Francillon (Alexandre DUMAS Fils)

Pièce en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 17 janvier 1887.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE RIVEROLLES

LUCIEN DE RIVEROLLES, son fils

STANISLAS DE GRANDREDON

HENRI DE SYMEUX

JEAN DE CARILLAC

PINGUET, clerc de notaire

CÉLESTIN, valet de chambre

UN AUTRE DOMESTIQUE

FRANCINE DE RIVEROLLES, femme de Lucien

THÉRÈSE SMITH

ANNETTE DE RIVEROLLES, sœur de Lucien

ÉLISA, femme de chambre

 

La scène se passe à Paris chez Lucien de Riverolles, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Un grand salon, un hall très élégant ; serre vitrée, au fond, à laquelle on arrive à la fois par la scène et par la coulisse. Grande baie avec une tapisserie relevée, ouvrant sur cette serre. Portes latérales communiquant, d’un côté, avec l’appartement de Francine, de l’autre, avec celui de Lucien. Toutes les portes sont ouvertes ; le soir, bougies, lampes. Un téléphone, sur un meuble, contre le mur. Piano.

 

 

Scène première

 

FRANCINE DE RIVEROLLES, THÉRÈSE SMITH, ÉLISA

 

Francine est assise. Thérèse est debout et marche en parlant. Francine a sonné.

THÉRÈSE.

Eh bien, ma chère amie ?...

FRANCINE.

Attends.

À la femme de chambre qui paraît.

Qu’on prépare le thé et dites à mademoiselle Annette qu’elle peut descendre quand elle voudra. Où est-elle ?...

ÉLISA.

Mademoiselle est auprès de M. le vicomte.

Élisa sort.

THÉRÈSE.

Qui est-ce, monsieur le vicomte ?

FRANCINE.

C’est mon fils.

THÉRÈSE.

Déjà vicomte ! À onze mois ?

FRANCINE.

Il vient d’être sevré, et les domestiques tiennent aux titres des maîtres. Mais ton mari est baron.

THÉRÈSE.

Il ne l’était pas encore à cet âge-là ; c’est venu depuis.

FRANCINE.

Continue ta morale ; j’y suis habituée. Tu m’en faisais déjà au cours de madame Masselin. Il est vrai que j’étais dans les petites et que tu étais dans les grandes.

THÉRÈSE.

Eh bien, je profite maintenant de mon âge, pour te dire que tu es dans le faux.

FRANCINE.

Parce que ?...

THÉRÈSE.

Parce que tu es trop libre et trop familière avec ces messieurs.

FRANCINE.

Des amis intimes de mon mari, des camarades d’enfance, presque des parents. Stanislas est un arrière-cousin du fond de la Bretagne.

THÉRÈSE.

Ce sont toujours des hommes.

FRANCINE.

Es-tu sûre ?

THÉRÈSE.

Tâche donc d’être sérieuse.

FRANCINE.

Pourquoi faire ? Au fond, qu’est-ce qu’il y a de sérieux dans une vie où l’on entre sans le demander et d’où l’on sort sans le vouloir. Durant une quinzaine d’années, nous autres femmes, nous pouvons avoir quelques distractions et quelque empire, et tu ne veux pas que nous en profitions ? Jusqu’à notre mariage, nous ne pouvons rien regarder ; à notre deuxième enfant, on ne nous regarde plus ; nous avons bien le temps de nous ennuyer jusqu’à vingt ans et de nous désoler après quarante. J’ai vingt-deux ans.

THÉRÈSE.

Et tu n’as qu’un enfant.

FRANCINE.

Combien veux-tu que j’en aie ? Je ne suis mariée que depuis un an dix mois et sept jours. Je ne peux pas en avoir cinq comme toi.

THÉRÈSE.

Dont deux jumeaux.

FRANCINE.

Quelle horreur ! Et tu les as tous nourris ?

THÉRÈSE.

Tous.

FRANCINE.

Même les jumeaux ?

THÉRÈSE.

Même les jumeaux.

FRANCINE.

Miséricorde ! Et ton mari, qu’est-ce qu’il faisait ?

THÉRÈSE.

Il faisait ses affaires ; il gagnait de l’argent pour les petits.

FRANCINE.

C’est juste ; le tien est occupé. Tous les bonheurs ! C’est égal, tu n’étais pas jalouse ?

THÉRÈSE.

Je n’avais pas le temps d’être jalouse.

FRANCINE.

Tu ne l’aimes donc pas ?

THÉRÈSE.

Qui ?

FRANCINE.

Ton mari, le baron Smith, – Alfred.

THÉRÈSE.

Si, je l’aime ; mais il y a des moments pour ça.

FRANCINE.

Moi, j’aime le mien toujours.

THÉRÈSE.

Tu ne t’en tireras jamais. Un mari n’est pas un amant.

FRANCINE.

Pour moi, ça ne fait qu’un.

THÉRÈSE.

Bon pour commencer ; mais, une fois mère, si tu n’es pas mère avant tout, tu es perdue. Sois avec ton Lucien comme je suis avec mon Alfred. Alfred me dit qu’il m’aime ; il fait tout ce qu’il faut pour me le prouver. J’ai de beaux enfants bien sains, qu’il adore, à chacun desquels il aura gagné un million, que veux-tu que je demande de plus ? Il me dit qu’il va à son bureau, qu’il va à son cercle, qu’il va voir ses amis, je le crois. Les hommes ont des façons de s’amuser à eux qu’il faut accepter. Ils ont ce qu’ils croient des passions, ce qu’ils appellent des besoins, tout bonnement des habitudes. Ils hésitent assez à devenir des maris, pour que nous les ménagions quand ils s’y décident. Moi, je ne demande jamais au mien où il a été ; il me raconte tout ce qu’il veut et je suis convaincue, ou tout au moins j’en ai l’air, qu’il ne me trompe pas. Les hommes, ma chère, c’est comme les cerfs-volants, plus on leur rend de corde, plus on les tient. Quand Alfred est par hasard de mauvaise humeur, – c’est bien rare – je lui dis : « Vous vous ennuyez à la maison : allez dîner avec vos amis. Allez faire le joli cœur avec des dames quelconques ; ça vous distraira. Je resterai avec les enfants. » Il m’embrasse ; il y va ; il passe sa mauvaise humeur sur les autres ; il dit toutes les bêtises que les hommes aiment à dire le soir et il me revient, à une ou deux heures du matin, tout frais, tout neuf.

FRANCINE.

Comment le sais-tu ?

THÉRÈSE.

Il me réveille.

FRANCINE.

Voilà. Le mien aussi va dîner avec ses amis et ces dames, probablement, mais il ne m’en dit rien et ce n’est pas moi qui l’y envoie ; il rentre aussi à deux ou trois heures du matin, plutôt quatre, seulement il ne me réveille pas.

THÉRÈSE.

Profite de ça pour te refaire et pour engraisser. Il est bon aussi d’être un peu grasse. C’est toujours plus prudent.

FRANCINE.

Tu m’agaces avec ton sang-froid. Tu vis sur une table de Pythagore : deux et deux font quatre.

THÉRÈSE.

Heureusement.

FRANCINE.

Moi, je me mange le sang.

THÉRÈSE.

Ah ! j’ai bien vu ça, ce soir. Ta gaieté était trop nerveuse pour être sincère. C’est pour cela que je tâche de l’inculquer un peu de bon sens.

FRANCINE.

Lucien me trompe, j’en suis sûre...

THÉRÈSE.

Conte-moi la chose ; nous aviserons.

FRANCINE.

Quand Gaston a été sevré, je suis venue annoncer la nouvelle à Lucien. Il y a de cela huit jours.

THÉRÈSE.

Eh bien ?

FRANCINE.

Eh bien, il m’a embrassée sur le front et il m’a dit : « Tant mieux, chérie ! tu vas pouvoir dormir maintenant. » – Et il est allé chasser avec son père. Ils sont revenus ce matin seulement.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que tu vois de mal à ça ?

FRANCINE.

Comment, ce que je vois de mal ? Je suis sûre qu’il y a quelque chose. Tu l’as vu à table. Il était maussade ; il ne parlait pas.

THÉRÈSE.

Il a peut-être fait une mauvaise chasse ; ça suffit pour les contrarier. As-tu vu son père ?

FRANCINE.

Il est venu me dire bonjour, toujours épanoui comme un jour de Pâques. En voilà encore un qui ne se fait pas de bile !

THÉRÈSE.

Pourquoi tiens-tu tant à ce qu’on se fasse de la tête ?

FRANCINE.

Mais si ce que je suppose est vrai, il me le paiera !

THÉRÈSE.

Que feras-tu ?

FRANCINE.

Je n’en sais rien. J’aurai une inspiration.

THÉRÈSE.

Francine, Francine, méfie-loi de ta tête !

FRANCINE.

Oh ! ne crains rien. Ce ne sera pas ce que tu crois. Je suis folle en apparence, mais en apparence seulement. Je ne suis pas de celles qui se figurent qu’un autre homme peut faire oublier à une femme celui qu’elle aime et qui la trahit ; à ce compte-là, on ne s’arrêterait plus ; car, il n’y a aucune chance que le second vaille mieux que le premier et l’inévitable troisième que le second. Ou nous aimons notre mari, et alors celui qui prétend le supplanter nous apparaît comme un simple imbécile, ou nous n’aimons plus notre mari, et alors, si, ayant épousé librement, comme nous l’avons fait, toi et moi, un homme qui nous plaisait plus que les autres, nous arrivons à ne plus rien lui inspirer, à ne plus rien éprouver pour lui, c’est démence ou dévergondage de risquer une nouvelle épreuve avec un monsieur qui vient vous offrir secrètement, sans respect, sans sacrifice, sans amour, je ne sais quel passe-temps honteux, quelle compensation dégradante de fiacre et d’hôtel garni.

THÉRÈSE.

Francine !

FRANCINE.

Ne vas-tu pas te scandaliser quand je suis sérieuse tout autant que quand je suis gaie. Je suis exaspérée ! Je suis exaspérée ! Et si Lucien est infidèle, je me vengerai, c’est certain, mais pas comme les antres. « Tant mieux, chérie ! tu vas pouvoir dormir maintenant ». Tu verras si je dors. Et puisque j’ai du temps devant moi, il faudra bien que je sache la vérité. Si elle est ce que je crois, je te réponds que j’en aurai vite fait

Annette entre de droite.

et que je ne resterai pas longtemps au partage. Tout ou rien !

Pendant ces derniers mots, Annette s’est mise à préparer le thé qu’elle avait déposé sur une table.

THÉRÈSE.

Prends garde, Annette est là !

FRANCINE.

Elle ne peut rien entendre et puis elle ne comprendrait pas !

Lucien, Stanislas, Maxime, sont entres en causant.

Elle me fait l’effet d’être dans ton genre, celle-là, sentimentale comme une poule.

THÉRÈSE.

Tant mieux pour elle !

 

 

Scène II

 

FRANCINE, THÉRÈSE, ANNETTE, LUCIEN, STANISLAS, HENRI

 

Francine va se mettre an piano et joue du Wagner.

ANNETTE, à Thérèse avec une tasse de thé à la main.

Une tasse de thé, chère madame ?

THÉRÈSE.

Volontiers, ma chère enfant.

ANNETTE.

Crème ou cognac ?

THÉRÈSE.

Crème.

ANNETTE, présentant une tasse à Stanislas.

Et vous, monsieur de Gandredon ?

STANISLAS.

Volontiers aussi, Mademoiselle !

ANNETTE.

Crème ou cognac ?

STANISLAS.

Cognac.

ANNETTE.

Combien de morceaux de sucre ?

STANISLAS.

Cela dépend ; deux, si vous les donnez avec une pince ; tant que vous voudrez, si vous les donnez avec vos jolis doigts.

ANNETTE.

On n’est pas plus galant.

Elle le sert avec une pince.

STANISLAS.

Vous êtes cruelle.

ANNETTE, à Henri.

Et vous, monsieur de Symeux ?

HENRI.

Moi, Mademoiselle, je vous demanderai la recette de la salade que nous avons mangée ce soir ici. Il paraît qu’elle est de votre composition.

ANNETTE.

La salade japonaise.

HENRI.

Elle est japonaise ?

ANNETTE.

Je l’appelle ainsi.

HENRI.

Pourquoi ?

ANNETTE.

Pour qu’elle ait un nom ; tout est japonais, maintenant.

HENRI.

C’est vous qui l’avez inventée ?

ANNETTE.

Parfaitement. J’aime beaucoup m’occuper de cuisine.

HENRI.

Vous avez pris des leçons ?

ANNETTE.

Il y a maintenant des cours pour les jeunes filles ; on étudie bien les éternels principes et puis chacune compose selon son plus ou moins d’imagination. Il y a même des concours.

STANISLAS.

Et dans quel but avez-vous appris à faire la cuisine, Mademoiselle ? Car ce n’est pas avec l’idée d’en faire votre profession ?

ANNETTE.

J’ai appris à faire la cuisine comme j’ai appris à lire, à écrire, à dessiner, à jouer du piano, à parler l’anglais et l’allemand, à chanter en italien, à monter à cheval, à patiner, à chasser, à conduire, comme j’ai appris la valse à deux et à trois temps, la polka et toutes les figures du cotillon, dans le but de trouver un mari. Tout ce que font les jeunes filles, n’est-ce pas, Messieurs, dans le but de vous plaire ; et ne doivent-elles pas s’efforcer d’être aussi parfaites que possible pour mériter l’honneur et la joie d’associer toute leur existence à quelques moments de la vôtre ?

À Lucien.

Et toi, monsieur mon frère, veux-tu du thé ?

LUCIEN, qui lit le journal.

Rien du tout ! merci !...

ANNETTE.

Alors, M. de Symeux, si vous voulez prendre une plume et de l’encre, je vais vous dicter ma recette sur l’air que joue Francine. Mais vous m’assurez que cette communication ne sera faite qu’à des personnes dignes de la comprendre et de l’apprécier.

HENRI.

C’est pour maman. Excusez-moi de dire encore maman à mon âge ; mais, comme je vis avec elle, j’ai gardé cette habitude d’enfance.

ANNETTE.

Je ne vous excuse pas, Monsieur, je vous félicite ; et moi qui n’ai plus ma mère, je vous envie.

HENRI, à Lucien.

Elle a des façons de dire à elle.

Haut.

Je suis à vos ordres, Mademoiselle.

ANNETTE.

Vous faites cuire des pommes de terre dans du bouillon, vous les coupez en tranches comme pour une salade ordinaire, et, pendant qu’elles sont encore tièdes, vous les assaisonnez de sel, poivre, très bonne huile d’olives à goût de fruit, vinaigre...

HENRI.

À l’estragon ?

ANNETTE.

L’orléans vaut mieux : mais c’est sans grande importance ; l’important, c’est un demi-verre de vin blanc, château-Yquem, si c’est possible. Beaucoup de fines herbes, hachées menu, menu. Faites cuire en même temps, au court bouillon, de très grosses moules avec une branche de céleri, faites-les bien égoutter et ajoutez-les aux pommes de terre déjà assaisonnées. Retournez le tout légèrement.

THÉRÈSE.

Moins de moules que de pommes de terre ?

ANNETTE.

Un tiers de moins. Il faut qu’on sente peu à peu la moule ; il ne faut ni qu’on la prévoie ni qu’elle s’impose.

STANISLAS.

Très bien dit.

ANNETTE.

Merci, Monsieur. – Quand la salade est terminée, remuée...

HENRI.

Légèrement...

ANNETTE.

Vous la couvrez de rondelles de truffes, une vraie calotte de savant.

HENRI.

Et cuites au vin de Champagne.

ANNETTE.

Cela va sans dire. Tout cela, deux heures avant le dîner, pour que cette salade soit bien froide quand on la servira.

HENRI.

On pourrait entourer le saladier de glace.

ANNETTE.

Non, non, non. Il ne faut pas la brusquer ; elle est très délicate et tous ses arômes ont besoin de se combiner tranquillement. – Celle que vous avez mangée aujourd’hui était-elle bonne ?

HENRI.

Un délice !

ANNETTE.

Eh bien, faites comme il est dit et vous aurez le même agrément.

HENRI.

Merci, Mademoiselle. Ma pauvre maman, qui ne sort guère et qui est un peu gourmande, vous sera extrêmement reconnaissante.

ANNETTE.

À votre service. J’ai encore bien d’autres régalades de ma composition ; si elles peuvent être agréables à madame votre mère, je lui en porterai moi-même les recettes, et j’en surveillerai l’exécution, la première fois, à moins que votre chef n’ait un trop mauvais caractère...

HENRI.

C’est une cuisinière.

ANNETTE.

Nous nous entendrons alors comme il convient entre femmes. Quand vous voudrez. Maintenant, Messieurs, il ne me reste plus qu’à vous faire ma plus belle révérence.

STANISLAS.

Vous nous abandonnez ?

ANNETTE.

Il faut que j’aille voir si mon fils dort bien.

HENRI.

Votre fils ?

ANNETTE.

Le jeune vicomte Gaston de Riverolles ayant été sevré, c’est moi qui, pour laisser reposer sa mère, m’exerce à la maternité, toujours dans le but de trouver un mari. Il couche, pour la première fois cette nuit, dans ma chambre.

HENRI.

Restez avec nous, Mademoiselle. À cette heure, monsieur le vicomte dort les poings fermés, et, d’ailleurs, il a sa nourrice platonique, sa nourrice à rubans, pour le porter et le veiller.

ANNETTE.

Naturellement. Mais la vérité. Messieurs, c’est que je ne suis venue que pour servir le thé. Le salon m’est interdit après.

STANISLAS.

Parce que ?...

ANNETTE.

Parce qu’il paraît que vous dites des choses tellement inconvenantes, qu’une jeune fille ne doit pas les entendre.

HENRI.

Nous ne dirons que les choses les plus convenables.

ANNETTE.

Mais, c’est qu’il paraît aussi que quand vous n’êtes pas inconvenants, vous êtes ennuyeux.

STANISLAS.

Qui a dit cela ?

FRANCINE, tout en jouant du piano.

C’est moi, retire-toi, ma chérie.

ANNETTE, fait la révérence.

Vous pouvez dire maintenant tout ce que vous voudrez, Messieurs, je ne suis plus là et je n’écoute pas aux portes.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

FRANCINE, THÉRÈSE, LUCIEN, STANISLAS, HENRI

 

STANISLAS.

Je voudrais bien savoir pourquoi Francillon nous déclare inconvenants ?

FRANCINE.

D’abord, je prie monsieur de Grandredon de ne pas m’appeler Francillon ; je m’appelle madame de Riverolles.

STANISLAS.

Vous vous appelez aussi Francine, dont vos petites amies ont fait Francillon, surnom que nous vous avons conservé avec l’autorisation de votre mari, ici présent. N’est-ce pas Lucien !

LUCIEN, lisant toujours le journal.

Parfaitement.

STANISLAS.

Vous voyez.

FRANCINE.

Mais, maintenant que j’ai un grand garçon sevré, ces façons ne me plaisent plus, et je vous prie à l’avenir de m’appeler madame, tout bonnement. La baronne vient de me faire justement à ce sujet des observations très sensées auxquelles je me rends comme elle voit. – Est-ce vrai, Thérèse ?

Elle quitte le piano.

THÉRÈSE.

C’est vrai !

STANISLAS.

Alors, vous ne m’appellerez plus « Stan » tout court.

FRANCINE.

Je vous appellerai « cher monsieur ».

STANISLAS.

Tout est changé !

FRANCINE.

Tout est changé.

THÉRÈSE.

Francine a raison. Je ne sais vraiment d’où vient maintenant, dans la bonne compagnie, cette déplorable habitude de dire toutes les grossièretés de la mauvaise.

FRANCINE.

Cela vient, ma chère amie, de ce que ces messieurs sont, du matin au soir, fourrés avec ces demoiselles qu’ils ne quittent que pour leur club, et que, si on veut les avoir de temps en temps chez soi, il faut leur permettre les allures dont on a pris l’habitude dans ces endroits-là et même avoir les allures que ces demoiselles ont avec eux.

STANISLAS.

La vérité est que vous êtes furieuse que vos coquetteries ne réussissent pas.

FRANCINE.

Quelles coquetteries ?

STANISLAS.

Vos coquetteries avec nous ; nous n’en sommes pas plus fiers pour cela. Votre coquetterie avec tous les hommes est bien connue. Vous voulez que tous les hommes soient amoureux de vous.

FRANCINE.

Je me soucie bien des hommes ! S’il n’y avait qu’eux et moi sur la terre...

STANISLAS.

Si j’avais dit ça, moi.

FRANCINE.

C’est un proverbe, et encore, je n’en dis que la moitié.

STANISLAS.

Alors, si les hommes vous sont indifférents, pourquoi avez-vous une robe comme celle-là ?

FRANCINE.

Qu’est-ce qu’il y a de mal dans ma robe ?

STANISLAS.

Il n’y a rien de mal dans votre robe, si j’en juge par ce qu’il y a de bien dehors.

FRANCINE.

Stanislas, je vais me fâcher.

STANISLAS.

Mais, nous savons très bien que ce n’est pas pour nous que vous faites toutes ces agaceries et même que vous jouez à la petite évaporée, ce qui ne vous va pas du tout ; vous êtes une sentimentale, vous, vous vivriez très bien entre un pot-au-feu fait par mademoiselle Annette et un bouquet de myosotis donné par Lucien, et, finalement, vous jetteriez le bouquet dans le pot-au-feu pour lui donner du goût. Est-ce vrai ?

FRANCINE.

C’est possible.

STANISLAS.

Quant au reste, histoire de rendre Lucien jaloux.

