Tout à Brown-Séquard !... (Georges FEYDEAU)

Monologue fantaisiste dit par Coquelin Cadet de la Comédie-Française.

 

 

Voyons ! Quel âge me donnez-vous ?

Vingt-huit ans ?

J’en ai quatre-vingt-dix-neuf ! Et quand je dis quatre-vingt-dix-neuf, j’en ai peut-être plus, parce qu’enfin, vous savez ce que c’est ?... quand on a atteint un certain âge, il arrive qu’on aime bien, de temps en temps ; à avaler une ou deux années... Et alors, quand, après, on veut faire l’addition juste... à moins d’être très bon comptable, on ne s’y retrouve plus.

Eh bien ! maintenant, il n’y a plus besoin de s’occuper de ces additions-là... il ne faut plus penser qu’aux soustractions... et pour ça, gloire à Brown-Séquard ! Vous ne savez peut-être pas ce que c’est que Brown-Séquard ? C’est bien ça ! Mais, Brown-Séquard, il est plus grand que la Tour Eiffel, qui est destinée à vieillir... tandis que lui, il est fait pour rajeunir... pour rajeunir les autres, s’il vous plaît !

Parfaitement :

Prenez un homme dans les soixante-dix à soixante-quinze ans, - vous trouverez cela plutôt parmi les vieillards, – portez ce vieux corps à Brown-Séquard. Vlan ! en un tour de main, il vous rendra un corps tout neuf.

Vous me direz que c’était une idée qui existait déjà, puisque, depuis longtemps, vous voyiez, sur toutes les affiches de chapeliers : « Donnez quatre francs et un vieux chapeau, on vous en rendra un neuf. Mais, enfin, ce n’était en pratique que chez les chapeliers, et c’est déjà très beau d’avoir pensé à appliquer cette idée-là à l’humanité... »

Et puis, et puis enfin, Brown-Séquard ne vous demande pas quatre francs pour ça !

Qu’est-ce que vous voulez ; moi, je mets cet homme-là beaucoup plus haut que Musset ou Victor Hugo.

Vous me direz : « Ceux-ci ont chanté la force, l’amour et la jeunesse !... » Mais j’aime beaucoup mieux l’autre, qui me permet de chanter tout ça moi-même...

Et comment ?

Grâce à un élixir... une mixture qu’il a trouvée... une eau qui vous rend la vie... une eau-de-vie... Quoi !

Ah ! voilà une marque qui enfoncera celle d’Hennessy ou de Martel !

Comme c’est simple :

Vous prenez les organes nobles d’un individu quelconque...

Il ne faudrait pas croire que, par « organes nobles », on entende des organes de marquis ou de ducs...

N’importe qui a des organes nobles... même dans l’intransigeance la plus avancée...

Ainsi M. Laguerre ou M. Rochefort ont des organes nobles... Quand je dis M. Rochefort, je choisis mal mon exemple :

Il est marquis !

Mais, enfin, il ne serait pas marquis qu’il en aurait tout de même !

Eh bien ! ce sont ces... substances, qui, soigneusement pilées dans de l’eau distillée, rendent de si grands services à la société... en vertu, sans doute, de ce dicton : « Noblesse oblige ! »

Seulement, voilà ! Le difficile était précisément de se procurer lesdites substances. On avait bien pensé à faire appel à la bonne volonté des âmes généreuses... à organiser pour ainsi dire, une collecte, où l’on n’accepterait que les dons en nature... Malheureusement Brown-Séquard avait compté sans l’égoïsme de la nature humaine.

On ne saurait croire combien peu de gens sont disposés à se laisser piler pour le progrès de la science et l’amour de l’humanité.

C’est alors que Brown-Séquard a songé à s’adresser à une autre classe d’individus avec lesquels on n’avait pas à entrer en discussion sur les droits de la propriété...

Aux lapins !

Le lapin est, en effet, un animal qui, sans en avoir l’air, se rapproche beaucoup de l’homme, et la preuve, c’est que sans cesse vous entendez dire, pour désigner un de ces braves à toute épreuve, un de ces gaillards qui payent comptant, à l’heure dite : « C’est un lapin ! »

Quelques dames emploient aussi ce terme-là ; mais alors ce n’est plus du tout pour désigner un gaillard qui paye comptant.

Donc, si le lapin se rapproche de l’homme, rien d’étonnant à ce que les propriétés de l’un s’assimilent à celles de l’autre. C’est pourquoi Brown-Séquard, pour expérimenter son invention, eut recours à quelques-uns de ces animaux, auxquels il emprunta précisément les... propriétés en question. Quand je dis « emprunta », c’est dans le sens, bien entendu, où l’emploient les gens qui vous demandent cent sous !... avec la ferme intention de ne pas vous les rendre.

Et voilà : le tout trituré, et, ensuite, injecté sous la peau du vieillard à retaper, c’est là ce qui vous rend cette belle jeunesse que vous admirez chez moi.

Je vous dis : c’est merveilleux.

C’est même pour ça qu’il ne faut pas trop en abuser, parce que, au bout d’un certain temps, à force de rajeunir, on finirait par n’être pas né.

