Richard Darlington (Alexandre DUMAS père - Prosper GOUBAUX - Jacques Félix BEUDIN)

Drame en trois actes, en huit tableaux, précédé d’un prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 10 décembre 1831.

 

Personnages

 

RICHARD DARLINGTON

ROBERTSON FILDY, sous le nom de MAWBRAY

TOMPSON

LE MARQUIS DA SILVA

LE DOCTEUR GREY

UN INCONNU

SIR STANSON

LE PREMIER LORS DE LA TRÉSORERIE

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE L’INTÉRIEUR

LE SECRÉTAIRE D’ÉTAT AU DÉPARTEMENT DE LA GUERRE

LE HAUT BAILLY

OUTRAM

UN CONSTABLR

PREMIER BOURGEOIS

DEUXIÈME BOURGEOIS

UN HUISSIER

UN ÉLECTEUR JAUNE, domestique chez les Derby

UN DOMESTIQUE

BLACFORT

UN ÉLECTEUR BLEU

JENNY, fille du docteur Grey

CAROLINE DA SILVA

MISTRESS GREY

BETTY

MISS WILMOR

UNE MARCHANDE DE RUBAN BLEU

UNE MARCHANDE DE RUBAN JAUNE

COMMISSAIRES

ÉLECTEURS

PEUPLE

DOMESTIQUES

ENFANT, etc.

 

Le prologue et premier acte, à Darlington, dans le Northumberland ; le deuxième et le troisième acte, à Londres et dans les environs de cette ville.

 

 

PROLOGUE

 

LA MAISON DU DOCTEUR

 

PAMPHILA.

Miseram me ! differor doloribus.

Juno Lucina, fer opem ! serva me, obsecro !

HEGIO.

Hem !

Numnam illa, quœso, parturit ?

Térence, Adelphes, acte II, scène V.

 

PAMPHILA.

Ah ! malheureuse ! je succombe à mes douleurs !

Junon Lucine, à mon aide ! sauve-moi, je t’en supplie !

HÉGION.

Hein ! est-ce qu’elle accoucherait ? je tous le demande !

 

Le cabinet du docteur Grey. Des rayons chargés de livres. Porte au fond ; portes latérales. Fenêtre à gauche.

 

 

Scène première

 

LE DOCTEUR GREY, MISTRESS GREY

 

Le Docteur, assis devant une table sur laquelle est une lampe, se dispose à  travailler ; sa femme est debout près de lui, la main appuyée sur son épaule,  et tenant un bougeoir de l’autre main.

LE DOCTEUR.

Bonsoir, Anna ; je ne tarderai pas à te rejoindre.

MISTRESS GREY.

Oui, tu me dis cela, et puis tu vas encore passer une partie de la nuit à travailler, et, demain, à peine s’il fera jour, que l’on viendra te chercher pour quelque malade. Songe que tu es le seul médecin de ce village ; et, si tu tombes malade à ton tour, qui te soignera ?

LE DOCTEUR.

Bonsoir, Anna.

MISTRESS GREY.

C’est-à-dire que je l’ennuie, n’est-ce pas ?... Voyons, as-tu besoin de quelque chose avant que je m’en aille ?

LE DOCTEUR.

De rien, bonne.

MISTRESS GREY, lui mettant des lunettes vertes.

Mets tes lunettes vertes, au moins ; elles ménageront ta vue ; me promets-tu de les garder ?... Oui ?... Bonsoir... Ne travaille pas trop tard surtout.

Elle sort.

LE DOCTEUR.

Non, non, sois tranquille, une heure au plus.

Il va à sa bibliothèque, en tire deux on trois volumes et se met à lire. On entend dans la rue une voiture qui arrive au grand galop.

 

 

Scène II

 

LE DOCTEUR GREY, ROBERTSON, UN POSTILLON

 

ROBERTSON, en dehors.

Postillon ! postillon !...

LE POSTILLON, arrêtant la voiture.

Eh !

ROBERTSON.

Descendez et frappez à cette fenêtre où il y a de la lumière.

LE POSTILLON.

Oui, notre maître.

LE DOCTEUR.

C’est ici.

LE POSTILLON, frappant à la fenêtre.

Holà ! ho !

LE DOCTEUR, ouvrant la fenêtre.

Qu’est-ce, mon brave ?

ROBERTSON.

Monsieur, y a-t-il un médecin dans ce village ?

LE DOCTEUR.

Oui.

ROBERTSON.

Bon ?

LE DOCTEUR.

Je serais un juge partial, monsieur : c’est moi.

ROBERTSON.

Et vous êtes le seul ?

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur.

ROBERTSON.

Ayez la bonté de m’ouvrir la porte.

LE DOCTEUR.

Je vais appeler.

UNE VOIX DE FEMME.

Oh ! non, non, monsieur, n’appelez personne... Ouvrez vous-même.

LE DOCTEUR.

J’y vais...

Il ouvre et recule.

Un homme masqué !...

 

 

Scène III

 

LE DOCTEUR GREY, ROBERTSON, masqué

 

LE DOCTEUR.

Que me voulez-vous ?

ROBERTSON.

Silence ! et ne craignez rien.

LE DOCTEUR.

Cependant, monsieur...

ROBERTSON.

Docteur, votre état est-il de secourir ceux qui souffrent ?

LE DOCTEUR.

C’est plus que mon état, c’est mon devoir.

ROBERTSON.

Lorsque ces secours sont instants, lorsque tout retard amènerait la mort d’une créature de Dieu, croyez-vous avoir besoin, pour la sauver, de connaître son nom ou de voir son visage ?

LE DOCTEUR.

Non, monsieur...

ROBERTSON.

Eh bien, il y a une personne là, dans cette voiture, une personne qui souffre, qui a besoin de vous, qui mourra si vous ne lui portez secours à l’instant même.

LE DOCTEUR.

Mais ne puis-je savoir à qui ?...

ROBERTSON.

Je vous le répète, monsieur, dix minutes vous restent à peine, et il me faudrait plus d’une heure pour vous donner des explications auxquelles je vous jure que vous ne prendriez aucun intérêt, tant elles me sont personnelles.

LE DOCTEUR.

Je suis prêt.

ROBERTSON.

Une question encore, monsieur : si cette personne ne pouvait repartir aussitôt qu’elle aura reçu vos soins, consentiriez-vous, au nom de l’humanité, à la cacher chez vous à tous les yeux, moi vous jurant sur l’honneur qu’aucune cause politique ne nous force à nous entourer de ce mystère ?

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur, je le ferais.

ROBERTSON.

Êtes-vous marié, docteur ?

LE DOCTEUR.

Pourquoi cette question ?

ROBERTSON, lui tendant la main.

Pour savoir si votre femme est aussi excellente femme que vous êtes brave homme.

LE DOCTEUR.

Je le crois.

ROBERTSON.

Eh bien, ayez la bonté de l’appeler, je vous prie ; ses soins nous seront nécessaires ; la personne qui les réclame est du même sexe qu’elle.

LE DOCTEUR.

Je vais le faire.

ROBERTSON.

Merci.

Posant un rouleau d’or sur la table.

Voici, non pas pour m’acquitter envers vous, tout l’or du roi Georges n’y suffirait pas, mais pour vous indemniser, autant qu’il est en mon pouvoir, du moins, du dérangement que je vous cause.

LE POSTILLON, de la porte.

La jeune dame vous appelle, monsieur.

ROBERTSON.

Me voici ! me voici !

Il sort.

LE DOCTEUR, frappant à la porte de sa femme.

Anna ! Anna !

MISTRESS GREY, de sa chambre.

Qu’est-ce donc que tout ce bruit ?

LE DOCTEUR.

Des voyageurs qui ont besoin de nos secours à tous deux ; viens donc vite, puisque tu n’es pas couchée.

 

 

Scène IV

 

LE DOCTEUR GREY, ROBERTSON, MISTRESS GREY, CAROLINE

 

Mistress Grey sort de sa chambre an moment où Robertson apporte dans ses  bras une Jeune Femme, qu’il pose sur une chaise longue.

MISTRESS GREY, effrayée par le masque de Robertson.

Oh ! vois donc.

LE DOCTEUR.

Silence !

ROBERTSON, à Caroline.

Souffres-tu toujours, mon ange ?

CAROLINE.

Oh ! oui, beaucoup, beaucoup.

ROBERTSON.

Docteur !...

LE DOCTEUR, s’approchant et tâtant le pouls de la malade.

Monsieur, cette jeune femme est sur le point d’accoucher.

ROBERTSON.

Et il ne faut pas que nous songions à aller plus loin, n’est-ce pas ?

LE DOCTEUR.

Impossible.

CAROLINE, à mistress Grey.

Vous aurez donc soin de moi, madame ?

MISTRESS GUEY, lui prenant la main.

Comme de ma sœur.

CAROLINE.

Oh ! que vous êtes bonne !

Elle appuie sa tête sur les mains  de mistress Grey.

Je soufre bien.

LE DOCTEUR.

Anna, cède ta chambre à madame et va tout y préparer. Hâte-toi.

MISTRESS GREY.

Dois-je réveiller Alix ?

ROBERTSON.

Qu’est-ce qu’Alix ?

LE DOCTEUR.

Notre servante... Mais elle a le défaut d’être un peu bavarde, et cela ne nous conviendrait point, n’est-ce pas ?

ROBERTSON.

Oh ! non, non ; madame, vous aurez plus de peine, mais aussi nous vous devrons plus que la vie.

CAROLINE.

Et Dieu vous récompensera, mistress.

Mistress Grey sort.

ROBERTSON.

Caroline, je vais donner l’ordre au postillon de déposer ici nos malles, nos paquets.

CAROLINE.

Oh ! non, non, ne me quitte pas ; je tremble dès que tu me quittes un instant.

ROBERTSON.

Docteur, auriez-vous la bonté ?... Pardon, mille fois !

LE DOCTEUR.

Mais sans doute.

Il va à la porte.

CAROLINE.

Ils ont l’air d’être de braves gens.

ROBERTSON.

Oui, oui... Mais quelle malédiction ! n’avoir plus que six lieues à faire pour arriver au port de mer où tout était préparé pour notre fuite, et nous trouver arrêtés ici dans ce misérable petit bourg, où tu ne trouveras peut-être ni les soins ni le talent nécessaires ! Oh ! nous sommes bien misérables !

CAROLINE.

Je souffre moins, Robertson, je souffre moins.

ROBERTSON.

Tu souffres moins ?... Eh bien, peut-être pourrions-nous repartir ?

CAROLINE.

Oh ! non, non... Mais, ici, tu peux ôter ton masque ?

ROBERTSON.

Si loin que ce village soit de Londres, il se peut que le docteur y ait été et m’y ait vu.

CAROLINE.

Tu étais donc bien connu à Londres ?

ROBERTSON.

Oui, oui... Parlons d’autre chose.

CAROLINE.

Oui, parlons de mon père.

ROBERTSON, frappant du pied.

Ton père !

CAROLINE.

Tu le juges mal.

ROBERTSON.

Comme tous les hommes.

CAROLINE.

Il m’aime.

ROBERTSON.

Moins que son nom.

CAROLINE.

Si tu m’avais laissée tout lui dire ?

ROBERTSON.

Il t’eût défendu de me voir.

CAROLINE.

Pourquoi ?

ROBERTSON.

Il est noble, et moi, je suis du peuple.

CAROLINE.

Mais lorsqu’il aurait su...

ROBERTSON.

Quoi ?

CAROLINE.

Que tu m’avais sauvé la vie !

ROBERTSON.

Qu’est cela ?

CAROLINE.

Au risque de la tienne, enfin.

ROBERTSON.

Chaque batelier de la Tamise en fait tous les jours autant ; vont-ils demander en mariage les jeunes filles qu’ils sauvent ?

CAROLINE.

Mais tu n’es pas un batelier, toi ?

ROBERTSON.

Plût au ciel que je le fusse !

CAROLINE.

Oh ! il eût été attendri.

ROBERTSON.

Oui ! et, dans son attendrissement, il m’eût fait jeter une bourse par ses valets. Si je ne suis pas noble, je suis riche du moins, et n’ai pas besoin de son or.

CAROLINE.

Oh ! Robertson, Robertson !... je souffre !

ROBERTSON.

Docteur !

LE DOCTEUR, rentrant, et allant dans la chambre.

À l’instant !

CAROLINE.

Et si mon père nous poursuit ?

ROBERTSON.

Voilà ce qui me damne !

CAROLINE.

Oh ! si je le revoyais avant d’être ta femme... Robertson, j’en mourrais de honte.

ROBERTSON.

Ah ! vous voilà, docteur.

LE DOCTEUR, rentrant.

Tout est prêt.

Caroline retient Robertson par les mains.

ROBERTSON.

Écoute, chère amie, il faut que je fasse cacher la voiture, dételer les chevaux ; si par hasard ton père suivait la même route que nous, cet équipage pourrait nous trahir... Écoute !

Une voiture passe au grand galop ; Robertson court à la porte.

On ne voit rien, tant est notre cette nuit d’enfer !... Je reviens à l’instant ; du courage, ma Caroline ! je reviens à l’instant.

CAROLINE.

Oh ! reviens, vite ; je mourrai si tu n’es pas là.

Elle entre dans la chambre ; Robertson sort par la porte du fond mistress Grey reste seule en scène.

MISTRESS GREY.

C’est quelque grand seigneur... Est-ce qu’il gardera toujours son masque ? Il a l’air de bien aimer sa femme. Pauvre petite ! puisse-t-elle, plus heureuse que moi, conserver l’enfant que Dieu lui aura donné ! elle ne connaîtra pas une des plus grandes douleurs de ce monde.

ROBERTSON, rentrant.

Mistress, comment vous nommez-vous, s’il vous plaît ? mistress ?...

MISTRESS GREY.

Anna Grey.

ROBERTSON.

Mistress Grey, à peine ai-je eu le temps de parler à votre mari ; j’allais le faire, quand l’état de ma femme a réclamé ses soins ; mais, comme lui, mistress, vous avez une figure qui commande la confiance, et je vais mettre en vous une partie de la mienne.

MISTRESS GREY.

Parlez, monsieur.

ROBERTSON.

Des motifs qui n’ont pour vous aucun intérêt me forcent à tenir mon visage caché : ne vous inquiétez donc pas de ce masque, il couvre la figure d’un honnête homme.

MISTRESS GREY.

Je le crois, monsieur.

ROBERTSON.

Qu’il vous suffise donc de savoir, madame, que le bonheur de deux existences tout entières serait compromis, si j’étais reconnu ; et je vous dis cela, mistress, parce que deux choses vont arriver : ou nous serons forcés de partir aussitôt l’accouchement...

MISTRESS GREY.

Mais ce serait risquer de tuer cette jeune dame !

ROBERTSON.

Aussi est-ce la moins probable des deux hypothèses... ou nous resterons ici jusqu’à son rétablissement.

MISTRESS GREY.

Oh ! cela vaudrait mieux, mille fois mieux !

ROBERTSON.

Je tâcherai qu’il en soit ainsi ; mais, en tout cas, mistress, je désirerais que vous fussiez bien pénétrée de cette vérité, que, d’une manière ou de l’autre, la moindre indiscrétion, la moindre, peut faire le malheur de trois personnes ; car l’enfant qui va voir le jour dans un instant serait compris, tout innocent qu’il est de nos fautes, en supposant que nous en ayons commis, dans l’arrêt de proscription qui nous atteindrait.

MISTRESS GREY.

Soyez parfaitement tranquille, monsieur.

ROBERTSON.

Il se pourrait encore, si nous partions à l’instant...

Très saillant.

Oh ! c’est un cri de Caroline !

MISTRESS GREY.

Ne craignez rien, mon mari ne la quittera pas.

ROBERTSON.

Et votre mari est instruit, n’est-ce pas ?

MISTRESS GREY.

Soyez tranquille ; mais allez près d’elle, et, plus tard, vous me direz...

ROBERTSON.

Moi, aller près d’elle ! près d’elle quand elle souffre ! Oh ! je ne pourrais pas voir souffrir Caroline, cet ange ! Qu’est-ce que je vous disais, mistress ?

MISTRESS GREY.

Vous me parliez de votre enfant.

ROBERTSON.

Oui, je disais qu’il se pourrait, si nous partions à l’instant, ou même si nous restions quinze jours, que la santé de notre enfant ne nous permit pas de l’emmener. Alors, mistress, je vous le confierais comme à une seconde mère. N’est-ce pas, vous auriez soin et pitié du pauvre petit abandonné ? Et quatre fois par an, jusqu’au jour où il me serait permis de venir vous le reprendre, vous recevriez un rouleau pareil à celui-ci : serait-ce assez ?

MISTRESS GREY.

C’est trop, beaucoup trop ! mais, au reste, monsieur, le surplus serait fidèlement conservé ; et, si un jour quelque accident, ce qu’à Dieu ne plaise ! le privait de ses parents, ou privait ses parents de leur fortune, eh bien, il retrouverait cette petite somme ; et, moi qui ai déjà perdu deux enfants, je deviendrais sa mère !

ROBERTSON.

Ma bonne madame Grey ! Oh ! l’entendez-vous ? l’entendez-vous ?

MISTRESS GREY.

Rassurez-vous. Et, si cet enfant restait près de nous, serait-ce une indiscrétion de vous demander quel nom il devrait porter ?

ROBERTSON.

Si c’est un garçon, Richard ; si c’est une fille, Caroline.

MISTRESS GREY.

Ce ne sont là que des prénoms.

ROBERTSON.

Comment s’appelle ce village ?

MISTRESS GREY.

Darlington.

ROBERTSON.

Eh bien, Richard ou Caroline Darlington ; il est juste qu’il prenne pour nom de famille le nom du village où il en aura trouvé une.

On entend des gémissements.

Oh ! mistress, mistress, répétez-moi qu’il n’y a pas de danger ! Cette enfant, cet ange, me doit tous ses malheurs. Pour venir à moi, elle est descendue de bien haut ! Rang, fortune, famille, elle m’a tout sacrifié. Oh ! je vous en prie, je vous en supplie ! secourez-la, allez près d’elle.

MISTRESS GREY.

Mais venez-y vous-même.

ROBERTSON.

Moi, moi ! j’en sortirais fou ! Oh ! madame Grey au nom du ciel, je resterai seul, allez, allez !

Mistress Grey sort ; Robertson tombe à genoux.

Oh ! devant quelqu’un je n’osais pas prier ! Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de nous !

Se levant.

Plus rien ! Si elle mourait, mon Dieu ! sans que je fusse là pour recevoir son dernier soupir !... Oh ! il faut que j’y aille, je ne puis supporter cette incertitude !

CAROLINE, de la chambre.

Robertson ! Robertson !

ROBERTSON, reculant.

Ah !

LE DOCTEUR, entrant en scène.

Où est-il ? où est-il ?

ROBERTSON.

Eh bien ?

LE DOCTEUR.

Eh bien, bravo, bravo ! un gros garçon.

ROBERTSON, l’embrassant.

Vous êtes notre sauveur, notre père ! Oh ! laissez-moi pleurer.

Il sanglote.

LE DOCTEUR.

Mais allez donc embrasser votre femme, votre fils !

ROBERTSON.

Oh ! je suis fou ! conduisez-moi, je n’y vois plus, docteur.

LE DOCTEUR, le poussant dans la chambre.

Par ici, allez, allez.

On frappe à la porte de la rue ; le Docteur s’arrête.

Qu’est cela ?

On frappe encore.

Que voulez-vous ?

DA SILVA, de la rue.

Au nom du roi, ouvrez ! ouvrez, ou nous mettons la porte en dedans.

LE DOCTEUR.

Qui êtes-vous ?

UNE AUTRE VOIX.

Le constable. Vous devez reconnaître ma voix, docteur ; ouvrez pour vous épargner une mauvaise affaire.

DA SILVA.

Monsieur le constable, pas tant de façons, enfonçons cette porte.

LE DOCTEUR, ouvrant.

Arrêtez, sirs !...

 

 

Scène V

 

LE CONSTABLE, DA SILVA, LE DOCTEUR GREY, DEUX HOMMES DE JUSTICE

 

DA SILVA, entrant précipitamment.

Le docteur Grey ?

LE DOCTEUR.

C’est moi, monsieur.

DA SILVA.

Vous me répondrez d’eux, car ils sont chez vous.

LE DOCTEUR.

Holà ! ne me touchez point. Vous êtes chez moi, monsieur ; ne me forcez pas à vous en faire souvenir.

DA SILVA.

Répondez donc alors !

LE DOCTEUR.

Prouvez-moi d’abord que vous avez le droit de m’interroger.

DA SILVA.

Ces messieurs sont porteurs d’un mandat.

LE DOCTEUR.

Eh bien, je répondrai à ces messieurs s’ils m’en justifient, et non à vous, qu’à votre accent je ne reconnais même pas pour Anglais.

DA SILVA.

Soit ; mais prenez-y garde ! nous savons qu’ils sont ici, nous les suivions de plus près qu’ils ne croyaient ; ils ont relaye à la dernière poste, on ne les a point vus à celle-ci, et, en passant, j’ai cru reconnaître, j’ai reconnu la voiture devant votre porte : ainsi, songez-y bien, il serait inutile et peut-être dangereux de mentir.

LE DOCTEUR.

Je ne mens jamais, monsieur.

DA SILVA, se jetant sur une chaise.

Monsieur le constable, faites votre devoir.

LE CONSTABLE.

Docteur Grey, vous avez reçu chez tous, ce soir, un homme masqué ?

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur.

LE CONSTABLE.

Il était accompagné d’une jeune dame ?

LE DOCTEUR.

C’est vrai.

DA SILVA, se levant.

Où sont-ils ?

Le Docteur se tait.

Où sont-ils ? vous dis-je.

LE DOCTEUR, froidement.

Monsieur le constable, j’attends que vous m’interrogiez.

LE CONSTABLE.

Je ne puis que répéter la question de monsieur : où sont-ils ?

LE DOCTEUR.

Ici cesse pour moi l’obligation de répondre, jusqu’à ce que je sache de quel droit vous me faites cette question.

DA SILVA.

De quel droit ?... Cette jeune femme, c’est ma fille ; cet homme masqué, son séducteur.

LE DOCTEUR.

Votre mandat ?

LE CONSTABLE.

Le voici, lisez.

LE DOCTEUR.

« Ordre d’arrêter, partout où on la retrouvera, une jeune fille dont le signalement suit. » Son nom n’y est pas.

DA SILVA.

Lisez.

LE DOCTEUR.

« Le porteur du mandat désignera lui-même la personne contre laquelle il devra être mis à exécution. » Vous êtes puissant, monsieur, pour obtenir un tel ordre contre une femme, dans un pays libre !

DA SILVA.

Eh bien, monsieur, ma fille, à l’instant !

LE DOCTEUR.

Vous la verrez, monsieur, je ne puis m’y opposer ; mais je ne puis consentir à ce que vous l’emmeniez.

DA SILVA.

Et qui m’en empêchera, quand le roi et la loi le veulent ?

LE DOCTEUR.

Moi, monsieur, qui, en cette occasion, suis plus puissant que la loi et le roi ; moi qui m’y oppose en vertu de mon pouvoir de médecin, et qui déclare qu’il est impossible que cette jeune dame suive en ce moment qui que ce soit, même son père.

DA SILVA.

Pourquoi cela ?

LE DOCTEUR.

Parce qu’il y aurait danger de mort pour elle à le faire ; que l’exiger serait un assassinat, et qu’à mon tour je sommerais ces messieurs de me prêter main-forte pour conserver une existence dont, à l’heure qu’il est, je réponds devant Dieu et devant les hommes.

LE CONSTABLE.

Expliquez-vous, docteur.

LE DOCTEUR.

La jeune personne que vous poursuivez vient d’accoucher, il y a quelques minutes.

DA SILVA.

Malédiction sur elle, si tu ne mens pas !... Mais tu mens pour la sauver ; avoue-le, et je te pardonne tout.

 

 

Scène VI

 

LE CONSTABLE, DA SILVA, LE DOCTEUR GREY, DEUX HOMMES DE JUSTICE, ROBERTSON

 

ROBERTSON, entrant vivement.

Docteur ! docteur ! Caroline et son enfant ont besoin de vous...

Apercevant da Silva.

Dieu !

DA SILVA, le prenant au collet.

Arrête !

ROBERTSON, accablé.

Le marquis !

DA SILVA.

Misérable ! je te tiens enfin ! Ma fille ?

LE DOCTEUR.

Messieurs, messieurs, chez moi une pareille violence !

DA SILVA.

Laissez-nous, docteur ! – Infâme, réponds-moi !

ROBERTSON.

Prenez garde, monsieur ! le respect et la patience peuvent m’échapper à la fois.

DA SILVA.

Et alors ?...

ROBERTSON.

Et alors j’oublierais que vous êtes le père de Caroline...

DA SILVA.

Puis ?...

ROBERTSON.

Puis vous êtes encore assez jeune, monsieur, pour que nous croisions le fer, ou que nous échangions une balle.

DA SILVA.

Un duel ! un duel avec toi ! Oh ! c’est le masque qui te cache le visage, qui te donne cette hardiesse de parler ainsi à un homme... Écoute, je sais qui tu es, finissons.

ROBERTSON.

Damnation !

DA SILVA.

Ma fille !

