La Chasse et l'Amour (Alexandre DUMAS Père - Adolphe DE LEUVEN - Pierre Joseph ROUSSEAU)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu-Comique, le 22 septembre 1825.

 

Personnages

 

M. DELBEUF, marchand de draps

MADAME DELBEUF

ANGÉLINA, leur fille

M. PAPILLON, marchand de coton

ERNEST SAINVILLE, amant d’Angélina

GUILLAUME, son domestique

CANARD, traiteur

BLAISE, domestique de M. Delbeuf

UN PAYSAN

UNE PAYSANNE

CHASSEURS

 

Dans la vallée de Montmorency.

 

Un site agréable. À gauche, la maison de M. Delbeuf ; à droite, l’auberge de Canard, avec cette inscription : Au rendez-vous des Bons Chasseurs ; Canard, fait noces et festins. Devant la porte, quelques tables. Dans le fond un taillis.

 

 

Scène première

 

CANARD, PLUSIEURS CHASSEURS

 

Ces derniers sont devant une table garnie de bouteilles et boivent debout.

CHŒUR.

Air du Méléagre champenois.

Partons, amis, partons, le temps nous presse !
Que rien ne puisse échapper à nos coups.
Oui, j’en réponds, grâces à notre adresse,
Malheur à ceux qui viendront après nous !

UN CHASSEUR.

Diable de vin ! je sens que ma main tremble ;
De mon fusil je redoute le poids :
Lorsque j’ai bu le matin, il me semble
Courir toujours deux lièvres à la fois.

TOUS.

Partons, amis, etc.

LE CHASSEUR.

Monsieur Canard, nous ne reviendrons qu’à la nuit, entendez-vous... Que notre dîner soit prêt... Nous nous chargeons de fournir le gibier.

CANARD.

Soyez tranquilles, messieurs... Je vous attends à la broche.

 

 

Scène II

 

CANARD, PLUSIEURS CHASSEURS, PAPILLON, en chasseur, portant des lunettes vertes

 

PAPILLON.

Ah ! ah ! messieurs, vous voilà en bonnes dispositions... C’est comme moi...

Les Chasseurs vont pour sortir.

Dites donc... prenez garde !... là-bas, à gauche, j’ai aperçu un lièvre au gite, et je viens chercher le beau-père pour le faire lever... ainsi n’y allez pas...

LES CHASSEURS, riant.

Ah ! ah ! ah !... merci de l’avis.

REPRISE DU CHŒUR.

Partons, amis, etc.

Les Chasseurs sortent ; Canard rentre chez lui.

 

 

Scène III

 

PAPILLON, seul

 

Eh bien, qu’est-ce qu’ils ont donc à rire ?... Sont-ils bêtes !... ça ne m’a pas l’air de fameux chasseurs... Des fusils à pierre, ce n’est pas ça... À la bonne heure, moi !... le fusil à piston... on voit tout de suite l’amateur de première force...

Air : Vers le temple de l’hymen.

La terreur de la perdrix
Et l’effroi de la bécasse,
Pour mon adresse à la chasse,
On me cite dans Paris.
Dangereux comme une bombe.
Sous mes coups rien qui ne tombe,
Le cerf comme la colombe...
À ma seule vue, enfin,
Tout le gibier a la fièvre ;
Car, pour mettre à bas un lièvre,
Je suis un fameux lapin.

Mais entrons chez le beau-père... Tout est fermé !... est-ce qu’il ne serait pas éveille ?... Ce n’est pas pardonnable...

Il va pour frapper à la porte et s’arrête.

Eh bien, j’allais le réveiller comme un jour ordinaire... En chasseur, morbleu ! en chasseur !

Il arme son fusil, tire en l’air ; une hirondelle tombe.

Je dis que voilà un joli coup pour commencer... Ah ! si je n’avais pas la vue basse !...

 

 

Scène IV

 

PAPILLON, M. DELBEUF, sortant du bois, au fond, puis MADAME DELBEUF, ANGÉLINA et BLAISE, aux fenêtres

 

Delbeuf est vêtu en chasseur, et il a de longues guêtres fauves.

M. DELBEUF.

Peste soit de l’imbécile !

PAPILLON.

Hein !... Tiens, c’est vous, beau-père ?

M. DELBEUF.

Oui, c’est moi. Que le diable vous emporte !

PAPILLON.

Ah ! c’est là le bonjour que vous me souhaitez ? Faites donc trois lieues pour être reçu comme cela !

M. DELBEUF.

Mais aussi vous venez de me faire manquer le plus beau coup.

MADAME DELBEUF, ouvrant sa fenêtre.

Mon Dieu, monsieur Delbeuf, que vous êtes insupportable ! Vous m’avez fait une peur !... je vais avoir mal aux nerfs toute la journée.

ANGÉLINA, de même.

Y est-il, mon papa ?

BLAISE, de même.

Y est-il, not’ bourgeois ?

M. DELBEUF.

Eh ! non, parbleu !

Les fenêtres se referment.

PAPILLON.

Ah çà ! qu’y a-t-il donc de nouveau ici ? Vous ne vous faites pas idée comme vous avez l’air drôle...

M. DELBEUF.

Ce qu’il y a de nouveau ?... Un cerf dix cors... Les paysans l’ont vu, il y a quinze jours, et, depuis ce temps, je me mets à l’affût dans cette garenne... Je ne l’avais pas encore aperçu, lorsque, aujourd’hui...

PAPILLON.

Eh bien ?...

M. DELBEUF.

Il allait certainement venir quand votre maudit coup de fusil l’aura effrayé.

PAPILLON.

Ah diable !... si j’avais su... Vous croyez qu’il allait venir ?

M. DELBEUF.

Eh ! sans doute.

PAPILLON.

Alors il ne doit pas être loin d’ici ; nous le rencontrerons... Je suis en train aujourd’hui... Tenez...

M. DELBEUF.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PAPILLON.

Une hirondelle que j’ai tuée... au vol encore... et dont je vais faire hommage à ma future... Justement, je l’aperçois...

 

 

Scène V

 

PAPILLON, M. DELBEUF, ANGÉLINA

 

PAPILLON.

Permettez-moi, belle Angélina, de déposer à vos pieds ce petit volatile, victime de mon adresse.

ANGÉLINA.

Fi, monsieur ! que c’est mal de tuer mes pauvres hirondelles ; j’ai tant de plaisir à les voir faire leur nid à ma fenêtre !

PAPILLON.

Diable ! je ne suis pas chanceux aujourd’hui... Comme on me reçoit !... Croyez, mademoiselle...

M. DELBEUF.

Allons, allons, voilà assez d’excuses comme cela ; nous devrions déjà être en chasse.

PAPILLON.

Mais, dites-donc, beau-père, c’est que je n’ai pas déjeuné, moi, et j’ai fait trois lieues.

M. DELBEUF.

Bah ! bah ! un chasseur penser a ces bagatelles !...

PAPILLON.

