L'Esprit de contradiction (Charles DUFRESNY)

Comédie en un acte

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 27 août 1700.

 

Personnages

 

MONSIEUR ORONTE

MADAME ORONTE

LUCAS, Jardinier

ANGÉLIQUE, fille de Monsieur Oronte

VALÈRE, Amant d’Angélique

MONSIEUR THIBAUDOIS

LE NOTAIRE

UN LAQUAIS

 

La scène est à la maison de Campagne de Monsieur Oronte.

 

 

Scène première

 

ORONTE, LUCAS

 

LUCAS, en colère.

Morgué de la contrediseuse, et de sa contredition !

ORONTE.

Là, là, doucement.

LUCAS.

Non, Monsieur ; je ne peu pu duré avec l’esprit de Madame votre femme.

ORONTE.

Il faut l’excuser, car l’esprit de contradiction lui est naturel.

LUCAS.

Qu’à vou contredise tou son sou, vou qui êtes son mari, ça est naturel ça : mais y n’est pas naturel qu’a vienne contredire mon jardin.

ORONTE.

Patience, Lucas patience.

LUCAS.

Tout franc je n’aime point à être Jardinier là où l’i a des femmes ; car eune femme dan un jardin, fait pu de dégât qu’un millier de taupes.

ORONTE.

Tu as raison, et ma femme a tort.

LUCAS.

Al arrache ce que j’ai planté ; a replante ce que j’ai arraché. Quand je greffe du bon-crequin, a di que c’est de la bargamote ; là où j’ai planté des choux, a veut qu’il y vienne des raves ; n’y a rien dont a ne s’avise pour alé à rebours de moi. Hier al vlait pour avoir des preunes pu grosses, qu’on les semi su couche comme des melons. Je crois, Gueu me pardonne, qu’a me fera bientôt planter des citrouilles en espalier.

ORONTE.

Elle n’est pas raisonnable, mais laissons cela, Lucas ; parlons de marier ma fille. J’ai besoin là-dessus de ton conseil.

LUCAS.

Gnia pu de conseil dan ma tête, drès que j’ai disputé avec Madame ; ça me met en friche, moi et mon jardin. Et pi, c’est que a me vient de bailler mon congé.

ORONTE.

Tu ne sortiras point ; va, je te soutiendrai.

LUCAS.

Comment me soutiendrais-vou contr’elle, qu’ou ne pouvé pas vous y souteni vous-même ? Hé vous dis je pas toujou, qu’ous êtes trop docile ? drès qu’a veut queuque chose, vous dite oui ; drès qu’a voi qu’ou dite oui, a dit non ; et vous le dite itou, et pi a redi oui par controvarse, et vous le vouiez bian.

ORONTE.

Que veux-tu, Lucas ! j’aime ma femme ; elle n’a point d’autre plaisir que de faire tout le contraire de ce que je veux, je lui laisse cette petite satisfaction-là.

LUCAS.

Vou ly laisserais donc itou la petite satisfaction de... si c’était son plaisir da ; mais gnia rien à crainde, son himeur est tro revêche pour ça. Tant-y a Monsieu, qu’en cas de votre fille, si je n’étais pu cian, comment feriais-vous, car gn’y a que moi qui a assez d’entendement pour faire revirer l’esprit de vote fame ; vous n’y entendé rian, vous.

ORONTE.

Je conviens que tu as plus d’imagination que moi, et plus de bon sens que bien des Philosophes, qui n’en ont point.

LUCAS.

Tené, Monsieu ; l’i a des paysans qui ont la philosophie d’avoir de l’esprit en argent ; ma philosophie à moi, c’est de gouvarner la vie du monde par mon mequié de Jardinier. Vou vlé marier vote fille, par parenthèse ; vou ne savez ce qui en sera ; mais moi j’ai vu tout ça dans mon jardinage ; car j’ai dit, quand Madame vient dans mon jardin, et qu’al voit qu’eun arbre est d’humeur à profiter au soleil, al le plante à l’ombre. Ô, si al voit que sa fille est d’himeur à profiter en mariage, al la plantera dans un Couvent.

ORONTE.

Tu me l’as fort bien dit ; si ma fille veut être mariée, il ne faut pas qu’elle fasse mine d’y penser, ni moi non plus.

LUCAS.

Madame m’a voulu faire jaser là-dessus : Mais, Lucas, m’a-t-elle dit, qu’est-ce que tu penses de ce mariage-là ? Je n’en sais rian, Madame. Mais ma fille, par-ci ; néant. Mais, mon mari par là ; motus. Et parce qu’al a vu que je ne l’y baillais pas de quoi contredire, c’est pour ça qu’a m’a chassé : mais ce ne sera rian, car a me chasse comme ça tous les jours, et j’ai des finesses pour qu’a me reflate par contradiction. La vla qui viant dans st’allée-ci ; laissez-moi me raccommoder tout seul.

ORONTE.

Je vais t’attendre sous ce berceau.

LUCAS, seul.

Je serais morgué bien fâché de quitter ce Bourgeois-ci ; sa bourgeoiserie est pu argenteuse, que ben des Gentilhommeries que li a.

 

 

Scène II

 

LUCAS, MADAME ORONTE

 

MADAME ORONTE.

Venez-vous de vous mettre sous la protection de mon mari ? il peut m’ordonner de vous garder céans ; mais à coup sûr, je ne lui obéirai pas. Allons, vite ; venez me rendre les clefs, et que je vous paye vos gages.

LUCAS, d’un ton pleureur.

Je suis bien fâché de vous quitter.

Il se retourne pour rire.

Ha, ha, ha, ha !

MADAME ORONTE.

Vous riez, je crois.

LUCAS, pleure.

Cela m’afflige.

Il rit en se retournant.

Ha, ha, ha !

MADAME ORONTE.

Qu’est-ce à dire donc ?

LUCAS.

Rien, rien.

Il rit.

Ha, ha, ha!...

Tristement.

ça Madame, je vas vous rendre vos clefs.

MADAME ORONTE.

Je veux savoir de quoi vous riez.

LUCAS, ne se cachant plus pour rire.