LUCIEN.

Et c’est inutile, je ne le suis pas : je sais à qui j’ai affaire.

FRANCINE.

Tu seras jaloux quand je voudrai.

LUCIEN.

Essaye !

STANISLAS.

Lucien a raison et c’est vous qui êtes jalouse.

FRANCINE.

Moi ?

STANISLAS.

Oui, vous. Et, si vous êtes de mauvaise humeur, si vous jouez du Wagner, si vous ne voulez plus qu’on vous appelle Francillon, c’est parce que je n’ai pas voulu vous dire tout à l’heure, à table, quand vous me l’avez demandé tout bas, si Lucien retourne chez mademoiselle...

FRANCINE, allant à lui.

Voulez-vous vous taire, vous !

STANISLAS.

Et comme je n’ai pas voulu vous le dire...

FRANCINE, le frappant de son éventail, qu’elle finit par casser.

Tenez ! tenez ! tenez !...

Stanislas la saisit par la taille pendant qu’elle le frappe et lui baise le bras à plusieurs reprises.

FRANCINE.

Vous m’avez cassé mon éventail.

STANISLAS.

Mais je vous ai embrassée.

FRANCINE.

Eh bien, mon cher, vous embrassez très mal.

À Lucien, en venant à lui.

Il a insulté ta femme légitime. Tue-le !

LUCIEN.

C’est toi qui l’as provoqué. Tant pis pour toi.

FRANCINE, lui tendant son bras et sa joue.

Alors, efface !

LUCIEN, lui baisant le bras et la joue.

Mais, maintenant, tiens-toi tranquille !

FRANCINE, bas, à Lucien.

Dis-moi que tu m’aimes.

LUCIEN.

Mais oui, je t’aime, tu le sais bien !

FRANCINE.

Dis-le mieux que ça.

LUCIEN.

Je ne peux pas te le dire autrement, devant tout le monde.

FRANCINE.

Alors, renvoyons-les.

LUCIEN.

Laisse-moi lire mon journal et va te recoiffer.

FRANCINE.

Comme c’est poli de lire son journal chez soi, quand madame Smith est là...

THÉRÈSE, assise à une table avec Henri.

Monsieur de Riverolles, ne vous occupez pas de moi ; je fais mon bézigue avec M. de Symeux.

FRANCINE, à Stanislas.

Vous m’avez toute décoiffée, vous ; vous me paierez ça. En attendant, sonnez deux coups pour la femme de chambre.

STANISLAS, en sonnant.

Si je vous ai décoiffée, vous en serez quitte pour changer de chignon.

FRANCINE.

Impertinent ! Tous mes cheveux sont à moi. Et puis vous savez qu’on ne porte plus de chignon.

Laissant tomber ses cheveux sur ses épaules.

Tenez, voilà qui défrise vos demoiselles, mon cher.

À la femme de chambre qui est entrée.

Apportez-moi tout ce qu’il faut pour me recoiffer.

La femme de chambre sort.

STANISLAS.

J’attendais la scène des cheveux ; mais je connais plus long que ça.

FRANCINE, devant la glace.

Ce n’est pas vrai.

STANISLAS.

Si. Nous connaissons une personne qui a un mètre quatre-vingts de cheveux, n’est-ce pas, Lucien ?

LUCIEN.

Oui.

FRANCINE, s’approchant de Lucien.

Qu’est-ce que c’est que cette femme ?... Tu connais une femme qui a les cheveux plus longs que les miens ?...

LUCIEN.

Elle les défait continuellement ; elle les montre à tout le monde.

STANISLAS.

Comme vous.

FRANCINE.

Prenez garde, vous ; je vais vous battre encore.

À Lucien.

Et alors, tu es là quand elle les défait.

LUCIEN.

J’étais là, jadis, comme Stanislas, Henri et madame Smith sont là maintenant quand tu défais les tiens.

FRANCINE.

Et son nom, à cette femme ?

La femme de chambre a apporté un plateau avec des épingles et un peigne.

Car enfin, elle a un nom, cette femme ?...

HENRI.

Elle en a même plusieurs.

FRANCINE.

Vous la connaissez aussi, vous ? Je croyais que vous étiez revenu de toutes ces choses-là et que vous viviez avec votre maman comme un petit saint ; qu’on vous chargeait, de temps en temps, de missions diplomatiques et que vous écriviez des rapports sérieux sur les questions internationales.

HENRI.

C’est à mon tour maintenant.

FRANCINE.

Eh bien, un de ses noms, à cette demoiselle, car c’est évidemment une demoiselle...

HENRI.

Elle l’était encore avant-hier, au dernier recensement.

FRANCINE.

Et quel est le nom qu’elle a inscrit sur sa feuille ?

STANISLAS, après un temps.

Rosalie Michon.

FRANCINE.

Ah ! c’est elle ! Encore elle ! Toujours elle !

Elle pince Lucien.

LUCIEN, impatienté.

Mais, tu me fais mal.

THÉRÈSE.

Tu la connais donc ?

FRANCINE.

Si je la connais ! J’ai été forcée d’attendre que monsieur...

Montrant Lucien.

eût fini de l’aimer pour devenir madame de Riverolles.

STANISLAS.

Contez-nous cela.

THÉRÈSE.

Messieurs ! Messieurs ! Ne l’excitez pas. Elle se grise en parlant. Il arrive un moment où elle ne sait plus ce qu’elle dit.

FRANCINE.

Pourquoi prétendent-ils que ses cheveux sont plus longs que les miens ?

STANISLAS.

Les cheveux de Rosalie, c’est connu, ma pauvre Francine,

Mouvement de Francine.

chère madame, il faut en prendre votre parti, ils tombent jusqu’à terre. Quand elle va se coucher, on marche dessus.

FRANCINE.

Si vous continuez à dire des inconvenances, je sors.

HENRI.

Alors, Lucien ? Contez-nous cette histoire-là.

FRANCINE, riant.

Entre nous, elle est assez drôle.

STANISLAS.

Voyons.

FRANCINE.

Eh bien, mes enfants...

STANISLAS.

Chassez le naturel, il revient au galop.

FRANCINE.

Eh bien ! la première fois que j’ai vu M. le comte Lucien de Riverolles, mon mari, c’était à l’Opéra ; il était dans la loge de mademoiselle Rosalie Michon, une première loge, à droite, entre les colonnes.

LUCIEN.

Il n’y a qu’un malheur, c’est que ces dames ne sont pas admises à l’Opéra dans les premières loges.

FRANCINE.

Excepté en dehors des jours d’abonnement et c’était à une représentation de charité, un samedi. Papa et maman, comme dirait M. de Symeux, m’y avaient conduite pour me faire voir des artistes appartenant à des théâtres où l’on ne me conduisait jamais et réunis, ce soir-là, pour la bonne œuvre en question. Il y avait donc, dans la première loge, à droite, entre les colonnes, une ravissante personne, mise comme une jeune fille du meilleur monde, sans un seul bijou, sauf un bracelet d’or, un porte-bonheur, qui lui venait sans doute de toi, misérable !

HENRI.

Oh non ! il donnait mieux que ça, lui.

FRANCINE.

Tu l’entends ?

LUCIEN.

C’est pour te faire enrager ; il ne connaît pas Rosalie Michon.

STANISLAS.

Il n’y a plus que lui à Paris.

FRANCINE.

Mais, si mademoiselle Michon ne portait pas les diamants que vous lui avez tous donnés les uns après les autres...

STANISLAS.

Les uns en même temps que les autres...

FRANCINE.

Elle les avait répandus sur madame sa mère, qui l’accompagnait et qui ressemblait à la constellation de la Grande-Ourse, non seulement comme éclat, mais comme forme ! Oh ! quelle mère ! Les diamants m’offusquaient bien un peu ; mais la fille était si jolie, que je demandai au général Vernebon, qui nous accompagnait, s’il connaissait ces dames. Il me répondit que c’étaient des étrangères : la duchesse Millescudi et sa fille.

LUCIEN.

Il n’était pas bête, le général.

FRANCINE.

Là-dessus, tu es entré dans la loge de ces dames et tu as causé si intimement avec la plus jeune, que j’ai demandé si tu étais son mari. Le général m’a répondu : « Oui », avec le plus grand sang-froid. Je ne te connaissais pas alors, mais je te trouvais très bien et je me disais en moi-même : « Je me contenterais bien d’un mari comme ce duc de Millescudi ». Quand je me suis plus tard retrouvée avec toi chez madame de Barnezay, j’ai dit à sa fille avec qui tu venais de danser : « Ah ! vous connaissez le duc de Millescudi ? » Vous voyez d’ici la figure de Geneviève. Je soutenais que tu t’appelais Millescudi et que tu étais marié. Elle soutenait que tu t’appelais Lucien de Riverolles et que tu ne l’étais pas.

LUCIEN.

C’était elle qui avait raison.

FRANCINE.

Il n’y a plus à en douter. Mais j’ai compris alors qu’on m’avait fait un mensonge à ton sujet, sans pouvoir deviner pourquoi on me faisait ce mensonge. J’en étais arrivée à me figurer que mademoiselle de Millescudi était une jeune fille que tu avais voulu épouser et j’ai demandé une fois au général ce qu’elle était devenue. Il m’a répondu qu’elle était partie avec sa mère pour la Havane.

LUCIEN.

C’était vrai.

FRANCINE.

C’était vrai ? – Nous nous marions, et la première fois que nous allons dîner aux Ambassadeurs...

STANISLAS.

Les femmes ne se marient plus que pour ça, maintenant.

FRANCINE.

Les deux premières personnes que j’aperçois en entrant dans le salon, c’est la duchesse de Millescudi et sa fille, la fille toujours habillée comme une jeune fille à marier.

HENRI.

À marier le soir même.

FRANCINE.

La mère toujours couverte de diamants ; et un autre monsieur, bien entendu. Mais, j’étais mariée ; je savais déjà que les hommes du monde ne vivent pas seulement avec les femmes qu’ils ont épousées, que c’est même avec celles-là qu’ils vivent le moins ; je n’avais pas l’air de regarder, mais je voyais. Elle te faisait des petits signes auxquels tu as répondu...

Mouvement de Lucien. Plus haut.

auxquels tu as répondu. Elle a eu l’air de te dire, par un mouvement de tête : « Je vous fais compliment ! » – ou plutôt : « Je te fais compliment ! » – car son regard le tutoyait. Elle me trouvait à son goût. Elle approuvait ton choix. Tu m’avais peut-être déjà montrée à elle, de loin, je l’espère, avant notre mariage. Tu l’avais peut-être consultée avant de te décider ; tu m’as bien parlé d’elle, tu m’as bien raconté, car les maris maintenant, au lieu de cacher le plus possible à leurs femmes légitimes, comme ils le faisaient jadis, les aventures de leur vie de garçon, les leur racontent dans tous leurs détails et s’en vantent avec anecdotes et photographies à l’appui. Ce que je sais de choses, moi, que je ne devrais pas savoir, c’est effrayant. Et je ne vais pas une fois au spectacle que je ne retrouve trois ou quatre de ces demoiselles ayant les mêmes souvenirs que moi, si toutefois elles ont le temps de se souvenir ! Quand je pense qu’il y a quelque chose de commun entre moi et ces créatures et que ce quelque chose, c’est toi ! Tiens, ne parlons plus de ça ! – Stan, donnez-moi une cigarette.

STANISLAS.

Tout allumée !

FRANCINE.

Oh ! je n’ai pas envie de rire.

HENRI, en lui donnant une cigarette.

Vous avez même envie de pleurer.

FRANCINE, à Henri.

Est-ce qu’il l’a revue, cette créature ?

HENRI.

Jamais !

FRANCINE.

Vous ne voulez pas me le dire ?

HENRI.

On dit que c’est Carillac maintenant. C’est pour ça qu’il n’est pas venu dîner ici, j’en suis sûr.

FRANCINE.

Laissez-moi donc tranquille. Vous vous entendez tous comme larrons en foire. Et vous prétendez que vous avez de l’amitié pour moi ! je croyais à votre amitié, à vous : vous valez un peu mieux que les autres. Elle est jolie, votre amitié, elle ne vaut pas mieux que votre cigarette.

Elle jette la cigarette, puis elle se dirige vers la porte.

HENRI.

Où allez-vous ?

FRANCINE.

Je vais voir mon fils.

À Thérèse qui se lève et qui veut la suivre.

Non ! ne m’accompagne pas. Je n’ai besoin de personne.

À part.

J’étouffe.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

THÉRÈSE, LUCIEN, STANISLAS, HENRI

 

THÉRÈSE.

Ça devait finir ainsi : elle est très nerveuse, très agitée.

LUCIEN.

Elle est insupportable, voilà ce qu’elle est.

THÉRÈSE.

Allez la retrouver.

LUCIEN.

Je la connais bien. Il vaut mieux la laisser seule, et quand elle sera calmée, elle reviendra.

THÉRÈSE.

Elle vous aime trop, voilà sa faute !

LUCIEN.

Elle m’aime mal, surtout.

THÉRÈSE.

Elle est jalouse.

LUCIEN.

Sans raisons.

THÉRÈSE.

Oh ! sans raisons. Vous serez peut-être retourné chez cette personne dont on parlait tout à l’heure ? Elle l’aura appris, ou elle s’en doute, ou elle le craint. Moi, je l’ai entendu dire.

Silence de Lucien.

Je me mêle de choses qui ne me regardent pas, bien entendu, – pardon, – je n’ajoute plus qu’un mot : prenez garde. Avec la nature que je connais à Francine, dans la disposition physique et morale où elle se trouve, ménagez-la ; elle tombera malade ou elle fera un coup de tête.

HENRI.

Ah ! pour le coup de tête, il n’y a pas de danger : nous sommes là, tout est prévu.

THÉRÈSE.

Comment ?

HENRI.

Faites-vous le serment, chère madame, mais un vrai serment, sur la tête d’Alfred, de ne révéler à personne dans le monde, surtout à madame de Riverolles, ce que nous allons vous dire ?

THÉRÈSE.

Je fais le serment.

STANISLAS.

Sur la tête d’Alfred ?

THÉRÈSE.

Sur la tête d’Alfred. Quand on est avec des fous, il faut faire ce qu’ils veulent, crainte de pire.

STANISLAS.

Pourquoi n’est-il pas venu avec vous, Alfred ?

THÉRÈSE.

Il est pris, ces jours-ci, par une très grosse affaire.

STANISLAS.

La question de la combustion de l’air. Total : trois ou quatre millions de bénéfice. Mademoiselle Smith sera un beau parti.

THÉRÈSE.

Pas pour vous, à coup sûr.

STANISLAS.

Il ne faut répondre de rien. Je ferai un excellent mari, moi ; quand je serai un peu plus fané.

THÉRÈSE, à Henri.

Voyons votre secret, maintenant.

HENRI.

Eh bien ! voici ce que c’est : Lucien de Riverolles, Stanislas de Grandredon, Jean de Carillac, qui va probablement venir tout à l’beure et moi, Henri de Symeux, tous plus ou moins camarades d’enfance ou de jeunesse, nous avions pris la résolution de ne jamais nous marier et de nous en tenir à ces amours dispendieuses, mais faciles, qui sont le caractère particulier des classes supérieures dans la seconde partie du siècle qui nous a vus naître. Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que l’éducation des jeunes filles du monde diffère beaucoup maintenant de celle qu’elles recevaient autrefois. Sans rechercher toutes les causes qui ont amené cette modification, telles que l’invasion des étrangères, la glorification des courtisanes, la religion des couturiers, l’avènement de l’argot, l’argent voulant acheter la noblesse, la noblesse voulant retrouver l’argent, un arrivage quotidien de mœurs exotiques par toutes les lignes des chemins de fer venant précipiter les dégénérescences locales résultant de mélanges imprévus, la publicité donnée à tous les scandales, la fusion et la communion de tontes les classes aristocratiques, bourgeoises et interlopes sous les espèces du plaisir quand même...

STANISLAS.

Mon Dieu ! que tu parles bien !

LUCIEN.

Est-ce que tout le monde parle comme ça au ministère ?

HENRI.

Non, il n’y a que moi. Toujours est-il que la jeune fille actuelle, à quelque milieu qu’elle appartienne, ne paraît plus disposée à reconnaître l’bomme pour son maître naturel et indiscutable. Mais la Providence, qui a ses voies secrètes, devait justement choisir cette même Rosalie Michon, dont il a été parlé récemment, pour la conversion d’un des incrédules, de Lucien, qui n’eut plus qu’à se trouver deux ou trois fois avec mademoiselle Francine de Boistenant pour rêver mariage.

THÉRÈSE.

Dites comment ?

HENRI.

Demandez plutôt à Stanislas, puisqu’il connaît Rosalie Michon mieux que moi.

STANISLAS.

Vous n’êtes pas, Madame, sans avoir entendu parler de ces espèces d’agences universitaires, où, moyennant une somme de... on prépare en quelques mois, au baccalauréat, les jeunes cancres qui n’ont, jusque-là, montré aucune disposition pour ce premier degré des licences dont le diplôme réjouit et flatte tant nos mères, que nous croyons devoir ordinairement en rester là toute notre vie...

THÉRÈSE.

Ce qu’on appelle les boîtes à bachot ; mon fils commence à en parler.

STANISLAS.

Eh bien, Rosalie Michon a quelque ressemblance avec les entrepreneurs de cette instruction superficielle et instantanée. Rosalie Michon est une personne qui a reçu de la nature ce don particulier de préparer au mariage les célibataires les plus endurcis. Elle dispose à la vie de famille. La maison est bien tenue ; on y mange à des heures régulières et remarquablement. La mère surveille tout, et, le soir venu, elle fait des patiences, ou des layettes pour les crèches. Rosalie, avec cet air pudique qui a frappé madame de Riverolles, la première fois qu’elle l’a vue et qui ne la quitte jamais, Rosalie se livre au crochet ou à la tapisserie ; sa petite sœur a une gouvernante et fait de la musique. À neuf heures elle embrasse tout le monde...

THÉRÈSE.

Rosalie ?

STANISLAS.

Non ! la petite sœur.

THÉRÈSE.

Déjà !

STANISLAS.

Et elle va se coucher. Jamais un mot à double sens. Ce que nous disions tout à l’heure dans ce salon ne serait pas toléré chez ces dames. La Revue des Deux Mondes ; la Revue bleue ; le Journal des Débats... une atmosphère de bien-être, de décence, de travail, d’affection ! Quand on rentre chez soi, on sent le vide de sa vie, et on ne pense plus qu’à une chose : à se marier.

THÉRÈSE.

Avec une autre ?

STANISLAS.

Bien entendu ! Quoique toute cette mise en scène doive cacher et entretenir l’espoir de faire un jour un mari pour elle-même avec quelque naïf.

LUCIEN.

Tu dis plus vrai que tu ne penses.

STANISLAS.

Qu’est-ce que tu sais ?

LUCIEN, voyant entrer Carillac.

Silence !

HENRI, à Carillac.

Tiens, voilà Carillac !

 

 

Scène V

 

THÉRÈSE, LUCIEN, STANISLAS, HENRI, CARILLAC

 

Carillac serre la main à madame Smith et aux hommes.

LUCIEN.

Pourquoi arrives-tu si tard ?

CARILLAC.

J’avais dîné au cercle ; un véritable empoisonnement.

LUCIEN.

Il fallait venir dîner ici.

CARILLAC.

Je ne pouvais pas ; je présentais Dumont Talus, qui a été nommé hier et qui venait dîner aujourd’hui ; mais, après le dîner, j’étais si mal à mon aise que l’idée m’est venue de monter chez mademoiselle Rosalie Michon et de demander à sa mère quelque chose de chaud pour me remettre. Elle m’a fait elle-même une tasse de camomille, un rêve ! De ma vie, je n’ai rien bu de pareil, et me voilà !

STANISLAS, à Thérèse.

Qu’est-ce que je vous disais ?

CARILLAC.

Tu parlais de moi ?

STANISLAS.

Je parlais de Rosalie.

CARILLAC.

De madame Michon ?

STANISLAS.

De mademoiselle Michon. Comme la camomille le rend respectueux !

CARILLAC.

Je n’ai malheureusement pas le droit d’appeler mademoiselle Michon « Rosalie » tout court.

STANISLAS, à part.

Oh ! oh !

Haut.

Ni moi non plus.

HENRI.

Ni moi !

LUCIEN.

Ni moi !

THÉRÈSE.

Ni moi !

STANISLAS, à Carillac.

Nous disons : « Rosalie Michon » comme nous disons : « Ninon de Lenclos » ou «  Sophie Arnould ». La renommée est familière avec ses élus !

THÉRÈSE.

Revenons-en à notre secret.

STANISLAS.

Une fois la résolution de Lucien arrêtée, notre vœu prit un autre caractère ; un des nôtres courait le danger du mariage ; nous résolûmes de lui venir en aide, et une convention fut stipulée entre nous sur les bases suivantes : 1° solidarité complète entre les amis célibataires et l’ami marié, pour la défense du territoire conjugal ; 2° l’épouse déclarée sacrée pour lesdits célibataires, ceux-ci s’engageant d’ailleurs à procurer à la jeune femme toutes les distractions et, le cas échéant, toutes les consolations que la morale approuve en cas d’infidélité du mari.

THÉRÈSE.

Vous avez été forcés de prévoir l’infidélité du mari ?

STANISLAS.