Oh ! ce n’est pas que j’y pense, allez ; mais l’estomac, voyez-vous...

M. DELBEUF.

Soyez tranquille, nous ne mourrons pas de faim... Blaise, Blaise !...

 

 

Scène VI

 

PAPILLON, M. DELBEUF, ANGÉLINA, BLAISE

 

BLAISE.

Me v’là, not’ bourgeois.

M. DELBEUF.

Écoute : dans une heure, à peu près, tu nous apporteras à déjeuner sous le grand orme, tu sais... qui fait la limite de la commune... Toi, Angélina, mon enfant, va nous cueillir quelques fruits.

Angélina sort.

PAPILLON.

Ah ! oui, en attendant, c’est toujours ça.

Il se promène dans le fond, en arrangeant sou fusil.

BLAISE, à demi-voix.

Je n’irai donc pas aujourd’hui avec tous, not’ bourgeois ? Comment donc ferai-je pour attester les beaux coups que vous aurez faits ?

M. DELBEUF

Je te les raconterai.

BLAISE.

Ah ! c’est ça, et je dirai toujours oui, comme d’habitude, n’est-ce pas ?

M. DELBEUF.

Sans doute... Est-ce pour me contredire que je te donne cinquante écus par an ?

BLAISE.

Ah ! pardine ! j’sais ben...

Air de Voltaire chez Ninon.

Par des contes faits à loisir,
Vous vous attirez des hommages ;
Vous me payez pour bien mentir,
Et cert’s je n’voie pas mes gages,
C’ n’est pas que j’demand’ rien de plus ;
Mais, au mal que j’ai quand je songe,
Savez-vous que cinquante écus,
Ce n’est pas un sou par mensonge.

PAPILLON, redescendant la scène.

Je dis que voilà mon fusil joliment en état... Ah çà ! beau-père, j’espère que vous vous en tirerez mieux que l’année passée ; vous rapporterez quelque chose au moins, cette fois-ci ?

M. DELBEUF.

L’année passée, l’année passée..., il m’est arrivé malheurs sur malheurs. Enfin, je tue une perdrix... Blaise l’a vue, n’est-ce pas ?

BLAISE.

Oh ! oui, et une fameuse !

M. DELBEUF.

Eh bien, un maudit épervier l’enlève, au moment où j’allais mettre la main dessus, et la dévore... là... sous mes yeux.

PAPILLON.

Comment ! la perdrix ?

BLAISE.

A mangé l’épervier... Ah ! je l’ai vu comme je vous vois...

M. DELBEUF.

Allons, tais-toi, imbécile, et va lâcher Agobar et Ézilda.

Blaise sort.

PAPILLON, étonné.

Agobar et Ézilda !

M. DELBEUF.

Oui, mes chiens... C’est madame Delbeuf qui leur a donné ces jolis noms.

 

 

Scène VII

 

PAPILLON, M. DELBEUF, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA

 

ANGÉLINA, apportant des fruits.

Mon père, voilà les plus beaux fruits que j’ai pu trouver.

PAPILLON.

Chère belle-mère... Ah ! mon Dieu, comme vous tremblez !...

MADAME DELBEUF.

Je le crois bien !... être sans cesse témoin des barbares plaisirs de monsieur.

M. DELBEUF.

Allons, voyons, conçoit-on pareil enfantillage ?... La femme d’un vieux chasseur !

PAPILLON.

Ah ! ça, il a raison. La femme d’un vieux chasseur...

MADAME DELBEUF.

À propos, monsieur Papillon, vous m’apportez sans doute ce nouveau roman que je vous avais chargé d’acheter.

PAPILLON.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DELBEUF.

Est-ce que vous n’y auriez pas pense ?

PAPILLON.

Si fait, si fait ; oh ! j’ai une mémoire, moi...

MADAME DELBEUF.

Eh bien, où est-il ?... Voyons ! je suis d’une impatience...

PAPILLON.

Ah ! je vas vous dire, voyez-vous, c’est que je ne l’ai pas ; mais ce n’est pas ma faute, je vous en réponds...

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

J’ai cru qu’il ne se vendait guères,
Et j’espérais de l’éditeur
Avoir un des mille exemplaires,
Qu’en avait fait tirer l’auteur.
Mais, par malheur, chez le libraire,
Il n’en restait plus, me dit-on,
Que neuf cent cinquante pour faire
Une seconde édition.

MADAME DELBEUF.

Quelle mauvaise raison !... C’est insupportable, vous ne vous êtes pas assez pressé non plus...

M. DELBEUF.

Mais, ma chère amie, tu ne manques pas de livres ici... J’espère que ma bibliothèque...

MADAME DELBEUF.

Elle ne me convient pas du tout, monsieur.

Air : Jadis et Aujourd’hui.

Partout j’y retrouve la trace
De vos cruels amusements ;
Et vos ouvrages sur la chasse
Ont remplacé tous mes romans ;
Enfin, votre main téméraire
A fait, par un double attentat,
Des cartouches de l’Étrangère,
Et des bourres du Renégat.

M. DELBEUF.

Mais tu les avais déjà lus sept ou huit fois.

MADAME DELBEUF.

C’est égal, monsieur, il y a des choses qu’on ne saurait trop lire...

ANGÉLINA.

Maman a raison... Car enfin elle me les a lus bien souvent, et je n’ai pas encore pu comprendre...

MADAME DELBEUF.

Taisez-vous, petite sotte...

 

 

Scène VIII

 

PAPILLON, M. DELBEUF, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA, BLAISE, dans le fond

 

BLAISE.

J’ai lâché les chiens, not’ maître...

M. DELBEUF.

C’est bon.

Blaise sort.

PAPILLON.

Ah ! dites donc, beau-père, vous m’en prêterez un, n’est-ce pas ?... Azor est malade... Madame Delbeuf, vous savez bien, ce pauvre Azor.

M. DELBEUF.

Vous prendrez Agobar ; surtout je vous le recommande.

PAPILLON.

Soyez donc tranquille, les chiens... ça me connaît.

M. DELBEUF.

Voyons, ne me manque-t-il rien ?... Mon tournevis... mon port d’armes.

PAPILLON.

Ah ! mon Dieu, vous m’y faites penser, le mien est resté à Paris. Comment donc faire ?

M. DELBEUF.

N’ayez pas peur... Le garde champêtre est mort depuis quelques jours.

PAPILLON.

Oh ! c’est que j’ai une peur de tous les diables des procès-verbaux, moi... Il n’y a pas de danger, n’est-ce pas ?

M. DELBEUF.

Eh ! non, vous dis-je, soyez donc tranquille.

PAPILLON.

Allons, beau-père, parlons... Je crois que nous serons heureux... je me sens en verve...

Air : Tendres échos.

Hôtes craintifs des champs et des forets,
Je vous suivrai jusque dans vos retraites ;
De mon coup d’œil, ah ! craignez les effets,
J’aurai pour moi les dieux... et mes lunettes.
Petits perdreaux, errants dans ce vallon,
Petits perdreaux, redoutez notre plomb !