Ha, ha, ha, ha ! je ne peu pu me retenir; aussi ben me vla tou chassé, je ne vous crain pu. Ha, ha! je riais d’un drôle de tour que je vous ai fait. Ha, ha! tout franc, c’est que comme l’i a longtemps que je fis las de vote himeur acariâte, et que je veux vous planté là, j’ai di à par moi, si Madame voit que je veux mon congé, a ne sera pas de st’avis-là: si je veux être payé de mes gages, a me les requinra pour n’être pas de mon opinion : oh faut mieux que je la fâche, afin qu’a me chasse par elle-même.

MADAME ORONTE.

Quoi ! afin que je vous chasse.

LUCAS.

Je vous ai fat eune querelle ; ha, ha !... mais je vas vous bailler vos clefs.

MADAME ORONTE.

Oui, pour me faire pièce, vous avez résolu de me laisser tout d’un coup sans Jardinier.

LUCAS.

C’est pour ça que je m’en vas.

MADAME ORONTE.

Vous vous en irez quand j’en aurai un autre.

LUCAS.

Ce sera drès tout à l’heure.

MADAME ORONTE.

Vous attendrez au moins jusqu’à demain.

LUCAS.

Demain vous ne serias pu en train de me chasser, je veux vous quitter.

MADAME ORONTE.

Oh ! il ne sera pas dit que je serai votre dupe. Vous voulez me quitter, et moi je ne veux pas que vous me quittiez.

LUCAS.

On ne requint point les gens malgré eux; et vous éte d’eune himeur...

MADAME ORONTE.

Ouais! mon humeur est donc bien terrible ?

LUCAS.

Tanquia que j’en soufre tro.

MADAME ORONTE.

Suis-je si méchante dans le fond ?

LUCAS.

Morgué nani, je sais bian que ce n’est pas par malice qu’ou faite endéver tout le monde : mais c’est que vote volonté est du naturel des hiboux ; a ne va jamais de compagnie avec la volonté des autres.

MADAME ORONTE.

C’est une étrange chose que la prévention ! car il n’y a guère de femme qui contredise moins que moi.

LUCAS.

On n’en a guère, c’est vrai.

MADAME ORONTE.

Je ne contredis jamais, à le bien prendre ; mais c’est que je n’aime point qu’on me contredise. Par exemple, je me suis fâchée contre toi pour ton obstination. Pourquoi t’obstines-tu à me cacher ce que je veux découvrir ? Ne sais-je pas que tu es le conseil, l’oracle de mon mari ? Il t’a fait confidence sans doute du dessein qu’il a pour Angélique ?

LUCAS.

Hé ! il m’en a dit queuque petite chose.

MADAME ORONTE.

Ha ! voilà parler cela !

LUCAS.

Je me doute ben itou de la pensée de Mademoiselle Angélique.

MADAME ORONTE.

Oui ?

LUCAS.

Je sais ben encore mon avis a moi, su tou ça.

MADAME ORONTE.

Hé bien, Lucas ?

LUCAS.

Mais ni de ma pensée, ni de celle de Monsieur, ni de celle de votre fille, je ne vous en dirai, non pu qu’il en pleut.

MADAME ORONTE.

Lucas, je t’en prie, dis-moi.

LUCAS.

Vou n’en saurais rain, vous dis-je ; car je vou vois veni. Vous étes tantôt su le oui, tantôt su le non. Je la marierai, je ne la marierai pas ; qu’en dit-il ? qu’en dit-elle ? et tou ça, jusqu’à ce qu’on voyais tou les chemins que les autres enfileront, pour en prendre eun tout de guingouois, qui ne ravienne à pas eun de ceux-là.

MADAME ORONTE.

Au contraire, je suis toujours dans le bon chemin, et chacun se détourne de moi par malice. En un mot, je sais qu’on a céans quelque dessein contraire au mien. Mais j’aperçois ma fille, il faut que je lui reparle encore. Holà, Angélique, holà, venez un peu ici.

LUCAS, à part.

Allons retrouvé Monsieu sous le barciau.

 

 

Scène III

 

MADAME ORONTE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE.

Que souhaitez-vous de moi, ma mère ?

MADAME ORONTE.

Vous parler encore ma fille.

ANGÉLIQUE.

Me voilà prête à vous écouter.

MADAME ORONTE.

J’ai tous les sujets du monde de me plaindre de vous, car vous n’êtes qu’une dissimulée ; mais je suis bonne et raisonnable ; et avant que de disposer de vous de manière ou d’autre, je veux bien encore consulter votre inclination. Parlez-moi donc sincèrement une fois en votre vie ; voulez vous être mariée, ou non ?

ANGÉLIQUE.

Je vous ai déjà dit, ma mère, que je ne dois point avoir de volonté.

MADAME ORONTE.

Vous en avez pourtant, avouez-le moi ; je n’ai en vue que vôtre satisfaction, ouvrez-moi votre cœur ; là, parlez naturellement, vous imaginez-vous que le mariage puisse rendre une fille heureuse ?

ANGÉLIQUE.

Je vois quelques femmes qui se louent de leur état.

MADAME ORONTE.

Ah ! je commence à vous entendre.

ANGÉLIQUE.

Mais j’en vois beaucoup qui s’en plaignent.

MADAME ORONTE.

Je ne vous entends plus. Dites-moi un peu, vous avez vu cette nouvelle mariée, qui va de porte en porte se faire applaudir du choix qu’elle a fait ; écoutez-vous ses discours avec plaisir ?

ANGÉLIQUE.

Oui vraiment, ma mère.

MADAME ORONTE.

Vous souhaitez donc d’être mariée ?

ANGÉLIQUE.

Point du tout ; car cette femme vint hier affliger par ses plaintes la même assemblée qu’elle avait fatiguée l’autre jour par l’éloge de son époux.

MADAME ORONTE.

C’est-à-dire que vous ne voulez point risquer de prendre un mari ?

ANGÉLIQUE.

Je ne dis pas cela, ma mère.

MADAME ORONTE.

Que dites-vous donc ? Car enfin vous envisagez le mariage, ou comme un bien, ou comme un mal ; ou vous le souhaitez, ou vous le craignez.

ANGÉLIQUE.

Je ne le souhaite ni ne le crains ; je n’ai fait là-dessus que de simples réflexions, sur lesquelles je n’ai pris aucun parti, les raisons pour et contre me paraissent à peu près égales ; c’est ce qui a suspendu mon choix jusqu’à présent.

MADAME ORONTE.