Pour soi, ma foi, ce ne serait pas un grand mal ; mais quelles conséquences pour les enfants qui se trouveraient être les fils d’un père qui n’est pas encore de ce monde !

Mon Dieu ! je ne vous dirai pas que cette invention a atteint son plus haut degré de perfectionnement. Non, car jusqu’à présent on n’a pas encore pu dégager le véritable principe vivifiant des autres principes nuisibles ou contraires.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, en vous injectant la force et la jeunesse de l’animal, on vous injecte aussi ses autres propriétés ! C’est plein d’inconvénients.

Ainsi, tenez, il y a une vieille dame... on l’a rajeunie en lui inoculant une décoction de femelle de cobaye. Au moment de l’opération, on ne s’est pas aperçu que la bête était pleine et, quelques mois après, cette bonne dame mettait au monde une portée de petits cochons d’Inde.

Eh bien ! vous m’avouerez que c’est très ennuyeux ! Voilà une source de procès quand la dame mourra ! Car, enfin, vous vous figurez la tête des collatéraux quand ils verront l’héritage passer entre les pattes de la ligne directe.

Et s’il n’y avait que cet exemple !

Tenez, vous n’avez pas vu Louise Michel depuis quelques temps. Ah ! bien !... Elle aussi, elle a eu l’idée de se faire rajeunir... parce que beaucoup de gens lui avaient dit qu’elle commençait à devenir rococo... Eh bien ! aujourd’hui, elle est complètement albinos.

Oui, parce qu’on lui a inoculé des organes de lapins russes.

Vous voyez donc où est le danger ! C’est même à cause de ces fâcheuses assimilations que le gouvernement a fait interdire à M. Brown-Séquard d’employer le lapin ou le cobaye avec les ministres qu’il pourrait avoir à traiter, ces messieurs ayant assez de leurs tendances naturelles, sans qu’il soit encore besoin de leur inoculer des organes de rongeurs.

Ces restrictions faites, l’invention n’en reste pas moins admirable. J’ai eu l’occasion de voir plusieurs des vieillards en traitement comme moi, chez Brown-Séquard. Ce sont de véritables gamins ! Je les ai trouvés en train de jouer aux billes !

Il y en avait même qui tétaient. Mais, alors, c’étaient ceux qui étaient en enfance. C’était charmant, un vrai printemps !

Il y avait là, entre autres, un tout jeune homme très élégant. Brown-Séquard me mena à lui et me dit :

« Je vous présente M. Jules Grévy ! »

C’était l’ancien Président. On ne le croirait pas... il est méconnaissable.

Immédiatement, nous nous sommes liés !... Il m’a expliqué que c’était Mme Grévy qui l’avait envoyé chez le savant, parce qu’il paraît qu’à Mont-sous-Vaudrey on se plaignait beaucoup qu’il n’y eût pas de petit Grévy dans la famille... Oui, ils sont très Grévistes à Mont-sous-Vaudrey ! Et alors, Grévy avait promis... en dépit de Wilson, qui la trouve mauvaise.

Seulement, voilà ! une chose ennuie fort, aujourd’hui, l’ancien Président... C’est précisément à propos de Wilson... Il est arrivé que, depuis qu’il est en traitement, le beau-père est devenu beaucoup plus jeune que son gendre, et alors, c’est celui-ci, maintenant, qui exige que l’autre lui parle avec respect ; il lui a dit : « Quand tu m’adresses la parole, je te défends de me tutoyer... et je te prie d’enlever ton chapeau ! » C’est vexant.

Je n’avais rien à faire ce jour-là, ni Grévy non plus, je lui propose un tour de promenade. Nous prenons l’omnibus. Grévy me dit : « Je n’ai que des pièces de cinq francs sur moi... vous seriez bien aimable de payer le conducteur... » J’allonge douze sous, et nous descendons devant l’Elysée. Là, nous nous arrêtons, et Grévy pousse un soupir : « Dire qu’il y a deux ans, j’étais Président là-dedans ! Ah ! c’était une bonne affaire ! » Mais, à ce moment, le fonctionnaire, qui a des ordres pour ne pas laisser stationner, vient nous dire : « Allons, jeunes gens, circulez ! » Alors nous sommes allés dîner.

Au moment de l’addition, Grévy me dit : « Je n’ai que des billets de cent francs sur moi, vous seriez bien aimable de régler !... »

L’addition payée, nous gagnons les Folies-Bergère, et nous prenons une loge. Grévy me dit : « Je n’ai que des billets de mille francs sur moi, vous seriez aimable de régler !... »

Et nous passons une soirée délicieuse.

Grévy fait la connaissance d’une petite dame charmante et du meilleur monde... si bien qu’à la fin ils ne veulent plus se quitter... Alors, moi, je les laisse et je rentre.

Eh bien ! vous ne le croiriez pas... j’ai revu la dame, il y a peu de jours : Grévy !... Grévy, dont nous connaissons cependant la générosité proverbiale, Grévy ne lui avait pas laissé le plus petit souvenir !

Et ! savez-vous pourquoi tout ça ! À cause de la fâcheuse lacune que je vous signalais tout à l’heure :

Grévy avait été inoculé avec des organes de lapin ! 

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