Ensemble.

M. DELBEUF, PAPILLON.

Petits perdreaux, etc.

MADAME DELBEUF, ANGÉLINA.

Petits perdreaux, errants dans ce vallon,
Ah ! puissiez-vous échapper à leur plomb !

M. Delbeuf et Papillon sortent. Madame Delbeuf et Angélina rentrent chez elles.

 

 

Scène IX

 

ERNEST, GUILLAUME, tous deux en chasseurs, puis CANARD

 

GUILLAUME, arrivant le premier.

Monsieur Ernest ! monsieur Ernest ! c’est par ici.

ERNEST.

Es-tu sûr ?

GUILLAUME.

Ma foi, d’après les renseignements que j’ai pris...

CANARD, paraissant à sa porte.

Ah ! ah ! j’aperçois des chasseurs.

Il rentre.

ERNEST.

Charmante Angélina, je vais donc te revoir !

GUILLAUME.

Oui !... il ne s’agit plus que de trouver un prétexte.

ERNEST.

Un prétexte ?... Il s’en présentera plus de mille.

GUILLAUME.

Nous rencontrerons aussi mille difficultés...

ERNEST.

Tant mieux, nous les surmonterons.

Air des Scythes.

J’aime à voir maint et maint obstacle
En amour, naître sous mes pas ;
Toujours, soit adresse ou miracle,
Je sais me tirer d’embarras.
De mes rivaux je ne m’alarme guère,
Car le danger, pour le cœur d’un Français,
Doit en amour, aussi bien qu’à la guerre,
Doubler le prix qu’on attend du succès.

CANARD, sortant de chez lui.

Ces messieurs veulent-ils se rafraîchir ?... Voilà d’excellent vin.

Il pose sur une table deux bouteilles de vin.

Comment ! c’est vous, monsieur Ernest ? Y a-t-il longtemps qu’on ne vous a vu !... Il fallait la chasse pour vous décider à quitter Paris.

ERNEST.

La chasse ?... Il s’agit bien de cela, vraiment !... Mais, j’y pense, tu peux me donner des renseignements précieux... Tu es toujours discret, n’est-ce pas ?

CANARD.

Parbleu ! monsieur, un traiteur, à Montmorency... est-ce que ça se demande ?

Guillaume tire de sa carnassière un morceau de pain et se met à manger.

ERNEST.

Cela me rassure... Tu connais, sans doute, M. Delbeuf, qui vient d’acheter une maison dans ce pays.

CANARD.

Vous ne pouvez mieux vous adresser, monsieur : c’est mon voisin.

ERNEST.

Et qui a une fille charmante.

CANARD.

Justement !... qui va se marier... Je suis même chargé de faire le repas de noce.

ERNEST.

Comment ! déjà ? Eh bien, mon ami, c’est ce qui me désole !

CANARD.

Allons donc !

GUILLAUME, la bouche pleine.

Je crois bien !... nous en sommes amoureux fous !... nous en perdons le boire et le manger !

ERNEST.

Conçoit-on cela aussi ?... J’étais au mieux avec le père... La fille ne me voyait pas d’un œil indifférent. Un jour, je parle mariage... cette union était convenable sous tous les rapports... eh bien, le père me congédie brusquement, sous prétexte qu’il a donné sa parole à un ancien ami... J’espérais le faire changer d’avis... mais ce que tu viens de me dire... Si, du moins, je pouvais la voir, lui parler !...

CANARD.

Ce n’est pas facile, ça, monsieur... Sa mère ne la quitte pas d’un instant.

ERNEST.

Ce n’est pas sa mère qui m’inquiète : elle ne me connaît pas... elle était en voyage pendant le peu de temps que je fus reçu chez M, Delbeuf... Mais c’est lui qui me fait trembler...

CANARD.

Si ce n’est que cela, soyez tranquille ; il court les champs depuis le matin avec son futur gendre, et il ne rentrera pas avant la nuit.

GUILLAUME.

Et quelle espèce d’homme est-ce, ce rival qui se permet d’épouser notre maîtresse ?

CANARD.

Un original... Passionné pour la chasse, quoiqu’il ne voie pas à dix pas devant lui... C’est égal, il se figure que ça l’amuse.

ERNEST, après avoir réfléchi.

Oh ! l’excellente idée !... oui... c’est cela...

Il tire du gibier de sa carnassière.

Toi, Guillaume, tu vas m’attendre ici.

GUILLAUME.

Eh bien, monsieur, où allez-vous donc ?

ERNEST.

Tu ne comprends pas ?... J’ai rencontré M. Delbeuf en chasse, nous avons lié connaissance, et il m’a chargé de remettre ce gibier à madame.

GUILLAUME.

Bien imaginé ! mais...

ERNEST.

Quoi ?

GUILLAUME.

Si le beau-père ou le futur revenait ?...

ERNEST.

Ah diable ! je n’avais pas songé à cela.

GUILLAUME.

Écoutez donc, monsieur : si nous mettions le garde champêtre de la commune dans nos intérêts, sous prétexte de les conduire dans des endroits giboyeux, il les éloignerait...

ERNEST.

À merveille !

CANARD.

Oui ; mais le garde champêtre est mort la semaine dernière... j’ai même hérité de toute sa défroque... Je lui avais avancé sur son trimestre quelques bouteilles de vin...

ERNEST.

Vivat !... Eh ! allons donc, Guillaume.

GUILLAUME.

Que voulez-vous que je fasse ?

ERNEST.

Le garde champêtre, parbleu !

GUILLAUME.

C’est bien facile à dire ; mais...

ERNEST.

Comment ! tu hésites, je crois ?... Canard, je compte sur toi... Allons, Guillaume, à ta toilette.

Air du vaudeville des Gascons.

Hâte-toi de changer d’habit,
Profitons de cette trouvaille ;
Si notre ruse réussit,
Je saurai payer ton esprit.
Affecter un air de crédit,
Railler l’impertinent qui raille ;
Voilà comme on porte un habit
Qui n’est pas fait à notre taille.

Ensemble.

ERNEST.

Hâte-toi, etc.

GUILLAUME.

Hâtons-nous de changer d’habit !
Dans ses intérêts je travaille ;
Si notre ruse réussit,
Ce sera grâce à mon esprit.

CANARD.

Avoir à propos cet habit,
Ah ! c’est vraiment une trouvaille !
Si cette ruse réussit,
Ce sera grâce à cet habit.

Ernest entre chez M. Delbeuf, et Guillaume chez Canard.

 

 

Scène X

 

CANARD, PAPILLON

 

PAPILLON.

Monsieur Canard... psi !... pst !...

CANARD, à la cantonade.

Eh ! vite, montez au premier... une petite porte verte... Vous trouverez là l’habit, la bandoulière, le chapeau à cornes et le briquet.

PAPILLON.

Monsieur Canard !

CANARD.

Me voilà !... Comment ! déjà de retour ?... Mais, diable ! la carnassière est joliment garnie.