Il n’y a pas eu moyen de faire autrement. Que cherche une femme qui croit avoir à se plaindre de son mari ? Elle cherche un ami qui la plaigne, ou un amant qui la venge. Un certain âge, des cheveux grisonnants, appellent naturellement les confidences d’une jeune femme incomprise. Ce rôle a été dévolu à Henri, célibataire inamovible, résigné à cet emploi. Si l’amitié ne suffit pas, s’il faut absolument l’agitation ou les étourdissements de l’amour mystérieux à la jeune Ariane, moi, qui passe pour la gaieté même, je suis le Caprice, et Carillac, qui a un mauvais estomac, est la Passion. L’un sera Fantasio, l’autre sera Werther, et immédiatement le mari sera prévenu de l’état d’esprit et de cœur de sa femme. En échange de quoi, ledit mari s’engage à tenir fidèlement ses associés et amis au courant de tous incidents, péripéties, impressions bonnes ou mauvaises résultant du mariage : afin que ceux-ci puissent décider sur renseignements exacts et personnels s’ils doivent s’y aventurer à leur tour ou se maintenir dans le célibat. Telle est la pensée morale, tels sont les statuts secrets de notre confrérie. Qu’en dites-vous, chère madame ?

THÉRÈSE.

Que la pensée est peut-être ingénieuse, originale, spirituelle même, si vous voulez, mais finalement inutile. Si vous étiez de mon sexe, au lieu de n’être que du vôtre, vous sauriez que quels que soient les mœurs, le milieu, les apparences, les formes extérieures des sociétés, la femme reste toujours la femme, qu’elle arrive toujours au mariage et même à la faute, avec un idéal toujours le même : être aimée ; que, dans son ignorance des réalités, quelques renseignements sans preuves que lui ait donnés un entourage frivole et quelquefois dangereux, je vous l’accorde, elle est affamée de tendresse et de respect, et que la seule combinaison qui ait chance de réussir avec elle dans le mariage, c’est toujours et tout bêtement l’amour ! Cela est éternel, comme la joie que cause aux plus mélancoliques un beau soleil d’été et aux plus corrompus le sourire d’un enfant ; cela est né avec notre monde et cela lui survivra pour en créer d’autres. Quant à vouloir, si on a été maladroit, injuste, infidèle, quant à vouloir, le moment psychologique venu, lutter de finesse ou de ruse avec une femme décidée à prendre ses revanches, n’y comptez pas, mes enfants, comme dit Francine. Les hommes auront beau s’associer, ils ne seront pas de force.

À Lucien.

Croyez-moi, mon cher monsieur de Riverolles, vous avez une femme jeune, jolie, irréprochable, intelligente, un peu excentrique, mais de fière et noble race. C’est un petit cheval de sang avec lequel il faut avoir la main légère. Elle vous aime. Ce que vous appelez aimer mal, c’est aimer ceux qui n’aiment pas. Si vous ne l’aimez pas

Parlant plus bas.

faites du moins tout ce que vous pourrez pour qu’elle croie que vous l’aimez. À force de le lui faire croire, vous le croirez vous-même. L’amour vous viendra peut-être à la longue, par surcroît, comme la grâce, sans que vous l’ayez mérité autrement que par l’intention et la patience.

Haut.

Là-dessus, je vais retrouver mon mari et mes cinq enfants.

Elle remonte. À Lucien.

vous direz à Francine...

Francine entre.

Ah ! la voilà !

À Francine.

Tu arrives bien : je m’en allais.

Elle l’embrasse.

Ton fils dort ?

FRANCINE.

Annette m’a renvoyée quand il a été endormi ; elle m’a dit que cela ne me regardait plus.

THÉRÈSE.

Je vais les embrasser tous les deux. Tu es plus calme ?

FRANCINE.

Oui. Ta voiture est-elle là ?

THÉRÈSE.

Depuis une heure.

STANISLAS.

Nous allons vous y conduire, chère madame.

THÉRÈSE.

Tous ?

HENRI.

Tous ! Vous n’aurez jamais une escorte assez digne de vous.

Thérèse et Francine s’éloignent un causant.

STANISLAS, à Lucien.

Adieu. À demain.

LUCIEN.

À tout à l’heure.

STANISLAS.

Tu vas venir au cercle ?

LUCIEN.

Oui.

HENRI.

Vous feriez mieux de rester.

LUCIEN.

Vous aussi, cher ami, de la morale ! Laissons cela à madame Smith.

CARILLAC, qui s’est versé un petit verre et qui le boit.

Ah ! que j’ai mal à l’estomac !

STANISLAS.

Va te coucher, va.

CARILLAC.

C’est ce que je vais faire.

STANISLAS, à Francine qui rentre.

Madame de Riverolles, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects.

FRANCINE.

Je ne vous parle plus.

STANISLAS.

Alors, à demain. À vos cinq heures.

FRANCINE.

Adieu, adieu.

HENRI.

Moi, j’ai été bien sage.

CARILLAC.

Et moi aussi.

FRANCINE, à Carillac.

Ah ! c’est vrai, je ne vous avais pas vu. Vous êtes arrivé pendant que je n’y étais pas. Alors, bonjour et adieu.

Carillac et Henri sortent.

LUCIEN, qui a sonné, à Célestin qui entre.

Qu’on attelle !

CÉLESTIN.

Le coupé ?

LUCIEN.

Oui. Et le cheval bai.

Célestin sort.

 

 

Scène VI

 

FRANCINE, LUCIEN

 

FRANCINE.

Tu sors ?

LUCIEN.

Oui.

FRANCINE.

À cette heure-ci ? Où vas-tu ?

LUCIEN.

Au cercle.

FRANCINE.

Qu’est-ce que tu vas faire au cercle ?

LUCIEN.

Voir mes amis que je n’ai pas vus depuis quelques jours, puisque j’étais chez mon père.

FRANCINE.

Ni moi non plus, tu ne m’as pas vue depuis quelques jours. Ne les as-tu pas assez vus ce soir, tes amis ?

LUCIEN.

J’en ai d’autres.

FRANCINE.

C’est donc bien amusant d’aller au cercle !

LUCIEN.

Pendant que tu dors.

FRANCINE.

Je n’ai pas sommeil.

LUCIEN.

Moi non plus.

FRANCINE.

Eh bien, alors, ne va pas au cercle !

LUCIEN.

J’ai promis.

FRANCINE.

Ta m’as fait aussi une promesse, à moi, et bien avant celle-là !

LUCIEN.

Laquelle ?

FRANCINE.

La promesse de faire tout ce que je voudrais. Tu promettais ça quand nous n’étions pas mariés.

LUCIEN.

Ta m’avais fait la même promesse.

FRANCINE.

Je l’ai tenue, il me semble. Tu n’as qu’à vouloir quelque chose, là, tout de suite, tu verras que je le ferai.

LUCIEN.

Je suis devenu discret. Je ne me permettrai plus de vouloir quelque chose.

FRANCINE.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

LUCIEN.

Rien. Seulement, tu es un peu nerveuse.

FRANCINE.

C’est que tu n’es plus la même, mais plus du tout, depuis.

LUCIEN.

Depuis ?...

FRANCINE.

Depuis la naissance de Gaston. Tu ne m’aimes plus.

LUCIEN.

Je t’aime, comme il faut t’aimer maintenant !...

FRANCINE.

Maintenant ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

LUCIEN.

Tu n’étais occupée que de ton fils. J’ai pensé que tu l’aimais mieux que moi.

FRANCINE.

Oh ! si tu pouvais être jaloux, même de ton fils, que je serais heureuse !

LUCIEN.

Je l’ai été.

FRANCINE.

Tu ne l’es plus ?

LUCIEN.

Non. – J’ai compris les bonnes raisons que tu m’as données, quand...

FRANCINE.

Quand ?...

LUCIEN.

Quand je t’ai conseillé de prendre une nourrice...

FRANCINE.

Ma mère m’a nourrie, ta mère t’a nourrie...

LUCIEN.

Oh ! dans ce temps-là !...

FRANCINE.

Comment, dans ce temps-là !...

Riant.

Alors tu m’en veux d’avoir...Eh bien ! je ne nourrirai pas son frère...

LUCIEN.

Son frère ?...

FRANCINE.

Ou sa sœur...

LUCIEN.

Je ne te demande plus rien... seulement, pendant que tu prenais de nouvelles habitudes, il était tout naturel...

FRANCINE.

Que tu reprisses les anciennes...

LUCIEN.

Peut-être !

FRANCINE.

Le cercle ?

LUCIEN.

Le cercle.

FRANCINE.

Et mademoiselle Rosalie Michon ?

LUCIEN.

Il n’y a pas que Rosalie Michon dans le monde !

FRANCINE.

Une autre alors ?

LUCIEN.

Qui sait ?

FRANCINE.

Tu veux me faire de la peine, c’est visible, et tu y arriveras bien vite. Je n’ai jamais vu qu’on reprochât à une femme d’avoir fait son devoir de mère. Si tu étais forcé de prendre les armes et de faire campagne pendant des mois, pendant des années, crois-tu que j’aurais besoin de me distraire avec d’autres que toi ? Je t’attendrais tout simplement à côté du berceau de mon enfant. La maternité, c’est le patriotisme des femmes, et le sang que vous êtes si fiers de verser pour votre pays, ce n’est que le lait que nous vous donnons. Bref, tu aimes une autre femme que moi. – Prouve-moi au moins que tu m’estimes, si tu ne m’aimes plus. Ne me trompe pas, ne me rends pas ridicule. Si tu aimes une autre femme, dis-le moi tout de suite ; que je ne l’apprenne pas par une de mes bonnes amies ; que je sois au moins la première à le savoir.

LUCIEN.

J’aurais beau faire, tu ne serais jamais que la seconde.

FRANCINE.

Pas tant d’esprit ; ce n’est pas le moment, je l’assure.

CÉLESTIN, paraissant.

La voiture de M. le comte est avancée.

LUCIEN.

C’est bien.

Célestin sort. À Francine, en l’embrassant sur le front.

Bonsoir.

FRANCINE.

Bonsoir, ou plutôt bonne nuit, car je ne te reverrai probablement que demain.

LUCIEN.

Probablement.

Il se dispose à sortir.

FRANCINE.

Mais, si tu as rendez-vous avec tes amis une demi-heure après qu’ils nous ont quittés, c’est que vous allez quelque part ensemble.

LUCIEN.

En effet.

FRANCINE.

Où allez-vous ?

LUCIEN.

Tu veux absolument le savoir ?

FRANCINE.

Oui.

LUCIEN.

C’est ce soir bal masqué à l’Opéra. Nous avons une loge.

FRANCINE.

La loge où était mademoiselle Millescudi avec sa mère ?

LUCIEN.

Justement ! Et nous allons voir ce que sont ces bals dans cette salle énorme. Comme, depuis onze mois, tu me voyais et me laissais sortir tous les soirs, je ne pouvais espérer qu’il te viendrait tout à coup, aujourd’hui, l’idée de me retenir, et je me suis engagé.

FRANCINE.

Emmène-moi.

LUCIEN.

Au bal de l’Opéra ? Ce n’est pas la place d’une honnête femme ! Que dirait madame Smith ?

FRANCINE.

Masquée ?

LUCIEN.

Raison de plus pour qu’on te prenne pour une autre et qu’on te manque de respect !

FRANCINE.

Avec toi, il n’y a pas de danger. Tu peux être sûr que je ne te quitterai pas.

LUCIEN.

Et ton fils, il resterait seul ?

FRANCINE.

Tu sais bien qu’à partir de ce soir, il demeure dans la chambre d’Annette. Puisque c’était probablement la crainte de l’éveiller qui t’empêchait de venir dans la mienne ; je me suis séparée de lui, la nuit... Et je puis m’absenter pour une fois, pendant quelques heures.

LUCIEN.

Et un domino ? Tu ne vas pas louer un domino chez un costumier ?

FRANCINE.

J’ai celui que j’avais à Nice à la fête des Fleurs, quand j’y suis allée avec mon père et ma mère.

LUCIEN.

Il est rose. Une femme comme il faut ne met pas un domino rose au bal de l’Opéra !

FRANCINE.

Alors, fais-moi le sacrifice de ce bal ! Je t’en supplie.

LUCIEN.

Impossible ! j’ai promis.

FRANCINE.

Vas-y seulement une heure et reviens. Je t’attendrai.

LUCIEN.

Nous devons souper entre hommes. À demain !

FRANCINE.

C’est bien, va.

Lucien va pour l’embrasser sur le front. Elle recule.

À quoi bon ?

LUCIEN.

Comme tu voudras.

FRANCINE, le retenant après avoir essuyé ses yeux.

Tu vas retrouver une femme ?

LUCIEN.

Je vais retrouver mes amis.

FRANCINE.

Trop de subtilités.

LUCIEN.

Trop d’interrogatoire.

FRANCINE.

Écoute alors, et qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous. Regarde-moi bien. Je t’aime passionnément ; j’adore l’enfant né de cet amour, je suis une très honnête femme et je n’ai qu’une idée, c’est de continuer à l’être ; mais, comme je tiens le mariage pour un engagement mutuel, comme nous nous sommes volontairement juré respect et fidélité, que je te suis fidèle et que tu n’as à me reprocher que d’avoir fait mon devoir, je te donne ma parole que, si jamais j’apprends que tu as une maîtresse, une heure après que j’en aurai acquis la certitude...

LUCIEN.

Une heure après ?...

FRANCINE.

J’aurai un amant. Et je te promets, moi, que tu seras le premier à le savoir. Œil pour œil, dent pour dent !

LUCIEN.

Voyons tes dents ?

Francine montre ses dents en souriant et les lui présente pour un baiser.

Une honnête femme à qui une pareille idée peut passer par la tête est une femme qui a la fièvre et qui a besoin de repos. À demain !

FRANCINE.

À demain !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

FRANCINE, seule, puis ÉLISA

 

FRANCINE, elle prend son mouchoir, s’essuie les yeux fiévreusement, et sonne deux fois ; Élisa paraît.

Donnez-moi des gants noirs, longs, le manteau qu’on m’a apporté aujourd’hui et que je n’ai pas encore mis, ma toque de loutre et mon manchon de loutre, un gros voile. Prenez dans mon secrétaire et apportez-moi mon portefeuille en maroquin gris.

La femme de chambre sort. Francine écrit pendant que la femme de chambre est absente. Elle plie la lettre, se lève et puis elle réfléchit un moment en la tenant entre ses doigts. Elle finit par la déchirer en disant.

C’est inutile !

Elle jette la lettre au feu.

ÉLISA, entrant et aidant Francine à s’habiller.

Madame la comtesse sort ?

FRANCINE.

Évidemment !

ÉLISA.

Faut-il faire atteler une autre voiture ? Le cocher de madame la comtesse n’est pas encore couché...

FRANCINE.

Qu’il se couche !

ÉLISA.

Alors, madame la comtesse prendra une voiture de place ?...

FRANCINE.

J’irai à pied.

ÉLISA.

Madame sait qu’il gèle ?

FRANCINE.

Parfaitement !

ÉLISA.

Madame ne veut pas qu’on l’accompagne ?

FRANCINE.

Ce n’est pas nécessaire !

ÉLISA.

Si monsieur le comte rentre avant madame la comtesse, faudra-t-il lui dire quelque chose ?

FRANCINE.

Comme vous voudrez.

ÉLISA.

Dois-je attendre madame la comtesse ?

FRANCINE.

Non !

 

 

Scène VIII

 

ÉLISA, seule, puis CÉLESTIN

 

ÉLISA, appelant Célestin par la porte de l’appartement de Lucien.

Célestin ! Célestin !

Célestin paraît.

Prends ton chapeau, vite, vite ! dis au portier que tu accompagnes madame la comtesse et trouve moyen de la suivre sans qu’elle te voie. Elle est à pied. Sache où elle va et ne dis rien à personne.

Elle le pousse. Il sort. Elle sonne. Au domestique qui paraît.

On peut éteindre.

Elle sort.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

ANNETTE, HENRI, UN DOMESTIQUE

 

Annette, assise dans un grand fauteuil, tenant machinalement un livre ouvert de la main gauche, la tête appuyée sur sa main droite et rêvant.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame la comtesse n’est pas encore visible, et M. de Symeux vient demander de ses nouvelles.

ANNETTE, comme réveillée en sursaut.

Faites entrer M. de Symeux.

HENRI.

Je n’osais pas entrer, vous sachant seule, Mademoiselle ?

ANNETTE.

Est-ce que cela vous fait peur ?

HENRI.

Un peu, et je trouble votre lecture.

ANNETTE.

Je ne lisais plus ; ce livre est ennuyeux, comme tous ceux qu’on permet aux jeunes filles de lire ; je pensais.

HENRI.

À un plat nouveau ?

ANNETTE.

Non, Monsieur, à des choses moins sérieuses.

HENRI.

Et à quoi pensiez-vous ?

ANNETTE.

Je pensais qu’il fait ce que nous appelons, nous les gens heureux, une belle journée ; que Francine et moi nous allons patiner au bois de Boulogne, ce qui est certainement une des grandes joies de ce monde, mais qu’il y a quatre ou cinq degrés au-dessous de zéro et, par conséquent, bien des gens qui ont froid sans pouvoir faire de feu et qui ont faim sans pouvoir manger. Je cherchais une combinaison pour qu’il n’en fût plus ainsi et je ne trouvais pas. Voilà à quoi je pensais, Monsieur. Vous voyez que cela ne touche à la cuisine que bien indirectement et par son côté le plus défectueux. Vous n’êtes jamais triste, vous ?

HENRI.

Mais si, Mademoiselle, non seulement de ma peine à moi, mais aussi quelquefois de la peine des autres.

ANNETTE.

Je vous ai toujours vu gai.

HENRI.

Parce que, quand on vient voir les gens, il ne faut pas les ennuyer de ses tristesses.

ANNETTE.

Alors je vous ennuie ?

HENRI.

Les tristesses d’une jeune fille, surtout quand elles n’ont pas d’autre cause que la bonté de leur cœur, sont charmantes, passent vite, et c’est un grand honneur d’en être le confident. Avant ce soir, vos pauvres sauront ce que vos tristesses leur rapportent. Permettez-moi d’ajouter mon offrande à vos aumônes.

Il dépose son offrande sur la table.

ANNETTE.

Merci. Mais je n’ai pas que ces tristesses-là.

HENRI.

Seulement, les autres, vous les gardez pour vous.

ANNETTE.

Il ne faut pas ennuyer les gens.

HENRI.

Dites-les moi.

ANNETTE.

Me répondrez-vous sérieusement ?

HENRI.

Sérieusement.

ANNETTE.

Quoi que je vous demande ?

HENRI.

Quoi que vous me demandiez.

ANNETTE.

Votre parole ?

HENRI.

Ma parole.

ANNETTE.

La vraie ?

HENRI.

La seule qu’on puisse donner à une personne comme vous.

ANNETTE.

Eh bien ! je veux vous demander trois choses.

HENRI.

Voyons.

ANNETTE.

La première : mon frère aime-t-il véritablement sa femme ?

HENRI.

Certes.

ANNETTE.

Voilà déjà que vous me répondez comme vous répondriez à tout le monde.

HENRI.

Eh bien ! il l’aime autant qu’il peut aimer ; on ne peut pas demander plus.

ANNETTE.

Soit. Secondement : est-ce de cette façon que tous les hommes aiment leurs femmes ?

HENRI.

Il y en a qui les aiment moins.

ANNETTE.

Peut-il y en avoir qui les aimant plus ?

HENRI.

Oui, seulement on les cite.

ANNETTE.

Troisièmement : si vous étiez une jeune fille, si vous étiez moi, par exemple, vous marieriez-vous ?

HENRI.

Cela dépendrait de ce que je demanderais au mariage.

ANNETTE.

L’amour ! Roméo et Juliette.

HENRI.

Nous ne sommes plus au XVIe siècle.

ANNETTE.

Paul et Virginie !

HENRI.

Nous ne sommes pas à l’Île-de-France.

ANNETTE.

Alors ?

HENRI.

Alors, puisque vous voulez que je sois bien sincère, Mademoiselle, si j’étais une jeune fille, sachant ce que je sais, je ferais ce que j’ai fait étant un homme, je ne me marierais pas ; mais je ne suis pas une jeune fille, et une jeune fille ne peut pas savoir ce que je sais. Alors le monde continuera d’aller comme il allait, comme il va et comme il peut aller, entre l’idéal des uns et l’ignorance des autres, au petit bonheur.

ANNETTE.

Dites-moi ce que vous savez ?

HENRI.

Malheureusement, Mademoiselle, c’est impossible.

ANNETTE.

Pourquoi ?

HENRI.

Parce qu’il est convenu qu’une jeune fille ne peut-être renseignée sur la vie que par sa mère et son confesseur.

ANNETTE.

Et je n’ai plus manière ! Elle est morte à trente-quatre ans, d’un rhume pris en sortant d’un bal, par un temps comme celui d’aujourd’hui. C’est pour cela que je pense à ceux qui ont froid ! Et je ne suis pas encore allée et je n’irai jamais au bal.

HENRI.

Reste le confesseur.

ANNETTE, après un temps.

