Angèle (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 28 décembre 1833.

 

Personnages

 

ALFRED D’ALVIMAR

HENRI MULLER

JULES RAYMOND, jeune peintre

MULLER père

DOMINIQUE, domestique d’Alfred

UN NOTAIRE

UN CHASSEUR

UN INVITÉ

UN DOMESTIQUE

LA COMTESSE DE GASTON

ANGÈLE

ERNESTINE, MARQUISE DE RIEUX

MADAME ANGÉLIQUE, tante d’Angèle

LOUISE, femme de chambre d’Angèle

FANNY, femme de chambre de la comtesse

UNE DAME

INVITÉS

DOMESTIQUES     

 

Le premier et le second actes sa passent à Cauterets, dans les Pyrénées ; les trois derniers, à Paris.

 

 

ACTE I

 

ALFRED D’ALVIMAR

 

Un appartement de l’hôtel des Bains à Cauterets ; sur le premier plan, deux fenêtres latérales ; sur le deuxième, deux portes ; au fond, une alcôve fermant avec des rideaux ; de chaque côté de l’alcôve, cabinets de toilette.

 

 

Scène première

 

ERNESTINE, puis LOUISE

 

ERNESTINE, regardant par la fenêtre à gauche.

Depuis une heure, il se promène avec elle, sans daigner s’apercevoir que je suis là, le regardant et pleurant ; ou plutôt il m’a vue ; mais, maintenant, que lui importe, et qu’a-t-il besoin de se cacher ? ne me suis-je pas mise entièrement à sa merci ? – Oh ! je ne puis supporter plus longtemps ce supplice !

Elle sonne.

Louise ! Louise !

LOUISE, entrant.

Madame ?...

ERNESTINE.

Allez dire à M. d’Alvimar que sa sœur l’attend pour prendre le thé.

LOUISE.

Où le trouverai-je ?

ERNESTINE.

Tenez, là. Ne le voyez-vous pas dans le jardin ?

LOUISE.

Avec mademoiselle Angèle ?... Oui, oui ; j’y vais, madame.

Elle sort.

ERNESTINE.

Depuis la nouvelle de la révolution qui a éclaté à Paris, il a complètement changé à mon égard. Cette enfant, qu’il ne songeait pas même à regarder, maintenant il ne la quitte plus, ses yeux la poursuivent et la fascinent à son tour, comme ils m’ont fascinée et poursuivie... Oh ! cet homme a un but caché que Dieu connaît seul.

Alfred entre par une des portes du cabinet de toilette.

 

 

Scène II

 

ERNESTINE, ALFRED

 

ERNESTINE.

Eh quoi ! vous entrez de ce côté ?

ALFRED.

N’est-ce point pour cela que vous m’avez donné cette clef ?

ERNESTINE.

Mais, si l’on voyait entrer chez moi par cette porte dérobée, que voudriez-vous qu’on pensât ?

ALFRED.

Il m’aurait fallu faire le tour par le grand escalier.

ERNESTINE.

Au fait, ce serait prendre trop de peine, quand il ne s’agit que de l’honneur d’une femme.

ALFRED.

Est-ce pour me faire faire un cours de prud’homie que vous m’avez dérangé ?

ERNESTINE.

Dérangé !... le mot est gracieux.

ALFRED.

Il a le mérite d’exprimer exactement ma pensée.

ERNESTINE.

Et vous ne prenez plus la peine de la cacher, n’est-ce pas ?

ALFRED, se versant du thé.

Ma chère Ernestine, vous êtes, depuis quelques jours, dans une disposition d’esprit bien fâcheuse.

ERNESTINE.

Vous mettez tant de soin à l’entretenir !

ALFRED.

Prenez-vous une tasse de thé ?

ERNESTINE.

Merci.

ALFRED, feuilletant le journal.

Ah ! il est question de votre mari.

ERNESTINE.

Du marquis de Rieux ?... Et comment ?

ALFRED.

Il suit la famille déchue.

ERNESTINE.

Dans sa position auprès d’elle, c’est presque un devoir.

ALFRED.

Qu’il remplit par ostentation.

ERNESTINE.

Vous calomniez jusqu’au dévouement.

ALFRED.

Jusqu’à ce qu’on m’en cite un véritablement désintéressé.

ERNESTINE.

Celui du marquis.

ALFRED.

Pourquoi plus qu’un autre ?

ERNESTINE.

Mais c’est celui du lierre qui s’attache aux débris.

ALFRED.

Parce qu’il ne sait comment s’accrocher aux murs neufs.

ERNESTINE.

Athée !

ALFRED.

Sceptique, tout au plus... – Hélas ! la vie humaine est ainsi faite, Ernestine ; sa superficie est resplendissante de passions généreuses et d’actions désintéressées. C’est l’eau d’un étang dont la surface reflète les rayons du soleil. Mais, regardez au fond, elle est sombre et boueuse. Certes, votre mari fera sonner bien haut son attachement à ses princes légitimes, son exil volontaire près d’un exil forcé ; en le répétant aux autres, il finira peut-être par croire lui-même qu’il est un modèle de générosité ; il ne fera pas attention que sa grandeur d’âme n’est qu’un composé de petites bassesses ; qu’il bâtit une pyramide avec des cailloux. Il y a plus ; si quelqu’un allait lui dire : « Vous quittez la France, non que vous soyez dévoué à vos princes légitimes, non parce que les grands malheurs réclament les grands dévouements, mais parce que votre titre de marquis vous fait plaisir à entendre prononcer, et qu’à la cour du roi déchu seulement, on vous appellera marquis ; parce que vous aviez trois ou quatre croix qui ne vont bien que sur un habit à la française, et que vous tenez à conserver votre habit à la française et à porter vos croix, lesquelles font la seule différence qui existe entre vous et le valet de chambre de Sa Majesté ; parce que toutes vos habitudes enfin étaient enfermées dans un cercle qui s’est déplacé, et que vous avez suivi, comme l’atmosphère suit la terre. » Je crois que celui qui lui dirait cela l’étonnerait tout le premier.

ERNESTINE.

Mais je ne vous ai jamais entendu parler ainsi.

ALFRED.

C’est que, pour la première fois, je pense tout haut devant vous.

ERNESTINE.

Je ne vous eusse pas aimé, Alfred.

ALFRED.

Et vous eussiez bienfait, Ernestine.

ERNESTINE.

Oh ! mon Dieu !

ALFRED.

Je désirais être pour vous l’objet d’un caprice et non d’une passion ; pourquoi m’avez-vous donné plus que je ne demandais ?

ERNESTINE.

Mais dites-moi donc que tout cela n’est qu’une plaisanterie atroce ! N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous raillez ?

ALFRED.

Je n’ai jamais parlé si sérieusement.

ERNESTINE.

Vous me torturez à plaisir.

ALFRED.

Non, je vous éclaire à regret. Rappelez-vous ma conduite, et vous me rendrez plus de justice. Quand je vis ce que je n’avais envisagé que comme une liaison passagère devenir, de votre part, un sentiment profond, je pensai qu’il était temps de l’arrêter là : je prétextai un voyage aux eaux. Je suis venu ici ; car je présumais que vous finiriez par faire quelque imprudence qui nous perdrait tous deux. Cette imprudence n’a pas tardé ; et, un jour, sous prétexte que vous ne pouviez vivre sans moi, vous êtes arrivée ici sous le titre de ma sœur.

ERNESTINE.

Malheur ! mais je vous aimais tant, que je ne pouvais supporter votre absence.

ALFRED.

Un jour de plus, peut-être, et vous eussiez craint mon retour.

ERNESTINE.

Mais, malheureux ! vous ne croyez donc à rien ?

ALFRED.

Vous vous trompez, Ernestine ; je ne révoque pas les choses en doute ; je vois au delà ; voilà tout.

ERNESTINE.

Vous êtes glaçant.

ALFRED.

Je suis vrai.

ERNESTINE.

Mais où donc avez-vous étudié le monde ?

ALFRED.

Dans le monde.

ERNESTINE.

Et sans doute vous vous croyez meilleur que les autres.

ALFRED.

Je le fus.

ERNESTINE.

Et vous vous êtes lassé de l’être ?

ALFRED.

La vie humaine se divise généralement en deux parties bien tranchées : la première se passe à être dupe des hommes.

ERNESTINE.

Et la seconde ?

ALFRED.

À prendre sa revanche.

ERNESTINE.

Vous en êtes à la dernière ?

ALFRED.

J’ai trente-trois ans.

ERNESTINE.

Est-ce un rêve ?

ALFRED.

Tenez, Ernestine, vous n’êtes point une femme ordinaire. Écoutez, et vous me connaîtrez.

ERNESTINE.

Je ne vous connais que trop pour mon malheur !

ALFRED.

Et, si je guéris, avec des paroles vraies, l’amour que j’ai fait naître avec des paroles fausses, ne demeurerez-vous pas mon obligée, puisque vous aurez l’expérience déplus ?

ERNESTINE.

Parlez donc.

ALFRED.

Je n’ai pas toujours été désenchanté de tout, comme je le suis, Ernestine. Je suis entré dans la vie par une porte dorée. Mon père était maître d’une fortune immense et j’étais son seul enfant. En 1819, j’avais vingt et un ans : la mort m’enleva mon père ; un procès injuste, ma fortune. C’est de laque date mon premier doute. Le doute, quand il naît, commence aux hommes et ne s’arrête pas même à Dieu. Je rassemblai les débris de ma fortune, vingt mille francs, à peu près. Ce n’était pas tout à fait la moitié de ce que je dépensais en un an. L’éducation universitaire que j’avais reçue et qui m’avait fait vingt fois le premier du collège ne m’avait rien appris pour la vie réelle. J’avais tout effleuré, rien approfondi. Au milieu d’un salon, je paraissais apte à tout ; rentré chez moi, j’étais accablé moi-même de la conviction de mon impuissance. N’importe, je ne voulus pas me rendre sans lutter. Je divisai la faible somme qui me restait, je me donnai quatre ans pour rétablir ma position, ou pour m’en créer une autre, par tous les moyens honorables que l’industrie met aux mains des hommes. Ce fut une espèce de défi porté au monde et à Dieu, et après lequel je pensai que je ne devrais plus rien ni à l’un ni à l’autre, si je ne réussissais pas. Je tentai tout. En quatre ans, j’usai en forces et en courage ce qui suffirait à une existence tout entière de douleurs. À la fin de ce terme, les derniers restes de ma fortune glissèrent petit à petit entre mes mains, et je me trouvai, à vingt-cinq ans, ruiné, las de tout, isolé, sans un seul ami sur la terre, sans un seul parent au monde, malheureux autant qu’il est donné à une créature humaine de le devenir, et cependant n’ayant pas en face de Dieu une seule action mauvaise à me reprocher, je vous le jure, Ernestine, sur tout ce que je regardais autrefois comme sacré. Je balançai un instant entre le suicide et la vie nouvelle où j’allais entrer.

ERNESTINE.

Mais c’est tout un monde nouveau que vous m’ouvrez là.

ALFRED.

Oui, n’est-ce pas ? vous ne pouviez vous douter, quand vous voyiez l’homme des salons et des femmes, l’homme des petits soins futiles et de la galanterie empressée, que cette tête éventée et ce cœur joyeux eussent jamais pu renfermer une pensée profonde et une amère agonie ! Cela est pourtant ainsi : il y a en moi deux hommes, dont le second, dans quelque temps, n’aura rien conservé du premier... Du moment que je m’étais décidé à vivre, je jetai les yeux sur le monde ; il semblait qu’un voile fût tombé de ma vue, tant chaque chose m’apparut sous sa véritable forme. Je reconnus des hommes qui étaient encore ce que j’avais été, et je me pris à rire en voyant comme, autour d’eux, chacun tirait à soi un lambeau de leur honneur ou de leur fortune, jusqu’à ce qu’à la fin il se trouvassent nus et désespérés comme je l’étais. Puis, dès que je fus convaincu que le mal particulier concourait au bien général, il me parut de droit incontestable de rendre aux individus le mal que la société m’avait fait, du moment que du mal des autres naîtrait un bien pour moi ; car faire le mal pour le plaisir du mal est un travail inutile. Alors je me pris à réfléchir. Je me dis qu’il serait d’un homme de génie de rebâtir, avec les mains frêles et délicates des femmes, cet échafaudage de fortune que la main de fer des événements et des hommes avait renversé. Ce calcul en valait un autre, et j’y trouvais, de plus, le plaisir. Dès lors je devins courtisan de caresses ; les boudoirs furent mes antichambres ; une déclaration d’amour me valut une place ; un premier baiser, la croix. Les femmes sont d’admirables solliciteuses : j’utilisai le crédit de chacune d’elles ; j’obtins pour moi et je n’ôtai rien à personne ; une brouille leur laissait leur crédit, où je voyais qu’elles allaient l’user en ma faveur ; c’est de la délicatesse ou je ne m’y connais pas.

ERNESTINE.

Mais aucune ne vous a donc aimé ?

ALFRED.

Toutes en ont eu l’air ; mais, comme, jusqu’à présent, aucun malheur n’en est résulté, je commence à en douter. Je vous en fais juge vous-même, Ernestine. Vous connaissez quelques-unes des femmes qui m’ont porté où je suis ; je dus à madame de Breuil un secrétariat d’ambassade à Madrid. J’y restai trois mois ; quand je revins, je n’eus pas besoin de me brouiller avec elle. La jolie madame d’Orsay voulait un amant titre : grâce à elle, je devins baron. Nous nous séparâmes ; son amour n’en devint que plus aristocratique, et je fus remplacé par un comte. À vous, Ernestine, je dus cette croix et un bonheur si réel, que je tremblai de le voir finir, et cela est si vrai, que, dès que je m’aperçus que votre amour prenait les symptômes d’une passion, je partis. Ce qui devait nous sauver tous deux vous perdit seule ; vous vîntes me rejoindre, et vous eûtes tort. Eh bien, comprenez-vous maintenant ? Cet ouragan de trois journées qui a soufflé sur la vieille cour, en l’emportant avec lui, vient de renverser l’édifice que six ans de calculs et de peine avaient bâti. Pensions, titres, croix, le bras nu du peuple vient de m’arracher tout cela ; tout est à recommencer, tout est à refaire, et j’ai trente-trois ans !... et là, là...

Frappant son cœur.

du dégoût, comme un homme qui sort vieux de la vie. Oh ! je crois que j’échangerais volontiers cette existence pleine de force et de santé contre l’existence de ce jeune Henri Muller, le fils de notre hôte, qui mourra avant un an peut-être, qui mourra du moins les yeux sur la vie, regrettant ce monde et croyant à un autre.

ERNESTINE.

Oh ! Alfred, qui m’eût dit que ce serait vous que je plaindrais ?

ALFRED.

Oui, plaignez-moi ! car vous êtes la seule femme qui, me connaissant, puisse me plaindre. Et il a fallu, pour que je vous dise ces choses, il a fallu que mon cœur fût brisé, et ce n’a pu être que par une blessure que sortît à vos yeux tout le secret de ma vie passée et future.

ERNESTINE.

Et maintenant ?...

ALFRED.

Maintenant, je vous l’ai dit, j’ai tout perdu.

ERNESTINE.

Tout... Écoutez, Alfred ; moi aussi, j’ai tout perdu : la fortune du marquis était en pensions et en places ; mais il me reste pour quarante mille francs, à peu près, de diamants ; partageons.

ALFRED.

Merci, Ernestine, vous ê.es bonne ; gardez-les : je vois que vous ne m’avez pas compris.

ERNESTINE.

Mais qu’allez-vous devenir ?

ALFRED.

Je vous ai dit que c’était tout un édifice à rebâtir.

ERNESTINE.

Et vous allez vous remettre à l’œuvre ?

ALFRED.

Je m’y suis remis.

ERNESTINE.

Comment ! cette jeune Angèle ?...

ALFRED.

En sera la première pierre.

ERNESTINE, sonnant Louise qui entre.

Faites préparer ma voiture.

ALFRED.

Vous partez ?

ERNESTINE.

Je pars.

ALFRED.

Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne vous accompagne pas.

ERNESTINE.

Je le devine.

ALFRED.

Et où allez-vous ?

ERNESTINE.

Le sais-je ?... M’enfermer... m’ensevelir dans une retraite.

ALFRED.

À quoi bon ? et qu’y ferez-vous ?

ERNESTINE.

J’y pleurerai ma faute !

ALFRED.

Ernestine !... avant un an, je vous donne rendez-vous dans le monde, des perles au cou, des fleurs sur le front.

ERNESTINE.

Mais vous oubliez, malheureux !... que, par vous, j’ai tout perdu... fortune et position...

ALFRED.

Vous changerez de position et vous referez une fortune.

ERNESTINE.

Par quels moyens ?

ALFRED.

Je vous promets, quand nous nous rencontrerons, de ne pas exiger de vous cette confidence.

ERNESTINE.

Oh ! vous feriez douter une fille de la vertu de sa mère.

LOUISE, entrant.

Madame, le postillon attelle.

ERNESTINE.

C’est bien ; venez m’aider à faire mes préparatifs de départ.

Elles entrent toutes deux dans la chambre voisine.

 

 

Scène III

 

ALFRED, puis DOMINIQUE

 

ALFRED.

Oh ! ces événements qui retombent sur moi, comme le rocher de Sisyphe, quand je commence à croire que ma fortune a pris son équilibre... Oui, je l’aurais aimée et aimée longtemps... J’ai fait avec elle le fanfaron d’égoïsme, et, au fond du cœur... Ah !

DOMINIQUE, entrant.

Monsieur part-il aussi ?

ALFRED.

Non, Dominique.

DOMINIQUE.

Ah ! c’est que l’ami de monsieur, ce jeune peintre...

ALFRED.

Jules Raymond ?

DOMINIQUE.

C’est cela. Il arrive de sa tournée dans les Pyrénées, et, comme il retourne à Paris... si monsieur était parti, il aurait eu bonne compagnie.

ALFRED.

Il s’est informé de moi ?

DOMINIQUE.

Tout de suite ; ai-je eu tort de lui dire que monsieur était ici ?

ALFRED.

Pas du tout.

JULES, dans l’escalier.

Dominique ! Dominique ! mais où diable est-il donc, que je l’embrasse ?

ALFRED.

Par ici, cher ami.

À Dominique.

Passe chez madame, et vois si tu peux lui être bon à quelque chose.

 

 

Scène IV

 

ALFRED, JULES RAYMOND

 

JULES.

Dieu te soit en garde, mon don Juan ! que fais-tu de la vie ?

ALFRED.

Demande-lui plutôt ce qu’elle fait de moi, et nous verrons ce qu’elle osera te répondre.

JULES.

Ah ! de l’ingratitude ! tu la traites comme une maîtresse.

ALFRED.

Crois-moi, Jules, il est facile d’être reconnaissant envers elle quand on la traverse comme toi, n’en acceptant que ce qu’elle a de bon ; riche assez pour repousser avec de l’or ce qu’elle a de mauvais, et une palette à la main pour railler ce qu’elle a de ridicule.

JULES.

Allons, tu es dans ton jour de fièvre... Parlons d’autre chose.

ALFRED.

Oui... Je te croyais de l’autre côté de la sierra Morena.

JULES.

J’ai repris la poste, mon ami, et je brûle les routes. Je veux revoir Paris, en ce moment. Je retrouverai toujours la sierra, les Alpes, les Cordillères ; mais le Paris de juillet, tout chaud de sa révolution... avec ses pavés mouvants... ses maisons criblées de balles, cela se voit une fois, non dans la vie d’un homme, mais dans la durée d’un monde ! et je veux le voir, entends-tu ?

ALFRED.

Hâte-toi donc alors, enthousiaste !... car il ne faut qu’un jour pour remettre en place des milliers de pavés... Il ne faut qu’un peu de plaire pour effacer la trace de bien des balles... et vienne une pluie d’été, le sang que la liberté aura versé dans les rues sera lavé à tout jamais... et alors... va, enthousiaste ! va, poète, artiste !... et tâche de deviner qu’une révolution a passé par là.

JULES.

Mon ami, permis à toi de la calomnier. Je connais ton opinion.

ALFRED.

Mon opinion !... Est-ce que j’en ai une ?

JULES.

Tu étais un gentilhomme de l’ancienne cour.

ALFRED.

Je serai un citoyen de la nouvelle.

JULES.

Que feras-tu de la marquise de Rieux ?

ALFRED.

Demande-moi plutôt ce que j’en ai fait.

JULES.

Il n’y a qu’un mois que tu étais au mieux avec elle.

ALFRED.

Il y a une heure que j’y suis au plus mal.

JULES.

Elle est donc à Cauterets ?

ALFRED, montrant la porte.

Elle est là.

JULES.

Et qu’y fait-elle ?

ALFRED.

Ses malles.

JULES.

Elle retourne à Paris ?

ALFRED.

Dans dix minutes.

JULES.

Je te laisse.

ALFRED.

Pourquoi cela ?

JULES.

Il y aura une scène d’adieux...

ALFRED.

En restant, tu me l’épargneras.

