Que je ne trouble point votre ardente amitié ;

Je ne demande pas un seul trait de pitié ;

Je connais mes défauts, et cette connaissance

M’assure que ma voix seulement vous offense,

Que c’est témérité que de voir vos attraits,

Que je mourrai coupable en mourant de leurs traits :

Mon sort est au-dessous de la mort où j’aspire,

Je devais éviter ce glorieux martyre ;

J’ai pris trop de licence, et des rois seulement

Sont dignes de mourir d’un si noble tourment.

AMÉLIE.

Je me rends, je suis prise, et tant de modestie

Vous donne de mon cœur la meilleure partie ;

Je vais fermer l’oreille aux vœux de Dionis ;

Toute raison est faible et tous respects bannis.

Espérez du remède à l’ardeur qui vous presse.

Et que ces doux baisers vous signent ma promesse.

Elles s’embrassent.

DIONIS, à part.

Ô dieux ! que résoudrai-je en cette extrémité ?

N’avez-vous point de traits pour l’infidélité ?

Il possède mon bien, il l’embrasse, il la baise,

Et je ne punis pas ce tyran de mon aise !

C’est trop délibérer.

AMÉLIE.

Dieux ! quelqu’un vient ici !

DIONIS.

Ne vous contraignez point.

AMÉLIE.

Est-ce toi, mon souci ?

DIONIS.

Que les baisers sont doux sous ce divin feuillage !

Que vous y recevez un agréable hommage !

Que la fraîcheur de l’ombre accroît vos voluptés,

Et dans un bon plaisir tient vos sens enchantés !

AMÉLIE.

Qu’est-ce que tu me dis ?

DIONIS.

Continuez, madame,

Ces douces privautés à l’ardeur qui l’enflamme ;

Je ne publierai point vos amoureux soupirs,

Et rien n’en parlera que la voix des Zéphyrs.

AMÉLIE.

En ce lieu frais et doux mon importune envie

Obligeait cet amant au récit de sa vie.

CLORIS.

J’entretenais madame, et ses chastes beautés

Ne se disposaient point à d’autres privautés :

Nous n’avons ni prévu ni craint cette venue,

Et ce bras répondra de notre retenue.

DIONIS.

Je ne crois que mes yeux : mais qu’elle ouvre les siens

Sur celui qui lui plaît, et m’ôte mes liens ;

Que ce divin objet dédaigne ma franchise,

Et qu’il se laisse prendre à sa dernière prise :

Je m’accuserai seul : un bien peut être ôté

Lorsque qui l’a reçu ne l’a pas mérité.

Sa beauté m’honorait de trop de récompense,

Et l’on peut révoquer une injuste sentence.

AMÉLIE.

Eh bien ! je l’avouerai, cet infidèle cœur

S’est affranchi des lois de son premier vainqueur :

J’aime cet étranger ; de secrètes puissances

Lui donnent mes désirs et forcent mes défenses.

Que d’un commun dessein tes vœux soient refroidis ;

Prouve, en ne m’aimant plus, que tu m’aimas jadis :

Mon refroidissement t’est un sensible outrage,

Mais il est, Dionis, moindre que ton courage.

Deux jours feront la fin de ton ressentiment.

Allons, laissons-le seul se plaindre librement.

Amélie et Cloris sortent.

DIONIS, seul.

Je ne me plaindrai point : ouvrons ce cœur infâme

Qui n’a su demeurer dans le sein de ma dame ;

Il tire son épée.

Les vœux d’un cœur si vil, sont un petit tribut,

Et son peu de mérite a causé son rebut.

Mais non, c’est trop presser une mort si facile,

Le reste de ce jour ne m’est pas inutile :

Je sais que mon repos dépend de mon trépas ;

Mais l’auteur de mon mal précédera mes pas ;

Je suivrai ce rival, et sur la rive noire,

Où gisent les esprits sans haine et sans mémoire,

Le mien conservera sa juste aversion

Contre ce lâche auteur de mon affliction.

 

 

Scène III

 

LISIDAN, ÉRANTE, DIONIS

 

ÉRANTE.

Ô dieux ! que me dis-tu ? rompons leur entreprise ;

Allons l’en avertir.