...Il y a encore mon frère ; mais, si mon frère savait ce qu’il faut savoir, il est probable qu’il ne laisserait pas sa femme toute seule comme il a fait hier après votre départ. Il y a aussi notre père qui nous aime bien, que j’aime beaucoup, qui me donne tout ce que je puis désirer et même au delà, mais qui est demeuré plus jeune que moi, non seulement de caractère, mais je crois vraiment d’âge ; et la chasse à l’automne, le monde l’hiver, la saison de Londres au printemps, une ville d’eaux l’été suffisent à son bonheur et à sa philosophie. Il me sait auprès de ma belle-sœur qu’il a toujours vue de belle humeur, il est persuadé que je m’amuse, il est sûr que je me porte bien, il me donnera une belle dot, il trouve que tout est pour le mieux, et, en effet, tout est peut-être pour le mieux. Je regrette que vous ne croyiez pas devoir me dire les choses que vous savez ; je me sentais en bonnes dispositions ce matin pour m’instruire un peu. J’ai veillé tard. C’était la première fois que mon neveu couchait dans ma chambre. Je n’osais pas fermer les yeux. Je contemplais ce petit être si frêle, déjà si intéressant, et je faisais toute sorte de réflexions sur la vie. Vous devez, vous qui en savez si long, mépriser d’avance les réflexions d’une cervelle de jeune fille ordinairement occupée de salades japonaises. C’est que, quelquefois, je regrette d’être née dans la classe dont je suis. J’aurais voulu être une petite bourgeoise, très occupée, une bonne ménagère. Lorsque j’entre dans un magasin et que je vois une jeune femme avenante qui me demande, en souriant toujours, ce que je désire, j’ai toujours envie de lui répondre : « Ce que je désire, Madame, c’est d’être à votre place. » Si je me faisais religieuse, comme mon confesseur m’y exhorte souvent, cela arrangerait tout ! Si maman était là, ça irait encore mieux. J’ai eu plaisir, hier au soir, à vous entendre dire maman, à propos de cette salade. C’est gentil de dire encore maman, quand on est un grand garçon.

HENRI.

Un vieux garçon.

ANNETTE.

Vous l’aimez bien, votre mère ?

HENRI.

Oh ! oui !

ANNETTE.

Quel âge a-t-elle ?

HENRI.

Soixante-deux ans.

ANNETTE.

Elle a une bonne santé ?

HENRI.

Excellente.

ANNETTE.

Que Dieu vous la garde ! vous la voyez souvent ?

HENRI.

Tous les jours. Je demeure avec elle.

ANNETTE.

Dans le même appartement ?

HENRI.

Dans la même maison.

ANNETTE.

Que vous êtes heureux ! que parlez-vous de voire âge ? Un homme de quarante-deux ans qui n’a jamais quitté sa mère est toujours un enfant. Et votre père ?

HENRI.

Mon père est mort quand j’étais tout petit. Je ne me le rappelle que très vaguement. Ma mère était fort belle, mais elle aimait mon père.

ANNETTE.

Sans être du XVIe siècle ni des colonies, vous voyez que c’est encore possible.

HENRI.

Elle est demeurée fidèle à ce souvenir et n’a jamais voulu se remarier. Elle s’est consacrée entièrement à moi. Alors, je me suis consacré à elle. Je me suis mis à l’aimer tant, je la voyais si parfaite, que j’ai oublié de me marier.

ANNETTE.

Il vous semblait, avec ce que vous saviez, que vous ne trouveriez pas une seconde femme comme elle.

HENRI.

Peut-être.

ANNETTE.

Et si vous la perdiez ?

HENRI.

Il ne se passe pas de jours sans que j’y pense.

ANNETTE.

Elle aurait dû y penser aussi et vous chercher une femme qui lui ressemblât. Elle l’aurait peut-être trouvée, elle, à moins...

HENRI.

À moins ?...

ANNETTE.

À moins que vous n’aimiez une personne que vous ne pouvez pas épouser...

Un temps, pendant lequel Henri regarde Annette, comme pour deviner où elle veut en venir.

Vous vous taisez, pour me faire comprendre que la chose dont je parle fait partie de celles que je ne dois pas savoir. Mais rien que les livrets d’opéra suffiraient à nous apprendre qu’il y a quelquefois des amours contrariés. Du reste, aujourd’hui, je parle à tort et à travers. N’importe, la vie est bien compliquée. Bref ! si vous aviez une sœur, que lui souhaiteriez-vous ?

HENRI.

Je lui souhaiterais de vous ressembler, Mademoiselle.

ANNETTE.

Encore une phrase pour tout le monde. Ce n’est digne ni de vous, ni de moi ce que vous me répondez-là.

HENRI.

Eh bien, Mademoiselle, si j’avais une sœur, qu’elle vous ressemblât, j’y tiens, et qu’elle me demandât sérieusement conseil sur la vie, je lui prendrais la main.

Annette lui tend sa main sur la table, qu’il ne prend pas.

ANNETTE.

Eh bien, – prenez.

HENRI, lui prenant la main.

Et je lui dirais : oui, l’amour existe, et comme tu es jeune, intelligente, honnête, tu as tout ce qu’il faut pour inspirer l’amour et pour l’éprouver toi-même ; mais, en plus, avec les qualités que tu as reçues delà nature, tu as reçu du hasard et de la société des privilèges refusés à la plupart des femmes : tu es jolie, tu es noble, tu es riche. Si tu avais encore l’amour que tu rêves, ce serait une injustice dont tu serais peut-être réduite à te cacher et dont les autres auraient le droit d’être jaloux, car le bonheur complet n’est pas de ce monde. Je ne te dirai pas comme ton confesseur ou comme Hamlet, l’un avec sa foi, l’autre avec son doute : Entre dans un couvent. Non ; tu peux avoir une autre mission à remplir contenant peut-être autant de résignation et d’utilité, mais ne demande pas à l’amour plus qu’il ne peut donner. Demande-lui, par le mariage, le moyen d’accomplir ta destinée naturelle, et, s’il t’apporte la maternité, tiens-toi pour satisfaite ; sois indulgente à l’homme et sois reconnaissante à Dieu. Voilà, – ma chère sœur, – tout ce que je peux dire à ce petit être curieux, troublant et sacré qu’on appelle une jeune fille.

ANNETTE.

Merci. Vous me ferez faire connaissance avec votre mère, n’est-ce pas ?

HENRI.

Quand vous voudrez, mademoiselle.

ANNETTE.

Dès aujourd’hui, alors ; je veux aller faire devant elle la salade japonaise, pour qu’il n’y ait pas d’erreur et puisque, décidément, je ne suis bonne qu’à cela.

 

 

Scène II

 

ANNETTE, HENRI, FRANCINE, puis LUCIEN

 

FRANCINE, voyant Henri qui serre la main d’Annette.

N’épouse pas plus celui-là qu’un autre, ma chérie. Qu’ils soient nobles ou roturiers, qu’ils soient riches ou pauvres, qu’ils soient jeunes ou vieux, ils sont tous aussi menteurs et aussi lâches.

HENRI.

Merci, chère madame.

ANNETTE.

Qu’est-ce que tu as ?

FRANCINE.

Moi, je n’ai rien. Je te donne tout de suite et tout haut un bon conseil à tout hasard. Fais-en ce que tu voudras. Tu as bien dormi ?

ANNETTE.

Et toi ?

FRANCINE.

Moi aussi. Ton fils n’a pas crié ?

ANNETTE.

Non, il s’est réveillé, je lui ai donné à boire.

FRANCINE, l’embrassant avec émotion.

Bonne fille, ça le coûtera cher d’être si bonne.

ANNETTE.

Tu te lèves seulement ?

FRANCINE.

Oui.

ANNETTE.

Je craignais que tu ne fusses malade... Élisa m’a dit, quand je me suis levée, que tu avais dû te coucher tard et que tu dormais encore.

FRANCINE.

Elle t’a dit vrai.

ANNETTE.

As-tu vu Gaston ?

FRANCINE.

Oui, il t’attend pour déjeuner ; et habille-toi ; tu sais que nous allons patiner aujourd’hui.

L’embrassant.

Ne le marie pas.

ANNETTE, sortant, à elle-même.

Qu’est-ce qu’elle a ?

Elle sort.

 

 

Scène III

 

FRANCINE, HENRI

 

FRANCINE.

Elle pense à vous, ma parole ! Une fille de vingt ans qui aime un homme de quarante-deux !

HENRI.

Vous rêvez.

FRANCINE.

Je ne rêve pas. Les hommes sont lâches, mais les femmes sont bêtes. Faites donc un monde qui marche avec ça. Puisque vous avez causé seul avec Annette pendant dix minutes seulement, vous savez bien à quoi vous en tenir. Quand l’épousez-vous ?

HENRI.

Je ne pense pas à épouser mademoiselle de Riverolles. Vous êtes bien agitée depuis hier.

FRANCINE.

Mais non, mais non. Et pourquoi le serais-je d’ailleurs ?

HENRI.

Voyons, dites-moi ce que vous avez ? Vous m’inquiétez, je vous assure. Je suis venu exprès de bonne heure aujourd’hui pour le savoir.

FRANCINE.

Bon apôtre. Alors vous ne vous doutez pas de ce qui m’agite, pour me servir du même terme que vous ?

HENRI.

Non.

FRANCINE.

Et cependant vous êtes mon ami.

HENRI.

Bien sincère.

FRANCINE.

Seulement, vous êtes encore plus l’ami de M. de Riverolles.

HENRI.

Comment cela ?

FRANCINE.

Vous ne trahissez pas ses secrets.

HENRI.

Il ne m’en a pas confié.

FRANCINE.

Et vous n’en avez pas surpris ?

HENRI.

Non.

FRANCINE.

Il ne vous a pas dit qu’il a une maîtresse ?

HENRI.

Jamais.

FRANCINE.

Et vous ne vous en êtes pas aperçu ?

HENRI.

Pas davantage.

FRANCINE.

Dites-moi tout de suite que vous êtes un niais...

HENRI.

Si c’est votre idée, vous n’avez pas besoin que je vous le dise pour le croire.

FRANCINE.

Eh bien, sachez donc que mon mari a une maîtresse. Il ne l’a pas prise depuis que je suis sa femme, non, il ne m’a pas même fait l’honneur d’une nouveauté, il est retourné à l’ancienne. C’est à elle qu’il a été infidèle en m’épousant ; j’ai été un entr’acte dans les galanteries de cette demoiselle ; quel honneur pour moi ! C’est cette personne dont nous parlions hier. Vous n’en saviez rien, pauvre innocent ! Vous êtes-vous bien amusé au bal de l’Opéra ?

HENRI.

Je n’y suis pas allé.

FRANCINE.

Lucien y était cependant.

HENRI.

Ce n’est pas une raison.

FRANCINE.

Je croyais que vous vous suiviez partout, et il m’avait dit qu’il y allait avec ses amis. Il montait une fois de plus, qu’importe ! Il n’y allait donc bien que pour elle. Vous avez eu tort de ne pas y aller ; c’était charmant.

HENRI.

Comment le savez-vous ?

FRANCINE.

J’y suis allée.

HENRI.

Lucien vous y a conduite ?

FRANCINE.

Pour qui le prenez-vous ? J’y suis allée toute seule.

HENRI.

Allons donc !

FRANCINE.

Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? M. le maire, quand il nous a mariés, quel beau jour ! ne m’a-t-il pas dit : « La femme doit suivre son mari. » Mon Mari sortant, je l’ai suivi. Il allait au bal de l’Opéra ; je suis allée où il allait. Ce n’est pas ma faute, s’il est allé là. Du reste, j’étais absolument résolue à le suivre n’importe où il irait. Pas un de ceux qui se disent mes amis n’a pensé à essayer de faire comprendre à M. de Riverolles, que, quand on quitte une femme comme moi à une heure du matin, pour aller rejoindre une fille comme celle-là, on est un sot d’abord et un manant ensuite.

 

 

Scène IV

 

FRANCINE, HENRI, LUCIEN

 

LUCIEN, entrant.

Je viens de voir Annette.

À Henri.

Ah ! bonjour.

À Francine.

Elle me dit que tu es tout agitée. Qu’est-ce que tu as encore ?

Henri va pour parler bas à M. de Riverolles.

FRANCINE.

Il est inutile, mon cher monsieur de Symeux, de prévenir tout bas M. de Riverolles, je ne veux rien lui cacher, et, si vous voulez assister à notre conversation, je ne demande pas mieux que de l’avoir devant vous et devant n’importe qui.

LUCIEN.

Bref, qu’y a-t-il ?

FRANCINE.

Il y a que je suis allée au bal de l’Opéra, comme M. de Symeux allait vous le dire tout bas.

LUCIEN.

Parce que ?...

FRANCINE.

Parce que ça m’a plu.

LUCIEN.

Avec qui ?

FRANCINE.

Toute seule.

LUCIEN.

C’est une plaisanterie.

FRANCINE.

Demandez à la femme de chambre, qui m’a donné tout ce qu’il fallait pour sortir, au portier qui m’a ouvert la porte, au cocher de la compagnie qui m’a conduite. Je lui ai dit qu’il aurait vingt francs, s’il marchait bien, il a bien marché et il a été poli. Voici son numéro.

Elle lui donne le bulletin du cocher qu’elle tire de son petit portefeuille.

LUCIEN.

Et pourquoi êtes-vous allée au bal de l’Opéra ?

FRANCINE.

Parce que vous y alliez.

LUCIEN.

J’avais refusé de vous y conduire.

FRANCINE.

C’est pour cela que j’y suis allée sans vous.

LUCIEN.

Refuser de vous y conduire, c’était vous défendre d’y aller.

FRANCINE.

Il fallait le dire ; mais je ne vous aurais probablement pas obéi, n’ayant d’ordres à recevoir de personne.

LUCIEN.

Excepté de moi.

FRANCINE.

Parce que ?

LUCIEN.

Parce que je suis votre mari.

FRANCINE.

À quelle heure ?

LUCIEN.

En tout cas, je suis votre maître.

FRANCINE.

Pour invoquer les droits du maître, il faut remplir les devoirs de l’époux. En vous dérobant aux uns, vous renoncez aux autres.

LUCIEN.

Laissons là les phrases et les axiomes. Oui ou non, êtes-vous allée à ce bal ?

FRANCINE.

Puisque je vous l’ai déjà dit une fois.

LUCIEN.

Vous êtes sortie, cette nuit, de l’hôtel ?

FRANCINE.

Oui.

LUCIEN.

À quel moment ?

FRANCINE.

Cinq minutes après vous ; seulement je suis sortie à pied ; je ne voulais pas que l’on sût où j’allais. La première voiture qui passait, je l’ai prise.

LUCIEN.

Et vous vous êtes fait mener...

FRANCINE.

À la porte de votre cercle où je vous ai attendu et d’où vous êtes sorti à deux heures du matin, disant à votre cocher : « À l’Opéra. »

LUCIEN.

Et alors ?

FRANCINE.

J’ai dit au mien de me conduire chez un costumier, ce qu’il a fait, et j’ai acheté et revêtu un domino de satin noir, avec un masque à barbe de dentelle, tout neuf, bien entendu. J’ai laissé ma toque et mon manchon chez le costumier ; vous serez bien aimable de les prendre en passant, pour que nos gens ne soient pas mêlés à tout cela plus qu’il ne convient. De la part de mademoiselle Amanda. J’ai pris le nom d’une chanson pour la circonstance. Le costumier rendra les objets à la personne qui lui dira ce nom et qui lui remettra cette carte qu’il m’a donnée. C’est convenu.

Elle lui remet une carte.

Je suis entrée à l’Opéra, je vous le répète, puisque j’étais sûre que vous y étiez, j’ai congédié mon cocher après lui avoir donné les vingt francs que je lui avais promis, il ne faut jamais oublier les promesses. Vous vous rappelez que je vous en ai fait une cette nuit.

LUCIEN.

Et vous l’avez tenue ?

FRANCINE.

Je vous ai dit aussi que vous seriez le premier à le savoir, je tiens parole.

LUCIEN.

Je ne vous crois pas.

FRANCINE.

Libre à vous, n’en parlons plus. Venez-vous au patinage avec Annette et moi, dans une heure ?

LUCIEN.

Et vous m’avez retrouvé dans ce bal ?

FRANCINE.

Ah ! nous reprenons : oui, je vous ai retrouvé facilement, puisque je savais que vous seriez dans la loge où je vous ai vu pour la première fois, vous aviez eu la bonté de me le dire. Je n’ai pas perdu un seul de vos mouvements, de la loge où je me trouvais moi-même.

LUCIEN.

Quelle loge ?

FRANCINE.

La loge de M. de Saint-Hutin.

LUCIEN.

Vous êtes entrée dans cette loge ?

FRANCINE.

Je ne pouvais pas vous voir autrement que d’une loge faisant face à la vôtre. M. de Saint-Hutin étant tout seul dans cette loge, je me la suis fait ouvrir.

LUCIEN.

Vous lui avez dit qui vous étiez ?

FRANCINE.

Il ne l’a pas soupçonné une minute, si j’en juge par les propos qu’il m’a tenus.

LUCIEN.

Indécents ?

FRANCINE.

Un vrai charretier ! Mais je lui pardonne, d’abord parce que c’était prévu, ensuite parce qu’il a une excellente lorgnette avec laquelle je voyais jusqu’au fond de votre loge. Il y a eu un moment où vous avez certainement pensé à moi, à mon désavantage, il est vrai ; c’est quelques minutes après que le prince Aderowitch était entré dans votre loge. Vous avez tenu à lui faire voir les cheveux de mademoiselle Rosalie Michon qui les a défaits tout de suite. C’est à cela que je l’ai reconnue. Cette envie de montrer ses cheveux répondait dans votre esprit à la conversation que nous avions eue à ce sujet. Ses cheveux sont plus longs que les miens, je vous fais toutes mes excuses de vous avoir contredit sur ce point. Êtes-vous convaincu maintenant que j’ai été au bal de l’Opéra ?

LUCIEN.

C’est possible.

FRANCINE.

Et vous ne me demandez pas le reste ?

LUCIEN.

Non.

FRANCINE.

Cela vous suffit ?

LUCIEN.

Pour le moment.

FRANCINE.

Vous n’êtes pas curieux.

LUCIEN.

Je ne veux pas que vous disiez, même devant un ami des choses que, vraies ou fausses, vous regretteriez un jour d’avoir dites.

HENRI.

Je me retire.

FRANCINE.

Pourquoi ? Si M. de Riverolles n’est pas disposé à tout savoir, moi je suis résolue à tout dire. N’est-il pas convenu que nous disons tout ce que nous pensons, les uns devant les autres ? N’est-ce pas l’originalité de la maison ? Sans cela, nous serions dans la vulgarité la plus basse. Un homme du monde épouse une jeune fille d’aussi bonne noblesse que lui, devant une assistance aussi nombreuse que choisie, disent les journaux, aux sons de la plus belle musique, sous la bénédiction d’un évoque, qui s’est dérangé exprès pour cela. Quelques mois après, l’homme retourne à ses drôlesses, la femme prend un amant connu de tout le monde, mais en se cachant de son mieux ; voilà ce que nous voyons tous les jours. Je n’ai pas voulu de cette platitude pour moi. Il m’a semblé plus original que la femme ne sût même pas le nom de son amant et qu’elle racontât tout de suite le fait à son mari et à ses amis.

LUCIEN, à Henri.

Elle est folle ! Mon cher ami, voulez-vous bien aller jusque chez mon père et le prier de passer tout de suite ici, et revenez avec lui, je vous en prie. J’aurai encore besoin de vous. Priez aussi Stan de venir. Je puis avoir besoin de vous deux.

HENRI.

À bientôt !

FRANCINE, qui s’est mise à écrire.

Soyez donc aussi assez bon pour expédier cette dépêche à ma mère, pour lui annoncer mon arrivée.

LUCIEN.

Si je vous laisse partir.

FRANCINE.

Je vous défends bien de m’en empêcher. Je défends bien à qui que ce soit maintenant de m’empêcher de faire ce que je voudrai.

Donnant la main à Henri.

Allez, mon cher Henri, et merci. Pardonnez-moi mes vivacités de tout à l’heure ; vous voyez que j’avais quelques raisons d’être émue.

HENRI, à part.

Étrange femme !

Il sort.

 

 

Scène V

 

FRANCINE, LUCIEN

 

LUCIEN.

Et maintenant, dites-moi tout.

FRANCINE.

Vous êtes pressé. On vous attend.

LUCIEN.

Ne perdons pas de temps en railleries ; allons droit au fait.

FRANCINE.

Vous avez relevé et renoué de vos propres mains les cheveux de mademoiselle Rosalie Michon, ce que vous n’aviez pas fait pour les miens ; vous l’avez embrassée sur la nuque, là, pour votre récompense ; c’était un tableau charmant et vous avez remis le capuchon par-dessus les cheveux et le baiser. Pendant ce temps, j’ouvrais la porte de la loge de M. de Saint-Hutin et je me frayais avec peine un chemin jusqu’au bas de l’escalier, à travers une cohue d’hommes à moitié ivres et de femmes à moitié nues. Je suis arrivée avant vous au péristyle, vous avez fait signe au valet de pied de cette dame, car elle a un valet de pied tout comme nous ; il est allé chercher sa voiture et pendant que vous attendiez auprès d’elle, là où nous attendons, quand nous sortons des représentations du mercredi, je vous regardais, appuyée contre une colonne.

LUCIEN.

C’était vous qui me regardiez en respirant des roses ?

FRANCINE.

Que M. de Saint-Hutin m’avait données. C’était moi. Rien ne vous l’a dit ! Pas un pressentiment ! Pas un souvenir ! Il m’a passé un instant par l’esprit d’aller vous prendre le bras, de me nommer et de vous emmener avec moi pour en finir. Mais non, ce que vous faisiez était tellement ignoble que j’ai voulu aller jusqu’au bout de votre trahison et de ma menace. Je vous ai laissé partir.

LUCIEN.

Vous avez eu tort : je vous jure...

FRANCINE.

Ne jurez rien. Trop tard. Il était trois heures du matin. La voiture de cette dame s’est avancée, vous y avez pris place auprès d’elle, en disant au cocher : « À la Maison d’Or. » Est-ce bien cela ?

LUCIEN.

C’est bien cela.

FRANCINE, prenant un moment sa tête dans sa main.