JULES.

Ma foi, non.

ALFRED.

Je t’en prie.

JULES.

La voilà.

 

 

Scène V

 

ALFRED, JULES, ERNESTINE

 

ERNESTINE, sans voir Jules.

Adieu, monsieur.

L’apercevant.

Ah ! pardon, vous êtes en compagnie...

ALFRED.

Aviez-vous quelque chose à me dire ?

ERNESTINE.

Oh ! rien, je vous jure.

ALFRED, lui tendant la main.

Ernestine, soyez heureuse.

ERNESTINE.

J’aurais envie, par pitié, de faire le même vœu pour vous.

ALFRED.

Qui vous en empêche ?

ERNESTINE.

Ce serait presque un blasphème contre la Providence.

ALFRED.

Au revoir.

ERNESTINE.

Oh ! adieu, j’espère...

À Jules.

Monsieur, je vous salue.

À Alfred.

Vous permettez que votre domestique m’accompagne jusqu’à ma voiture ?

ALFRED.

Disposez de lui.

ERNESTINE.

Venez, Dominique.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

JULES, ALFRED

 

JULES.

Cette femme-là t’aimait véritablement, Alfred.

ALFRED.

Je le crois.

JULES.

Et tu as eu le courage de rompre avec elle !

ALFRED.

Monsieur le peintre, comment représenteriez-vous la Nécessité ?

JULES.

Sourde et aveugle.

ALFRED.

Et tu aurais raison ; c’est ainsi qu’elle est faite, et cependant, si tu n’avais pas été là, peut-être aurais-je eu la faiblesse de retenir cette femme.

JULES.

Il n’y a pas de temps perdu.

Allant vers une croisée.

Par cette fenêtre, tu peux la rappeler.

ALFRED.

Ce serait une folie. Merci, Jules.

JULES.

Elle monte en voiture.

ALFRED.

C’est bien.

JULES.

Elle regarde de ce côté... Un signe, Alfred, un regard de toi, et elle ne part pas.

ALFRED.

Il faut qu’elle parte.

JULES.

Le postillon monte à cheval ; elle dit adieu à ton domestique ; elle lui jette une bourse ; la voiture s’ébranle... Adieu, belle marquise, adieu !

ALFRED, se levant lentement et allant à la fenêtre.

Oui, la voiture s’éloigne ; à peine si on l’aperçoit dans le nuage de poussière que soulèvent ses roues... Elle tourne le coude que fait la route... Le chemin reste vide ; tout ce qui s’est passé n’était qu’un rêve ; je me réveille libre : je respire.

JULES.

Libre ! Mais, de cette fenêtre, et avec cette femme, tu vois s’envoler tout ton espoir d’avenir.

ALFRED.

Elle me laisse plus qu’elle ne m’emporte.

JULES.

Comment ?

ALFRED.

Regarde par cette autre fenêtre : il ne s’agit, dans ce monde, que de savoir changer à temps ses points de vue : c’est un axiome de peinture.

JULES.

Eh bien, c’est le jardin de l’établissement de bains.

ALFRED.

Qu’aperçois-tu sous ce mélèze ?

JULES.

Une jeune personne de quinze à seize ans.

ALFRED.

Comment trouves tu cette enfant ?

JULES.

Elle me paraît charmante.

ALFRED.

C’est la fille du général comte de Gaston.

JULES.

Son père a été tué en 1815.

ALFRED.

Elle porte un noble nom, n’est-ce pas ?

JULES.

Certes.

ALFRED.

Avant un mois, elle sera ma femme.

JULES.

Tu es fou.

ALFRED.

En ai-je l’air ?

JULES.

Et ses parents ?

ALFRED.

Elle n’a que sa mère.

JULES.

Elle ne consentira jamais.

ALFRED.

La jeune fille m’aime.

JULES.

Et... riche ?

ALFRED.

Non ; mais, comprends-tu, Jules ? le nouveau gouvernement, chancelant encore sur sa base demi-populaire, trop faible pour fonder un système nouveau, n’a d’autre ressource que de se jeter entre les bras des hommes de Napoléon ; un mois encore, et toutes les capacités de 1812 seront rentrées aux affaires. La comtesse de Gaston a conservé sur cette noblesse d’épée et d’épaulettes toute l’influence que lui donne le nom de son mari. Sais-tu une place à laquelle ne puisse parvenir son gendre ?

JULES.

Voilà justement pourquoi tu as peu de chances de le devenir.

ALFRED.

Je croyais t’avoir dit que cette enfant m’aimait.

JULES.

Eh bien ?

ALFRED.

Dans quelques jours, la mère revient de Madrid, où elle sollicite la levée du séquestre de biens assez considérables que son mari y acheta pendant le règne de Joseph : je lui demanderai la main d’Angèle.

JULES.

Elle te la refusera.

ALFRED.

Oui, si je lui en laisse la possibilité.

JULES, riant.

Tu es un infâme !... Pauvre enfant ! innocente et belle, entrant dans la vie à peine, et qui ne se doute pas que sa vie ne lui appartient déjà plus ; qu’un démon l’a enlacée dans un cercle invisible d’où elle ne pourra sortir, et que ses jours vont se faner comme les fleurs dont elle se fait une couronne ! Adieu ; je me perdrais en restant plus longtemps avec toi. À propos, si tu as besoin de moi, tu sais que mon amitié, ma bourse, tout est à ton service.

ALFRED.

Merci de ton amitié ; je l’ai, et je la garde ; quant à ta bourse, tu connais mes principes là-dessus.

JULES.

C’est une bizarre délicatesse.

ALFRED.

Que je pousse à l’excès.

JULES.

Nous nous reverrons à Paris.

ALFRED.

À l’hôtel de ma belle-mère. Chut ! Henri Muller.

JULES.

Oh ! comme il est changé depuis mon passage ici.

 

 

Scène VII

 

JULES, ALFRED, HENRI

 

HENRI.

Salut, messieurs ! Vous ne me reconnaissiez pas, monsieur Jules ; je comprends : il y a bientôt trois mois que nous ne nous étions vus.

JULES.

Mais non : je vous trouve mieux.

HENRI.

Merci ; mais vous oubliez que je suis médecin.

À Alfred.

Je venais vous demander, monsieur, si madame votre sœur retourne à Paris, ou ne fait qu’une excursion dans nos montagnes.

ALFRED.

Elle retourne à Paris.

HENRI.

Ainsi, cet appartement qu’elle occupait demeure libre ?

ALFRED.

Dès ce moment, il est à votre disposition.

HENRI.

C’est que, comme il est le plus commode de l’établissement, mon père compte l’offrir à mademoiselle Angèle de Gaston.

ALFRED.

Au fait, il est très convenable.

HENRI.

Et la comtesse arrivant...

ALFRED.

Quand ?

HENRI.

Demain.

ALFRED.

Ah !

JULES, bas, à Alfred.

Demain : tu entends.

ALFRED, de même, à Jules.

J’ai vingt-quatre, heures devant moi, et j’ai une double clef de l’appartement.

À Henri.

C’est avec le plus grand plaisir, monsieur, que je saisis cette occasion de vous être agréable.

HENRI.

Merci ; mademoiselle Angèle craignait...

ALFRED.

Je vais moi-même la rassurer.

HENRI.

Elle est au jardin avec sa tante.

ALFRED.

Je le sais ; mille grâces. Je vais envoyer Dominique, afin qu’il enlève de cette chambre les effets qui pourraient m’appartenir. – Viens-tu, Jules ?

JULES.

Adieu, monsieur Muller ; si vous venez à Paris, nous nous reverrons, je l’espère.

HENRI.

Vous partez ?

JULES.

À l’instant. Au revoir.

HENRI.

Dieu le veuille !

 

 

Scène VIII

 

HENRI, puis DOMINIQUE

 

HENRI.

Cet appartement est donc celui que va habiter Angèle ! cette chambre sera la sienne ! Sur cette causeuse où je suis, elle fera sa prière du soir, et peut-être y mêlera-t-elle mon nom, car elle doit prier pour tous ceux qui souffrent ; et puis c’est là qu’elle dormira d’un sommeil aux rêves purs comme ceux des anges. Ô jeune fille ! que la vie est pour toi fraîche et joyeuse à parcourir ! car, en la voyant si innocente et si pure, quel est, je ne dirai pas l’homme, mais le démon même, qui tenterait de la souiller ?... Dieu te la fasse longue de tous les jours qui manqueront à la mienne !...

Pendant ces quelques mots, dits lentement et avec faiblesse, deux Femmes de chambre sont entrées, ont préparé le lit ; Dominique a pris quelques objets.

DOMINIQUE, à Henri.

Je crois que c’est tout, monsieur.

HENRI.

Très bien. – Et la clef ?

DOMINIQUE.

Elle est à la porte.

HENRI.

Allez dire à ces dames qu’elles peuvent venir.

Il va lentement à la fenêtre.

La voici ! Qu’elle a l’air heureux ! Cet Alfred qui ne la quitte pas ; il revient de ce côté avec elle ; qu’a-t-il donc besoin de l’accompagner sans cesse ?

Il tousse, et porte sa main avec douleur à sa poitrine.

Cette chaleur me tue.

ALFRED, dans le corridor.

Par ici, mesdames, par ici.

 

 

Scène IX

 

HENRI, MADAME ANGÉLIQUE, ALFRED, ANGÈLE

 

MADAME ANGÉLIQUE, achevant une histoire.

Et cette aventure est arrivée à une de mes amies qui me l’a racontée elle-même.

ALFRED.

C’est horrible ! heureusement que, de nos jours, de pareilles choses ne se renouvellent pas.

À part.

Encore cet Henri !

À Henri.

Vous avez voulu, comme fils du maître de l’établissement, installer vous-même ces dames.

HENRI.

J’ai veillé à ce que rien ne leur manquât.

ANGÈLE.

Et je vous en remercie.

MADAME ANGÉLIQUE.

Est-ce que ma chambre est aussi grande que celle-ci ? J’y mourrai de peur.

HENRI.

Beaucoup moins grande.

MADAME ANGÉLIQUE.

Tant mieux ; et où est-elle ?

HENRI.

En voici la porte.

MADAME ANGÉLIQUE.

Monsieur Henri, ayez la honte de m’y accompagner.

ANGÈLE.

Oh ! je vous livre ma tante pour la plus grande peureuse...

HENRI.

Je suis prêt, madame, à faire avec vous la visite de votre appartement.

MADAME ANGÉLIQUE.

C’est qu’il arrive tant de choses ! Tenez, une dame du couvent où j’étais m’a vingt fois raconte...

Elle sort avec Henri.

 

 

Scène X

 

ALFRED, ANGÈLE

 

ANGÈLE.

Ma pauvre tante, elle devrait bien se corriger de ses frayeurs.

ALFRED.

Ce n’est pas moi qui le lui conseillerai.

ANGÈLE.

Et pourquoi cela ?

ALFRED.

Parce que j’en profite, et que je dois à la dernière d’être un instant seul avec vous.

ANGÈLE.

Égoïste !

ALFRED.

Ne le deviendrez-vous donc jamais ?

ANGÈLE.

N’ai-je point assez de défauts ?

ALFRED.

Je donnerais une de vos vertus pour vous voir celui-là.

ANGÈLE.

Parlons d’autre chose. Votre sœur est donc partie ?

ALFRED.

Vous l’avez vue monter en voiture.

ANGÈLE.

Je croyais qu’elle devait rester plus longtemps.

ALFRED.

C’était son intention d’abord.

ANGÈLE.

Se trouvait-elle mal ici ?

ALFRED.

Une petite querelle entre nous...

ANGÈLE.

Fi ! entre frère et sœur. Je parie que vous aviez tort.

ALFRED.

Voilà bien un jugement de femme !

ANGÈLE.

C’est-à-dire ?...

ALFRED.

Partial.

ANGÈLE.

Et pourquoi ?

ALFRED.

Vous ne savez pas la cause de la querelle, et, d’avance, vous la jugez.

ANGÈLE.

J’ai tort, et je ne demande pas mieux que de me rétracter.

ALFRED.

Et, pour cela, il faut que je vous raconte...

ANGÈLE.

Sans doute, ou je persiste dans ma première opinion.

ALFRED.

Plus tard.

ANGÈLE.

Pourquoi pas tout de suite ?

ALFRED.

Il y a encore dans vos yeux trop de curiosité et pas assez d’indulgence.

ANGÈLE.

Ai-je donc l’air bien sévère ?

ALFRED.

Regardez-moi en face, que j’en juge.

ANGÈLE, souriant.

Voyez.

ALFRED.

Je me hasarde.

ANGÈLE.

Et moi, j’écoute.

ALFRED.

Ma sœur avait pour moi des projets de mariage avec une amie de pension.

ANGÈLE.

Jolie ?

ALFRED

Ma sœur le dit.

ANGÈLE.

Et vous ?

ALFRED.

Je le croyais il y a trois mois.

ANGÈLE.

Après ?

ALFRED.

Aujourd’hui, je lui ai dit positivement qu’elle devait renoncer à cet espoir.

ANGÈLE.

Et pourquoi ?

ALFRED.

Parce que j’en aimais une autre.

ANGÈLE.

Vous ?

ALFRED.

Je croyais que vous le saviez.

ANGÈLE.

M’avez-vous jamais confié ce secret ?

ALFRED.

Non ; mais peut-être auriez-vous pu le deviner.

ANGÈLE, embarrassée.

Et ?...

ALFRED.

Et, comme la mère de la personne que j’aime arrive demain ; que, demain, je compte avouer à la mère ce que je n’ai point encore osé dire à la fille...

ANGÈLE, étourdiment.

Ma mère répondra que je suis trop jeune encore.

ALFRED, avec passion.

Vous savez donc de qui il est question ? Ah !...

ANGÈLE.

Que vous êtes cruel !

ALFRED.

Et que répondra sa fille ?...

ANGÈLE.

Hélas !... la consultera-t-on ?

ALFRED.

Mais si on la consulte ?

ANGÈLE.

Il me semble que seulement alors il sera temps qu’elle donne son avis, en supposant encore que cet avis lui soit demandé par sa mère.

ALFRED.

Angèle ! c’est vous qui êtes cruelle ; pourquoi ne pas vouloir que je sois fort de votre aveu ?

ANGÈLE.

Oh !

ALFRED.

Ou du moins de votre consentement. Pourquoi ne pas vouloir que je puisse dire à votre mère : « C’est non-seulement en mon nom, mais en celui de votre fille, que je viens vous la demander à genoux ? » Quelle influence voulez-vous que mes paroles prennent sur elle, ces paroles d’un étranger qu’elle n’a jamais vu, qu’elle ne connaît pas, qu’elle ne reverra jamais ? Mais, si je puis lui dire en même temps : « Le bonheur de votre fille, de votre jeune et belle Angèle, est lié au mien, et notre bonheur à tous deux est dans un mot de votre bouche ! » dites, dites Angèle, votre mère aura-t-elle le courage de ne pas le prononcer ? Dites-moi, au nom du ciel, dites-moi si je puis prier pour nous deux ?

ANGÈLE.

Voici ma tante.

 

 

Scène XI

 

ALFRED, ANGÈLE, MADAME ANGÉLIQUE, HENRI

 

ALFRED, faisant semblant de continuer une conversation, et feignant de ne pas voir les arrivants.

J’étais en Espagne, alors. Vous ne connaissez pas l’Espagne, mademoiselle ? Des villes et des hommes du moyen âge ; le XVe siècle exhumé vivant avec ses moines, ses cavaliers, ses amours.

MADAME ANGÉLIQUE.

Et ses voleurs.

ALFRED, se retournant.

Ah !

HENRI.

Rassurez-vous, madame, ils ne passent pas la Bidassoa.

ALFRED.

Demandez à M. Henri s’il n’est pas de mon avis.

HENRI.

Je ne connais pas l’Espagne.

ALFRED.

Quoi ! si près que vous en êtes, vous n’avez pas été curieux de voir Madrid avec ses balcons de fer et son Escurial sombre comme un couvent ; Barcelone, étendant ses deux bras à la mer comme un nageur qui s’élance ; Grenade la Mauresque, avec ses palais à dentelles de pierre ; Cadix, qui semble un vaisseau prêt à mettre à la voile, et que la terre retient par un ruban ; puis, au milieu de l’Espagne, comme un bouquet sur le sein d’une femme, Séville l’Andalouse, la favorite du soleil, aux bosquets d’orangers, aux haies de lauriers-roses ? Oh ! le ciel de l’Andalousie et l’amour d’une Française, ce serait le paradis dans ce monde !

ANGÈLE.

Enthousiaste !

ALFRED.

Oui, vous avez raison. Vous me faites souvenir que l’enthousiasme est une fleur de la jeunesse, dont le désenchantement est le fruit. Oh ! n’en veuillez pas à mon cœur de s’être conservé plus jeune que mon âge.

ANGÈLE.

Et vous, monsieur Henri, êtes-vous enthousiaste ?

HENRI.

L’enthousiasme est le partage de l’homme heureux ; la croyance seule reste à celui qui souffre. Je crois, voilà tout ; et c’est mon âge, à moi, qui est moins vieux que mon cœur.

ANGÈLE.

Mais quelle différence d’années y a-t-il donc entre vous deux ?

ALFRED.

Dix ans, je crois.

MADAME ANGÉLIQUE.

Mais ce n’est rien que dix ans.

HENRI.

Dix ans ne sont rien, dites-vous ? Si Dieu me les accordait, je croirais qu’il me fait don de l’éternité.

LOUISE, entrant.

Monsieur Henri, M. Muller vous demande.

HENRI, prenant son chapeau.

Vous le voyez, mesdames, mon père est comme moi : il calcule la rapidité du temps, et il veut que je le passe près de lui.

MADAME ANGÉLIQUE.

Je le fui pardonne, si vous promettez de revenir demain nous faire un instant compagnie.

HENRI.

Pour vous attrister encore !

ANGÈLE.

Qu’importe que vous nous laissiez un peu de votre mélancolie, si vous emportez un peu de notre gaieté.

HENRI.

Merci. Votre gaieté est dans la candeur de votre âme ; soyez longtemps gaie.

MADAME ANGÉLIQUE, à Louise.

Prenez cette bougie pour éclairer M. Henri, nous avons assez de la lampe. – Bonsoir, monsieur Henri.

HENRI, se retournant.

Bonsoir, mesdames.

Pendant qu’il sort et que madame Angélique le reconduit, Alfred baise vivement la main d’Angèle.

ANGÈLE.

Que faites-vous !...

MADAME ANGÉLIQUE, se retournant.

Hein ?

ALFRED, ramassant l’ouvrage d’Adèle et le lui présentant.

L’ouvrage de mademoiselle qui était tombé...

À Angèle.

Le voici.

 

 

Scène XII

 

ALFRED, ANGÈLE, MADAME ANGÉLIQUE

 

Madame Angélique s’assied de l’autre côté d’une petite table à laquelle est Angèle ; Alfred au milieu d’elles, plus près d’Angèle. Toutes deux prennent leur ouvrage et travaillent.

MADAME ANGÉLIQUE.

Comment, monsieur d’Alvimar, votre sœur osait coucher seule ici ?

ALFRED, à madame Angélique.

Sans la moindre crainte.

À Angèle.

Votre main, Angèle.

MADAME ANGÉLIQUE.

Dans ces grands appartements ?

ALFRED, à madame Angélique.

Quel danger voulez-vous qu’il y ait ?

À Angèle.

Oh ! de grâce !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Il me semble toujours, au moindre vent qui agite ces rideaux, qu’il y a quelqu’un caché derrière.

ALFRED, bas, à Angèle.

Oh ! Angèle, Angèle !

Haut, à madame Angélique.

Je ferai avec vous, si vous le voulez, une visite domiciliaire.

Bas, à Angèle toute pensive, qui lui abandonne sa main.

Merci, merci.

MADAME ANGÉLIQUE.

Nous l’avons faite avec M. Henri... et, cette nuit, je n’aurai pas peur... Mais c’est une précaution qu’il faut toujours prendre. Tenez, une dame de mes amies – tu sais, Angèle, madame de Caumont – me racontait souvent une aventure arrivée à sa mère... Tu ne travailles pas, Angèle.

ANGÈLE, tressaillant.

Si, ma tante.

ALFRED.

Mademoiselle vous écoute.

MADAME ANGÉLIQUE.

C’est une aventure horrible qui me fait frémir toutes les fois que j’y songe.

ANGÈLE, à Alfred, qui pose sa tête sur son épaule.

Monsieur Alfred... ah !

ALFRED.

Laissez vos cheveux... vos beaux cheveux toucher mon visage...

MADAME ANGÉLIQUE, approchant la lampe du bord de la table, et se baissant pour chercher.

Pardon, ma laine est tombée.

ALFRED.

L’aile d’un ange qui m’effleurerait en passant ne me ferait pas plus délicieusement tressaillir.

À madame Angélique.

Voulez-vous permettre, madame ?

MADAME ANGÉLIQUE. Pendant ce récit, Alfred s’approche d’Angèle, lui saisit la main à plusieurs reprises ; une scène muette s’établit entre eux.