PAPILLON.

Oui. Imaginez-vous une chasse qui commençait à merveille. D’abord, je descends dans la vallée... à peine ai-je fait quinze pas, que j’aperçois quelque chose qui file dans les roseaux... je tire au juger ; Agobar me rapporte une grosse poule d’eau... Je venais de recharger, quand je crois voir au bord de l’étang quelque chose de grisâtre : c’était une oie sauvage... Je mets en joue... pan !... elle est morte. Content de ma chasse du marais, je remonte en plaine... un lièvre détale... je lui envoie mon coup de fusil... et j’attrape...

CANARD.

Le lièvre...

PAPILLON.

Non... mon chien... Il suivait le lièvre de très près ; quelques grains de plomb s’écartent, le touchent, et il reste sur la place.

CANARD.

Le chien de M. Delbeuf ! Ah bien, il va faire un joli train... Est-il mort ?

PAPILLON.

Oh ! non... Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus...

CANARD.

Et où est-il ?

PAPILLON.

Je l’ai laissé chez un paysan qui, ce soir, le transportera chez vous... et vous le garderez jusqu’à entière guérison. En attendant, je dirai qu’il s’est emporté, et que je n’ai pu le faire revenir.

CANARD.

Ah çà ! vous payerez la nourriture ?

PAPILLON.

Cela va sans dire... Ouf ! je n’en puis plus de chaleur et de fatigue ; je vais me reposer un instant.

Il va pour entrer dans la maison de M. Delbeuf.

CANARD, à part.

Ce n’est pas là notre affaire...

Haut.

Eh Bien, qu’est-ce que vous faites donc ? Si ces dames vous voyaient revenir sitôt, elles se douteraient de quelque chose... Entrez chez moi...

PAPILLON.

C’est vrai !... je n’y pensais pas ; surtout, je vous recommande Agobar.

Air des Comédiens.

Pauvre Agobar ! frappé d’un coup si rude !
Dans son malheur ne l’abandonnez pas ;
Sur lui veillez avec sollicitude ;
Il faut savoir s’entr’aider ici bas...
Sur sou destin j’ai l’âme tourmentée ;
Prodiguez-lui les secours les plus doux ;
Prodiguez-lui les os et la pâtée,
Faites pour lui ce qu’on ferait pour vous.

Ensemble.

PAPILLON

Pauvre Agobar ! etc.

CANARD.

Pauvre Agobar ! frappé d’un coup si rude !
Dans son malheur ne l’abandonnons pas ;
Sur lui veillons avec sollicitude ;
Il faut savoir s’entr’aider ici bas.

 

 

Scène XI

 

ERNEST, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA

 

ERNEST.

Comment donc, madame ! mais vous n’avez aucun remerciement à me faire... c’est moi qui, au contraire, en dois à votre mari...

MADAME DELBEUF, à part.

Ce jeune homme est d’une amabilité !

ANGÉLINA, à part.

Aurait-il véritablement rencontré papa, ou n’est-ce qu’un prétexte ?...

Haut.

Mon père ne vous a-t-il pas dit, monsieur, à quelle heure il devait revenir ?

ERNEST.

Non pas précisément, mademoiselle... mais je ne crois pas qu’il faille l’attendre avant le soir.

MADAME DELBEUF.

Avant le soir !

ERNEST.

Sans doute ; un chasseur est entraîné... le canton est giboyeux... On s’éloigne sans y songer, et l’on ne revient que lorsque la faim et la fatigue vous y forcent. On jure bien de ne pas recommencer de quinze jours... et dès le lendemain...

MADAME DELBEUF.

C’est cela... précisément... Je l’avouerai, monsieur, j’ai une antipathie décidée pour la chasse. Comme le dit un de mes auteurs favoris, c’est un amusement destructif de toute société, de toute conversation, et qui habitue les hommes à chercher loin de nous des plaisirs que nous ne sommes point appelées à partager.

ERNEST.

Ah ! madame, comment peut-on médire d’un exercice aussi salutaire, d’un goût aussi universel !

Air du vaudeville des Blouses.

Un seul instant examinez le monde :
Vous ne verrez que chasseurs ici-bas ;
Autour de moi quand on chasse à la ronde,
Pourquoi donc, seul, ne chasserais-je pas ?
Dans nos salons, un fat parfumé d’ambre,
De vingt beautés chasse à la fois les cœurs.
Un intrigant rampant dans l’antichambre,
Chasse un cordon, un regard, des faveurs.
Sans consulter son miroir ni son âge,
Une coquette à soixante et dix ans,
En minaudant, chasse encore l’hommage
Que l’on adresse à ses petits-enfants.
Un lourd journal, que la haine dévore.
Toujours en vain chasse des souscripteurs ;
Et l’Opéra, sans en trouver encore,
Depuis longtemps chasse des spectateurs.
Un jeune auteur, amant de Melpomène,
Chasse la gloire et parvient à son but.
Un autre croit, sans prendre autant de peine,
Qu’il lui suffit de chasser l’Institut.
Pendant vingt ans, les drapeaux de la France
Sur l’univers flottèrent en vainqueurs,
Et l’étranger sait, par expérience,
Si nos soldats sont tous de bons chasseurs.
Un seul instant examinez le monde :
Vous ne verrez que chasseurs ici-bas ;
Autour de moi quand on chasse à la ronde,
Pourquoi donc, seul, ne chasserais-je pas ?

MADAME DELBEUF.

Au fait, presque tous les héros de roman chassent, et je crois me rappeler que, la première fois que Caroline de Lichtefield rencontra le beau Lindorf, il était en costume de chasseur.

ERNEST, à part.

Diable ! la maman paraît romanesque.

Haut.

Je vois que madame a beaucoup lu.

MADAME DELBEUF.

Oh ! certes, il ne paraît pas un nouveau roman que je ne le dévore.

ERNEST.

Je ne saurais trop applaudir à une passion qui est aussi la mienne... Quelle manière plus agréable d’orner son esprit, de former son jugement, de connaître l’histoire et les mœurs de tous les pays et de tous les temps ?... Un roman, madame, un roman, c’est le triomphe de l’esprit humain !...

MADAME DELBEUF.

Monsieur en parle en connaisseur.

ERNEST.

C’est que je cultive cette branche de littérature.

MADAME DELBEUF.

Vous auriez fait des romans ?

ERNEST.

Oh ! non.... pas encore... Mais j’en ai commencé un, et il ne tiendra pas à moi que je ne le finisse.

MADAME DELBEUF.

Et peut-on savoir quel en est le sujet ?

ERNEST, regardant Angélina.

Imaginez-vous une jeune personne... remplie de grâces... d’esprit... ses parents veulent lui faire épouser un homme qui ne lui convient pas... qu’elle ne peut aimer.

MADAME DELBEUF.

Pauvre petite !

ERNEST.

Tandis qu’un jeune homme qui l’adore, qui donnerait sa vie pour elle, ne peut prétendre à sa main...