Alors j’ai regardé autour de moi, et, au milieu des allants et venants, j’ai aperçu un grand jeune homme de vingt-huit à trente ans, de ceux à qui toutes les femmes comme celle que vous veniez d’emmener diraient : « Comme tu es beau ! » Faut-il continuer ?

LUCIEN.

Continuez.

FRANCINE.

Au lieu de vous regarder toujours, vous, j’ai commencé à le regarder, lui. Il paraît que cela suffit. Tous les hommes sont prêts à aimer comme à trahir, tout de suite. Ce beau garçon, évidemment en quête d’une intrigue dans cette halle du plaisir, s’approcha de moi. Il me devina jeune, il me supposa jolie, car il m’offrit son bras, avec toutes les formes apparentes du respect. Je le pris en disant d’une voix parfaitement déguisée ce que vous aviez dit : « À la Maison d’Or. » Nous y sommes allés à pied. Vous occupiez seul avec cette femme le cabinet n° 7.

LUCIEN.

Comment le savez-vous ?

FRANCINE.

J’ai donné de l’argent au garçon, un gros.

LUCIEN.

Eugène.

FRANCINE.

Eugène, si vous voulez, et je lui ai demandé les noms des hommes qui soupaient. Il vous a nommé avec les autres sans hésitation, comme si c’était la chose du monde la plus simple, qu’un homme marié vienne souper publiquement dans un cabaret avec sa maîtresse. J’ai pris le cabinet n° 9, qui était justement libre. Nous n’étions séparés de vous que par une cloison. Je vous entendais rire ; vous étiez très gai. J’aimais encore mieux vos éclats de rire que vos silences. J’ai dit au garçon de nous servir tout ce qu’il servait au n° 7. Ça lui a paru original ; il a ri aussi, Eugène. Nous avons mangé exactement les mêmes choses que vous, vous pouvez contrôler, voici la carte.

Elle tire un morceau de papier de son portefeuille et le remet à Lucien.

Tranquillisez-vous, c’est moi qui l’ai payée. Je ne suis pas de celles à qui on paye à souper.

LUCIEN.

Le nom de cet homme ?

FRANCINE.

Je ne le sais pas, pas plus qu’il ne sait le mien. J’avais une vengeance à exercer, j’avais un crime à commettre, il me fallait absolument un complice, j’ai pris celui que j’ai trouvé sous ma main, mais de façon qu’il ne pût jamais me dénoncer. Ce monsieur n’existe plus pour moi. Il a été ce qu’aurait pu être un flacon de laudanum ou un boisseau de charbon. Il n’y aura personne de mort, il n’y aura qu’un infidèle de plus et une honnête femme de moins. D’ailleurs, qu’est-ce que vous lui voulez, à cet homme ? Le tuer ! Ah ! oui ! vous avez ce moyen-là, vous, les hommes, quand vous en haïssez un autre. Ce n’est pas un homme qu’il faudrait tuer, c’est un fait et cela est impossible. Entre hier et aujourd’hui, il y a votre trahison et mon infamie, c’est-à-dire ce qui est inoubliable pour l’un comme pour l’autre, irréparable pour vous comme pour moi. Dieu lui-même n’y pourrait rien. Je ne vous aime plus et je me méprise. Je n’ai plus de pudeur, je n’ai plus d’espérance. Je n’ai même ni les regrets, ni les remords avec lesquels on assure qu’on peut refaire tout cela. Si, ayant horreur du vide dans lequel je me sens à tout jamais, je voulais mourir, je ne sais pas à quelle place de mon corps il faudrait frapper pour trouver quelque chose à achever en moi. Il me semble que j’ai passé cette nuit sur les tables de pierre et dans les linceuls de glace de la Morgue, et la crudité de mon récit n’est que le dernier soupir de ma dignité perdue.

Elle se laisse tomber sur le canapé.

LUCIEN, se promenant avec une grande agitation.

C’est bien ! c’est bien ! Il vous reste maintenant à me jurer que tout ce que vous venez de me dire est vrai.

FRANCINE.

Je le jure.

LUCIEN.

Sur quoi ?

FRANCINE.

Sur l’honneur.

LUCIEN.

Lequel ?

FRANCINE.

Celui d’hier.

LUCIEN, levant le bras sur elle.

Malheureuse !

FRANCINE, restant droite devant lui.

Mais tuez-moi donc ! vous voyez bien que je ne demande que ça.

LUCIEN.

C’est bien. Rentrez dans votre appartement et attendez mes ordres. Puisque vous voulez être déshonorée, vous le serez, je vous en réponds.

FRANCINE.

Tant que vous voudrez. Adieu !

LUCIEN.

Oh ! oui, adieu.

FRANCINE, à part, en sortant.

Ah ! puisses-tu souffrir seulement la moitié de ce que j’ai souffert.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

LUCIEN, puis ÉLISA, puis CÉLESTIN, puis LE MARQUIS

 

Lucien seul s’assied sur le canapé. Il réfléchit et prend machinalement une cigarette sur la table à côté du canapé. Il va à la cheminée pour l’allumer et la jette au feu, puis il prend son chapeau, le met sur sa tête pour sortir, sort, puis rentre aussitôt en songeant et en marchant lentement. Il sonne deux fois et va remettre son chapeau sur un meuble au fond du théâtre.

ÉLISA, entrant.

C’est bien Monsieur qui a sonné deux fois ?

LUCIEN.

Et c’est bien à vous que j’ai affaire. Madame est sortie cette nuit ?

ÉLISA.

Oui, Monsieur.

LUCIEN.

Elle ne vous a pas défendu de me le dire ?

ÉLISA.

Non, Monsieur ; quand je lui ai demandé s’il fallait dire quelque chose à M. le comte, Madame m’a dit : « Faites ce que vous voudrez. »

LUCIEN.

Alors, vous avez pensé qu’il valait mieux vous taire.

ÉLISA.

Il est toujours temps de parler, si on vous interroge.

LUCIEN.

Et qu’avez-vous supposé ?

ÉLISA.

Que Madame devait avoir une raison bien grave pour sortir seule à pied, par ce froid, à pareille heure. Mais ce dont Monsieur peut être sûr, c’est que Madame n’a rien fait de mal.

LUCIEN.

Personne ne l’accuse. Et vous avez cherché cette raison qui faisait sortir Madame ?

ÉLISA.

Et je l’ai trouvée, je crois. Je me suis dit que Madame était jalouse et voulait savoir où allait Monsieur. Alors...

LUCIEN.

Alors ?...

ÉLISA.

Alors, j’ai appelé Célestin, je l’ai mis au courant en deux mots et je lui ai dit de suivre madame la comtesse sans qu’elle le sût, et cela surtout pour protéger ma maîtresse qui paraissait fort troublée, qui pouvait courir un danger, seule, la nuit, dans les rues de Paris. Célestin était au service de M. le comte avant que M. le comte fût marié, et M. le comte n’a jamais douté de son dévouement...

LUCIEN.

Et Célestin l’a suivie ?

ÉLISA.

Oui, monsieur le comte, il a cru bien faire.

LUCIEN.

Il a bien fait. Sonnez Célestin, je vous prie.

Elle s’éloigne et sonne.

Allons, me voilà à la merci des valets, maintenant.

À Élisa.

Vous pouvez vous retirer.

Elle sort, Célestin entre par la porte de l’autre côté.

LE COMTE, à Célestin.

Vous avez suivi la comtesse cette nuit ?

CÉLESTIN, un peu embarrassé.

Monsieur le comte...

LE COMTE.

Parlez franchement, je viens de dire à votre femme que vous aviez eu raison.

CÉLESTIN.

Je parlerai d’autant plus volontiers que M. le comte verra qu’il n’a rien à reprocher à Madame.

LE COMTE.

Je le sais. Qu’a dit le portier en la voyant sortir ainsi ?

CÉLESTIN.

Il en était tout étonné. Lorsqu’il avait entendu Madame demander le cordon et s’en aller à pied, il s’était précipité pour lui ouvrir la porte cochère ; mais lorsqu’il m’a vu suivre tranquillement Madame, comme lorsque je marche derrière elle en plein jour, quand elle sort à pied, il a pensé qu’elle allait dans le voisinage et qu’elle m’avait dit de l’accompagner. Je me tenais à grande distance, pour que Madame ne me voie pas, et en effet elle ne m’a pas vu. Elle allait, elle allait. Enfin, elle a pris une voiture qui passait, elle a dit au cocher : « Au cercle de la rue Royale ». J’ai couru, je suis arrivé aussi vite que la voiture, dont j’avais vu le numéro de loin, 3728.

LUCIEN, regardant le bulletin que lui a remis Francine.

C’est bien cela.

CÉLESTIN.

La voiture a attendu à peu près une demi-heure.

LUCIEN.

Et, pendant ce temps-là, vous n’avez pas eu l’idée de monter m’avertir que Madame me guettait !

CÉLESTIN.

Je ne savais pas que monsieur le comte était au cercle. Monsieur avait donné les ordres au cocher sous la voûte, où je n’étais pas, moi.

LUCIEN.

Ne pouviez-vous demander, au cercle, si j’y étais ?

CÉLESTIN.

Et si Monsieur n’y avait pas été ?

LUCIEN.

Eh bien, je n’y aurais pas été, voilà tout.

CÉLESTIN.

Alors, j’aurais pu supposer que ça n’était pas pour Monsieur que Madame était là.

LUCIEN.

Insolent !

CÉLESTIN.

Monsieur me demande de parler franchement, je parle franchement. On est embarrassé dans ces cas-là. Que Madame sache que Monsieur... C’est ennuyeux, évidemment, mais ça s’arrange toujours, tandis que si, par une maladresse, j’avais été apprendre à Monsieur.., enfin je tenais à ne pas faire de bêtises. Je n’en faisais pas, quand Monsieur était garçon, ce n’est pas pour commencer maintenant. La vérité, que je comprends maintenant, c’est que Madame soupçonnait Monsieur et qu’elle le suivait. Élisa est comme ça. Ce qu’elle m’a suivi de fois ! Une femme jalouse, monsieur le comte, il n’y a plus d’éducation, il n’y a plus de rang, il n’y a plus rien, il n’y a plus que la jalousie.

LUCIEN.

C’est bien. Allez ! allez !

CÉLESTIN.

Monsieur est descendu, et il a dit à son cocher, qui ne savait pas, qui ne sait pas, je ne lui ai pas dit que j’étais là.

LUCIEN.

C’est heureux.

CÉLESTIN.

Monsieur a dit à son cocher : « À l’Opéra ». Alors madame la comtesse, qui avait entendu aussi bien que moi, s’est fait conduire chez le costumier de la rue Halévy. Madame est ressortie quelques instants après en domino, elle a remonté dans son fiacre, et elle est allée a l’Opéra, où elle est entrée bravement... Alors, c’était tout à fait clair pour moi.

LUCIEN.

Du moment que c’était tout à fait clair pour vous, vous pouviez entrer dans la salle de l’Opéra, me chercher et me prévenir.

CÉLESTIN.

On ne m’aurait pas laissé entrer avec une livrée.

LUCIEN.

Vous n’aviez qu’à faire comme la comtesse, aller chez le costumier et vous mettre en pierrot on en polichinelle.

CÉLESTIN.

J’y ai bien pensé encore, mais j’étais sorti si précipitamment que je n’avais que quarante sous sur moi.

Le marquis entre.

LE MARQUIS.

Que se passe-t-il ? M. de Symeux m’a dit de venir tout de suite. Bonjour.

LUCIEN.

Bonjour, mon père ! Si vous voulez vous asseoir...

Il donne la main à son pure et lui approche un siège. Le marquis dépose sa canne et son chapeau et s’assied. À son père.

Écoutez !... écoutez !

LUCIEN, à Célestin.

Alors, vous êtes rentré à l’hôtel ?

CÉLESTIN.

Oui, monsieur le comte.

LUCIEN.

Seul.

CÉLESTIN.

Évidemment.

LUCIEN.

Et qu’avez-vous dit au portier qui vous voyait rentrer sans la comtesse.

CÉLESTIN.

Ma foi, monsieur le comte, j’ai peut-être eu tort, mais comme j’étais sûr que Madame ne faisait rien que de très naturel, je n’ai pas voulu qu’elle puisse être soupçonnée et je me disais : « Si Madame rentre sans son mari et sans moi, qu’est-ce que le portier va penser ? » Alors, ma foi ! je lui ai tout dit, au portier.

LUCIEN.

Bien !

CÉLESTIN.

Il a attendu. Il a tiré le cordon à Monsieur, quand Monsieur est rentré, et, un quart d’heure après, à Madame, quand Madame est revenue ; car Madame est revenue pas plus d’un quart d’heure après Monsieur.

LUCIEN.

Vous êtes un brave homme, Célestin.

CÉLESTIN.

Je n’ai pas besoin de dire à monsieur le comte qu’il n’y a qu’Élisa, le portier et moi qui sachions l’histoire.

LUCIEN.

Ça suffit bien !

CÉLESTIN.

N’empêche que je me disais de temps en temps : M. le comte se fera pincer, il ne se cache pas assez. Et Madame aime tant M. le comte.

LUCIEN.

Tenez, prenez ceci et ayez toujours plus de quarante sous dans votre poche.

Il lui donne un billet de 500 francs.

CÉLESTIN.

Oh ! merci, monsieur le comte.

Il met le billet dans son porte-monnaie. À part, en sortant.

Bah ! Madame pardonnera.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LUCIEN, LE MARQUIS, puis HENRI, STAN, THÉRÈSE

 

Le marquis va pour parler à Lucien qui l’arrête.

LUCIEN.

Vous permettez, mon père.

Il va au téléphone, où il frappe, et revient à son père. Au moment où il va lui parler, on sonne au téléphone.

Pardon, mon père !

Il va au téléphone.

LE MARQUIS.

Si c’est pour ça que tu m’as fait venir...

LUCIEN.

Excusez-moi, mon père, je suis un peu troublé. –

Parlant au téléphone.

Hallo ! hallo ! Oui, en communication avec maître Gandonnot, notaire, rue de Berlin, 91.

LE MARQUIS.

Monsieur de Symeux m’a mis au courant en quelques mots. Tu t’es fait pincer, comme dit ton valet de chambre qui a l’air d’un finaud.

LUCIEN.

Si ce n’était que ça ?

LE MARQUIS.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Sonnette au téléphone. Entrent Stanislas et Symeux, pendant que Lucien va au téléphone.

LUCIEN.

Pardon, mon père ! –

Au téléphone.

C’est vous, maître Gandonnot ?

STAN.

Qu’est-ce qui lui prend ?

LUCIEN.

Non ! qui êtes-vous ? Son premier clerc, bien... Je suis M. de Riverolles, priez maître Gandonnot, s’il rentre avant cinq heures, de passer chez moi... Merci, Monsieur.

Il quitte le téléphone.

THÉRÈSE, entrant.

On me dit que Francine est partie avec Annette pour aller au patinage. Mais, comme je voulais me retirer, Élisa a pris des airs mystérieux et m’a priée d’attendre Madame et de parler à Monsieur. Qu’y a-t-il ?

LUCIEN.

Il y a que votre amie madame de Riverolles, hier, après votre départ... vous vous rappelez de quelle humeur elle était ?...

THÉRÈSE.

C’est pour ça que je reviens de bonne heure, je le lui avais promis.

LUCIEN.

Eh bien, après votre départ, m’ayant vu sortir, elle m’a fait une scène de jalousie intempestive et m’a menacé si...

LE MARQUIS.

Si ?

LUCIEN.

Si elle apprenait jamais que je lui fusse infidèle, d’en faire autant de son côté. Je n’ai fait qu’en rire, bien entendu. Elle m’a suivi au bal de l’Opéra, sans que je me doutasse de rien, de là à la Maison d’Or, en compagnie d’un monsieur qu’elle ne nomme pas, parce qu’elle prétend ne pas le connaître et dont elle vient de me dire en face qu’elle a été la maîtresse. Voilà ce qu’il y a. J’ai espéré un moment que c’était un jeu qu’elle jouait, soit avec Henri, soit avec Stanislas ; mais ce n’est ni vous, Henri, ni toi, Stanislas, qui avez accompagné la comtesse ?

STANISLAS.

Non, mais c’est peut-être Carillac.

LUCIEN.

Je suis sûr que ce n’est pas Carillac. Je ne l’ai pas convoqué. Je ne veux pas qu’il soit mêlé à tout cela pour des raisons que je vous dirai plus tard. Nous n’avons pas de secrets les uns pour les autres, je suis aussi sûr de votre discrétion que vous êtes sûrs de ma confiance. Voilà la situation, mon père, qu’est-ce que vous en pensez ?

LE MARQUIS.

Je pense que c’est à la fois monstrueux, absurde et possible. Sur cent femmes amoureuses, il y en a quarante qui disent à l’homme qu’elles aiment ce que ta femme t’a dit : « Si tu avais une maîtresse, j’aurais un amant » ; il y en a vingt qui disent : « Si tu me trompais, je partirais et tu ne me reverrais plus ; » il y en a quinze qui disent : « Si tu m’étais infidèle, je le tuerais ou je me tuerais, ou je te tuerais et moi ensuite. »

THÉRÈSE.

Et les autres ?

LE MARQUIS.

Les autres ne disent rien, ce sont les plus inquiétantes, elles se réservent la diversité des moyens de représailles ou d’attaques. Maintenant, combien y en a-t-il qui font ce qu’elles ont menacé de faire, autre question ?

THÉRÈSE.

Et Francine n’a pas fait ce qu’elle a dit à son mari. Je sais bien ce qu’elle me disait aussi, à moi, hier, à cette même place et sur ce même sujet. La femme qui parlait de la sorte n’a pas fait ce dont on l’accuse, ce dont elle s’accuse, j’en réponds, j’en réponds.

LUCIEN.

Vous m’avez prévenu cependant qu’elle était capable d’un coup de tête. Eh bien ! ce coup de tête, le voilà. Quand tout le monde répondrait de l’innocence de madame de Riverolles, à laquelle personne n’a plus d’intérêt que moi à croire, à quoi cela me servirait-il, tant qu’elle ne trouvera pas le moyen de me la prouver elle-même ? Et comment me la prouverait-elle ? Elle ne le peut plus. Elle a brûlé ses vaisseaux. Elle m’a fait une certaine menace, elle arrive et elle me dit : « Cette menace est exécutée. » Quel est le complice ? Un inconnu. Où est-il ? Je n’en sais rien. Comment voulez-vous savoir la vérité ? C’est insoluble. Supposons qu’elle dise tout à coup le contraire de ce qu’elle a dit tout d’abord, qui prouverait qu’elle dit vrai maintenant ? Où retrouver l’inconnu en question ? Et si, par miracle, on le retrouvait, comment le faire parler ? et s’il disculpait la comtesse, comment le croire ? Il ne ferait que son devoir le plus élémentaire de galant homme en gardant le secret et en garantissant l’honneur d’une femme dans une pareille circonstance.

THÉRÈSE.

Quand je vous disais qu’il ne faut pas lutter de ruse avec une femme ! Francine n’a fait qu’une bouchée de toutes vos combinaisons.

STANISLAS.

Bien joué, évidemment bien joué.

LUCIEN.

Tu trouves ça bien joué, toi, je te remercie.

STANISLAS.

Ne deviens pas aigre, ne deviens pas aigre, ce n’est pas de ma faute.

LUCIEN.

Demandez à Henri, qui a entendu le commencement de notre conversation entre la comtesse et moi, demandez-lui si elle avait l’air d’une personne qui joue un rôle.

HENRI.

Évidemment, non ; elle paraissait bien sincère ; mais comme madame Smith, je réponds de madame de Riverolles.

LUCIEN, à Stanislas.

Et toi, qu’est-ce que tu penses ?

STANISLAS.

Montaigne eût dit : « Que sais-je ! » et Rabelais : « Peut-être... » Je ne peux pas croire, non plus, que madame de Riverolles ait fait ce qu’elle dit ; mais je ne mettrai jamais ma main au feu qu’une femme est innocente ou coupable. C’est un jeu où le diable lui-même jette ses cartes.

LUCIEN.

Et Stan a raison. Si maligne que soit une femme, il y a des choses qu’elle ne saurait inventer, il y a des mois et des accents qu’elle ne trouve que dans le souvenir d’une réalité, surtout quand elle est une femme du monde... Pour être sortie seule, Francine est sortie seule, c’est positif ; pour être allée au bal de l’Opéra, elle est allée au bal de l’Opéra, c’est certain ; pour avoir soupe à la Maison d’Or avec un homme que nous ne connaissons ni les uns ni les autres, pas même elle, peut-être, elle y a soupe. Quand je lui ai demandé de me le jurer sur l’honneur, elle me l’a juré sur l’honneur et si nettement que j’ai vu tout rouge et que j’ai cru que j’allais la tuer. Tout ce que m’a dit la comtesse est donc aussi certain que précis ; elle veut que je le croie ; eh bien, je le crois et je m’en tiens là.

LE MARQUIS.

Et alors ?

LUCIEN.

Et alors ou madame de Riverolles prouvera aujourd’hui même et devant nous tous, d’une manière irréfutable, qu’elle n’a rien fait de ce qu’elle avance, ou il y aura rupture complète entre elle et moi, et cela immédiatement. Je viens de téléphoner à mon notaire de venir me parler, et, si je vous ai prié de vous rendre tout de suite ici, mon père, c’était d’abord pour vous informer de ce qui se passe, et maintenant pour vous prier d’accompagner la comtesse à Nice et de la remettre entre les mains de ses parents, à qui elle a écrit du reste qu’elle comptait aller les rejoindre. Après tout, puisqu’elle veut y aller, qu’elle y aille !