LISIDAN.

Ne dis mot, je l’avise.

À Dionis.

Depuis quand Dionis se plaît-il dans les bois ?

DIONIS, le tirant à part.

Ah ! sers-moi, cher ami, pour la dernière fois :

On a trahi mes vœux.

LISIDAN.

Ô dieux !

DIONIS.

Et ma maîtresse

Détourne sa pitié de l’ardeur qui me presse.

Je ne murmure pas contre son changement,

Et je n’accuse point son divin jugement ;

Mais j’ai moins de respect que de laisser la vie

Au rival qui l’adore et qui me l’a ravie.

LISIDAN.

Et quel est ce rival ?

DIONIS.

Celui qui suit ses pas,

Qui l’éloigné de nous et ne la quitte pas.

Cours, appelle en mon nom ce tyran de ma joie,

Et qu’il ne souffre pas que ma dame le voie :

Autrement je ne puis accomplir mon dessein ;

Elle divertira ce combat incertain.

À Érante.

Un secret important, adorable merveille,

M’oblige à lui tenir ces deux mots à l’oreille,

Et doit faire excuser mon incivilité.

LISIDAN, en riant.

Imitez ses mépris et sa légèreté ;

Elle vous a flatté d’une trop longue attente,

Et rien n’excuse plus cette belle inconstante.

DIONIS.

N’offense point, cruel, ce miracle d’amour,

Afflige-moi plutôt de la perte du jour ;

Je ne dois expliquer son amour ni sa haine.

Elle peut m’ordonner ou le prix ou la peine ;

Qu’elle rende mes vœux ou vains ou satisfaits,

Elle ne peut faillir, et ne faillit jamais.

Hélas ! m’est-elle due, et la crois-tu coupable

Quand elle m’ôte un bien dont je suis incapable ?

Les dieux, qui de leur être ont formé ses appas,

Donnent souvent des biens et ne les laissent pas.

Je ne l’appelle point ingrate ni parjure ;

Je l’acquis sans mérite et la perds sans injure.

ÉRANTE.

Dieux ! qui ne priserait ces respects infinis !

Que loin de vous, monsieur, tous soupçons soient bannis.

Aimez-la seulement autant qu’elle vous aime :

Je viens pour vous tirer de cette peine extrême ;

Je plains votre douleur, et connais qu’en effet

Je traversais jadis un amant trop parfait.

Cet agréable objet dont ma sœur est atteinte

Est fille comme nous, et leur flamme une feinte.

Elles ont proposé ce divertissement

Pour éprouver l’ardeur d’un si fidèle amant.

LISIDAN.

Ranime, cher ami, ta première espérance,

Et te repose en moi d’une ferme assurance :

Elle t’aime toujours ; mais écoute comment

J’appris ce qu’elle a cru tramer secrètement :

Éraste, qui brûlait d’une si vive flamme,

Nous suivant en ces lieux pour te ravir ta dame,

A rencontré l’objet de son premier tourment,

Qu’il a bien reconnu sous ce faux vêtement ;

Il lui baise les mains, l’honore, la caresse,

L’appelle par les noms de belle et de maîtresse,

La voit d’un œil charmé, bénit cet heureux jour,

Et n’importune plus l’objet de ton amour :

Il a même avoué que ta dame t’est due.

Sous ces épais rameaux j’ai sa voix entendue,

Et j’ai vu d’assez près les chastes privautés

Dont il s’entretenait avec ces deux beautés :

Enfin, leur a-t-il dit, l’amour et la justice

Veulent qu’à mon rival je rende un bon office ;

Il devra son repos au souci que je prends ;

Et je vais implorer l’aveu de vos parents.

Il part, et là-dessus ces filles réjouies

Proposent de gausser ; je les ai bien ouïes.

Ayant su leur dessein je les laisse partir,

Et je ne te cherchais que pour t’en avertir.

DIONIS.

Ô dieux ! te dois-je croire !

LISIDAN.

Ah ! ce soupçon m’irrite.

DIONIS.

Ô discours qui me charme et qui me ressuscite !

Qu’à propos, cher ami, tu me viens obliger,

Et que tu m’as tiré d’un extrême danger !

ÉRANTE.