Merci ; je l’ai... La mère de madame de Caumont voyageait donc toute seule, avec un petit épagneul qu’elle aimait beaucoup. En traversant la forêt de Compiègne, elle fut surprise par un orage qui devint si violent, que les chevaux s’effrayèrent, et que le postillon fut emporté par eux. Heureusement, ils accrochèrent, sur le revers de la route, une borne milliaire ; une roue se brisa, mais la voiture fut arrêtée. C’était auprès d’une maison isolée où l’on apercevait une lumière. Le postillon frappa à la porte et demanda l’hospitalité, qu’on lui refusa d’abord ; mais, lorsqu’il eut dit que c’était pour une dame seule, la porte s’ouvrit, et un homme qui avait l’air d’un braconnier parut sur le seuil. Quand madame de Caumont le vit, elle eût donné la moitié de sa fortune pour pouvoir continuer sa route ; mais c’était impossible. Elle affecta de la tranquillité, cacha son petit chien sous son manteau et pria son hôte de la conduire à sa chambre. Quant au postillon, il déclara qu’il passerait la nuit près de ses chevaux. Cette chambre était effrayante d’humidité et de délabrement ; les murs étaient nus et noirs, et de mauvais rideaux d’étoffe rouge pendaient devant les fenêtres. Au fond était une espèce de grabat. Quand l’homme se fut retiré, la frayeur de madame de Caumont devint telle, qu’elle n’osa pas même visiter la chambre ; elle alla droit au lit, s’y jeta tout habillée, plaça sur une chaise la lumière qui n’éclairait que bien faiblement, et posa son petit chien près d’elle. Le pauvre animal tremblait de tous ses membres, et grognait continuellement ; elle avait beau lui parler avec la voix la plus douce qu’elle pût faire, il continuait de gémir. Tout à coup ses yeux se tournèrent vers un côté de la chambre, et ne quittèrent plus cette direction ; ses poils se hérissèrent ; aux gémissements sourds qu’il avait fait entendre succédèrent des aboiements. Madame de Caumont vit bien qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire ; elle chercha à percer l’obscurité, et enfin, au-dessous du lambeau de rideau qui tremblait devant la fenêtre, elle aperçut... Monsieur Alfred, levez un peu cette lampe, s’il vous plaît... Elle aperçut les deux jambes d’un homme !

Alfred tourne le bouton de la lampe du côté opposé ; elle s’éteint.

Ah !

ALFRED.

Que je suis maladroit !

MADAME ANGÉLIQUE.

Appelez, sonnez.

ALFRED.

Oui, oui.

Prenant Angèle dans ses bras.

Angèle, chère âme !

Angèle veut parler.

Prenez garde !

ANGÈLE.

Alfred, Alfred, grâce !

MADAME ANGÉLIQUE.

Monsieur Alfred, ayez la bonté d’appeler.

ALFRED.

Oh ! un mot, un mot d’amour !

Il l’embrasse.

ANGÈLE.

Ah !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’as-tu ?

ANGÈLE, tombant sur une chaise.

Rien, rien !... Je meurs.

ALFRED, sonnant.

Votre histoire l’a effrayée.

À Angèle.

Remets-toi, Angèle, remets-toi, mon amour. Oh ! je t’aime, va, je t’aime !

S’élançant vers la porte du corridor.

Mais venez donc ! vous êtes d’une lenteur...

Louise paraît avec deux bougies.

MADAME ANGÉLIQUE.

Ah ! je renais.

ANGÈLE, accablée, à Alfred.

Oh ! monsieur !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Que vous êtes bon, monsieur Alfred !

ALFRED.

J’avais commis la faute, c’était à moi de la réparer. Mais il  se fait tard, j’abuse de votre hospitalité...

À Angèle.

Êtes-vous mieux ?

ANGÈLE.

Oui.

ALFRED, à madame Angélique.

Je vous conseille de laisser la porte de communication ouverte.

MADAME ANGÉLIQUE.

Point du tout, je me renferme chez moi, je me barricade.

ALFRED.

Très bien. – Bonsoir, madame. Bonsoir, mademoiselle.

À madame Angélique, en montrant Angèle.

Voyez, nous sommes encore toute tremblante de la peur que vous nous avez faite.

Prenant la main d’Angèle.

Angèle, chère Angèle !

MADAME ANGÉLIQUE.

Il ne faut pas l’effrayer ainsi, petite ; cette maison est sûre.

ALFRED.

Oui, oui, et songez surtout qu’il n’y a aucun danger. Si, cette nuit, par hasard, vous entendiez du bruit, il ne faudrait pas donner l’alarme à votre tante, entendez-vous ? Répétez-lui que cette maison est sûre, madame.

MADAME ANGÉLIQUE.

Je te proteste qu’il n’y a aucun danger.

ALFRED.

Vous entendez, mademoiselle ?

ANGÈLE.

Plaît-il ? Je ne comprends pas.

À part.

Qu’est-ce donc qui j’éprouve ?

ALFRED.

Est-ce de l’amour ?

ANGÈLE.

J’en ai bien peur.

ALFRED, sortant.

Bonsoir, mesdames, bonsoir.

 

 

Scène XIII

 

ANGÈLE, MADAME ANGÉLIQUE

 

MADAME ANGÉLIQUE.

Ce jeune homme est charmant, n’est-ce pas, Angèle ?

ANGÈLE, préoccupée.

Oui, ma tante.

MADAME ANGÉLIQUE.

Une pureté de sentiments, une exaltation de jeunesse ! Oh ! Angèle, voilà l’homme que je voudrais te donner pour mari.

ANGÈLE.

Oui, ma tante.

MADAME ANGÉLIQUE.

Mais, quoique j’aie quelque pouvoir sur toi comme tante et marraine, tu dépends de ta mère, de ta mère qui t’aime, et qui cependant l’a toujours tenue éloignée d’elle... Tiens, j’ai eu parfois une singulière idée : c’est que ta mère voulait se remarier, et qu’elle craignait que ta présence ne nuisît à ce projet. N’est-ce pas ?

ANGÈLE, distraite.

Oui, ma tante.

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’as-tu donc ? Tu me réponds sans me comprendre.

ANGÈLE.

Moi ? Je n’ai rien, je suis fatiguée, j’ai sommeil.

MADAME ANGÉLIQUE.

Veux-tu que je t’aide à faire la visite de ta chambre ?

ANGÈLE.

Comme vous voudrez.

MADAME ANGÉLIQUE.

D’abord, je vais fermer la porte.

Elle ferme la porte d’entrée et met la clef en dedans ; puis d’une main elle prend la bougie, et de l’autre le bras d’Angèle, qui la suit préoccupée.

Voyons ces cabinets.

Elle ouvre celui qui est au pied du lit.

Rien. L’autre.

Elle l’ouvre.

Angèle !

ANGÈLE.

Eh bien ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Il y a une porte dans celui-ci.

ANGÈLE.

Une porte ? Oui.

MADAME ANGÉLIQUE.

En as-tu la clef ?

ANGÈLE.

La clef ? Je le crois. Bonsoir, ma tante.

MADAME ANGÉLIQUE.

Bonsoir, chère enfant. Dors bien, et, si tu entends quelqu’un, ne crie pas : « Au voleur ! » personne ne viendrait ; crie : « Au feu ! » Adieu, petite.

ANGÈLE.

Adieu !

Madame Angélique entre dans sa chambre et s’enferme à double tour.

Oh ! qu’est-ce que j’éprouve donc ?... Alfred !... Je lui ai dit que je l’aimais, je crois... Est-ce que l’on peut vivre ainsi, la poitrine oppressée et le front brûlant ?... Est-ce de l’amour, cela ?... et l’amour fait-il tant souffrir ?... Il faut qu’il y ait dans la vie des choses que j’ignore, que l’on m’ait cachées.

MADAME ANGÉLIQUE.

Angèle, es-tu couchée ?

ANGÈLE, à genoux dans sa causeuse, et essayant de prier.

Je fais ma prière, ma tante. – Alfred, Alfred !... Mon Dieu !... demain, demain, je le reverrai encore, il pressera encore ma main, il me dira avec sa voix si tendre : « Angèle, chère Angèle ! » Oh ! c’est la première fois que mon nom me semble si doux... « Angèle ! chère Angèle ! » Alfred ! cher Alfred !

Priant encore.

Mon Dieu, prenez mon cœur.

S’interrompant.

Je ne puis penser qu’à lui, parler que de lui, prier que lui. Oh ! un sommeil profond qui me conduise bien vite à demain, mon Dieu, mon Dieu !

Elle entre dans l’alcôve.

MADAME ANGÉLIQUE.

Es-tu couchée, Angèle ?

ANGÈLE, dans l’alcôve.

Dans un instant je vais l’être.

MADAME ANGÉLIQUE.

Tu n’as pas peur ?

ANGÈLE.

Non.

MADAME ANGÉLIQUE.

Bonsoir !

ANGÈLE, passant sa tête entre les rideaux et soufflant la bougie qui est sur la petite table.

Bonsoir, ma tante !

Elle referme les rideaux de l’alcôve.

 

 

ACTE II

 

LA COMTESSE DE GASTON

 

Salle à manger, au rez-de-chaussée ; porte au fond, donnant sur la grands route ; deux portes latérales ; cheminée.

 

 

Scène première

 

MADAME ANGÉLIQUE, ANGÈLE et ALFRED prenant le thé, HENRI, debout et adossé à la cheminée, puis MULLER

 

HENRI.

Vous me permettez d’assister à votre déjeuner, mesdames ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Bien plus, nous vous prions de le partager.

HENRI.

Je vous rends grâce ; je ne prends le matin qu’une tasse de lait.

ALFRED, à madame Angélique.

Eh bien, madame, la nuit s’est passée sans accident ?

MADAME ANGÉLIQUE.

J’ai eu un instant bien peur... J’ai cru entendre du bruit dans la chambre d’Angèle... Mais je rêvais probablement. Je t’ai appelée, petite ; mais tu ne m’as pas répondu... M’as-tu entendue ?

ANGÈLE, les yeux baissés.

Non, ma tante

MADAME ANGÉLIQUE.

À ton âge, on dort si bien !

HENRI.

Cependant, mademoiselle est pâle ce matin, et paraît souffrante.

ANGÈLE.

Moi ?... vous trouvez, monsieur Henri ?... Mais non, vous vous trompez...

MADAME ANGÉLIQUE.

C’est vrai, au moins ; n’est-ce pas, monsieur Alfred ?

ALFRED.

Je ne trouve pas... Mademoiselle est comme de coutume, fraîche et jolie.

MADAME ANGÉLIQUE.

Docteur, faites attention que vous me répondez d’elle.

ANGÈLE, bas, à Alfred.

Je suis au supplice, parlez d’autre chose.

ALFRED.

Quelle heure avez-vous, monsieur Henri ?

HENRI.

Dix heures.

ALFRED.

Madame de Gaston tarde bien à arriver, mademoiselle...

ANGÈLE.

Pourvu qu’aucun accident...

HENRI.

Que voulez-vous qu’il y ait à craindre ?

MULLER, entrant.

Ces dames me permettront-elles de leur présenter mes hommages ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Mais certainement, monsieur Muller ; soyez le bienvenu.

MULLER.

Comment ces dames se trouvent-elles dans leur nouveau logement ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Parfaitement, monsieur Muller. Asseyez-vous, je vous prie.

MULLER, s’asseyant près de son fils, qui est debout.

Je pensais te rencontrer ici. Comment te trouves-tu ?...

HENRI, lui donnant la main.

Bien, mon père, bien.

MULLER.

Ta main est bien brûlante ?

HENRI.

Ce n’est rien, mon père.

ALFRED, vivement.

Monsieur Muller, sans être indiscret, puis-je vous demander si le tableau que je vous ai vu porter ce matin dans cette chambre est de mon ami Jules Raymond ?

MULLER.

Non, monsieur, c’est un portrait de mon fils.

ALFRED.

Peint par ?...

MULLER.

Lui-même.

MADAME ANGÉLIQUE.

Comment !... vous êtes peintre, monsieur Henri ?

HENRI.

Oui, madame ; j’avais d’abord eu l’intention de me livrer aux arts.

MULLER.

Mais les médecins lui ont défendu de continuer ; l’odeur des couleurs lui faisait mal à la poitrine. J’ai interposé mon autorité paternelle, et j’ai tant fait, que l’artiste est devenu docteur.

HENRI.

Et le docteur vous a désobéi, mon père, en redevenant artiste.

MULLER.

Je n’ai pas le courage de te gronder de cette faute, mon ami, lorsque je pense que, dans quelques mois, tu vas me quitter !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Pour voyager ?

HENRI.

Dans le midi de la France d’abord ; puis, de là, peut-être irai-je à Paris. L’air trop vif de ces montagnes m’est contraire, et mon père me tourmente pour les quitter... J’ai voulu, en partant, lui laisser un souvenir de moi... Lorsqu’on se sépare, Dieu seul sait combien de temps doit durer l’absence.

MULLER.

Et, pendant ce temps, au moins, en voyant ton portrait si ressemblant, je croirai te voir toi-même ; et, si tu ne peux pas me répondre, je pourrai au moins te parler.

HENRI, lui prenant la main.

Pauvre père !

MADAME ANGÉLIQUE.

Monsieur Muller, voulez-vous nous faire voir ce portrait ?

MULLER.

Bien volontiers, mesdames ; Henri, offre ton bras à mademoiselle...

ALFRED, bas.

Restez, Angèle.

ANGÈLE.

Pardon, monsieur Henri ; mais j’attends manière de moment en moment, et je ne voudrais pas quitter cet appartement, dont les fenêtres donnent sur la route.

HENRI.

Avez-vous besoin de moi, mon père ?

MADAME ANGÉLIQUE, prenant son bras.

Oui, certes, pour recevoir nos compliments.

 

 

Scène II

 

ALFRED, ANGÈLE

 

ALFRED.

Angèle, chère Angèle... Mais remettez-vous donc !...

ANGÈLE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !...

ALFRED.

Mon amour !...

ANGÈLE.

Oh ! Alfred ! qu’ils ont raison quand il s’étonnent de me voir ainsi !... Je me sens rougir et pâlir dix fois dans une minute, mes larmes m’étouffent... Oh ! que je voudrais pleurer !

ALFRED.

Reprends quelque empire sur toi, chère enfant...

ANGÈLE.

Il devait m’arriver malheur : c’était la première fois que je m’endormais sans prier Dieu.

ALFRED.

Les anges ont-ils besoin de prier ?

ANGÈLE.

C’est un crime, n’est-ce pas ?

ALFRED.

Oh ! si c’est un crime, il est à moi seul, il est à mon amour... Oh ! non, non, il n’y a pas de crime, car tu es mon épouse devant Dieu, Angèle. Il n’y a pas de crime, car, si j’étais coupable, je ne serai : pas si heureux.

ANGÈLE.

Vous êtes donc heureux ?...

ALFRED.

Je suis au ciel !

ANGÈLE.

Et c’est à moi que vous devez ce bonheur ?

ALFRED.

À toi, oui, oui... À toi seule.

ANGÈLE.

Redites-le-moi encore, que je souffre moins.

ALFRED.

À toi, oui, à toi seule. Tel est ici-bas le sort fortuné de la femme, Angèle ; Dieu l’a fait descendre sur la terre pour être la source de fout bien, et chaque faveur qu’elle accorde à celui qu’elle aime est un bonheur de plus qu’elle sème sur la vie.

ANGÈLE, tristement.

Oui, c’est cela, elle donne le bonheur et elle garde la honte.

ALFRED.

La honte, Angèle ? Oh ! qui saura jamais qu’il y a un secret entre nos deux âmes ?

ANGÈLE.

Qui le saura ? Celui à qui, hier, pour la première fois, je n’ai pas adressé ma prière.

ALFRED.

Il l’oubliera, en nous voyant à genoux devant l’autel, et, comme un bon père, il ne songera plus qu’à bénir.

ANGÈLE.

Oh ! que ce soit le plus tôt possible, mon Alfred, car j’aurai jusque-là bien du doute dans l’esprit et bien du remords dans l’âme.

ALFRED.

Aujourd’hui même, je parlerai à ta mère.

ANGÈLE.

Ma mère !... elle va venir, elle va m’embrasser au front, comme lorsque mon front était pur et innocent !... Oh ! Alfred, êtes vous bien sûre que Dieu n’a pas donné aux mères le don de la double vue ?...

ALFRED.

Non, mon Angèle... Abandonne-toi à moi.

ANGÈLE.

Oui !... vous avez raison, prenez ma vie, je vous la donne : n’est-ce pas à vous, à vous seul maintenant, qu’il appartiens de la faire heureuse ou désespérée ?... Oh ! ne l’oubliez jamais, Alfred, c’est une vie bien jeune et bien pure que je vous livre... Car elle n’est plus à moi, quand même je ne voudrais pas vous la donner... Tout mon pouvoir sur elle s’est évanoui... J’étais faible, je me suis appuyée contre vous... maintenant, voyez-vous, c’est vous seul qui serez mon Dieu ; votre volonté fera ma joie ou ma douleur... Je vivrai... voilà tout... C’est vous qui respirerez et agirez pour moi.

ALFRED.

Oh ! repose-toi en mon amour.

ANGÈLE.

Vous ne seriez pas heureux, voyez-vous, si vous me trompiez... vous ne pourriez pas l’être... Vous auriez au fond du cœur une voix qui vous crierait : « Il y avait sous le ciel une enfant pure, innocente et heureuse ; son bonheur lui venait de Dieu, et moi, homme... je lui ai ravi ce bonheur, en jouant, dans un moment de caprice ; et cette action, cette action infâme, qui n’est dans ma vie qu’un souvenir d’une minute... est pour elle, la malheureuse, une éternité de honte et de désespoir !... » Oh ! Alfred ! Alfred ! cela ne sera pas !... cela ne peut pas être !...

ALFRED.

Non... Je te le jure, Angèle, sur ce qu’il y a de plus sacré...

ANGÈLE.

Oh ! merci, mon ami ; vous êtes bon... et puis... vous m’aimez, n’est-ce pas ?

ALFRED.

Avec passion... Et toi ?...

ANGÈLE.

Moi !... je ne puis vous dire si je vous aime, car je ne sais pas ce que c’est que l’amour ; mais ce que je sais... oh ! c’est que je donnerais mon sang, que je donnerais ma vie pour vous épargner une douleur.

ALFRED.

Ange à moi !... Ainsi tout est dit, tu n’as plus de craintes ?...

ANGÈLE.

Je n’en veux plus avoir, du moins...

ALFRED.

Tu te fies à moi ?...

ANGÈLE.

Entièrement.

ALFRED.

Eh bien, écoute, Angèle ; va les rejoindre, car notre absence à tous deux pourrait leur donner des soupçons... Pendant ce temps-là, moi, j’irai sur la route d’Espagne au-devant de ta mère ; je voudrais la voir le premier ; je voudrais aussi qu’elle me vit avant les autres. Elle n’osera descendre la montagne en voiture ; je la rencontrerai, je lui parlerai, et, en arrivant ici, je ne serai déjà plus un étranger pour elle.

ANGÈLE.

Oh ! oui... c’est bien... Dieu vous conduise au-devant l’un de l’autre !...

ALFRED.

Comment la reconnaîtrai-je ?

ANGÈLE.

Brune, jeune, jolie.

ALFRED.

Jeune ?

ANGÈLE.

Oui... ma mère n’a que trente et un ans, et elle est belle, plus belle que moi... N’allez pas devenir amoureux de ma mère, monsieur !...

ALFRED.

Oh ! quelle idée folle !...

ANGÈLE.

Adieu, mon ami ; adieu, mon Alfred... et pensez à votre pauvre Angèle, qui ne pense qu’à vous...

ALFRED.

Toujours !...

À lui-même.

Ma foi, j’aurai là une femme charmante !

Il va pour sortir par la porte du fond, lorsque Henri paraît à la porte latérale.

 

 

Scène III

 

HENRI, ALFRED

 

HENRI.

Monsieur d’Alvimar, deux mots, s’il vous plaît.

ALFRED.

À vos ordres, monsieur.

HENRI.

Je voudrais avoir l’honneur de vous parler de mademoiselle Angèle de Gaston.

ALFRED.

Je vous écoute.

HENRI.

Puis-je exiger de vous la promesse que cette conversation restera à jamais entre nous deux ?

ALFRED.

Je vous la donne.

HENRI.

Sur l’honneur ?

ALFRED.

Sur l’honneur.

HENRI.

Vous aimez Angèle ?

ALFRED.

La question est franche.

HENRI.

Que la réponse soit de même.

ALFRED.

Il faudrait que je susse d’abord dans quel intérêt vous la faites ?

HENRI.

J’aime mademoiselle de Gaston, monsieur.

ALFRED.

Alors nous sommes rivaux.

HENRI.

Seulement, moi, monsieur, je l’aime d’un amour discret, triste et profond ; d’un amour qu’elle ne connaîtra jamais, que personne ne connaîtra jamais ; car j’ai votre parole que cet entretien n’aura point d’écho.