LE MARQUIS.

Soit !... Mais qu’est-ce que ton notaire a à voir là-dedans ?

LUCIEN.

Je veux qu’il établisse bien exactement l’état respectif de nos deux fortunes. Je ne veux naturellement rien garder de ce qui appartient à madame de Riverolles, dont la fortune d’ailleurs est égale à la mienne. Séparation de biens d’abord, séparation de corps ensuite, et tout cela le plus tôt possible.

LE MARQUIS.

Où ai-je lu une histoire dans le genre de la tienne ? Ah ! c’est dans la vie des dames galantes de Brantôme. Le sire de Pontamafrel, marié à une belle et honneste dame, crut devoir comme toi, tandis qu’elle faisait noblement fonction naturelle et respectable de nourrice, se donner passe-temps joyeux avec une de ses suivantes. La dame en eut connaissance, ne souffla mot et mena l’allaitement jusqu’au terme profitable à son rejeton, très friand du sein maternel, après quoi elle donna assignation, comme on disait alors, à l’écuyer de son époux, et vint sur l’heure avertir son seigneur – et traître, – c’est l’expression de Brantôme, de ce qu’elle avait fait, ajoutant : « Monsieur, nous voilà quittes. »

LUCIEN.

Et que fit le seigneur de Pontamafrel ?

LE MARQUIS.

Brantôme assure qu’ayant ouï le récit de sa femme, il s’écria piteusement : « Je n’ai que ce que je mérite, ayant donné à Agar la place de Sara, sans avoir les bonnes raisons d’Abraham. » Il demanda au roi, qui lui devait récompense pour quelques beaux faits d’armes, d’anoblir son écuyer, afin qu’un vilain n’eût pas bu dans son verre, puis il arma pour le nouvel anobli une compagnie de cinquante hommes et l’envoya guerroyer contre les Turcs, dans l’un desquels combats le jeune chevalier reçut en plein giron, trois grands coups de lance dont il mourut chrétiennement ainsi que devait faire un homme ayant obtenu si grandes faveurs d’une dame et d’un roi.

LUCIEN.

Et ensuite ?

LE MARQUIS.

Ensuite le seigneur de Pontamafrel attendit le temps congru pour être sûr que bâtard d’écuyer ne se glisserait pas par représailles même légitimes de femme dans la première noblesse de France et qu’il n’y aurait pas à biffer d’une barre les besans d’or de son champ d’azur. Puis, le temps révolu, il offrit un riche présent à sa femme et lui demanda pardon à genoux de l’injure qu’il lui avait faite, et, pour mettre fin à tout malentendu de cette sorte, il la rendit mère de trois enfants qu’elle nourrit comme elle avait fait du premier, sans que le sire de Pontamafrel se livrât jamais plus aux ébats irréguliers et clandestins. Ce furent deux garçons qui devinrent de vaillants capitaines et une fille qui fut abbesse et mourut en telle odeur de sainteté qu’il ne resta plus trace dans la mémoire de Dieu du manquement que l’épouse avait fait à l’un des premiers commandements.

LUCIEN.

Le conte est fort joli, mon père, mais autres temps, autres mœurs.

LE MARQUIS.

Il n’y a pas d’autres temps, il n’y a pas d’autres mœurs, monsieur mon fils, surtout pour les gens de notre race. Fais ce que dois, advienne que pourra, voilà de quoi traverser tous les temps et faire face à toutes les mœurs. Depuis que je vous écoute ici, je ne vous entends parler que des représailles de ma bru dont tout le monde doute et vous ne dites lien de votre faute à vous dont nous sommes tous sûrs. Il serait bon d’en parler cependant. Si vous vous étiez conduit comme vous auriez dû, nous n’en serions pas à convoquer un congrès comme à Vienne, à cette fin de discuter sur le to be or not to be de votre honneur. Quand un gentilhomme a fait serment devant Dieu à une honnête fille, choisie parmi ceux de son rang, comme est votre femme, son égale en naissance et en fortune, n’ayant fait en l’épousant ni commerce d’argent, ni calcul de vanité, quand un gentilhomme a fait serment à cette jeune fille de lui donner protection et de lui garder fidélité, il n’y a pas de promesse de souper à la Maison d’Or, si sacrée qu’elle soit, qui le relève de ce serment. Vous n’êtes pas de cet avis, je le regrette pour vous et même pour moi qui puis être soupçonné, étant votre père, de vous avoir donné ces mauvais exemples, ce qui n’est pas. La jeune fille que l’on vous a confiée et qui ne savait rien de la vie, vous la pouviez pétrir à votre guise. Il vous a convenu de lui raconter vos anciennes fredaines, de lui nommer vos anciennes maîtresses, de la mener dans tous les cabarets et lieux de plaisir mal famés et malsains où elle pouvait se trouver en contact et en lutte avec des créatures dont elle ne devait même pas soupçonner l’existence. Mais alors ne vous étonnez pas que le jour où elle apprend votre perfidie et où elle veut vous la faire payer, ce soit une idée de dame galante qui lui traverse l’esprit. J’espère, je suis convaincu, je suis certain que ce que madame de Riverolles vous a dit est faux et qu’elle veut tout simplement vous donner bonne et rude leçon ; mais si cela est vrai, vous n’avez que ce que vous méritez, comme le sire de Pontamafrel, et il ne vous reste plus qu’à faire comme lui. Allez-vous-en acheter pour vingt-cinq mille francs de dentelles avec madame Smith, afin de ne pas être trop volé par le marchand, et déposez-les aux pieds de votre femme en lui disant : « Je ne crois pas un mot de votre histoire et voici, Madame, de quoi faire la robe de baptême de notre prochain enfant », et que, dans six mois au plus, nous mangions tous des dragées. Est-ce votre avis, Madame ? est-ce voire avis, Messieurs ?

THÉRÈSE.

C’est parler d’or, monsieur le marquis.

HENRI.

Approuvé à l’unanimité, n’est-ce pas, Stanislas ?

STANISLAS.

Ça ne se demande même pas.

LUCIEN.

Grand merci. Messieurs. Je ne dirais peut-être pas non, s’il n’y avait dans le momie que des gens d’esprit pour faire l’opinion, mais il y a trop d’imbéciles.

LE MARQUIS, haussant les épaules.

C’est vrai et il y en a même presque toujours un de plus qu’on ne croit.

Lucien sonne.

Qu’est-ce que tu sonnes encore ?

LUCIEN.

Je vais sortir ; j’ai une course à faire.

À Célestin qui entre.

La voiture est en bas ?

CÉLESTIN.

Oui, monsieur le comte.

LUCIEN.

Mon chapeau.

Célestin donne le chapeau et sort.

LE MARQUIS.

Comme je veux embrasser ma fille qui est avec ta femme, nous allons les attendre en faisant un whist.

THÉRÈSE.

Je ne m’en irai certainement pas sans avoir vu Francine.

LUCIEN.

Pardon, mon père, c’est que je voulais demander à Henri d’aller faire une course pour moi.

LE MARQUIS.

Soit ; nous jouerons avec un mort.

LUCIEN.

C’est que j’aurais aussi besoin de Stan.

THÉRÈSE.

Nous ferons un piquet, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Va pour le piquet.

À Lucien.

Fais-nous faire grand feu et envoie-nous des biscuits et du madère.

LUCIEN, sortant.

Je ne serai pas longtemps.

LE MARQUIS.

Va, va ; l’air ne peut te faire que du bien.

Henri et Stan sortent après avoir salué le marquis et lui avoir donné la main. Pendant ce temps, il a donné les cartes. Célestin arrange le feu, un autre domestique apporte un plateau.

LE MARQUIS, à Thérèse.

Ma chère baronne, c’est vous qui allez nous savoir la vraie vérité.

THÉRÈSE.

Je ne pense qu’à ça.

LE MARQUIS.

En attendant, voulez-vous que je vous dise mon opinion sur mon fils ? C’est un simple serin.... J’ai une seizième majeure et quatorze d’as.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

Au lever du rideau, LE MARQUIS et THÉRÈSE sont dans la même position qu’à la fin de l’acte précédent, puis HENRI, STAN, FRANCINE, ÉLISA, puis LUCIEN

 

LE MARQUIS.

Baronne, vous avez perdu.

THÉRÈSE.

Je suis un peu distraite. Je voudrais voir revenir Francine. Avec une tête aussi folle que celle-là, on peut s’attendre à tout.

LE MARQUIS.

Il n’y a rien à craindre, elle est sortie avec ma fille.

THÉRÈSE.

C’est vrai, mais j’aimerais autant qu’elle fût là. Ah ! voici M. de Symeux !

Henri entre au fond, à droite, tenant un carton.

D’où arrivez-vous avec ce petit carton ?

HENRI.

Lucien m’a prié d’aller reprendre chez le costumier le manchon et la toque de sa femme. Il avait peur d’être rencontré, reconnu, tandis que moi, célibataire, je ne compromets personne et je rends l’incident vraisemblable.

Ouvrant le carton et montrant los objets.

Voilà les pièces de conviction.

LE MARQUIS.

Et M. de Grandredon, où l’a-t-il envoyé ?

HENRI.

À la Maison d’Or, interroger Eugène.

Henri porte le carton dans la chambre de Lucien. Stan entre. Il a entendu les derniers mots.

STAN.

Et Eugène m’a dit un mot admirable ; je n’ai pas perdu ma course.

THÉRÈSE.

Enfin, Francine a-t-elle soupe là ?

STAN.

Elle y a soupé.

THÉRÈSE.

Ce garçon a vu son visage ?

STAN.

Non, elle ne s’est pas démasquée et elle ne disait pas un mot pendant qu’il servait ; mais la taille, la tournure, le bouquet de roses, tout est conforme au récit de madame de Riverolles, récit que Lucien nous a fait à Henri et à moi dans tous ses détails, plutôt deux fois qu’une. Tout ce que sait Eugène, c’est que cette dame a très peu mangé, quelques huîtres, un peu de raisin, et elle a bu un demi-verre de vin de champagne. Quand l’inconnu a voulu payer l’addition, la chose était déjà faite. C’est là qu’est le mot d’Eugène. – Je lui dis : « Alors, si cette dame a payé l’addition, c’est une femme du monde. » Il m’a répondu : « Ah ! Monsieur, ça no prouve plus rien maintenant. Les autres se sont mises aussi à payer. »

LE MARQUIS.

Et le monsieur ?

STAN.

Eugène ne l’a jamais vu auparavant, et il a une mémoire remarquable des figures. Ce n’est pas un homme de notre monde, m’a-t-il dit.

THÉRÈSE.

Jeune ?

STAN.

Jeune. Trente ans au plus.

THÉRÈSE.

Blond ou brun ?

STAN.

Brun, assez grand, l’air distingué ; beau garçon, pas de décorations.

LE MARQUIS.

Il sera plus facile à retrouver alors.

THÉRÈSE.

Et cet Eugène ne soupçonne pas le nom de la dame ?

STAN.

Il ne s’en doute pas. C’est pourquoi j’ai tenu à ce que Lucien me chargeât de la mission. Lui, se serait trahi. Il est agité. Pour un homme agité, c’est un homme agité, quoiqu’il le cache le plus possible.

LE MARQUIS.

Le monsieur a-t-il bien mangé ?

STAN.

Il a mangé de tout, dit Eugène.

LE MARQUIS.

C’est un parent.

THÉRÈSE.

Et comment sont-ils partis ?

STAN.

Il l’a accompagnée jusqu’à une voiture de place qui stationnait derrière la seule voiture de maître qui se trouvait là, celle de Rosalie, sans doute ; il lui a dit quelques mots par-dessus la portière ; alors elle a retiré son gant, elle lui a tendu sa main qu’il a baisée le plus respectueusement du monde et elle lui a donné son bouquet de roses. Il s’est éloigné à pied et elle est restée dans la voiture, attendant que celle qui était devant s’éloignât. Elle a dit alors quelques mots au cocher qui a suivi.

THÉRÈSE.

Qui vous a raconté tout cela ?

STAN.

Le chasseur qui fait le service des voitures. Il voit tout, il se rappelle tout, et il raconte tout.

LE MARQUIS.

Maintenant, je suis d’avis que lorsque Francine va rentrer, nous paraissions tous ignorer cette histoire. Lucien ne nous a rien dit. C’est madame Smith seule qui interviendra, quand elle le jugera convenable.

STAN.

C’est entendu.

HENRI.

C’est dit.

Francine entre.

THÉRÈSE.

La voici !

FRANCINE.

Excusez-moi, mon cher beau-père, de ne pas m’être trouvée là quand vous êtes venu, mais j’avais promis à Annette de raccompagner an patinage. Les journées de glace comme celles-ci sont rares ; je voulais tenir ma parole et causer avec elle. Et puis j’avais quelques emplettes à faire ; maintenant, c’est avec vous que j’ai besoin de causer pendant qu’elle n’est pas là et de choses sérieuses...

À Thérèse en l’embrassant.

Tu vas bien ?

THÉRÈSE.

Et toi ?...

FRANCINE.

À merveille !

THÉRÈSE.

Moi aussi, j’aurais besoin de causer avec toi, quand tu auras fini avec le marquis.

FRANCINE.

Et que j’aurai essayé mes robes. La couturière m’attend avec Annette.

THÉRÈSE.

Quand tu voudras : je reste ici.

FRANCINE, donnant une poignée de main à Henri.

Bonjour, mon cher monsieur de Symeux.

À Stanislas.

Je ne sais si je dois vous donner la main à vous : vous avez bien peu d’amitié pour moi.

STANISLAS.

Peut-on dire cela, peut-on dire cela !

Elle lui donne la main.

FRANCINE.

Enfin, comme je ne vous verrai plus souvent, maintenant, je vous pardonne.

STANISLAS.

Où allez-vous donc ?

FRANCINE.

Je pars.

STANISLAS.

Pour ?

FRANCINE.

Pour Nice.

STANISLAS.

Quand ?

FRANCINE.

Ce soir.

STANISLAS.

Seule ?

FRANCINE.

Seule.

Elle le quitte pour aller au marquis.

Mon cher beau-père, je veux vous parler, avant de partir, d’une personne que j’aime comme si elle était ma sœur, – de votre fille. J’ai profité de son séjour ici pour la bien étudier. C’est une enfant très simple, très raisonnable, très réfléchie, quelquefois un peu triste, toujours sérieuse, et qui ne rêve pas sur la vie plus qu’il ne faut. Nous vivons dans un monde un peu tapageur, surtout depuis quelques années ; elle a peur de ce monde dont elle n’est que de nom et de naissance, et cependant elle ne peut ni ne doit en sortir. Bref, je ne vous étonnerai pas en vous apprenant qu’au milieu de tous les hommes plus ou moins jeunes, plus ou moins séduisants, plus ou moins frivoles qui nous entourent, ses pensées se sont portées sur le moins jeune, mais aussi sur le moins léger, sur celui qui pouvait le moins prévoir une pareille distinction et qui n’a rien fait pour la provoquer. Il a plus de quarante ans et il a les cheveux presque gris.

LE MARQUIS.

Et c’est ?...

FRANCINE.

C’est M. de Symeux.

LE MARQUIS.

Elle vous a fait part de ses sentiments ?

FRANCINE.

Non ; elle n’est pas fille à les révéler à qui que ce soit, avant de vous en avoir parlé, à vous ; elle vous respecte trop pour cela ; mais elle m’a parlé souvent de M. de Symeux et tout à l’heure encore, en termes tels, qu’il n’y a pas de doute pour moi. Je ne dirai pas qu’elle l’aime, ce mot a servi à tant de choses banales, étranges ou honteuses, qu’on ne sait plus si on peut l’employer, mais elle ne voit certainement que lui dont elle consentirait à être la femme, avec qui elle accepterait de passer toute sa vie. Voilà dans quel état moral je vous rends votre fille, après mes deux mois de tutelle.

LE MARQUIS.

Vous partez décidément ?

FRANCINE.

Oui. Il fait trop froid à Paris.

LE MARQUIS.

Lucien part avec vous ?

FRANCINE.

Je ne pense pas.

LE MARQUIS.

Voulez-vous que je vous accompagne ?

FRANCINE.

Je vous remercie. Il ne m’arrivera rien. J’ai ma femme de chambre.

LE MARQUIS.

Vous emmenez votre fils ?

FRANCINE.

Non. Le voyage le fatiguerait trop. Je le laisse à Annette.

LE MARQUIS.

Et voilà tout ?

FRANCINE.

Et voilà tout. Est-ce que vous avez, vous, quelque chose à me communiquer ?

LE MARQUIS.

Non, rien.

ÉLISA, à Francine.

La couturière est aux ordres de madame la comtesse.

Elle sort.

FRANCINE.

C’est bien. J’y vais.

Elle sort.

THÉRÈSE, au marquis.

Eh bien, que vous a-t-elle dit ?

LE MARQUIS.

Elle m’a parlé d’Annette.

THÉRÈSE.

Et d’elle-même ?

LE MARQUIS.

Pas un mot.

THÉRÈSE.

Et vous ne l’avez pas interrogée ?

LE MARQUIS.

J’ai été au moment de le faire, malgré nos conventions, et je me suis arrêté.

THÉRÈSE.

Pourquoi ?

LE MARQUIS.

Je n’ai pas osé.

THÉRÈSE.

Tant vous avez peur de la trouver coupable !

LE MARQUIS.

Tant je la trouve simple et calme à la surface, tant je la crois blessée profondément. Il n’y a pas là une personne ordinaire. Quelle que soit la main qui a fait cette blessure, je ne saurais y toucher, pas plus qu’aucun des hommes qui sont ici. Il y faut décidément la délicatesse d’une femme.

Lucien rentre.

THÉRÈSE.

Je lui ai dit que j’avais aussi à causer avec elle et je l’attends.

Pendant les derniers mots de Thérèse, Lucien est entré et a causé bas avec Stanislas qui attendait auprès de la cheminée.

THÉRÈSE.

M. de Riverolles est là.

LE MARQUIS.

Il revient probablement de faire quelque bêtise.

Ils s’éloignent en causant.

STANISLAS, à Lucien.

Voilà, mon cher, le résultat de mon ambassade. Et toi, où es-tu allé pendant ce temps-là ?

LUCIEN.

Je suis allé au patinage sans m’y montrer. J’ai regardé de loin. Je voulais voir si madame de Riverolles s’y rencontrerait avec des gens que je ne connusse pas.

STANISLAS.

Elle accompagnait ta sœur ; tu pouvais être bien sûr...

LUCIEN.

De quoi est-on sûr ? Elle a patiné avec Annette comme si de rien n’était ; elle ne s’est entretenue qu’avec nos amis communs et elles sont revenues tranquillement. Je les suivais à distance.

STANISLAS.

Et maintenant, comment le sens-tu ?

Il lui prend la main.

LUCIEN.

Comment je me sens ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

STANISLAS.

Oui, je te demande ce que tu éprouves. As-tu toujours envie d’égorger ce monsieur ? Te sens-tu encore des velléités de tordre le cou à ta femme, qui n’a jamais été si jolie, ni paru si tranquille qu’aujourd’hui. Vas-tu tout oublier et l’aimer de plus belle ? Ça se voit quelquefois et ça simplifie tout. Crains-tu, au contraire, d’en mourir de chagrin peu à peu, ou crois-tu que tu t’y feras à la longue ? Les romanciers et les moralistes ergotent à qui mieux mieux là-dessus, mais ce n’est le plus souvent que subjectif, littéraire et conventionnel. Je voudrais être renseigné par quelqu’un qui soit de la partie.

LUCIEN.

Quand tu auras fini de te moquer de moi.

STANISLAS.

Mais je ne me moque pas du tout de toi. Si tu ne peux pas me répondre tout de suite, si tu as besoin d’un peu de recueillement et de méditation, nous remettrons ta réponse à plus tard. J’ai le temps ; ne te fatigue pas ; mais j’y tiens.

 

LUCIEN.

Tu finirais par me faire rire, et Dieu sait que je n’en ai pas envie.

STANISLAS.

Tu n’as pas envie de rire ; voilà déjà une bonne observation à noter. Après ?

LUCIEN.

Après, après ? Sincèrement, je ne sais pas moi-même où j’en suis. Mon père a des idées si étranges ! Et d’un autre côté, c’est un si honnête homme ! Évidemment je suis résolu à rompre avec Francine. Demeurer avec une femme qui vous a jeté un pareil récit à la figure, c’est impossible. Mets-toi à ma place !

STANISLAS.

Non, merci, n’y compte pas de sitôt.

LUCIEN.

Tantôt je me dis, moi qui connais le caractère de Francine : Elle en est bien capable ! Tantôt je me dis : C’est impossible !

STANISLAS.

Tantôt tu te dis : « C’est ceci. » Tantôt tu te dis : « C’est cela. » C’est ce qu’on appelle être ahuri. Tu es ahuri, voilà !

LUCIEN.

Voilà !

STANISLAS.

Mais ce n’est pas une situation durable ; on ne peut pas être éternellement ahuri. Tâchons de mettre de l’ordre là-dedans. L’aimes-tu encore, ta femme ?

LUCIEN.

Oh ! ça, non, par exemple, là-dessus je suis fixé !

STANISLAS.

Pour longtemps ?

LUCIEN.

Pour toujours.

STANISLAS.

Va pour toujours... L’aimais-tu avant ?

LUCIEN.

Avant quoi ?

STANISLAS.

Avant l’accident.

LUCIEN.

Tu y crois, n’est-ce pas ?

STANISLAS.

Si tu veux, si tu m’assures que c’est vrai, j’y croirai, naturellement. Ce n’est pas tellement rare. Enfin, que ce soit ou que ce ne soit pas, l’aimais-tu avant ?