MADAME DELBEUF.

Et sans doute elle l’aime ?

ERNEST.

Ah ! madame, je suis encore indécis... Conseillez-moi, mademoiselle... croyez-vous que la jeune personne ?...

ANGÉLINA, embarrassée.

Moi, monsieur ?... Je ne puis répondre sur un pareil sujet...

MADAME DELBEUF.

Certainement, elle l’aime ; c’est impossible autrement.

ERNEST.

Voilà l’exposition... mais je suis bien indécis pour le dénouement... Vous pourriez m’aider, madame.

MADAME DELBEUF.

Comment donc, monsieur ! si je puis vous être utile...

ERNEST.

Oh ! beaucoup...

Trio.

Air nouveau de M. Miller.

ERNEST.

Je sens ma verve qui s’enflamme,
Et, si vous m aidez dans mon plan,
J’espère, grâce à vous, madame,
Voir bientôt la fin du roman.

MADAME DELBEUF.

Cherchons... En y mettant du zèle,
L’ouvrage peut être charmant.

ANGÉLINA, à part.

Combien ma mère y met de zèle !
Mais, moi, je pense cependant
Que, sans m’y connaître comme elle,
Je ferais mieux le dénouement.

ERNEST.

Pour avancer j’ai bien envie
De faire battre les rivaux.

ANGÉLINA, vivement.

Ah ! monsieur, je vous en supplie,
N’exposez pas votre héros.

MADAME DELBEUF.

Pourquoi donc ?... Je pense, ma chère.
Qu’un duel fait toujours très bien.

ERNEST, à Angélina.

Mon seul désir est de vous plaire ;
Cherchons donc un autre moyen.

MADAME DELBEUF.

À la place d’une querelle,
Je propose un enlèvement.

ERNEST.

Le moyen me semble excellent ;
Qu’en dites-vous, mademoiselle ?

ANGÉLINA.

Je pense que, même en aimant,
On doit à pareille demande
Refuser son consentement.

MADAME DELBELF.

Mais, ici, l’amour le commande
Il faut hâter le dénouement...

ERNEST.

Vraiment, c’est bien embarrassant !

ENSEMBLE.

Pour mon cœur, ah ! quel sort prospère !
Déjà je plais à la maman,
Et, par mes soins, bientôt, j’espère,
Ce ne sera plus un roman.

ANGÉLINA.

Ah ! s’il pouvait plaire à mon père,
Comme il a su plaire à maman,
Pour mon bonheur, bientôt, j’espère,
Ce ne serait plus un roman.

MADAME DELBEUF.

Par son esprit, il sait me plaire ;
Il est en vérité charmant !
À nous deux, bientôt, je l’espère.
Nous aurons fini ce roman.

 

 

Scène XII

 

ERNEST, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA, BLAISE

 

BLAISE.

Dites donc, not’ maîtresse ?

MADAME DELBEUF.

Voyons... qu’y a-t-il ?

BLAISE.

Vous oubliez l’heure, not’ maîtresse.

MADAME DELBEUF.

Comment ?

BLAISE.

Sans doute... ces messieurs m’ont dit de leur porter sous le grand orme d’quoi s’rafraîchir, vous savez.

MADAME DELBEUF.

Qui t’empêche d’y aller ?

BLAISE.

Et la clef d’l’office... j’l’ai pas... si vous voulez m’la donner...

MADAME DELBEUF.

Non, j’y vais moi-même.

À sa fille, qui veut la suivre.

Angélina, tenez compagnie à monsieur.

À Ernest.

Tachez, en mon absence, de trouver un dénouement heureux, je vous en prie ; vos deux jeunes gens m’intéressent à un point !...

À part, en sortant.

En vérité, on n’est pas plus aimable !

 

 

Scène XIII

 

ERNEST, ANGÉLINA

 

ERNEST.

Enfin, je puis donc vous voir, vous parler !...

ANGÉLINA.

Quelle imprudence !... Au moment où l’on va me marier.

ERNEST.

Vous marier !... et vous pourriez y consentir ?... Non, cela ne sera pas... J’irai trouver votre père ; je lui dirai que nous nous aimons ; je me jetterai à ses pieds, et, s’il me refuse...

ANGÉLINA.

Eh bien, s’il vous refuse ?...

ERNEST.

Je tuerai mon rival !... au moins, il ne vous épousera pas.

ANGÉLINA.

Ernest, je vous en conjure ! d’ailleurs, vous savez bien que nous avons supprimé le chapitre des duels à l’unanimité.

ERNEST.

Que voulez-vous donc que je fasse ?

ANGÉLINA.

Nous ne pouvons être unis... pour votre bonheur, pour ma tranquillité, tâchez de m’oublier.

ERNEST.

Vous oublier ?...

Air Lucette est une bergère.

À mon amour plus sensible,
N’ordonne pas mon malheur.
T’oublier est impossible :
Ah ! connais mieux mon ardeur.
Malgré moi toujours chassée,
Mais toujours présente à mon cœur,
Ton image retracée
Viendrait charmer ma pensée.
Vouloir oublier ses amours,
N’est-ce pas j penser toujours ?

ANGÉLINA.

D’autres belles pour vous plaire
Trouveront plus d’un moyen.

ERNEST.

Leur amour, fût-il sincère,
Sur mon cœur ne pourrait rien :
Dans le plus charmant langage,
Je croirais entendre le tien ;
Dans le plus joli visage,
Je reverrais ton image...
Vouloir oublier ses amours,
N’est-ce pas y penser toujours ?

Angélina, je vous en conjure, mon sort dépend de vous.

Il se jette à ses pieds.

ANGÉLINA.

Ernest, relevez-vous !... si l’on vous voyait...

 

 

Scène XIV

 

ERNEST, ANGÉLINA, PAPILLON, sortant de l’auberge

 

PAPILLON.

Je compte sur vous, monsieur Canard... Mais que vois-je un jeune homme aux genoux de ma future !...

ERNEST.

Chère Angélina !...

PAPILLON. Il s’avance entre eux et frappe la terre avec la crosse de son fusil.

Hum !

ANGÉLINA.

Ciel !...

Elle se sauve et rentre chez elle.

PAPILLON.

Ah ! ah ! mademoiselle !... on ne me croyait pas si près !... Et vous, monsieur...

ERNEST, froidement.

Puis-je savoir, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler ?

PAPILLON.

À Hubert-Rigobert-Dagobert Papillon et Compagnie, fabricant de coton en gros, rue des Quenouilles.

ERNEST.

Eh bien, monsieur Hubert-Rigobert-Dagobert Papillon, retournez à votre filature, et mêlez-vous de ce qui vous regarde...

PAPILLON.

En voilà d’une bonne !... Ça ne me regarde pas, peut-être ? Et qui est-ce que ça regarde, monsieur ?... Le Grand Turc ? Savez-vous bien que vous chassez sur mes terres ?

ERNEST.

Que voulez-vous dire, monsieur ?...