ALFRED.

Permettez-moi devons dire, monsieur, que je ne comprends pas trop le but de cette confidence.

HENRI.

Je vais vous l’expliquer : je ne dirai jamais à Angèle : « Je vous aime ; » car je ne peux pas être son époux ; mais vous comprendrez que celui auquel je céderai la place, et qui lui dira : « Je vous aime ! » doit le devenir.

ALFRED.

Tout en reconnaissant en bonne morale la vérité de cet axiome, vous conviendrez que je pourrais, vis-à-vis de vous, me soustraire à son application. Cependant, monsieur, comme mes intentions sont pures et honorables, je n’hésiterai point à vous répondre. Ma position sociale, et je dis cela sans craindre que personne m’accuse de présomption, me permet d’aspirer à la main de mademoiselle de Gaston, et je compte, aujourd’hui même, la demander à sa mère.

HENRI.

Et sans doute, vous vous sentez dans le cœur tout ce qu’il faut d’amour pour rendre cette enfant heureuse.

ALFRED.

Ici, monsieur, cesse, je le crois, votre droit d’interrogation, ou du moins ma volonté de répondre : mademoiselle de Gaston me paraît devoir être la seule appréciatrice de mes sentiments à son égard, et je ne répondrai qu’un mot à votre question : elle m’aime, monsieur.

HENRI.

Elle vous aime ?

ALFRED.

J’en suis sur.

HENRI.

Tout est dit alors ; faites le bonheur d’Angèle.

ALFRED.

Aviez-vous autre chose à me dire ?

HENRI.

Non, monsieur.

ALFRED.

Alors vous permettez ?...

Henri s’incline. Alfred sort.

HENRI, avec un soupir.

Il y a des hommes heureux !... Dieu a versé à pleines mains dans leur berceau tous les biens de cette vie !... Il y a des hommes heureux !...

 

 

Scène IV

 

HENRI, MADAME ANGÉLIQUE, ANGÈLE, MULLER

 

ANGÈLE.

Oh ! c’est d’une ressemblance parfaite, monsieur Henri.

Allant à la fenêtre.

On n’aperçoit point encore la voiture de ma mère ?...

MULLER.

Je vais envoyer un homme à cheval sur la route ?

ANGÈLE.

Oui, si vous le voulez bien.

Muller sort.

HENRI.

Je crois la chose inutile, mademoiselle ; M. d’Alvimar, que je quitte, s’est dirigé de ce côté.

ANGÈLE.

Ah ! vous quittez M. d’Alvimar ?

HENRI.

J’avais une explication à lui demander ; il me l’a donnée.

ANGÈLE.

Une explication !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Qu’as-tu donc, Angèle ?

ANGÈLE.

Rien ma tante.

MADAME ANGÉLIQUE.

Prends ton ouvrage.

ANGÈLE.

J’ai fini la pèlerine que je brodais pour ma mère.

MADAME ANGÉLIQUE.

Alors assieds-toi près de moi.

ANGÈLE.

Ma bonne tante !...

MADAME ANGÉLIQUE.

Eh bien, ta bonne tante... que lui veux-tu ?... Sais-tu une chose, Angèle ? c’est que, lorsque tu étais enfant et que tu venais t’asseoir ainsi à mes pieds en m’appelant ta bonne tante, tu avais toujours une petite faute à te faire pardonner.

ANGÈLE.

Mais, ma tante, je n’ai rien fait.

MADAME ANGÉLIQUE.

Je ne t’accuse pas, mon Angèle ; d’ailleurs, tu n’es plus un enfant, tu vas avoir seize ans.

HENRI.

Vous souffrez ?

ANGÈLE.

Non, monsieur Henri ; pourquoi cela ?

HENRI.

Voilà deux ou trois fois, depuis un instant, que vous changez de couleur.

ANGÈLE.

Mais... vous-même, en ce moment... vous êtes très pâle...

HENRI.

Eh bien, c’est cela... Moi, je souffre.

MADAME ANGÉLIQUE.

Comme vous ressemblez en ce moment à votre portrait !... Pourquoi donc lui avez-vous donné cette expression de douleur ?...

HENRI.

Pour qu’il fût ressemblant.

MADAME ANGÉLIQUE.

Voulez-vous que je vous dise une chose, monsieur Henri ; c’est que j’ai quelquefois pensé qu’il y avait au fond de ce jeune cœur-là un amour caché.

HENRI.

Un amour !... est-ce que je puis aimer, moi !...

ANGÈLE.

Douteriez-vous que ce sentiment existât ?

HENRI.

Douter de l’amour !... Dieu m’en garde, mademoiselle... Je n’ai point encore assez connu les biens de ce monde pour les blasphémer, et, en supposant que je les connaisse jamais, je prendrai trop tôt congé d’eux pour en être las et en douter... Douter de l’amour !... moi !... est-ce que je doute du soleil qui seul me fait vivre, qui, le matin, tire de la nuit ces montagnes, qui les anime à midi, en ruisselant sur elles, et qui, le soir, dore encore leur sommet au moment de leur dire adieu ?... Oh ! non, non ! j’y crois, et le ciel m’en est témoin, à cet amour ardent, profond, immense, qui s’empare de toute la vie, qui nous donne en ce monde une compagne que nous espérons retrouver dans l’éternité, et qui permet qu’après nous, sur cette terre, notre nom revive dans d’autres êtres que cet amour à leur tour fera heureux comme nous.

MADAME ANGÉLIQUE.

Et pourquoi, mon cher Henri, renonceriez-vous à éprouver un bonheur que vous peignez si bien ?...

HENRI.

Pourquoi ?... Pourquoi mademoiselle Angèle me disait-elle tout à l’heure que j’étais pâle ?... pourquoi me disait-elle que je pleurais en embrassant mon père ?... Pourquoi ?... C’est que j’hésite à marcher dans ma vie, parce que je sens que l’air m’y manque et que l’horizon y est trop étroit... parce que ma mère est morte à mon âge... parce que j’ai perdu un frère et une sœur aines à l’âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans... parce que mon père, enfin...

Riant amèrement.

comme il vous disait ce matin, m’a fait renoncer à la peinture, dont les couleurs me faisaient mal à la poitrine.

ANGÈLE.

Eh bien, en supposant qu’il existe pour votre santé de pareilles craintes, il a voulu, en faisant de vous un médecin, que vous puissiez veiller vous-même sur cette santé filiale qui lui est si chère, et à laquelle prennent tant d’intérêt tous ceux qui vous connaissent.

HENRI.

Et à quoi a-t-il réussi ?... Croyez-vous qu’il serait heureux, l’homme à qui Dieu aurait permis de lire dans sa vie, en lui marquant d’avance l’heure à laquelle il doit mourir ?... Eh bien, cet homme, c’est moi... Je regarde dans ma vie... et je m’y trouve face à face avec la mort... Je ne la crains pas, et cependant je me révolte contre elle, quoique je sente l’impossibilité de la combattre. Chaque soir, dévoré par ce feu intérieur qui fait bouillir mon sang, je compte quelques pulsations de plus dans mes artères ; chaque matin, après une nuit fiévreuse, je me lève plus faible et plus fatigué de mon sommeil qu’un autre ne l’est de sa veille... Chaque heure qui apporte autour de moi un bonheur, enlève une espérance en moi... Et vous voulez que j’aime !... vous voulez que je sois aimé !... que je fasse une épouse veuve avant de la faire heureuse !... que je lègue à les enfants qui mourront jeunes, comme je dois mourir jeune, une maladie que ma mère m’a léguée en mourant Jeune !... vous voulez que je connaisse l’amour !... Oh ! si je le sentais dans mon cœur mourant, de peur qu’une femme ne le partageât, je l’y enfermerais, je l’y cacherais à tous les yeux, je l’y étoufferais entre mes deux mains, dussé-je, en l’étouffant, me briser la poitrine !...

ANGÈLE.

Henri !... monsieur Henri !...

HENRI.

Je crois si bien à la vie, moi, à l’honneur des hommes, à la pureté des femmes ; je devine tant de bonheur, tant de félicité au delà de cet horizon qui borne ma vue !... Oh ! Angèle ! Angèle ! plaignez-moi !... Être plaint par vous... cela me consolera peut-être...

ANGÈLE.

Oui, je vous plains, mais je ne vous crois pas.

HENRI.

Et puis, de bon que j’étais, Angèle, cela me rend envieux et mauvais. Je ne puis voir un homme destiné par sa force à vivre de longues années, à aimer, à être aimé, – car l’amour, Angèle, c’est tout ce que je regrette de la vie, je vous le jure ; – je ne puis voir cet homme sans dire : « Mon Dieu, qu’a-t-il donc fait de bien, et, moi, qu’ai-je fait de mal ?... » Quand, tout haletant, je monte sur nos Pyrénées, espérant qu’un air plus pur me sera plus facile à respirer, si, sur mon chemin, s’élève un jeune arbre plein de sève, je deviens jaloux de cette force végétative qui me manque, et je la brise ; si sous mes pas s’ouvre une pauvre fleur, fraîche et tremblante au soleil, je la foule aux pieds... Enfin il y a des moments de désespoir... où, trouvant encore trop longue cette vie de souffrance, je suis prêt à l’abréger par le suicide.

ANGÈLE.

Oh !...

HENRI.

Oui ; car, en mourant de ma main, il me resterait, au moment suprême, le doute que j’aurais pu vivre et que Dieu ne m’avait pas condamné. Pardon... pardon si je vous dis tout cela... mais, depuis que les anges ne descendent plus sur la terre, il faut bien se plaindre aux femmes ! Devant un homme !... oh ! pour des années d’existence, je n’aurais pas laissé échapper une de ces ridicules lamentations.

MADAME ANGÉLIQUE.

Mon pauvre enfant !

ANGÈLE.

Monsieur Henri !...

HENRI.

Oh ! qu’Alfred est heureux !

Tressaillant.

Une voiture, mademoiselle !

ANGÈLE.

Voyez, monsieur Henri ! je ne l’avais pas entendue... et cependant... cependant c’est celle de ma mère...

HENRI.

Que vous êtes bonne !

ANGÈLE, courant au-devant de la Comtesse, qui entre soutenue par Alfred.

Ma mère ! ma mère !

La regardant.

Oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous ?...

MADAME ANGÉLIQUE.

Elle aura été arrêtée par des voleurs.

 

 

Scène V

 

HENRI, MADAME ANGÉLIQUE, ANGÈLE, LA COMTESSE DE GASTON, ALFRED

 

LA COMTESSE.

Sois tranquille, chère enfant ; c’est un reste de frayeur qui me rend encore pâle et tremblante. Mais... toi-même... voyons, commentes-tu ?... Bien !... Allons, je suis contente. Oh ! ma pauvre tante ! vous avez bien manqué ne plus me revoir, allez !...

ANGÈLE.

Mon Dieu ! mais qu’est-il donc arrivé ?

LA COMTESSE.

Remercie d’abord monsieur, Angèle ; car c’est à lui seul que tu dois d’embrasser ta mère.

ANGÈLE.

Oh ! monsieur !

LA COMTESSE, apercevant Henri.

Pardon, monsieur Henri, je ne vous avais pas vu.

ANGÈLE, bas, à Alfred.

Mon ami ! cher Alfred !

MADAME ANGÉLIQUE.

Et combien a-t-il tué de brigands ?

LA COMTESSE.

Il ne s’agit pas de brigands, bonne tante, mais bien de ma folie, qui, malgré mes trente et un ans, me fait toujours faire des imprudences d’enfant... Je connaissais de nom le précipice qu’on appelle le trou delà Bastide ; je voulus le voir en passant ; je fis arrêter ma voiture et je pris seule le sentier qui y conduit ; tu connais cet endroit, Angèle ?

ANGÈLE.

Oh ! oui, ma mère : un précipice de quatre-vingts pieds à peu près, du haut duquel se jette une cascade superbe, mais que je n’ai jamais vue ; car je n’ai point encore osé m’avancer sur la pointe de rocher d’où l’on dit qu’on la découvre parfaitement.

LA COMTESSE.

Eh bien, moi, moi, ta mère, j’ai été plus folle que toi, et c’est à toi de me gronder. Je me suis avancée sur cette pointe de rocher, et, arrivée à l’extrémité, j’ai vu l’abîme dans toute sa profondeur. Un instant, je fus tout entière à ce spectacle ; mais bientôt cette cascade qui tombe, et qui, en tombant, rejaillit en poussière, le bruissement de cette eau qui tournoie dans le bassin qu’elle s’est creusé, la vapeur qui montait comme un nuage, firent sur moi une telle impression, que je détournai les yeux. Ils se portèrent vers la langue de rocher humide et glissante sur laquelle j’étais debout, et qui offrait à peine une place à mes deux pieds... Je m’épouvantai de me trouver ainsi suspendue ! je voulus reculer, je sentis que, si je faisais un mouvement, l’équilibre me manquait et que j’étais perdue... Alors, je reportai malgré moi ma vue sur le précipice, et il me sembla, au fond du gouffre béant, dans ses eaux bouillonnantes, voir le démon du vertige qui riait et qui m’appelait à lui. C’était une fascination complète. Le ciel tournait sur ma tête, la terre tourbillonnait sous mes pieds ; je sentis que ma volonté m’échappait. Une pensée rapide comme un éclair vint me rappeler à la fois tous les souvenirs de mon existence. Je songeai à des choses oubliées ; je vis, en une seconde, apparaître dans une vision tous les êtres qui me sont chers ; je sentis que machinalement je me penchais en avant ; je jetai un cri terrible, un cri d’adieu à la création, et je fermai les yeux en me laissant aller... Au même instant, un bras de fer me saisit, m’enleva... Puis je ne sentis plus rien, j’étais évanouie...

Se jetant dans les bras de sa fille.

Oh ! embrasse-moi... embrasse-moi donc encore, mon enfant !...

À Alfred.

Mais vous pouviez vous perdre avec moi, le savez-vous bien ?

ALFRED.

Je pouvais vous sauver, madame, et je n’ai pensé qu’à cela.

ANGÈLE.

Mais comment vous êtes-vous trouvé là, à l’instant même, dans un endroit écarté de la route ?

ALFRED.

C’est bien simple. Je me promenais sur le grand chemin, je vis une voiture arrêtée... Je demandai à qui elle appartenait. Le postillon me répondit que c’était une femme jeune et belle...

À la Comtesse.

La curiosité me poussa du côté où vous étiez...

ANGÈLE.

Oh ! dites la Providence !... Une seconde fois, que je vous remercie !...

ALFRED, bas.

Chut ! Cela pourra nous servir.

HENRI, à part.

Cet homme-là a tous les bonheurs...

Haut, à la Comtesse.

J’espère, madame, que cette frayeur n’aura pas de suites.

Il salue comme pour se retirer.

LA COMTESSE.

Vous nous quittez déjà, monsieur ?

HENRI.

Je vous laisse tout entière à votre fille, madame ; car chacun de nous lui enlève une part de la joie de votre retour.

LA COMTESSE.

J’aurai le plaisir de vous revoir avant mon départ.

HENRI.

Est-il donc si prochain ?

LA COMTESSE.

Dans une heure, je me remets en route.

HENRI.

J’aurai l’honneur de prendre congé de vous, madame...

À Alfred, en sortant.

Rappelez-vous votre promesse, monsieur.

ALFRED.

Je reste pour l’accomplir.

 

 

Scène VI

 

MADAME ANGÉLIQUE, ANGÈLE, LA COMTESSE DE GASTON, ALFRED

 

ANGÈLE.

Eh quoi ! vous repartez sitôt, ma mère ?

LA COMTESSE.

Oui, mon enfant ; j’ai reçu à Madrid, avec la nouvelle de la révolution, une lettre du nouveau ministre de la guerre ; c’est, comme tu le sais, un ancien ami de ton père, il m’écrit de presser mon retour, car il espère me faire obtenir, en qualité de veuve d’officier général, la pension que l’autre gouvernement m’avait toujours refusée. Le vent de la faveur n’arrive que par bouffées et passe vite ; il faut que je me hâte, pendant qu’il souffle.

ANGÈLE, avec inquiétude.

Et m’emmenez-vous, ma mère ?

LA COMTESSE.

Non, mon enfant.

ANGÈLE.

Oh ! vous avez raison... bien raison, car ma santé...

LA COMTESSE.

Ne m’inquiète pas le moins du monde, car je te trouve très bien... Aussi n’est-ce point à cause d’elle que je te laisse ici ; mais, en arrivant à Paris, j’aurai des démarches à faire, je ne pourrais m’occuper assez de toi. Je l’écrirai de venir me rejoindre aussitôt mes affaires terminées.

ANGÈLE.

Quand vous le voudrez, ma mère.

MADAME ANGÉLIQUE.

Oui ; mais il faudra qu’alors je la laisse partir, moi, et je compte l’emmener dans mon Dauphiné.

LA COMTESSE.

Ma tante, vous savez que c’est votre fille et que je vous ai cédé tous mes droits sur elle ; ainsi vous en ferez ce que bon vous semblera.

MADAME ANGÉLIQUE.

En attendant, puisque tu pars, ma chère amie, voudras-tu te charger d’une lettre pour la supérieure du couvent où a été élevée Angèle ? Tu sais que c’est mon amie...

LA COMTESSE.

Mais certainement, ma tante...

MADAME ANGÉLIQUE.

Eh bien, je vais me dépêcher de l’écrire.

ALFRED, à Angèle.

Tâchez de trouver un prétexte pour me laisser seul avec votre mère.

ANGÈLE.

Ma tante, voulez-vous que je vous serve de secrétaire ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Oui, ma petite, viens...

ANGÈLE.

Vous permettez, maman ?

LA COMTESSE.

Oui, va.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, ALFRED

 

LA COMTESSE, à Alfred, qui prend son chapeau.

Vous vous retirez, monsieur ?

ALFRED.

Je crains d’être indiscret en restant plus longtemps.

LA COMTESSE.

Vous ne le croyez pas... Mais réfléchissez donc que je pars dans une heure... que je ne sais quand je vous reverrai ; que je n’ai point encore eu le temps de vous exprimer toute ma reconnaissance, et que, si vous me quittiez maintenant, j’ignorerais jusqu’au nom de mon sauveur... et je ne veux pas l’ignorer, moi.

ALFRED.

Je vous remercie, madame, car j’étais déjà préoccupé de cette attristante idée, que les existences humaines sont tirées, en sens divers, par des fils si opposés, que souvent le hasard nous jette en face d’une personne, nous y laisse juste le temps de nous la faire connaître, puis nous entraine à l’autre extrémité des lieux qu’elle habite, sans espoir de la revoir jamais, et pour regretter toujours de l’avoir vue.

LA COMTESSE.

Est-ce que vous apparteniez à l’ancienne cour ?

ALFRED.

Pourquoi cela, madame ?...

LA COMTESSE.

Parce que vous êtes d’une galanterie qui sent son faubourg Saint-Germain... Oh !

ALFRED.

Vous avez deviné juste, madame ; je me nomme le baron d’Alvimar ; je jouissais, près de l’ancienne famille royale, d’un certain crédit, et je devais à des services rendus une croix, une pension et un titre.

LA COMTESSE.

Et la chute des Bourbons vous a fait perdre tout cela ?...

ALFRED.

Je n’en sais rien ; mais je vous avoue que j’en ai peur...

LA COMTESSE.

Vous êtes-vous exilé depuis la révolution seulement ?...

ALFRED.

Non, madame ; quelque temps avant qu’elle arrivât, j’avais prévu la catastrophe. J’avais vainement voulu faire comprendre à nos hommes d’État que la route où l’on s’engageait n’était point la voie populaire, et que, même pour les hommes de génie, le chemin du despotisme est semé d’abîmes politiques. Je revins si souvent sur ce sujet, qu’un jour on me donna à entendre que ma franchise déplaisait au château. Ces demi-confidences sont faciles à comprendre. Je quittai donc Paris, déplorant en mon âme l’aveuglement de ceux à qui je devais tout... Ma prédiction n’a point tardé à se réaliser, et j’ai entendu d’ici le bruit de leur trône écrasé, et le grand cri de joie et de liberté qu’a jeté le peuple.

LA COMTESSE.

Eh bien, monsieur, maintenant que tout va se reformer sur de nouvelles bases, qui vous empêcherait de vous rattacher franchement à la nouvelle dynastie ? L’ancien gouvernement, par son ingratitude, vous a dégagé de votre reconnaissance ; les hommes qui étaient en disgrâce hier sont aujourd’hui les hommes en faveur ; et, en supposant que vous ayez besoin d’une réconciliation avec la cause de la liberté, il me sera facile de vous en ouvrir toutes les voies.

ALFRED.

Oh ! madame...

LA COMTESSE, lui tendant la main.

Quelque chose que je fasse pour vous, voyons, ne resterai-je pas votre éternelle obligée ?

ALFRED.

Mille grâces de cette offre, madame ; mais je ne puis l’accepter. Je tremblerais, isolé comme je le suis, n’ayant aucun motif de famille pour me rattacher au nouveau gouvernement, qu’on ne vit, dans ma conduite, un calcul, et non une conviction politique.