Monsieur, que d’une feinte une feinte vous venge :

Témoignez de m’aimer et d’imiter son change ;

Lors son ressentiment prouvera son amour,

Et nous aurons sujet de rire à notre tour.

LISIDAN.

Ce dessein est plaisant.

DIONIS.

Oui, mais la mettre en peine

C’est être criminel et mériter sa haine.

ÉRANTE.

Ne me refusez point ce divertissement ;

Je me charge de tout, feignez bien seulement.

 

 

Scène IV

 

LISIDAN, ÉRANTE, DIONIS, AMÉLIE, CLORIS

 

AMÉLIE, à Cloris.

Tu veux de mon amour une preuve inutile ;

Un favorable hymen peut t’en procurer mille :

Nous devons avancer cette heureuse union,

Si tu joins ton avis à mon opinion.

CLORIS.

Ce suprême bonheur est le seul où j’aspire :

L’affaire est d’importance, et différée empire.

AMÉLIE.

Tous respects à mes yeux se sont évanouis.

ÉRANTE, à Amélie.

Si bien...

AMÉLIE, à Cloris.

Dieux ! parlons bas.

ÉRANTE.

Je vous ai bien ouïs.

Mais ne contraignez point votre ardeur amoureuse ;

Dionis est heureux si vous êtes heureuse ;

Un plus beau nœud succède à son premier lien,

Et votre changement autorise le sien.

DIONIS.

Madame, que le ciel s’oppose à mon envie

Si j’avais proposé de changer de ma vie,

Et si je ne voyais d’un œil indifférent

Cette divine Érante à qui mon cœur se rend.

Vos rigueurs ont trouvé ma constance invincible :

Mais vous m’offensez plus volage qu’insensible ;

Et je redoutais moins, lorsque je fus atteint,

De constantes froideurs qu’un brasier qui s’éteint.

Je n’ai point murmuré ; le respect qui me reste

M’a fait souffrir sans plainte un tort si manifeste :

Mais ne vous blâmant point je vous peux imiter ;

Un de ces deux effets ne se peut éviter ;

Je change comme vous, et sans peur qu’on m’accuse ;

On a droit de reprendre un présent qu’on refuse ;

Je ne m’oppose point à vos prospérités ;

Une autre a bien voulu ce que vous rejetez :

À mes chastes desseins Lisidan cède Érante,

De qui l’affection m’est assez apparente.

AMÉLIE.

Eh bien ! vivez content.

ÉRANTE.

Enfin j’ai le secours

Que je n’espérais pas à mes chastes amours.

Dieux ! la rare faveur et l’extrême assistance

Que ma fidélité doit à votre inconstance !

AMÉLIE.

Dionis vaut beaucoup, mais un plus beau vainqueur

À la gloire, ma sœur, de lui ravir mon cœur ;

J’obéis au destin qui change mon martyre,

Et sans élection je suis ce qui m’attire.

DIONIS.

Donc il faut à l’envi bénir ce changement :

Il ne me reste pas un regret seulement ;

Mon cœur ne sent plus rien de ses premières peines,

Et vous n’y verriez pas les marques de ses chaînes :

Tous ses feux sont éteints, et j’ai tout oublié,

Sinon le seul dessein de vous être allié ;

Vous ne vous plaindrez point de mon humeur jalouse,

Et vous me plairez sœur autant et plus qu’épouse.

AMÉLIE.

Va, traître, indigne objet d’une amitié si rare,

Le tyran de mes maux, insensible, barbare,

Qui fausses des serments répétés si souvent ;

Cœur sans cesse agité, faible jouet du vent,

Adore qui te plaît, offense-moi sans crainte,

Et trouve ton excuse en cette vaine feinte :

Ingrat, vois-moi pousser des soupirs superflus,

Sois vain de mes douleurs et ne me parle plus.

Mais quoi ! je ne tiens pas sa perte favorable,

Je regrette un amant si peu considérable,

J’abandonne mon cœur à d’aveugles douleurs,

Et je pleure un sujet indigne de mes pleurs ?

Non, non, je parois lâche alors que je m’afflige ;

Je gagne en te perdant, et ta haine m’oblige ;

J’ai honte seulement des maux que j’ai soufferts,

Et je préfère ; ingrat, ma franchise à tes fers.