LE CONSTABLE, s’approchant.

Monsieur, nous ne pouvons souffrir...

DA SILVA.

Dis à cet homme de s’éloigner, que c’est librement que tu dis cela, Robertson Fildy.

ROBERTSON.

Fildy ! plus de doute ! – Éloignez-vous, messieurs ; éloignez-vous, docteur.

DA SILVA.

Conduis-moi près d’elle.

ROBERTSON.

Votre vue la tuera.

DA SILVA.

Mieux vaut fille morte que déshonorée, et déshonorée par toi.

ROBERTSON.

Pitié pour elle, et tuez-moi.

DA SILVA.

Elle est là, n’est-ce pas ?

ROBERTSON.

Oui ; mais vous ne pouvez la voir en ce moment.

DA SILVA.

Je la verrai.

ROBERTSON, devant la porte.

Impossible.

DA SILVA.

Qui m’en empêchera ?

ROBERTSON.

Moi !

DA SILVA.

Tu me braves ?

ROBERTSON.

Je brave tout pour elle.

DA SILVA.

Arrière ! ou je dis qui tu es.

ROBERTSON.

Silence ! ou je vous nomme.

DA SILVA.

Eh bien ?

ROBERTSON.

Eh bien, on saura que la fille du marquis da Silva d’Aguavallès est la femme du...

DA SILVA.

Tais-toi !...

ROBERTSON.

Car elle est ma femme devant Dieu, et l’enfant qui vient de naître est votre petit-fils.

DA SILVA.

Raison de plus pour que je la voie.

ROBERTSON.

Vous ne la verrez pas.

DA SILVA.

Tu m’assassineras donc ?

ROBERTSON.

Si c’est un moyen !

DA SILVA, à haute voix.

Caroline ! Caroline !

CAROLINE, en dehors.

Mon père !

ROBERTSON.

Damnation ! elle l’a entendu ! Silence, monsieur, silence !...

 

 

Scène VII

 

LE CONSTABLE, DA SILVA, LE DOCTEUR GREY, DEUX HOMMES DE JUSTICE, ROBERTSON, CAROLINE

 

CAROLINE, pâle et en désordre, venant tomber aux pieds du Marquis.

Mon père ! mon père !...

MISTRESS GREY, la suivant.

Que faites-vous !... vous voulez donc mourir ?

CAROLINE.

Plût au ciel !...

ROBERTSON.

Tout est perdu !

LE DOCTEUR.

Soyez tranquille, je ne la quitte pas.

DA SILVA.

Levez-vous.

CAROLINE.

Oh ! non, non, je suis bien là... à vos pieds, à vos genoux, que j’embrasse...

DA SILVA.

Fille indigne ?...

CAROLINE.

Oui, oui, tout sur moi, tout sur moi, mon père !... car lui n’a eu qu’un tort, c’était de ne pas vouloir que je vous révélasse notre amour.

DA SILVA.

Elle l’avoue !

CAROLINE.

Et pourquoi ne l’avouerais-je pas, mon père ? Il est si brave et si généreux !

DA SILVA.

Lui ! lui ! celui-là !

CAROLINE.

Oui, brave et généreux !... Il m’a sauvé la vie, mon père... Il passait là quand je tombai de cette gondole dans la Tamise ; il passait là par hasard... Je vous dis que j’avais été sauvée par un étranger que je n’avais pas revu... Je mentais, mon père, je l’ai revu... Mon père, il a sauvé votre fille ; mais songez-y...

DA SILVA.

Mieux valait mourir que de devoir la vie à cet homme.

CAROLINE.

Je croyais que vous m’aimiez, mon père !... Quand je le revis, je voulus tout vous dire : il ne voulut pas, lui ; pourquoi ? Je l’ignore.

DA SILVA.

Je le sais, moi.

CAROLINE.

Je l’aimai comme un sauveur : son esprit élevé, sa figure noble, tout fut d’accord pour me perdre. Mon père ! mon père ! pardonnez-nous !

DA SILVA.

Jamais !

CAROLINE.

Robertson ! oh ! parle-lui ! implore-le de ton côté... L’intérêt qui s’attache à un proscrit...

DA SILVA.

Lui, un proscrit ?

CAROLINE.

Oui, oui, voilà pourquoi il se cache, pourquoi ce masque...

DA SILVA.

Il t’a trompée, enfant !

CAROLINE.

Mais dis-lui donc que non, Robertson ! dis-lui que tu ne m’as pas trompée !... Oh ! un mot, un mot !

DA SILVA.

Tu vois qu’il se tait...

CAROLINE.

Robertson, un mot, un seul !

DA SILVA.

Assez ! suis-moi.

CAROLINE.

Je ne le puis, mon père.

DA SILVA.

Tu crains donc bien la mort ?

CAROLINE.

Je crains de le quitter.

DA SILVA.

Malheureuse ! tu l’aimes donc bien ?

CAROLINE.

Comme j’aime le jour, comme j’aime la vie, comme j’aime Dieu...

DA SILVA.

Mais c’est l’enfer !... Viens.

CAROLINE.

Et mon enfant, mon pauvre enfant !

LE DOCTEUR.

Malheureuse mère !

DA SILVA.

Le docteur l’élèvera.

LE DOCTEUR.

Je reçois cette mission du ciel ; il sera mon fils !

CAROLINE, résistant.

Oh ! je ne veux pas me séparer de mon enfant ! On ne sépare pas une mère de son fils. Dieu le lui a donné pour qu’elle le nourrisse de son lait. Oh ! laissez-moi du moins emporter mon enfant !

DA SILVA.

Impossible !

CAROLINE.

J’appellerai au secours, mon père ; et tout ce qui aura un cœur me secourra, quand je dirai : « Oh ! voyez, voyez ; c’est une mère qui pleure pour qu’on lui laisse son enfant, qu’elle a à peine vu, à peine embrassé. »

DA SILVA, aux Agents.

Messieurs, aidez-moi.

Il veut emporter Caroline.

MISTRESS GREY et LE DOCTEUR.

Pitié ! pitié pour elle !

ROBERTSON, appuyant la main sur l’épaule de da Silva.

Laissez là cette jeune femme !

CAROLINE.

Oh ! mon père ! mon Robertson !

DA SILVA.

Ton Robertson !... Eh bien, venez tous, et que tout le monde connaisse ton Robertson... À bas ce masque !

Il le lui arrache.

Regarde ! c’est...

LE DOCTEUR, aux personnes qui s’avancent.

Oh ! messieurs ! messieurs !

ROBERTSON.

Silence ! au nom de votre fille et pour votre fille !

Il remet promptement son masque ; le public a seul eu le temps de voir son visage.

DA SILVA.

Tu as raison : qu’elle seule te connaisse !...

Bas, à sa fille.

Cet homme...

CAROLINE, avec anxiété.

Eh bien ?...

DA SILVA.

C’est le bourreau !...

CAROLINE.

Ah !...

Elle tombe évanouie.

 

 

ACTE I

 

RICHARD

 

 

Premier Tableau

 

Même décoration qu’au prologue ; seulement, elle est, ainsi que les meubles, vieillie de vingt-six ans.

 

 

Scène première

 

MAWBRAY et LE DOCTEUR GREY font une partie d’échecs, MISTRESS GREY travaille, RICHARD écrit, un instant après, entre JENNY

 

MAWBRAY.

Non, docteur, vous vous trompez : mon fou était ici, mon cavalier là, j’ai fait échec à la dame.

LE DOCTEUR.

Et moi, avec la tour, je prends la dame.

MAWBRAY.

Mais non.

LE DOCTEUR.

Mais si.

MAWBRAY.

Remettons les pièces telles qu’elles étaient.

LE DOCTEUR.

Oui.

MAWBRAY.

Voilà.

LE DOCTEUR.

C’est bien... Richard, je te fais juge.

RICHARD.

Oh ! excusez-moi, mon père, je n’ai pas suivi votre jeu ; je fais un travail important et pressé.

LE DOCTEUR.

Relatif aux élections ?

RICHARD.

Oui, mon père.

MISTRESS GREY.

Maudite politique ! n’entendrai-je donc jamais parler que de cela ?

JENNY, entrant.

Mon père, votre journal.

LE DOCTEUR.

Ah ! donne.

JENNY.

Bonjour, maman.

Elle la baise au front.

Que fais-tu là ?

MISTRESS GREY.

Tu vois, des manchettes pour ton père.

JENNY.

Elles ne sont pas si jolies que les miennes.

MISTRESS GREY.

Tu en fais aussi ?

JENNY.

Oui, pour Richard ; il ne faut pas le lui dire, maman ; je veux lui faire une surprise.

LE DOCTEUR, lisant.

Je suis à vous, Mawbray.

JENNY, allant à Richard.

Bonjour, Richard, bonjour.

RICHARD.

Ah ! c’est toi, ma sœur ? Bonjour.

LE DOCTEUR.

Par saint Georges ! encore un !

RICHARD.

Qu’avez-vous, mon père ?

LE DOCTEUR.

Le parti de l’opposition a succombé dans le Westmoreland !

RICHARD.

Comment ! les élections sont déjà terminées ? et qui a été nommé ?

LE DOCTEUR.

Lord Stapfort.

RICHARD.

Imbéciles ! un noble pour représenter les droits du peuple ! Je crois. Dieu me damne, que, si les moutons votaient, ils nommeraient le boucher !

LE DOCTEUR.

C’est à notre tour après-demain.

RICHARD.

Il n’en sera pas ainsi, je l’espère ; lord pour lord, peuple pour peuple, Dieu pour tous, et les droits de chacun seront maintenus.

MAWBRAY.

La réunion préparatoire des électeurs va avoir lien ; croyez-vous, docteur, que j’y puisse assister ?

LE DOCTEUR.

Pourquoi non ?

MAWBRAY.

Étranger à cette contrée, où, depuis dix ans seulement, je suis venu chercher un port après une longue absence de l’Angleterre, je n’ai aucun droit politique.

LE DOCTEUR.

À cette assemblée, on ne fait que discuter, on ne vote pas.

MAWBRAY.

Mais je tremble toujours qu’on ne me demande, sur ma vie passée, des détails que des malheurs qui ne me sont pas tout personnels m’ont empêché de confier même à vous.

LE DOCTEUR.

Et dont je ne vous ai jamais demandé compte, Mawbray, vous me rendrez cette justice. Une vie simple, des mœurs douces, votre affection presque paternelle pour nos enfants, voilà qui vous a fait notre ami.

Mawbray veut répliquer, le Docteur avec amitié.

N’en parlons plus.

À Richard.

Viens-tu avec nous ?

RICHARD.

Sans doute.

LE DOCTEUR.

Et à qui donneras-tu ta voix ?

RICHARD.

À moi, mon père, et je vous demande la vôtre et celles de vos amis.

MAWBRAY et LE DOCTEUR.

À toi ?

JENNY.

Richard, député !

RICHARD.

Pourquoi pas ?

LE DOCTEUR.

Et depuis quand as-tu eu cette idée ?

RICHARD.

Depuis que je pense.

LE DOCTEUR.

Et tes espérances datent... ?

RICHARD.

D’hier.

LE DOCTEUR.

Elles reposent ?...

RICHARD.

Sur cette lettre.

MAWBRAY.

Une lettre anonyme ?

RICHARD.

Lisez toujours.

LE DOCTEUR, lisant.

« Vous êtes jeune, ardent, ambitieux ; le comté nomme demain son mandataire, mettez-vous sur les rangs. M. Grey et vous exercez une grande influence sur la bourgeoisie, j’en ai sur le peuple ; je vous promets cent voix, réunissez-en autant, et nous enlevons d’assaut votre élection. Je vous verrai demain. Vous saurez les motifs qui me font agir ; je vous crois homme à les comprendre. » Et tu crois à cette lettre ?

RICHARD.

Nul n’aurait intérêt à me tromper ; beaucoup peuvent désirer que je réussisse.

LE DOCTEUR.

Richard, tu es bien jeune !

RICHARD.

Pitt était ministre à vingt et un ans.

MAWBRAY.

Et quelle garantie offriras-tu aux électeurs ?

RICHARD.

Ma vie passée.

LE DOCTEUR.

Mais tu ne possèdes rien.

RICHARD.

Vous avez quelque fortune.

MISTRESS GREY.

Mais je croyais que le manufacturier Stilman se mettait sur les rangs ?

RICHARD.

Les électeurs craindront qu’il ne se vende pour une fourniture de laine.

LE DOCTEUR.

Le banquier Wilkie...

RICHARD.

Eh bien ?

LE DOCTEUR.

Il a la réputation...

RICHARD.

D’un sot.

LE DOCTEUR.

Et d’un homme incorruptible.

RICHARD.

Le comté voudra un représentant dont les discours soient cités dans les journaux.

JENNY.

Voyez, ma mère, il répond à tout.

MISTRESS GREY.

L’ambition a bien de la logique, ma fille.

MAWBRAY.

Et quels seront tes principes à la tribune ?

RICHARD.

Cette profession de foi les contient ; les circonstances les développeront.

MAWBRAY.

C’est cela que tu écrivais ?

RICHARD.

Oui.

LE DOCTEUR.

C’est un moyen bien usé.

RICHARD.

On le rajeunit par le style.

LE DOCTEUR.

La tribune a tant de fois démenti les promesses de l’élection !

RICHARD.

Les masses sont crédules.

MAWBRAY.

Et tu es décidé à t’exposer aux débats de la place publique, aux discours sur la borne, au boxing dans la rue ?

RICHARD.

J’ai la voix forte et le poignet ferme.

LE DOCTEUR.

Et sais-tu la langue qu’on doit parler au peuple ?

RICHARD.

Je parle toutes les langues, mon père.

LE DOCTEUR, prenant Mawbray à part.

N’est-ce pas le moment de lui apprendre qu’il n’est pas mon fils ?

MAWBRAY.

Il voudra savoir quel est son père, et, vous me l’avez dit, vous n’avez rien à lui apprendre sur ce point.

JENNY, allant à Richard.

Oh ! Richard, si les femmes votaient !

LE DOCTEUR.

Oui, oui, cela lui ôterait peut-être de son assurance, et, je vous l’avoue, Mawbray, j’aime à le voir ainsi, ayant la confiance de sa force et la conscience de son mérite.

MAWBRAY.

Mon bon docteur.

LE DOCTEUR.

Mawbray, nous irons entendre son premier discours à la Chambre. – Eh bien, Richard, soit ; j’avais fait aussi ce rêve, mais je ne croyais pas qu’il dût sitôt s’accomplir.

MISTRESS GREY.

Monsieur Mawbray, vous ne quitterez pas mon mari ?

JENNY.

Ni Richard ?

MAWBRAY.

Soyez tranquilles ; j’assiste à cette assemblée en spectateur désintéressé, puisque, étranger à cette contrée, je n’y ai aucun droit politique.

RICHARD, regardant à sa montre.

Allons, allons, partons, mon père ; c’est l’heure.

MISTRESS GREY.

Adieu donc, messieurs ; ne tardez pas à rentrer.

JENNY.

Bonne chance, Richard. Adieu ! adieu !

Richard, préoccupé, sort avec Mawbray et le Docteur sans répondre à Jenny.

 

 

Scène II

 

MISTRESS GREY, JENNY

 

JENNY, les yeux fixés sur la porte par laquelle ils sont sortis.

Pas un mot !... pas un regard !

MISTRESS GREY.

Eh bien, Jenny !

JENNY, tressaillant.

Ma mère ?

MISTRESS GREY.

Que fais-tu donc là, immobile ?

JENNY.

Je... je réfléchissais.

MISTRESS GREY.

En effet, j’ai cru remarquer que, depuis quelque temps, tu es bien pensive ; c’est surtout lorsque Richard n’est pas là, que tu te livres aux réflexions.

JENNY.

La solitude leur est favorable.

MISTRESS GREY.

La solitude... Eh bien, moi, donc ?

JENNY.

Oh ! vous n’êtes pas quelqu’un, vous... Vous êtes ma mère.

MISTRESS GREY.

Mon enfant, il ne faudrait pas te laisser aller ainsi à tes pensées.

JENNY.

Sont-elles donc un mal ?

MISTRESS GREY.

C’est selon leur nature.

JENNY.

Ne peut-on penser à son frère ?

MISTRESS GREY.

À son frère, oui ; à Richard, non. Richard se croit ton frère, mais tu sais qu’il ne l’est pas. Le secret t’a été révélé aussitôt que tu as été en état de comprendre les différences d’affections dues à un frère ou à un ami.

JENNY.

Et pourquoi n’a-t-on pas révélé ce secret à Richard lui-même ?

MISTRESS GREY.

Mawbray a toujours insisté près de mon mari pour qu’il le laissât dans cette ignorance.

JENNY.

Et cela fait qu’il m’aime comme un frère.

MISTRESS GREY.

Et comment voudrais-tu donc qu’il t’aimât ?

JENNY.

Oh ! pardon, ma mère, je suis folle.

MISTRESS GREY.

Tu vois bien que tu penses tout haut et que tu n’es pas seule.

JENNY.

Ma mère, j’ai bien envie de pleurer ; serait-ce un mal aussi ?

MISTRESS GREY.

Ah ! mon enfant, garde tes larmes ! Dieu les a faites pour des malheurs réels, et, avant la fin de sa vie, chaque homme trouve l’occasion de verser les siennes.

JENNY.

Ma mère, qui peut donc empêcher le bonheur ?

MISTRESS GREY.

C’est que chacun le rêve à sa manière, coordonne la série des événements qui doivent y concourir, croit que le sort se prêtera à ses calculs d’avenir ; puis l’avenir vient, et le sort renverse ce château de cartes. Ton bonheur, à toi, celui que tu rêves du moins, serait une vie paisible, aux lieux où tu es née, entre tes parents, ayant notre petit domaine pour toute patrie, Richard pour époux.

JENNY.

Eh bien ?

MISTRESS GREY.

Eh bien, mon enfant, nous sommes vieux, nous mourrons.

JENNY.

Oh ! ma mère !

MISTRESS GREY.

Richard t’emmènera à Londres, et tu quitteras le pays où tu es née.

JENNY.

Partout, partout avec lui !

MISTRESS GREY.

Ses occupations politiques vous isoleront l’un de l’autre, et chaque jour davantage. Il ne pourra toujours rester près de toi pour te rendre tes parents que tu auras perdus, ton domaine que tu auras quitté, ta tranquillité que tu ne sauras où reprendre !

JENNY.

Maman, mon rêve n’était-il pas le vôtre, et n’avez-vous pas été heureuse avec mon père ?

MISTRESS GREY.

M. Grey n’était pas ambitieux, Jenny.

JENNY.

Eh bien, si ce que vous me dites est vrai, ma mère, croyez-vous que le temps de pleurer ne soit pas venu pour moi ?

MISTRESS GREY.

Mon enfant, distrais-toi ; il y a longtemps que tu ne t’es  occupée de dessin ?

JENNY.

Je n’y fais plus de progrès.

MISTRESS GREY.

Ton piano ?

JENNY.

Je sais toutes les sonates que Richard m’a données, et les autres sont trop difficiles.

MISTRESS GREY.

Tu l’aimes plus que tu ne le devrais, mon enfant !

JENNY.

J’en ai peur, ma mère !

MISTRESS GREY.

Ô Jenny, quelle folie ! Sais-tu même s’il t’aime, lui ?

JENNY.

Il se croit mon frère, il m’aime comme sa sœur.

MISTRESS GREY.

Et si, en apprenant qu’il n’est pas ton frère, il continuait de t’aimer comme un frère ?...

JENNY.

Ma mère...

MISTRESS GREY.

Si cela était enfin ?...

JENNY.

Oh ! je serais bien malheureuse !

MISTRESS GREY.

Tu vois !

JENNY.

Ma mère, pressée par vos questions, je vous réponds sans trop savoir ce que je vous dis. Si j’étais seule un instant, si votre présence ne me faisait pas rougir et ne troublait pas toutes mes idées, j’essaierais d’y mettre de l’ordre ; et, quand je vous reverrais, ma mère, je serais plus calme et probablement plus raisonnable.

MISTRESS GREY.

Eh bien, mon enfant, interroge ton âme, ne te fie pas à tes forces plus que tu ne crois le pouvoir faire ; ne sois pas plus défiante de toi-même qu’il n’est raisonnable de l’être ; songe qu’une fille n’a pas de meilleure amie que sa mère, et que tout se calme dans ses bras, même le remords. Adieu, mon enfant.

JENNY.

Au revoir, ma mère.

 

 

Scène III

 

JENNY, puis RICHARD

 

JENNY.

Oh ! Richard, Richard ! si ce que ma mère dit est vrai, si tu ne devais jamais m’aimer que comme un frère, oh ! je le sens là, ce serait trop peu pour mon bonheur. C’est qu’elle a raison, ma mère ; sa main tremble-t-elle quand il prend la mienne et que je frissonne de tout mon corps rien qu’en la touchant ? son cœur bat-il quand, le matin ou le soir, il pose ses lèvres sur mon front, et que je sens mon cœur se gonfler comme s’il allait briser ma poitrine ? Non, il est calme, Richard, toujours calme, excepté quand il parle de ses projets d’avenir : c’est alors que son âme s’allume, que ses yeux s’enflamment ; tout à l’heure l’espoir d’être nommé député ne lui avait-il pas fait oublier jusqu’à mon existence ? A-t-il répondu à mes adieux de la voix ou du regard ? Oh ! contre les autres, j’ai la force de le défendre ; et, contre moi-même, ô mon Dieu ! je sens que je ne l’ai pas... Oh ! c’est lui ; qu’a-t-il donc ?

RICHARD, entrant.

Malédiction !

JENNY.

Comme il est pâle ! comme il paraît agité !

RICHARD.

Je n’y pouvais plus tenir... Échouer de cette manière ! opprobre et dérision !... Je ne suis pas le fils du docteur Grey !

JENNY, poussant un cri.

Ah !...

RICHARD.

C’est vous, Jenny ! Saviez-vous cela, que je n’étais pas votre frère ?

JENNY.

Je le savais, Richard.

RICHARD.

Et vous ne me l’avez pas dit ! et le docteur ne me l’a pas dit ! et pas un ami ne me l’a dit ! Un étranger m’a jeté ce secret à la face comme une injure, et chaque électeur alors de dire : « C’est vrai, il n’est pas le fils de M. Grey, il ne possède ni nom ni propriétés ; donc, il ne peut représenter des hommes qui ont des propriétés et un nom. » Savez-vous le mien, Jenny ? Si vous le savez, dites-le-moi.

JENNY.

Hélas ! non.

RICHARD.

Une seconde fois, Jenny, dites-le-moi, si vous le savez ; que je puisse aller me rejeter au milieu de ces insolents bourgeois et leur dire : « Moi aussi, j’ai un nom connu ; et, de plus que vous, j’ai une âme qui comprend et un esprit qui pense. » Les imbéciles !... « On ne connaît pas sa famille !... » Le comté est donc bien heureux d’avoir donné naissance à la noble famille des Stilman et des Wilkie ! Oui, je suis étranger au comté ; et qu’importe, si je prête au comté qui m’adopte la force de l’intelligence et la puissance du talent ! Je ne possède rien ; non, c’est vrai : je n’ai ni l’atelier de M. Stilman, ni le comptoir de M, Wilkie ; mais j’ai la tête qui conçoit et le bras qui exécute. Il n’y faut plus penser ; n’y plus penser, Jenny ! comprenez-vous cela ? perdre en une minute l’espoir de dix ans...

JENNY.

Mon ami...

RICHARD.

N’y plus penser !... quand je sens, dans ce front qui brûle ma main, le génie et le pouvoir de dominer cette foule qui méjuge et que je méprise. Sans cette révélation, à laquelle n’a su que répondre votre père, la masse était pour moi ; l’aristocratie d’un tailleur et la fierté d’un bottier compromises, si son mandataire ne voit pas clair dans sa race jusqu’à la quatrième génération ! c’est toujours ce peuple avec son besoin de despotisme et ses habitudes d’aristocratie ; ce peuple de Shakespeare, qui ne connaît d’autre moyen de récompenser l’assassin de César qu’en le faisant César !... Oh ! qui te trompe a raison, il se venge de ton aveuglement et échappe à ton ingratitude... Et cependant, avec quelle force ma voix eût tonné à la tribune pour défendre tes droits ! mes conceptions politiques eussent bientôt embrassé, non plus les intérêts d’une chétive bourgade, d’un étroit comté, mais d’une nation entière. Oracle d’un parti, les autres m’eussent appelé de leurs vœux, sollicite de leurs promesses, et j’étais maître, dans la vieille Angleterre, de choisir à ma fantaisie ma place à la tête du peuple ou sur les premières marches du trône. Malédiction sur ces lâches bourgeois, qui ont coupé mes ailes sans s’apercevoir que c’étaient celles d’un aigle !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur Richard...

RICHARD, avec emportement.

Que me veux-tu ?

LE DOMESTIQUE.

Il y a là plusieurs hommes qui demandent à vous parler.

RICHARD.

Quels sont-ils ?

LE DOMESTIQUE.

Des électeurs qui sortent de la réunion préparatoire.

RICHARD.

Eh ! qu’ai-je besoin de leurs compliments de condoléance !

LE DOMESTIQUE.

Ils disent qu’ils ont des choses de la dernière importance à vous communiquer.