LA COMTESSE.

Mariez-vous alors ; on a, dans ce cas, une famille qui s’occupe de vous : on ne sollicite plus, on accepte, voilà tout.

ALFRED.

J’y ai bien songé, madame ; mais quelle probabilité, dans la position où je me trouve, sans autre fortune que ce qu’on était convenu d’appeler avant la révolution mes talents diplomatiques, qu’une famille puissante veuille replanter dans la terre de la faveur un pauvre arbre déraciné par l’ouragan politique !

LA COMTESSE.

Je crois que vous jugez mal le monde ou vous-même...

Riant.

Voulez-vous que je vous cherche une femme ? Et si vous n’êtes pas trop difficile...

ALFRED.

Oh ! de votre main, madame, je m’engage à la prendre les yeux fermés... Mademoiselle Angèle ne retourne pas avec vous à Paris ?

LA COMTESSE.

Non ; sa santé réclame de grands soins ; les bals, les soirées, les nuits de danse et de veille la tueraient !...

ALFRED.

Mais... vous, madame, qui tout à l’heure me donniez le conseil de prendre une femme, ne songez-vous pas à lui choisir un mari ?

LA COMTESSE.

Angèle ?... Mais c’est une enfant...

ALFRED.

Elle a seize ans ! et vous devez vous être mariée plus jeune encore...

LA COMTESSE.

C’est vrai ; mais écoutez, vous m’avez fait votre confession, je vais vous faire la mienne. La manière dont nous avons fait connaissance, votre dévouement pour moi, ma reconnaissance pour vous, ont établi entre nous deux, ce me semble, dans l’espace d’une heure, cette... je ne sais trop comment dire, notre langue est pauvre en synonymes !... cette intimité, cette confiance, veux-je dire, qui n’est habituellement le résultat que d’une plus longue liaison. Je vais donc vous raconter mes projets, comme je le ferais à un vieil ami. Je date de l’Empire, telle que vous me voyez, et, si votre galanterie vous en faisait douter, ma franchise pourrait vous en convaincre ; c’était une des vertus de l’époque. Je fus mariée au général de Gaston, pendant le court intervalle qui sépara les deux chutes de l’Empire. Napoléon était un dieu militaire, vous le savez : mon mari, dont il était l’idole, au moment de son retour de l’île d’Elbe, non-seulement se rattacha à sa fortune, mais encore alla au-devant d’elle. Le général fut tué à Waterloo. Sa mort me condamna à la retraite. Bientôt je donnai le jour à un enfant qui jamais ne vit son père... Cet enfant, c’est Angèle. J’eus seize ans le jour de sa naissance. À peine si j’avais effleuré les enivrements du monde ; les soins que je donnais à ma fille ne m’en firent connaître que les douceurs maternelles. La disgrâce dans laquelle se trouvait le nom de mon mari ne m’en laissait guère espérer d’autres. Ma fortune même était à peine suffisante pour moi et mon enfant. Ma tante Angélique, à titre de marraine, voulut se charger de ma fille, la sépara de moi, l’emmena dans une terre qui lui appartenait ; si bien que nous changeâmes presque de rôle, et qu’elle devint la mère d’Angèle, dont je ne fus plus que la tante... C’est ainsi que, pendant quinze ans, je restai dans mon isolement de veuve... Tout à coup, voilà qu’aujourd’hui ma fortune prend un caractère nouveau. La lettre que j’ai reçue du ministre fait preuve que je vais jouir de quelque crédit. Impuissante pour moi-même, car quelle faveur peut solliciter une femme ? je puis beaucoup pour un homme que je présenterais. Cette influence me met à même de doubler sa fortune, s’il en a une, ou de lui créer une position, s’il n’en a pas. Et, à moins qu’on ne me dise, monsieur, que je suis trop vieille et pas assez jolie pour songer à un second mariage, j’avoue que j’aurai l’amour-propre de ne pas le croire impossible.

ALFRED.

Oh ! madame...

LA COMTESSE.

Vous êtes trop galant pour n’être pas de mon avis... Je le savais bien.

ALFRED.

Mais je ne vois pas comment cela empêcherait mademoiselle Angèle...

LA COMTESSE.

Pardon ; si je marie ma fille avant moi, je me donne, dans mon gendre, un maître qui aura le droit de contrôler ma vie ; qui, quand je voudrai à mon tour prendre un mari, dira à sa femme : « Mais ta mère est folle !... comment ! elle va être bientôt grand’mère, et elle se remarie... » Savez-vous qu’alors il aura peut-être raison ? Angèle a seize ans à peine ; elle peut très bien attendre un an ou deux ; moi, j’en ai... trente et un passés ; n’est-il pas plus simple que j’assure d’abord ma position, que j’emploie mon crédit en faveur de l’homme qui voudra bien accepter ce crédit pour ma dot ?... Je suis à peu près certaine d’obtenir, pour mon mari ou pour celui qui sera sur le point de le devenir, tout ce que je demanderai, et peut-être alors m’assurerai-je, par la reconnaissance, un bonheur que mon âge peut-être ne me permet plus d’exiger de l’amour...

ALFRED, à part.

Ah !...

LA COMTESSE.

Car, vous concevez, ma position et celle de mon mari une fois solidement établies, alors, à l’aide du crédit de son beau-père, je m’occupe à son tour du bonheur d’Angèle... Dites-moi, monsieur, est-ce que ce n’est point là le calcul d’une femme raisonnable et en même temps d’une bonne mère de famille ?

ALFRED.

Ajoutez que c’est encore celui d’une femme pleine d’esprit et de grâce... qui ne pourra faire qu’un heureux et fera mille jaloux...

LA COMTESSE.

Toujours des réminiscences de l’ancienne cour.

ALFRED.

La vérité doit être de mode à la nouvelle.

LA COMTESSE.

Comme vous le voudrez ; mais enfin, voilà pourquoi... car, puisque je me trouve entraînée à vous faire ces confidences, autant tout vous dire ; voilà pourquoi je laisse Angèle ici ; elle est jeune, elle est jolie, Angèle, et je suis, sinon jalouse, du moins inquiète ; c’est terrible, savez-vous, pour une femme de trente et un ans, d’avoir près d’elle une jeune et blonde tête comme celle-là !

ALFRED.

Oh ! madame, qu’avez-vous à craindre ?...

LA COMTESSE.

Ses quinze ans.

ALFRED.

Mais elle a l’air de votre sœur, et voilà tout ; elle est jolie, c’est vrai... Mais regardez-vous donc, madame ! vous, vous êtes belle et dans toute la puissance de votre beauté. Vous parlez d’enchainer à vous un homme par la reconnaissance ; mais, madame, fût-il riche et puissant comme un roi, celui que vous aimerez sera plus heureux du bonheur que vous lui apporterez que de celui qu’il possédera.

LA COMTESSE.

Vrai ?

ALFRED.

Oh ! je vous le jure.

LA COMTESSE.

Ainsi vous approuvez le plan que j’ai formé ?

ALFRED.

Je le trouve admirable !... Me permettrez-vous, à mon arrivée à Paris, de vous aider dans vos recherches ?

LA COMTESSE.

Vous y revenez donc ?

ALFRED.

Voilà plusieurs jours que je serais parti déjà, si mon domestique avait pu me trouver une chaise de poste à acheter dans toute la ville ; mais c’est une chose rare qu’une chaise de poste à Cauterets.

LA COMTESSE.

Mais écoutez donc ; voulez-vous faire une chose ? ma voiture contient quatre personnes ; ma femme de chambre seule m’accompagne ; acceptez une place, et je vous emmène...

ALFRED.

Vous, madame !... Mais ne craignez-vous point ?...

LA COMTESSE.

Le monde ?... Vous n’avez donc pas entendu ce que je viens de vous dire, que ma femme de chambre était en tiers avec nous ; d’ailleurs, je vous enlève par égoïsme... Il peut se trouver encore un précipice sur la route...

ALFRED.

Oh ! madame !... mais ce voyage serait pour moi un bonheur.

LA COMTESSE.

Prenez garde, un mot de plus, et je retire ma parole.

ALFRED.

Oh ! non, non, je l’accepte, et, s’il le faut, je la réclame.

LA COMTESSE.

Alors, si vous voulez faire placer vos malles...

ALFRED.

Non, mille grâces ! cela vous retarderait trop ; mon domestique partira ce soir par la diligence et les accompagnera. Voulez-vous que je l’appelle ?

LA COMTESSE.

Certes !... Ainsi vous êtes prêt ?

ALFRED, sonnant.

Oui, madame.

LA COMTESSE, allant vers la porte latérale, et appelant.

Angèle !...

ALFRED, à Dominique, qui entre.

Je pars à l’instant pour Paris ; tu prendras ce soir la diligence ; je te laisse le soin de faire mes malles et de régler mes comptes avec M. Muller : tiens, voici de l’argent.

DOMINIQUE.

C’est bien, monsieur.

LA COMTESSE, à Dominique.

Mon ami, savez-vous si ma chaise est prête ?

DOMINIQUE.

Le postillon vient d’y mettre les chevaux.

LA COMTESSE.

Dites-lui de faire avancer.

Dominique sort.

Angèle !...

ANGÈLE, de l’escalier.

Me voici, maman.

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, ALFRED, ANGÈLE, MADAME ANGÉLIQUE

 

LA COMTESSE.

Allons, mon enfant...

ANGÈLE, bas, à Alfred.

Eh bien ?

ALFRED.

Tout va au mieux.

ANGÈLE.

Oh ! je respire !...

À la Comtesse.

Eh quoi ! vous partez déjà, ma mère, ma bonne mère ? Je suis si heureuse !... Oh ! embrassez-moi... Déjà partir !...

LA COMTESSE.

Tu vois, la voiture attend... Angèle, monsieur m’accompagne...

ANGÈLE.

Monsieur !...

ALFRED, pendant que la Comtesse et madame Angélique font l’enveloppe de la lettre et la cachettent.

Oui...

Bas.

Votre mère a sur vous des projets qu’il faut que je combatte, et je réussirai, j’espère, à vaincre une résolution que je crois fortement arrêtée dans son esprit ; mais, comme elle n’a personne à Paris, et qu’il lui faut quelqu’un pour l’aider dans ses démarches, je me suis offert ; je veux me rendre utile, nécessaire si je le puis ; et alors, cher ange, quand je lui aurai rendu tous ces petits services de bureaux, de ministères, services si importants pour une femme, tu comprends, car une femme ne peut aller solliciter d’antichambre en antichambre, une récompense me sera due, je la demanderai... Cette récompense sera Angèle, mon Angèle chérie, qui m’aura peut-être oublié, mais à laquelle, moi, je penserai toujours.

ANGÈLE.

Moi... vous oublier !... Oh ! mon Dieu... Ah ! je ne sais pas pourquoi, Alfred, mais j’ai le cœur bien serré...

ALFRED.

Notre séparation ne sera pas longue, chère enfant !... Rapporte-t’en à mon amour.

ANGÈLE.

Oh ! que j’ai besoin d’y croire !

ALFRED.

Chut !

Haut.

Mademoiselle a-t-elle quelque commission ?...

ANGÈLE.

Merci.

LA COMTESSE.

Eh bien, voilà que tu pleures... Allons, embrasse-moi !...encore !... la !... encore ! Tu sais bien que je t’aime...

ANGÈLE.

Oui, maman ; mais cela n’empêche pas que vous me laissez ici...

LA COMTESSE.

Mais... ce matin... tu ne voulais pas venir avec moi...

ANGÈLE.

Oh ! ce matin... c’était autre chose...

À part.

Il restait, lui !

LA COMTESSE.

Aussitôt mes affaires terminées, je t’écris, je te le promets...

À Henri, qui entre.

Ah ! monsieur Henri, je désespérais presque de pouvoir vous faire mes adieux... Si vous venez à Paris, j’espère que l’une de vos premières visites sera pour moi.

HENRI.

Jamais offre n’a été reçue avec autant de reconnaissance, madame, ni avec un plus vif désir d’en profiter.

LA COMTESSE.

Ainsi, c’est parole donnée...

À Alfred.

Je vous attends, monsieur.

ALFRED.

À vos ordres, madame.

LA COMTESSE.

Adieu, ma bonne tante... Adieu Angèle ; bientôt, va !... bientôt !

ANGÈLE.

Ma mère !... ma mère !...

Elle se jette en pleurant dans les bras de la Comtesse, avec laquelle Alfred s’apprête à sortir.

HENRI, à madame Angélique.

Dites-moi, madame, et M. d’Alvimar ?

MADAME ANGÉLIQUE.

Il retourne à Paris avec ma nièce.

HENRI, à part.

Ah ! voilà le secret des larmes d’Angèle.

 

 

ACTE III

 

ERNESTINE

 

Un boudoir servant de passage du salon à une chambre à coucher ; au fond, une porte et une fenêtre ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

ALFRED, UN DOMESTIQUE, puis JULES RAYMOND

 

ALFRED, s’adressant au Domestique, qui allume les bougies.

Madame la comtesse de Gaston est-elle rentrée ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur ; elle est à sa toilette.

ALFRED.

C’est bien. Donnez-moi une plume, du papier et de l’encre.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur va écrire ?

ALFRED.

Pourquoi cette question ?

LE DOMESTIQUE.

Parce qu’un ami de monsieur l’attend chez lui.

ALFRED.

Son nom ?

LE DOMESTIQUE.

Jules Raymond.

ALFRED.

Oh ! faites-le entrer ici. Je n’ai pas le temps de remonter chez moi ; d’ailleurs, je compte le présenter à madame la comtesse. – Ajoutons-le à ma liste. Jules Raymond ! il arrive bien, pour peu qu’il soit danseur.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Jules Raymond.

ALFRED.

Ah ! cher ami, tu es un garçon bien aimable de penser a moi.

JULES.

Et tu es le premier auquel j’aie pensé : ainsi tu vois que je ne te vole pas ton compliment.

ALFRED.

Voyons, d’où viens-tu, éternel coureur ?

JULES.

De la Suisse.

ALFRED

Ah ! bravo !

JULES.

Mais, dis-moi donc, il me semble que les affaires ont admirablement marché en mon absence.

ALFRED.

Mais oui, pas mal.

JULES.

Tiens, je croyais qu’on ne portait plus la croix de Saint-Louis.

ALFRED.

C’est celle de la Légion d’honneur.

JULES.

Et tu es rentré dans ta pension ?

ALFRED.

Le ministre l’a doublée.

JULES.

Et ta place de premier secrétaire à Rome t’a-t-elle été rendue ?

ALFRED.

Non ; mais je suis nommé, à compter d’aujourd’hui, je crois, ministre plénipotentiaire à Bade.

JULES.

Je t’en fais mon compliment. Je n’ai pas besoin de te demander comment vont les amours ; il est probable qu’ils suivent la même marche.

ALFRED.

Tu connais mon système.

JULES.

Ainsi tes projets ont réussi ?

ALFRED.

Complètement.

JULES.

Alors tu épouses mademoiselle Angèle ?

ALFRED.

Non ; je me marie avec madame de Gaston.

JULES.

Ah çà ! mais, mon ami, tu me dis là des choses de l’autre monde.

ALFRED.

En doutes-tu ?

JULES.

Ma foi, je te l’avoue...

ALFRED.

Viens au bal ce soir, et tu apprendras, de la bouche même de la comtesse, ce que tu ne veux pas croire de la mienne... La comtesse doit, ce soir, annoncer notre mariage comme une chose arrêtée.

JULES.

Eh ! mais sa fille ?

ALFRED.

Angèle ? Elle est près de sa tante, au fond du Dauphiné. Aussitôt après son mariage, sa mère la fera venir.

JULES.

Mais la comtesse est donc toute puissante ?

ALFRED.

Tout à fait. Elle a joint à son influence personnelle celle de la maîtresse du ministre, une dame de Varly, de Varcy, je ne sais pas trop. Cette dame a été sensible, dans la position fausse où elle se trouve, à quelques égards que la comtesse a eus pour elle. Depuis ce temps, madame de Gaston en fait tout ce qu’elle veut : sa pension lui a été rendue, un arriéré payé. Enfin, je ne sais quelle chose encore elle a obtenue.

JULES.

Allons, mon cher ami, je te fais mon compliment.

ALFRED.

Je te préviens que je ne te recevrai que ce soir au bal.

JULES.

Il faudrait au moins, pour y venir, que je fusse invité par la comtesse.

ALFRED.

Je l’attends pour lui remettre la liste des invitations que j’ai faites en son nom, et, lorsque le domestique t’a annoncé, je t’ai porté au nombre de mes danseurs.

JULES.

Eh bien, soit... Mais je n’ai point de temps à perdre alors.

Tirant sa montre.

Neuf heures ; et à quelle heure s’ouvre le bal ?

ALFRED.

À dix heures... Hâte-toi donc si tu veux danser la première contredanse avec la comtesse.

JULES.

Je pars. Annonce-moi d’avance : tu pourrais n’être pas là pour me présenter.

ALFRED.

Sois tranquille.

JULES.

Allons, une nouvelle séparation de sept mois, – car il y a sept mois que nous ne nous sommes vus, je crois, – et je te retrouve ambassadeur.

ALFRED.

C’est possible. Adieu.

JULES.

Au revoir.

 

 

Scène II

 

ALFRED, LA COMTESSE, en toilette de bal

 

LA COMTESSE.

Avec qui causiez-vous donc là ?

ALFRED.

Ah ! je vous fais mon compliment ; vous êtes merveilleusement belle avec cette toilette.

LA COMTESSE.

Flatteur ! je ne vous demande pas cela ; je vous demande quel est ce jeune homme qui s’en va.

ALFRED.

Un ami à moi, qui a l’honneur d’être connu de vous, je crois ; Jules Raymond, un peintre artiste.

LA COMTESSE.

Oui, je le connais de nom, mais pas autrement.

ALFRED.

Eh bien, je vous le présenterai ce soir ; vous permettez ?

LA COMTESSE.

Certainement.

ALFRED.

Voici la liste des personnes que j’ai invitées en votre nom.

LA COMTESSE.

Parlons d’abord de vos affaires... J’ai vu le ministre.

ALFRED.

Ah !

LA COMTESSE.

Votre nomination est signée.

ALFRED.

Ma nomination de ministre plénipotentiaire ?

LA COMTESSE.

Oui.

ALFRED.

Et vous consentirez à vous exiler avec moi ?

LA COMTESSE.

J’irai au bout du monde avec mon mari.

ALFRED.

Que vous êtes bonne !

LA COMTESSE.

Non, je vous aime.

Alfred lui baise la main.

D’ailleurs, je ferai revenir Angèle ; nous l’emmènerons avec nous ; et nous lui trouverons là-bas quelque joli petit baron allemand bien blond, bien mélancolique, bien rêveur...

ALFRED, l’interrompant.

Est-ce que vous avez le brevet ?

LA COMTESSE.

Non, il est entre les mains de madame de Varcy, qui, comme vous le savez, a enlevé d’assaut cette affaire : elle vient ce soir ; je vous présenterai à elle, et c’est elle-même qui s’est chargée de vous remettre votre nomination.

ALFRED.

Merci. Maintenant, à notre liste.

LA COMTESSE, la repoussant doucement.

C’est bien ; vous avez invité vos amis, n’est-ce pas ? Vos amis sont les miens, je serai donc heureuse de les recevoir... Ah ! de mon côté, j’ai fait une invitation que j’avais oublié de vous dire.

ALFRED.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

J’ai trouvé hier chez moi la carte de M. Henri Muller.

ALFRED.

Ah ! il est à Paris ?

LA COMTESSE.

Il y arrive, je crois, venant du Midi.

ALFRED.

Et sa santé ?

LA COMTESSE.

Toujours plus mauvaise ; aussi je doute qu’il vienne.

ALFRED.

Et moi, je suis sûr qu’il viendra.

LA COMTESSE.

J’en suis bien aise, c’est un bon jeune homme. Maintenant, monsieur, vous me permettrez de vous rappeler que vous êtes en retard.

ALFRED.

C’est vrai ; dix minutes pour ma toilette, et je suis à vous.

LA COMTESSE.

Allez.

Sonnant.

Fanny !

FANNY.

Madame la comtesse ?

LA COMTESSE.

Dites-moi, est-ce que vous trouvez que cette robe me va bien ?

FANNY.

Parfaitement.

LA COMTESSE.

Et ma coiffure ?

FANNY.

À merveille.

LA COMTESSE.

Allez me chercher mon bouquet.

Fanny rencontre un Domestique à la porte et lui parle bas.

FANNY.

Madame la comtesse...

LA COMTESSE.

Eh bien ?

FANNY.

Une dame qui descend de voiture désire parler à madame.

LA COMTESSE.

Déjà une de nos danseuses !

LE DOMESTIQUE.

Oh ! non, madame, elle arrive en chaise de poste.

LA COMTESSE.

Elle prend, mal son temps. N’importe, faites entrer.

À Fanny.