Adieu ; fais vanité de ma peine passée ;

Mais ne me vois jamais, horreur de ma pensée.

Elle veut sortir.

DIONIS, à Érante.

Je n’en espérais pas un traitement plus doux.

Conseillère imprudente, à quoi m’obligez-vous ?

À Amélie.

Hélas ! belle Amélie, adorable maîtresse,

Accordez un moment au regret qui me presse :

J’ai feint par leur avis cette infidélité,

Et je suis innocent de tant de lâcheté.

Alors que je perdrai cette ardeur sans seconde

Le soleil cessera d’illuminer le monde,

On verra des appas égaux à vos attraits,

Et cette égalité ne se verra jamais.

AMÉLIE.

Ô dieux !

ÉRANTE.

Le doux plaisir !

DIONIS.

Belle âme de ma vie,

Hélas ! la croyez-vous sous une autre asservie ?

Divin charme des cœurs...

AMÉLIE, l’embrassant.

Ah ! pardon, mon souci.

DIONIS.

Offensez-moi souvent, et m’apaisez ainsi.

ÉRANTE.

J’ai pris à vos dépens cette joie infinie :

Les trompeurs sont trompés, et la feinte punie.

Ne donnez plus d’ombrage à cet esprit jaloux,

Caressant un objet qui ne peut rien pour vous.

Ne vous consumez point d’une inutile flamme ;

Consentez au repos d’Éraste et de madame.

Le voici qui revient.

 

 

Scène V

 

LISIDAN, ÉRANTE, DIONIS, AMÉLIE, CLORIS, ÉRASTE

 

ÉRASTE.

J’ai gagné son esprit ;

Il s’accorde à vos vœux : consultez cet écrit.

AMÉLIE.

Dieux ! l’effet nonpareil d’un généreux courage !

Que ce rival, monsieur, vous doit rendre d’hommage !

Elle lit.

« Puisqu’Éraste vous laisse et retrouve les charmes

« Qui jadis touchèrent son cœur,

« Soyez toute à votre vainqueur,

« Et venez essuyer mes larmes.

 

« Admirez son pouvoir : je fais ce qu’il m’ordonne ;

« Il obtient ce consentement ;

« Et cet officieux amant,

« N’ayant pu vous avoir, vous donne. »

« CLÉANTE. »

Il faut rester ingrate à ces rares bontés :

Rien ne peut égaler ce que vous méritez.

DIONIS.

Adorable rival, de quel humble service

Puis-je récompenser ce favorable office ?

Que ce jour pour jamais borne nos différents :

Accorde celtes grâce aux vœux que je te rends.

ÉRASTE.

Mais oubliez plutôt les ardeurs importunes

Qui m’ont fait si longtemps traverser vos fortunes.

Cloris a dissipé ces malheurs infinis,

Et procure Amélie aux vœux de Dionis,

Érante à Lisidan : un triple nœud nous lie.

Mais Émile vous cherche, admirons sa folie ;

Il repaît son esprit de mille vains combats,

Et pour moins que son ombre il met les armes bas.

 

 

Scène VI

 

LISIDAN, ÉRANTE, DIONIS, AMÉLIE, CLORIS, ÉRASTE, ÉMILE, LE VALET

 

ÉMILE.

Son trépas va prouver ma valeur sans seconde ;

Il doit plus de respect à la terreur du monde

Que de considérer un objet qui lui plaît.

LE VALET.

Prononcez de sa mort l’irrévocable arrêt.

ÉMILE.

Il mourra, je le jure.

LE VALET.

Oui, mais de quelle sorte ?

ÉMILE.

Par ce bras indompté.

LE VALET.

Si ce dessein n’avorte.

ÉMILE.

Et qui peut divertir mes résolutions ?

Puis-je souffrir remise ou compositions ?

Ai-je fait quelquefois une entreprise vaine ?

J’entreprends justement, et j’achève sans peine.

La mort me plairait plus qu’une honteuse paix ;

Ce cœur est un rocher qu’on n’ébranle jamais.

LE VALET.

Des lions quelquefois ont forcé leur courage,

Et des soumissions ont apaisé leur rage.