RICHARD.

Faites entrer alors ; que le ressentiment du passé ne compromette pas l’espérance de l’avenir.

 

 

Scène IV

 

JENNY, RICHARD, PLUSIEURS BOURGEOIS, TOMPSON

 

RICHARD, allant au-devant d’eux.

Eh bien, messieurs, vous le voyez, le succès nous échappe... Je dis nous, car j’ai trouvé en vous de chauds amis.

PREMIER BOURGEOIS.

Soyez sûr que nos regrets...

RICHARD.

Je vous remercie ; il est doux d’exciter l’intérêt de ceux qu’on estime... La réunion des électeurs s’est séparée, messieurs ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Oui, mais sans avoir rien terminé.

RICHARD.

Comment ! ce choix ne s’est pas fait ?

PREMIER BOURGEOIS.

Nous n’avons pas pu nous entendre ; c’est une chose importante que le choix du candidat qu’on oppose à un ministère aussi corrompu que le nôtre, et à la puissante famille des Derby, qui, depuis qu’il y a une chambre des communes, y a toujours envoyé ses créatures.

RICHARD.

Comment ! vous ne trouvez personne à opposer à leur âme damnée sir Stanson, qu’ils vous imposent a chaque élection ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Nous avons plusieurs concurrents, mais nous ne sommes pas d’accord.

RICHARD.

M. Wilkie se présentait.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Il n’est pas orateur, et il nous faut un homme qui parle, et parle haut.

RICHARD.

M. Stilman.

PREMIER BOURGEOIS.

Tous les marchands de laine se sont déclarés contre lui.

RICHARD.

Et pourquoi ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ils craignaient qu’il n’échangeât sa conscience contre le titre de fournisseur de l’armée.

RICHARD.

Alors, messieurs, qui me procure le plaisir de vous voir ?

TOMPSON, à demi-voix.

Éloignez cette jeune fille.

RICHARD.

Jenny, nous causons d’affaires politiques ; cette conversation est peu attrayante pour vous, et peut-être, devant vous, ces messieurs ne s’exprimeraient-ils pas en toute liberté.

JENNY.

Je me retire, Richard ; soyez prudent.

RICHARD.

Oui, oui.

Jenny sort.

Et moi, messieurs, dois-je seulement mon insuccès à l’ignorance où je suis de ma naissance ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

À ce seul motif : vous aviez pour vous les antagonistes de MM. Stilman et Wilkie, et c’était la majorité. Les souscriptions pour les frais de l’élection se multipliaient d’instant en instant ; mais beaucoup ont dit : « Il est impossible d’élire un homme qui n’a pas de parents qui l’attachent au comté. »

TOMPSON, à demi-voix.

On peut se marier, et l’on a une famille.

Richard regarde Tompson.

PREMIER BOURGEOIS.

Encore, disait-on, s’il était propriétaire !

TOMPSON, même jeu.

Si le beau-père a deux ou trois fermes ?

RICHARD, regarde Tompson avec pénétration, puis il se retourne.

Et voilà les seules raisons qui ont fait échouer mon élection ?

PREMIER BOURGEOIS.

Nous n’en connaissons pas d’autres.

RICHARD.

Si je levais ces objections ?

LES BOURGEOIS.

Le succès serait certain.

RICHARD.

Et alors je pourrais compter sur vous ?

PREMIER BOURGEOIS.

Comme sur des amis.

RICHARD.

Eh bien, messieurs, ce soir, j’espère avoir à vous annoncer quelque changement dans ma position. Voulez-vous prendre rendez-vous à la taverne des Armes du roi, à cinq heures ?

LES BOURGEOIS.

C’est dit.

RICHARD.

Recevez mes remerciements, messieurs.

À Tompson.

Restez, il faut que je vous parle. Sans adieu, messieurs ; à cinq heures.

 

 

Scène V

 

RICHARD, TOMPSON

 

RICHARD.

Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour mon élection, monsieur !

TOMPSON.

Je vous ai eu cent voix.

RICHARD.

Et puis-je savoir ce qui a fait naître l’intérêt que je vous inspire ? Car je n’ai point l’honneur de vous connaître.

TOMPSON.

C’est moi qui vous ai écrit.

RICHARD.

Quel motif m’a valu l’honneur de votre lettre ?

TOMPSON.

Votre caractère.

RICHARD, souriant.

Lequel ?

TOMPSON.

D’ambitieux.

RICHARD.

Qui vous a dit que je l’étais ?

TOMPSON.

Moi qui le suis.

RICHARD.

Vous êtes franc.

TOMPSON.

Je suis concis.

RICHARD.

Et vous appuyez vos prétentions ?...

TOMPSON.

Sur ma tête et mon bras, comme vous.

RICHARD.

Et qui êtes-vous ?

TOMPSON.

Rien, comme vous.

RICHARD.

Et comment croyez-vous avoir besoin de moi pour réussir ?

TOMPSON.

Ma position, quelques antécédents, m’ôtent l’espoir de parvenir seul. Je suis né trop près du peuple pour pouvoir exercer directement pour moi l’influence que j’ai sur lui. Je vous ai eu cent voix ; si je m’étais présenté, je n’aurais eu que la mienne.

RICHARD.

Ainsi vous voulez faire de moi un instrument ?

TOMPSON.

Non, un patron : vous serez le vaisseau de guerre, et moi, je serai la chaloupe qu’il remorque ; mais faites-y attention, sir Richard, dans un gros temps, la chaloupe peut sauver l’équipage.

RICHARD.

Et, si j’acceptais ce traité, et que nous montassions ensemble, quelle serait ma place ?

TOMPSON.

La première.

RICHARD.

Toujours ?

TOMPSON.

Toujours ; à moi la seconde. Entre le génie et le monde qu’il remue, il faut un levier.

RICHARD.

Vous voulez être la baguette de la fée ? Eh bien, soit, si j’en ai la puissance.

TOMPSON.

À vous corps et âme.

RICHARD.

Nos premiers moyens de réussite ?

TOMPSON.

Votre mariage avec la fille du docteur.

RICHARD.

Le projet n’aurait rien que de simple, si l’exécution ne vait en être si précipitée.

TOMPSON.

On vous aime trop pour ne pas se hâter de céder.

RICHARD.

Le succès ne pourra être annoncé que trop tard.

TOMPSON.

Oui, si, pour proclamer la victoire, on attend qu’elle soit gagnée.

RICHARD.

Il faudrait donc qu’un ami zélé se mêlât aux électeurs douteux.

TOMPSON.

Qu’il leur annonçât l’affaire comme conclue.

RICHARD.

Qu’il parlât de la fortune du docteur.

TOMPSON.

En la grossissant de quelques livres sterling de revenu sur la banque.

RICHARD.

Et ces bruits, qui les répandra ?

TOMPSON.

Moi ; j’entre aujourd’hui en fonctions.

RICHARD.

Nos conventions d’avance ?

TOMPSON.

À Richard simple particulier, Tompson, valet ; à sir Richard propriétaire, Tompson intendant ; à l’honorable sir Richard député, Tompson secrétaire ; à monseigneur Richard ministre, Tompson ce que voudra monseigneur. Arrivé au résultat, y proportionner la récompense ; sir Richard est trop adroit pour ne pas être reconnaissant.

RICHARD.

Soit ; touchez là.

TOMPSOM.

Adieu donc.

RICHARD.

Vous partez ?

TOMPSON.

Vous avez besoin de moi à la taverne des Armes du roi.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, puis JENNY

 

RICHARD.

Intrigant subalterne ! qui ne veut que de l’or ! toujours valet, jamais rival ! C’est l’homme qu’il me faut... Jenny !

JENNY.

Ils vous ont apporté de bonnes nouvelles ?

RICHARD.

Pourquoi, chère Jenny ?

JENNY.

Je vous ai quitté triste et vous retrouve joyeux.

RICHARD.

Ma joie me vient de moi-même, Jenny, et non pas des autres.

JENNY.

Je ne comprends pas.

RICHARD.

Jenny, je ne suis pas le fils du docteur.

JENNY.

Et cela vous rend heureux ; mauvais fils ! mauvais frère !

RICHARD.

Oh ! oui, bien mauvais frère, Jenny.

JENNY.

Oui a donc pu changer votre âme si subitement ?

RICHARD.

Ce secret.

JENNY.

Vous le saviez en rentrant, et vous êtes rentré la figure bouleversée.

RICHARD.

Vous ne me tutoyez plus, Jenny.

JENNY.

Vous n’êtes plus mon frère, Richard.

RICHARD.

Votre main, Jenny !

JENNY.

Ma main ?

RICHARD, à part.

Elle tremble.

Haut.

Jenny, je suis le plus heureux des hommes.

JENNY.

Quel changement !

RICHARD.

Oh ! malheur à moi, si vous ne comprenez pas !

JENNY, retirant sa main.

Monsieur...

RICHARD.

Quand je suis rentré, ce secret venait d’éclater sur ma tête ; j’étais frappé de la foudre ; je n’avais pu encore rassembler mes idées ; j’avais fui comme un homme perdu ; car, au premier abord, ce secret m’enlevait tout, une position sociale, des parents adorés, une sœur chérie... Une sœur... Je me suis arrêté sur ce mot, et j’ai vu clair dans mon âme. Que de fois ce mot sœur, sans savoir pourquoi, m’a paru douloureux à prononcer !... Que de fois, en vous regardant, je suis devenu pensif ! Je me disais : « C’est ma sœur, » et je m’éloignais de vous avec une crainte dans le cœur, qui était presque un remords ; ce tourment vague que je n’osais approfondir me rendait fantasque ; mon âme brûlait, et je m’étudiais à paraître froid ou préoccupé ; car, si vous eussiez été vraiment ma sœur, Jenny, et que vous eussiez éprouvé ce que j’éprouvais ; si, en prenant votre main, je l’avais sentie trembler comme elle le fait...

JENNY.

Richard...

RICHARD.

Si j’avais senti ton cœur bondir, comme en ce moment...

JENNY.

Laissez-moi.

RICHARD.

Quand je m’approchais de vous pour vous donner un baiser de frère...

Il la prend dans ses bras.

JENNY.

Mon Dieu !... mon Dieu !

RICHARD.

Si, au lieu de rencontrer votre front, j’avais touché vos lèvres...

Il l’embrasse.

JENNY, se renversant.

Ah !

RICHARD.

Eh bien, maintenant, Jenny, au lieu de crime, c’est joie ; au lieu de remords, c’est bonheur ; car je t’aime, Jenny, je t’aime comme un fou... et, si tu étais ma sœur, la mort seule me sauverait d’un crime.

JENNY.

Oh ! grâce ! grâce ! pitié.

RICHARD.

Oh ! oui, pitié pour moi, Jenny, pour moi qui meurs, et qui attends un mot de toi pour vivre. Oh ! réponds, réponds !

JENNY.

Le puis-je ? Oh ! c’est un délire ; j’ai la tête perdue. Je suis folle.

RICHARD.

Jenny, Jenny, m’aimes-tu ?

JENNY.

Si je l’aime ! il le demande !

RICHARD.

Ô ma Jenny ! mon amour !

JENNY, apercevant le Docteur et Mawbray, qui rentrent.

Mon père !

Elle se sauve.

RICHARD, à part.

Voilà qui m’épargne une explication d’un quart d’heure.

 

 

Scène VII

 

LE DOCTEUR GREY, MAWBRAY, RICHARD

 

LE DOCTEUR.

Eh bien, Richard, que veut dire cela ?

À Mawbray.

Il n’a pas perdu de temps.

RICHARD.

Mon père, mon ami, je ne chercherai pas à nier, à me défendre.

LE DOCTEUR.

Mais il me semble que ce serait difficile.

RICHARD.

D’ailleurs, je suis trop heureux pour me repentir.

LE DOCTEUR.

Mais, moi, Richard, comme père, j’ai droit de me plaindre.

RICHARD.

Oh ! du moment que ce secret m’a été révélé, que je n’étais pas votre fils, je n’ai pu résister à une affreuse idée, celle que Jenny verrait toujours en moi un frère, quoiqu’elle eût cessé d’être ma sœur.

LE DOCTEUR.

Et voilà ce qui t’a fait quitter l’assemblée comme un fou, abandonner la partie qui n’était qu’à moitié perdue ?

RICHARD.

Eh ! mon père, partie, élection, royaume, que m’importait tout cela ? Tout cela s’était évanoui devant une seule idée, celle de redevenir ce que j’avais cru longtemps être, votre fils ; mon père, m’ôterez-vous ce nom ? ne pourrai-je plus dire : « Mon père, mon bon père ? »

LE DOCTEUR.

Eh ! que diable ! dis toujours, j’y suis aussi habitué que toi, et il m’en coûterait plus qu’à toi, peut-être, de ne plus dire : « Mon fils ! » mais, pour cela, il faut deux choses, l’amour de Jenny...

RICHARD.

Oh ! elle m’aime, mon père, elle m’aime, elle me l’a dit.

LE DOCTEUR.

Et le consentement de sa mère... sa mère, dont vous oubliez les droits, Richard.

RICHARD.

Mon père, j’avais oublié le monde entier, pour ne me souvenir que de Jenny.

LE DOCTEUR.

Richard, dites à ma femme que je l’attends.

RICHARD.

Je vais l’avertir, mon...

LE DOCTEUR.

Eh bien ?

RICHARD.

Mon...

LE DOCTEUR.

Père !... Allons donc !

RICHARD, se jetant dans ses bras.

Mon père !

Il sort.

MAWBRAY.

Eh bien, mon ami ?

LE DOCTEUR.

Il méritait cette leçon, n’est-ce pas ?

MAWBRAY.

Laquelle ?

LE DOCTEUR.

Celle que je viens de lui donner.

MAWBRAY.

Ah ! vous appelez cela une leçon ?

LE DOCTEUR.

Eh ! comment aurais-je été plus sévère quand ce drôle-là s’avise de réaliser tout à coup des espérances de quinze ans, mes projets d’avenir, un rêve que je n’avais abandonné que lorsque je crus m’apercevoir que Richard faisait peu d’attention à ma fille ? Vrai-Dieu, Mawbray, je suis enchanté de m’être trompé !

 

 

Scène VIII

 

LE DOCTEUR GREY, MAWBRAY, MISTRESS GREY

 

MISTRESS GREY, entrant.

Vous m’avez fait demander, mon ami ?

LE DOCTEUR.

Oui, ma chère Anna, j’ai besoin de votre aide. Voici le moment de réaliser un de vos rêves les plus chers.

MISTRESS GREY.

Lequel ?

LE DOCTEUR.

Jenny a dix-sept ans ; Richard en a vingt-six.

MISTRESS GREY.

Eh bien ?

LE DOCTEUR.

Mon Anna, c’est au même âge que nous avons été fiancés. Que diriez-vous d’un anniversaire ?

MISTRESS GREY.

Richard l’époux de Jenny ?

LE DOCTEUR.

Qu’y a-t-il là qui t’étonne ? Vingt fois ne m’as-tu pas dit toi-même que ce projet ferait le bonheur de nos vieux jours s’il pouvait réussir ?

MISTRESS GREY.

Autrefois ; mais, depuis longtemps, mon ami, vous avez dû remarquer que je ne vous en parlais plus.

LE DOCTEUR.

Et pourquoi ?

MISTRESS GREY.

Mon ami, c’est qu’avec les années s’est développé le caractère de Richard ; son caractère, que j’ai suivi avec l’œil et l’âme d’une mère.

LE DOCTEUR.

Eh bien ?

MISTRESS GREY.

Eh bien, mon ami, il est ambitieux.

LE DOCTEUR.

Et tu crains cette passion ?

MISTRESS GREY.

Pour Jenny.

LE DOCTEUR.

C’est la source des grandes vertus.

MISTRESS GREY.

Et quelquefois des grands crimes... Si ce mariage faisait à jamais le malheur de notre fille !

LE DOCTEUR.

Leur malheur est bien plus certain si nous les séparons... Anna, nos enfants s’aiment...

MISTRESS GREY.

Et comment le savez-vous ? Il y a deux heures, Richard se croyait encore notre fils.

LE DOCTEUR.

Eh bien, il y a dix minutes, j’ai surpris notre fils aux pieds de notre fille. Ferons-nous le malheur de ces pauvres enfants ?

MISTRESS GREY.

Si j’étais sûre que Jenny fut heureuse !

LE DOCTEUR.

Elle le sera... Nous profiterons des nobles élans du cœur de Richard pour lui inspirer de nobles actions ; et, s’il s’écartait de la route du bien, nous serions toujours là pour l’y ramener.

MISTRESS GREY.

Et si Dieu nous rappelle à lui ?

LE DOCTEUR.

Notre ami Mawbray sera là pour nous remplacer, et veiller sur notre enfant si elle en a besoin.

MAWBRAY.

J’en prends l’engagement formel devant le ciel.

MISTRESS GREY.

Allons, je le veux bien. Le ciel a toujours béni ce que vous avez fait.

LE DOCTEUR, embrassant sa femme.

C’est toi qui nous mérites sa bénédiction.

 

 

Scène IX

 

LE DOCTEUR GREY, MAWBRAY, MISTRESS GREY, RICHARD, puis JENNY

 

LE DOCTEUR.

Ah ! tu écoutes aux portes, toi ?

RICHARD.

Pardonnez, mon père, le temps me paraissait long.

MISTRESS GREY.

Eh bien, mon ami, nous consentons.

RICHARD.

Je le savais, ma mère ; mais je ne voulais pas m’ôter le bonheur de me l’entendre répéter de votre bouche. Vous voulez donc que je vous doive tout dans ma vie, mon père ?

LE DOCTEUR.

N’avais-tu pas prévu ma réponse ?

RICHARD.

Je craignais que quelque obstacle que je ne connais pas, venant de ma famille ou de ma naissance... Permettez-vous que j’aille annoncer cette nouvelle à Jenny ?

LE DOCTEUR.

Pas encore, mon ami. Tu viens de parler de ta famille et de ta naissance... C’est un sujet dont j’avais toujours évité de m’entretenir avec toi ; je trouvais plus simple, et surtout plus selon mon cœur, de t’appeler mon fils ; car que pouvais-je te révéler, puisque tout était doute et incertitude ? D’ailleurs, j’espérais toujours que quoique événement viendrait jeter du jour sur cette aventure. Puisque le ciel ne l’a pas voulu, que le moment est venu de tout te dire, je vais, du moins, te raconter ce que je me rappelle.

À Mawbray, qui pâlit et veut se retirer.

Restez, Mawbray ; je n’ai rien à dire dont Richard ou moi ayons à rougir.

RICHARD.

Mon père, je vous écoute.

LE DOCTEUR.

Il y a vingt-six ans, une voiture s’arrêta, vers dix heures du soir, devant cette même maison. On frappa, j’ouvris... Un homme masqué se présenta,

Mawbray écoute.

implorant mon secours pour une jeune femme qui l’accompagnait, et qui paraissait arrivée au dernier terme de sa grossesse ; sur la prière de cet homme, et sans qu’il se démasquât, la jeune femme, dont la figure était aussi belle que la voix était douce, fut installée dans la chambre qu’occupe encore aujourd’hui mistress Grey.

Mawbray paraît vivement ému.

La Providence exauça nos vœux, je reçus dans mes bras un enfant que sa mère couvrit de baisers et de larmes... Cet enfant, Richard, c’était toi !

Mawbray regarde Richard avec tendresse.

RICHARD.

La voiture qui amena ma mère avait-elle des armoiries ?

LE DOCTEUR, réfléchissant.

En effet, c’eût été un moyen de reconnaissance ; mais, non, je me rappelle qu’elle n’en avait pas.

RICHARD.

Encore une espérance trompée !... Continuez, je vous prie, mon père.

LE DOCTEUR.

À peine ta mère t’avait-elle mis au jour, pauvre enfant, que l’on frappa une seconde fois à la porte : c’étaient des gens de justice qui obéissaient à un homme accompagné du constable ; il me montra un ordre de remettre entre ses mains la jeune dame qui était dans ma maison ; je refusai, il la réclama comme père ; et, à sa voix, ta mère, faible et tremblante, vint tomber à ses pieds ; l’étranger donna l’ordre qu’on la portât dans sa voiture.

MAWBRAY, à part.

Pauvre Caroline !

RICHARD.

Et mon père, que faisait-il ?

LE DOCTEUR.

Il voulut la défendre, il s’approcha de l’inconnu dans ce but, car il paraissait aimer ardemment ta mère.

MAWBRAY, accablé et à part.

Oh ! oui, ardemment !

LE DOCTEUR.

L’étranger l’arrêta d’un mot que nous ne pûmes entendre : il chancela et tomba anéanti sur ce fauteuil.

En se retournant, le Docteur et Richard aperçoivent Mawbray, qui, ne pouvant résister à son émotion, est tombé sur le fauteuil que le Docteur indique.

MISTRESS GREY.

Qu’avez-vous, Mawbray ?

LE DOCTEUR.

Il se trouve mal.

MISTRESS GREY, appelant.

Jenny, Jenny, mon flacon de sels !

LE DOCTEUR.

Mawbray, Mawbray, mon ami !

JENNY.

Qu’y a-t-il donc, ma mère ? Oh ! mon Dieu ! je suis toute tremblante !

LE DOCTEUR.

Notre ami qui vient de s’évanouir ; mais ce ne sera rien.

MAWBRAY.

Non, mes amis, non, un éblouissement passager...

JENNY.

Oh ! maman, quand je t’ai entendue appeler ainsi, j’ai eu grand’peur. – C’est bien mal, monsieur Mawbray, d’effrayer ainsi ses amis.

MAWBRAY.

Je suis tout honteux du trouble que je vous cause ; je vous ai interrompu... Continuez, mon ami ; je suis mieux, tout à fait mieux.

LE DOCTEUR.

Je n’avais plus rien de bien intéressant à dire.

RICHARD.

N’importe, mon père, continuez.

LE DOCTEUR.

J’achève donc. Depuis la scène dont je viens de te parler, je n’ai jamais revu ni ton père ni ta mère ; seulement, à des intervalles réglés, je recevais par la poste des sommes plus que suffisantes pour ton entretien. Il y a environ dix ans, peu de temps avant l’arrivée de Mawbray dans cette ville, je reçus cinq mille livres sterling avec l’avertissement que cet argent serait le dernier qu’on me ferait parvenir. Depuis ce temps, toutes mes recherches ont été inutiles, et j’ai pensé que l’adoption que nous avions faite de toi était à jamais ratifiée par les parents.

MAWBRAY, serrant la main du Docteur.

Noble et généreux ami !

RICHARD.

Eh bien, vous étonnez-vous encore, mon père, que je veuille vous appartenir par un nouveau lien ?

LE DOCTEUR.

Non, mais Jenny s’y refuse.

JENNY, dans les bras de sa mère.

Oh ! maman, je n’ai pas dit cela.

LE DOCTEUR.

Ainsi donc, si je dis à Richard : « Sois l’époux de ma fille, » tu ne viendras pas me démentir ?

JENNY.

Vous ai-je jamais désobéi, mon père ?

LE DOCTEUR.

Eh bien, comme.il ne manquait plus que ton consentement...

RICHARD.

Vous entendez, Jenny, votre consentement !

JENNY.

Richard, mon ami, vous savez bien que je n’ai plus besoin de le donner.

LE DOCTEUR, avec une voix douce mais solennelle.

Richard, en présence de notre meilleur ami, seul témoin de cet engagement sacré, ma femme et moi te donnons ce que nous avons de plus cher au monde, notre enfant ; prends sur elle les droits d’un époux ; nous t’abandonnons ceux que nous tenons de la nature ; son bonheur a été notre pensée de tous les instants, notre prière de tous les soirs ; tu nous remplaces maintenant, mon ami ; regarde ces larmes dans les yeux de ta mère adoptive, écoute ma voix qui tremble ! Oh ! je t’en supplie, Richard, rends Jenny heureuse, et tu seras quitte envers nous !

MAWBRAY, saisissant le bras de Richard.

Richard, cette prière d’un père est entendue au ciel !

RICHARD, montrant son cœur.

Et là, monsieur.

MISTRESS GREY.

Jenny, sois bonne épouse.

JENNY.

Je vous imiterai, ma mère.

RICHARD.

Ô Jenny ! tous les jours de ma vin sont à toi ! Meurent mes projets d’ambition ! ai-je quelque chose à désirer, puisque tu m’appartiens !

LE DOCTEUR.

Voilà bien les jeunes gens, extrêmes en tout. Eh bien, non, monsieur, vous ne renoncerez pas à vos projets, quand leur réussite est plus que probable. Vos succès ne sont plus à vous seul maintenant ; la moitié appartient à Jenny, elle a le droit de la réclamer.

RICHARD.

Vous le voulez, mon père ! mais déjà me séparer d’elle ! Jenny...

JENNY.

Mon Richard !

LE DOCTEUR.

Allons, va devant, nous te rejoignons.

RICHARD.

Tu le veux donc, Jenny ?

À part.

Cinq heures !... il était temps.

Haut.

Adieu donc ! Stanson a ses couleurs, il me faut les miennes.

Détachant la ceinture de Jenny.

Les voici.

TOUS.

Bonne chance !

RICHARD.

Oh ! tout doit me réussir, je suis dans un jour de bonheur.

Il sort par la porte du fond ; la famille se retire par la porte latérale.