PAPILLON.

Mais, sans doute, vous avez l’air de viser ma future... et je ne me soucie pas que mon mariage fasse long feu... Heureusement, je suis à l’affût...

ERNEST.

Comment !... c’est à cet original qu’on destine Angélina ?

PAPILLON.

Original !... Mais savez-vous que vous m’insultez, monsieur !

ERNEST, riant.

Vous croyez ?... Ce n’était certes pas mon intention.

PAPILLON, à part.

Il a peur, bon !...

Haut.

Et que j’en veux réparation, et que je suis très mauvaise tête, moi, monsieur ; très mauvaise tête...

ERNEST.

Pas tant de bruit, mon cher monsieur, je suis prêt à vous donner satisfaction.

PAPILLON, à part.

Qu’est-ce qu’il dit donc là ?... Est-ce que je me serais trompé ?

Haut.

Monsieur, je suis l’offensé, et...

ERNEST.

Vous avez le choix des armes... c’est trop juste. Pour moi, je vous assure qu’elles me sont indifférentes... L’épée ?...

PAPILLON.

Du tout, monsieur, du tout... Je ne me bats pas à l’épée, moi...

ERNEST.

Le pistolet ?...

PAPILLON.

Encore moins... j’ai la vue basse, moi...

À part.

Tudieu ! quelle démangeaison de se battre ! où diable me suis-je fourré ?...

ERNEST.

Mais enfin, monsieur, à quoi vous battez-vous donc ?

PAPILLON.

Moi, d’abord, monsieur, je me bats très rarement... et, comme je suis chasseur, quand par hasard je me bats, c’est au fusil...

ERNEST.

J’avoue, monsieur, que je ne m’attendais pas que vous choisiriez cette arme-là...

PAPILLON, vivement.

Alors, vous n’acceptez pas ?

ERNEST.

Si fait, monsieur ; comme je suis chasseur aussi, j’accepte... J’ai justement dans ma carnassière quelques lingots que j’avais destinés pour la grosse bête... je ne pouvais pas trouver une meilleure occasion...

Il cherche dans sa carnassière.

PAPILLON.

Qu’est-ce que c’est que ça, monsieur ?... On peut s’estropier avec vos lingots... Laissez donc...

ERNEST.

Mais enfin, monsieur, avec quoi ?...

PAPILLON.

Avec quoi ?... Avec du plomb à perdrix.

ERNEST.

Soit ; tout dépend encore de la distance... Quelle est celle que vous déterminez ?

PAPILLON.

Trois cent cinquante pas.

ERNEST.

Plaît-il ?

PAPILLON.

Trois cent cinquante pas, vous dis-je.

ERNEST, riant.

Je croyais avoir mal entendu, monsieur ; je vous félicite de votre courage !... je me reprocherais toute ma vie d’avoir trempé mes mains dans le sang d’un aussi brave homme !...

PAPILLON.

Eh bien, à la bonne heure !... j’accepte vos excuses... Je suis vif, voyez-vous, mais je ne suis pas méchant au fond...

À part.

J’espère que je me suis joliment montré ! Mais, pour aujourd’hui, bonsoir la chasse !... je ne veux pas perdre de vue ma future... Je n’ai pas envie qu’avant le mariage...

 

 

Scène XV

 

ERNEST, PAPILLON, GUILLAUME, en garde champêtre

 

ERNEST, désignant Papillon.

Voici notre homme.

GUILLAUME.

Bon ! laissez-moi faire...

Haut.

Pardon, messieurs, si je vous dérange... mais vous avez sans doute des ports d’armes ?

ERNEST.

Voici le mien.

GUILLAUME.

C’est fort bien...

À Papillon, qui essaye de s’esquiver.

Et vous, monsieur ?

PAPILLON.

Je ne vous connais pas... qui êtes-vous ?

GUILLAUME.

Le garde champêtre.

PAPILLON.

Le garde champêtre ?... Laissez-donc !... il est mort.

GUILLAUME.

Resurrexit !... j’entre en fonctions.

PAPILLON.

Aie ! aïe ! aïe !

GUILLAUME.

Vous êtes sans doute en règle ?

PAPILLON.

Oh ! oui, monsieur le garde champêtre, je vous en réponds...

GUILLAUME.

Je voudrais vous croire sur parole ; mais mon devoir exige... Voyons votre port d’armes, monsieur.

PAPILLON.

Ce serait avec grand plaisir... mais je suis si étourdi, que je l’ai laissé chez moi, à Paris... Demain, si vous voulez...

GUILLAUME.

La loi, je ne connais que ça... Faites-moi le plaisir de me décliner vos nom, prénoms, qualités et domicile...

PAPILLON.

Et pour quoi faire ?

GUILLAUME.

Pour que je puisse les consigner au procès-verbal que je vais dresser...

PAPILLON.

Tiens, il est bon là !... il croit que je vais lui dire...

GUILLAUME.

Alors, monsieur, il faut me suivre chez le maire.

PAPILLON.

Encore moins, morbleu !

GUILLAUME.

Je serais fâché pourtant d’en venir à des extrémités...

PAPILLON.

Et, sans en venir là, mon ami, n’y aurait-il pas des arrangements ?...

Il tire de sa poche une pièce de cinq francs.

Tenez...

GUILLAUME.

Incorruptible !...

Se retournant du côté d’Ernest, et à demi-voix.

Monsieur, il m’offre cinq francs.

PAPILLON.

Si je doublais la somme ?

GUILLAUME.

Inexorable, vous dis-je...

Même jeu.

Dix francs, monsieur ; vous voyez ce que je refuse pour vous.

PAPILLON.

Allons, j’en mets vingt.

GUILLAUME, à part.

Ma foi, je n’y tiens plus.

Haut.

Vous m’avez l’air d’un brave homme, et je ne voudrais pas...

ERNEST, bas, à Guillaume.

Eh bien, maraud !... Tiens, envoie ! quarante, et débarrasse-moi de cet imbécile.

PAPILLON, à part.

Ah ! ce n’est pas sans peine...

Haut.

Tenez, mon brave homme.

GUILLAUME, prenant l’argent.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? qu’est-ce que c’est ?... Vouloir me corrompre !

Mettant l’argent dans sa poche.

Pièce de conviction !... Chez le maire, et plus vite que ça.

PAPILLON, se fâchant.

Ah çà ! mais qu’avez-vous donc ?... est-ce que vous avez voulu vous moquer de moi ?... Savez-vous à qui vous parlez, l’ami ? le savez-vous ?

GUILLAUME.

Il fait rébellion, je crois... Ignorez-vous, monsieur, que la loi met à ma disposition la force armée, et que, si je requiers la gendarmerie...

PAPILLON, furieux.

La gendarmerie ?... Allez la chercher, je n’en ai pas peur, moi...

À part.

S’il pouvait y aller, comme je filerais...

GUILLAUME.

Prenez garde à vous, monsieur...

Air du vaudeville du Dîner de garçon.