Mon bouquet n’est point dans l’antichambre, il est chez moi.

Tout en arrangeant ses cheveux devant une glace.

Quelle peut être cette dame qui m’arrive à cette heure ? Quelque amie de pension, quelque...

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, ANGÈLE, vêtue de deuil

 

ANGÈLE.

Ma mère !

LA COMTESSE, courant à elle.

Angèle, toi !

ANGÈLE, se précipitant tout éplorée dans ses bras.

Ma mère !... ma mère ! vous m’aimez donc ?

LA COMTESSE.

Comment ! chère enfant, si je t’aime ?... Mais qu’as-tu ?... pourquoi ce retour imprévu ? ce deuil ?...

ANGÈLE.

Ma pauvre tante Angélique...

LA COMTESSE.

Oh ! mon Dieu !

ANGÈLE.

Subitement... sans qu’on s’en doutât... Comprends-tu ?

LA COMTESSE.

Pauvre tante !...

ANGÈLE.

Alors, je me suis trouvée seule, malade. Moi aussi, j’ai pensé que je pouvais mourir, mourir loin de vous... et je ne voulais pas mourir loin de ma mère.

LA COMTESSE.

Toi, mourir ?... Quelles idées !...

ANGÈLE.

Oh ! vous ne savez pas ce que j’ai souffert !

LA COMTESSE.

En effet, tu es bien changée.

ANGÈLE.

Oui... J’hésitais à revenir cependant, de peur... de peur que vous ne fussiez mécontente... Mais je me suis dit : « Maman m’aime... » N’est-ce pas, maman, que tu m’aimes ?...

LA COMTESSE.

Oh ! chère petite !

ANGÈLE.

« Elle me pardonnera d’arriver ainsi ; car, pour rester dans ce vieux château, toute seule... » Oh ! je serais morte, ma mère, je serais morte !

LA COMTESSE.

Eh bien, non, non... Te voilà, calme toi.

ANGÈLE.

Comme vous êtes belle, vous, ma mère ! Vous allez en soirée ?

LA COMTESSE.

Cela tombe horriblement mal... Comment faire ?... Je ne puis maintenant fermer ma porte.

ANGÈLE.

Comment ! c’est ici ?...

LA COMTESSE.

Eh ! oui... Mon Dieu, si M. d’Alvimar était là, il me donnerait un conseil.

ANGÈLE.

N’est-il point à Paris ?

LA COMTESSE.

Si !... il me quitte, au contraire. Il va revenir.

ANGÈLE.

Ah !

LA COMTESSE.

Qu’as-tu ? Comme tu pâlis !

ANGÈLE.

Ce n’est rien, rien, ma mère.

LA COMTESSE.

Que faire, mon Dieu ?... Maudit bal !

ANGÈLE.

Il est annoncé, donnez-le.

LA COMTESSE.

Y seras-tu ?

ANGÈLE.

Moi, ma mère ?... Oh ! le pourrais-je, fatiguée, malade comme je le suis ?... Non, je vous en prie. Ma petite chambre est-elle toujours libre ?

LA COMTESSE.

Oui, elle t’attendait, car j’allais t’écrire de revenir... Nous parlions de toi avec M. d’Alvimar, il y a dix minutes, et nous faisions ensemble des projets...

ANGÈLE.

Sur moi ?

LA COMTESSE.

Oui.

ANGÈLE.

Que vous êtes bonne !

On entend sonner.

Oh ! maman, c’est déjà quelqu’un ; je me sauve.

LA COMTESSE, ouvrant la porte latérale.

Tiens, voilà ta chambre.

ANGÈLE.

Merci.

Allant à la porte.

Louise ! Louise ! faites porter tous mes effets dans ma chambre... Tenez, là, là... Au revoir, ma mère ; aimez-moi un peu... Oh ! j’ai tant besoin de votre amour...

LA COMTESSE.

Allons !... j’irai t’embrasser lorsque je serai débarrassée de tout le monde.

ANGÈLE.

Oui, ma mère.

UN DOMESTIQUE, de l’autre porte.

Les personnes invitées par madame la comtesse commencent à arriver.

LA COMTESSE.

Faites les entrer au salon... Ah ! excepté madame de Varcy, que vous introduirez de ce côté ; puis vous viendrez me prévenir qu’elle y est. Voyons, Fanny, Fanny !... tout va-t-il bien ?...

FANNY.

Très bien.

LA COMTESSE.

Mon bouquet ?

FANNY.

Le voici.

LA COMTESSE.

C’est tout ?... Oui... allons.

Entrent Louise et un Domestique portant des malles et des cartons. 

FANNY, leur indiquant la porte d’Angèle.

Par ici... par ici... tenez...

LOUISE.

Oui, oui... je sais.

 

 

Scène IV

 

ALFRED, FANNY

 

ALFRED, de la porte du fond.

Fanny !

FANNY.

Monsieur ?

ALFRED.

Où est madame la comtesse ?

FANNY.

Au salon.

ALFRED.

Est-ce qu’il y a beaucoup de monde ?

FANNY.

Mais pas mal déjà.

Elle sort.

ALFRED.

Ce diable de Muller, cela me contrarie de le trouver ici ; il va me parler d’Angèle, et je n’y pense déjà que trop.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame de Varcy.

À madame de Varcy.

Je vais prévenir madame la comtesse.

 

 

Scène V

 

ALFRED, ERNESTINE

 

ALFRED.

Ah ! ma protectrice inconnue...

Se retournant.

Ernestine de Rieux !

ERNESTINE.

Non, monsieur, madame de Varcy.

ALFRED.

Ah ! voilà qui est d’une exactitude scrupuleuse, madame... Je vous avais donné rendez-vous dans le monde au bout de combien ? de... huit mois, je crois... en robe de bal, des perles au cou, des fleurs sur la tête. Vous avez devancé l’époque... et cependant, madame, rien ne manque à l’exactitude de la toilette dans laquelle je comptais vous rencontrer.

ERNESTINE.

Oui, vous êtes un prophète d’infamie, et tout ce que vous m’avez prédit est arrivé.

ALFRED.

Madame... ceci m’a l’air d’une confidence ; et je vous ai promis de ne pas vous demander par quels moyens...

ERNESTINE.

Mais je me suis promis de vous le dire, moi. En vous quittant, je suis revenue à Paris, résolue à m’enfermer... à ne voir personne... Ah ! je lisais mal au fond de mon cœur... Je voulais bien m’éloigner du monde ; mais je ne voulais pas que le monde s’éloignât de moi. J’espérais qu’il viendrait me chercher... Il m’abandonna... sans m’oublier... Mon absence servit de texte à ses conversations, de but à ses calomnies... On allait jusqu’à supposer des choses que ma présence seule pouvait démentir... Je n’osais rentrer dans la société. Cependant... isolée comme je l’étais... sans appui... J’en trouvai un... un soutien puissant !... je compris que le monde est ainsi fait, que, lorsqu’on ne marche pas sur les préjugés, ils marchent sur vous ; qu’il faut les fouler aux pieds si l’on ne veut pas qu’ils vous écrasent... On avait méprisé la pauvre femme, humiliée et repentante... Je me couronnai de ma honte... et l’on m’adora comme une reine.

ALFRED.

Ainsi vous êtes l’amie du ministre ?...

ERNESTINE.

Oh ! monsieur, point de vaine pudeur de mots, dites sa maîtresse.

ALFRED.

Il n’en est que plus méritoire à vous, dans cette haute position, de vous rappeler encore vos anciens amis.

ERNESTINE, amèrement.

Comment voulez-vous que je vous oublie ?

ALFRED.

Oh ! mais je m’entends... vous les rappeler... pour leur être utile... voilà ce que je veux dire ; car, si je suis bien informé, c’est à votre protection, madame, que je dois ma nomination.

ERNESTINE.

Oui, monsieur, et j’ai voulu vous en remettre moi-même le brevet.

Elle le lui présente.

ALFRED.

Vous êtes trop bonne...

Lisant.

Mais il y a une erreur, madame... Mon départ est fixé à trois jours.

ERNESTINE.

Ce n’est point une erreur.

ALFRED.

Mais je ne puis partir en ce moment.

ERNESTINE.

Eh bien, vous ne partirez pas.

ALFRED.

Mais alors...

ERNESTINE.

La place de ministre plénipotentiaire étant vacante et ne pouvant rester inoccupée à cause de son importance... à votre refus, une autre personne y sera envoyée.

ALFRED.

Ah ! ah !... je commence à comprendre... et je vois maintenant de quelle manière vous vous souvenez de vos anciens amis. On vous aura dit mon prochain mariage, et...

ERNESTINE.

On ne m’a rien dit, monsieur.

ALFRED.

Savez-vous, madame, que nous jouons un jeu qui pourra bien devenir une guerre ?

ERNESTINE.

Quelque nom que vous lui donniez, monsieur, et à quelque conséquence qu’il entraîne, je suis prête à faire votre partie.

ALFRED.

Eh bien, je jouerai cartes sur table ; vous savez que je suis franc. J’aime la comtesse de Gaston...

ERNESTINE.

Tiens !... Je croyais que c’était sa fille.

ALFRED.

Vous êtes puissante ; mais elle n’est pas sans crédit... Je lui dois beaucoup.

ERNESTINE.

De l’amour, du dévouement !... Je ne vous reconnais plus, monsieur ; et vos principes ?...

ALFRED.

M’ont conduit à mon but.

ERNESTINE.

Vous n’y touchez pas encore.

ALFRED.

Peu de chose m’en sépare, du moins.

ERNESTINE.

Vous estimez bien peu ma volonté, ce me semble.

ALFRED.

Savez-vous que vous me rendriez fat ?

ERNESTINE.

Oh ! vous auriez tort de le devenir.

ALFRED.

Votre dépit ressemble tant à un reste d’amour.

ERNESTINE.

Dites à un commencement de haine...

ALFRED.

Contre moi ?...

ERNESTINE.

Oh ! non, je ne vous hais pas.

ALFRED.

Madame.

ERNESTINE.

Je marque un point... vous vous fâchez...

ALFRED.

Madame, c’est assez plaisanter.

ERNESTINE.

Aussi je cesse... Partirez-vous, monsieur ?

ALFRED.

Je ne partirai pas.

ERNESTINE.

Vous avez trois jours pour vous décider.

ALFRED, lui remettant le brevet.

Voici ma réponse.

ERNESTINE.

Très bien... Voulez-vous m’offrir la main pour entrer au bal ?

ALFRED.

Voici madame de Gaston qui va vous y introduire.

 

 

Scène VI

 

ALFRED, ERNESTINE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Pardon, madame ; on est, il est vrai, venu me dire que vous étiez ici... mais, forcée de faire un premier quadrille, je n’ai pu venir qu’après la contredanse...

À d’Alvimar.

Vous vous êtes présenté tout seul, monsieur, à ce qu’il paraît ?

ALFRED.

J’avais déjà eu l’honneur de rencontrer madame.

LA COMTESSE.

Voulez-vous entrer ?... Nous manquons de jolies femmes.

ALFRED, bas, à la Comtesse.

Je voudrais bien vous parler.

LA COMTESSE.

Moi aussi.

ALFRED.

Je vous attends, alors.

LA COMTESSE.

Ici ?

ALFRED.

Oui.

 

 

Scène VII

 

ALFRED, puis LA COMTESSE, puis JULES RAYMOND

 

ALFRED.

Ah ! elle veut me faire plier sous sa volonté, cette femme ! âme perdue qui veut perdre celle des autres pour racheter la sienne... Nous verrons !... Le ministre, le ministre... il n’est pas inamovible... On parle d’une nouvelle combinaison... et ma nomination par celui-ci pourrait bien être un titre de destitution aux yeux de l’autre...

À la Comtesse, qui rentre.

Oh ! venez, venez...

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu, qu’y a-t-il ? Comme vous paraissez agité !

ALFRED.

Il faut que vous annonciez ce soir notre mariage... et publiquement.

LA COMTESSE.

Ce soir ?... Je venais justement vous dire que cela me paraissait impossible.

ALFRED.

Et pourquoi ?

LA COMTESSE.

Angèle est arrivée.

ALFRED.

Angèle !...

LA COMTESSE.

Au moment où vous me quittiez.

ALFRED.

Angèle est ici ?

LA COMTESSE.

Là, dans cette chambre.

ALFRED.

Ah !...

LA COMTESSE.

Et vous comprenez... il est impossible que j’annonce publiquement un mariage que ma fille ignore encore, et que je vous avoue ne savoir trop comment lui apprendre.

ALFRED.

Vous avez raison, c’est impossible... de toute impossibilité... vous avez raison.

LA COMTESSE.

Ainsi, c’est quelques jours de retard, et voilà tout...

ALFRED.

Oui, oui... trois ou quatre jours... il vaut mieux retarder...

LA COMTESSE.

Oh ! je vous remercie de comprendre cela.

JULES, entrant.

Mille pardons, madame la comtesse, de vous poursuivre jusqu’ici ; mais vous m’avez donné des droits sur lesquels je vous préviens que je ne laisserai pas empiéter... même par Alfred... Vous m’avez promis cette contredanse...

LA COMTESSE.

Oui, monsieur, et je ne l’avais pas oublié.

JULES.

Mille grâces, madame...

La musique joue.

Entendez-vous ?

LA COMTESSE.

Me voici, monsieur.

 

 

Scène VIII

 

ALFRED, puis LOUISE

 

ALFRED.

Angèle ici ! qui ramène cette enfant malgré mes lettres ? Angèle ici !... Et moi entre ces deux femmes ; et cela au moment de réussir ! Misérable ambition de petites choses ! Tout cela pour parvenir à être ministre plénipotentiaire, et voilà tout ! Angèle ici... là !...

La porte d’Angèle s’ouvre avec précaution.

Ah !... j’ai cru que c’était elle.

LOUISE.

C’est vous que je cherchais, monsieur.

ALFRED.

Me voilà.

LOUISE.

Une lettre pour vous.

ALFRED.

De qui ?

LOUISE.

De ma maîtresse.

ALFRED.

D’Angèle ?

Après avoir jeté un coup d’œil sur la lettre.

Ce n’est pas possible ! oh ! non... dites, dites...

LOUISE.

Cela est cependant, monsieur.

ALFRED.

Oh ! que faire ?...

LOUISE.

Elle vous attend pour décider cela avec vous.

ALFRED.

Plus tard... j’irai tout à l’heure.

LOUISE.

Eh ! monsieur, il n’y a pas une minute à perdre.

ALFRED, s’élançant dans la chambre.

Allons, alors !...

LOUISE, près de la porte d’Angèle, regardant la personne qui entre du côté opposé.

M. Henri Muller.

Elle referme la porte vivement.

 

 

Scène IX

 

HENRI, seul

 

Oh ! que je souffre ! cet air échauffé par les bougies, parfumé par les fleurs... m’étouffe... Ce bruit, ces éclats, ce tourbillonnement me tuent. On respire ici, du moins !...

Il jette son chapeau sur un sofa et s’y assied lui-même.

Oh ! je n’aurais pas dû venir... mais j’espérais entendre parler d’Angèle... et je n’ai pas même osé prononcer son nom devant sa mère, de peur que mon émotion ne me trahit... Que ces hommes et ces femmes sont heureux !... la belle chose qu’un bal pour ceux qui peuvent y vivre !...

 

 

Scène X

 

HENRI, assis, ALFRED, sortant pâle et agité de la chambre d’Angèle

 

ALFRED.

Que faire ?... que devenir ?... où trouver l’homme qu’il me faut, et cela à l’instant même ?

HENRI, se levant.

M. d’Alvimar.

ALFRED.

Henri Muller !...

Se frappant le front.

Ah ! il n’y a pas d’autre moyen.

HENRI.

Qu’avez-vous ?...

ALFRED, allant à lui et lui prenant la main.

Monsieur... vous êtes homme d’honneur... et vous savez ce que c’est que l’honneur... Il faut que vous m’aidiez à sauver celui d’une femme !...

HENRI.

Comment cela, monsieur ?... Expliquez-vous !...

ALFRED.

En votre qualité de médecin... on a dû parfois vous faire des demandes semblables à celle que je vais vous adresser... Promettez-moi de m’accorder la mienne... promettez-le-moi !

HENRI.

Si elle ne sort en rien des devoirs de mon état... si même elle ne compromet que ma personne...

ALFRED.

Elle est dans les devoirs de votre état, et ne peut point vous compromettre.

HENRI.

Alors parlez...

ALFRED.

Assez loin d’ici pour qu’il n’y ait pas un instant à perdre, monsieur, une jeune fille... en ce moment... une jeune fille de haute noblesse... une jeune fille dont le déshonneur rejaillirait sur toute une famille... une jeune fille va devenir mère.

HENRI.

Je comprends ce que vous demandez de moi, monsieur.

ALFRED, avec anxiété.

Eh bien ?

HENRI.

Je suis prêt à vous suivre.

ALFRED.

Écoutez, monsieur, ce n’est pas tout...

HENRI.

Après ?

ALFRED.

Cette jeune fille, vous pourriez la rencontrer dans le monde plus tard... un jour...

HENRI.

Un pareil secret est sacré, monsieur ; je ne la reconnaîtrais pas.

ALFRED.

Mais elle vous reconnaîtrait, vous... et elle en mourrait... elle en mourrait de honte, monsieur !... Écoutez, ne me rendez pas service à demi... permettez une chose.

HENRI.

Laquelle ?

ALFRED.

Que je vous bande les yeux !... que je vous conduise ainsi jusque dans sa chambre...

HENRI.

Je vous comprends, monsieur.

ALFRED.

Et vous y consentez ?

HENRI.

J’allais vous le proposer.

ALFRED, à part.

Je suis sauvé.

HENRI, prenant son chapeau.

Je suis prêt.

ALFRED.

Descendez, monsieur, descendez le premier... et attendez-moi au coin de la rue dans un fiacre ; je vous rejoins... Allez, allez.

Henri sort.

ALFRED, frappant à la porte d’Angèle.

Louise !...

LOUISE.

Monsieur ?

ALFRED.

Dans un quart d’heure, je reviens... Rassure ta maîtresse.

LOUISE.

Hâtez-vous !

ALFRED.

Je cours...

Louise rentre. Alfred, en se retournant, rencontre Jules et Ernestine.

 

 

Scène XI

 

ALFRED, JULES, ERNESTINE

 

ERNESTINE, prenant Alfred par le bras.

Avez-vous réfléchi, monsieur ?

ALFRED.

Oui.

ERNESTINE.

Et qu’avez-vous décidé ?

ALFRED.

Envoyez-moi demain le brevet.

ERNESTINE.

Et dans trois jours ?...

ALFRED.

Je pars !...

JULES, l’arrêtant par l’autre bras.

Eh bien ?...

ALFRED.

Quoi ?

JULES.

Qui épouses-tu décidément, car on n’a point annoncé ton mariage ? Est-ce la mère ?... est-ce la fille ?...

ALFRED.

Ni l’une ni l’autre !...

Il sort précipitamment.

JULES.

Voilà bien le garçon le plus original que je connaisse.

ERNESTINE.

Oui, oui... il est assez bizarre.

 

 

Scène XII

 

JULES, ERNESTINE, LA COMTESSE, INVITÉS

 

LA COMTESSE, entrant.

Comment ! vous partez déjà ?

ERNESTINE.

Mais il se fait tard.

LA COMTESSE.

Oh ! deux heures tout au plus...

ERNESTINE.

Vous avez arrêté toutes les pendules.

LA COMTESSE.

Décidément ? – Tom, la pelisse de madame, alors.

ERNESTINE.

Vous trouverez mon domestique dans l’antichambre : une livrée lie de vin, des aiguillettes noir et argent.

LA COMTESSE.

Oh ! que c’est mal, de nous quitter si tôt.

JULES.

Mais, vous le voyez, madame... il n’y a point que nous... Tout le monde part.

LA COMTESSE.

C’est votre exemple.

TOM.

Voici la pelisse de madame.

JULES.

Oserai-je vous offrir mon bras jusqu’à votre voiture ?

ERNESTINE, lui donnant le bras.

Mille grâces.

LA COMTESSE.

Et moi, mille remerciements.

Tout le monde se retire.

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, TOM, LOUISE

 

TOM.

Il n’y a plus personne au salon. Madame la comtesse ordonne-t-elle qu’on éteigne ?

LA COMTESSE.

Oui, certainement.

Allant à la porte d’Angèle.

Fermée... Ah ! je comprends ; elle aura craint que quelqu’un, en se trompant...

Elle frappe doucement. Louise sort.

LOUISE.

Madame la comtesse !...

LA COMTESSE.

Oui, j’ai promis à Angèle de venir l’embrasser.

LOUISE.

C’est... c’est que mademoiselle Angèle dort, madame... et vous la réveilleriez.

LA COMTESSE.

Vous avez raison ; elle doit être fatiguée, cette pauvre enfant !... Dites-lui que je suis venue ; qu’au milieu du bal, j’ai vingt fois pensé à elle... et, demain, qu’elle reste au lit, je viendrai la voir.

Elle sort. Les bougies sont complètement éteintes, et le théâtre est dans l’obscurité.