 

 

Deuxième Tableau

 

La place publique de la ville de Darlington ; au fond, la taverne des Armes du roi ; au premier étage, une salle praticable, avec balcon. À gauche du spectateur, la taverne de Marlborough, ayant aussi un balcon saillant ; à droite,  les hustings ou gradins adossés aux maisons. En avant des gradins, des tables protégées par des barrières à claire-voie de quatre pieds de haut ; la plupart des fenêtres sont garnies de drapeaux, les uns bleus, les autres jaunes.

 

 

Scène première

 

TOMPSON, RICHARD, HABITANTS, PEUPLE, ÉLECTEURS, UNE MARCHANDE DE RUBAN BLEU, UNE MARCHANDE DE RUBAN JAUNE

 

Au moment du changement de décoration, la place est déjà couverte d’un assez grand nombre d’Habitants portant au chapeau et à la boutonnière des rubans aux couleurs de leur candidat ; ils forment des groupes animés. Dans la salle de la taverne des Armes du roi, on aperçoit Tompson assis à une table, entouré de Bourgeois, partisans de Richard. Les uns écrivent, les autres plient des papiers. Tompson remet un paquet de placards à un Afficheur, qui sort et les pose sur différents points de la place : on y distingue en grosses lettres le nom de Richard. Un Afficheur sorti de la taverne de Marlborough en placarde d’autres où parait le nom de Stanson : des Curieux se groupent autour des affiches.

UN FERMIER qui entre à un Électeur bleu qui fait partie d’un groupe.

Pouvez-vous m’enseigner, monsieur, le comité de M. Richard ?

L’ÉLECTEUR.

C’est ici, à la taverne des Armes du roi ; avez-vous des nouvelles ?

LE FERMIER.

Aucune ; j’arrive. Je viens souscrire pour cinquante livres sterling aux frais de l’élection.

L’ÉLECTEUR, aux autres de sa couleur.

Bravo, mes amis ! c’est un des nôtres ! Et vous n’avez pas de ruban bleu ? Je veux vous en donner un, moi.

À une Marchande de ruban.

Eh ! la marchande, deux aunes de ruban bleu.

LA MARCHANDE.

Allez ailleurs, radical ; je ne vends que des rubans jaunes.

UNE AUTRE MARCHANDE.

Et moi, j’en donne, des bleus, pour rien à ceux qui souscrivent à l’élection de M. Richard.

LES ÉLECTEURS BLEUS.

Vive la marchande !

Ils mettent des rubans au chapeau et à la boutonnière du Fermier, et le conduisent à la taverne des Armes du roi. Des groupes d’Électeurs bleus se portent à l’entrée d’une rue aboutissant à la place en criant : Voilà M. Richard ! voilà M. Richard ! Richard entre, accompagné de trois Commissaires portant ses couleurs ; l’un d’eux tient un registre. Au mouvement qui se fait sur la place, Tompson s’avance sur le balcon.

TOMPSON.

Eh bien, monsieur Richard, vos visites ?

RICHARD.

La majorité est à moi.

ÉLECTEURS BLEUS.

Vivat !

TOMPSON.

Et M. Stanson ?

RICHARD.

Je viens de l’apercevoir, terminant sa tournée dans York Street ; moi, je n’ai plus à voir que les électeurs qui demeurent sur cette place.

TOMPSON.

Le comité n’a pas perdu son temps ; tout est prêt, et nous venons de répondre au dernier pamphlet de M. Stanson.

RICHARD.

Très bien.

TOMPSON.

Allons, finissez vos visites, et bon succès !

RICHARD.

Dans un quart d’heure, je vous rejoins.

Tompson rentre dans la salle ; Richard, avec les Commissaires, se dirige vers une boutique à gauche, portant pour enseigne : Blacfort, cordonnier. Un Commissaire frappe à la porte.

 

 

Scène II

 

RICHARD, HABITANTS, ÉLECTEURS, PEUPLE, UNE MARCHANDE DE RUBAN BLEU, UNE MARCHANDE DE RUBAN JAUNE, BLACFORT, sortant de sa boutique

 

BLACFORT, ouvrant.

Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ?

LE COMMISSAIRE.

M. Blacfort ?

BLACFORT.

C’est moi, monsieur.

RICHARD, s’approchant.

Monsieur Blacfort, je me présente à vous comme candidat du commerce et de l’industrie.

Mistress et miss Blacfort viennent à la porte de la boutique écouter ce qui se dit.

Ce n’est plus un étranger, imposé par une famille arrogante, c’est un des vôtres qui vient solliciter vos suffrages. Puis-je compter sur votre voix ?

BLACFORT, qui l’a écouté avec attention.

Vous l’aurez.

RICHARD, au Commissaire portant le registre.

Inscrivez M. Blacfort.

À Blacfort.

Je vous remercie.

Il lui serre la main.

Mistress Blacfort permettra...

Il l’embrasse.

Miss est déjà trop bonne Anglaise pour ne pas permettre...

Il embrasse aussi la jeune fille ; et, en s’éloignant, serre de nouveau la main à Blacfort, qui rentre avec sa famille. Le Commissaire frappe à la porte de la taverne de Marlborough.

LE COMMISSAIRE.

M. Outram ?

 

 

Scène III

 

RICHARD, HABITANTS, ÉLECTEURS, PEUPLE, OUTRAM, sortant de la taverne

 

OUTRAM.

Me voici, monsieur.

RICHARD.

Monsieur Outram, appelé par un grand nombre de mes concitoyens à l’honneur de la candidature, j’attache trop d’importance au suffrage d’un ami de la vieille Angleterre, pour ne pas m’empresser de venir vous demander votre voix.

OUTRAM.

Monsieur Richard, je vous verrai avec plaisir l’élu de Darlington ; mais j’ai des engagements ; ma taverne est celle du comité de sir Stanson.

RICHARD.

Monsieur Outram, je vous remercie.

Le Commissaire va frapper à la maison voisine, et le même jeu de scène continue jusqu’à l’arrivée du haut Bailli. Au moment où M. Outram va rentrer, un Électeur de Stanson le rappelle.

L’ÉLECTEUR.

Monsieur Outram !

OUTRAM.

Qu’y a-t-il ?

L’ÉLECTEUR.

Savez-vous si le comité a encore des bons pour boire et manger ?

OUTRAM.

J’ai distribué à des douteux tous les bons de dîner et de déjeuner ; mais il m’en reste encore pour des pots de bière, Êtes-vous seul ?

L’ÉLECTEUR.

Oui.

OUTRAM.

Voilà des bons pour quatre personnes.

L’ÉLECTEUR.

Je vais consommer.

Tous les Électeurs portant des rubans  jaunes se dirigent vers l’entrée d’une des rues qui aboutissent à la place, en criant : M. Stanson ! Voici M. Stanson ! Stanson entre en scène avec ses Commissaires : l’un d’eux porte aussi son registre d’inscription.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, HABITANTS, ÉLECTEURS, PEUPLE, OUTRAM, STANSON

 

OUTRAM.

Sir Stanson, soyez le bienvenu. Et vos visites ?

STANSON.

La majorité est à moi.

Vivat.

Ces messieurs du comité sont-ils encore là ?

OUTRAM.

Ils ont passé toute la nuit à rédiger des brochures et des affiches.

STANSON.

Je vais les remercier.

Aux Électeurs qui l’entourent.

À tout à l’heure, mes amis ! le haut bailli s’approche, et le moment décisif n’est pas loin.

Stanson entre avec ses Commissaires dans la taverne de Marlborough. Une musique des rues annonce l’arrivée de troupes d’Électeurs bleus et jaunes, avec des bannières portant pour inscriptions : Richard pour toujours ! Richard et Réforme. Stanson et Derby. Stanson et la Constitution. Les uns ont leur chapeau entouré d’une affiche où se lit le nom de leur candidat ; d’autres portent des placards semblables au bout de longues perches. Le haut Bailli entre à son tour en costume d’ancien magistrat. Les hustings se garnissent de spectateurs, parmi lesquels on voit le Docteur, Mawbray, Anna et Jenny Grey. Les fenêtres des maisons sont occupées par des femmes, des enfants ; on ferme les boutiques.

 

 

Scène V

 

RICHARD, HABITANTS, ÉLECTEURS, PEUPLE, OUTRAM, STANSON, LE DOCTEUR GREY, MAWBRAY, MISTRESS GREY, JENNY

 

Richard et Stanson paraissent, chacun sur le balcon de sa taverne.

RICHARD, apercevant le Docteur et sa famille.

Mes amis, je suis à vous.

LE DOCTEUR, MAWBRAY, JENNY.

Bonjour, bonjour.

Ils agitent leurs mouchoirs.

STANSON, de son balcon.

Mes amis, un renfort vous arrive de l’extrémité du comté ; j’ai fait remonter la rivière par un bâtiment dont le patron m’est dévoué, il vous apporte un renfort de cinquante voix.

RICHARD.

Mon père ! ma bonne mère ! Jenny !

LE DOCTEUR.

Eh bien ?

RICHARD.

Tout va pour le mieux. Jenny, vous serez la femme d’un député.

JENNY.

Pourvu que mon mari s’appelle Richard Darlington, c’est tout ce que je désire.

RICHARD.

Et vous, mon père, qu’avez-vous fait pour moi ?

LE DOCTEUR.

Je suis passé chez le notaire, et...

RICHARD.

Mais pour mon élection ?

LE DOCTEUR.

J’ai vu vos amis, ils m’ont promis dix voix.

JENNY, avec joie, à Richard.

Richard, le contrat est déjà préparé.

RICHARD, avec distraction.

Très bien.

Au Docteur.

Mon père, vous annoncerez publiquement mon mariage, n’est-ce pas, si vous voyez que cela devienne nécessaire à mon élection ?

LE DOCTEUR.

Sois tranquille...

RICHARD, s’approchant de Jenny et la présentant à des Électeurs.

Saluez ces messieurs, Jenny ; je viens de leur annoncer que, demain, vous serez ma femme.

Jenny salut ; Richard reçoit les félicitations de ses amis.

TOMPSON.

Maître !

RICHARD, se retournant.

Qu’y a-t-il ?

TOMPSON.

Un sloop arrive chargé d’électeurs jaunes, criant : «Vive Stanson ! »

RICHARD.

Malheur ! que faire ?... Prends deux cents livres sterling, monte dans une barque, gagne le bâtiment ; deux cents livres au patron, pour les descendre jusqu’à la mer, au lieu de les débarquer ici.

TOMPSON.

J’y cours.

Il disparaît.

RICHARD.

Pardon, mes amis, si je vous quitte ; mais, vous voyez, il faut faire face à tout.

TOUS.

Adieu, adieu, bonne chance !

Richard et Stanson avec leurs amis paraissent sur le balcon de leur taverne.

LE HAUT BAILLI, après avoir réclamé le silence.

Habitants de Darlington, deux candidats se présentent pour être élus à la chambre des communes, M. Richard et M. Stanson : qu’on les écoute en silence.

Le haut Bailli s’assied ; Richard indique par ses gestes qu’il veut prendre la parole : toute la foule se tourne de son côté. La musique cesse.

RICHARD.

Nobles citoyens de la vieille Angleterre !...

Vivat, hourras, huées, voix qui réclament le silence.

C’est un spectacle étrange pour vous, qu’un homme nouveau qui vient disputer la place à M. Stanson, en possession depuis trente-cinq ans d’un siège à la chambre des communes. Oui, depuis que les Derby, en parcourant notre comté, peuvent dire : « Ces forêts, ces rivières, ces bourgs, ces vallées sont à nous, » ils ont pu dire aussi, et ils disent : « Il faut que les représentants de ce pays soient à nous. »

VOIX DIVERSES.

Non !... non ! Oui !... oui !

RICHARD.

Vous le niez en vain ! le comté a sept places au parlement ; les Derby y envoient sept âmes damnées : c’est l’enfer représenté par les sept péchés capitaux.

Huées, applaudissements.

Leur règne est fini ; un simple avocat, moi, votre homme, votre ouvrage, j’ose me mesurer avec eux, parce que vous avez compris vos droits, parce que vous vous êtes dit : « À nous tous, nous sommes plus riches qu’eux ; puisque la liberté s’achète avec des guinées, donnons des guinées.

Bravos presque universels.

Avec nos modestes souscriptions, nous nous rirons des cent mille livres sterling des Derby. » Hommes oranges, vous voulez de l’or, allez aux Derby, c’est leur couleur ! Citoyens bleus, vous voulez vos droits, mettez-moi l’arme à la main par vos suffrages, et je vous donne ma vie pour les défendre.

Sifflets, hourras.

Sir Stanson, vous vous croyiez déjà assis à l’aise dans le fauteuil où le représentant élu est porté en triomphe ; mais, avant de vous laisser retomber dans votre sommeil septennal, je viens vous secouer un peu ; laissez là votre modestie ; dites-nous ce que vous avez fait pour nous, célébrez vos combats ; montrez-nous votre corps amaigri par les veilles !

Rire général.

Allons, que Darlington soit plus heureux que Westminster ; qu’il entende votre voix ; et, pour acheter le privilège d’aller vous taire sept ans dans la Chambre, enrouez-vous une fois en plein air.

Rires, mouvement de mécontentement des Jaunes.

Concitoyens, M. Stanson a pour lui le passé ; moi, je n’ai que l’avenir : malgré cette différence, essayez d’un député qui, corps et âme, soit à vous, qui défende pied à pied vos droits et votre argent, qui, après chaque session, vienne vous dire : « Voilà ce que j’ai fait ; êtes-vous contents ? »

Aussitôt qu’il a cessé de parler, tous les Électeurs se retournent vers le balcon où est M. Stanson.

STANSON.

Habitants de Darlington, pour condamner l’audace de la tentative qu’on fait aujourd’hui,

Sifflets, applaudissements ; Stanson répète sa phrase.

je ne veux pas invoquer d’autre fait que ce qui se passe sur cette place.

VOIX CONFUSES.

Qu’y a-t-il de si terrible ?... Pourquoi donc ?... Taisez-vous !... Silence !

STANSON.

Comparez ce tumulte, ces préparatifs de guerre au calme des dernières élections.

Rires bruyants.

PLUSIEURS VOIX.

Silence donc !... On a laissé parler M. Richard !

STANSON.

Permettrez-vous que le premier audacieux venu ose troubler ainsi la paix du comté ?

Cris, huées.

TOMPSON, rentrant, à Richard.

Anglais, silence !... Le bruit fait mal à la tête de M. Stanson.

Rires.

STANSON.

Depuis quand ose-t-on parler avec cette irrévérence de la noble famille des Derby, le plus beau, le plus ancien diamant de la couronne d’Angleterre ?

VOIX.

Bravo ! bravo !

D’AUTRES VOIX.

Qu’est-ce que cela nous fait ?

STANSON.

Depuis trois cents ans, les Derby sont les maîtres...

Explosion des Bleus, à la tête desquels on remarque Tompson. Pas de maîtres ! nous ne voulons pas de maîtres ! Huées, sifflets. M. Stanson, malgré ses amis qui le pressent, fait signe qu’il renonce à la parole ; mais, pendant le tumulte, les Bleus se sont précipités vers les placards portant le nom de M. Stanson, qui sont arrachés, foulés aux pieds, et dont les débris sont lancés contre le malencontreux orateur.

LE HAUT BAILLI, réclamant le silence.

Vous avez entendu les candidats ; que ceux qui sont d’avis de nommer M. Richard lèvent la main,

Un grand nombre de mains se lèvent.

Que ceux qui sont d’avis de nommer M. Stanson lèvent la main.

Huées, cris. Un moindre nombre de mains se lèvent.

Mon avis est que M. Richard est nommé représentant de la ville de Darlington.

Applaudissements prolongés.

UN DES COMMISSAIRES DE M. STANSON, du haut du balcon.

Nous demandons le scrutin du poil.

LE HAUT BAILLI.

M. Stanson demande le scrutin. Les candidats ont-ils nommé les officiers du poil ?

RICHARD, STANSON et LEURS AMIS.

Oui, oui ; ils sont prêts.

PLUSIEURS PERSONNES, près des tables.

Nous voici.

LE HAUT BAILLI, aux Officiers du poil.

Messieurs, vous pouvez ouvrir le scrutin : quand un quart d’heure se sera passe sans qu’un électeur se soit présenté pour voter, le scrutin sera fermé ; que ceux qui veulent contrôler les droits des électeurs s’approchent des barrières.

Mouvement général. Richard, Stanson et leurs amis descendent sur la place ; les balcons qu’ils occupaient sont aussitôt remplis par les Curieux. On voit Tompson, an milieu des partisans des deux candidats, se diriger vers les tables du scrutin et s’établir sur un des gradins qui les dominent ; d’autres Électeurs se cramponnent aux barrières pour surveiller les votes. Pendant ce temps, toute la foule est en mouvement ; on s’arrache les bannières au milieu d’une lutte presque générale à coups de poing. Lorsque le calme est un peu rétabli, on voit, après bien des efforts, quatre Électeurs pénétrer dans l’intérieur des barrières ; parmi eux est le docteur Grey. Chacun d’eux jure, en baisant la Bible, qu’il ne s’est pas laissé corrompre ; ils donnent leur nom, leur demeure et leur vote, qui sont inscrits par un des Officiers ; d’autres Électeurs les remplacent. Ceux qui sont montés sur les balustrades comptent les suffrages, et, de temps en temps, en font connaître à haute voix le résultat.

TOMPSON, à un Électeur qui se présente.

Vous n’êtes pas électeur ; vous êtes domestique chez lord Derby.

LE DOMESTIQUE.

C’est vrai ; mais je suis propriétaire d’un bien qui donne quarante schellings.

TOMPSON.

Où est votre ferme ?

LE DOMESTIQUE.

À dix lieues d’ici, à peu près, sur la route de Londres, je crois.

TOMPSON.

Comment, vous croyez ? Vous n’y avez donc jamais été ?

LE DOMESTIQUE.

Non, je la loue.

TOMPSON.

À qui la louez-vous ?

LE DOMESTIQUE.

Je ne sais pas.

TOMPSON.

Qui donc vous paye votre rente ?

LE DOMESTIQUE.

L’intendant de lord Derby.

TOMPSON.

Messieurs, je vous signale la fraude.

ÉLECTEURS JAUNES.

Il est en règle ! Il doit voter.

TOMPSON et PARTISANS DE RICHARD.

C’est indigne ! c’est affreux !

Une voiture chargée d’affiches amène des Électeurs biens qui sont accueillis par les leurs avec des applaudissements et par les Jaunes avec des huées. Pendant tout ce temps, le poil a continué. Tompson, avec ses deux amis, exhorte ceux qui paraissent hésiter et applaudit ceux qui votent pour Richard. Les partisans de Stanson en font autant de leur coté. Une seconde voiture, couverte de placards comme la première, apporte un renfort aux partisans de Stanson, qui les reçoivent avec des hourras, au milieu des huées de leurs adversaires.

TOMPSON, s’élançant des gradins sur la barrière, et montant sur un tonneau.

Cela ne peut continuer ainsi, monsieur le bailli !

Mouvement général de curiosité.

QUELQUES VOIX.

Qu’y a-t-il ?

Le haut Bailli paraît sur les hustings.

TOMPSON.

Monsieur le bailli, espérant que tout se passerait avec bonne foi et loyauté, nous n’avions pas voulu établir de distinction entre les protestants et les catholiques ; mais nous ne savons quelles promesses M. Stanson a faites aux papistes, voilà le septième qui se présente pour lui donner son suffrage. Nous demandons que le serment de suprématie soit exigé.

VOIX NOMBREUSES.

Il est trop tard ! il fallait demander le serment avant le scrutin ! vous n’en avez plus le droit.

D’AUTRES VOIX.

Pas de papistes ! À bas le papiste Stanson ! Vive notre religion protestante !

Pendant ce temps, Tompson a parlé vivement au Bailli, qui réclame le silence.

LE HAUT BAILLI.

La loi ne disant pas à quel instant le serment de suprématie doit être exigé, nous accordons sa demande à sir Richard. En conséquence, chaque électeur, avant de voter, déclarera par serment qu’il ne reconnaît au pape aucun pouvoir ni spirituel ni temporel, et que la doctrine de la transsubstantiation est une doctrine damnable.

Cette déclaration est suivie d’un violent tumulte et de cris sur divers points. Tompson cherche Richard au milieu de la foule et le rencontre.

TOMPSON, avec vivacité.

Prolongez le désordre, il y va de l’élection !

Richard disparaît quelques instants au milieu des groupes, puis on l’entend crier.

RICHARD.

Je veux parler ! je veux parler !

Plusieurs de ses amis lui indiquent la voiture ; avec leur aide, il monte sur l’impériale, et, de là, harangue la foule.

Braves amis, s’il s’agissait de mon intérêt particulier, je vous aurais déjà dit : « Cédez à l’injustice et à la violence ! » Mais, pour vous, je suis prêt à tout souffrir ; il s’agit de ne plus payer le plus épouvantable des budgets. Avez-vous jamais calculé ce budget ? savez-vous qu’en monnaie de cuivre, il ferait vingt-huit fois le tour de la terre ?

VOIX DIVERSES.

Ah ! bon Dieu ! c’est horrible ! est-il possible ?

RICHARD.

Mais ne parlons que de notre province. Si ce que nous payons était compté en ligne droite sur une grande route, savez-vous combien de temps il vous faudrait pour le parcourir ?

VOIX.

Non, non... Voyons ! dites !

RICHARD.

Vous êtes bons marcheurs dans le Northumberland ?

VOIX.

Oui, oui !

RICHARD.

Mais, en recommençant tous les matins, vous ne feriez pas plus de trente six milles par jour.

VOIX.

Non ! C’est cela ! c’est vrai !

RICHARD.

Eh bien, pour le voyage de notre budget particulier, ii faudrait à un piéton six cent quatre-vingt-douze jours : un an, dix mois, vingt-sept jours.

VOIX.

C’est inconcevable ! quel calcul ! c’est une bonne tête.

RICHARD.

Qu’est-ce que je veux, moi qui paye comme vous ?

VOIX.

Ah ! oui, vous payez beaucoup !

RICHARD.

Diminuer de quelques milles la longueur de cet interminable ruban.

Tirant une pierre de sa poche.

Voici comme on m’en récompense ! une pierre a été lancée contre moi, moi que vous avez applaudi, moi que vos mains ont proclamé votre élu. Pour repousser leur adversaire, ils veulent l’assassiner !

Cette plainte de Richard excite un tumulte bien pins violent que tout ce qui a précédé ; les cris, les menaces volent d’un parti à l’autre. On apostrophe M. Stanson de la manière la plus vive : Lâche ! brigand ! scélérat ! Ses partisans le protègent.

STANSON, à ses partisans.

Apportez une table.

Défendu par eux, il monte sur la table où l’on reçoit les suffrages et réclame un silence qu’on ne lui accorde qu’avec peine.

TOMPSON, regardant sa montre.

Dix minutes !

Il s’approche du haut Bailli et lui montre l’heure.

STANSON, avec véhémence.

C’en est trop ! la voix qui me manque, dit-on, la colère me la donnera. On vous trompe, Anglais, on n’en veut pas à la vie d’un misérable qui vous rend ses dupes ; votre bien-être, votre repos, peu lui importe ! mais à lui des honneurs, des richesses ! Il défendra vos fortunes, lui ? Il ment, le bâtard ! sait-il ce que c’est qu’une fortune ? a-t-il un patrimoine ? a-t-il une famille ? Non, il ment encore quand il dit qu’il est fils du docteur : j’adjure M. Grey...

Explosion : Oui ! oui !... Non ! non ! Richard, Tompson, le Docteur, veulent parler : longtemps le bruit les en empêche ; enfin le Docteur, d’une voix forte, s’écrie.

LE DOCTEUR.

Non, il n’est pas mon fils.

VOIX.

Ah ! ah !

LE DOCTEUR.

Mais il est mon gendre.

D’AUTRES VOIX.

Ah ! ah ! bravo !

STANSON.

En l’adoptant, M. Grey lui a-t-il donné ses vertus ? Plusieurs de vous le connaissent déjà. Les péchés capitaux, a-t-il dit : il n’en a qu’un, lui, mais le père de tous les autres, l’orgueil ! Par orgueil, il criera pour vous ; par orgueil, il vous trahira ; par orgueil... par orgueil...

Tompson s’est approché de nouveau du Bailli en lui montrant l’heure et le scrutin interrompu.

LE HAUT BAILLI, interrompant Stanson.

Le scrutin est fermé.

VOIX CONFUSES.

Comment cela ? On ne le savait pas ! c’est une surprise !

STANSON.

Un moment ! j’attends quarante électeurs qui viennent du fond du Northumberland, sur un sloop que j’ai frété.

TOMPSON.

Sir Stanson, si votre brick a bon vent, vos électeurs sont maintenant en pleine mer.

UN ÉLECTEUR JAUNE, accourant.

Sir Stanson, le sloop a passé sans débarquer ; malgré les cris des électeurs, il a doublé de voiles, et bientôt on ne le verra plus !

STANSON.

Mais c’est une forêt, un coupe-gorge, une trahison !

LE HAUT BAILLI.

Depuis un quart d’heure et plus, aucun électeur ne s’est présenté pour donner son vote.

Réclamations : On écoutait.