Mon caractère est la douceur ;
Mais vous lassez ma patience,
Et je vais user de rigueur,
Puisque vous faites résistance.
Sachez obéir à la loi.

PAPILLON.

Innocent, je suis sans alarmes.

GUILLAUME, tirant à moitié son sabre.

C’en est trop, monsieur, suivez-moi ! (Bis)

PAPILLON, frappant la terre de son fusil.

Est-il heureux d’avoir des armes !

GUILLAUME.

Allons, monsieur, marchons.

ERNEST.

Enfin m’en voilà débarrassé ! allons rejoindre ces dames.

Il entre chez Delbeuf.

PAPILLON, à part.

Ah ! mon Dieu ! et ma future...

DELBEUF, dans la coulisse.

Papillon ! Papillon !

PAPILLON, à Guillaume.

Pardon, monsieur ; entendez-vous ? on m’appelle... Je suis à vous dans l’instant.

GUILLAUME, l’entraînant.

Voulez-vous bien marcher ?

 

 

Scène XVI

 

M. DELBEUF, seul, arrivant par le fond

 

Où diable peut-il s’être fourré ? Il y a une heure que je l’appelle... Lui qui criait la faim, il disparaît au moment du déjeuner...

 

 

Scène XVII

 

DELBEUF, TOUS LES CHASSEURS DU MATIN

 

LES CHASSEURS.

Air de Fernand Cortez.

Entrons, entrons au bois ;
La chasse nous invite.
Courons vite,
À la fois,
À de nouveaux exploits.

Ils vont pour entrer dans le taillis.

M. DELBEUF.

Eh bien, eh bien, messieurs, où allez-vous donc par là ?

UN CHASSEUR.

Voulez-vous être des nôtres ?... Une compagnie de perdreaux est venue s’abattre dans cette garenne, et...

M. DELBEUF.

Un moment, messieurs, un moment... Cette garenne m’appartient ; c’est mon parc réservé, et personne autre que moi n’y tire un seul coup de fusil... Permis à vous de vous placer sur la lisière... moi, je vais faire lever le gibier...

REPRISE DU CHŒUR.

Environnons ce bois,
La chasse, etc.

Ils sortent, et M. Delbeuf entre dans le taillis à droite.

 

 

Scène XVIII

 

M. DELBEUF, dans le taillis, PAPILLON

 

PAPILLON, arrivant de gauche.

Ouf !... je m’en suis débarrassé... Diable de garde champêtre !... Entrons chez le beau-père, et, là... Tiens !... qu’est-ce qu’ils font donc tous là-bas ?... Ils ont l’air d’être à l’affût... Je gage que c’est le cerf de ce matin... S’il pouvait passer par ici... quelle bonne aubaine !... J’ai bien envie de l’attendre aussi...

Il regarde dans les broussailles et voit les jambes de M. Delbeuf.

Oh ! bonheur ! je crois que c’est la bête... elle est arrêtée... Quel dommage que je n’aie que du petit plomb !...

Il ajuste et tire ; M. Delbeuf gigote.

Ah ! ah ! coquin, tu remues encore ?... Attends ! attends !

Il tire son second coup.

Il y est ! il y est ! c’est à moi !... c’est moi qui l’ai tué.

M. DELBEUF.

Au meurtre ! à l’assassin !

Tous les Chasseurs accourent au bruit.

PAPILLON, s’avançant rapidement au bord du taillis, et se trouvant nez à nez avec M. Delbeuf.

Ah ! mon Dieu ! je n’en puis plus !... qu’est-ce que j’ai fait là !

 

 

Scène XIX

 

M. DELBEUF, PAPILLON, LES CHASSEURS

 

LES CHASSEURS.

Air : Je pars, et sur les boulevards (De la demoiselle et de la dame).

C’est affreux ! jamais on ne vit
Agir d’une telle manière ;
Au diable le chasseur maudit
Qui vient nous faire un pareil bruit !

M. DELBEUF, à Papillon.

La peste soit
Du maladroit !

PAPILLON.

Beau-père,
Calmez votre colère ;
De loin, j’y voyais assez mal ;
Je vous ai pris pour l’animal.

LES CHASSEURS.

C’est affreux, etc.

M. DELBEUF.

C’est affreux ! jamais je ne vis
Agir d’une telle manière ;
De bien bon cœur, moi, je maudis
Ceux qui font feu sur leurs amis.

 

 

Scène XX

 

M. DELBEUF, PAPILLON, LES CHASSEURS, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA, ERNEST

 

MADAME DELBEUF.

Quel tapage ! sous ma fenêtre
Venir chasser, le croirait-on !
Je vous verrai bientôt, peut-être,
Chasser jusque dans mon salon.

M. DELBEUF.

Pensant que j’étais trop ingambe,
C’est monsieur qui, de son fusil.
M’a visé deux fois dans la jambe,
Un pareil trait se conçoit-il ?
Jugez à quel péril j’échappe !

PAPILLON, à part.

C’est, grâces à mes mauvais yeux,
La première fois que j’attrape :
Peut-on être plus malheureux ?

Ensemble.

M. DELBEUF.

Avec un semblable chasseur
Je ne veux plus qu’on me rattrape.
Par bonheur,
Malgré son erreur,
J’en suis quitte ici pour la peur.

MADAME DELBEUF, ANGÉLINA, LES CHASSEURS.

Avec un semblable chasseur,
Bien fou si jamais on l’attrape.
Par bonheur.
Malgré cette erreur,
Il en est quitte pour la peur.

ERNEST.

De l’adresse d’un tel chasseur,
Ma foi, je puis rire sous cape ;
J’espère bien que son erreur
Ici me portera bonheur.

PAPILLON.

Je ne conçois pas sa fureur,
Puisqu’à ce péril il échappe ;
Enfin le plus fameux chasseur
Peut faire une pareille erreur.

Croyez, beau-père, que je suis on ne peut plus affecté !... mais votre immobilité derrière ces buissons, vos longues guêtres, ma vue basse... Ma foi, je vous ai pris pour le cerf...

M. DELBEUF.

Vous n’êtes et ne serez jamais qu’un sot...

PAPILLON.

Un sot ?... Savez-vous que je me fâcherai à la fin ?

M. DELBEUF.

Fâchez-vous ; ça m’est bien égal, après ce qui vient d’arriver... Me prendre pour un cerf ! Vous êtes un maladroit.

PAPILLON.

Maladroit, maladroit... Pas tant que vous, toujours ; j’ai touché tout ce que j’ai visé, moi... Une oie et un canard sauvages... vos jambes... des bêtes magnifiques ! Et vous, que rapportez-vous ?... La carnassière est vide... Vous avez fait chou blanc, comme c’est votre habitude.

M. DELBEUF.

Mon habitude !... Vous êtes un impertinent !...

MADAME DELBEUF.

Qu’est-ce que vous dites donc, monsieur ?... Mon mari a fait une chasse superbe : deux lièvres, cinq perdreaux.