Oh ! cette suspension commence à m’impatienter, et vous ayez trop d’esprit pour rester dans une situation si indolente.

ANGÉLIQUE.

C’est la situation où une fille doit être, afin que sa mère puisse la déterminer sans peine.

MADAME ORONTE.

Mais si je vous déterminais au mariage ?

ANGÉLIQUE.

Mes raisons pour le mariage deviendraient les plus fortes ; car la raison du devoir me ferait oublier toutes les raisons contraires.

MADAME ORONTE.

Et si je vous détermine à rester fille ?

ANGÉLIQUE.

Pour lors les raisons pour le mariage me paraîtront les meilleures.

MADAME ORONTE.

Quels discours ! quel travers d’esprit ! je n’y puis plus tenir. Quoi ! il sera dit que je n’aurai pas le plaisir de démêler votre inclination ?

ANGÉLIQUE.

Mon inclination est de suivre la vôtre.

MADAME ORONTE.

Elle n’en démordra pas, non.

ANGÉLIQUE.

Je vous obéirai jusqu’à la mort.

MADAME ORONTE.

Quelle obstination ! quel acharnement !

ANGÉLIQUE.

Ce n’est point par obstination.

MADAME ORONTE.

Quoi ! vous me contredirez sans cesse ?

ANGÉLIQUE.

Vouloir tout ce que vous voulez, est-ce vous contredire ?

MADAME ORONTE.

Oui, oui, oui, car je veux que vous ayez une volonté, et vous n’en voulez point avoir.

ANGÉLIQUE.

Mais, ma mère...

MADAME ORONTE.

Vous me poussez à bout, taisez-vous ! On dira encore que j’ai tort ! Cependant, c’est vous, oui, c’est votre esprit qu’on peut appeler vraiment un esprit de contradiction. Je ne puis plus vivre avec vous : une fille comme cela est un vrai fléau domestique, je veux m’en défaire absolument. Oui, Mademoiselle, je vous marierai dès aujourd’hui. Voilà deux partis qui se présentent, Valère d’un côté, Monsieur Thibaudois de l’autre, je ne vous ferai pas l’honneur, non, de vous donner le choix, vous épouserez celui des deux que je jugerai à propos. Je vais pourtant consulter encore votre père ; si ses idées sont raisonnables, j’y donnerai les mains : mais si elles ne le sont pas, hon !

 

 

Scène IV

 

ANGÉLIQUE

 

Quelle violence il faut que je me fasse, sincère comme je le suis naturellement, d’être contrainte à dissimuler avec tout le monde ! Cependant je n’ose me confier à personne, dans la situation où je vois les choses.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE

 

VALÈRE.

Voici encore, Mademoiselle, et j’ai résolu de ne point retourner à Paris que vous ne vous soyez expliquée avec moi. Je vous l’avoue, vos manières ont mis ma patience à bout : je suis outré, non, je ne me possède plus, quand je pense que depuis le temps que je viens céans, ni mon amour, ni mon respect, ni mes prières, ni mes reproches, n’ont encore pu vous arracher une seule parole, sur quoi je puisse tabler... Quand je vous parle de la plus violente passion qui fut jamais, vous m’écoutez avec une tranquillité, une indolence incompréhensible : car enfin on témoigne aux gens ou de la reconnaissance ou du mépris, ou de la pitié, ou de la colère. Juste ciel ! que dois- je donc juger d’un silence si obstiné ?

ANGÉLIQUE.

Vous devez juger que je suis prudente, et rien plus.

VALÈRE.

Mais enfin approuvez-vous mon amour, ou si le condamnez-vous ?

ANGÉLIQUE.

Je n’en sais rien.

VALÈRE.

Quoi toujours sur le même ton ?

ANGÉLIQUE.

Vous ne vous êtes point encore aperçu que j’eusse aucune inclination pour vous, n’est-ce pas ?

VALÈRE.

C’est ce qui me désole.

ANGÉLIQUE.

Vous n’avez pas remarqué non plus que j’ai de l’aversion...

VALÈRE.

Non vraiment ; mais cela ne suffit pas.

ANGÉLIQUE.

Cela suffit pour moi ; car j’ai intérêt d’être impénétrable à vôtre curiosité. Ne vous ai-je pas dit déjà, que j’ai formé certain projet pour mon établissement, et que suivant ce projet, il ne faut pas que ma mère sache, si je vous aime, ou si j’en aime un autre. Il faut que mon père l’ignore aussi ; et par conséquent, que vous l’ignoriez vous-même : car si vous le saviez ; mon père, ma mère, et tous ceux qui vous voient en seraient bientôt instruits.

VALÈRE.

Vous me croyez donc bien indiscret.

ANGÉLIQUE.

Non, mais votre vivacité vous tient lieu d’indiscrétion.

VALÈRE.

Je sais modérer cette vivacité. Par exemple, au moment que je vous parle, je me possède plus que vous ne pensez ; et je vous jure qu’un mot d’éclaircissement, oui, un seul mot de votre bouche, va me rendre aussi tranquille que vous.

ANGÉLIQUE.

Mais si ce mot était que je n’ai nul dessein de vous épouser ?

VALÈRE.

Ah ! c’est ce que vous n’osez me dire. Qu’entends-je ? juste ciel !

ANGÉLIQUE.

Vous n’êtes pas tranquille ; le seriez-vous davantage si je vous promettais de n’être jamais a d’autre qu’à vous ?

VALÈRE.

Si vous me le promettiez, ah ! j’en mourrais de plaisir ; oui, mon bonheur serait si grand...

ANGÉLIQUE.

Que vous iriez le publier aussitôt. Voilà comment vos transports de joie, ou vos désespoirs outrés, pourraient divulguer mon secret ; et dès que ma mère saurait le choix que je veux faire, elle en ferait un contraire à coup sûr : ainsi trouvez bon que je vous laisse ignorer mes desseins.

VALÈRE.

Je ne les ignore plus, ingrate ; et puisqu’il faut vous le dire, je viens d’apprendre céans que vous épousez aujourd’hui Monsieur Thibaudois.

ANGÉLIQUE.

Cela pourrait être.

VALÈRE.

C’est pour cela que je suis revenu sur mes pas...

ANGÉLIQUE.

Hé bien, retournez-vous-en.

VALÈRE.