Je vais faire connaître le résultat du scrutin.

Profond silence. Les Officiers du poil apportent au Bailli leur registre.

LE HAUT BAILLI.

Le résultat du poil est : pour M. Richard, 142 voix ; pour M. Stanson, 137 voix. En conséquence, M. Richard est proclamé représentant de la ville de Darlington.

Explosion d’applaudissements et de huées ; mais bientôt les Électeurs jaunes sont chassés parles bleus ; M. Stanson se retire dans la taverne de Marlborough ; Richard remercie ses amis, donne la main à ceux qui l’entourent et va embrasser sa famille adoptive.

VOIX NOMBREUSES.

Le triomphe du fauteuil ! le triomphe du fauteuil !

On apporte un large fauteuil sur une espèce de pavois, et l’on invite Richard à y monter.

TOMPSON, lui présentant la main.

Sir membre du parlement...

RICHARD.

Merci, mon secrétaire.

TOMPSON.

Montez à votre siège de la chambre des communes !

RICHARD, montant.

C’est le marchepied de celle des lords.

Tandis qu’on porte Richard autour de la place, la musique joue de toutes parts ; on agite les bannières, sur la place, aux fenêtres ; on jette en l’air les chapeaux garnis de rubans ; les Dames font voltiger leurs mouchoirs ; et, au milieu des hourras et des vivat, Richard adresse ses remerciements à la foule, qui le salue.

 

 

ACTE II

 

JENNY

 

 

Troisième Tableau

 

Une tribune de la chambre des communes, réservée aux ministres et aux lords ; l’ouverture du fond laisse apercevoir la Chambre : le Président est au fauteuil ; lui seul est visible ; une rumeur annonce que les bancs des députés, que l’on ne peut voir, sont remplis. Au commencement de l’acte, un rideau empêche les spectateurs d’apercevoir la chambre des communes. Mawbray, appuyé contre le mur, regarde par le rideau entr’ouvert. On entend sourdement la voix de Richard.

 

 

Scène première

 

MAWBRAY, UN HUISSIER

 

L’HUISSIER, regardant Mawbray.

Bien ! il a été fidèle à ma recommandation, et n’a pas tiré les rideaux. Avec ses habits de voyage, je ne me serais pas soucié qu’on le vit dans la tribune des ministres ; mais il ne peut plus rester ici. Sir Richard est à la fin de son discours ; aussitôt qu’il aura terminé, il va se faire un mouvement d’entrée et de sortie dans la Chambre, il faut que je l’avertisse... Monsieur !

MAWBRAY, presque sans se déranger.

Je suis à vous.

L’HUISSIER.

Il paraît qu’il a un grand intérêt au bill que l’on discute ; c’est quelque fournisseur.

On entend dans la Chambre des applaudissements et des bravos.

Sir Richard a fini.

Voyant Mawbray applaudir.

Eh bien, eh bien, que faites-vous donc là ? Est-ce que l’on applaudit dans les tribunes ?

MAWBRAY.

Ah ! pardon, je n’ai pu résister à l’entraînement général ! j’étais subjugué par une raison si éloquente... Quel talent ! quelle énergie !

L’HUISSIER.

C’est un homme qui, depuis trois ans, nous a fait bien du tort !

L’Huissier va un fond et regarde par une porte latérale.

MAWBRAY.

Pauvre Jenny ! que n’était-elle là ! elle eût oublié son abandon pendant quelques instants peut-être ; car les plaisirs de l’amour-propre ne cicatrisent pas pour longtemps les blessures du cœur ! Il faut que je parle à Richard, et...

L’HUISSIER, revenant en scène.

On vient de ce côté.

MAWBRAY.

Je me retire,

Lui donnant une pièce d’argent.

et vous renouvelle mes remerciements.

L’HUISSIER.

Passez par ce couloir.

Il le reconduit, et, le voyant s’éloigner.

Il était temps !

 

 

Scène II

 

DA SILVA, TOMPSON

 

Da Silva entre le premier.

TOMPSON, s’arrêtant avec une hésitation affectée.

Sans nous en apercevoir, nous avons quitté la salle des conférences. Si l’honorable sir Richard avait besoin de moi...

DA SILVA.

Soit.

À l’Huissier.

Ouvrez les rideaux et laissez-nous.

L’Huissier obéit et se retire ; ils s’asseyent devant la balustrade de la loge et la conversation continue.

Vous voyez que nos bancs sont encore bien garnis.

On entend un murmure sourd et une voix dont on ne peut distinguer les paroles.

TOMPSON.

Mais oui... L’assemblée est bien distraite... C’est un des vôtres qui a la parole.

DA SILVA, après avoir écouté.

Tout cela est très juste.

Tumulte dans la Chambre.

TOMPSON.

Tout le monde n’est pas de votre avis...

On voit le Speaker faire des efforts pour rétablir l’ordre ; d’une voix qui couvre le tumulte, il crie : La parole est au premier lord de la trésorerie.

RICHARD, dans la Chambre.

Et, moi, je demande d’avance la parole pour réfuter ce que va dire le ministre.

DA SILVA, se levant précipitamment.

Il n’y a pas moyen d’y tenir.

TOMPSOM, fermant les rideaux.

Prenez donc garde, monsieur le marquis ! on vous voit.

DA SILVA.

C’est une guerre à mort !

TOMPSON.

Je vous l’ai dit : qui ne l’a pas pour lui, l’a contre lui ; et qui ne l’a pas pour lui, succombe.

DA SILVA.

Jouons cartes sur table, monsieur Tompson.

TOMPSON.

Volontiers, puisque vous mettrez tous les enjeux.

DA SILVA.

Je ne veux pas perdre ma fortune ; le ministère veut rester, et le roi veut garder un ministère choisi dans la plus haute aristocratie.

TOMPSON.

Je comprends le vouloir ; et le pouvoir ?...

DA SILVA.

Nous pouvons tout cela, pourvu que sir Richard nous prête son appui.

TOMPSON.

Vous vous y êtes pris trop tard.

DA SILVA.

Une entrevue peut tout réparer.

TOMPSON.

Avec qui ?

DA SILVA.

Avec sir Richard.

TOMPSON.

Et vous croyez que l’on peut ainsi marchander et vendre une conscience ? Vous vous trompez, monsieur le marquis ; vous échoueriez même avec un homme corrompu, et sir Richard est encore à corrompre.

DA SILVA.

Mais cette affaire ne peut-elle pas se traiter par votre intermédiaire, monsieur Tompson ?

TOMPSON.

Quelque confiance qu’ait en moi sir Richard, je crois encore de cette manière la chose impossible.

DA SILVA.

Que faire alors ?

TOMPSON.

Supposez sir Richard caché quelque part, ignorant que vous connaissez sa présence en cet endroit, et vous, comme si vous ne parliez que pour moi seul, haussant la voix et me faisant connaître quelle espèce d’avantage sir Richard trouverait à quitter le parti qu’il a embrassé. Si ces offres ne paraissent pas à sir Richard en harmonie avec le sacrifice, il se retire, me fait un signe de tête ; ses commettants n’ont pas même à lui reprocher une entrevue avec un défenseur du pouvoir... Si, au contraire, les offres lui agréent, un autre signe de tête suffit ; tout se prépare dans le silence ; et, lorsqu’il est compromis enfin, il tient déjà, de manière qu’on ne puisse le lui reprendre, le dédommagement de ce qu’il a perdu.

DA SILVA.

Cela est faisable.

TOMPSON.

Plutôt aujourd’hui que demain.

DA SILVA.

Il faut que le moyen trouvé par vous soit mis en œuvre aujourd’hui même.

TOMPSON.

Où ?

DA SILVA, ouvrant la porte.

Ce cabinet sera-t-il favorable ?

TOMPSON.

Une simple cloison sépare.

DA SILVA.

Il entendra tout.

TOMPSON.

Et vous offrirez tout ?

DA SILVA.

Oui.

TOMPSON.

Pas un mot qui puisse faire croire que vous connaissez sa présence ?

DA SILVA.

Je serai sur mes gardes.

TOMPSON.

Permettez que j’appelle l’huissier...

DA SILVA.

Faites.

TOMPSON, écrivant quelques lignes au crayon.

Allez remettre ce billet à sir Richard.

DA SILVA.

Il va venir ?

TOMPSON.

Dans un instant.

DA SILVA.

Monsieur Tompson, il y a dans ce portefeuille mille livres sterling ; en échange d’une bonne nouvelle, j’aurai l’honneur de vous en offrir un second qui en contiendra huit mille.

TOMPSON.

Monsieur le marquis, mes intérêts sont trop liés à ceux de sir Richard pour que je n’emploie pas toute l’influence que j’ai sur lui à le déterminer.

Da Silva sort.

 

 

Scène III

 

TOMPSON, seul

 

Depuis trois ans, tout a été fait pour la gloire, pour la vanité de Richard. Aujourd’hui va commencer ma récompense.

Il va aux rideaux qu’il entr’ouvre.

On lui remet mon billet... Il le lit... Il vient...

Redescendant la scène.

Maître, tu peux venir... Il débute dans l’accomplissement de ses promesses, le serviteur qui s’est donné à toi pour recueillir les miettes de ta fortune.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, TOMPSON

 

TOMPSON.

Je vous ai fait demander.

RICHARD.

Pourquoi ? Quelque message de ma femme, sans doute ?

TOMPSON.

Comment ?

RICHARD.

En venant ici, j’ai cru voir, au bout de la galerie, la figure de Mawbray.

TOMPSON.

Je crois que vous vous êtes trompé.

RICHARD.

Eh bien, alors, que me veux-tu ?

TOMPSON.

Une démarche du ministère.

RICHARD.

Ah ! les superbes s’humilient !

TOMPSON.

Ils sont à vos pieds.

RICHARD.

Il est trop tard.

TOMPSON.

Comment cela ?

RICHARD.

Demain, le bill sera refusé.

TOMPSON.

Eh bien ?

RICHARD.

Après-demain, le ministère tombe.

TOMPSON.

Que vous en reviendra-t-il ?

RICHARD.

Rien.

TOMPSON.

Le roi protège trop l’aristocratie pour choisir un nouveau ministère dans l’opposition de la chambre des communes.

RICHARD.

Je le sais.

TOMPSON.

Vous n’avez donc aucune chance ?

RICHARD.

Aucune.

TOMPSON.

Tandis que, si le ministère reste...

RICHARD.

Eh bien ?

TOMPSON.

Je vous l’ai dit, il est à vos pieds.

RICHARD.

Je ne le relèverai pas.

TOMPSON.

Vous avez tort.

RICHARD.

Et mon mandat !

TOMPSON.

Et votre ambition !

RICHARD.

Je suis arrivé à mon but.

TOMPSON.

Je croyais que vous n’en étiez qu’à moitié chemin.

RICHARD.

J’ai réfléchi.

TOMPSON.

Et votre position ?...

RICHARD.

Me paraît glorieuse ; je me la suis faite par mon talent.

TOMPSON.

Et vous la soutenez par votre fortune. Deux années de séjour à Londres avaient déjà épuisé vos deux mille livres sterling ; la mort du docteur, puis celle de sa femme, sont venues soutenir d’un raisonnable héritage le luxe que vous êtes forcé de déployer. Aujourd’hui, votre plus beau diamant est la franchise des lettres que vous vendez à votre banquier ; la retraite où vit mistress Richard vous permet, je le sais, de réunir toutes vos ressources sur un seul point, mais elles ne sont pas inépuisables. Vous avez encore trois ans à siéger sur les bancs de la Chambre, et elles ne vous conduiront pas jusque-là. Que vous restera-t-il, alors ?

RICHARD.

Une pauvreté honorable.

TOMPSON.

Qui vous ôtera jusqu’à la chance d’être réélu.

RICHARD.

Le peuple n’oubliera pas son défenseur.

TOMPSON.

Votre triomphe vous enivre, sir Richard. Le peuple ! il n’est puissant que pour renverser : c’est un élément ; sa colère peut effrayer un ministre, je le conçois ; sa faveur ne peut rassurer un ambitieux ; l’or, les places, sont-ils entre ses mains ? peut-il en disposer sans l’approbation d’un ministre ? Le peuple ! mourez pour le défendre, et il n’aura pas même le droit de vous donner une pierre sépulcrale à Westminster. Parlons franc, sir Richard.

RICHARD.

Bref, qui est venu près de vous ?

TOMPSON.

Da Silva.

RICHARD.

Ce banquier portugais ?

TOMPSON.

Oui.

RICHARD.

Quel intérêt prend-il au ministère ?

TOMPSON.

Il a avancé des sommes considérables...

RICHARD.

Qu’il craint de perdre ?...

TOMPSON.

Si le ministère tombe.

RICHARD.

Et il vient en son nom ?...

TOMPSON.

Proposer un traité de paix.

RICHARD.

Ses conditions ?

TOMPSON.

Vous les entendrez de sa propre bouche.

RICHARD.

Vous avez pu lui laisser concevoir l’espérance que je consentirais même à un pourparler ? Niais !

TOMPSON.

Je mériterais ce nom, sir Richard, si j’avais fait ce que vous dites.

RICHARD.

Comment avez-vous donc arrangé cela ?

TOMPSON.

De manière que rien ne puisse vous compromettre.

RICHARD.

Voyons.

TOMPSON.

C’est à moi que les propositions vont être faites.

RICHARD.

Où ?

TOMPSON.

Ici.

RICHARD.

Et je serai ?...

TOMPSON, ouvrant le cabinet.

Là.

RICHARD.

Sans qu’on le sache ?

TOMPSON.

Cela va sans dire.

RICHARD.

Pas mal. Et da Silva ?...

TOMPSON.

Va revenir.

RICHARD.

Il vient donc de vous quitter ?

TOMPSON.

Au moment où je vous ai fait remettre ce billet.

RICHARD.

Et surtout pas un mot qui puisse me compromettre ; n’avancez rien en mon nom : que je reste libre de tout refuser, tout démentir, tout nier.

Richard se dirige vers le cabinet ; Tompson va ouvrir la porte pour appeler l’Huissier ; Mawbray se présente à lui.

TOMPSON.

Assurément... Monsieur Mawbray !

RICHARD, s’arrêtant.

Mawbray !

 

 

Scène V

 

RICHARD, MAWBRAY, TOMPSON

 

MAWBRAY.

Pourquoi donc ma présence a-t-elle l’air de t’embarrasser, Richard ?

RICHARD.

Vous vous trompez, monsieur Mawbray.

MAWBRAY.

J’aurais dû, peut-être, pour l’entretenir du motif qui m’amène à Londres, t’attendre chez toi ; mais, ayant appris que tu étais à la Chambre, j’ai voulu l’entendre, je t’ai entendu.

RICHARD, se rapprochant de lui.

Eh bien ?

MAWBRAY.

Sais-tu rien de plus beau qu’un député incorruptible, que l’élu de la nation, qui la défend comme un enfant sa mère ; dont la voix est toujours prête à flétrir le pouvoir, si le pouvoir tente quelque chose contre ses intérêts et son honneur ; qui use sa fortune privée pour la fortune de tous, et, la session finie, sort pauvre et nu de la Chambre comme un lutteur de l’arène ! Le peuple, Richard... le peuple n’a ni or ni emplois à donner, mais il dresse des autels et il y place ses dieux.

RICHARD.

Cette gloire est belle, n’est-ce pas ?

MAWBRAY.

Cette gloire est la tienne ; celle que ton génie s’était promise, celle que je n’osais rêver pour toi, celle qui aujourd’hui aurait payé de son adoption le vertueux Grey, car il aurait pu dire en mourant : « J’ai donné à mon pays un grand citoyen. »

Tandis que Richard écoute Mawbray avec attention et plaisir, Tompson s’approche et lui dit à mi-voix.

TOMPSON.

On attend.

RICHARD.

Qu’on attende.

MAWBRAY.

Oui, Richard, au nom de tous ceux qui t’aiment, qui t’ont aimé, je le déclare, comme homme public, tu as dépassé toutes leurs espérances ; mais tu les as trompées comme fils, comme époux.

RICHARD.

Comment ?

MAWBRAY.

Tu as oublié ces prières de ton père adoptif, de sa femme, quand ils t’ont donné leur fille, quand ils t’ont dit : « Rends notre Jenny heureuse ! »

RICHARD.

Ne faites point un crime à mon cœur du tort des circonstances.

MAWBRAY.

Nous ne sommes plus au temps où les talents dispensaient des vertus, et la gloire va bien avec la bonté.

RICHARD.

Il y a de l’amertume dans vos éloges.

MAWBRAY.

C’est que je viens te parler au nom d’une femme souffrante, d’une femme que tu as reléguée loin de toi, dans une obscure campagne ; qui, depuis trois mois, gémit de ton absence, sans autre consolateur qu’un vieillard qui pleure avec elle.

RICHARD.

Et pourquoi tant de larmes ?

MAWBRAY.

Parce qu’elle t’aime, parce que tu la dédaignes.

RICHARD.

Peut-elle le croire ?

MAWBRAY.

Elle le croit, et pourtant elle ignore un cruel affront.

RICHARD.

Que voulez-vous dire ?

MAWBRAY.

Chez toi, lorsque je me suis présenté, les domestiques, dans leurs réponses, m’ont fait voir que tu caches ici ton mariage ; et, pour l’épargner le blâme de tes valets, il m’a fallu, par de honteux détours, expliquer mes premières paroles, et m’associer à ton mensonge.

RICHARD, à Tompson.

Ne m’avez-vous pas dit que l’on m’attendait ?

TOMPSON.

Depuis longtemps.

MAWBRAY.

Je vous gêne, Richard.

RICHARD.

Je suis obligé d’entrer là ; des affaires importantes...

TOMPSON va parler à l’Huissier.

Prévenez le marquis.

MAWBRAY.

N’oubliez pas que Jenny attend dans la plus vive inquiétude la décision de son mari. Quand pourrons-nous reprendre cet entretien ?

RICHARD.

Mais tantôt.

Il entre dans le cabinet.

MAWBRAY.

Quelle froideur !

 

 

Scène VI

 

MAWBRAY, TOMPSON, DA SILVA

 

DA SILVA.

Eh bien, monsieur Tompson... ?

Il s’arrête en voyant Mawbray, dont les regards sont attachés sur lui. Moment de silence. Tompson les regarde tons deux avec étonnement et curiosité.

MAWBRAY, attirant Tompson à lui.

Quelle est cette personne ?

TOMPSON.

Le marquis da Silva.

MAWBRAY.

Da Silva !

Tompson examine les traits de Mawbray, qui peignent la terreur. Da Silva l’appelle à lui d’un signe.

DA SILVA.

Quel est cet homme ?

TOMPSON.

Mawbray.

MAWBRAY, revenant à lui.

Il y a ici un malheur sur moi. Fuyons.

Il sort précipitamment.

 

 

Scène VII

 

TOMPSON, DA SILVA

 

DA SILVA, qui a réfléchi.

Mawbray ! je ne le connais pas.

TOMPSON.

Enfin, il est parti.

DA SILVA, bas.

Sir Richard ?

TOMPSON, bas.

Il est là.

DA SILVA.

Si vous pouvez m’accorder quelques instants, monsieur Tompson, nous continuerons la conversation que nous avons été forcés d’interrompre.

TOMPSON.

Je vous écoute.

DA SILVA.

Je voulais vous dire...

TOMPSON, tirant des sièges du côté du cabinet de Richard.

Asseyez-vous d’abord.

DA SILVA.

Merci. Je voulais vous dire qu’au dernier conseil des ministres, Leurs Excellences s’étonnaient de l’acharnement avec lequel sir Richard poursuit leurs actes. Elles regrettaient que votre maître usât les belles années de sa vie, les ardeurs de son éloquence, pour des commettants qui ne peuvent ni comprendre les sacrifices qu’il leur fait, ni apprécier le talent qu’il dépense.

TOMPSON.

Vous conviendrez du moins qu’ils en profitent, et c’est le principal but de sir Richard.

DA SILVA.

Mais quelles sont les récompenses dont dispose le peuple, monsieur Tompson ? Des couronnes de chêne, dont huit jours suffisent pour faner les feuilles.

TOMPSON.

Et croyez-vous que le peuple aux mille voix n’a pas sa publicité aussi ? S’il ne peut récompenser, il peut du moins flétrir ; et ce que vous proposez, car ce sont des propositions, monsieur le marquis, serait le déshonneur éternel de sir Richard. Se vendre !...

DA SILVA.

Oui, si c’était une vente.

TOMPSON.

Qu’est-ce donc ?

DA SILVA.

Une alliance.

TOMPSON.

Un député ne s’allie pas avec les ennemis du peuple.

DA SILVA.

Non ; mais il peut se marier avec une fille noble.

TOMPSON, avec surprise.

Se marier !

DA SILVA.

Sir Richard est garçon ?

TOMPSON, un moment embarrassé.

Oui, monsieur le marquis.

DA SILVA.

Ses intérêts alors changent de nature. Qui blâmera le lord d’avoir d’autres vues d’avenir que le simple député des communes ? L’intérêt du pays, vu de sa nouvelle position, se présente à lui sous une nouvelle face ; et voir d’en bas ou d’en haut, fait une grande différence dans la perspective.

TOMPSON.

J’avoue, monsieur, que cela change la question.

DA SILVA.

Et, si à une grande fortune la fiancée joint une grande beauté, sir Richard n’est pas homme à avoir le cœur aussi désintéressé que la conscience.

TOMPSON.

Mais pourquoi un mariage ?

DA SILVA.

Parce qu’il faut que les liens qui nous attacheront sir Richard soient durables.

TOMPSON.

Est-ce une indiscrétion de vous demander le nom... ?

DA SILVA.

Miss Wilmor.

TOMPSON.

La petite-fille de Votre Seigneurie ?

DA SILVA.

Oui, l’enfant que lord Wilmor avait eue d’un premier lit et que ma fille unique, Caroline, adopta en l’épousant. Je lui donne cent mille livres sterling de dot.

TOMPSON.

C’est tout, monsieur le marquis ?

DA SILVA.

Lord Wilmor était pair d’Angleterre.

TOMPSON.

Je le sais.

DA SILVA.

Peut-être obtiendra-t-on de Sa Majesté de faire revivre ce titre en faveur de l’époux de sa fille.

TOMPSON.

Et tout cela... ?

DA SILVA.

Serait assuré par le contrat de mariage.

TOMPSON.

Ces promesses sont belles ; mais qui garantira pour sir Richard... ?

DA SILVA.

Le besoin que nous avons de lui.

TOMPSON.

Une fois qu’il aura renoncé à combattre le bill ?

DA SILVA.

Une fois qu’il aura les titres entre les mains.

TOMPSON.

C’est juste.

DA SILVA, se levant.

Alors, vous me promettez... ?

TOMPSON.

Que vos offres seront fidèlement rapportées.

DA SILVA.

Je vous remets de hauts intérêts, monsieur Tompson.

TOMPSON.

Je les apprécie.

DA SILVA.

Vous savez que le temps nous presse ; après demain serait trop tard.

TOMPSON.

Je ne l’oublierai pas.

DA SILVA.

Au revoir.

 

 

Scène VIII

 

RICHARD, TOMPSON

 

TOMPSON, bas, ouvrant à sir Richard.

Qu’en dites-vous, sir Richard ?

RICHARD, sortant.

Qu’il est fâcheux que ce ne puisse être qu’une plaisanterie.

TOMPSON.

Comment cela ?

RICHARD.

Et mon mariage ?

TOMPSON.

Et le divorce ?

RICHARD, lui appuyant la main sur l’épaule.

Répète !

TOMPSON.

Eh bien, qu’y a-t-il là d’étonnant ? Oui, le divorce.

RICHARD.

Et qu’ai-je à reprocher à Jenny, qui puisse me le faire obtenir ?

TOMPSON.

N’avons-nous pas le consentement mutuel ?

RICHARD.

Elle refusera.

TOMPSON.

Vous la forcerez.

RICHARD.

Les moyens ?...

TOMPSON.

Nous en trouverons.

RICHARD.

Et quand veut-on la réponse ?

TOMPSON.

Demain au soir.

RICHARD.

Il faut se hâter.

TOMPSON.

Profiter du séjour à Londres de M. Mawbray, qui vous livre ainsi mistress Richard, sans appui, sans conseil !

RICHARD.

Attends un instant.

Il s’approche de la table pour écrire : Mawbray paraît.

 

 

Scène IX

 

MAWBRAY, RICHARD, TOMPSON

 

MAWBRAY, à part.

J’ai vu partir cet homme.

TOMPSON, à mi-voix à Richard, en s’approchant de lui.

Encore Mawbray !

RICHARD, continuant d’écrire.

Qu’importe !

MAWBRAY.

J’ai voulu te voir encore, Richard ; que dois-je répondre à Jenny ?

RICHARD.

Mon cher Mawbray, attendez jusqu’à demain au soir, j’ai besoin de ce délai.

MAWBRAY.

Vous le voulez ?

RICHARD.

Je vous en prie.

À Tompson.

Dans une heure, nous partons.

Il sort.

 

 

Scène X

 

MAWBRAY, TOMPSON, DA SILVA

 

MAWBRAY, qui a entendu les derniers mots de Richard.

Que dit-il ? Il part ! une crainte vague me serre le cœur.

Da Silva entre précipitamment et va ouvrir les rideaux.