LOUISE.

Oh ! je tremblais !... mon Dieu !... Maintenant, vont-ils venir ?... Mon Dieu ! ayez pitié de ma maîtresse...

Elle va pour rentrer, on frappe à la fenêtre.

On frappe... on frappe... C’est lui...

Ouvrant.

Monsieur Alfred !

ALFRED.

Silence !

À Henri.

Nous sommes arrivés, monsieur.

Il entre par la fenêtre, aidant Henri, qui a les yeux bandés, à monter après lui.

Prenez garde... Bien. Vous m’avez donné votre parole d’honneur de ne point chercher à reconnaître...

HENRI.

Je vous la renouvelle.

ALFRED, à Louise, qui tient la porte ouverte.

Pas de lumière dans l’appartement ?

LOUISE.

Aucune.

ALFRED, entraînant Henri.

Entrons.

 

 

ACTE IV

 

ANGÈLE

 

La chambre d’Angèle.

 

 

Scène première

 

ANGÈLE, couchée sur une chaise longue, LOUISE, puis LA COMTESSE, puis HENRI

 

ANGÈLE, à Louise, qui entre.

L’avez-vous vu ?

LOUISE.

Pas encore.

ANGÈLE.

A-t-il lu ma lettre, au moins ?

LOUISE.

Son domestique la lui a remise quand il est rentré cette nuit.

ANGÈLE.

Oh ! me laisser ainsi depuis trois jours ! Alfred ! Alfred !

LOUISE.

Voici madame...

ANGÈLE.

Chut ! retirez-vous !...

LA COMTESSE.

Puis-je entrer ?

ANGÈLE.

Oui, ma mère.

LA COMTESSE.

Eh bien, comment te trouves-tu ?...

ANGÈLE.

Très bien, maman...

LA COMTESSE.

Tu ne veux donc pas me dire ce que tu as.

ANGÈLE.

Mais que voulez-vous que je vous dise, ma mère ? Je n’ai rien...

Elle essaye de se lever et retombe.

LA COMTESSE.

Vois !... Oh ! tu me caches quelque chose...

ANGÈLE.

Moi ?... Rien, oh ! rien, je vous jure.

LA COMTESSE.

Si tu as quelques chagrins, dis-les-moi... Voyons, doutes-tu de mon amour ?

ANGÈLE.

Je serais bien malheureuse, ma mère, si j’en doutais ?

LA COMTESSE.

Mais je puis douter du tien, moi... Voilà trois jours que tu es souffrante et que, malgré mes prières, tu refuses de voir un médecin... Tu veux donc mourir ?

ANGÈLE.

Ma mère...

LA COMTESSE.

Écoute... je comprends ta répugnance pour un médecin étranger... pour un homme que tu ne connaitrais pas. Mais... pour un ami...

ANGÈLE.

Que voulez-vous dire ?

LA COMTESSE.

Si M. Henri, par exemple...

ANGÈLE.

Henri Muller...

LA COMTESSE.

Oui, il est à Paris.

ANGÈLE.

Oh ! M. Henri... Oh ! lui moins que tout autre.

LA COMTESSE.

Je lui ai écrit.

ANGÈLE.

De venir ?

LA COMTESSE.

Oui.

ANGÈLE.

Oh !

LA COMTESSE.

Et...

ANGÈLE.

Et... et... il est là, n’est-ce pas ?... Voilà ce que vous voulez dire.

LA COMTESSE.

Eh bien, oui.

ANGÈLE.

Ma mère, ma mère, au nom du ciel !

LA COMTESSE.

Il existe donc quelque chose, quelque chose que tu ne peux pas avouer... Mais que veux-tu que j e suppose, alors ?... Voyons.

ANGÈLE, s’affaissant.

Rien... rien... rien...

LA COMTESSE.

Ainsi tu consens ?

ANGÈLE.

Faites tout ce que vous voudrez, ma mère.

LA COMTESSE, allant à la porte.

Monsieur Henri, venez...

HENRI, entrant.

Madame...

LA COMTESSE.

J’ai obtenu d’elle qu’elle vous voie. Oh ! je vous la recommande, monsieur Henri ; c’est mon enfant chérie, voyez-vous... Oh ! vous me répondez d’elle !

HENRI.

Est-elle donc si souffrante ?...

LA COMTESSE.

Je ne sais ce qu’elle a... Tâchez de découvrir son secret, si elle en a un. Parlez-lui comme on parle à une sœur... Je vous laisse avec elle, pour que vous soyez plus libre... Devant moi... Je ne sais qu’imaginer. Vous comprenez... Enfin, monsieur Henri !... tout, tout... faites tout pour elle.

HENRI.

J’ignore si je puis quelque chose, madame ; mais je suis bien entièrement à vous...

LA COMTESSE.

Je vous laisse... J’attendrai chez moi. Venez me trouver après l’avoir quittée ; aussitôt après, je vous prie...

HENRI.

J’irai.

LA COMTESSE.

J’y compte.

Elle sort.

HENRI, s’approchant lentement d’Angèle, qui tient sa tête cachée entre ses mains.

Mademoiselle !...

Répétant.

Mademoiselle !

ANGÈLE, relevant la tête et regardant autour d’elle.

Et ma mère, où est-elle ?

HENRI.

Sortie un instant.

ANGÈLE.

Oh !

HENRI.

Je croyais que vous auriez plus de plaisir à revoir un ancien ami.

ANGÈLE.

Pardon.

HENRI, s’asseyant près d’elle.

Voulez-vous me donner votre main ?

ANGÈLE.

Ma main ?...

HENRI.

C’est à titre de médecin que je vous la demande.

ANGÈLE.

Et c’est à titre d’ami que je vous la donne.

HENRI.

Elle est bien brûlante... Vous avez la fièvre.

ANGÈLE, à part, retirant sa main.

Dieu !... si l’on pouvait reconnaître !

HENRI.

Qu’avez-vous ?... Dites-moi.

ANGÈLE.

Rien.

HENRI.

C’est impossible... Vous souffrez, vous devez souffrir du moins... Vous êtes pâle, changée...

ANGÈLE.

Ne me regardez point ainsi, monsieur Henri !... vous me faites mal ; vous me mettez au supplice...

HENRI.

Mon Dieu, que puis-je vous dire ? que puis-je vous faire ?...

ANGÈLE.

C’est le chagrin de la mort de ma bonne tante... C’est le voyage qui m’a fatiguée... et pas autre chose... Quelques jours me remettront.

HENRI.

Et quand êtes-vous arrivée ?

ANGÈLE.

Il y a quatre jours, le soir du bal...

HENRI.

M. d’Alvimar m’avait dit que ce n’était que le lendemain...

ANGÈLE.

Il s’est trompé sans doute ; car je l’ai vu peu de temps après être descendue de voiture.

HENRI.

Et pourquoi ne pas vous être montrée un instant ?

ANGÈLE.

J’étais en deuil, j’étais fatiguée...

HENRI.

Et où étiez vous pendant ce temps ?

ANGÈLE.

Dans cette chambre.

HENRI.

Dans cette chambre ?

ANGÈLE.

Oui, c’est la mienne.

HENRI, frappé d’une idée.

J’en ai vu sortir Alfred, en effet... pâle, agité... au moment où...

Il regarde Angèle fixement, puis il se relève, recule, et s’écrie avec explosion.

C’est impossible !...

ANGÈLE.

Quoi ? quoi donc ?

HENRI, regardant autour de lui.

Mon Dieu !... mon Dieu !...

ANGÈLE, le suivant des yeux, et se soulevait sur ses bras.

Que fait-il ?...

HENRI, ouvrant la porte.

Voilà la fenêtre... au rez-de-chaussée... Voilà la porte... Voici un meuble auquel je me suis heurté...

Marchant droit à Angèle épouvantée.

Angèle, Angèle, répondez-moi comme vous répondriez à Dieu.

ANGÈLE.

Que voulez-vous ? que voulez-vous ?...

HENRI.

Angèle, la nuit du bal...

ANGÈLE, répétant machinalement.

La nuit du bal...

HENRI.

Ah !... un homme, conduit par Alfred...

ANGÈLE.

Eh bien ?...

HENRI.

Les yeux bandés...

ANGÈLE.

N’achevez pas !...

HENRI.

Est entré ici... dans votre chambre.

ANGÈLE.

Comment le savez-vous ?

HENRI.

C’était moi !...

ANGÈLE, se jetant à ses pieds, le front contre terre.

Mon Dieu ! mon Dieu ! tuez-moi...

HENRI, se tordant les bras.

Oh ! oh !

ANGÈLE, soulevant sa tête doucement, puis regardant Henri et se relevant tout à coup.

Et mon enfant, monsieur ! qu’avez-vous fait de mon enfant ?...

HENRI.

Que dites-vous ? Je n’entends pas ; que dites-vous ?...

ANGÈLE.

Mon fils... c’était un fils... on m’a dit que le médecin l’avait emporté. Oh ! qu’est-il devenu ?... Vous m’en répondez, monsieur !

HENRI.

Il vit.

ANGÈLE.

Oh ! il vit !... il vit, pauvre ange !... Vous l’avez vu ?... vous avez vu mon enfant ? Henri... oh ! mon bon Henri, que je vous embrasse !...

HENRI.

Angèle ! vous me tuez.

ANGÈLE.

Nous irons le voir, n’est-ce pas ?... Aussitôt que je pourrai sortir, nous irons ensemble ; vous ne me refuserez point de me conduire près de lui, n’est-ce pas ? Une mère qui demande à voir son enfant, c’est sacré... On ne peut pas empêcher une mère de voir son enfant... Son enfant est à elle ; oh ! l’on ne peut pas la priver de son enfant !

HENRI.

Nous irons.

ANGÈLE.

Quand ?

HENRI.

Bientôt.

ANGÈLE.

Mon fils !...

HENRI.

Parlons d’autre chose...

ANGÈLE, baissant la tête.

Et de quoi voulez-vous que j’ose parler, si ce n’est de lui ?...

HENRI.

Parlons de son père.

ANGÈLE

Oh !...

HENRI.

Point de honte, Angèle... La honte est pour l’infâme !

ANGÈLE.

Henri, s’il m’épouse !

HENRI.

Oui ; mais il faut qu’il vous épouse.

ANGÈLE.

Il me l’a promis.

HENRI.

Quand ?

ANGÈLE.

Pendant cette nuit fatale.

HENRI.

Et depuis ?...

ANGÈLE.

Oh ! monsieur, je ne l’ai pas revu.

HENRI, entre ses dents.

Le misérable !...

ANGÈLE.

Oh ! voilà ce qui me faisait mourir !... ne rien savoir, n’oser me confier à personne ; des remords, des craintes, de la honte plein le cœur... Et ma mère, qui ne me quittait pas.

HENRI.

Il faut tout lui dire, Angèle.

ANGÈLE.

Oh ! je n’oserai jamais.

HENRI.

Alors, je le lui dirai, moi !... car il faut que cet homme vous épouse ; il le faut... Voulez-vous, moi, que je le dise à votre mère ?

ANGÈLE.

Non, non, non... par grâce !... j’aime mieux encore moi-même.

HENRI.

Il faut tout lui avouer, lui dire qu’elle aille trouver cet homme ; car, si elle n’y va pas j’irai, moi...

ANGÈLE.

Non !... oh ! non, pas vous.

HENRI.

C’est qu’il n’y a pas une minute à perdre... Voyez-vous, Alfred est capable de tout... de partir, de s’éloigner.

ANGÈLE.

Oh ! vous le calomniez, Henri...

HENRI.

Dieu le veuille !

ANGÈLE.

Eh bien, aujourd’hui.

HENRI.

Oh ! ce n’est point aujourd’hui, c’est tout de suite.

ANGÈLE.

Mon Dieu !

HENRI.

J’ai bien le droit d’exiger quelque chose de vous, Angèle... Eh bien, j’exige qu’à l’instant même vous avouiez tout à votre mère.

ANGÈLE.

Quelques minutes de grâce.

HENRI.

Pas une seconde... Je vais l’aller trouver, lui dire de venir... Angèle, Angèle, du courage !... Votre mère vous aime ; et puis, d’ailleurs, il le faut !...

ANGÈLE.

Allez donc !...

Henri sort.

Oh ! oh !...

Sanglotant.

Que je malheureuse, mon Dieu !... oh ! mon Dieu !

 

 

Scène II

 

ANGÈLE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, entrant.

Un secret ! Quel peut être ce secret ?

ANGÈLE, se rejetant en arrière.

Ma mère !

LA COMTESSE.

Eh bien, mon enfant, me voilà... Me crains-tu ?... crains-tu de me dire, à moi, à moi, ta mère, ce que tu as dit à un étranger ?...

ANGÈLE.

Oh ! je ne lui ai rien dit ; il a deviné !

LA COMTESSE.

Eh bien, causons un peu, et je devinerai aussi, moi.

ANGÈLE.

Vous ?

LA COMTESSE.

Oui. Ne suis-je pas une mère indulgente ? Voyons.

ANGÈLE.

Oh ! si...

LA COMTESSE.

Eh bien, ma pauvre enfant ?

ANGÈLE, posant la tête sur les genoux de sa mère.

Oh ! ma mère !

LA COMTESSE.

Allons, te voilà comme lorsque tu étais toute petite, et que, le soir, fatiguée d’avoir joué toute la journée, tu venais dormir la tête sur mes genoux ; tu me disais tout alors ; moi, c’était toi... Pas un de tes petits secrets n’échappait à ta mère, et je n’avais pas même besoin de les aller chercher au fond de ton cœur : ils venaient tout seuls au-devant de moi jusque sur tes lèvres rosées... Oh ! mon enfant, voyons, qui t’a faite pâle et pleurante ainsi ? Quelque chagrin, quelque douleur ?... quelque amour, peut-être ?...

ANGÈLE, secouant la tête.

Oui, oui...

LA COMTESSE.

Eh bien, à qui veux-tu parler de cet amour, si ce n’est à ta mère ?... Voyons, conte-moi cela... Tu ne peux aimer qu’un homme digne de toi... Parle, parle.

ANGÈLE.

Je n’oserai jamais...

LA COMTESSE.

Voyons, écoute... Moi aussi, j’ai un secret à te confier.

ANGÈLE.

Vous ?

LA COMTESSE.

Oui... Je vais commencer... et, quand ta mère t’aura tout dit... à ton tour, tu lui diras tout, n’est-ce pas ?

ANGÈLE.

Que vous êtes bonne !

LA COMTESSE.

Tu es raisonnable, on peut tout te dire... Puis tu me donneras des conseils, peut-être.

ANGÈLE.

Moi ?... Ah ! vous vous moquez de moi, maman.

LA COMTESSE.

Eh bien, voilà qu’à mon tour je suis presque aussi embarrassée que toi. Angèle... je me marie.

ANGÈLE, se jetant à son cou.

Vous, ma mère ?

LA COMTESSE.

Eh ! oui... je fais cette folie... Mais je ne t’en aimerai pas moins, mon enfant !... mais je n’en ferai pas moins tout au monde pour ton bonheur... Ton beau-père te sera un appui, un soutien de plus...

ANGÈLE.

Oh ! oui, vous faites bien, vous avez raison.

LA COMTESSE.

Tu m’approuves donc ?

ANGÈLE.

Oh ! ma mère, ai-je le droit de vous désapprouver ?...

LA COMTESSE.

Eh bien, voilà qui doit te mettre à ton aise auprès de moi... Voyons, parle, mon enfant...

ANGÈLE.

Oh ! moi...

LA COMTESSE.

Mais c’est donc une chose bien affreuse, que tu n’oses pas me l’avouer, après ce que je l’ai dit ?

ANGÈLE.

Oh ! oui, ma mère, bien affreuse !

LA COMTESSE.

Voyons, mais tu m’inquiètes... sérieusement... Comment tu crains, à moi ?...

ANGÈLE, se précipitant à ses pieds.

Ma mère !... si j’avais là mon enfant, je le mettrais à vos pieds, et alors... vous me pardonneriez peut-être ?

LA COMTESSE.

Malheureuse enfant, que dis-tu ?

ANGÈLE.

Je dis, ma mère !... Pardon ! pardon !...

LA COMTESSE.

Voyons, continue.

ANGÈLE.

Je dis qu’un homme est venu... je ne savais pas, moi, ma mère... j’étais avec ma tante...

LA COMTESSE.

Oh !...

ANGÈLE.

Pauvre tante ! ce n’est pas sa faute, ma mère... Je l’ai aimé, cet homme... Vous n’étiez pas là, j’étais sans conseil, sans défense.

LA COMTESSE.

Oh ! oh !...

ANGÈLE.

Eh ! ma mère, vous voyez bien que vous ne me pardonnez pas...

LA COMTESSE, la relevant.

Oh ! si, si, mon enfant, ma pauvre enfant !... Oh ! si, si, je te pardonne ; car tout cela, c’est ma faute... Si j’avais veillé sur toi, comme je devais le faire... Mais, au moins, cet homme, quel est-il ?

ANGÈLE.

Oh ! vous aviez bien dit, ma mère, digne de moi par sa naissance, par sa position sociale.

LA COMTESSE.

Son nom ?

ANGÈLE.

D’ailleurs, vous le connaissez... il est votre ami.

LA COMTESSE.

Mais nomme-le donc.

ANGÈLE.

Alfred d’Alvimar...

LA COMTESSE, tombant à genou.

Oh !... oh ! maintenant, c’est à toi de me pardonner, ma fille !

ANGÈLE.

Comment ?

LA COMTESSE.

Alfred d’Alvimar...

ANGÈLE.

Eh bien ?

LA COMTESSE.

C’est lui que j’allais épouser.

ANGÈLE, épouvantée.

Cet homme vous aime, madame ?

LA COMTESSE.

Il me l’a dit, du moins.

ANGÈLE, se renversant en arrière.

Mon Dieu, Seigneur, ayez pitié de nous !...

 

 

ACTE V

 

HENRI MULLER

 

Une pièce faisant suite à une antichambre à perron qui descend dans un jardin. Cette pièce sépare l’appartement de la comtesse de Gaston de celui d’Alfred d’Alvimar ; elle a deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

ALFRED, DOMINIQUE

 

Dominique lit les journaux. Alfred entre par le fond.

ALFRED.

Dominique, rien de nouveau ?

DOMINIQUE.

Non, monsieur.

ALFRED.

Personne n’est venu ?

DOMINIQUE.

La femme de chambre de mademoiselle Angèle, voilà tout. Elle venait vous supplier, de la part de sa maîtresse, de passer chez elle.

ALFRED.

C’est bien.

Dominique se retire dans la première antichambre.

Pauvre enfant !... Quelle fatalité maudite pèse sur elle ! Il va des moments où je suis prêt à tout dire à Ernestine et à faire un appel à son cœur. Mais le secret d’Angèle au pouvoir de cette femme, c’est impossible. Il y en a d’autres où je suis prêt à me jeter aux pieds de madame de Gaston, à tout lui avouer, au risque de perdre fortune et avenir. Toutes ces choses, qui tout à coup ont tourné ainsi, et qui jusque-là n’avaient eu pour dénouement que quelques larmes, suivies d’un prompt oubli... Cette enfant qui est là, qui souffre, qui me demande et que je n’ose plus voir... Je lui écrirai, j’écrirai à sa mère. Je lui dirai tout, et, quand ma position sera fixée, je réparerai tout. Madame de Gaston me pardonnera ; ses protections sont presque aussi puissantes que celles d’Ernestine. Mais partons d’abord, partons.

DOMINIQUE.

Monsieur...

ALFRED.

Quoi ?

DOMINIQUE.

Le chasseur de madame de Varcy.

LE CHASSEUR, entrant.

De la part de madame la marquise.

ALFRED.

Bien... Mon brevet ! Ah ! elle reprend confiance en moi : je ne devais le trouver qu’en arrivant à Vienne. Que m’écrit-elle ? « Une nouvelle combinaison ministérielle vient d’être arrêtée au conseil ; tous les ministres se retirent, excepté celui des affaires étrangères ! » Tout le crédit de madame de Gaston s’écroule, et celui d’Ernestine se double. La nouvelle sera demain, 13 mars, dans le Moniteur. Oh ! me voilà à la merci de cette femme... Mais les événements sont donc d’accord avec elle ?... Dominique, je n’y suis pour personne.

LE CHASSEUR.

Il n’y a pas de réponse, monsieur ?

ALFRED.

Dites à madame la marquise que, dans un quart d’heure, je pars.

Il rentre dans sa chambre. Les deux Domestiques s’éloignent en causant.

LE CHASSEUR.

Accompagnez-vous votre maître ?

DOMINIQUE.

Oh ! je le suis partout. Je suis son homme de confiance plutôt que son domestique...

 

 

Scène II

 

HENRI, LA COMTESSE

 

Henri ouvre une des deux portes latérales et reste sans entrer. La Comtesse entre.

HENRI.

Du courage, madame ! je serai là.

LA COMTESSE.

Et vous, monsieur Henri, de la prudence ! nous sommes bien malheureuses, ne nous faites pas plus malheureuses encore.