Et c’est ce qui m’a fait comprendre toute votre politique. Je vois que vous m’avez ménagé jusqu’à présent, parce que je suis ami de votre mère. Vous craignez qu’irrité par vos refus, je n’empêche ce mariage...

ANGÉLIQUE.

Empêcher ce mariage ! Je vous serais trop galant homme pour empêcher un établissement avantageux pour moi.

VALÈRE.

Non, cruelle, non ; ne craignez rien. Si vous pouvez être heureuse avec un autre, j’en mourrai de douleur, mais je ne m’y opposerai point.

ANGÉLIQUE.

Vous pourriez traverser mes desseins ; mais s’il est vrai que je n’ai point d’inclination pour vous, vous ne la ferez pas venir à force de me chagriner. Prenez donc le parti qui me convient. Ne voyez aujourd’hui ni mon père ni ma mère ; je vous ai défendu de paraître ici, retirez-vous, je vous prie.

VALÈRE.

J’obéis aveuglement : mais si vous me trompez...

ANGÉLIQUE.

Je ne vous tromperai point, car je ne vous promets rien.

VALÈRE.

Si vous me trompez vous êtes la plus cruelle, la plus...

ANGÉLIQUE.

Oh ! pour me dire des injures, attendez que je les ai méritées. Je les mériterai peut-être bientôt, ne vous impatientez point.

VALÈRE.

Quoi ! vous pourriez...

ANGÉLIQUE.

Voilà mon père, partez vite.

 

 

Scène VI

 

ANGÉLIQUE, ORONTE

 

ORONTE.

Réjouis-toi, ma fille, réjouis-toi ; tu seras mariée selon mes désirs. Je triomphe, et je l’emporterai enfin sur ma femme.

ANGÉLIQUE.

Ah, mon Père ! je crains bien...

ORONTE.

Je l’emporterai, te dis-je ; car elle vient de me proposer d’elle-même ce que je veux : et je n’ai pas fait mine de le souhaiter, de peur qu’elle ne change de dessein.

ANGÉLIQUE.

Si la pensée est venue d’elle, l’exécution suivra bientôt.

ORONTE.

Oui, ma fille ; les gros biens de Monsieur Thibaudois plaisent à ma femme comme à moi. En effet, un riche Négociant est un trésor pour une fille comme toi, qui n’a pas d’amourette en tête. À la vérité Monsieur Thibaudois est un peu rustique, un peu grossier, mais il est franc.

ANGÉLIQUE.

Je pardonne la grossièreté, en faveur de la franchise.

ORONTE.

On trouve qu’il n’a point d’esprit ; je trouve moi qu’il en aurait beaucoup, s’il pouvait seulement se désaccoutumer de dire à tort et à travers des choses où il n’y a ni rime ni raison. Il a encore une autre mauvaise habitude, c’est de tutoyer tout le monde ; il tutoie jusqu’à des femmes qu’il n’aura jamais vues.

 

 

Scène VII

 

ANGÉLIQUE, ORONTE, MONSIEUR THIBAUDOIS

 

Thibaudois étalant une grand veste dorée, parement larges, gros ventre, et les deux mains pleines de grosses bagues dans tous les doigts.

THIBAUDOIS.

Hé ben, voisin, hé ben, hé ben, ta femme dit donc que... Mais que dit-elle donc cette femme ? Ha ! te voilà, toi fille ! hé ben, hé ben, quand épouserons-nous ?

ANGÉLIQUE.

Je ne sais.

ORONTE.

Cela n’est pas encore fait.

THIBAUDOIS.

Si fait, si fait, c’est fait ; oui, oui, va Angélique, je te baille ma foi. Quin, vla des bagues à mes doigts, prends la plus grosse.

ANGÉLIQUE.

Nous n’en sommes pas encore là.

ORONTE.

Il faut que nous délibérions.

 

THIBAUDOIS.

Délibérons, délibérons.

ANGÉLIQUE.

Il faut prendre des mesures.

THIBAUDOIS, prenant les mains d’Angélique.

Prenons, prenons.

ANGÉLIQUE.

Pendant que vous délibérez, il est à propos que je me tienne auprès de ma mère.

ORONTE.

Va vite, nous n’avons point de temps à perdre.

THIBAUDOIS.

Cela presse, oui. Attends, attends, je veux te voir encore, cela m’égaye, parlons de choses et d’autres, conte moi un peu...

ANGÉLIQUE.

Que voulez-vous que je vous conte ?

THIBAUDOIS.

Mais conte-moi, conte... tu es bien gentille dea, conte-moi un peu ça...

ANGÉLIQUE.

Il est temps que j’aille...

THIBAUDOIS, la tenant toujours par le bras.

Ho, je veux que tu me contes... Hé ben, je t’aime de tout mon cœur dea, conte moi un peu ça ?

ANGÉLIQUE.

Vous m’aimez ? je vous en suis fort obligée, voilà le conte fini.

THIBAUDOIS.

Voilà le conte fini ; Hé ben, comment fais-tu ce conte-là ? conte-moi donc...

ORONTE, ôtant la main de Thibaudois de celle d’Angélique.

Oh, laissez-la aller, il ne faut pas que sa mère la voie avec vous.

THIBAUDOIS.

Va donc, va ma fille, dépêche-toi d’être ma femme.

 

 

Scène VIII

 

ORONTE, THIBAUDOIS

 

ORONTE.

Ça, raisonnons un peu sur la manière dont nous nous y prendrons, pour tourner l’esprit de ma femme ; car c’est la grande difficulté de notre affaire.

THIBAUDOIS.

N’y-t-il que cela qui t’embarrasse ?

ORONTE.

Non vraiment ; car...

THIBAUDOIS.

Cela ne m’embarrasse point, moi.

ORONTE.

Avez-vous quelque expédient pour faire que...

THIBAUDOIS.

Oui, oui, va, je ferai cela ; dis-moi comment vas- tu faire ?

ORONTE.

C’est ce qui m’embarrasse, vous dis-je.

THIBAUDOIS.

Tu, tu, tu es un pauvre génie, il n’y a rien de si aisé.

ORONTE.

Instruisez-moi donc.

THIBAUDOIS.

Rien de si aisé ; car enfin... comment t’y prendras-tu ?

ORONTE.

Je n’en sais rien.

THIBAUDOIS.

Mais, mais, mais, ni moi non plus ; car c’est une terrible femme que l’esprit de ta femme.