LE SPEAKER, dans la Chambre.

La parole est à sir Richard pour répondre à M. le ministre des finances.

Tumulte dans la Chambre ; voix confuses : La parole est à sir Richard ! Silence ! écoutez !

DA SILVA.

Que va-t-il dire ?

RICHARD, dans la Chambre.

Je renonce à la parole.

DA SILVA.

Le premier pas est fait.

TOMPSON.

Il n’y a que celui-là qui coûte.

Da Silva et Tompson sortent.

MAWBRAY, seul.

Vertueuse Anna Grey, as-tu donc seule connu Richard !

 

 

Quatrième Tableau

 

La chambre de Jenny dans une maison de campagne isolée. Jenny paraît sur un balcon. On aperçoit la cime seule des arbres, et l’on doit deviner qu’au dessous est une immense profondeur.

 

 

Scène première

 

JENNY, seule

 

Encore un jour tout entier passé à attendre vainement à cette fenêtre, à compter les flots du torrent qui se précipitent dans le gouffre ; ainsi font les heures de ma vie ! Richard !... Richard !... Si ma pauvre mère était là du moins... Oh ! le cœur d’une mère !... c’est là que s’est réfugié le don de la double vue. Elle seule avait prévu mon isolement, mon abandon ; elle avait deviné Richard. Depuis un an que je vis dans cette retraite, et que Mawbray remplace mes parents, nul ne sait que j’existe ; et j’y puis mourir, sûre que ma mort y restera aussi ignorée que mon existence. Oh ! mais c’est affreux, de vivre ainsi ! Depuis que Mawbray est parti, il me semble que lui aussi ne reviendra plus. Il m’avait promis de m’écrire aussitôt son arrivée.

Elle sonne ; une Femme de chambre entre.

 

 

Scène II

 

BETTY, JENNY

 

JENNY.

Est-il arrivé une lettre pour moi ?

BETTY.

Non, madame.

JENNY.

S’il en arrivait une, vous la monteriez aussitôt. Écoutez donc.

BETTY.

Quoi ?

JENNY.

C’est le bruit...

BETTY, écoutant.

D’une voiture.

JENNY.

Une voiture, une voiture qui vient de ce côté... oh ! qui s’arrête ! elle s’arrête, Betty !

BETTY.

C’est peut-être M. Mawbray qui revient.

JENNY.

Non, non, Mawbray serait revenu par le coach jusqu’au village, et, du village ici, à pied. Descendez, descendez. Oh ! sir Richard seul peut venir ici en voiture. Allez donc... Mes genoux tremblent, mon pauvre cœur...

Elle s’assied la tête dans ses mains.

Oh ! je n’ose regarder, de peur de voir entrer une autre personne. Mais c’est insensé à moi de croire qu’il vient. Ce ne peut pas être lui ; il faudrait être folle pour espérer que c’est lui. On monte... C’est son pas !... c’est mon Richard !

Elle jette ses bras autour da cou de Richard qui paraît.

Oh !

 

 

Scène III

 

RICHARD, JENNY

 

RICHARD.

Qu’avez-vous donc, Jenny ?

JENNY.

Ce que j’ai ! il me demande ce que j’ai ! J’ai que je pleure, que je ne t’espérai jamais, que je l’attendais toujours, qu’il y a un an que je ne t’ai vu, comprends-tu ?... un an ! un an ! et que te voilà, toi, mon Richard ! Ah ! voilà ce que j’ai !

RICHARD.

Jenny, remettez-vous.

JENNY.

Et moi qui t’accusais, qui pensais que tu m’avais oubliée ! J’étais injuste, pardonne !... Tu ne sais pas ?... comment oser te le dire maintenant ! à force de me voir pleurer, inquiète de voir que tu ne m’écrivais pas, car, méchant, il y a trois mois que je n’ai reçu de tes nouvelles !... eh bien, qu’est-ce que je disais ? j’ai la tête perdue ! Embrasse-moi, embrasse-moi !

RICHARD.

Peut-être vouliez-vous me parler de Mawbray ?

JENNY.

Oh ! oui. Pardonne-moi, mais je l’ai envoyé à Londres.

RICHARD.

Je l’ai vu.

JENNY.

Et pourquoi n’est-il pas revenu avec toi ?

RICHARD.

Il était fatigué et ne pouvait partir que demain.

JENNY.

Et toi, quand tu as su mon inquiétude, demain t’a paru trop long, tu as pensé que tu ne pouvais trop tôt consoler la pauvre femme qui pleurait... Oh ! tu es toujours mon Richard, le Richard de mon cœur ! Et tu l’as laissé ?

RICHARD.

Je voulais vous parler sans témoin.

JENNY.

Sans témoin ?

RICHARD.

Oui.

JENNY.

As-tu quelque secret à me dire ?

RICHARD.

J’ai un sacrifice à vous demander.

JENNY.

À moi, Richard ? Oh ! que je suis heureuse ! je vais donc faire quelque chose pour toi. Mon consentement te serait-il nécessaire pour vendre une de nos fermes ? Tu dois avoir besoin d’argent, ta position nécessite tant de dépenses !

RICHARD.

Ce n’est point cela.

JENNY.

Qu’est-ce donc ? Mais asseyez-vous, mon ami.

RICHARD.

Ce n’est point la peine.

JENNY.

Comment ?

RICHARD.

Je repars dans une heure.

JENNY.

Sans moi ?

RICHARD.

Je ne puis vous emmener.

JENNY.

Eh bien, je vous aurai toujours vu une heure ; mais asseyez-vous.

RICHARD.

Vous vous ennuyez donc bien ici ?

JENNY.

Je m’ennuie loin de vous : je ne m’y ennuierais pas avec vous. Ce n’est point ma retraite qui me pèse, c’est votre absence. Si du moins vous répondiez à mes lettres !...

RICHARD.

Vous devez bien penser...

JENNY.

Oh ! ne vous excusez pas : j’écrivais trop souvent. Souvent, ce sont nos exigences, à nous autres femmes, qui vous refroidissent pour nous. Notre vie est toute à l’amour ; la vôtre se partage en vingt passions différentes, nous devrions le comprendre. Moi surtout, qui chaque jour avais de vos nouvelles ;

Montrant des journaux.

car ces journaux me parlaient de vous. Quand je voyais les colonnes entrecoupées de ces mots : « Écoutez !... écoutez !... Bravos... » Je me disais ; « C’est lui qui parle ! oh ! si j’étais là pour partager son triomphe ! oh ! je serais trop heureuse. »

RICHARD.

Vous savez qu’entre les privations que nous impose notre peu de fortune, vivre séparés est peut-être la plus nécessaire.

JENNY.

Je m’y suis soumise ; et, si j’ai pleuré, j’ai eu soin du moins que mes lettres ne vous portassent point la trace de mes larmes.

RICHARD.

Elles n’auraient rien changé à notre position, et nous eussent rendus malheureux tous les deux.

JENNY.

La seule chose que vous craigniez était donc les embarras, et surtout les dépenses de la maison que vous seriez obligé de tenir, si j’étais près de vous ?

RICHARD.

C’est, en effet, la principale.

JENNY.

Eh bien, cessez de la craindre. Des droits que me donne le titre de votre femme, je n’en réclame qu’un, celui de vivre près de vous, dans la solitude. J’ai peu le goût du monde, Richard ; mais j’ai perdu mes parents, qui m’aimaient, et j’ai conserve le besoin d’être aimée. Eh bien, seul vous irez dans ce monde, où je figurerais mal. Retirée dans mon appartement, je vous verrai du moins, le soir, un instant ; ou, si je ne vous vois pas, je saurai que vous êtes là, près de moi. Ah ! le voulez-vous ? Nul ne saura que je suis votre femme ; personne ne me verra, ne m’invitera.

RICHARD.

Vous êtes folle.

JENNY.

Parlons d’autre chose alors. Vous veniez me demander un sacrifice, dites-vous ?

RICHARD.

Loin de m’éloigner de mon but, cette conversation nous y ramène.

JENNY.

Voyons.

RICHARD.

De nouvelles circonstances qui tiennent aux chances politiques que je cours, ma position près de changer, des engagements de parti, rendent encore notre séparation trop incomplète.

JENNY.

Quinze lieues ne vous paraissent-elles pas une distance assez considérable ? Depuis deux ans, ne vous ai-je pas été totalement étrangère ? La voix publique seule m’apportait de vos nouvelles, et j’étais instruite en même temps que toute l’Angleterre de ce que faisait mon mari.

RICHARD.

Des reproches ?

JENNY.

Des larmes.

RICHARD.

Les uns et les autres me sont insupportables.

JENNY.

Mais qu’exigez-vous donc, au nom du ciel ? Vous me faites mourir... Faut-il que je quitte l’Angleterre, le lieu où je suis née, la terre où reposent mes parents ? Eh bien, j’y consens ! un jour encore pour pleurer sur leur tombe, et demain je pars. Mais au moins, Richard, dites-moi combien de temps durera cet exil. Oh ! dites-le-moi ! car un seul mot fera l’attente de toute ma vie : « Reviens. »

RICHARD.

Vous vous trompez, Jenny : je n’ai pas l’intention de vous arracher à votre terre natale. Je n’ai pas le droit de vous vouer à l’abandon. Le sort fit une erreur en nous liant l’un à l’autre, ce n’est pas à vous de l’expier. Puis-je vous condamner à porter les liens d’un mariage qui ne vous rend pas épouse, qui ne vous fera pas mère ? Ce serait une cruauté. Si une fatalité contre laquelle j’ai lutté longtemps nous sépare... je ne veux, je ne dois pas être un éternel obstacle à votre bonheur, et je n’aurai quelque repos, Jenny, que lorsque je vous aurai rendu, avec votre liberté, les chances probables d’un avenir plus heureux.

JENNY.

Je vous écoute sans vous comprendre, Richard.

RICHARD.

D’ailleurs, ce que je vous propose existe déjà à peu près pour nous avec tous ses maux, et sans que vous puissiez jouir des biens qui s’y rattachent.

JENNY.

Parlez, parlez toujours, que je vous comprenne donc... ou plutôt, taisez-vous, car je commence à vous comprendre, et c’est affreux !

RICHARD.

Tandis qu’une séparation...

JENNY.

Encore un mot...

RICHARD.

Légale...

JENNY.

Le divorce ?

RICHARD.

Le divorce...

JENNY.

Oh ! mon Dieu !

RICHARD.

Concilie tout.

JENNY.

Ayez pitié de moi !

RICHARD.

Ce mot vous effraye, parce que vous ne le voyez qu’environné de scandaleux débats, de honteuses révélations.

JENNY.

Je n’ai pas regardé l’arme, j’ai senti le coup.

RICHARD.

Le temps le guérira. Vous êtes jeune, Jenny, et un autre amour...

JENNY.

Oh ! un autre amour !... profanation ! sacrilège ! un autre amour ! Tuez-moi et ne m’insultez pas ! du sang, mais pas de honte !

RICHARD.

Il n’y a ni sang ni honte ; de grands mots et de grands gestes ne m’éloignent pas de mon but.

JENNY.

Il est atroce... Une union demandée par vous, bénie par mon père et ma mère ; l’engagement pris par vous en face de Dieu... Et vous voulez briser tout cela !... L’appui sur lequel ils ont compté pour moi en mourant, vous me l’ôtez ! enfin vous demandez à un tribunal de rompre ce qui a été lié devant l’autel !

RICHARD.

Eh ! vous ne comprenez pas ! Un procès ! qui vous parle de faire un procès ?... le pourrais-je pour moi-même ?

JENNY.

Mais que voulez-vous donc alors ? Expliquez-vous clairement ; car tantôt je comprends trop, et tantôt pas assez.

RICHARD.

Pour vous et pour moi, mieux vaut un consentement mutuel.

JENNY.

Vous m’avez donc crue bien lâche ! Que j’aille devant un juge, sans y être traînée par les cheveux, déclarer de ma voix, signer de ma main que je ne suis pas digne d’être l’épouse de sir Richard ? Vous ne me connaissez donc pas, vous qui croyez que je ne suis bonne qu’aux soins d’un ménage dédaigné, qui me croyez anéantie par l’absence, qui pensez que je ploierai parce que vous appuyez le poing sur ma tête ?... Dans le temps de mon bonheur, oui, cela aurait pu être ; mais mes larmes ont retrempe mon cœur, mes nuits d’insomnie ont affermi mon courage ; le malheur enfin m’a fait une volonté : ce que je suis, je vous le dois, Richard, c’est votre faute ; ne vous en prenez donc qu’à vous. Maintenant, à qui aura le plus décourage, du faible ou du fort. Sir Richard, je ne veux pas...

RICHARD.

Madame, jusqu’ici, je n’ai fait entendre que des paroles de conciliation.

JENNY.

Essayez d’avoir recours à d’autres.

RICHARD, marchant à elle.

Jenny !

JENNY, froidement.

Richard !

RICHARD.

Malheureuse ! savez-vous ce dont je suis capable ?

JENNY.

Je le devine.

RICHARD.

Et vous ne tremblez pas ?

JENNY, souriant.

Voyez.

RICHARD, lui prenant la main.

Femme !

JENNY, tombant à genoux de la secousse.

Ah !

RICHARD.

À genoux !

JENNY, levant les mains au ciel.

Mon Dieu, ayez pitié de lui !

Elle se relève.

RICHARD.

Oh ! c’est de vous qu’il a pitié, car je m’en vais... Adieu, Jenny... Demandez au ciel que ce soit pour toujours.

JENNY, courant à lui, et lui jetant les bras autour du cou.

Richard ! Richard ! ne t’en va pas !

RICHARD.

Laissez-moi partir.

JENNY.

Si tu savais comme je t’aime !

RICHARD.

Prouve-le-moi.

JENNY.

Ma mère ! ma mère !

RICHARD.

Voulez-vous ?

JENNY.

Tu me l’avais bien dit.

RICHARD.

Encore un mot.

JENNY, lui mettant la main sur la bouche.

Ne le dis pas.

RICHARD.

Consens-tu ?

JENNY.

Écoute-moi.

RICHARD.

Consens-tu ?... C’est bien !... mais plus de messages, plus de lettres ; que rien ne vous rappelle à moi... que je ne sache pas même que vous existez... Je vous laisse une jeunesse sans époux, une vieillesse sans enfants...

JENNY.

Pas d’imprécations !...

RICHARD.

Adieu.

JENNY.

Vous ne partirez pas.

RICHARD.

Damnation !...

JENNY.

Vous me tuerez plutôt.

RICHARD, la repoussant.

Ah ! laissez-moi !

JENNY, repoussée, va tomber la tête à l’angle d’un meuble.

Ah !...

Elle se relève tout ensanglantée.

Ah ! Richard !...

Elle chancelle, étend les bras de son côté, et retombe.

Il faut que je vous aime bien...

Elle s’évanouit.

RICHARD.

Évanouie ! blessée ! du sang !... Malédiction ! Jenny ! Jenny !

Il la porte sur un fauteuil.

Et ce sang qui ne s’arrête pas !

Il l’étanche avec son mouchoir.

Je ne veux pourtant pas rester éternellement ici.

Il se rapproche d’elle.

Jenny ! finissons ! Je me retire... Tu ne veux pas répondre ?... Adieu donc.

Il va sortir et entend un bruit de pas à la porte.

Qu’est-ce ?

 

 

Scène IV

 

RICHARD, TOMPSON, JENNY

 

TOMPSON, paraissant.

De la voiture où j’étais resté pour faire le guet, je viens de voir Mawbray sortir du village et se diriger de ce côté.

RICHARD.

Que vient-il faire ?

TOMPSON.

Défendre sa protégée... Mais il arrivera trop tard, n’est-ce pas ? Qu’avez-vous obtenu ?

RICHARD, montrant Jenny évanouie.

Rien, malgré mes prières, mes violences... Mais Mawbray ! il va la voir ainsi ; nouvelles armes contre moi... Jenny ! Jenny ! oublions tout !

JENNY, revenant à elle.

Richard ! moi dans tes bras !... Je suis donc morte ? je suis donc au ciel ?

RICHARD.

Mon amie, oublions tout.

JENNY.

Je ne me souviens de rien.

Portant la main à son front.

Je saigne !

RICHARD, à part.

Damnation !

Haut.

Jenny, quelqu’un vient ici ; essuie ces larmes, qu’on ne puisse voir ces traces de sang, je t’en conjure !

JENNY.

On vient, dis-tu ? Qui donc ?

RICHARD.

C’est Mawbray.

JENNY, avec douceur.

Ah ! tant mieux !

RICHARD.

Jenny, Mawbray ne doit pas connaître ces funestes débats. Promets-moi de te taire, promets-le-moi, je t’en prie.

TOMPSON, s’approchant de Richard.

Mawbray !

RICHARD, à Jenny.

Je te l’ordonne !

 

 

Scène V

 

RICHARD, JENNY, MAWBRAY, TOMPSON

 

Mawbray entre vivement. Moment de silence. Il regarde avec inquiétude et tour à tour Jenny et Richard.

RICHARD.

Vous ici, Mawbray ?

MAWBRAY.

Ayant appris votre départ, j’ai craint pour Jenny les ennuis de la solitude et me suis hâté de revenir près d’elle.

RICHARD.

Vous avez bien fait et je vous remercie.

MAWBRAY.

Dois-je demain retourner à Londres pour chercher votre réponse ?

RICHARD.

Il me semble que ma présence en ces lieux vous en dispense.

MAWBRAY.

Vous avez donc apporté à votre femme des paroles de consolation ?

Jenny se jette dans les bras de Richard.

RICHARD.

Oui.

MAWBRAY.

Mais ce n’est que près de vous que pour elle le passé sera sans douleur et l’avenir sans inquiétude.

RICHARD.

Eh ! qui vous dit qu’elle restera loin de moi ?

MAWBRAY, avec joie.

Elle ira à Londres ?

JENNY, saisissant le bras de Richard, et avec amour.

Serait-il vrai ?

RICHARD.

Sans doute, si vous le désirez tant... Adieu ! il faut que je parte.

JENNY.

Sans m’attendre ?

RICHARD.

Je ne puis... Je dois être au parlement à l’ouverture de la séance.

À part.

Les ministres me payeront cher le rôle que je joue ici.

MAWBRAY.

Adieu donc.

JENNY, à Richard.

À bientôt.

RICHARD.

À bientôt.

JENNY, à Mawbray, après que Richard est sorti.

Mon ami, j’espère encore pouvoir être heureuse !

MAWBRAY, lui essuyant le front.

Essuyez ce sang, Jenny ; peut-être ensuite espérerai-je avec vous.

Jenny court à la fenêtre et envoie des adieux à Richard ; Mawbray la regarde avec attendrissement.

 

 

Cinquième Tableau

 

La chambre du conseil.

 

 

Scène première

 

LES SECRÉTAIRES D’ÉTAT AU DÉPARTEMENT DE L’INTÉRIEUR et DE LA GUERRE, DEUX AUTRES MINISTRES, UN HUISSIER, puis LE PREMIER LORD DE LA TRÉSORERIE

 

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Messieurs, le conseil est assemblé.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Où est notre président ?

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR, indiquant la porte du fond.

Le premier lord de la trésorerie est chez Sa Majesté.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Savez-vous quel nouvel incident a fait convoquer ce conseil extraordinaire ?

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Je l’ignore ; mais, à la veille du rejet du bill qui entraîne notre chute, je conçois que nos communications doivent être plus fréquentes.

L’HUISSIER, annonçant.

M. le premier lord de la trésorerie.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Nous allons tout savoir, car voici notre président.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE, à l’Huissier.

Laissez-nous seuls.

LE MINISTRE DE LA GUERRE, au Lord de la trésorerie.

Vous sortez de chez le roi ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Oui, messieurs.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Eh bien ?...

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Sa Majesté est plus que jamais affligée de l’opposition qui se manifeste dans la chambre des communes, et elle met entre nos mains tous les moyens qui sont en son pouvoir pour que nous la combattions.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Dans une telle circonstance, il faut bien l’avouer, il ne nous reste qu’un seul parti.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Lequel ?

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Quoi qu’il puisse nous en coûter, disons-le, il faut amener à nous sir Richard.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

C’est pour vous parler de lui, messieurs, que je vous ai réunis. Une première démarche a été faite ; mais, avant d’aller plus loin, j’ai dû me rappeler que nous sommes tous solidaires et vous consulter sur ce qui me reste à faire.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Nous écoutons Votre Grâce.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Des ouvertures ont été faites par le marquis da Silva à son secrétaire Tompson ; elles ont été reçues de manière à nous laisser beaucoup espérer : j’ai cru alors que de semblables négociations voulaient être pressées, et j’ai fait demandera sir Richard une entrevue secrète pour ce soir.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

Nous présumons bien quel en doit être l’objet ; mais jusqu’à quel point pouvons-nous nous engager ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Messieurs, toutes mes promesses seront réalisées, j’en ai l’assurance, et je suis autorisé à promettre beaucoup.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Mais enfin s’il résistait ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Dans ce cas, il resterait encore un moyen à essayer, une tentative hasardeuse, inusitée, un tête-à-tête dangereux.

L’HUISSIER, entrant.

Un membre de la chambre des communes demande à être introduit près de Leurs Excellences.

LE MINISTRE DE LA GUERRE.

Son nom ?

L’HUISSIER.

C’est l’honorable sir Richard.

LES MINISTRES.

Sir Richard !

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Déjà ! en plein conseil ! ce n’étaient pas nos conventions.

À l’Huissier.

Faites entrer.

Aux Ministres.

Nous ne pouvons nous dispenser de le recevoir.

 

 

Scène II

 

LES SECRÉTAIRES D’ÉTAT AU DÉPARTEMENT DE L’INTÉRIEUR et DE LA GUERRE, DEUX MINISTRES, LE PREMIER LORD DE LA TRÉSORERIE, RICHARD

 

RICHARD.

Salut à Leurs Excellences.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Soyez le bienvenu, sir Richard.

RICHARD.

Sa Grâce dit-elle ce qu’elle pense ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Jamais entrevue ne fut plus désirée.

RICHARD.

Vous y comptiez ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Nous l’espérions.

RICHARD.

Cet espoir n’est pas un éloge de la modestie que vous me supposiez.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Et pourquoi cela ?

RICHARD.

C’est que je doute encore moi-même que tout ceci ne soit pas un songe. Moi, avocat obscur d’une petite ville, simple membre de la chambre des communes, en face des hommes que leur nom, que leur position politique place autour des marches du trône de la vieille Angleterre ; c’est par trop hardi à moi, Richard Darlington, député du peuple.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Monsieur, le peuple s’est écrit avec le sang des révolutions des lettres de noblesse qui lui permettent, comme à la vieille aristocratie, de traiter d’égal à égal avec la royauté.

RICHARD.

Monsieur le ministre, ses droits sont plus anciens que vous ne le pensez ; son blason sanglant remonte à Cromwell, et il a pris pour armes parlantes une couronne à terre près d’une hache et d’un billot debout.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Est-ce de la menace, sir Richard ?

RICHARD.

C’est de l’histoire, monsieur.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Eh bien, sir Richard, c’est pour éviter ces grandes catastrophes entre la royauté et le peuple, dont le sang se perd toujours en proportion à peu près égaie, qu’un pouvoir intermédiaire a été créé comme un double bouclier où viennent s’amortir l’orgueil de l’un et les exigences de l’autre. Leurs mains, que nous tenons de chacune des nôtres, nous pouvons les réunir.

RICHARD.

Cela ne se peut pas, Excellence.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Sir Richard, ce n’est pas là ce qu’on nous avait promis.

RICHARD.

Promis ! et qui avait été assez audacieux pour promettre en un autre nom que le sien ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Fait espérer du moins.

RICHARD.

Une trahison, n’est-ce pas ?

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Une concession tout au plus.

RICHARD.

Une concession ! le peuple n’en fait plus aujourd’hui, il en exige.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Nous avons pu croire un instant...

RICHARD.

Que j’étais à vendre, n’est-ce pas ? C’est dans cette espérance, sans doute, que vous m’aviez fait demander une entrevue secrète ; mais je suis venu vous trouver au milieu de vos collègues, qui entendront ma réponse, et la rediront si tel est leur bon plaisir.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Monsieur, ces explications...

RICHARD.

Oui, messieurs, vous êtes venus, ambassadeurs de corruption, apporter à mes pieds les présents de la couronne ! Eh bien, je repousse du pied présents et ambassadeurs ! Arrière tous !

LE LORD DE LA TRÉSORERIE, à part.

Il n’y a plus que ce moyen...

Il parle bas à un Ministre, qui entre aussitôt chez le Roi.

 

 

Scène III

 

LES SECRÉTAIRES D’ÉTAT AU DÉPARTEMENT DE L’INTÉRIEUR et DE LA GUERRE, UN MINISTRE, LE PREMIER LORD DE LA TRÉSORERIE, RICHARD

 

RICHARD.

Et si demain, du haut de la tribune, je disais à mes commettants à quel prix on évaluait leur mandataire ; si je dénonçais cet infâme marché des consciences, si je vous rejetais à la face vos honteuses propositions !

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Et quelles preuves donnerez-vous, sir Richard ? Ne pouvons-nous pas nier ?

RICHARD.

À celui qui nierait, je dirais : « Tu mens ! »

LE LORD DE LA TRÉSORERIE.