LUCIEN.

Évidemment, je l’aimais.

STANISLAS.

Ne rougis pas ; si tu l’aimais, dis-le.

LUCIEN.

Eh bien, oui, je l’aimais.

STANISLAS.

Pourquoi allais-tu chez Rosalie, alors ?

LUCIEN.

C’est toi qui me fais une pareille question ! Tu vas prêcher à présent ! Quand mon père me dit de ces choses-là devant madame Smith, je ne peux rien lui répondre, c’est bien certain ; mais toi ! Pourquoi j’allais chez Rosalie ? D’abord, je n’allais pas chez Rosalie, j’y retournais. Ah ! si j’avais été chez une femme nouvelle ! Mais Rosalie ça ne compte pas ! Il n’y a qu’à supposer que j’y suis allé quelques fois de plus avant mon mariage.

STANISLAS.

C’est du report ; parfaitement. Mais, hier, puisque ta femme voulait te garder, tu n’avais pas d’excuse ; pourquoi t’obstinais-tu à aller retrouver Rosalie au bal de l’Opéra. Il n’y a qu’un homme marié on un provincial qui puisse avoir une idée pareille ! J’y pense, ce doit être un homme de province.

LUCIE.

Qui ?

STANISLAS.

L’invité de ta femme. Et s’il est reparti pour la province, qu’est-ce que ça le fait ?

LUCIEN.

Es-tu sérieux, oui ou non ?

STANISLAS, sérieux.

Très sérieux !

LUCIEN.

Il est évident que si j’avais pu prévoir ce qui est arrivé, mais, outre que je ne voulais pas me mettre à céder à tous les caprices de Francine, j’avais absolument promis à Rosalie. Elle voulait me consulter.

STANISLAS.

Tu es de si bon conseil ? Sur quoi ?

LUCIEN.

C’est tout ce qu’il y a de plus cocasse.

STANISLAS.

Si nous entrons dans le cocasse, restons-y, hein ! veux-tu ?

LUCIEN.

Tu me promets de garder pour toi ce que je vais te dire et de n’en pas parler au club ?

STANISLAS.

Je te le promets, un secret de Rosalie ! ça se garde, c’est rare.

LUCIEN.

Elle va se marier.

STANISLAS, indifférent.

Ah !

LUCIEN.

Ça t’étonne ?

STANISLAS.

Non. Rien ne m’étonne. Et qui épouse-t-elle ?

LUCIEN.

Devine...

STANISLAS.

Je le connais ?

LUCIEN.

Parfaitement.

STANISLAS.

J’ai de jolies connaissances. Va, va, je ne cherche pas.

LUCIEN.

Carillac.

STANISLAS.

Il aimait trop la camomille ; ça devait mal finir. Et comment ça s’est-il déclaré ?

LUCIEN.

Il en est fou, mon cher, il en est fou !

STANISLAS.

Ce n’est pas une raison pour l’épouser. Nous en avons tous été fous.

LUCIEN.

Elle lui résistait.

STANISLAS.

Drôle de fille ! Par amour pour toi ?

LUCIEN.

Je ne crois pas.

STANISLAS.

Une idée alors ! une anomalie, un instinct. Elle flairait le mariage. Alors elle t’a demandé ton avis ?

LUCIEN.

Naturellement.

STANISLAS.

C’est gentil, ça. Carillac aurait dû te le demander aussi, de son côté.

LUCIEN.

Elle m’a montré ses lettres ; nous avons passé presque tout notre souper à les lire.

STANISLAS.

Presque... Ça devait te monter la tête de penser que tu soupais avec une fiancée, heureux coquin ? Et elle te faisait venir à l’Opéra et à la Maison d’Or pour te lire les lettres de Carillac ! Elle ne pouvait pas te les lire chez elle ?

LUCIEN.

Elle ne reçoit plus un homme, mon cher, depuis six semaines ! Pas même moi !

STANISLAS.

Elle est en retraite ?

LUCIEN.

Elle n’admet que lui et pas plus tard qu’onze heures ! comme hier, mais elle tenait à me consulter. Elle a quatre-vingts hommes mille livres de rentes.

STANISLAS.

Sans compter les diamants. Crois-tu qu’elle les reprendra à sa mère ?

LUCIEN.

Alors, elle voulait savoir si Carillac...

STANISLAS.

Était aussi riche qu’elle ?

LUCIEN.

D’abord, et s’il est honorable.

STANISLAS.

C’est elles maintenant qui prennent des renseignements sur nous pour voir si elles doivent nous épouser. Parfait ! Et tu lui as garanti la fortune et l’honorabilité de Carillac.

LUCIEN.

Je lui ai promis de la renseigner. Nous avons le même notaire, Carillac et moi.

STANISLAS.

En causant avec maître Gandonnot de tes affaires à toi, tu pourras t’occuper de ses affaires à elle. Tu ferais même mieux de ne l’occuper que de ses affaires à elle.

LUCIEN.

Mais tu comprends pourquoi je n’ai pas convoqué Carillac, ce matin.

STANISLAS.

Parfaitement. Et à quand le mariage ?

LUCIEN.

Après les délais pour les sommations. La mère de Carillac refuse son consentement.

STANISLAS.

Je te crois. Tu es témoin ?

LUCIEN.

Es-tu fou ? Mais elle a eu l’aplomb de me le demander. Je lui ai dit que je partais. C’était un prétexte qui est devenu une réalité.

STANISLAS.

Tu pars ?

LUCIEN.

Qu’est-ce que tu veux que je fasse à Paris, maintenant ?

STANISLAS.

Et où vas-tu ?

LUCIEN.

À Rome. Croirais-tu que je n’ai jamais vu Rome ?

STANISLAS.

C’est curieux ; moi non plus, du reste.

LUCIEN.

J’y vais surtout pour voir le cardinal Hortilio. C’est lui qui m’a fait faire ma première communion. Je lui demanderai s’il n’y a pas moyen de faire annuler mon mariage. Ils ont des moyens à Rome. Autant que Francine et moi nous redevenions libres. Au fond, je crois que je n’étais pas fait pour le mariage. Une fois en règle avec l’Église, si Francine vent divorcer, nous divorcerons. Les gens comme il faut commencent à s’y mettre. Tu ne trouves pas l’histoire des plus comiques ?

STANISLAS.

Quelle histoire ? la tienne ?

LUCIEN.

Non, celle de Rosalie.

STANISLAS.

Tout ce qu’il y a de plus comique. Toi aussi, tu es comique ; moi aussi, je suis comique ! Nous sommes tous comiques. Mais le diable m’emporte si je sais comment ça finira d’être aussi comique que nous le sommes ! Tu me disais tout à l’heure : « Mets-toi à ma place. » Eh bien, je m’y mets. Si j’étais à ta place, je partirais pour Rome, puisque tu as envie d’y aller, et par le même train que ta femme qui part justement pour Nice et qui, avant d’arriver à Bercy, trouverait bien le moyen de te prouver qu’il n’y a rien de vrai dans l’histoire de cette nuit. Si elle la maintenait, si ce quelle a raconté était vrai, je continuerais tout de même mon chemin, toujours en sa compagnie. Si tu ne veux pas suivre mon conseil, tire à pile ou face ce que tu dois faire ; tu auras au moins une chance sur deux de prendre le bon parti. Quand nous ne savons plus nous conduire, demandons au hasard de nous mener. Pour moi, je ne suis plus bien sûr, depuis quelque temps, que la terre ne tourne pas à l’envers et que nous n’avons pas tous les pieds en l’air et la tête en bas. Il y a des moments, quand je reviens du cercle, la nuit surtout, où je me demande d’abord pourquoi j’y suis allé, et ensuite pourquoi j’en reviens, pourquoi au lieu de rentrer chez moi, dans ma peluche bleue et mes faux objets d’art, je ne vais pas jusqu’au pont faire un plongeon dans la Seine. C’est là que j’aurais la tête en bas et les pieds en l’air ; mais au moins ce serait pour la dernière fois. Cela vaudrait toujours mieux que d’épouser comme toi une honnête fille, pour la trahir et l’amener au désespoir ou à l’avilissement, ou de ne pas avoir d’autre idéal dans la vie comme Carillac que d’apporter à une coquine, sur un plat d’or, sa fortune, son honneur et son nom. Peut-être faut-il l’envier ? Il croit encore à quelque chose. Il croit qu’elle se repent et il croit qu’il aime. Peut-être finirai-je plus mal que lui. Rions donc, mon vieux. Hélas ! nous ne pourrons bientôt plus rire, et nous ne saurons pas pleurer. Triste ! triste !...

Voyant Annette et le marquis entrer dans la serre en causant.

Tiens, voilà ta sœur ; voilà la jeunesse ; voilà le printemps ; voilà la vérité !

LUCIEN.

Pourquoi n’as-tu jamais eu l’idée d’épouser Annette ?

STANISLAS.

Parce qu’elle n’aurait jamais eu l’idée de m’épouser, elle, et qu’elle aurait eu bien raison de ne pas avoir cette idée. Sais-tu de quoi elle cause avec ton père ?

LUCIEN.

Comment veux-tu que je le sache ?

STANISLAS.

Ne le lui demande pas, elle ne t’en dirait rien. Décidément, tu n’es pas un grand observateur. Embrasse-la, ça t’apprendra peut-être quelque chose.

Stanislas va à Annette qui vient au-devant de lui.

LUCIEN, l’embrassant.

Tu vas bien, petite sœur ?

ANNETTE.

Mais oui, très bien.

STANISLAS.

Bonjour, Mademoiselle !

Elle lui tend la main.

ANNETTE.

Bonjour, Monsieur !

STANISLAS.

Soyez tranquille. Mademoiselle, nous nous retirons, puisque nous ne pouvons être qu’inconvenants ou ennuyeux, ce qui est vrai...

À Lucien.

Viens fumer un cigare en attendant ton notaire, quoiqu’ils soient bien mauvais, tes cigares. Il n’y a même plus de bons cigares.

Il sort.

LUCIEN, prenant un cigare et le suivant.

Sceptique, va !

Il sort à son tour.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, ANNETTE, puis HENRI DE SYMEUX et FRANCINE.

 

LE MARQUIS.

Alors, tu as bien réfléchi ?

ANNETTE.

Oui. J’étais toute troublée, parce que Francine m’a dit tout à coup et tout haut, ce matin, devant M. de Symeux : « N’épouse pas plus celui-là que les autres. Tous les hommes sont menteurs et lâches ! » J’ai cru qu’elle perdait la raison. Voyez-vous ma figure, mon cher papa, devant M. de Symeux, apprenant de cette façon mes dispositions à son égard, que je ne lui avais jamais laissé soupçonner en rien, je vous prie de le croire. Je ne savais quelle contenance prendre. Pendant notre promenade, j’ai demandé à Francine de s’expliquer et ça a été tout le contraire. Elle n’a pas tari d’éloges sur le compte de M. Henri. Elle avait du chagrin ce matin, c’était visible ; ça lui arrive quelquefois maintenant, et c’est une des choses qui me confirment dans le projet dont je vous fais part ; car ces chagrins-là, je voudrais bien ne pas les avoir un jour, bien que je ne les mérite pas plus qu’elle.

LE MARQUIS.

M. de Symeux a quarante ans.

ANNETTE.

Quarante-deux ; mais l’âge, qu’est-ce que ça fait ? Ce n’est pas là qu’est la différence ; elle est dans les goûts et dans les caractères. Si j’ai les mêmes goûts que M. de Symeux, je suis aussi vieille que lui ; si nous avons le même caractère, il est aussi jeune que moi. Vingt ans ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Je l’aurai bien vite rattrapé ! Il est dans la nature qu’il meure longtemps avant moi et me laisse seule : voilà ce qu’on peut me dire. La preuve ? Vous êtes encore là, mon cher père, heureusement, et maman est morte ! Oui, j’ai bien réfléchi, j’ai bien comparé, je ne vois que lui. Tous les jeunes gens que je connais me paraissent encore plus vieux. Mon frère est un beau garçon, il est jeune, je l’aime bien, je ne l’épouserais pas ; vous, je vous épouserais.

LE MARQUIS.

Ah ! les sacrées femmes, il n’y eu a pas une qui ressemble à une autre.

ANNETTE.

Qu’est-ce que vous dites, papa ?

LE MARQUIS.

Rien.

ANNETTE.

Je ne vous fais pas de peine ?

LE MARQUIS.

Tu es un ange.

ANNETTE.

Dites-le lui sans faire semblant de rien. Du reste, vous savez que c’est un conseil que je vous demande et que je ne ferai que ce que vous voudrez.

LE MARQUIS.

Et Francine, pendant votre promenade, ne t’a pas parlé d’autre chose ?

ANNETTE.

Non.

LE MARQUIS.

Comment était-elle ?

ANNETTE.

Elle regardait toujours du même côté à travers la glace de la voiture, mais on voyait qu’elle avait pleuré.

LE MARQUIS.

Il fallait lui demander pourquoi elle avait pleuré.

ANNETTE.

Oh ! papa ! Vous ne savez pas qu’on peut demander à une femme pourquoi elle pleure, mais qu’il ne faut jamais lui demander pourquoi elle a pleuré, elle ne se le rappelle plus. Tâchez de savoir de M. de Symeux ce qu’il pense de moi.

LE MARQUIS.

Et s’il ne veut pas de toi ? S’il trouve qu’un homme de quarante ans, de quarante-deux ans, ne peut plus, ne doit plus se marier avec une jeune fille.

ANNETTE.

Alors, j’en chercherai un de soixante.

HENRI, à Annette.

Je viens de voir ma mère, tout à l’heure, Mademoiselle, je lui ai fait part du désir que vous aviez de la connaître. Elle ne veut pas attendre votre visite, elle viendra voir madame de Riverolles, et vous remercier de la recette japonaise.

LE MARQUIS.

Mais Francine part ce soir et d’ailleurs je ne veux pas que madame votre mère se dérange, vous allez me présenter à elle tout de suite, et je vais lui mener Annette.

À Annette.

Va le préparer.

ANNETTE.

Je suis prête dans cinq minutes.

À Francine qui entre.

Tu pars ce soir ? Pourquoi ?

FRANCINE.

Je vais voir ma mère.

ANNETTE.

Et bébé ?

FRANCINE.

Je te le laisse.

ANNETTE, l’embrassant.

Oh ! que tu es gentille !

À Henri.

À propos, Monsieur, mes pauvres vous remercient bien. Ils m’ont promis de prier pour que Dieu vous accorde tout ce que vous désirez.

HENRI.

Mais ils ne savent pas ce que je désire.

ANNETTE.

Dieu doit le savoir.

Elle s’éloigne en causant avec Francine.

HENRI, regardant Annette s’éloigner.

Ce serait insensé ! n’y pensons plus.

LE MARQUIS, à Francine.

Je viens de causer avec Annette. Vous aviez raison.

À Henri.

Monsieur de Symeux, vous êtes chasseur ?

HENRI.

Certainement.

LE MARQUIS.

Voulez-vous venir faire une battue à Riverolles ?

HENRI.

Avec plaisir.

LE MARQUIS.

Nous pourrons partir demain.

Ils sortent. Thérèse est entrée en scène, sortant de chez Lucien.

 

 

Scène III

 

FRANCINE, THÉRÈSE

 

FRANCINE.

Eh bien !... qu’est-ce que tu as à me dire ?

THÉRÈSE.

Regarde-moi en face.

FRANCINE, la regardant.

Voilà.

THÉRÈSE.

Tu as l’air content ?

FRANCINE.

Je suis contente en effet.

THÉRÈSE.

Parce que ?

FRANCINE.

Parce que je viens d’essayer des robes qui me vont bien.

THÉRÈSE.

Quand finira ta comédie ?

FRANCINE.

Quelle comédie ?

THÉRÈSE.

Celle que tu joues depuis ce matin.

FRANCINE.

Je ne comprends pas.

THÉRÈSE.

Ton mari nous a tout raconté.

FRANCINE.

C’était facile à prévoir du moment où il faisait prévenir son père et M. de Grandredon !

THÉRÈSE.

Personne de nous ne croit un mot de ton récit.

FRANCINE.

Excepté M. de Riverolles.

THÉRÈSE.

Peut-être.

FRANCINE.

C’est tout ce qu’il faut. Alors pourquoi vous a-t-il raconté cette histoire ?

THÉRÈSE.

Il voulait un conseil.

FRANCINE.

Eh bien, que lui avez-vous conseillé ?

THÉRÈSE.

Son père, tes amis, moi en tête, t’avons déclarée incapable d’une pareille infamie !

FRANCINE.

Infamie, quand c’est nous ; bagatelle, quand c’est eux.

THÉRÈSE.

Je me rappelais ce que tu me disais ici, à cette même place, hier.

FRANCINE.

Dans ce temps-là ! comme dit mon mari ! Mais tu devais te rappeler aussi que je te disais que si jamais j’étais sûre de son infidélité, je trouverais le moyen de n’être pas longtemps au partage. Eh bien, j’ai trouvé le moyen et je m’en suis servie.

THÉRÈSE.

Je viens de causer avec M. de Riverolles ; je l’ai décidé à avoir une explication avec toi.

FRANCINE.

Celle que nous avons eue ne lui suffit pas. Elle était pourtant claire.

THÉRÈSE.

Tu refuses ?

FRANCINE.

Je refuse. Je n’ai plus rien à lui dire.

THÉRÈSE.

Alors, le cas étant prévu, il me charge de te faire connaître ses résolutions.

FRANCINE.

Tu m’effraies.

THÉRÈSE.

Oh ! je t’en prie, ne plaisante pas ; tu n’en as pas plus envie que moi. La pudeur, la dignité, le respect de soi-même, l’estime des honnêtes gens, des enfants, ne sont pas choses avec lesquelles on plaisante. J’ai obtenu enfui de M. de Riverolles qu’une simple dénégation de ta part aux affirmations de ce matin lui suffirait. Si tu lui jures seulement que tu ne lui as raconté cette histoire que pour te venger un moment de ce qu’il t’avait fait et l’alarmer, il est prêta te tendre la main.

FRANCINE.

Quelle bonté ! Il me pardonnera ses torts, si moi je n’en ai pas eu ; il m’a crue quand je me suis déclarée coupable, il me croira aussi bien quand je me déclarerai innocente ! Ce sont des habitudes qu’il a été forcé de prendre avec mes devancières.

THÉRÈSE.

Ta réponse ?

FRANCINE.

Je refuse ! Voyons ses résolutions maintenant ?

THÉRÈSE.

Il y aura séparation.

FRANCINE.

Séparation à l’amiable ou judiciaire ?

THÉRÈSE.

Il te laisse le choix.

FRANCINE.

Judiciaire, c’est plus net.

THÉRÈSE.

Soit ! mais en tous cas, il n’accusera que lui ; il mettra tous les torts de son côté !

FRANCINE.

Pourquoi ?

THÉRÈSE.

Il fait cela pour le monde, pour son nom, pour le tien.

FRANCINE.

Je refuse. Nous nous séparons pour des fautes réciproques ; nous ferons connaître ces fautes au tribunal qui nous jugera.

THÉRÈSE.

Et ton fils, qui ne doit pas rougir un jour de toi.

FRANCINE.

Ne me dis pas de lieux communs ! Nous n’en sommes plus là ! J’ai donné plus de trois cents nuits à mon fils. Pendant plus de trois cents nuits, je l’ai tenu dans mes bras ; après l’avoir fait de ma chair, je l’ai nourri de mon sang. C’est le premier grief que M. de Riverolles ait à me reprocher ; hier encore c’était le seul. Il pourra le faire valoir devant les juges. Amoureuse, lâchement amoureuse, j’ai demandé au père de mon enfant quelques heures de sa vie ; il me les a refusées parce qu’il le savait justement promises à une autre. J’implore, il raille ; je pleure, il rit ; je menace, il répond : « Va te reposer, tu as la fièvre ! » Et il part. Il fallait aller me coucher tout bonnement, en effet, prier en silence, me résigner, attendre patiemment qu’au petit jour l’autre me le rendît. Eh bien, non, et j’ai fait comme lui. Pourquoi ne m’adore-t-il pas, maintenant que je suis aussi méprisable que toutes celles qu’il aime.

THÉRÈSE.

En se déclarant seul coupable, ton mari expie d’abord publiquement une partie de sa faute, et il t’autorise à garder ton fils avec toi.

FRANCINE.

À quoi bon ? Je ne me sens plus la force de lutter contre les instincts et les hérédités d’une race et d’empêcher le fils de tenir du père. Riche, gentilhomme, oisif, dispensé et d’ailleurs incapable de tout travail, bon pour les roturiers, à vingt ans, mon fils aura déjà été l’amant des courtisanes les plus renommées de Paris, peut-être filles de celles qu’aura aimées son père ; à trente ans, il épousera une vierge pour voir ce que c’est ; et quand il l’aura vu, il la rejettera en disant : « Pareille aux autres ! » Mon fils ! mon fils ! Hélas, ce sera un homme. Il faudra qu’il méprise les honnêtes femmes, autant qu’il ait commencé par sa mère. Ça ira plus vite.

THÉRÈSE.

Tu deviens folle !

FRANCINE.

Je n’ai jamais eu plus de sang-froid.

THÉRÈSE.

Mais tu souffres ?

FRANCINE.

Évidemment, j’ai beaucoup souffert. C’est fini. Continue. Quelles sont les autres décisions de mon mari ?

THÉRÈSE.

Il attend son notaire.

FRANCINE, riant.

Ah ! ah !...

THÉRÈSE.

Cela le fait rire ?

FRANCINE.