ORONTE.

Je vois bien que nous sommes aussi habiles l’un que l’autre pour imaginer. Mais par bonheur, j’ai un Jardinier à qui il vient les meilleures pensées du monde, c’est une bonne tête.

THIBAUDOIS.

J’ai de la tête aussi moi ; fais venir l’homme, nous imaginerons.

ORONTE.

Le voici.

 

 

Scène IX

 

ORONTE, THIBAUDOIS, LUCAS

 

ORONTE.

Hé bien, Lucas, rêves-tu à notre affaire, as-tu fait réflexion sur ce que je t’ai dit ?

LUCAS.

Chut.

ORONTE.

Chut.

THIBAUDOIS.

Chut.

LUCAS.

Monsieu que vla, veut ben de Mademoiselle Angélique, al veut ben de li, Madame le veu ben, vou le voulé ben, et moi itou, vla qu’est don fait.

THIBAUDOIS.

Vla qu’est donc fait.

LUCAS.

Je di que ça n’est pas fait ; car drès qu’a vera que je le voulons trétous, a ne le voudra pu, elle.

ORONTE.

Voilà le mal.

THIBAUDOIS.

Voilà le mal.

LUCAS.

Ô ! je vous demande, si...

ORONTE.

Assurément.

THIBAUDOIS.

Belle demande !

LUCAS.

Je vous demande don, si ne saurai pas que je fissions là... comme si...

THIBAUDOIS.

C’est bien pense cela.

ORONTE.

Fort bien, Lucas.

THIBAUDOIS.

C’est mon avis.

LUCAS.

Vla de biaux avis qu’ous avé-là ! Fau vous faire conseillé de village, vous opinerais par écho. Je dis don moi, que la volonté de vote fame est comme eune giroite, qui voudrait toujou se torner à l’encontre du vent. Fau donc faire semblant que le vent vient d’aval, pour qu’a tourne d’amont. Oh ! l’y a deux vents qui soufflons su Mademoiselle Angélique ; Monsieur d’un côté, et ce Valère de l’autre ; gna don qu’à dire à vote femme, que c’est Valère que nous voulons, et a nou baillera sti-ci par opposite ; vla ma sentence.

ORONTE.

Voilà le nœud.

THIBAUDOIS.

Il y a cent écus pour Lucas, voilà le nœud.

LUCAS.

Faut faire deux nœuds pour que ça quienne. Mais l’y a encore une çarimonie, pour mettre Madame ben en humeur de s’obstiner à ça.

ORONTE.

Nous prendrons le moment, notre Notaire a le mot, le Contrat est tout prêt.

LUCAS.

Oui, mais pour qu’a le fine ben vite, fau qu’a le sine de rage ; et j’ai le secret pour l’agacer. C’est comme quand a vient pour argoter sur mon jardin ; je fais semblant de ne dire mot, je ratisse ma bêche :, a s’obstine su ma contenance ; je secoue la tête, a pren ça pour des paroles, et a dispute contre : le feu s’y boute ; et quand sa conterdition est allumée, si vou l’y ailiais soutenir qu’al est honnête fame, a vou dirait, qu’ous en avé menti. Mais la vla. Je vas l’obstiner, et pi vou vienrais tou d’un coup ly demander Valère.

 

 

Scène X

 

LUCAS, MADAME ORONTE

 

MADAME ORONTE.

Tu étais là encore avec mon mari. Il t’a dit apparemment lequel il veut choisir pour Gendre, ou de Valère, ou de Monsieur Thibaudois que je lui ai proposé ?

LUCAS, tournant son chapeau.

Hom !

MADAME ORONTE.

Tu tournes ton chapeau ; c’est à dire que mon mari n’est pas de mon avis.

LUCAS, secouant la tête.

Prr.

MADAME ORONTE.

Monsieur Thibaudois, dis-tu, n’est pas du goût de mon mari ; et il aimerait mieux Valère ?

LUCAS.

Hé, hé, hé !

MADAME ORONTE.

Parce qu’il est plus jeune ? n’est-ce pas, qu’il plairait davantage à ma fille ?

LUCAS.

Hé ! mais...

MADAME ORONTE.

Quoi ! tu me soutiendras qu’un établissement solide, que les gros biens de Monsieur Thibaudois ne sont pas préférables ?

LUCAS.

Baon !

MADAME ORONTE.

J’enrage quand j’entends raisonner ainsi.

LUCAS.

Mais, mais, mais...

MADAME ORONTE.

Faux raisonnement que tout cela.

LUCAS, frappant du pied.

Morgué !

MADAME ORONTE.

Et tout ce que tu me dis-là, c’est mon mari qui te le fait dire.

LUCAS.

Palsangoy !

MADAME ORONTE.

Ne voilà-t-il pas mot pour mot tous ses discours ? Ô bien, je lui déclare que malgré lui...

LUCAS.

Han...

MADAME ORONTE.

Oui, malgré lui à sa barbe...

LUCAS.

Pao !

MADAME ORONTE.

Oui... Il le prend sur ce ton là ! je lui ferai bien voir...

LUCAS.

Pa ta ta !

MADAME ORONTE.

Il verra si je suis la maîtresse.

LUCAS.

Prrr...

MADAME ORONTE.

Ô c’en est trop, mon mari ; vous me contrecarrez, vous m’insultez, vous, m’outragez.

Lucas fait signe à Oronte d’avancer, et il le met à sa place à côté de Madame Oronte, pendant qu’elle parle seule.

 

 

Scène XI

 

ORONTE, MADAME ORONTE, LUCAS

 

MADAME ORONTE, à Oronte qu’elle voit à la place où était Lucas.

Continuez, Monsieur, continuez. Je voudrais bien savoir où vous prenez toutes les extravagances que vous venez de me dire ?

ORONTE.

Je n’ai encore rien dit.

MADAME ORONTE.

Poursuivez donc, courage. Il faut être bien obstiné pour me soutenir...

ORONTE.

Il est vrai que je venais pour vous parler.

MADAME ORONTE.

Me soutenir sans raison, sans jugement, que Monsieur Thibaudois ne convient pas à ma fille.

ORONTE.

Valère pourtant...

MADAME ORONTE.

Ne me parlez pas davantage.

ORONTE.

Je vous demande Valère ; et...