Monsieur, nous vous offrions la paix... Vous refusez ; la guerre donc... À demain, à la Chambre !

RICHARD.

À demain, à la Chambre !

Le Ministre qui est entré chez le Roi rentre et parle bas au Lord de la trésorerie.

LE LORD DE LA TRÉSORERIE, à Richard, qui va sortir.

Sir Richard, vous êtes prié de vouloir bien attendre quelques instants dans cette salle.

Les Ministres sortent.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, UN HUISSIER

 

RICHARD.

Que veut donc encore de moi le ministère ?

L’HUISSIER, entrant.

Il y a un homme qui demande à vous parler.

RICHARD.

Tout à l’heure.

L’HUISSIER.

C’est votre secrétaire, je crois.

RICHARD.

C’est bon.

L’HUISSIER.

Il parait être très pressé de vous parler. Il attend.

RICHARD, avec impatience.

J’attends bien, moi... Pourquoi ne s’est-on pas expliqué ? Est-ce quelque ruse, quelque piège ?... Allons savoir ce que nous veut Tompson. La porte s’ouvre... Que vois-je ?...

 

 

Scène V

 

UN INCONNU, RICHARD

 

L’INCONNU.

Monsieur... vous ne me connaissez pas... mais, moi, je ne me trompe pas, vous êtes le secrétaire du conseil.

Richard semble prêt à nier.

Je désire que vous soyez le secrétaire du conseil.

RICHARD.

Je le suis, milord.

En appuyant sur ce dernier mot.

L’INCONNU.

Très bien, vous m’avez compris... Monsieur le secrétaire, voulez-vous vous asseoir à cette table ?

RICHARD, toujours en souriant.

J’attends les ordres de milord.

L’INCONNU, lui donnant des papiers.

Parmi ces papiers, en voici qui exigent un prompt examen... Voulez-vous bien m’en donner connaissance ?

RICHARD, lisant.

« Titres de propriété du comté de Carlston et de ses dépendances dans le Devonshire, concédés à tout jamais à... » Le nom est en blanc.

L’INCONNU.

C’est une omission... Voulez-vous écrire sous ma dictée ?

RICHARD.

Mais...

L’INCONNU, continuant.

Richard Darlington.

RICHARD.

Je ne puis écrire...

L’INCONNU.

Comment ! monsieur le secrétaire, vous refusez d’écrire un nom que je ne prononce qu’avec le respect dû au talent ?

RICHARD.

Cette touchante bonté...

L’INCONNU.

Vous écrivez, n’est-ce pas ?... Ayez la complaisance de continuer.

RICHARD, lisant un autre papier.

« Lettres de noblesse conférant à perpétuité le titre de comte à... »

L’INCONNU.

Les mêmes noms, je vous prie.

RICHARD écrit en souriant.

Vous êtes obéi.

L’INCONNU.

Après, de grâce ?

RICHARD, lisant.

« Contrat de mariage entre miss Lucy Wilmor, fille de feu lord Wilmor, pair du royaume, petite-fille du marquis da Silva, et le noble comte de Carlston... »

L’INCONNU.

Nous connaissons les parties contractantes ; mais les conditions, je vous prie ?

RICHARD, lisant.

« La jeune miss apporte à son mari cent mille livres sterling en bien-fonds et en actions de banque... Le marquis da Silva, par substitution de sa fille Caroline Wilmor, reconnaît sa petite-fille pour sa seule et unique héritière... Le titre de pair, éteint au décès de lord Wilmor, revit pour l’époux de sa fille et ses descendants mâles à perpétuité. »

L’INCONNU.

Tout cela est parfait... Ne trouvez-vous pas que le nom de Georges scellé d’un don royal ferait bien sur ce contrat ?

RICHARD.

Tant de faveurs, sur un seul homme, en si peu d’heures !

L’INCONNU.

Ah ! vous êtes envieux !... Puisque vous résistez si bien à l’entraînement, vous devez être un homme de bon conseil... Le ministère perd de sa popularité, n’est-ce pas ? Le roi reculerait à le recomposer avec l’élément démocratique. Il parlait dernièrement de choisir le président du conseil parmi les jeunes pairs ; croyez-vous au succès d’une semblable combinaison ?

RICHARD.

Un dévouement sans bornes...

L’INCONNU.

Il reste un dernier papier.

RICHARD.

Blanc.

L’INCONNU.

Vous ne comprenez pas ?

RICHARD, après un moment d’hésitation.

Si fait !

Il signe.

À vous ce papier, milord ; à moi ceux-ci.

L’INCONNU.

Je veux dire au roi que nous avons fait connaissance.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, seul

 

Ah ! c’est un rêve !... une folie !... une apparition !... mais... mais ces papiers ? Ah ! non, non, tout cela est réel. Oh ! je ne puis respirer... la tête me tourne... Richard ! Richard ! dans tes songes les plus brillants, avais-tu jamais osé prévoir... ? Moi ! moi ! allié à ce que l’Angleterre a de plus illustre ! Richard comte, Richard pair, Richard ministre, Richard le premier du royaume après le roi ! que dis-je, le roi !... le roi, c’est un nom. C’est le ministre qui gouverne ; c’est le ministre qui dirige tout, finances, guerre, administration.

Allant au fauteuil du président.

C’est ici ma place ; voilà le trône, le vrai trône... D’ici, ma voix va retentir dans les trois royaumes, sur l’Océan.

Se frappant le front.

De là s’élancera la volonté que subira l’univers. À moi des honneurs, des dignités, des couronnes ; à moi des armoiries, une bannière, des millions à répandre ; enrichir Londres, l’Angleterre, de monuments, monuments éternels... sur lesquels on lira à tout jamais mon nom, un nom que je fais, que je léguerai à ma patrie comme une gloire ! Ah ! ma joie... mon bonheur... vous m’étouffez.

À Tompson qui entre.

Viens !... viens !... Sais-tu ?...

 

 

Scène VII

 

RICHARD, TOMPSON

 

TOMPSON.

Sir Richard...

RICHARD.

Sais-tu ?...

TOMPSON.

Mawbray est revenu à Londres.

RICHARD.

Eh ! qu’importe !

TOMPSON.

Il amène votre femme.

RICHARD.

Jenny !...

TOMPSON.

Elle vous attend à votre hôtel.

RICHARD.

J’avais tout oublié... Malédiction !

 

 

ACTE III

 

MAWBRAY

 

 

Sixième Tableau

 

Un appartement de l’hôtel de sir Richard, à Londres.

 

 

Scène première

 

MAWBRAY, JENNY

 

JENNY.

Je n’oserai jamais attendre son retour avec vous, Mawbray.

MAWBRAY.

Avec moi, que craignez-vous ?

JENNY.

Un premier mouvement de colère.

MAWBRAY.

Et depuis quand la femme ne peut-elle venir chez son mari ?

JENNY.

Mais sans doute qu’il a des motifs pour cacher ce mariage, puisqu’ici personne ne le connaît.

MAWBRAY.

Il n’en existe pas moins, Jenny ; il n’en est pas moins sacré.

JENNY.

Oh ! parlez moins haut ; ces domestiques pourraient vous entendre.

MAWBRAY.

Comme il faudra tôt ou tard qu’ils vous appellent mistress Richard...

JENNY.

Oh ! vous conviendrez, Mawbray, que Richard seul a le droit de leur donner cet ordre.

MAWBRAY.

Écoutez...

JENNY.

On vient... C’est lui ! Mawbray, laissez-moi m’en aller. Je ne veux pas, je n’ose pas le voir. C’est vous, Mawbray, qui m’avez entraînée : j’ai eu tort. Oh ! cachez-moi, au nom du ciel, cachez-moi !

MAWBRAY, à un Domestique.

Comme il faut que je parle seul à sir Richard, conduisez madame dans une autre chambre.

JENNY.

Du calme, Mawbray ; ménagez son orgueil.

MAWBRAY.

Oui, jusqu’à ce que nous le forcions de plier. Soyez tranquille.

Jenny sort. Mawbray regardant dans l’antichambre.

Ce n’est pas lui... Une femme !

 

 

Scène II

 

LADY WILMOR, MAWBRAY, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, à lady Wilmor.

Le nom de milady ?

LADY WILMOR.

Je désire ne le faire connaître qu’à sir Richard.

MAWBRAY.

Que vois-je !

LE DOMESTIQUE.

Sir Richard est absent.

LADY WILMOR.

J’attendrai son retour.

MAWBRAY, à part.

Lady Wilmor... Caroline da Silva... Et moi, moi là, moi qu’elle peut reconnaître ! Où me cacher ?... Oh ! ce cabinet...

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène III

 

LADY WILMOR, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Veuillez entrer dans ce salon, milady ; quelqu’un y attend sir Richard.

LADY WILMOR entre en s’enveloppant d’un voile.

Quelqu’un ?... Ce domestique s’est trompé : tant mieux.

TOMPSON, traversant l’antichambre.

Sir Richard.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, LADY WILMOR

 

RICHARD, à un Domestique.

Une dame m’attend ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur.

RICHARD.

Où ?

LE DOMESTIQUE.

Dans ce salon.

RICHARD.

Tompson, veillez à ce que personne ne vienne nous troubler.

Entrant et fermant la porte avec colère.

Pardieu ! madame...

LADY WILMOR, se levant.

Sir Richard...

RICHARD, avec respect.

Pardon, milady, mais je trouve dans ce salon une personne que je ne croyais pas avoir l’honneur d’y voir, et j’y cherche vainement quelqu’un que je croyais y rencontrer. Donnez-vous la peine de vous asseoir : je suis à vos ordres.

LADY WILMOR.

Monsieur, je fais près de vous une démarche...

RICHARD.

Saurai-je d’abord, milady, à qui j’ai l’honneur de parler ?

LADY WILMOR.

À lady Wilmor.

RICHARD, se levant.

Fille du marquis da Silva ?

LADY WILMOR.

Elle-même ; asseyez-vous donc.

RICHARD.

Permettez, milady...

LADY WILMOR.

Asseyez-vous, je vous en prie, sir Richard ; j’ai des choses de la plus haute importance à vous communiquer. Êtes-vous sur que personne ne peut nous entendre ?

RICHARD.

J’en suis certain, milady.

LADY WILMOR.

Mon père m’a parlé hier des projets d’union qui existent entre nos deux familles.

RICHARD.

Oui, milady.

LADY WILMOR.

Le roi lui-même veut bien s’intéresser au mariage de ma fille d’adoption.

RICHARD.

Je connais les bontés de Sa Majesté.

LADY WILMOR.

Mon père, le marquis da Silva, donne cent mille livres sterling.

RICHARD.

Ces détails...

LADY WILMOR.

Sont nécessaires, et préparent le secret que j’ai à vous révéler.

RICHARD.

J’écoute.

LADY WILMOR, lui prenant la main.

Sir Richard !

RICHARD.

Milady !

LADY WILMOR.

Oh ! je n’oserai jamais... Sir Richard, vous êtes honnête homme ?

RICHARD.

Jusqu’à présent, je n’ai donné à personne le droit d’en douter.

LADY WILMOR.

Vous, mon père et un autre, connaîtrez seuls ce que je vais vous apprendre.

RICHARD.

Quel que soit ce secret, madame, il mourra là.

LADY WILMOR.

Peut-être avez-vous cru, monsieur, en épousant miss Wilmor, que, quoiqu’elle fût l’enfant du premier mariage de mon mari, l’amour presque maternel que je lui porte me déterminerait à joindre ma fortune particulière à la sienne.

RICHARD.

Milady, peut-être aurais-je droit de me plaindre de votre persistance à revenir sur de pareils détails. Si l’on m’a peint à vos yeux comme un homme intéressé, permettez-moi de vous dire que le portrait n’est ni flatté ni ressemblant.

LADY WILMOR.

Oh ! loin de là, loin de là, monsieur ! je connais toute votre générosité. Mais ne comprenez-vous pas que j’ai un secret, un secret humiliant à vous révéler, et que je tarde ?...

Une pause.

J’ai un fils, sir Richard, et ma fortune lui appartient.

RICHARD.

Vous ?

LADY WILMOR.

Oui, l’enfant d’une faute, et trois personnes, vous compris, connaissent seules l’existence de ce malheureux enfant !

RICHARD.

Et lord Wilmor ?

LADY WILMOR.

L’a toujours ignorée ; quelques mois après notre mariage, il reçut sa commission de gouverneur dans l’Inde, d’où je ne suis revenue qu’après sa mort.

RICHARD.

Eh bien, milady ?...

LADY WILMOR.

Eh bien, à peine le pied sur le sol d’Angleterre, redevenue propriétaire de mes biens, j’ai songé au pauvre abandonné. Déshérité des caresses de sa mère, qu’il trouve sa fortune, du moins ; car cet enfant me maudit peut-être... Moi, moi, je l’ai toujours aimé comme une mère, c’est-à-dire d’un amour de toutes les heures et de tous les instants. Mon enfant, mon fils, croyez-vous qu’il me pardonne ?

RICHARD.

En vous retrouvant, en vous serrant dans ses bras, il oubliera tout.

LADY WILMOR.

Oh ! voilà ce qui fait mon malheur, c’est que je ne puis le revoir, c’est que je suis condamnée à ne jamais le presser sur mon cœur, le cœur d’une mère pourtant.

RICHARD.

Et pourquoi cela ? Pardon, madame ; mais, à moitié dans votre secret, j’ai peut-être le droit de connaître le reste.

LADY WILMOR.

Jamais je ne reverrai mon fils.

RICHARD.

Pourquoi ?

LADY WILMOR.

Il voudrait connaître son père, son père que je ne puis nommer ; comprenez-vous ? un fils qui me demanderait le nom de son père, il me serait défendu de le dire.

RICHARD.

Oui ; alors vous avez raison, mieux vaut qu’il ignore...

LADY WILMOR.

Et qu’à ma mort seule, en recueillant ma fortune, il sache mon secret. Oui, voilà ce que je me suis dit ; mais, d’ici là, il peut être malheureux, dans le besoin, appelant et maudissant sa mère. Oh ! ne voyez-vous pas ce que je venais vous demander encore ?

RICHARD.

Si, madame : de remplacer pour lui ce qu’il a perdu, n’est-ce pas ? Est-il plus jeune que moi, il sera mon fils, milady ; est-il de mon âge, il sera mon frère.

LADY WILMOR.

Je ne m’étais donc pas trompée ! Oh ! vous avec donc toutes les vertus ! Laissez-moi embrasser vos genoux.

RICHARD.

Madame...

LADY WILMOR.

Vous ne comprenez donc pas une mère à qui l’on rend son fils, car c’est me le rendre. Je le reverrai ; il ne saura pas que je suis sa mère. Oh ! Richard... pardon ! sir Richard, vous irez vous-même, n’est-ce pas, le chercher dans le Northumberland ?

RICHARD.

Je connais ce pays, milady.

LADY WILMOR.

Ai-je dit dans quel pays ? À Darlington.

RICHARD.

Darlington !

LADY WILMOR.

Vous vous informerez d’un honnête homme, de sa femme, qui doivent être bien vieux maintenant ; d’un digne docteur... du docteur Grey.

RICHARD, à part.

C’est ma mère !...

LADY WILMOR.

Et, s’ils étaient morts, si le jeune homme, si mon fils avait quitté le pays, vous sauriez où il est allé, n’est-ce pas ? vous le sauriez...

RICHARD, toujours à part.

Et quel peut être mon père ?...

LADY WILMOR.

Vous ne me répondez pas ?

RICHARD.

Un doute me vient, madame ; et si ce jeune homme m’interroge ?

LADY WILMOR.

Comment ?

RICHARD.

Oui. Une fortune ne constitue qu’une demi-position dans le monde. C’est le nom d’un père qui la complète. Avez-vous le droit, madame, de lui cacher ce nom ? Le lui cacher, c’est un vol. Dites-le-moi, madame, ou, sans cela...

LADY WILMOR.

Eh bien ?

RICHARD.

Sans cela, oh ! c’est impossible. Le nom de son père, je vous en supplie pour vous-même, si vous voulez que ce fils ne vous maudisse pas... De grâce, ce nom, ce nom !... Mais vous n’avez pas le droit de le cacher... Peut-être votre fils vous connaît-il ; peut-être n’attend-il qu’un mot pour tomber à vos pieds. Oh ! vous n’êtes pas sa mère, ou vous me direz le nom... le nom du père de votre enfant, madame, son nom !

LADY WILMOR.

Et si je ne vous le dis pas ?

RICHARD.

Alors, madame, votre secret est sacré, je le garderai. Mais cherchez un autre pour aller dire à un malheureux enfant : « Tu as une mère qui ne veut pas te reconnaître, et qui t’envoie de l’argent à défaut de caresses. Tu as un père, il vit peut-être, et il craint de se compromettre en te disant son nom. » Et alors le fils...

LADY WILMOR.

Eh bien ?

RICHARD.

Eh bien, le fils me répondra : « Que ma mère garde son or, mon père son secret, et malédiction sur tous deux !... »

LADY WILMOR.

Oh ! mon Dieu !

RICHARD.

Son nom, madame ! C’est à cette condition seule...

LADY WILMOR.

Vous le voulez donc ?

RICHARD.

Oh ! je l’exige...

LADY WILMOR.

Eh bien, son père...

 

 

Scène V

 

RICHARD, LADY WILMOR, MAWBRAY

 

MAWBRAY, ouvrant violemment la porte du cabinet.

Milady Wilmor, ce secret est celui d’un autre, et vous n’avez pas le droit de le révéler.

LADY WILMOR, reconnaissant Mawbray.

Ciel ! Roberts...

MAWBRAY.

Silence !

RICHARD.

Que veut dire ?...

MAWBRAY.

Acceptez mon bras.

RICHARD.

Je ne souffrirai pas...

MAWBRAY.

Richard ! c’est l’intention de milady.

RICHARD.

Est-il vrai, madame ?

LADY WILMOR.

Oh ! oui, oui, partons, que je me cache à tous les yeux.

RICHARD.

Du moins, cet entretien...

MAWBRAY.

Oubliez-le, Richard.

Il sort avec lady Wilmor.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, puis TOMPSON

 

RICHARD.

Malédiction sur cet homme qui vient au moment où j’allais tout apprendre !

TOMPSON.

Que signifie tout ce que je vois ? Mawbray, cette femme...

RICHARD.

Cette femme, Tompson, c’est ma mère.

TOMPSON.

Lady Wilmor ! Et votre père ?...

RICHARD.

J’allais le connaître quand Mawbray est sorti de ce cabinet.

TOMPSON.

Il vous écoutait ?

RICHARD.

Cet homme est toujours là.

TOMPSON.

C’est lui qui vous a forcé à tout refuser.

RICHARD.

Non, j’ai tout accepté.

TOMPSON.

Accepté ?

RICHARD.

Tout promis.

TOMPSON.

Et lady Wilmor vous a parlé du projet d’union ?...

RICHARD.

Oui.

TOMPSON.

Et Mawbray vous écoutait ? Tout est perdu.

RICHARD.

Non, car il ne verra plus Jenny. Séparation éternelle entre elle et ce génie qui la protège et me poursuit. Le voici.

 

 

Scène VII

 

RICHARD, MAWBRAY, TOMPSON

 

RICHARD.

Me direz-vous, monsieur, de quel droit vous vous mêlez à ma destinée ?

MAWBRAY.

Ce langage...

RICHARD.

Est celui d’un homme justement irrité.

MAWBRAY.

Vous oubliez...

RICHARD.

Est-ce que je vous connais, moi ? est-ce que je vous dois quelque chose ?

MAWBRAY.

Vous devez le respect à mes cheveux blancs, la confiance aux avis d’un ami de votre père adoptif, qui m’a légué une partie de sa puissance paternelle.

RICHARD.

Il n’a pas voulu me léguer, à moi, un espion, un semeur de discorde dans mon ménage.

MAWBRAY.

Que Jenny soit heureuse ; je perds mon seul droit sur elle, celui de la protéger.

RICHARD.

Heureuse ou non, renoncez à tout droit en sa faveur.

MAWBRAY.

Que prétendez-vous ?

RICHARD.

Que, dès ce moment, vous ne l’approchiez plus.

MAWBRAY.

Voulez-vous me dire que vous me chassez ?

RICHARD.

Entendez-le comme vous le voudrez.

MAWBRAY.

Avez-vous songé que vous parliez à un vieillard qui, depuis quinze ans, a mis toute sa vie en vous, en Jenny ; dont l’espoir, la pensée, la prière unique a été ton bonheur par elle, son bonheur par toi ? Richard, en parlant ainsi, as-tu songé que tu me tues ?

TOMPSON.

Peut-il y avoir rien de commun entre sir Richard et un étranger qui se cache, qui porte un faux nom ?

MAWBRAY.

L’intervention de ton valet m’éclaire ; on en veut à Jenny, on lui enlève le seul appui qui lui reste.

RICHARD.

Trêve de suppositions !

MAWBRAY.

Richard, je déjouerai les projets de cet homme et les tiens ; sous ton toit, dans la rue, je veille sur elle.

RICHARD.

C’en est assez ! sortez.

MAWBRAY.

Malheureux, tu ne sais pas que je suis né pour punir !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

RICHARD, TOMPSON

 

RICHARD.

Et ce seraient de pareils obstacles qui m’arrêteraient !

TOMPSON.

Il y aurait folie à le souffrir une seule heure.

RICHARD.

Ma mère, une da Silva, première noblesse de Portugal ! Lady Wilmor, première noblesse d’Angleterre ! et mon père, elle ne veut pas le nommer !

TOMPSON.

Peut-être quelque homme obscur, que la fierté de son père l’aura empêchée...

RICHARD.

Un homme obscur, dis-tu ? elle ? Non, non. Son sang, qui fait battre mon cœur, me dit non. Elle dont le roi protège la fille... Le roi !... ces offres, ces promesses, cette pairie à moi ; moi, Richard Darlington... Oh ! la tête me tourne, le sang me bout...

TOMPSON.

Qu’avez-vous ?

RICHARD.

Si je touchais au trône ! car cette entrevue...

TOMPSON.

Une entrevue ?...

RICHARD.

C’est un secret, silence !

TOMPSON.

Et vous avez promis, dites-vous ?...

RICHARD.

De signer ce soir le contrat de mariage.

TOMPSON.

Où ?

RICHARD.

Le lieu n’est pas fixé.

TOMPSON.

Pas ici, surtout, pas à Londres ?

RICHARD.

Non.

TOMPSON.

Où donc ?

RICHARD.

La maison de campagne qu’habitait Jenny.

TOMPSON.

Parfaitement.

RICHARD.

Isolée...

TOMPSON.

Il est vrai.

RICHARD.

À peine si elle est meublée.

TOMPSON.

L’appartement qu’habitait votre femme ?

RICHARD.

Il peut y rester des traces de son séjour.

TOMPSON.

Vous vous y rendez le premier, et tout disparaît.

RICHARD.

Et Jenny, qu’en faire ?

TOMPSON.

Croyez-vous qu’elle refuse toujours ?

RICHARD.

J’en suis sûr.

TOMPSON.

L’enlever...

RICHARD.

Qui ?

TOMPSON.

Moi.

RICHARD.

Elle résistera.

TOMPSON.

Qu’elle croie retourner à cette campagne.

RICHARD.

Où la conduiras-tu ?

TOMPSON.

Il n’y a que trente lieues de Londres à Douvres, et sept de Douvres à Calais.

RICHARD.

En France ?...

TOMPSON.

Où vous lui faites passer une fortune de reine.

RICHARD.

Une fois en France, elle m’accusera.

TOMPSON.

Elle n’osera pas.

RICHARD.

Et si elle l’osait ?

TOMPSON.

Écoutez !

RICHARD.

Quoi ?

TOMPSON.

C’est Dieu ou l’enfer ; attendez !

RICHARD.

Parle donc !

TOMPSON.

Après l’avoir laissée en France, je reviens par te Northumberland.

RICHARD.

Eh bien ?

TOMPSON.

Je passe à Darlington.

RICHARD.

Après ?

TOMPSON.

Je connais le pasteur.

RICHARD.

Puis ?

TOMPSON.

Je descends chez lui ; c’est chez lui, dans ses registres, que se trouve votre acte de mariage... L’année ?

RICHARD.

1813.

TOMPSON.

Le mois ?

RICHARD.

Juin.

TOMPSON.

Comprenez-vous ?

RICHARD.

Non.

TOMPSON.

Le seul acte légal, le seul qui puisse constater votre union.

RICHARD.

Eh bien ?...

TOMPSON.

Le feuillet, je le déchire, je vous l’apporte, vous l’anéantissez ; et vienne Jenny avec ses cris, ses pleurs : plus de preuves.

RICHARD.

Plus de preuves...

TOMPSON.

Et nous sommes sauvés.

RICHARD.

Mais es-tu bien sûr de réussir ?

TOMPSON.

Je l’ai dit, cet acte sera anéanti, dussé-je brûler les archives... Je ne vous demande rien jusque-là ; mais alors...

RICHARD.

Alors ?

TOMPSON.

Il y aura un crime entre nous deux, sir Richard.

RICHARD.

Je serai ton protecteur.

TOMPSON.

Oh ! mieux que cela : vous serez mon complice.

RICHARD.

Complice, soit !... mais hâtons-nous.