HENRI.

Soyez tranquille... Mais, vous-même, du calme, de la mesure !

LA COMTESSE.

J’en aurai... Du reste, vous en jugerez... Cette porte seule vous séparera de nous, et vous entendrez... n’est-ce pas ?

HENRI.

Parfaitement...

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, DOMINIQUE, puis ALFRED

 

LA COMTESSE.

Votre maître est-il chez lui ?

DOMINIQUE.

Non, madame.

LA COMTESSE.

Rentrera-t-il bientôt ?

DOMINIQUE.

Je ne sais.

LA COMTESSE.

N’importe, je vais l’attendre.

DOMINIQUE.

Mais, madame la comtesse, peut-être M. d’Alvimar restera-t-il jusqu’à la nuit.

LA COMTESSE, s’asseyant.

Eh bien, je l’attendrai jusqu’à la nuit.

D’ALVIMAR, dans l’antichambre.

Non, non... Les chevaux à la voiture.

LA COMTESSE.

Vous vous trompiez, mon ami ; le voici...

ALFRED, entrant.

Vite, Dominique ! il faut...

S’interrompant.

La comtesse !...

Allant à elle.

Ah ! madame, que je suis heureux, fatigué que je suis de visages diplomatiques, de trouver, en rentrant chez moi, un pareil contraste !...

LA COMTESSE.

Faites sortir cet homme, monsieur.

ALFRED.

Dominique, laissez-nous.

Bas.

Mets les chevaux à la voiture.

Le Domestique sort.

Eh bien, maintenant, madame, que toutes nos démarches sont terminées, et terminées heureusement, à quand mon mariage ?...

LA COMTESSE.

C’est ce que je venais vous demander de la part d’Angèle...

ALFRED, lâchant la main de la comtesse.

Ah !...

LA COMTESSE.

Cette enfant vous aime... Vous l’aimez aussi...

ALFRED.

Moi ?

LA COMTESSE.

Oh ! si vous ne l’aimiez pas, comment nommeriez-vous votre conduite avec elle ? et si, après votre conduite avec elle, vous ne l’épousiez pas... comment alors nommeriez-vous votre refus ?

ALFRED.

Mais, madame, après ce qui était convenu entre nous...

LA COMTESSE.

Rien n’était convenu, monsieur !... ou j’ai tout oublié...

ALFRED.

Madame...

LA COMTESSE.

Mais je sais qu’il était convenu avec ma fille, monsieur, que vous me demanderiez la main de ma fille... Vous me l’avez demandée, et je vous l’accorde...

ALFRED.

Mais je ne puis...

LA COMTESSE, se levant.

Ah ! vous ne pouvez !... parce que nous sommes deux femmes, n’est-ce pas ? parce que nous n’avons ni père ni mari qui nous défendent ?... Vous ne pouvez !... lorsque vous avez déshonoré une enfant... si jeune, qu’elle ignorait ce que c’était que le déshonneur, vous ne pouvez, dites-vous !...

ALFRED.

Mais, madame, depuis ce temps... un autre amour... que je crus partagé...

LA COMTESSE.

Je ne vous comprends pas, monsieur.

ALFRED, se relevant.

Alors je vois qu’il faut être clair et précis ; je vais l’être... Je ne puis épouser Angèle...

LA COMTESSE.

Ah !...

ALFRED.

Mes projets d’avenir...

LA COMTESSE.

Malheureux !... malheureux que vous êtes.

ALFRED.

Madame !

LA COMTESSE.

Vos projets d’avenir ! et qui les a réalisé ? jusqu’à présent ?... Oh ! oh ! tout cela, c’est ma faute... Mais vous voulez donc que j’aie des remords toute ma vie ? que ces remords me conduisent au tombeau dans le désespoir et dans les larmes ? Car c’est moi, oui, monsieur, c’est moi, moi qui suis la seule cause du malheur de mon enfant... c’est moi qui, en quelque sorte, me suis jetée entre elle et vous... Oh ! notre première conversation m’est bien présente, allez ! Vous veniez pour me la demander, monsieur, lorsque, comme une folle, comme une insensée, je vous ai développé mes projets à moi... Oh ! qui pouvait se douter aussi... ? J’aurais dû deviner tout cela... ou plutôt j’aurais dû, comme c’est le devoir d’une mère, veiller sur ma fille, ne pas la perdre de vue un instant, m’oublier pour elle... et je n’ai rien fait de tout cela... Aussi ma fille est perdue !... aussi je suis perdue !...

ALFRED.

Perdue ?...

LA COMTESSE.

Oui, monsieur... si vous résistez à mes larmes... et je n’ai que mes larmes, monsieur... car je ne puis vous y forcer, moi... Je ne puis que me traînera vos pieds, en baiser la poussière, vous crier avec les sanglots et les gémissements d’un cœur brisé : « Rendez l’honneur à ma fille, épousez ma fille... » Puis, si vous me repoussiez, monsieur, et ce serait affreux !... la prendre dans mes bras... l’emporter hors du monde... dans quelque coin, dans quelque retraite... où nous puissions cacher nos larmes... Ah ! oui, voilà tout ce que je puis... Je le sais, monsieur, je le sais, et voilà ce qui fait mon désespoir...

ALFRED.

Oh ! madame !... mais vous vous exagérez...

LA COMTESSE.

Notre malheur, monsieur ?... Oh ! non... Celui de ma fille, peut-être... car c’est la moins coupable de nous deux... et, par conséquent, la moins malheureuse. Mais moi !... oh ! voir sa fille, à seize ans, retranchée de la société, comme si le linceul des morts avait passé sur elle... maudissant le jour où elle est née, et peut-être la mère qui l’a mise au jour !... pleurant, pleurant sans cesse, et se dire : « C’est moi, c’est sa mère... » Oh ! je ne m’exagère pas mon malheur... Oh ! monsieur, monsieur, dites, en est-il, en connaissez-vous un plus grand ?...

ALFRED.

Oui, je sais que la fatalité nous pousse.

LA COMTESSE.

Et votre enfant, monsieur !... Pauvre enfant ! qui n’a point demandé à naître, et qui est né... né dans la honte, pour vivre dans la honte... que vous condamnez à une vie sans avenir, qui fera rougir sa mère, et qui rougira d’elle... Oh ! cet enfant !... Dieu, monsieur, a voulu que l’homme le plus implacable eût des entrailles de père... Vous vous laisserez toucher... Mon Dieu ! j’avais des choses si puissantes à vous dire, avant de vous voir... et, maintenant que je vous vois, je n’ai que des larmes... Oh ! prenez pitié de nous, monsieur... prenez pitié de nous, et le Seigneur vous bénira... Oh ! je le vois, vous vous attendrissez !... Mon Dieu ! mon Dieu !... donnez-moi de ces mots, de ces accents du cœur qui persuadent, qui entraînent !... Mon Dieu ! je vous le demande à genoux !

ALFRED.

Eh bien, madame, voyons...

LA COMTESSE.

Oui, oui, voyons, que voulez-vous ? que désirez-vous ?... Moi, je me retirerai dans un couvent... je vous abandonnerai le peu que j’ai... Vous payerez ma dot, et voilà tout.

ALFRED.

Oh !

LA COMTESSE.

Oui ; à un homme, je le sais, il faut de la fortune, et vous ferez bien d’accepter ce que je vous offre, monsieur. Mais, à moi, il ne me faut rien... plus rien...

ALFRED.

Eh bien, meurent mes projets d’avenir et d’ambition ! Madame, montez dans ma voiture ; allez chez votre notaire... amenez-le ici ; et... si vous voulez bien me faire l’honneur de m’accorder la main de mademoiselle Angèle...

LA COMTESSE.

Vous dites, monsieur ?... Ah !...

ALFRED.

Je dis, ma mère, que suis prêt à devenir son époux.

LA COMTESSE.

Ah !... laissez-moi vous baiser les mains, vous embrasser les genoux. Oh ! mon Dieu, mon Dieu !... mon enfant, ma pauvre enfant !... tu n’auras donc rien à reprocher à ta mère !... Oh ! monsieur, monsieur... oh ! que je vous remercie !...

ALFRED.

Eh bien, madame, ne perdez pas un instant ; allez...

LA COMTESSE.

Oui, oui... Adieu...

ALFRED, après l’avoir suivie des yeux, revenant vivement en scène et sonnant.

Dominique ! Dominique !

DOMINIQUE, paraissant.

Monsieur ?

ALFRED.

Un cabriolet de place... le premier venu... et à la poste aux chevaux.

DOMINIQUE.

Nous partons ?

ALFRED.

À l’instant... à la minute... Cours.

Dominique sort.

Voyons, ai-je tout ce qu’il faut ?... de l’or... des billets... mon passeport ?... Ah ! mon brevet !

Il entre dans la chambre.

 

 

Scène IV

 

HENRI, puis ALFRED

 

HENRI, ouvrant la porte. Il est très pâle.

L’infâme !...

Il va à la porte du fond, la ferme et met la clef dans sa poche. Il s’approche de la table, écrit quelques lignes sur un morceau de papier, puis revient s’asseoir sur une chaise.

À nous deux, maintenant !

ALFRED, se précipitant dans la chambre, va à la porte, la secoue violemment, puis se retourne et aperçoit Henri.

Ah !...

Les deux hommes se regardent avec une expression de colère croissante, puis Alfred marche à Henri et lui dit froidement.

Monsieur, quelles sont vos armes ?

HENRI.

Ah ! vous devinez donc pourquoi je suis ici ?

ALFRED, avec une violence concentrée.

Oui, je le devine, et je vous rends grâce. Voilà donc un homme enfin !... J’étais fatigué d’avoir affaire à des femmes, et j’aime mieux que ce soit vous qu’un autre qui vienne ainsi ; car je suis aussi las de vous que vous pouvez l’être de moi ; et peut-être suis-je aussi las de l’existence que je le suis de vous. Ainsi, tuez-moi, ou que je vous tue... peu m’importe !... car, si je ne suis pas débarrassé de vous... du moins, je le serai de la vie... Mais dépêchons, monsieur, dépêchons, je vous en prie.

HENRI.

Oh ! ce n’est pas moi qui vous ferai attendre.

ALFRED.

Alors, quelles sont vos armes ? Vite, vite ! quant à moi, tout ce que vous voudrez. L’épée vous convient-elle ?

HENRI.

Ah ! vous le voyez, monsieur... je suis si faible, qu’à peine si mon bras pourrait la porter... Du premier coup, vous me désarmeriez... et alors je serais à votre merci... alors vous feriez de la magnanimité, vous me feriez grâce.

ALFRED.

Oh ! non, soyez tranquille...

HENRI.

Alors vous m’assassineriez !

ALFRED.

Eh bien, monsieur, le pistolet... À quinze pas, dix balles à tirer, jusqu’à ce que l’un de nous deux tombe...

HENRI.

Vous auriez trop d’avantages encore, monsieur, car ma vue est faible, et ma main tremble. Je veux me placer en face de vous, non comme une victime, mais comme un ennemi.

ALFRED.

Eh bien, monsieur, faites vos conditions ; égalisez le combat, si la chose est possible, et tout ce que vous proposerez, je l’accepterai. Oui, tout, tout, tout, pourvu que ce soit à l’instant même...

HENRI.

Eh bien, monsieur, à bout portant, un seul pistolet chargé sur deux... Feu en même temps, et alors c’est le moyen que l’un des deux tombe... Alors, les avantages de l’adresse et de la force disparaissent ; c’est le jugement de Dieu, monsieur... et prenez garde, Dieu est juste !

ALFRED, avec impatience.

C’est bien... c’est bien... Mais où trouverons-nous des témoins qui permettent ce duel ?

HENRI.

Nous nous en passerons.

ALFRED.

Et l’accusation d’assassinat ?...

HENRI, tirant de sa poche le papier qu’il a écrit.

Voilà qui fera preuve contre elle.

ALFRED.

« Fatigué de la vie, je me suis tué moi-même... Qu’on n’accuse personne de ma mort. »

HENRI.

Si je succombe, monsieur, on trouvera ce papier sur moi.

ALFRED, prend une plume, écrit la même phrase, et met l’écrit dans sa poche.

C’est bien ! Maintenant, au bois de Boulogne.

HENRI.

Ce n’est point la peine... Nous avons là un jardin.

ALFRED.

Acceptez-vous mes pistolets ?

HENRI.

Oh ! parfaitement.

ALFRED.

Je vais les chercher.

HENRI, l’arrêtant.

Un instant, monsieur ! cet appartement n’a-t-il pas deux sorties ?

ALFRED, le regardant, et avec colère.

Eût-il les cent portes de Thèbes, monsieur, je vous donne ma parole d’honneur que je ne sortirai que par celle-ci.

HENRI.

Je vous attends.

Alfred sort.

 

 

Scène V

 

HENRI, puis ANGÈLE

 

HENRI.

Oh ? mon Dieu, ce n’est pas la vie que je vous demande, vous le savez ; mais, avant que je meure, faites de moi l’instrument de votre vengeance, et je vous bénirai.

ANGÈLE, entr’ouvant la porte.

Monsieur Henri, êtes-vous là ?

HENRI.

Angèle !...

ANGÈLE.

Ma mère m’a dit de venir vous joindre ; elle rentre avec un notaire... Oh ! mon Dieu, tout est donc décidé ?

HENRI, à part.

Pauvre enfant !

ANGÈLE.

Ainsi c’est à vous, monsieur Henri, à vous que je devrai du moins d’être heureuse mère, si je ne suis pas heureuse épouse.

HENRI.

Si vous n’êtes pas heureuse épouse, Angèle ?... Ce mariage, en s’accomplissant, n’aurait-il pas fait votre bonheur ?

ANGÈLE.

Mon bonheur ?... Ah ! le bonheur fut l’ange gardien de mes jeunes années ; il s’est envolé avec elles.

HENRI.

Cependant, Angèle, le bonheur est dans l’amour.

ANGÈLE, amèrement.

Et croyez-vous qu’Alfred m’aime ?

HENRI.

Mais vous l’aimez... vous ?

ANGÈLE.

Henri... si le déshonneur avait été pour moi seule... s’il n’eût point, en m’atteignant, rejailli sur ma mère et sur mon enfant...

HENRI.

Eh bien ?

ANGÈLE.

Mon ami, je vous le jure, j’eusse préféré le déshonneur, la mort même, au malheur de devenir la femme de cet homme.

HENRI.

Que dites-vous, Angèle ?

ANGÈLE.

Je dis que je n’ai plus qu’un instant où je puisse pleurer, que je n’ai plus qu’un ami à qui je puisse tout dire... Et cet instant, c’est celui-ci, et cet ami, c’est vous... Oh ! oh ! mes larmes m’étouffent, Henri... Oh ! laissez-moi pleurer.

HENRI.

Oui, pleurez, Angèle !... pleurez !...

ANGÈLE.

Quel avenir de douleurs me promet cet homme, si j’en juge par le passé !

HENRI.

Et cependant vous avez pu l’aimer... vous si pure, si candide... Nulle voix d’en haut ne vous a avertie de voiler vos yeux et votre cœur, lorsque ce démon s’est approché de vous.

ANGÈLE.

Oh ! si, si !... ne blasphémez pas Dieu... Ce fut de la fascination et non pas de l’amour.

HENRI.

Vous... vous, Angèle, vous ne l’auriez jamais aimé ?... Oh ! cela ne se peut pas.

ANGÈLE.

C’est d’aujourd’hui seulement que je vois clair dans mon cœur... depuis ce secret fatal que ma mère m’a révélé.

HENRI.

Quel secret ?

ANGÈLE.

Oh ! vous ne le saurez jamais, Henri ! car ce secret n’est pas le mien... Eh bien, depuis que ce secret m’a été connu... il m’a semblé qu’un voile tombait de mes yeux. Mon malheur fut le résultat d’un charme, d’un prestige, d’une surprise... mais, je vous le répète, oh ! je sens là que je ne l’ai jamais aimé... et j’en suis fière.

HENRI.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! suis-je assez malheureux ! suis-je assez condamné !...

ANGÈLE.

Vous, Henri ?

HENRI, tombant sur une chaise.

Elle ne l’a jamais aimé !... elle ne l’a jamais aimé !... Elle aurait donc pu m’aimer, moi ?...

ANGÈLE.

Que dites-vous ?

HENRI.

Mon Dieu ! mais vous m’avez donc choisi pour épuiser tous les désespoirs ?... Vous m’avez montré la vie, et vous me l’ôtez... vous m’avez montré l’amour, et vous me l’ôtez encore... Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! c’est plus qu’un homme n’en peut supporter... Prenez pitié de moi... ou tuez-moi tout de suite...

ANGÈLE.

Henri !

HENRI.

Oh ! une heure seulement de son amour !... cette heure, mon Dieu, vous pouviez me l’accorder cependant... Était-ce trop d’une heure de bonheur dans ma vie condamnée ?... Oh ! je serais mort si heureux, si elle m’avait dit une fois seulement ; « Henri, je t’aime ! » Car je vous aimais, moi, Angèle ; je vous aimais avec passion, avec délire, et j’ai renfermé cet amour dans ma poitrine ; et je lui ai donné mon cœur à dévorer. Ah ! Angèle ! Angèle !

Il sanglote.

ANGÈLE.

Monsieur Henri, vous oubliez que je vais être la femme de M. Alfred d’Alvimar.

HENRI.

Oh ! non, non, grâce au ciel, cela ne sera pas.

ANGÈLE.

Comment ?

ALFRED, paraissant.

Me voilà, monsieur.

HENRI, revenant à lui.

Ah ! vous avez été bien longtemps... Vous avez été trop longtemps.

ALFRED, bas.

Mes pistolets étaient emballés ; il m’a fallu le temps d’en charger un.

HENRI.

Vous-même ?...

ALFRED.

Vous choisirez.

HENRI, s’éloignant.

Très bien.

ANGÈLE.

Où allez-vous ?

HENRI.

Angèle, priez Dieu !

ANGÈLE.

Et pour qui ?

HENRI.

Pour vous... Allons, monsieur...

 

 

Scène VI

 

ANGÈLE, puis LA COMTESSE et UN NOTAIRE

 

ANGÈLE.

Oh ! que signifient ces paroles, et pourquoi sortent-ils ensemble ?... « Grâce au ciel, vous ne serez pas la femme de M. d’Alvimar, » a-t-il dit. Eh ! mon Dieu ! mais a-t il oublié qu’il n’y a pas pour moi de milieu entre le malheur et la honte ?... Oh ! ma mère, ma mère, venez.

LA COMTESSE, au Notaire.

Par ici, monsieur, je vous prie... Voici une table, de l’encre, des plumes... Ayez la bonté de rédiger le contrat.

LE NOTAIRE.

Oui, madame, à l’instant.

LA COMTESSE, à Angèle.

As-tu vu M. d’Alvimar ?

ANGÈLE.

Oui, mais une minute seulement.

LA COMTESSE.

Où est-il ?

ANGÈLE.

Sorti avec M. Henri...

LA COMTESSE.

Ensemble ?...

ANGÈLE.

Et très animés, ma mère.

LA COMTESSE.

Auraient-ils eu quelque querelle ?..

ANGÈLE.

J’en ai peur...

LA COMTESSE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que dis-tu ?

On entend un coup de pistolet.

ANGÈLE.

Ma mère !...

LA COMTESSE.

Eh bien ?...

ANGÈLE.

Avez-vous entendu ?...

LA COMTESSE.

Le bruit d’une arme à feu !

ANGÈLE.

Ils se battent...

LA COMTESSE, lui montrant le Notaire.

Silence !... Mon Dieu !

Elles restent toutes deux debout et immobiles, à côté l’une de l’autre, sans oser se retourner. Henri Muller monte lentement les degrés du perron, plus faible et plus pâle que jamais, et vient s’appuyer sur la chaise du Notaire, sans être vu de lui.

 

 

Scène VII

 

ANGÈLE, LA COMTESSE, LE NOTAIRE, HENRI

 

LE NOTAIRE, à la Comtesse.

Les nom et prénoms du futur époux, madame, s’il vous plaît ?

HENRI.

Henri Muller.

LA COMTESSE et ANGÈLE, se retournant.

Oh !...

HENRI.

Et ajoutez, monsieur, que je reconnais mon enfant.

LA COMTESSE.

Henri, Henri ! qu’est-ce que cela veut dire ?

HENRI, à mi-voix, s’avançant.

Cela veut dire que, cette fois encore, cet homme vous trompait, madame.

LA COMTESSE.

Il est parti ?

HENRI.

Il est mort...

ANGÈLE.

Oh !... oh !... mon Dieu !

HENRI.

Angèle... il y avait sous le ciel un homme devant lequel vous auriez eu à rougir lorsqu’il aurait passé près de vous. Cela ne devait pas être : cet homme, je l’ai tué.

ANGÈLE.

Vous oubliez, Henri, qu’il y en a encore un autre qui sait tout, et devant lequel aussi j’aurai à rougir.

HENRI.

Oh !... oh !... celui-là a si peu de temps à vivre !

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