MADAME ORONTE.

Non, Monsieur ; Valère n’a que faire de se présenter à moi.

ORONTE.

Hé ! je vous prie, par complaisance pour moi.

MADAME ORONTE.

Dès demain, je donne ma fille à Monsieur Thibaudois.

ORONTE.

Mais la raison ?

MADAME ORONTE.

La raison est pour moi ; et pour preuve que j’ai raison, c’est que cela sera comme je le veux, et dès aujourd’hui... Monsieur Thibaudois est ici ; tenez-vous prêt pour signer.

 

 

Scène XII

 

ORONTE, LUCAS

 

ORONTE.

Hé bien ! n’ai-je pas tenu bon ?

LUCAS.

Ô parguenne, pour cette fois-ci, a fera vote volonté ; et sera la première fois de sa vie.

ORONTE.

Ça, le Notaire est-il arrivé ?

LUCAS.

Je m’en vas voir ; et pi je reviendrons encore crier que je voulons Valère, afin qu’a sine vitement pour l’autre.

 

 

Scène XIII

 

ORONTE, ANGÉLIQUE

 

ORONTE.

Nous avons tait merveille, ma fille.

ANGÉLIQUE.

J’ai tout entendu, j’étais là sous ce berceau avec le Notaire ; il vient d’arriver, il est temps qu’il paraisse.

ORONTE.

Je vais lui parler, va vite rejoindre ta mère.

ANGÉLIQUE, seule.

Voilà les choses au point où je les souhaitais ; et les mesures que je prends, pourront réussir. Examinons ce que tout ceci deviendra.

 

 

Scène XIV

 

MADAME ORONTE, LE LAQUAIS

 

MADAME ORONTE.

Dis-moi donc, mon enfant, de quelle part m’apportes-tu ce billet ? À qui appartiens-tu ?

LE LAQUAIS.

On m’a défendu de vous dire tout cela ; et afin que vous ne me fassiez point parler malgré moi, je m’enfuis au plus vite.

Il s’en va.

MADAME ORONTE.

Que veut dire ce mystère ?

Elle lit bas.

Hon, hon, hon... Je vous donne avis que votre fille est d’intelligence avec Monsieur Thibaudois, quelle veut épouser ; et pour vous faire signer leur contrat, ils ont un Notaire en main, qui se doit trouver chez. Vous comme par hasard. Justement, c’est ce Notaire que j’ai vu là avec Angélique ; l’avis est bon. En un mot, votre mari doit feindre de ne vouloir point de Monsieur Thibaudois, afin que vous vous déterminez pour lui. Oui ! Monsieur Thibaudois est l’homme de mon mari.

 

 

Scène XV

 

MADAME ORONTE, ORONTE, LUCAS

 

LUCAS, bas à Oronte.

Courage, Monsieur, crions ben fort que je ne voulons point Monsieur Thibaudois, afin qu’a nous le baille plus vite.

ORONTE.

Écoutez, ma femme...

LUCAS.

Je vous disons donc que...

ORONTE.

Je veux bien que vous sachiez que...

LUCAS.

Que je sommes vote mari.

ORONTE.

Vous dites que vous voulez Monsieur Thibaudois pour gendre, n’est-ce pas ? Je vous dis moi, que ma fille ne veut point de lui.

LUCAS.

Al en en veut un pu délicat.

MADAME ORONTE.

Ce n’est ni la volonté de ma fille, ni la mienne, qui doit décider ; c’est la vôtre, mon mari ; et là-dessus, comme sur toute autre chose, vous êtes le maître.

LUCAS.

C’est moi itou qui trouve à propos que...

MADAME ORONTE.

Tu es homme de bon conseil, Lucas, j’écoute volontiers tes avis.

ORONTE.

En un mot, ma femme, vous m’avez proposé Monsieur Thibaudois, et moi je n’en veux point.

MADAME ORONTE.

Parlons avec douceur. J’aime la paix, et l’union, je ferai ce qui vous sera le plus agréable.

ORONTE.

Ce qui m’est agréable, c’est de n’avoir point de complaisance là-dessus.

MADAME ORONTE.

C’est à moi d’en avoir pour un mari que j’aime, et que je respecte.

ORONTE.

Vous plaisantez ; et je vous dis très sérieusement que Monsieur Thibaudois n’est point de mon goût.

MADAME ORONTE.

Votre goût détermine le mien, et je ne pense plus à Monsieur Thibaudois.

ORONTE, bas à Lucas.

Lucas ?

LUCAS.

Poussons ferme, c’est que la contredition n’est pas encore en branle.

ORONTE.

Parlez donc, Madame, est-ce que vous vous moquez de moi ?

MADAME ORONTE.

Mais pourquoi vous emporter, puisque je vous donne ma parole ?

LUCAS.

Bon ! vote parole, a va et vient comme l’air du temps.

MADAME ORONTE.

Vous en allez voir l’exécution.

ORONTE.

Vous n’en ferez qu’à vôtre tête.

MADAME ORONTE.

Pour vous prouver ma sincérité et ma soumission, je vais de ce pas défendre à Monsieur Thibaudois de mettre jamais le pied dans votre maison.

 

 

Scène XVI

 

ORONTE, LUCAS

 

ORONTE.

Je crois qu’elle y va tout de bon. De quoi s’avise telle d’être complaisante aujourd’hui ?

LUCAS.

Ouais ! l’i a de la leune là-dedans.

ORONTE.

Il faut être bien malheureux ! la seule fois de sa vie qu’elle ne me contredit point, c’est pour me contredire.

LUCAS.

Al vous obéit, ça n’est pas naturel.

ORONTE.

Je vais voir si c’est tout de bon, je ne saurais le croire.

LUCAS, seul.

Hon ! fau que l’i ait là queuque chose ; je me doute quasiment...

 

 

Scène XVII

 

LUCAS, THIBAUDOIS

 

THIBAUDOIS.

Hé bien, hé bien, Lucas, on va signer le contrat, c’est de l’argent qu’il faudra que je te baille.

LUCAS.

On vous va baillé vote congé à vous ; Madame vous cherche pour ça.

THIBAUDOIS.

Elle ne veut point de moi, dis-tu ?

LUCAS.

Je m’en vas voir encore tout ça, moi-même ; attendez-moi là.

THIBAUDOIS, seul.