M. DELBEUF, étonné.

Oui, cinq lièvres, deux perdreaux...

À part.

Que veut-elle dire ?

PAPILLON.

Laissez donc !...

ERNEST.

Oui, monsieur... deux lièvres, cinq perdreaux... que monsieur m’a chargé d’apporter à ces dames.

M. DELBEUF, à part.

M. Ernest ici !... Ce gibier... Ah ! je devine...

PAPILLON, à Ernest.

Oui, je vas vous croire, n’est-ce pas, vous, un homme qui veut me souffler ma future ?...

M. DELBEUF.

Votre future ? Ah bien, oui !... Après ce qui vient de se passer, il ne doit plus rien y avoir de commun entre nous... Vous n’aurez pas ma fille.

PAPILLON.

Allons donc ! c’est une plaisanterie.

M. DELBEUF.

Air du Comte Ory.

Qui, moi, vous prendre pour gendre ?
Ah ! je m’en garderais bien.

PAPILLON.

Beau-père, daignez m’entendre.

M. DELBEUF.

Non, non, je n’écoute rien.

PAPILLON.

Mais suis-je donc si coupable,
Pour me faire un tel affront ?
Jamais insulte semblable
N’avait fait rougir mon front.

ERNEST, à Angélina.

Enfin j’ai l’espérance...

ANGÉLINA.

Surtout de la prudence !

PAPILLON, à madame Delbeuf.

Madame, auprès de lui
Soyez mon appui !

 

 

Scène XXI

 

M. DELBEUF, PAPILLON, LES CHASSEURS, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA, ERNEST, GUILLAUME, UN PAYSAN, UNE PAYSANNE

 

GUILLAUME, entrant le premier.

Par ici... Tenez, le voilà !

LE PAYSAN et LA PAYSANNE.

Morguenne ! il nous paiera cela !
Avec nous, avant peu,
Il va voir beau jeu !

LE PAYSAN, à Papillon.

C’est donc vous, monsieur le chasseur, qui venez comme ça tuer nos poules ?

LA PAYSANNE.

Et nos oies donc ?

PAPILLON.

Ah çà !... qu’est-ce que vous venez me conter... avec vos poules et vos oies ? Me prenez-vous pour un dindon ?

LE PAYSAN.

Je vous avons ben vu, dans le marais ; vous avez tiré un coup de fusil.

PAPILLON.

Oui, sur une oie sauvage.

LA PAYSANNE.

Ah ! oui, sauvage... comme moi !...

M. DELBEUF.

C’est donc là cette fameuse chasse dont vous vous vantiez tant ?

PAPILLON.

Mais, beau-père, ne les écoutez pas ; ce n’est pas moi.

LE PAYSAN.

Je n’ons pas la berlue, peut-être... Ce n’est pas vous non plus qui avez blessé votre chien... Pauvre animal, criait-il !

MADAME DELBEUF.

Ah ! mon Dieu ! Agobar blessé... Pauvre Agobar !... Où est-il ?... Monsieur, vous êtes un monstre !

PAPILLON.

Oh ! il va beaucoup mieux, allez, soyez tranquille ; je viens de le voir.

 

 

Scène XXII

 

M. DELBEUF, PAPILLON, LES CHASSEURS, MADAME DELBEUF, ANGÉLINA, ERNEST, GUILLAUME, UN PAYSAN, UNE PAYSANNE, CANARD, accourant

 

CANARD.

Monsieur Papillon, monsieur Papillon, votre chien est mort.

PAPILLON.

L’imbécile !

ERNEST, à part.

De mieux en mieux.

M. DELBEUF, furieux.

Ah ! c’est trop fort ! ne reparaissez jamais devant moi.

PAPILLON, à M. Delbeuf.

C’est donc à dire qu’une amitié de vingt-cinq ans... Et mon repas de noce qui était commandé !

CANARD, s’approchant de lui.

Monsieur, toutes les provisions étaient faites ; voici la note.

PAPILLON.

Va-t’en au diable, avec ta note !

CANARD.

Mais, enfin, qu’est-ce qui me la payera ?

MADAME DELBEUF.

Soyez tranquille, je connais quelqu’un qui s’en chargera volontiers.

M. DELBEUF.

Que voulez-vous dire, madame ?

MADAME DELBEUF, désignant Ernest.

Je pense que vous n’avez plus de motif pour refuser monsieur.

ANGÉLINA.

Mon père !

ERNEST, à madame Delbeuf.

Ah ! madame, que de remerciements !

M. DELBEUF.

Allons, nous verrons ça.

À part.

Au fait, j’aurai pour gendre un excellent chasseur.

MADAME DELBEUF.

Je suis sûr qu’il fera le bonheur de ma fille ; un jeune homme qui fait des romans !

PAPILLON.

Et, moi, je reste garçon... Tout bien considéré, un véritable chasseur doit être célibataire.

Vaudeville.

Air du vaudeville de Farinelli.

M. DELBEUF, à Ernest.

La nuit et le jour à l’affût,
Pour mieux voir tout ce qui se passe,
Il faudrait qu’un bon mari fût
Aux aguets comme un garde-chasse.
Crois-moi, tiens-toi près du terrier,
Surtout ne t’en écarte guères,
Pour que jamais un braconnier
Ne vienne chasser sur tes terres.

CANARD.

Le restaurateur, mon voisin,
Qui tout’ la s’main’ meurt de famine,
Dimanch’ dernier, d’un beau lapin
Désirait orner sa cuisine.
Par bonheur, mon garçon le voit
Faisant le guet sur mes gouttières...
« Halte là ! dis-je, de quel droit
Venez-vous chasser sur mes terres ? »

MADAME DELBEUF.

Aux premiers temps de notre hymen,
Pour m’embrasser à l’improviste,
Monsieur Delbeuf, soir et matin,
Était tous les jours à la piste.
Ce n’est plus de même aujourd’hui ;
Nous vivons en célibataires.
Et, depuis longtemps, mon mari
Ne vient plus chasser sur mes terres.

ERNEST.

Heureux, sous l’olivier chéri,
De la paix goûtons bien les charmes,
Sans crainte que quelque ennemi
Vienne nous proposer les armes.
Grâce aux temps passés, il comprend,
Par nos exploits héréditaires.
Que ce n’est pas impunément
Que l’on vient chasser sur nos terres.

PAPILLON.

Mon bras s’affaiblit tous les jours.
Et puis j’ai la vue un peu basse ;
Cependant, comme il faut toujours
Tuer quelque chose à la chasse,
C’est sur le quai des Augustins
Que je remplis mes gibecières :
À Paris, combien de malins
Qui viennent chasser sur mes terres !

ANGÉLINA, au public.

Pour les prendre dans ses filets,
Suivant les auteurs à la trace,
La critique, au bruit des sifflets,
Trop souvent leur donne la chasse ;
Mais, défendant notre terroir
De ses attaques meurtrières,
Messieurs, empêchez-la ce soir,
De venir chasser sur nos terres. 

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