ÉMILE.

Je fais grâce à beaucoup, j’y trouve des appas :

Mais je la sais donner et ne la perdre pas :

En des occasions les vengeances sont belles,

Et l’on voit quelquefois des pitiés criminelles.

Nous cherchons un rival indigne de pardon,

Et la même pitié lui dénierait ce don.

Avançons, je le vois.

LE VALET.

La partie inégale

Fait qu’un soudain glaçon dans le cœur me dévale.

Ils sont trois contre deux.

ÉMILE.

Ah lâche ! suis mes pas.

DIONIS, à Émile.

Où va votre grandeur ?

ÉMILE.

T’annoncer le trépas !

Tu n’as pas dû, perfide, après tant d’insolence,

Une seconde fois choquer ma patience :

Je dois mon assistance à cet objet d’amour,

Et son enlèvement te coûtera le jour.

DIONIS.

Ne diffère donc point.

ÉMILE.

Attends.

DIONIS.

Tu délibères ?

ÉMILE.

Je songe que la mort finirait tes misères,

Que mon aversion me nuit, et, me vengeant,

Que je t’obligerais en te désobligeant ;

Et que je te punis, en te laissant la vie,

Mieux que si par ce bras elle t’était ravie.

Va, je suis satisfait.

DIONIS.

Que de présomption ?

ÉMILE.

Et vous, divin objet de mon affection,

Quand prononcerez-vous...

DIONIS, le tirant d’auprès d’Amélie.

Sors d’ici, lâche, infâme.

Es-tu si vain encor que d’aborder ma dame ?

Indigne seulement d’entendre ses refus,

Ne me réplique pas ; sors, ou tu ne vis plus.

ÉMILE.

Dieux ! le plaisant courroux dont son âme est atteinte !

Il ne peut discerner le vrai d’avec la feinte :

Voilà comme souvent on ne croit qu’à demi

Son plus cher serviteur et son meilleur ami.

T’ayant juré cent fois une ardeur éternelle,

Dois-tu m’attribuer le titre d’infidèle ?

Je vis toujours égal, toujours en même point ;

Ce que j’ai proposé ne se révoque point,

Et je feignais ainsi pour sonder la croyance

Que tu dois conserver de ma persévérance.

Je ne m’oppose point au bonheur qui t’est du :

Possédant cet objet je te l’aurais rendu ;

En faveur du beau feu qui t’a l’âme enflammée,

Je la dégagerais du milieu d’une armée ;

Je romprais des prisons, je l’ôterais des fers,

Et je la tirerais du profond des enfers.

DIONIS, à part.

Comme un faible moyen rabat son arrogance !

À Émile.

Adieu, fais rire ailleurs de ton extravagance.

C’est trop perdre de temps à l’entretien des fous :

Valence offre à nos vœux des passe-temps plus doux :

Allons-y célébrer ces heureux hyménées

Qui de biens infinis vont combler nos années.

AMÉLIE, à Émile.

Adieu, terreur du monde.

LISIDAN.

Adieu, race des dieux.

ÉRANTE.

Adieu, divin charmeur des âmes et des yeux.

ÉRASTE.

Adieu, le plus vaillant de la terre et de l’onde.

CLORIS.

Adieu, le plus grand fou qui soit en tout le monde.

Ils sortent tous, excepté Émile et le valet.

LE VALET.

Nous voilà grands seigneurs.

ÉMILE.

Suis-les, atteins ses gens ;

Ma vengeance dépend de tes pas diligents :

Je veux, pour contenter la fureur qui m’enflamme,

Voir à ces lâches cœurs vomir le sang et l’âme ;

Je les combattrai seul. Arrête toutefois ;

Je dois plus noblement employer mes exploits ;

Une si méprisable et facile victoire

Effacerait mon nom et ternirait ma gloire :

Quelque dessein qu’ils aient d’exercer mon courroux,

Ils n’auront pas l’honneur de mourir de mes coups.

LE VALET.

Que vos bras sont puissants et nos exploits superbes !

Que de vaincus à bas, que de corps sur les herbes !

C’est trop fait pour un coup : allons parmi les pots,

Après tant de travail, prendre un peu de repos. 

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