J’aime pourtant bien cette petite Angélique, mais je me moque de cela ; si je ne l’épouse pas, j’ai de quoi en épouser quatre autres.

 

 

Scène XVIII

 

THIBAUDOIS, ANGÉLIQUE, VALÈRE qui suit Angélique, pour examiner ses démarches

 

THIBAUDOIS.

Hé bien, hé bien, pauvre fille, te voilà mal, tu ne seras point mariée.

ANGÉLIQUE.

Voilà un fâcheux contretemps.

THIBAUDOIS.

Cela te fâche donc, j’en suis bien aise ; c’est que tu m’aimes, et c’est bien fait ; ne pleure point, va ne pleure point, tu m’auras.

ANGÉLIQUE.

Allez donc vous joindre à mon père, secondez-le bien, parlez ensemble à ma mère, priez-la, pressez-la.

THIBAUDOIS.

Quin, quin, voilà ton autre Amant qui nous écoute.

ANGÉLIQUE.

Ha ! vous êtes-là, Valère.

VALÈRE.

Ce que je viens d’entendre, et ce que vous m’avez dit tantôt, votre affectation à me renvoyer ; le Notaire que j’ai vu, tout enfin me prouve assez votre trahison ; mais vous ne méritez pas que j’en fois assez touché pour vous la reprocher. Je prends le parti à du mépris et du silence.

Il élève tout d’un coup sa voix.

N’attendez pas de moi, ni des emportements, ni des reproches, ingrate : non, perfide ; non, traîtresse...

THIBAUDOIS.

Appelles-tu cela des douceurs ?

VALÈRE.

Juste ciel !

THIBAUDOIS.

De quoi se plaint-il donc ? est-ce que tu lui as promis quelque chose ?

ANGÉLIQUE.

Rien du tout, Monsieur Thibaudois. Je voudrais bien savoir, Monsieur, de quel droit vous venez m’injurier ? Sur quoi, je vous prie, pouviez-vous fonder vos espérances ? Premièrement, mon père peut-il balancer entre les richesses de Monsieur, et le peu de bien que vous avez ?

THIBAUDOIS, montrant ses bagues.

Quin, vois-tu la main que je lui baille ? ces cinq doigts-là, valent tous les contrats d’un Officier d’épée.

ANGÉLIQUE.

Pour moi, je préfère la bonne humeur de Monsieur, à ce sérieux passionné dont vous ne sortez jamais.

THIBAUDOIS.

Fi ! il est amoureux comme un roman.

ANGÉLIQUE.

Ses bons mots me touchent plus que toutes vos mines de désespéré.

THIBAUDOIS.

J’ai ouï dire, que les femmes n’aiment point les affligés. Il me fait pitié pourtant. Va mon Capitaine, va pour te consoler je te prêterai de l’argent.

VALÈRE.

Hé, morbleu, Monsieur...

ANGÉLIQUE, prenant Valère par le bras.

Vous allez vous emporter ; retirez-vous, je vous prie, je n’aime pas les emportés.

THIBAUDOIS.

Hé, ni moi non plus. Je vais rejoindre ton père.

Bas à Angélique.

Défais-toi de cet homme-là, baille-lui son congé, et viens me retrouver.

 

 

Scène XIX

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE

 

VALÈRE.

Votre procédé me paraît si outré, que je pourrais vous soupçonner de feindre. Je ne m’en flatte pas ; mais enfin, s’il était vrai que vous eussiez affecté de parler ainsi en présence de Monsieur Thibaudois... Le voilà parti, justifiez-vous.

 

 

Scène XX

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, MADAME ORONTE

 

MADAME ORONTE, à part.

Ma fille seule avec Valère !

VALÈRE.

Justifiez-vous donc, ou convenez que vous m’avez trahi : parlez, nous sommes seuls.

ANGÉLIQUE.

Je vous parlerai à vous seul, comme je vous a parlé en la présence de Monsieur Thibaudois. Mon père veut que je l’épouse ; et je vous déclare que j’en suis ravie.

VALÈRE.

Ô ! je ne puis plus me contenir ; plus de ménagements, je vais trouver votre mère.

ANGÉLIQUE.

Allez, Monsieur, allez ; vous pouvez lui dire, que je n’ai nulle inclination pour vous.

VALÈRE, apercevant madame Oronte.

Madame, avez-vous entendu ? Je suis trahi, Madame ; car enfin, il n’est plus temps de vous cacher mon amour pour une ingrate... vous voyez comme elle me traite.

MADAME ORONTE.

Vous me faites compassion, Monsieur. Voir la fille et le père acharnés contre vous et contre moi ! J’entre dans votre situation, car je me conforme volontiers aux sentiments des autres.

VALÈRE.

Non, après le procédé d’Angélique, je ne veux jamais entendre prier d’elle.

MADAME ORONTE.

Je vous l’avouerai, je n’avais nulle envie de vous proposer ma fille.

VALÈRE.

Vous me la proposeriez en vain.

MADAME ORONTE.

Mais pour vous prouver à vous qui êtes un homme raisonnable, que la raison seule me détermine ; il me prendrait envie de vous offrir...

VALÈRE.

Je refuse vos offres, Madame ; je ne suis pas homme à violenter les inclinations.

MADAME ORONTE.

Que j’aurais de plaisir à vous venger de mon mari, de ma fille, de tout le monde enfin ! car tous s’accorde pour me contredire. Je vous prie, Monsieur...

VALÈRE.

Il n’en sera rien.

MADAME ORONTE.

Quoi ! vous me contredites aussi ! Oh ! je vous ferai de si gros avantages, que je vous obligerai à épouser ma fille.

ANGÉLIQUE.

Quoi ma mère, vous voudriez m’engager malgré moi ?

MADAME ORONTE.

Malgré vous, ma fille ! Ne vous souvient-il plus que vous n’avez point de volonté ?

ANGÉLIQUE.

Hélas ! quand je vous parlais ainsi je ne parlais pas sincèrement. Pourquoi voulez-vous empêcher un riche établissement que je trouve avec Mr Thibaudois ?

MADAME ORONTE.

Monsieur a plus de bien que vous n’en méritez.

ANGÉLIQUE.

Hé ! ma mère, je vous en conjure.

MADAME ORONTE.