TOMPSON.

Que faut-il faire ?

RICHARD.

Passe chez le marquis, donne lui rendez-vous pour ce soir avec toute la famille à ma maison de campagne. Excuse-moi de les y précéder... Dis que c’est indispensable, dis ce que tu voudras.

TOMPSON.

De là ?...

RICHARD.

Cours retenir des chevaux de poste ; tu reviendras ici prendre ma voiture, Jenny sera prête.

TOMPSON.

Vous eu êtes sûr ?

RICHARD.

Je m’en charge.

À un Domestique.

Une femme n’est-elle pas ici quelque part à m’attendre ?

LE DOMESTIQUE.

Dans cette chambre.

RICHARD.

Dites-lui de venir. Toi, Tompson, va-t’en ; qu’elle ne te voie pas. Au marquis da Silva, rendez-vous ce soir à ma maison de campagne ; puis des chevaux de poste, et la mer entre nous deux... J’oubliais... Il y a cinq cents livres sterling dans ce portefeuille ; tu lui laisseras tout ce dont tu n’auras pas besoin pour revenir... À ce soir, songes-y.

Tompson sort.

LE DOMESTIQUE.

Voici cette dame.

RICHARD.

Bien. Fermez les portes, je n’y suis pour personne ; pour personne, entendez-vous ?

 

 

Scène IX

 

RICHARD, JENNY

 

JENNY, entrant.

Richard !

RICHARD.

Venez, madame ; venez.

JENNY.

Où est Mawbray ?

RICHARD.

Hors de cet hôtel, où j’espère qu’il ne rentrera jamais.

JENNY.

Vous l’avez ?...

RICHARD.

Chassé comme un espion. Savez-vous, madame, que je suis las de ses remontrances ? À peine si je les supporterais de quoiqu’un qui aurait le droit de me les faire. Cet homme nous perd en se plaçant entre nous deux : il vous excite constamment à trahir le premier devoir d’une épouse... l’obéissance.

JENNY.

Oh ! mon Dieu ! mais ce n’est pas lui.

RICHARD.

Je vous dis que je suis las de vous avoir toujours sur mes pas, comme mon ombre ; que c’est un mauvais moyen de ramener son mari, que de le poursuivre d’importunités et de doléances.

JENNY.

Mais ce n’est pas lui.

RICHARD.

C’est donc vous, alors ? vous ou lui ? Eh bien, il me fatiguait, et je me suis débarrassé de lui d’abord.

JENNY.

Et maintenant, c’est mon tour, n’est-ce pas ?... Oh ! que vous êtes cruel !

RICHARD.

Eh ! mon Dieu, des larmes ! si vous commencez par là, par où finirez-vous ?

JENNY.

Richard, vous ne me quitterez pas ainsi. Oh ! mais c’est une servante qu’on renvoie, qu’on chasse, et non pas une femme ; moi, je suis votre femme enfin, devant Dieu, devant les hommes ; la femme que vous avez choisie vous-même, que personne ne vous a forcé de prendre. Je vous aimais, moi ; vous l’ai-je dit la première ? ai-je cherché à vous séduire ? Oh ! non ; mais c’est vous, vous êtes venu à moi, rappelez-vous.

RICHARD.

Enfin, que voulez-vous ? que me demandez-vous ? qui vous amène ici ? que venez-vous y faire ?

JENNY.

Vous redemander un peu de votre ancien amour.

RICHARD.

Mon amour ! vous êtes folle...

JENNY.

Mais rappelez-vous donc le passé.

RICHARD.

Le passé, c’est le néant.

JENNY.

Oh ! vous ne m’avez jamais aimée ?

RICHARD.

Eh bien, non... Écoutez-moi. J’avais besoin d’une famille, d’une position sociale, vous étiez là. J’eusse aimé une autre comme vous ; je vous ai aimée comme une autre.

JENNY.

Infamie !...

RICHARD.

La société place autour de chaque homme de génie des instruments, c’est à lui de s’en servir.

JENNY.

Mais c’est affreux !

RICHARD.

Je ne vous aimais pas, je ne vous ai jamais aimée.

JENNY.

Taisez-vous, taisez-vous !

RICHARD.

Jugez maintenant si vous devez rester.

JENNY.

Non, non, monsieur, je pars.

RICHARD, à un Domestique.

Des chevaux !

JENNY.

J’ai besoin d’aller oublier loin de vous l’horrible rêve de ces deux jours. Un instant viendra où la tête, moins ardente, laissera entendre la voix du cœur ; vous vous souviendrez de Jenny ; mais, avant de venir implorer votre pardon, il faudra demander si elle n’est pas morte.

RICHARD, allant à la fenêtre.

Tompson, faites atteler.

JENNY.

Avec qui partirai-je ?

RICHARD.

Mon secrétaire vous accompagnera.

JENNY.

J’aime mieux m’en aller seule.

RICHARD.

Je le permettrai, n’est-ce pas ?

JENNY.

Pourquoi pas avec Mawbray ?

RICHARD.

Sais-je où il est, et croyez-vous que j’aie envie d’aller le chercher par la ville ? Vous lui écrirez de venir vous rejoindre.

JENNY.

Oh ! nous quitter ainsi ! voir une femme en pleurs, le désespoir dans l’âme, priant à genoux, implorant un mot, un regard !...

RICHARD.

Madame, on va vous attendre, faites vos derniers apprêts...

JENNY.

J’obéis...

En s’en allant.

Oh ! ma mère ! ma mère !

Elle sort. Tompson paraît.

 

 

Scène X

 

TOMPSON, RICHARD, puis JENNY

 

TOMPSON.

J’ai vu le marquis.

RICHARD.

Bon ! le contrat ?...

TOMPSON.

Sera signé ce soir.

RICHARD.

À ma maison ?

TOMPSON.

Oui.

RICHARD.

Et tout est prêt pour ton départ ?

TOMPSON.

Tout. Dans huit heures, à Douvres ; dans dix, à Calais ; dans cinq jours, ici.

RICHARD.

Ce soir, le contrat signé ; demain, le mariage ; le même jour, la pairie !... Tu me retrouveras ministre.

TOMPSON.

Les derniers ordres de Votre Excellence ?

RICHARD.

Ventre à terre jusqu’à Douvres.

Il entre dans le cabinet.

JENNY, rentrant.

Adieu donc, Richard... Où est-il ?

TOMPSON.

Sorti.

JENNY.

Sorti sans me voir, sans me dire adieu ?... Oh ! cela manquait... Venez, monsieur, je suis prête.

Richard sort lentement, les suit par derrière, regarde à la fenêtre de l’antichambre ; on entend le roulement d’une voiture, le bruit du fouet du postillon.

RICHARD, s’essuyant le front.

Enfin !...

LE DOMESTIQUE.

Accompagnerai-je monsieur ?

RICHARD, rentrant.

Oui, James, vous viendrez avec moi.

 

 

Septième Tableau

 

Une grande route.

 

 

Scène première

 

MAWBRAY, seul, derrière un des arbres qui bordent le chemin

 

C’est un rapt, un rapt infâme, contre lequel je ne puis invoquer les lois ; car, pour les invoquer, il faudrait me faire connaître ; d’ailleurs, contre qui les invoquerais-je ? Contre mon fils ! Oh ! Richard ! si tu as un démon, tu auras aussi ton bon génie. C’est un homme ébloui qui se perd, qui se vend ! malheur ! tant d’espérances reposaient sur sa tête !... C’est pour cela, c’est pour être libre qu’il m’a fait consigner à la porte de son hôtel... Oh ! merci, Richard, car j’ai vu sortir ton fidèle Tompson, j’ai vu revenir les chevaux de poste, j’ai su quelle route ils devaient prendre... Tout mon espoir et celui de Jenny est donc maintenant en moi, en moi, être isolé, autour duquel tous les liens de la société sont brisés et qui ne m’appuie sur personne... Allons, vieillard, retrouve ton cœur et ta main de jeune homme, car tous deux ne t’ont jamais été plus nécessaires. Est-ce leur voiture ?... Non... La nuit commence à descendre ; tant mieux, cette route sera plus solitaire... Ah ! Tompson ! intrigant subalterne, demi-fripon, moitié d’assassin... Tompson, Tompson, tu as à régler avec moi le compte de l’honneur de Richard et du bonheur de Jenny !... Tompson, malheur à toi !... Un bruit de chevaux...

Se penchant à terre pour écouter.

Eh bien, soit, cachous-nous comme un brigand derrière cet arbre ; la partie est engagée... Jenny, il me faut Jenny, il me la faut par tous les moyens possibles... Ils approchent... Allons, que Dieu regarde et juge.

Se jetant à la tête des chevaux.

Postillon, arrêtez...

LE POSTILLON.

Haoh !...

 

 

Scène II

 

MAWBRAY, TOMPSON, JENNY

 

MAWBRAY.

Ne craignez rien, je ne suis pas un assassin... Ne conduisez-vous pas deux personnes ?...

TOMPSON, mettant la tête à la portière.

Qu’y a-t-il, postillon ?

MAWBRAY.

Ce sont eux !

TOMPSON.

Mawbray !... Postillon, au galop.

MAWBRAY, le menaçant.

Si tu fais un pas, tu es mort ! Descends...

Le Postillon se jette à bas de son cheval.

Jenny, êtes-vous là ?

TOMPSON, dans la voiture.

Silence, madame !

JENNY, d’une voix étouffée.

Mawbray ! Mawbray !...

MAWBRAY, ouvrant la portière.

Ah !

TOMPSON, se jetant dehors et repoussant Mawbray.

Que voulez-vous ?

MAWBRAY.

Parler à Jenny.

TOMPSON.

Impossible...

MAWBRAY.

Jenny !

TOMPSON.

Monsieur !

MAWBRAY.

Oh ! ne me touchez pas... Jenny, où croyez-vous aller ?...

TOMPSON.

Silence !...

JENNY.

À la campagne de Richard, William’s house.

MAWBRAY.

En France ! vous allez en France !

TOMPSON.

Malédiction ! Taisez-vous.

MAWBRAY.

Comprenez-vous ? il vous enlève.

JENNY.

Oh !

TOMPSON.

Vous ne savez donc pas ?...

MAWBRAY, au Postillon.

Aidez cette jeune femme à descendre, ou vous êtes complice de ce misérable...

TOMPSON.

Ne descendez pas, Jenny.

JENNY.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

MAWBRAY, rouvrant la portière.

Descendez...

TOMPSON.

Une dernière fois...

MAWBRAY.

Descendez, Jenny ; au nom de vos parents morts, je vous l’ordonne !

TOMPSON, menaçant.

Monsieur !...

JENNY.

Mawbray ! Mawbray, prenez garde !

TOMPSON.

Postillon, à moi !

MAWBRAY.

Pas un pas !

TOMPSON, tirant un pistolet.

Tu le veux donc ?... Eh bien,

Écartant du bras Jenny.

mort et damnation sur toi !...

Il tire et blesse Mawbray au bras gauche.

MAWBRAY, froidement.

Ta main tremblait, lâche... À toi le même coup et les mêmes paroles... Mort et damnation !

Il tire sur Tompson au moment où celui-ci met le pied sur le marchepied.

TOMPSON, chancelant.

Ah !

Il tombe.

MAWBRAY.

Postillon, voici de l’or ; pas un instante perdre. À cheval !... À la campagne de sir Richard, à William’s house.

TOMPSON, s’accrochant à la voiture.

À moi donc !... à moi !... Ne voyez-vous pas que je meurs, que je suis blessé à mort ?... Assassins !... démons !... Oh !

Il lâche la voiture qui part ; puis il se relève et se cramponne à un arbre.

À moi !... à moi ! là-bas, vous...

Il se traîne un instant sur la route, et tombe mort.

 

 

Huitième Tableau

 

La chambre de Jenny.

 

 

Scène première

 

JENNY, MAWBRAY, entrant

 

JENNY.

Vous êtes blessé, Mawbray ?

MAWBRAY.

Rien : la balle n’a fait qu’effleurer la peau.

JENNY.

Mais que vais-je devenir, moi ? car il n’y a plus de doute, il veut se débarrasser de moi. Ma présence en Angleterre le gène ; qui sait même si ma vie ne lui est point à charge ?...

MAWBRAY.

Jenny, il me restait un dernier moyen d’assurer votre tranquillité, j’hésitais à l’employer : hésiter plus longtemps serait presque un crime. Jenny, il y a un secret entre Richard et moi : son ambition seule vous persécute ; ce secret peut anéantir toutes ses espérances... J’ai tardé longtemps, voyez-vous, car je l’aime.

JENNY.

Et moi, donc !

MAWBRAY.

Car j’étais fier de ses succès, car je lui eusse caché ce secret, qui met un abîme entre lui et l’avenir, avec autant de mystère que, s’il m’y force, je mettrai de publicité à le lui apprendre. Alors, Jenny, j’espère que lui-même s’éloignera de ces affaires politiques qui l’éloignent de vous ; alors, Jenny, il faudra lui épargner tout reproche, car il sera à son tour plus malheureux que vous ne l’avez jamais été.

JENNY.

Oh ! s’il en est ainsi, alors gardez ce secret, et que je sois seule malheureuse !

MAWBRAY.

Impossible, Jenny ; car vous ne savez pas tout, car votre sort, à vous, n’est point le seul menacé. Richard est sur le point de devenir aussi mauvais citoyen qu’il a été mauvais époux ; car l’influence qu’il a eue sur votre destinée, il peut l’avoir sur la destinée de l’Angleterre.

JENNY.

Et ce secret, ce mot que vous lui direz ?...

MAWBRAY.

Ce mot que Richard seul entendra, ce secret, qui restera entre lui et moi, changera tout, Jenny, le ramènera à vos pieds, trop heureux de votre amour. Jenny, vous allez rester ici.

JENNY.

Seule ?

MAWBRAY.

En passant par le village, je vous enverrai Betty.

JENNY.

Et où allez-vous ?

MAWBRAY.

À Londres.

JENNY.

Trouver Richard ?

MAWBRAY.

Il faut que je le voie avant demain.

JENNY.

Demain serait donc trop tard ?

MAWBRAY.

Peut-être.

JENNY.

C’est cette nuit, cette obscurité qui m’épouvante !

MAWBRAY.

Enfant, qu’avez-vous à craindre ?

JENNY.

Rien, je le sais.

MAWBRAY.

N’avez-vous pas habité un an cette maison.

JENNY.

Oui, oui.

MAWBRAY.

Dans une heure, Betty sera ici.

JENNNY.

Je me recommande à vous, ne l’oubliez pas.

MAWBRAY.

Non, mon enfant ; adieu.

JENNY.

Adieu, Mawbray ! adieu, mon protecteur, mon père ! Vous aimerai-je jamais assez, vous qui m’aimez tant ? Adieu. Enfermez-moi ; adieu, encore. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

MAWBRAY.

Tu pleures ?

JENNY.

Oui, tant de choses m’arrivent, bouleversent ma vie, que, lorsqu’un ami me quitte, je tremble toujours de ne plus le revoir !

MAWBRAY.

Allons, mon enfant, tu me reverras et Richard avec moi.

 

 

Scène II

 

JENNY, seule

 

Oh ! s’il en est ainsi, partez, partez vite, mon père !

À Mawbray, après qu’il a fermé la porte.

Adieu, adieu !...

Elle tombe sur un fauteuil.

Oh ! quelle bizarre chose ! me voilà ici comme j’y étais hier, et, pendant cet intervalle de quelques heures, Richard y est venu, je l’ai suivi, j’ai été entraînée par ce misérable ! Il y a parfois des événements pour toute une vie dans les événements d’un jour ! J’ai peine à songer que tout cela est vrai ! Je crois que je dors, que c’est un rêve affreux qui me poursuit ! Oh ! non, non, tout est vrai, tout est réel !... Oh ! mon Dieu, j’étouffe ! j’ai besoin d’air !

Elle va au balcon.

Que tout est calme ! que tout est tranquille ! Dirait-on qu’au milieu de cette nature qui se repose, il y a un être qui veille et qui souffre ?... Oh ! ma mère !... ma mère !... pardonne ; mais bien des fois, sur ce balcon, de l’endroit où je suis, j’ai mesuré la profondeur de ce gouffre ; bien des fois, j’ai songé... pardonne-le moi, ma mère, qu’une pauvre créature qui n’aurait plus la force de supporter ses maux en trouverait la fin au fond de ce précipice !... Oh ! ma mère, ma mère, pardonne-moi !... Richard va revenir, je serai heureuse ; et alors de semblables pensées ne viendront plus à ta pauvre fille !

Relevant la tête.

Mais que vois-je là-bas sur la route ? Un cabriolet ! il vient de ce côté... avec quelle rapidité !... Eh ! mais son cheval l’emporte ! Non, non, c’est bien ici qu’il vient : il s’arrête ; qui donc cela peut-il être ? Un homme en descend ; il ouvre la porte fermée par Mawbray ; c’est Richard. Richard seul a une double clef de cette maison. Oh ! Richard, Richard, qui va me voir, qui me croit partie pour la France ! Mon Dieu, quelque part où me cacher !...

Elle court à la porte.

Et Mawbray qui m’a enfermée ! c’est moi qui le lui ai dit. Malheureuse !... malheureuse !... Oh ! le voilà... Mon Dieu !... ce cabinet...

Elle s’y jette.

 

 

Scène III

 

JENNY, dans le cabinet, RICHARD, suivi d’un Domestique

 

RICHARD, entrant.

J’arrive à temps : à peine si je dois avoir sur le marquis et sa famille une demi-heure d’avance. James, apportez des flambeaux, et tenez-vous à la porte pour conduire ici les personnes qui s’y présenteront dans un instant. Bien, allez.

Tirant sa montre.

Huit heures ! Tompson doit être maintenant à Douvres, et, il sera demain matin, à Calais. Dieu le conduise ! Voyons si rien n’indique ici que cet appartement a été occupé par une femme.

Apercevant un chapeau et un châle.

La précaution n’était pas inutile. Où mettre cela ? Je n’ai pas la clef de ces armoires ; les jeter par la fenêtre, on les retrouvera demain. Ah ! des lumières sur le haut de la montagne ! c’est sans doute le marquis ; il est exact. Mais que diable faire de ces chiffons ? Ah ! ce cabinet ! j’en retirerai la clef.

Il ouvre le cabinet.

JENNY.

Ah !

RICHARD, la saisissant par le bras.

Qui est là ?

JENNY.

Moi ! moi ! ne me faites pas de mal !

RICHARD, la tirant sur le théâtre.

Jenny !... Mais c’est donc un démon qui me la jette à la face toutes les fois que je crois être débarrassé d’elle ! Que faites-vous ici ? qui vous y a ramenée ? Parlez vite ! vite !

JENNY.

Mawbray.

RICHARD.

Toujours Mawbray ! Où est-il ? où est-il ? que je me venge enfin sur un homme !

JENNY.

Il est loin, loin ; reparti pour Londres. Grâce pour lui !

RICHARD.

Eh bien ?...

JENNY.

Il a arrêté la voiture.

RICHARD.

Après ? Ne voyez-vous pas que je brûle ?

JENNY.

Et moi, que je...

RICHARD.

Après, vous dis-je !

JENNY.

Ils se sont battus.

RICHARD.

Et ?...

JENNY.

Et Mawbray a tué Tompson.

RICHARD.

Enfer ! et il vous a ramenée ici ?

JENNY.

Oui ! oui ! pardon !

RICHARD.

Jenny, Jenny, écoutez !

JENNY.

C’est le roulement d’une voiture.

RICHARD.

Elle amène ma femme et sa famille.

JENNY.

Et moi, moi donc, que suis-je ?

RICHARD.

Vous, Jenny, vous êtes mon mauvais génie ! vous êtes l’abîme où vont s’engloutir toutes mes espérances ! vous êtes le démon qui me pousse à l’échafaud ; car je ferai un crime !

JENNY.

Oh ! mon Dieu !

RICHARD.

C’est qu’il n’y a pas à reculer, voyez-vous. Vous n’avez pas voulu signer le divorce, vous n’avez pas voulu quitter l’Angleterre...

JENNY.

Maintenant, maintenant, je veux tout ce que vous voudrez.

RICHARD.

Maintenant, il est trop tard !

JENNY.

Qu’allez-vous faire ?

RICHARD.

Je n’en sais rien ; mais priez Dieu !...

JENNY.

Richard !

RICHARD, lui mettant la main sur la bouche.

Silence !... Ne les entendez-vous pas ?... ne les entendez-vous pas ?... Ils montent... Ils vont trouver une femme ici...

Il court à la porte et la ferme à double tour.

JENNY, courant au balcon.

Au secours ! au secours !

RICHARD.

Il faut qu’ils ne vous y trouvent pas, entendez-vous ?...

JENNY, à genoux.

Pitié !... pitié !...

RICHARD.

De la pitié, j’en ai eu...

JENNY, essayant de crier.

À moi !...

On entend du bruit dans l’escalier, Richard ferme la croisée et se trouve en dehors sur le balcon.

À moi !...

RICHARD.

Malédiction !...

On entend un cri qui se répète dans le précipice. Richard rouvre la fenêtre et est seul sur le balcon ; il redescend pâle, s’essuie le front, et va ouvrir la porte.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, DA SILVA, MISS WILMOR, LE PREMIER LORD DE LA TRÉSORERIE

 

DA SILVA.

Pardon ; vous étiez enformé, sir Richard... Mais c’est votre domestique qui nous a dit que vous nous attendiez...

RICHARD.

Oui, excusez-moi... Cette clef s’est trouvée en dedans... je ne sais comment...

DA SILVA, montrant la jeune miss.

Miss Wilmor...

RICHARD, s’inclinant.

Miss...

DA SILVA.

Souffrez-vous ?... Vous êtes bien pâle !

RICHARD.

Vous trouvez ?... Ce n’est rien... Tout est prêt, voyez...

DA SILVA.

Son Excellence veut bien nous servir de témoin... N’avez-vous point le vôtre ?

RICHARD.

Non, inutile, Signons, signons...

Da Silva fait signer miss Wilmor et présente le contrat à Richard.

DA SILVA.

Votre main tremble, sir Richard !...

RICHARD.

Moi ? Point du tout.

Il va signer. En se retournant, il aperçoit Mawbray, immobile et pâle, près de lui ; ses yeux restent fixés sur les siens.

 

 

Scène V

 

RICHARD, DA SILVA, MISS WILMOR, LE PREMIER LORD DE LA TRÉSORERIE, MAWBRAY

 

MAWBRAY.

Il vous manque un témoin, Richard... Me voici.

RICHARD.

Soit... Autant vous qu’un autre...

Bas.

Si vous dites un mot !...

DA SILVA.

Que veut dire ceci ?

MAWBRAY, bas.

Richard, c’est à moi de menacer, et non pas à vous. Écoutez...

RICHARD.

Monsieur...

MAWBRAY.

Parlez bas...

RICHARD.

De quel droit ?...

MAWBRAY.

Regardez ce balcon...

RICHARD.

À votre tour, silence !...

MAWBRAY.

J’étais sur la route en face...

RICHARD.

Quand ?...

MAWBRAY.

J’y étais, vous dis-je !...

RICHARD.

Eh bien ?...

MAWBRAY.

J’ai été témoin...

RICHARD.

Eh bien ?...

MAWBRAY.

Je puis d’un mot...

RICHARD.

Vous ne le direz pas.

MAWBRAY.

Pourquoi ?

RICHARD.

Vous l’eussiez déjà fait.

MAWBRAY.

Je puis me taire...

RICHARD.

Ah !...

MAWBRAY.

À une condition.

RICHARD.

Laquelle ?

MAWBRAY.

Romps ce mariage, abandonne Londres, renonce à la Chambre, retirons-nous ensemble dans quelque coin isolé de l’Angleterre, où nous pourrons, toi te repentir, moi pleurer.

RICHARD.

Mawbray, je vous l’ai dit, si vous pouviez me dénoncer, vous l’eussiez déjà fait ; une cause que je ne connais pas vous arrête ; mais elle vous arrête enfin, c’est tout ce qu’il me faut.

MAWBRAY.

Tu refuses donc ?

RICHARD.

Je refuse.

MAWBRAY.

Décidément ?

RICHARD, passant devant et présentant la plume à da Silva.

À votre tour, monsieur le marquis.

MAWBRAY, arrêtant Richard par le bras.

Arrêtez...

À Richard.

Il est temps encore.

RICHARD.

Signez !

MAWBRAY, haut.

Marquis da Silva...

DA SILVA.

Monsieur ?...

MAWBRAY.

Vous souvient-il du village de Darlington ?

DA SILVA.

Comment ?

MAWBRAY.

D’une nuit où vous poursuiviez une jeune fille enlevée ?

DA SILVA.

Silence, monsieur !

MAWBRAY.

Je ne la nommerai pas ; elle mit au jour un enfant.

DA SILVA.

Eh bien ?...

MAWBRAY.

Vous ne vîtes le père de cet enfant qu’un instant, qu’une seconde ; mais ce doit être assez pour le reconnaître toujours. Marquis, regardez-moi bien en face !

DA SILVA.

C’était vous !

MAWBRAY.

Moi-même...

Montrant Richard.

Voilà mon fils !...

DA SILVA.

Donc, vous êtes ?...

MAWBRAY.

Le bourreau !

Richard tombe anéanti.

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