Oui, dans une question comme celle qui nous occupe, question d’honneur, de vie, de mort peut-être, ce mot : « le notaire », fait un drôle d’effet. Je ne voyais pas de « notaire » dans tout cela. Tu ne trouves pas que « le notaire » est de trop. Enfin, va pour « le notaire. » Qu’est-ce « que le notaire » va avoir à faire là-dedans ?

THÉRÈSE.

Il va avoir à établir exactement l’état de vos deux fortunes, avec ton notaire à toi, car M. de Riverolles veut d’abord et avant tout te restituer intégralement tout ton bien...

FRANCINE.

Que c’est noble ! que c’est grand ! Il est vrai que c’est tout ce qu’il peut me rendre désormais.

THÉRÈSE.

Ensuite la procédure suivra son cours dans le sens qui te conviendra.

FRANCINE.

Très bien !

THÉRÈSE.

Tu n’as plus rien à me dire ?

FRANCINE.

Rien du tout.

THÉRÈSE.

Alors c’est fini. Plus d’honnête femme, plus d’épouse, plus de mère !

FRANCINE.

Plus rien ; il a tout tué. Le moyen que j’ai trouvé et dont je ne conteste pas la bassesse n’a qu’un avantage, mais il l’a, c’est de ne pas permettre la discussion, c’est d’être infaillible, irrémédiable, de me délivrer en vingt-quatre heures et pour toujours d’un mari que je hais. Ce moyen tranche comme un couperet de guillotine ; il jette mon corps d’un côté, mon âme de l’autre. Tu m’as vue rire tout à l’heure devant un certain mot, dans une situation qui n’a pourtant rien de risible, pour toi du moins. Sais-tu pourquoi j’ai ri ? Je vais te le dire. J’adorais mon mari moralement, physiquement, complètement. J’étais aussi prête à toutes ses fantaisies que résolue à tous mes devoirs. Il était un dieu pour moi. Seulement, j’aimais dans un monde où l’on avait oublie de me prévenir qu’on n’aime pas ; de sorte que j’ai pris au tragique une situation qui m’apparaît tout à coup comme grotesque, et voilà mon héros d’hier qui me donne envie de rire aujourd’hui. Tu comprends bien qu’une femme comme moi ne se jette pas brutalement, de toutes les données et de toutes les traditions de son éducation et de son origine en pleine boue et en pleine fange, sans avoir une raison et un but. En entendant un récit comme celui que je lui ai fait, un homme qui a aimé, qui aime encore un peu la femme, n’a que deux partis à prendre : ou achever la misérable d’un coup, ou la relever d’un mot. Je me disais : Quand il va entendre ça, il va me tuer, bien sûr. Lorsqu’il a levé les poings sur moi en criant : « Malheureuse ! » je me suis dit : « Je vais mourir, enfin ! » Je lui ai même crié, comme pour l’encourager : « Mais tuez-moi donc ! Je ne demande que ça ! » Ah ! bien oui ! il ne m’a pas touchée. Un homme comme il faut ne frappe pas sa femme, il la tue encore moins. Il ne coulerait pourtant pas de sang ; les hommes sont en étoupe et les femmes sont en chiffon. Il m’a demandé le nom de mon complice, comme si on lisait le nom et l’adresse du coutelier sur le couteau qu’en se plonge dans la poitrine ! Rentrée, selon son ordre, dans mon appartement, j’ai attendu, assez naïve, assez candide encore pour espérer qu’il allait venir m’y rejoindre et me faire une scène quelconque, se terminant par ces mots : « Je t’aime, je te pardonne ! » et toutes les fièvres et tous les délires des jalousies et des pardons :

Va, je cède éperdu...

comme dans la Favorite. Il n’est pas venu, il prenait des renseignements auprès des valets ; il cherchait des preuves chez le costumier ; il me guettait au patinage, se croyant bien caché ; il demandait conseil à son père et à ses amis, conseil qu’il ne suivait même pas ! Ni Othello, ni Fernand ! Sganarelle ! C’est à se tordre, comme nous disions encore hier ! – il y a cent mille ans...

THÉRÈSE.

Tout ce que tu voudras ; il t’a trahie ; il n’a pas de cœur ; il ne te comprend pas ; il ne te comprendra peut-être jamais ; déteste-le, méprise-le, plains-le !... mais garde-le. C’est le mari, c’est le père de l’enfant. C’est celui dont nous ne pouvons jamais nous passer, tant qu’il vit, tant qu’il n’a pas fait une bassesse ou une lâcheté publique. Garde-le ! garde-le ! Il ne sera pas déshonoré pour avoir eu une maîtresse, tu le seras à tout jamais pour avoir laissé croire que tu as eu un amant. Pas un homme n’est digne que nous nous dégradions pour lui, pas même que nous le lui fassions croire ! Accepte tout, consens à tout, mais que le monde continue à le saluer comme une honnête femme ! Garde-le !

FRANCINE.

Soit... Personne n’écoute ?

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

FRANCINE.

Tu étais sûre de mon innocence, convaincue que tu me la ferais avouer ; tu as peut-être aposté mon mari et mes amis derrière ces portes en leur disant : « elle ne se doutera de rien ; à moi, elle dira tout ; elle se disculpera malgré elle ; vous paraîtrez alors subitement et tout le monde s’embrassera. »

THÉRÈSE.

Il n’y a personne ; regarde.

FRANCINE.

Tant mieux ; ce petit piège à prendre un enfant m’aurait humiliée. Eh bien ! puisque nous sommes seules, que nous pouvons tout nous dire, que tu m’aimes...

THÉRÈSE.

Tu le sais bien.

FRANCINE.

Et que, moi aussi, je t’aime, veux-tu que nous nous donnions une preuve mutuelle de notre amitié ?

THÉRÈSE.

Je te le demande à genoux.

FRANCINE.

Soit ! je vais te la donner, la première, cette preuve, en te disant la vérité que tu liens tant à savoir.

Émotion de Thérèse.

Qu’est-ce que tu as ?

THÉRÈSE.

Dis.

FRANCINE.

Tout ce que j’ai raconté à mon mari est vrai.

THÉRÈSE, des larmes dans la voix.

Va ! va...

FRANCINE.

Mais puisque tu es convaincue que, pour ma famille, pour mon fils, pour le monde, il vaut mieux qu’il n’y ait ni séparation, ni scandale ; puisque personne autour de nous ne veut croire à cette vérité que nous sommes seules à connaître, toi et moi ; enfin, puisque, par égoïsme ou par amour-propre, M. de Riverolles se contentera d’un mot de dénégation de ma part pour me croire innocente, maintenant que tu sais tout, me conseilles-tu de dire ce mot ?

THÉRÈSE.

Non.

FRANCINE.

Alors ne viens plus me parler de l’amitié, je n’y croirai pas plus qu’à l’amour.

THÉRÈSE.

Parce qu’il y a une chose au-dessus de l’amour et de l’amitié et de tous les sentiments humains ; c’est la conscience. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop tard quand la tienne poussera enfin le cri qui doit te sauver.

FRANCINE.

Adieu !

Au domestique qui passe cherchant le comte.

Que voulez-vous ?

LE DOMESTIQUE.

Quelqu’un qui demande à parler à M. le comte de la part de maître Gandonnot, notaire.

FRANCINE.

Faites entrer ce monsieur ici, et prévenez M. le comte qui doit être clans son appartement...

Célestin fait signe à Pinguet d’entrer et sort par le côté opposé. Pinguet, voyant Thérèse et Francine, salue et se dirige vers le fond du théâtre, son chapeau d’une main, son portefeuille de l’autre. Francine, apercevant Pinguet, pousse un cri qu’il ne peut pas entendre, mais que Thérèse entend seule, malgré elle.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que tu as ?

FRANCINE.

Rien.

À Pinguet.

Veuillez vous asseoir, Monsieur, mon mari va venir tout de suite.

PINGUET, saluant très respectueusement, mais restant debout.

Mille remerciements, Madame.

FRANCINE.

Viens-tu, Thérèse ?

THÉRÈSE.

Non, pas encore ; j’ai un mot à dire au comte.

FRANCINE.

Vraiment ! Je le lui dirai bien moi-même.

Lucien entre avec Stanislas. À Lucien et à Thérèse, leur montrant Pinguet.

Voilà l’homme que vous voulez connaître ! Demandez-lui la vérité. Je vous en défie !

Saluant de nouveau Pinguet et lui faisant signe d’entrer.

Monsieur !...

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

LUCIEN, STANISLAS, PINGUET, THÉRÈSE

 

LUCIEN, interrogeant le clerc du regard.

Alors, Monsieur, vous êtes...

THÉRÈSE, à Lucien.

De la prudence !

Thérèse s’approche de Stan qui se disposait à s’éloigner et lui parle bas. Stanislas redescend en scène en regardant Pinguet avec curiosité.

LE CLERC.

Le premier clerc de maître Gandonnot ; c’est moi, monsieur le comte, qui vous ai répondu tout à l’heure par le téléphone.

LUCIEN.

Ah ! parfaitement.

PINGUET.

Maître Gandonnot n’était pas rentré à l’heure où vous l’attendiez, j’ai cru devoir venir à sa place prendre vos ordres.

LUCIEN.

Je vous en suis très obligé. Voici ce dont il s’agit.

STANISLAS, à Lucien, après avoir causé bas avec Thérèse.

Fais-moi faire connaissance avec Monsieur, je te prie.

LUCIEN.

À quel propos ?

STANISLAS.

Va toujours !

Bas.

Tu ne serais pas assez maître de toi !

LUCIEN.

Votre nom, monsieur !

PINGUET.

Pinguet.

LUCIEN, montrant Stanislas.

Monsieur Stanislas de Grandredon.

STANISLAS, à Pinguet.

Mon excellent ami, monsieur Jean de Carillac, n’est-il pas un des clients de maître Gandonnot ?

PINGUET.

En effet, Monsieur.

STANISLAS.

J’allais justement demander à maître Gandonnot un renseignement que vous pouvez, je crois, me donner en son lieu et place, puisque j’ai l’honneur de vous rencontrer ici, sans trahir le secret professionnel.

PINGUET.

Vous ne me demanderiez pas, Monsieur, un renseignement qu’il ne me serait pas permis de vous fournir.

STANISLAS.

Évidemment, voici ce que c’est. Le Baron Jean de Carillac veut se marier. La personne qu’il recherche en mariage désirerait savoir si la fortune qu’il accuse est réellement de cent-vingt mille livres de rente.

PINGUET.

Cette fortune est bien celle de monsieur de Carillac et il peut épouser aussi facilement une jeune fille pauvre qu’une jeune fille riche.

À Lucien.

Maintenant, monsieur le Comte, si vous voulez bien me communiquer ce que vous vouliez dire à monsieur Gandonnot, si toutefois je puis le remplacer ?...

LUCIEN, embarrasse.

C’est qu’il faudrait pour cela que mon père qui est sorti en ce moment, fut rentré ; il s’agit de ma sœur qui arrive à sa majorité et à qui mon père voudrait rendre bien exactement ses comptes de tutelle.

PINGUET.

Je puis attendre, ou, ce qui vaudrait encore mieux, revenir plus tard.

STANISLAS, à Pinguet.

Pardon, monsieur, plus je vous regarde... n’étiez-vous pas sur la place de l’Opéra, cette nuit, vers trois heures ?

PINGUET.

Vous m’y avez vu, monsieur ?

STANISLAS.

Nous étions, monsieur de Riverolles et moi, au bal de l’Opéra.

PINGUET.

Monsieur le comte aussi ?

THÉRÈSE.

Oh ! ce n’est pas un mystère, la comtesse le sait.

STANISLAS.

Quand nous sommes entrés tout à l’heure, il m’a bien semblé vous reconnaître. Et figurez-vous qu’il s’agit d’un pari que nous avons fait le comte et moi justement à propos de la dame que vous accompagniez. Voulez-vous être le juge de notre pari ?

Un signe de demi-acquiescement de la part de Pinguet. À Lucien.

Tu reconnais bien monsieur maintenant ?

LUCIEN.

Oui, oui. Nous nous disposions à aller souper quand nous vous avons vu sortir du bal de l’Opéra en compagnie d’un domino dos plus élégants. Nous avons dit : Voilà deux amoureux qui vont souper aussi probablement. Allons où ils iront. Vous êtes allés à la Maison d’Or.

PINGUET.

C’est vrai.

LUCIEN.

Et, tout en vous suivant, nous faisions, sur la personne que vous accompagniez, toutes sortes de réflexions et de conjectures. C’est permis, n’est-ce pas, au sujet d’une femme masquée et par une nuit de carnaval.

PINGUET.

Certainement.

LUCIEN.

M. de Gandredon soutenait que c’était une simple habituée du lieu où elle se trouvait. Cette supposition ne vous blesse pas ?

PINGUET.

Oh ! pas du tout ! c’est la bonne fortune la plus fréquente de ces sortes d’endroits.

LUCIEN.

Et vous étiez en bonne fortune ?

Silence de Pinguet.

Enfin, nous avons parié, mon ami et moi, lui que c’était une femme du monde, moi que ce n’en était pas une.

STANISLAS.

Il s’agit de cent louis pour les pauvres de la comtesse et de madame Smith. Renseignez-nous donc, Monsieur, dites-nous donc simplement, si c’était, oui ou non, une femme du monde.

PINGUET, à Stanislas.

Vous avez gagné, Monsieur ; cette dame était une femme du monde, et du meilleur monde.

LUCIEN, qui commence à s’irriter.

Vous en êtes sûr.

STANISLAS, à Lucien.

Voyons, mon cher, sois beau joueur, que diable ! Tu n’en mourras pas pour cent louis. Et Monsieur est bien sûr de ce qu’il dit, puisqu’il connaît personnellement cette dame et qu’il l’avait accompagnée au bal de l’Opéra.

PINGUET.

Pardon ; je n’ai pas dit cela, messieurs. J’étais venu seul au bal de l’Opéra, je me disposais à en revenir seul et je traversais le péristyle, quand j’ai aperçu un domino solitaire, immobile, appuyé contre une colonne, et paraissant attendre, en respirant des roses. Je me suis approché de cette dame et je lui ai offert mon bras qu’elle a accepté. Où allons-nous, lui ai-je dit ? À la Maison d’Or, a-t-elle répondu. La voix de cette dame tremblait, comme toute sa personne, du reste. Elle avait un accent étranger, naturel ou non. En tous cas il était évident que c’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait en pareil lieu. Et elle m’entraîna à pied, et aussi vite que ses petits pieds pouvaient aller, car elle avait de tout petits pieds. Puisque vous nous avez suivis, messieurs, vous avez pu voir de quel train nous marchions. À peine fûmes-nous arrivés à la Maison d’Or qu’elle tira de sa poche un petit portefeuille, avec un chiffre et une couronne, qu’elle parla bas au garçon et qu’elle lui donna deux ou trois billets de banque. Je ne comprenais pas pourquoi. Vous voyez un homme, messieurs, à qui une dame, inconnue, masquée, a offert et payé à souper. – Ne le dites pas.

STANISLAS, bas, à Lucien.

Il est très bien, ce garçon ! Je te fais mon compliment.

LUCIEN, agacé.

Oui, oui...

STANISLAS.

Et alors ?

PINGUET.

Alors, c’est tout, monsieur.

STANISLAS.

Le reste est et doit rester un mystère.

PINGUET.

Vous m’avez demandé, pour savoir qui de vous deux avait gagné, si cette dame était ou n’était pas une femme du monde ; je donne les renseignements que je puis donner. Le reste n’a aucun rapport avec le pari.

LUCIEN.

On ne peut pas compromettre une femme plus délicatement.

PINGUET.

Je ne saurais compromettre cette dame, monsieur le comte, puisqu’aucune des personnes qui se trouvent ici ne sait son nom, pas même moi. Le moindre indice pourrait-il faire reconnaître cette dame, et de grands malheurs pourraient-ils en résulter pour elle, ou s’est-elle plu seulement à vouloir intriguer jusqu’au bout un brave garçon qu’elle voyait un peu étourdi de l’aventure ? Toujours est-il qu’elle m’a fait jurer de ne jamais révéler à qui que ce soit un seul mot de notre entretien. Ma discrétion qui est un devoir professionnel, se double et se fortifie d’un serment qui, bien que prête dans un cabinet de restaurant, entre un masque et un bouquet de roses, n’en reste pas moins un serment.

À Madame Smith.

N’êtes-vous pas d’avis. Madame, que je ne fais que ce je dois et si l’un de ces Messieurs était à ma place, ne ferait-il pas ce que je fais ?

THÉRÈSE.

Parfaitement, monsieur, vous agissez en galant homme.

Lucien fait un mouvement.

STANISLAS, bas, à Lucien.

Tu sais où le retrouver ; un mot de plus, il devine.

PINGUET, à Lucien.

Je dois rentrer à l’étude pour une affaire très importante, excusez-moi, Monsieur le Comte, de ne pas attendre Monsieur le Marquis. Du reste, maître Gandonnot, du moment qu’il s’agit de Mademoiselle votre sœur, tiendra à ses prérogatives de patron...

Saluant.

Madame !... Messieurs !

Il sort.

 

 

Scène V

 

LUCIEN, STANISLAS, THÉRÈSE

 

STANISLAS.

Elle a tout prévu.

THÉRÈSE.

Oui, avec les hommes, mais avec les femmes, c’est autre chose.

LUCIEN, à Thérèse.

Eh bien ?

THÉRÈSE.

Eh bien ! Si je la jette dans vos bras, aimante et innocente, comme hier, commencerez-vous enfin à comprendre quelque chose à sa douleur et à votre devoir ?

LUCIEN.

Comme vous êtes émue ?

THÉRÈSE.

Ah ! il y a de quoi être émue en voyant une honnête femme mettre autant d’acharnement à se diffamer qu’une coupable en pourrait mettre à se défendre. Je vais jouer toute la vie de votre femme sur un mot. Si humiliant qu’il soit pour elle de tomber dans un piège à prendre un enfant, il faudra bien qu’elle y tombe, et dans celui-là même qu’elle m’a indiqué en s’en défiant. Elle va venir certainement savoir ce qui s’est passé. Éloignez-vous, mais tenez-vous à portée de la voix avec M. de Grandredon.

LUCIEN.

Faites tout ce que vous croirez devoir faire.

Ils sortent.

THÉRÈSE, seule.

À nous deux, il y a plus longtemps que toi que je suis femme.

Francine entre à droite.

 

 

Scène VI

 

THÉRÈSE, FRANCINE, puis LUCIEN, STANISLAS, LE MARQUIS et ANNETTE

 

Elle s’étend sur le canapé, son mouchoir et ses mains sur les yeux comme une femme qui pleure.

FRANCINE, allant à elle.

Qu’est-ce que tu as ?

THÉRÈSE.

Ce que j’ai ? Moi qui malgré tous tes dires, étais convaincue de ton innocence, moi qui étais sûre que ce récit ne pouvait être que ta justification évidente, j’ai amené ce monsieur à nous raconter son histoire, ton histoire, et je souriais et je plaisantais !

FRANCINE.

Eh bien ?

THÉRÈSE.

Grâce à Dieu, il ne se doute pas qu’il s’agit de toi, mais c’est un naïf et il n’était pas de force à lutter contre tant de gens ayant intérêt à savoir la vérité. Une fois que ton mari et M. de Grandredon l’ont tenu, à leur tour, ils l’ont fait parler, et il est allé évidemment plus loin qu’il ne voulait d’abord, la vanité des hommes ne perdant jamais ses droits, de sorte...

FRANCINE.

De sorte...

THÉRÈSE.

De sorte qu’avec des airs penchés, des attitudes de Richelieu delà basoche, le misérable, ne se doutant pas du reste qu’il parlait devant le mari et les amis de la dame, le misérable a confirmé tout ce que tu as dit, – tout ce que tu m’as dit, – et bref, il a raconté avec toutes les preuves qu’on peut donner, en pareil cas, que tu avais été sa maîtresse.

FRANCINE, avec un cri involontaire et en courant vers la porte.

Il en a menti.

THÉRÈSE, la retenant.

Allons donc ! Le voilà le cri de ta conscience !

Elle la reçoit dans ses bras, l’embrasse sur le front et la pousse sur le canapé où elle tombe en sanglotant.

Crie tant que tu voudras maintenant, l’opération est faite.

À Lucien qui est entré avec Stanislas.

Eh bien, qu’est-ce que je vous disais ?

À Francine.

Essuie tes yeux, voici Annette !

Annette entre avec le marquis.

ANNETTE, allant à Francine et la voyant son mouchoir à la main, avec émotion.

Tu pleures ?

À Lucien.

Tu lui as encore fait de la peine ?

LUCIEN.

Non, une de ses bonnes amies qui s’est crue veuve et dont le mari est guéri. L’inquiétude ! la joie !

Il veut prendre la main à Francine qui la retire.

FRANCINE, bas, à Lucien.

Oui... oui, plus tard... pas encore.

À Annette.

Qu’est-ce que tu as fait de M. de Symeux ?

ANNETTE.

Il est resté avec sa mère à qui je crois que j’ai plu. Voilà comment ça s’est passé. Nous sommes arrivés avec papa. Elle nous attendait. Elle a l’air encore jeune avec ses cheveux tout blancs.

LE MARQUIS, à Thérèse.

Allons ! venez avec moi chercher les dentelles.

STANISLAS, à Lucien, pendant que Thérèse remet son chapeau.

Qu’est-ce qu’on disait donc que le mariage est monotone : c’est très mouvementé.

LUCIEN.

Et ça te décide...

STANISLAS.

À rester garçon.

Il pousse Lucien vers Francine et sort avec le marquis.

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