Taisez-vous, je sais toutes vos menées, le Notaire m’a tout dit. Vouloir me trahir ! m’exposer à faire la volonté d’un mari ! pour vous punir je vous ferai signer le même contrat, que vous aviez fait dresser contre moi ; je vais le faire remplir du nom de Valère.

 

 

Scène XXI

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE

 

VALÈRE.

Non, Madame, non, je ne signerai point ; j’aimerais mieux mourir que d’épouser votre fille.

ANGÉLIQUE, imitant Valère.

J’aimerais mieux mourir que d’épouser votre fille ! vous prononcez cela bien naturellement.

VALÈRE.

Comme je le sens, ingrate.

ANGÉLIQUE.

Et comme je le souhaitais. Car pour vous le faire prononcer d’un ton à le persuader à ma mère, il a bien fallu vous le faire sentir vivement. Vous ne l’auriez pas si bien trompée, si je ne vous avais trompé vous-même.

VALÈRE.

Expliquez-vous ?

ANGÉLIQUE.

Pour faire consentir ma mère à ce que je souhaitais, il a fallu laisser aussi mon père dans l’erreur. Il a agi naturellement ; et quand j’ai vu qu’ils étaient tous pour Monsieur Thibaudois, j’en ai fait avertir ma mère, afin qu’elle fût contre ; un billet inconnu l’a instruite du complot, c’est ce billet qui a excité sa contradiction. Voyant tout le monde contre vous, elle a pris votre parti, pour contredire tout le monde, et veut vous contraindre à m’épouser, pour vous contredire aussi.

VALÈRE.

Ce que j’entends est-il bien vrai ? Mon malheur m’accablait, mon bonheur m’éblouit, je ne le vois pas encore.

ANGÉLIQUE.

Je voudrais que vous ne le vissiez qu’après la signature. Je crains quelque transport de joie indiscrète ; non, Valère, ne soyez point encore convaincu que je vous aime.

VALÈRE, avec transports.

Ah ! trop aimable Angélique !

ANGÉLIQUE.

Quelqu’un vient, feignons encore.

 

 

Scène XXII

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, LUCAS

 

ANGÉLIQUE.

Non Valère, non, je ne vous épouserai jamais malgré moi.

LUCAS.

Non, morgué, ce ne serait pas malgré vous, car serait de bon cœur qu’ou l’épouseriais. Mais ça ne sera pas pourtant ; car je me sis douté qu’ou maniganciais l’amour ensemble, et que vous faisiais semblant de faire semblant. Vote mère alait baillé là dedan, oui ; mais je l’ai averti qu’ou la trompiais.

ANGÉLIQUE.

Ah Ciel !

VALÈRE.

Malheureux que tu es !

LUCAS.

Ce sera pour vou le malheur ; car Madame va revouloir ce qu’a voulait devan qu’a seut, qu’ou vouliais ly faire vouloir ; tanquia que je li ai dit tout ça moi ; car Monsieur Thibaudois me baille cent écus.

VALÈRE.

Hé maraud, que ne m’en demandais-tu deux cents ?

LUCAS.

Il n’est pu temps, Madame sait tout. Stanpendant, si je voyais là votre argent, il ne serait pu vrai que Madame sait tout, car morgué a ne sait rien.

ANGÉLIQUE.

Ha, mon pauvre Lucas...

VALÈRE.

Tiens, voilà ma bourse.

LUCAS.

Et vla Madame qui revient ; je vas vous épauler.

 

 

Scène XXIII

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, LUCAS, MADAME ORONTE, THIBAUDOIS

 

LUCAS.

Vené don vite, Madame, vla des jeunes gens qui se querellont ; vené vite les séparer : je les ai trouvés qui se disiont rage ; ils se disputaient tant, que j’ai cru qu’ils étaient déjà mariés ensemble.

MADAME ORONTE.

Révolter ma fille contre moi ! il faut être bien insolent ! Vous voilà encore céans, Monsieur, sortez tout à l’heure.

THIBAUDOIS.

Va, va, je suis plus complaisant que toi, tu me chasses, je m’en vas.

MADAME ORONTE.

Vous n’êtes qu’un brutal.

THIBAUDOIS.

Adieu, femme.

MADAME ORONTE.

Un benêt, un sot...

THIBAUDOIS.

Je n’ai jamais contredit personne.

 

 

Scène XXIV

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, LUCAS, ORONTE, MADAME ORONTE, LE NOTAIRE

 

ORONTE.

En vérité, ma femme...

MADAME ORONTE.

Taisez-vous, mon mari.

LE NOTAIRE.

Si j’osais, Madame, vous représenter...

MADAME ORONTE.

Je suis ravie que vous soyez aussi contre Valère ! il ne manquait plus que vous. Donnez ce contrat, et que je commence par signer.

Elle signe.

Allons, Angélique, signez après moi, obéissez.

ANGÉLIQUE, en signant.

Je ne serai pas mariée pour cela ; car mon père ne veut pas signer.

MADAME ORONTE.

Pour vous y obliger, Monsieur, j’ai fait mettre ici un mot de donation.

VALÈRE se jette tout d’un coup sur le contrat et le signe.

Hé ! je n’ai que faire de votre donation. Fuyez, Monsieur, emportez vite la minute, de peur que Madame ne se dédise.

LE NOTAIRE, s’en allant.

L’affaire est consommée.

 

 

Scène XXV

 

VALÈRE, ANGÉLIQUE, LUCAS, ORONTE, MADAME ORONTE

 

MADAME ORONTE.

Que veut dire cela ?

LUCAS.

Je vous avais ben di, Madame, qui s’aimiont l’un l’autre.

ORONTE.

Je ne voulais que la marier, n’importe auquel.

MADAME ORONTE.

Ah ! je suis trahie.

ANGÉLIQUE.

Je me jette à vos pieds, ma mère.

VALÈRE.

Mille pardons, Madame.

MADAME ORONTE.

Je ne le pardonnerai de ma vie.

ORONTE.

Vous avez signé.

MADAME ORONTE.

Oui, mais je déshérite ma fille ; je ne veux jamais voir mon gendre ; je me sépare d’avec mon mari, je ferai pendre le Notaire et Lucas... je suis désespérée.

Elle s’enfuit.

VALÈRE.

Nous la ferons revenir à force de soumissions.

ORONTE.

Voilà ce qui s’appelle l’Esprit de Contradiction.

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